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V ALLE-INCLAN · DU CONCEPT SCÉNIQUE AU CONCEPT ESTHÉTIQUE BEGONA RIESGO DEMANGE Université Stendhal Grenoble m (Cerhius) En toda obra de arte esta el germen de oa obra distinta y todo esta en todo 1 . Le « concept scénique » (concepto escénico) est le terme choisi par Valle-Inclan pour définir une structure commune à ses œuvres éâtrales et il l'explicite en écrivant à Rivas Cherif, dans une lettre désormais bien connue: Dentro de mi concepto can comedias malas y buenas - casi es lo mismo - lo inflexible es el concepto escénico. Advenir las tres unidades de los preceptistas en furia dinamica; sucesi6n de lugares para sugerir una suפrior unidad de ambiente y volumen en el tiempo; y tono Hrico del motivo total, sobre el tono del héroe. 1 « Conferencia de Valle-Inclan: el modemismo en Espaa », Naci6n, Buenos Aires, 6n/1910. Les références figurant dans ce travail ont été empntées, en majorité, aux ouvrages et aicles suivants : Dru Doughey, Un Valle-Inc/an olvidado: entrevist y conferencias, Madrid, Espiral/Fundamentos, 1982; Juan Antonio Hormig6n, Valle Inc/an. Cronologia, escritos dispersos, epistolario, Madrid, Fundaci6n Banco Exterior, 1987 et Valle-lnclan. Cronolog{a y documentos, Madrid, Imprenta Ministerio de la Cultu, 1978; Joaquîn y Javier del Valle-Inclan, Entrevistas, conferencias y carias. Ramon Mar{a del Valle-lnclan, Valencia, Pretextos, 1995; Eliane vaud, « Un prologue et un article oubliés: Valle-Inclan théoricien du modeisme », Bulletin Hispanique, Bordeaux, Juillet/Décembre 1974, LXXVII, p. 353-375 et « Valle-lnclan y la exposici6n de Bellas Aes de 1908 », Pape/es de Son Armadans, Palma de Mallorca, Mai 1976, CCXLII, p. 115-190; Jean-Marie Lavaud, Une collaration de Valle-Inclan au joual Nuevo Mun et l'exposition de 1912, Bulletin hispanique, Bordeaux, Janvier/ Juin 1969, T. LXXI, n ° 12, p. 286-311; Leda Schiavo, « Caas inéditas de Valle lnclan », Iu/a, n ° 398, ao XXXV, Janvier 1980. Etant donné que de nombreux aicles figurent dans plusieu de ces anthologies, je ne donnei que les réfénces correspondant à la publication des aicles dans la presse. H/SP. XX - 15 - 1997 79

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V ALLE-IN CLAN · DU CONCEPT SCÉNIQUE AU CONCEPT ESTHÉTIQUE

BEGONA RIESGO DEMANGE

Université Stendhal Grenoble m (Cerhius)

En toda obra de arte esta el germen de otra obra distinta y todo

esta en todo1 .

Le « concept scénique » (concepto escénico) est le terme choisi par Valle-Inclan pour définir une structure commune à ses oeuvres théâtrales

et il l'explicite en écrivant à Rivas Cherif, dans une lettre désormais bien

connue:

Dentro de mi concepto caben comedias malas y buenas - casi

es lo mismo - lo inflexible es el concepto escénico. Advenir las

tres unidades de los preceptistas en furia dinamica; sucesi6n de lugares para sugerir una superior unidad de ambiente y volumen en

el tiempo; y tono Hrico del motivo total, sobre el tono del héroe.

1 « Conferencia de Valle-Inclan: el modemismo en Espaiia », La Naci6n, Buenos Aires, 6n/1910.

Les références figurant dans ce travail ont été empruntées, en majorité, aux ouvrages et articles

suivants : Dru Dougherty, Un Valle-Inc/an olvidado: entrevistas y conferencias, Madrid,

Espiral/Fundamentos, 1982; Juan Antonio Hormig6n, Valle Inc/an. Cronologia, escritos

dispersos, epistolario, Madrid, Fundaci6n Banco Exterior, 1987 et Valle-lnclan. Cronolog{a y

documentos, Madrid, Imprenta Ministerio de la Cultura, 1978; Joaquîn y Javier del Valle-Inclan,

Entrevistas, conferencias y carias. Ramon Mar{a del Valle-lnclan, Valencia, Pretextos, 1995;

Eliane Lavaud, « Un prologue et un article oubliés: Valle-Inclan théoricien du modernisme »,

Bulletin Hispanique, Bordeaux, Juillet/Décembre 1974, LXXVII, p. 353-375 et « Valle-lnclan y la

exposici6n de Bellas Artes de 1908 », Pape/es de Son Armadans, Palma de Mallorca, Mai 1976,

CCXLII, p. 115-190; Jean-Marie Lavaud, Une collaboration de Valle-Inclan au journal Nuevo

Mundo et l'exposition de 1912, Bulletin hispanique, Bordeaux, Janvier/ Juin 1969, T. LXXI,

n°12, p. 286-311; Leda Schiavo, « Cartas inéditas de Valle lnclan », Insu/a, n° 398, aiio XXXV,

Janvier 1980. Etant donné que de nombreux articles figurent dans plusieurs de ces anthologies, je

ne donnerai que les références correspondant à la publication des articles dans la presse.

H/SP. XX - 15 - 1997 79

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Begofia RIESGO DEMANGE

Todo esto acentuado por la representaci6n, cuyas posibilidades

emotivas de forma, luz y color, unidas a la prosodia deben estar en

la mente del buen autor de comedias 1.

Cette déclaration souligne bien que le concept scénique n'est pas lié

chez Valle-Inclan au simple problème de la représentation mais à l'écriture

qui sous-tend ses oeuvres théâtrales ; elle affinne non seulement le refus

des trois unités mais aussi que la plasticité, le dynamisme et le lyrisme

sont les piliers sur lesquels repose son système de représentation comme

Valle l'a repété dans plusieurs entrevues.

Le dynamisme est bien un axe essentiel du théâtre pour Valle-Inclan.

Son théâtre est un théâtre où tout est dit par l'action et non un théâtre où

tout est dit par le discours. A un théâtre qui se fonde sur un concept

intellectuel, il oppose un théâtre qui se fonde sur un concept scénique qui

consiste à dire les choses en les mettant en scène au sens littéral du mot,

c'est à dire en les mettant en espace, en formes et en rythmes, un langage

qui donne à voir et à entendre, qui matérialise par l'image et le son et que

Valle résume dans une formule concise : « escenarios y gritos »2.

L'action est dite par« el escenario », c'est à dire le lieu scénique.Valle

affirme là la valeur de la plasticité. C'est plastiquement qu'il conçoit ses

oeuvres, c'est plastiquement qu'il les représente. Lorsqu'il parle de son travail de création, il avoue, en 1926, qu'il ne pense pas ses oeuvres mais

que, dans une construction mentale préalable à l'écriture, il les « voit »

comme sur une scène, une idée qu'il reprend en 1930:

Antes de ponerme a escribir necesito ver corp6reamente,

detalladamente los personajes, necesito ver su rostro, su figura, su

atavio, su paso, veo su vida completa anterior al momento en que

aparecen en la novela3.

Hay escritores que van detras de sus personajes y les siguen la

pista y cuentan todo lo que dicen. Yo necesito trabajar con mis

personajes de cara, como si estuvieran ellos en un escenario;

necesito oirles y ver los para reproducir su dia.logo y sus gestos4.

1 Lettre de Valle-Inclan à Rivas Cherif in Leda Schiavo, « Cartas inéditas de Valle-Inclan », / nsu/a,

Madrid, n° 398, Janvier 1980, p. 1-10. 2 Luis Emilio Soto, « En tomo al teatro : », La Naci6n, Buenos Aires, 3/3/1929. 3 José Montero Alonso, « Lo que preparan nuestros escritores », La libertad, Madrid, 16/4/1926. 4 Luis Calvo, Retrato patriarcal, ABC, Madrid, 3/8/1930.

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Valle-Inclân: du concept scénique au concept esthétique

et quand Valle parle de concept« antérieur » à l'écriture d'une oeuvre -

« escribiré un libro que tengo ya visto en concepto » dit-il en 1916 à

Rivas Cherif à propos de Visi6n estelar de una noche de guerra c'est à

l'image qu'il associe le concept 1 •

La plasticité tient une place primordiale dans son langage

dramaturgique et le traitement que fait Valle du lieu scénique est, en ce

sens, significatif. Le lieu scénique ou lieu de l'action (el escenario) est un

élément fondamental qui apparaît de façon récurrente dans les déclarations de Valle-Inclân jusqu'en 19332_ Il est le point de départ d'une création quise fait par étapes successives : créer le lieu, mettre en place les personnages et seulement dans un troisième temps leur donner la parole, à

la manière d'un dessinateur. Le lieu scénique acquiert chez Valle un statut privilégié : il n'a pas une simple valeur référentielle, esthétique ou

symbolique même si certaines scènes peuvent être vues comme de véritables tableaux fixes ou animés qui ont un impact immédiat sur le récepteur. Le lieu scénique n'est pas conçu seulement comme un tableau,

il est architectural. Valle-Inclân joue sur les volumes, fragmente l'espace,

multiplie les lieux scéniques - comme dans le théâtre classique

espagnol - et dès lors c'est sur le lieu scénique que repose la

structuration de !'oeuvre : l'action évolue en fonction des changements de

lieux, dans un système de succession plus ou moins rapide de tableaux qui nie bien évidemment la structure en actes et l'unité de lieu, un système commun aux oeuvres théâtrales de Valle-Inclân quelle que soit la période.

La plasticité que préconise Valle est une plasticité qui est au service de

l Cipriano Rivas Cherif, « Visi6n cosmognifica de la Gran Guerra », Espaiia, Madrid, 11/5/1916. 2 « Todo el teatro es creaci6n plastica. La literatura es secundaria. Por eso, lo indispensable es el estudio de los autores para conocer su escenario ... Es la escena lo primero que hace falta. De la escena surgen luego los conceptos profundos y las bellas frases ». Dru Dougherty, « Valle-lnclan ante el teatro clasico: una entrevista olvidada », Insu/a, Madrid, n° 47 6-477, 1986, p. 18. « Sintetizando ... , deducimos que el gran problema del dramaturgo espafiol consiste en crear escenarios, combinar nuevas formas de espectaculo para regalo y solaz de los ojos », Luis Emilio Soto, « En tomo al teatro », La Naci6n, Buenos Aires, 3/3/1929. « El nuestro (debe ser) como ha sido siempre: un teatro de escenarios, de numerosos escenarios. Porque se parte de un error fondamental, y es éste: el creer que la situaci6n crea el escenario, eso es w1a falacia, porque al contrario, es el escenario el que crea la situaci6n . Por eso el mejor autor teatral

seni siempre el mejor arquitecto. Ahf esta nuestro teatro clasico, teatro nacional, donde los autores no hacen mas que eso: llevar la acci6n sin relatos a través de muchos escenarios » ... « habni que hacer un teatro sin relatos, ni unicos decorados, que siga el ejemplo del cine actual que sin palabras y sin tono, unicamente valiéndose del dinamismo y de la variedad de imagenes, de escenarios, ha sabido triunfar en todo el mundo », « Planteamiento cinematognifico del teatro », Luz, Madrid, 23/11/1933.

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Begofia RIESGO DEMANGE

l'action, qui crée du rythme : « Formes et rythmes » sont indissociables dans son théâtre que l'on a souvent rapproché du cinéma, ce nouvel art qui attirait beaucoup Valle-Inclan et dont il pensait que l'on pouvait tirer des leçons d'expressivité gestuelle et de dynamisme. Mais il existe une

différence fondamentale entre ces deux langages artistiques : le cinéma (muet) est un art visuel, s'adresse à la vue, le théâtre conjugue les deux sens esthétiques déjà privilégiés par Saint Thomas : la vue et l'ouïe 1

.

Car le théâtre pour Valle-lnclân est bien un art de la parole. Valle n'est pas Artaud, il croit au pouvoir des mots, à la valeur du texte, à la complémentarité de la gestuelle corporelle et du dialogue. Peut-être a-t-on

trop négligé cet aspect à force de vouloir trouver dans la plasticité l'un des piliers de sa rénovation dramaturgique. A trop analyser dans le texte théâtral le renouveau de l'écriture didascalique, on a peut-être oublié que le théâtre était, selon Valle-Inclan, avant tout dialogue :

El diâlogo que es el alma, que es el sentido medular, que en el diâlogo esta la médula vital del verdadero teatro que no necesita de la representaci6n escénica para ser teatro2.

Valle associe tout d'abord le dialogue au cri. Il parle de« Dialogos a

gritos » et il précise en 1929:

Es el genio de nuestro idioma el que impone esas formas totales y definitivas: la sentencia, la imprecaci6n, el denuesto, el grito; dos c6micos, tan pronto se encuentran hablan a gritos por natural impulso ... es éste, pues, otro de los términos capitales a cuyo régimen debe someterse en nuestro teatro toda creaci6n genuina que aspire a tocar el alma del pueblo. A la importancia que asume el escenario, antes referida, es preciso ahora aiiadir la del grito. Ambas exigencias entroncan con nuestra tradici6n mas legftima y son hoy mas imperiosas que nunca, si es que madura el esfuerzo renovador entre nosotros. Concretemos la formula que tiene por delante el dramaturgo espaiiol: escenarios y gritos ... 3.

1 El Cine, Madrid, n' 512, 4(2/1922, cité par Dru Dougherty, Un Valle-Inc/an olvidado, p. 265. 2 Federico Navas, las esfinges de TaUa o encuesra sobre la crisis del rearro, Imprenta del Real Monasterio de El Escorial, 1928, p. 50-54. 3 Luis Emilio Soto, « En tomo al teatro "• la Nacion, Buenos Aires, 3/3/1929.

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Valle-Inclan: du concept scénique au concept esthétique

Parler de cri, c'est d'abord pour Valle, une façon de donner le ton, de dire quelle doit être la tonalité du théâtre : parler haut et fort, par

sentences, avec agressivité parce que c'est l'esprit de la langue espagnole.

Le dialogue de théâtre se doit d'être sonore tout comme l'est le romance « antiguo » ( « recio romance de Cas tilla ») que Valle déclamait dans son enfance« a grandes voces »1 et dans lequel il trouve un modèle esthétique dans la mesure où cette forme d'écriture épico-dramatico-lyrique repose sur la force expressive de la figuration et une langue à la fois populaire et poétique. La défense d'une langue« résonnante» explique que Valle exalte

la poésie sonore du premier Marquina et s'écarte de lui lorsque celui-ci rejoint Martfnez Sierra et opte pour le drame quotidien en demi-teintes et en demi-tons, et qu'il vante la déclamation de Maria Guerrero, pour lui la seule tragédienne espagnole, même lorsqu'il condamne ses mises en scènes.

Au théâtre le ton est ainsi primordial et détrône l'argument et la doctrine, parce que c'est le ton qui communique l'émotion ou provoque le rire. Valle ne cesse d'affirmer le pouvoir de l'éloquence et reprend, entre 1915 et 1933, pour le démontrer, l'exemple de Saint Bernard et de son sermon sur la croisade qui, par les gestes et le ton, obtient l'adhésion d'une foule qui ne comprend pas la langue qu'il utilise2.

Parler de cri, c'est aussi mettre l'accent sur la matérialité du langage, sur la parole plus que sur le discours. Le mot est, en effet, pour Valle­Inclan, signifiant sonore avant d'être signifié idéologique, aussi n'hésite+ il pas à justifier les néologismes au nom d'une expressivité qui est la première qualité du mot3, à défendre le « género chico » ou la « zarzuela »

qui ont su s'approprier la langue du peuple, profiter de sa richesse et créer des oeuvres au rythme enlevé qu'il compare même aux farces de Shakespeare4. Le mot est musique ou cri et donc rythme et les oeuvres deValle-Inclan sont construites comme des pièces musicales, avec une unité

mélodique composée de rythmes divers qu'elle soit harmonie de la sonate ou« ringo rango del tango ». Valle insiste beaucoup sur le rythme quand

1 Vicente Sanchez Ocai\a, « Los grandes hombres en brazos de la nii\era. La épica infancia de Don Ramon del Valle-Inc!iin », Hera/do de Madrid, Madrid, 13/3/1926. 2 Juan L6pez Nui\ez, « Mascara y rostro de Valle-Incliin », Por Esos Mundos, Madrid, 1/1/1914; « Planteamiento cinematognlfico del teatro », Luz, Madrid, 23/11/1933. 3 Victorine Tamayo, « Valle-Inclan, « heterodoxo incorregible » ante la Academia », La Voz,

Madrid, 24/11 /1934. 4 Juan L6pez Nui\ez, « Valle-Incliin », Por esos mundos, Madrid, 1/1/1915.

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Begoi'la RIESGO DEMANGE

il parle de ses oeuvres. Voces de gesta est, selon ses propres mots, un livre wagnérien; El embrujado est une variation rythmique sur le thème de Romance de Lobas, et il dit de cette oeuvre :

Esta escrita en un verso suave, leve, como una prosa rftmica. El

ritmo esta en la cantidad de silabas que tienen las palabras. Busco palabras de dos o tres silabas, a fin de dar al castellano una armonfa que nunca hubo de descubrirsele.

Le vers structure La marquesa Rosalinda et en détermine le mouvement. Les temps forts ont un type de vers, les parties comiques et dramatiques des vers différents l . La lecture prosodique de Divinas palabras

par Valle-Inclan lui-même devant la compagnie Xirgu / Borras en 1933 fait dire au journaliste qui en fait le compte rendu

A nosostros, auditores ayer durante su lectura por el propio

Valle-Inclan, nos dio la impresi6n de que habra que interpretar la obra como si se tratara de una gran pieza sinf6nica. 0 lo que es lo mismo: la compaiHa del Espano! va a hacer de orquesta o de masa coral, como se quiera para traducir en realidad viva esas divinas palabras del divino don Ramon.

Des paroles divines mais avant tout des paroles, comme avait bien compris Unamuno lorsqu'il déclarait:« Las cosas de Valle-Inclan hay que leerlas con los oidos y a ser posible en voz alta »2. Si les oeuvres de Valle ont une mélodie, c'est aussi parce que les personnages sont des figures animées mais aussi des voix, des voix différentes, solo ou chorales, dont le tempo varie, et Valle joue sur les différents tons de ces voix. Par moments ces voix se taisent, dans un moment de pause où

viennent s'intercaler des images visuelles animées ; la gestuelle prend le relais du dialogue, parfois dans des moments clés de l'action (dénouement de Ligaz6n ou de Romance de Lobas). Parole et silence, dialogue et plasticité structurent rythmiquement l'oeuvre et le silence, rejeté du

1 Vicente A. Salaverri, Los hombres de Espana, Montevideo, Maximo Garcîa, 1918, p. 40-46, cité

par Dru Dougherty, Un Valle-Inc/tin olvidado, p. 46-47. 2 « Don Ramon del Valle-Inclan !cc su tragicomedia Divinas Palabras », El Sol, Madrid,

25/3/1933.

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V alle-Inclan : du concept scénique au concept esthétique

théâtre, retrouve avec Valle comme avec Maerterlinck, une place qu'il avait perdue depuis longtemps.

En affirmant que le dialogue est parole plus que discours, Valle modifie aussi le statut du dialogue au théâtre. Car il ne suffit pas, pour lui, de prôner un théâtre sonore, il faut remettre en question la nature même du dialogue théâtral, ce que n'ont pas fait les auteurs de son temps. Echegaray (tout comme Calderon) a bien compris la tonalité que devait avoir le théâtre espagnol, mais n'a pas su renoncer - pas plus que le drame romantique ou le mélodrame-au verbe raisonnant, à une construction rhétorique du discours, à « la tyrannie de la tirade », pour reprendre l'expression employée par Sherer pour parler du théâtre classique français. Gald6s et Benavente ont combattu cette rhétorique artificielle et imposé au théâtre une forme familière de la conversation, un langage quotidien mais n'ont pas su, eux non plus, rénover le dialogue qui continue à être un discours logique où la parole est le reflet de la pensée, où les échanges entre personnages suivent les stratégies de la communication. Valle, lui, détruit la rhétorique du discours rationnel sur lequel se fonde ce théâtre de texte. Dans la plupart de ses oeuvres dominent les stychomities exclamatives, lyriques ou stridentes, faisant de l'échange entre personnages un duo musical ou un duel verbal ; parfois V aile joue sur la double énonciation au théâtre : les répliques s'adressent alors en priorité au lecteur / spectateur sensible à la mélodie (harmonieuse ou discordante) d'un texte éclaté où le discours est fragmenté en plusieurs voix, rythmé par une série de parallélismes et de répétitions qui établissent un lien non plus logique mais sonore entre les répliques. Les lois qui régissent le dialogue sont

ii présent celles du discours poétique et en

particulier la loi des correspondances et des récurrences. Le dialogue n'est pas là pour raconter une action mais pour la visualiser, pour la créer rythmiquement. Valle revendique bien la nécessité d'un dialogue qui manque au théâtre espagnol, un dialogue structuré autour d'un système (ce n'est pas le dialogue de sourds de Beckett) mais un dialogue dont le système repose sur une rhétorique poétique qui se substitue à la rhétorique rationnelle 1.

Le théâtre de Valle est donc un théâtre où la plasticité et le dialogue se liguent pour dire l'action en images et en musique et au delà de la période

1 Pour plus de précision voir le chapitre que consacre Anne Ubersfeld au dialogue poétique dans

son ouvrage: lire le théâtre l/1. le dialogue de théâtre, Paris, Belin Lettres Sup, 1996, p. 117.

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Begoi'ia RIESGO DEMANGE

symboliste, où ses oeuvres s'apparentent à des drames lyriques récités,

l'unité de ses pièces est une unité rythmique.

Le concept scénique va en réalité plus loin. En effet la lecture détaillée

des innombrables déclarations que Valle-Inclan a laissées sur ses propres

créations littéraires nous a révélé que la notion de « forma escénica

dialogada » reprise en permanence par l'auteur entre 1900 et 193 5 et appliquée tantôt à l'écriture romanesque tantôt à l'écriture théâtrale, était

une notion transversale qui permettait de dégager une unité fondamentale

de« style » dans les oeuvres de Valle-Inclan, par delà la multiplicité des

« modalités ». Le concept scénique n'est pas simplement définitoire d'une écriture dramatique, il peut être considéré comme le maillon central d'un

sytème de représentation littéraire commun à toutes les oeuvres, sans

distinction générique ou temporelle.

Cette démarche qui consiste à ne pas isoler la production théâtrale du

reste de sa production littéraire et à considérer celle-ci comme une

totalité,Valle-lnclan nous invite lui-même à la suivre en refusant

systématiquement les frontières catégorielles. Valle se présente très

rarement comme un auteur dramatique en quête d'une dramaturgie

nouvelle, il est avant tout un écrivain, un créateur. Entre 1908 (Agui/a de

Blas6n, qu'il qualifie de « roman » et où, dit-il, « dejo el parrafo de

orfebreria por el dialogo » 1 et 1928 (enquête de Federico Navas sur la crise du théâtre (esfinges de Taifa), il se plaît à répéter qu'au terme de

« théâtre » il préfère celui « d'oeuvre dialoguée », établissant ainsi un

lien évident entre ses oeuvres théâtrales qui accordent une large part à la

prose à travers des didascalies incontournables et ses oeuvres romanesques

qui revendiquent et le lieu scénique et le dialogue, les fondements de

l'écriture théâtrale2. La dénomination générique de ses oeuvres révèle une

1 Lettre à Pérez de Ayala, 19/3/1909.

2 « Ese trabajo de dialogar y de acotar artfsticamente es el que mâs me gusta y el que encuentro mâs fâcil », Pârmeno, « Autorretrato nostâlgico », Heraldo de Madrid, 15/3/1918 (à propos des Comedias Barbaras). Idée reprise en 1926 en parlant de ses romans:« Yo escribo casi siempre en forma dialogada escénica. Me parece que es la forma literaria mejor y me gusta mas », Estévez Ortega, « Don Ramon del Valle-Inclan nos pone como no digan dueiias », Vida Gallega, Vigo, 1926. « Y de teatro, qué? Me gusta escribir obras dialogadas, pero desde luego sin ânimo de que se representen », Mariano Tomar, « A manera de pr6logo, hablando con Valle-Inclan », LA nove/a de hoy, Madrid, n° 225, 3/9/1926. Dans la Voz, 20/5/1927, il déclare ne pas pouvoir répondre à l'enquête sur le théâtre parce qu'il n'est pas auteur dramatique « sin duda me ha colocado usted en ese numero por haber escrito

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V aile-Inclân : du concept scénique au concept esthétique

oscillation permanente entre théâtre, roman, poésie. L'exemple de Voces

de Gesta, poème qui devient dans une lettre à Rubén Darîo poème tragique, poème dialogué dans un article de la même année et tragédie l'année suivante1 peut être étendu à de nombreuses oeuvres dès que l'on étudie leur genèse. V aile-Inclan remanie ses oeuvres, écrit des variations sur un thème en passant sans grande difficulté d'un genre à l'autre ( entre Lis de Plata et la version incluse dans les Comedias Barbaras, il n'y a parfois que le simple rajout des dramatis personae). Ce que l'on a jugé d'une part comme un mépris de la scène, une indifférence face à la représentation scénique et d'autre part comme un tâtonnement dans une recherche d'un genre nouveau qui aboutira à la création de l'esperpento peut aussi être lu comme une négation de la spécificité du genre théâtral dans sa structure profonde et une rupture des cloisonnements génériques que traduit également le refus des catégories platoniciennes et aristotéliciennes, si souvent affirmé par Valle-Inclân : (les oeuvres font cohabiter les genres - dramatique/ épique/ lyrique - et les tonalités - tragique, grotesque,lyrique - à la manière de Shakespeare) ou bien le refus d'établir unedifférence entre prose et poésie dans une conversation avec Gerardo Diego :« todo buen escritor, coma todo verdadero poeta, sabra encontrar nûmero,ritmo, cuantidad para su estilo »2 . Ses oeuvres sont regroupées ensonates, trilogies, retables, sa poésie réunie sous le titre Claves lfricas etil parle à Luis Calvo d'un projet pour rassembler son théâtre dans unvolume qu'il intitulerait Tranwya romantica 3. Quant à Ruedo ibérico, un tour d'arène, un regard global et circulaire porté sur l'histoire de l'Espagne,il considère lui-même qu'il s'agit d'un seul roman, dont chaque volume neserait que le fragment de la mosaïque générale et donc compréhensible parrapport à l'ensemble4. Et s'il faut comprendre Opera omnia comme lerassemblement de ses oeuvres complètes dans une terminologie fréquente

algunas obras en dialogo. Pero observe usted que las he publicado siempre con acotaciones que bastasen a explicarlas por la lectura, sin intervenci6n de histriones ». « iPor qué no escribe usted para el teatro? iPara el teatro? No. Yo no he escrito, escribo, ni escribiré nunca para el teatro. Me gusta mucho el dialogo y lo demuestro en mis novelas »,ABC. 23/6/1927 « Yo escribo todas mis obras en dialogo porque asf me salen del alma; y porque mi sentido de la vida asf me lo ordena », Federico Navas, Las esfinges de TaUa o encuesta sobre la crisis del

teatro, Imprenta del real Monasterio de El Escorial, 1928, p. 50-54. 1 El Correo Catalân, Barcelona, 11/6/1911. Heraldo de Madrid, 4/3/1912. 2 Poes(a espaiîola contemporânea, Madrid, Signo, 1934. 3 Luis Calvo, « Retrato patriarcal », ABC, Madrid, 3/8/1930. 4 Paulino Massip, « La mujer en el hogar de los hombres célebres. En el hogar de Valle-Jnclan », Estampa, Madrid, 27/11/1928.

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Begofla RIESGO DEMANGE

au XIXème siècle, peut-être faut-il y voir -les titres de Valle-Inclan polysémiques contiennent bien souvent des clés d'interprétation -une allusion musicale et un indice sur la structure profonde de ses oeuvres conçues comme des drames mis en musique. L'ombre de Wagner plane encore et l'opéra fascine bon nombre d'écrivains y compris les plus proches de Valle-Inclan comme Rivas Cherif qui compose son oeuvre Un

suefzo de la raz6n comme une oeuvre musicale (duo, prélude, ouverture, variations, compas).

Le système dramaturgique prend place dans un système textuel plus large, et l'écriture en formes et en rythmes est celle de l'opéra que constitue !'oeuvre de Valle-Inclan.

Faisons un pas de plus. La littérature s'intègre à son tour dans l'art. Ecrire en formes et en ryhtmes c'est montrer le lien étroit qu'entretient la littérature avec les arts plastiques et la musique. Rien d'original surtout à une époque où les barrières tombent au profit de cet « art total » qui a fait couler beaucoup d'encre. La poésie joue sur les correspondances entre sons et couleurs, dans la droite ligne de Baudelaire et de Verlaine et Rubén Dario écrit Soneto iconografico, inclus dans une oeuvre de Valle intitulée elle même Aromas de leyenda, Valle qui expérimente lui-même au niveau rythmique dans des poèmes comme Estética de la mujer de color publié dans la revue Grecia. La danse explose et use de toutes les possibilités de la lumière, du mouvement, de la musique; c'est l'époque des ballets russes, de Loïe Fuller et en Espagne de T6rtola Valencia tant admirée par Valle­Inclan. La peinture qui a envahi le monde du théâtre, rejoint même la musique dans les expériences de Kandinsky essayant de trouver la sonorité intérieure des formes et des couleurs. Mais ce qu'affirme Valle-Inclan -et c'est peut-être là que réside l'originalité de son « wagnérisme » - ce n'est pas la nécessité d'une synthèse des arts, c'est l'analogie fondamentale des arts, la présence dans !'oeuvre d'art, quelle que soit la branche de l'art, d'un concept esthétique de base. L'art est une mise en formes, une matérialisation d'une réalité « spirituelle ». Que celui-ci privilégie la ligne, la couleur ou le son, les grands principes de la création artistique sont les mêmes et c'est dans la peinture qu'ils sont le mieux représentés. Ils sont applicables et appliqués par Valle-Inclan en littérature et donc au théâtre et nous permettent d'affiner la notion de concept scénique qui n'est pas une simple technique d'écriture mais un véritable concept esthétique.

Le concept esthétique se fonde avant tout sur un dépassement de la réalité visible. Tout art est « surréaliste » dit Valle-Inclan : Shakespeare,

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V aile-Inclan : du concept scénique au concept esthétique

Calder6n, Ovide et même Los extremefzos se tocan de Mufioz Seca 1. Derrière cette boutade qui affirme l'absurdité du réalisme, se cache le grand principe de l'art pour Valle-Inclan : l'art implique un dépassement de la réalité sensible à la recherche d'une « vérité essentielle » qui peut être l'harmonie occulte du monde, la musique cachée de l'univers à laquelle accède le poète mystique et prophète ou la réalité discordante qu'il faut aller chercher, elle aussi, derrière le masque des apparences. Nous voyons bien là la dette de Valle-lnclan envers le « néoplatonisme ». Cette démarche détermine une position de l'artiste et un type d'expression. Quels que soient la période de création et le genre, Valle invite le créateur à adopter une même attitude : un regard distancié et globalisant et à construire une image à partir d'une même base : l'idée de synthèse.

C'est dans la peinture qu'il prend ses exemples : le tableau de Romero de Torres « El Amor Sagrado y el Amor profano » empreint d'un profond sentiment mystique, constitue pour Valle une application parfaite du principe du regard distancié :

Sabe que para ser perpetuada por el arte no es la verdad aquella

que un momento esta a la vista, sino lo que perdura en el recuerdo. Yo suelo expresar en una frase este concepto estético, que conviene

por igual a la pintura y a la literatura. Nada es como es sino como se

recuerda 2.

Ce regard est à la fois intuitif et conceptuel. Il implique une abstraction: aller au-delà de la matérialité des choses, prendre une distance par rapport à l'objet, dépasser le circonstanciel, c'est à dire le temps et la multiplicité et saisir dans l'objet sa réalité « substantielle », son unité, ce que Valle appelle« el gesto en el cual duerme el recuerdo de lo que fueron y la norma de lo que han de ser »3. Valle est assez proche des conceptions esthétiques de Saint Thomas pour qui la perception intuitive devait être complétée par un regard connaissant (la perception de l'âme dans laquelle interviennent mémoire et imagination) qui permet de comparer, de mettre en rapport et donc de donner de l'objet une« idée exemplaire». Mais chez Valle l'idée exemplaire est une image, élaborée à partir de la mécanique du

1 « Don Ramon del Valle-Inclan da a la América espaiiola las primicias de su obra el Ruedo Espaiiol », Diario de la Marina, La Habana, 19/4/1927. 2 « Un pintor », El Mundo, 3/5/1908. 3 « Romero de Torres », Nuevo Mundo, Madrid, 6/6/1912.

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Begofia RIESGO DEMANGE

souvenir, une image somme qui réunit en elle toute l'histoire chronologique et les diverses facettes de l'objet le montrant alors comme éternel et unitaire1 . Si l'art est conceptuel, il n'est pas pour autant intellectuel dans la mesure où la raison est absente du processus de création et dans la mesure où c'est par la matérialité que se dit la spiritualité.

Ce regard que Valle développe longuement dans les articles consacrés aux expositions artistiques entre 1908 et 1912, repris comme image principale dans La Lampara Maravillosa et souvent mis en rapport avec le quiétisme moliniste, reste un leitmotiv dans des déclarations de l'auteur bien au-delà de la période dite moderniste (1919, 1921, 1923, 1926, 1931)2. En 1926, il affirme encore:

En el arte todo gira alrededor de estos dos polos: movimiento,

quietud ... En el primer caso, no pueden ser objeto de arte sino en

cuanto se plasma un momento de ese movimiento, cuando por un

instante las imaginamos quietas. El movimiento que no tiende a la

quietud, es el caos. Dios es la quietud ... El diablo se mueve ... Dios

es el centro del cfculo, es el centro de la esfera y en él convergen

todos los puntos del piano, todos los del espacio; Las cosas

quietas, aquellas en las que nosotros no vemos los cambios y

mutaciones que se operan nos producen el placer estético3 .

La vision omnilatérale et globalisante est, pendant toute la période de production de Valle, nécessaire pour l'élaboration d'une synthèse. Ce regard « statique », il y accède dans « l'extase mystique » (La Lampara

Maravillosa) mais aussi dans« les paradis artificiels » que lui procurent drogues et médicaments : il confesse que grâce au haschich, il possède une

l « La aspiraci6n del arte es perpetuar las formas, perpetuar los ritrnos y dar a las cosas un sentido esotérico de etemidad y de unidad ... El recuerdo se forma y se cristaliza en nosotros por la suma inconsciente que hacemos de momentos analogos », Valle·lnclan en Valencia. « Conferencia en el Cfrculo de Bellas Artes », El Mercanti/ Valenciano, Valencia, 31/5/1911. 2 Voir : Valle-lnclan, « En honor de Julio Antonio, Diario de Ga/icia, Santiago, 22/3/1919; Esperanza Velazquez Bringas, Valle·lnclan en México. Principios estéticos » El Heraldo de Mexico,

21/91921; Rivas Cherif, dans le numéro dbommage de La Pluma à Valle·lnclan, n° 32, Janvier 1923; José Montero Alonso, « Lo que preparan los escritores », La Libertad, Madrid, 16/4/1926; «Valle·lnclan en Asturias: su conferencia del domingo en Gij6n », El Noroeste, Gij6n, 7/9/1926 et « Autocritica literaria. Valle·lnclan y su obra », Regi6n, Oviedo, 15/9/1926; « Valle-lnclan, Conservador general del Tesoro Artistico Nacional », Heraldo de Madrid, Madrid, 27/8/1931. 3 « Autocritica literaria. Valle-lnclan y su obra », Regi6n, Oviedo, 15/9/1926.

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Valle-Inclan: du concept scénique au concept esthétique

mémoire globale des choses et des gens et une extra-lucidité qui lui permet

de percevoir en même temps les constrastes les plus subtils, les plus

infimes détails et l'unité absolue et invariable des choses1 . Et quand Valle

évoque deux auteurs qui, selon lui, ont compris la réduction temporelle, un auteur dramatique : Zorrilla (El Tenorio) et un romancier : Fernandez y Gonzalez, c'est pour rajouter : « el primero epiléptico y el segundo alcoh6lico »2 • De ces deux types d'expériences, il tire des leçons d'esthétique communes. C'est ce regard qu'il recommande au créateur en

littérature et qu'il définit à maintes reprises dans sa fameuse théorie des

trois positions, dont la version la plus connue est celle qu'il élabore pour

Martinez Sierra en 1928) ( « de rodillas, en pie, o levantado en el aire » )3

mais qu'il décline sous plusieurs formes entre 1908 et 1935. Un créateur supérieur à ses créatures, qui contemple de loin pour mieux appréhender l'essence des choses et en exprimer l'unité - l'image obtenue prend alors

la forme d'une totalité homogène et correspond à la figuration d'un ordre divin harmonique dont le poète a l'intuition et qu'il chante lyriquement

(les éléments ne s'opposent pas, ils se complètent comme les pièces d'un grand puzzle) - ou bien qui contemple avec ironie et même cruauté -l'image est alors celle d'une totalité hétérogène dont les éléments se

répondent mais pour mieux se détruire les uns les autres, c'est sur ce décalage oxymorique que se fonde l'écriture de l'esperpento.

La notion de synthèse est, elle aussi, au centre du système de

représentation que Valle-Inclan met au point. Cette synthèse peut revêtir différentes formes, contradictoires seulement en apparence : l'image somme ou l'image éclatée dont les modèles de base sont à trouver, là aussi, dans le domaine des arts plastiques, dans l'art que Valle appelle classique et dans le pointillisme.

Il évoque ainsi les classiques grecs qui trouvent dans la synthèse des formes le fondement d'une beauté parfaite, intemporelle : la sculpture réunit les sexes dans des modèles androgynes : la Vénus de Milo a des

lignes et des proportions masculines, Apollon des rondeurs féminines. De la Grèce il passe à l'Italie pour s'intéresser à Léonard de Vinci qui sait

1 « Conferencias de Valle-Inclan: el tema de las disertaciones », La Prensa, Buenos Aires 20/6/1910; « Conferencia de Valle-lnclaln. Los excitantes en literatura, peligros y ventajas ». La

Prensa, Buenos Aires, 29/6/1910. 2 « Autocritica literaria. Valle-Inclan y su obra », Regi6n, Oviedo, 15/9/1926. 3 Gregorio Martinez Sierra, « Hablando con Valle-lnclan de él y de su obra », ABC, Madrid, 7/12/1928.

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Begofia RIESGO DEMANGE

immobiliser le mouvement dans un instant de transition et la Joconde doit

sa beauté, pour Valle, à l'ambigüité de son expression ( « no se sabe si rîe,

si acaba de refrse o si va a reir »,«no sabemos si Monna Lisa empieza a sonrefr tras un estado de enfado o tristeza o si esta sonrisa suya es lo que

precede a un cefio », dit il dans une série de conférences. Certains artistes

espagnols aboutissent aussi à ce résultat : Velâzquez qui joue, lui, sur

l'ambigüité du temps et synthétise la lumière (« sintetizada en un

momento la luz de todas las horas del dîa ») ; Le Gréco qui conçoit

l'étroitesse du temps et la concentration des personnages dans un espace lui aussi synthétique ! . Ces artistes construisent ainsi une image somme dans laquelle ils contractent, condensent formes, temps, espace, et

traduisent en une image unitaire la bipolarité, l'ambigüité, les

multifacettes d'un monde complexe dont la réalité sensible ne saurait

rendre compte.

La synthétisation occupe une place importante dans le processus de création de Valle-Inclân et se retrouve à plusieurs niveaux : dans la

construction du cadre spatio-temporel de ses oeuvres, dans la construction

des personnages, dans le langage lui-même.

Il affirme lui-même sa volonté d'imiter le Gréco et de créer du temps

synthétique. Il aime situer l'action dans des moments, pour lui privilégiés : l'aube et le crépuscule, pas pour les jeux de lumière et donc les possibilités expressives qu'ils permettent comme on pourrait le croire mais parce qu'il les considère synthétiques :

Las horas ambiguas de los crepusculos; el matutino con el

recuerdo de la jornada, con los fantasmas del ensueno de la noche

precedente y la esperanza del nuevo dfa; y el vespertino, con la

experiencia del dfa y la promesa del mafiana2 .

l Plusieurs déclarations de Valle reprennent ces mêmes exemples, voir en particulier : « En honor de Julio Antonio, Diario de Galicia, Santiago, 22/3/1919; Eduardo M. Montes, Don Ramon del Valle­

lncl.an en el Ateneo », El Castellano, Burgos, 23/10/1925; « Clausura de la exposici6n regional de

Bellas Arles. conferencia de Valle-lnclan », El eco de Santiago, Santiago, 1/8/1923; Cipriano Rivas

Cherif, « Autocrftica, Espaila, Madrid, 8/3/1924; ».Valle-Inclân en Asturias: su conferencia del

domingo en Gij6n, El Noroeste, Gij6n, 7/9/1926; « Autocritica literaria. Valle-lnclân y su obra »,

Regi6n, Oviedo, 15/9/1926. 2 « Autocrftica literaria. Valle-lncl.an y su obra », Région, Oviedo, 15/9/1926.

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Valle-Inclan : du concept scénique au concept esthétique

Le temps de l'action est lui aussi condensé dans ses oeuvres. Valle concentre, non pour se plier aux règles classiques des unités mais au contraire pour échapper à la localisation circonstantielle et condenser en

une image une totalité. Son art réduit pour mieux englober, parvenant parfois à saisir l'histoire entière de l'humanité depuis ses origines. Les

procédés d'élaboration d'un temps et d'un espace synthétiques que nous avons étudié dans Romance de Lobos s'appliquent dans bien des oeuvres1.

La synthèse est présente aussi dans la construction antipsychologique du personnage qui est souvent une figure dans laquelle domine un élément

qui le caractérise, visuel ou sonore : un geste fondamental, une voix ou un

rire, un vêtement ou un accessoire, une technique qui ne fera que s'amplifier jusqu'au minimalisme caricatural de l'esperpento qui récupère le langage synthétique du théâtre de marionnettes. Le personnage n'est pas simplement synthétisé dans sa présentation individuelle, il fonctionne le

plus souvent comme un type - et Valle a souvent défendu la tradition du

«picaro», des personnages de l'intennède, tout comme Mufloz Seca et le « fresco » - mais non comme un type littéraire stéréotypé. Le

personnage est archétypal parce qu'il a une dimension collective, qu'il synthétise l'esprit d'une race, ce que Valle nomme« la réalité spirituelle» d'un peuple2• Car les grandes oeuvres se doivent de recueillir, pour Valle, les voix de tout un peuple. Les personnages de Voces de Gesta, des Comedias Barbaras, El Ruedo lbérico, Tirano Banderas ou Martes de

Carnaval ont bien cette dimension collective (épique ou grotesque), sont bien la synthèse de ce qu'il appelle « el sentir y el pensar » d'un peuple, ce qu'il appréciait chez Tolstoï (Guerre et paix), chez Sarmiento (Facundo)3, dans l'Iliade ou les drames de Shakespeare.

La langue qui sert à traduire l'esprit de ce peuple -« El idioma lo

hace el pueblo, y yo escribo como habla el pueblo » dit Valle-Inclan4 -

est conçue, elle aussi, comme une somme spatio-temporelle : tous les espaces sociaux sont représentés, toutes les langues régionales, dialectales,

mais aussi tous les pays : « un castellano no solo de Castilla sino de

1 Begona Riesgo Demange, « Forme et figures du temps dans Romance de Lobas », Co texres, n°

31-32, Montpellier, 1996. 2 Mariano Tomar, « Notas estéticas », La nove/a de hoy, Madrid, n°225, 3/9/1926. 3 « Autocrftica literaria. Valle-lnclan y su obra », Regi6n, Oviedo, 15/9/1926 et Eduardo M. Montes, Don Ramon del Valle lnclan en el Ateneo, El Castellano, Burgos, 23/10/1925. 4 E. Estévez Ortega, « Los escritores ante sus obras: Valle-Inclan », Nuevo Munda, Madrid, 18/11/1927.

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Begoi'ia RIESGO DEMANGE

todos los pueblos de lengua espai'iola »1 et même toutes les périodes car

pour Valle la langue a une historicité que le langage littéraire doit refléter:

elle ne cesse d'évoluer, formée de couches successives qui ne s'annulent

pas mais se superposent, et dans la dernière couche se trouve « lo actual y

lo eterno » comme il se plaît à répéter. Tirano Banderas est un grand exemple d'élaboration synthétique de la langue, salué par Unamuno. Juan Ram6n Jiménez félicitait Valle en 1920 pour Divinas palabras: « par sus colores, par su lenguaje y estilo sintéticos de la jerga espai'iola - de todas las Espai'ias »2 et la création verbale de l'esperpento doit elle aussi

beaucoup aux jeux sur les différents registres de langue.

Quant à l'image éclatée qui complète l'image somme, elle est illustrée dans le domaine de la peinture par le pointillisme. Valle-Inclan fait, comme en littérature, une ellipse temporelle de presque deux siècles,

passant sous silence l'art du XVIIIème siècle, pour lui sous influence

française et celui du XIXème sous influence bourgeoise. Le pointillisme,

aboutissement du divisionisme, est une technique qui désarticule les motifs, les décompose et en donne une vision essentiellement chromatique dans laquelle chaque élément n'a de valeur que par rapport à un tout, dans laquelle seule l'image globale reconstituée à partir d'un regard distancié est lisible. Nous comprenons dès lors l'intérêt de Valle pour ce courant pictural sur lequel il revient à plusieurs reprises. Il fait, lui aussi, éclater motifs et personnages. Il rapproche lui-même l'écriture de El Ruedo

lbérico de la technique du pointillisme en disant : « hay una desarticulaci6n de motivas y una vibraci6n cromâtica en mi voluntad » et

dans Tirano Banderas, il affirme qu'il a voulu subdiviser chaque type (indien, créole, étranger) en trois personnages qui, chacun, développe une

facette du type général. Il appelle cette opération« desenvolver el tipo »3. Le dédoublement, la division en trois (retables, trilogies) est monnaie courante chez Valle tout comme l'éclatement des motifs qui lui permet d'instaurer un système d'échos visuels qui viennent compléter les échos sonores et rythmer les oeuvres (répétition pure et simple d'une image ou d'une expression, contrastes, ou reprise en rajoutant un détail

supplémentaire à chaque apparition qui construit peu à peu le motif par un système d'amplification dans un système proche de la variation musicale).

1 Miguel Pérez Ferrero, « Esto de los premios literarios ... », Hera/do de Madrid, Madrid,

16/5/1932. 2 Madrid, 29/7/1920, lettre citée par Honnig6n, Valle-Jnclân, Cronologfa ... , p. 643. 3 Gregorio Martinez Sierra,« Estética del esperpento », ABC, Madrid, 7/12/1928.

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Valle-Inclan: du concept scénique au concept esthétique

L'image éclatée aboutit en dernier lieu à une image globale, reconstituée

par le récepteur qui mémorise, compare, synthétise dans un processus de

découverte progressive plus que de réception passive. Celui ci reconstitue

une image harmonique et y adhère émotionnellement, ou une image bancale, inharrnonique, monstrueuse et il distancie par le rire. Peut-être a­t-on sous-estimé ou pas assez étudié le rôle laissé au récepteur dans la création valleinclanesque. Dans l'esperpento les éléments peuvent ne pas

être grotesques, c'est l'image globale obtenue par la mise en rapport que fait le récepteur de ces divers éléments qui, elle, est grotesque et reflète le grotesque historique. Dans les oeuvres de Valle-Inclan l'élément ne prend

son sens véritable que comme élément d'un tout. La multiplicité ne se comprend que par rapport à l'unité, tout comme la Trinité où les trois

éléments ne font qu'un.

L'unité est bel et bien au centre du concept esthétique élaboré par

Valle-Inclan ; elle justifie la démarche : concilier ! 'apparemment inconciliable : la multiplicité/ l'unité, la temporalité/l'éternité, la matérialité/la spiritualité ; elle caractérise l'expression : la recherche d'une

synthèse. Le chemin esthétique est chemin de la connaissance, comme

Valle le montrait dans La Lampara Maravillosa, et cela dans toutes les périodes de création de l'auteur. Le grand problème de Valle Inclan est celui de comprendre les rapports de l'homme et du monde. Son concept esthétique est bien un concept esthético-éthique. Multiplicité/ unité, temporalité/ éternité, matérialité/ spiritualité : c'est autour de ces dialectiques que tourne également la conception qu'a Valle-Inclan de l'homme.

L'homme est multiple, pour Valle-Inclan, parce qu'il est le produit de son milieu. Mais l'homme est un parce qu'il est une créature de Dieu. L'homme est déterminé par des composantes géographiques et historiques et il est donc est un être corporel et temporel, il a une âme et il est donc

un être spirituel, universel et atemporel1 . Le concept esthétique de Valle

Inclan traduit ces oscillations : une esthétique nationale, avec un langage

évoluant parallèlement à l'évolution des conditions historiques ou une

1 La déclaration qu'il fait à Rivas Cherif, en 1924, à propos des Comedias Barbaras est explicite :

« Creo cada dfa con mayor fuerza que el hombre no se gobiema por sus ideas ni por su cultura.

Imagino un fatalismo del medio, de la herencia y de las taras fisio16gicas, sicndo la conducta

tota!mente desprendida de los pensamientos. Y en cambio, siendo los oscuros pensamientos

motrices consecuencias de las fatalidades del mcdio, hcrencia ) salud. Solo cl orgullo del hombre le

hace suponer que es un animal pensante », Cipriano Rivas Cherif, « La comedia Barbara de Valle

Inclan », Espana, Madrid, 16/2/1924.

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Begofia RIESGO DEMANGE

esthétique universelle, atemporelle, commune à tous les arts? Valle dans

un souci d'unification essaie de concilier les deux dimensions.

La composante« nationale» est bien présente dans la pensée de Valle­

Inclan, nous l'avons vu tout au long de ce travail et sa réflexion sur

l'Espagne et sa spécificité est permanente. Valle a conscience des

particularités régionales et développe une sorte de théorie des climats qu'il

complète par une théorie des paysages (le Don Juan espagnol réagit en

fonction du paysage, le paysage détermine le regard sur le monde et c'est

ainsi qu'il réunit le Pays Basque, la Cantabrie, la Galice et les Asturies

dans une même zone, refusant aux Basques une particularité liée à la

langue ou à l'histoire) et qu'il divise l'Espagne en grandes zones de

mentalité et sensibilités différentes dont il va utiliser les spécificités

culturelles (traditions, langue)1. Mais, toujours dans une perspective de

globalisation et en tenant compte de la dimension collective de l'art, ce qui intéresse Valle c'est !Espagne comme peuple, la somme et synthèse des particularités en un tout unitaire, c'est à ce peuple que s'adresse l'art, c'est

ce peuple dont Valle raconte l'histoire. C'est un peuple qui évolue en

fonction des conditions socio-historiques et l'art reflète ces changements

(l'Espagne des Comedias Barbaras n'est pas celle de La Hija del Capitan)

mais chaque peuple a une « réalité spirituelle » qui, elle, est invariable,

unitaire et éternelle, c'est ce que Valle nomme la « tradition » ou l'âme

espagnole, selon les circonstances, et que la représentation artistique doit

aussi prendre en compte. La tradition espagnole pourrait être résumée par

l'expression « réalisme spirituel » que Valle n'est pas le seul à définir à l'époque. Le réalisme qui est un ancrage dans la matérialité du monde, l'art

espagnol le corrobore : la geste espagnole exclut le surnaturel, le Cid est

le premier d'une lignée de héros vaincus mais rebelles qui se battent pour trouver leur place dans un monde avant tout terrestre. Mais le réalisme

espagnol implique toujours pour Valle une distance. L'Espagne se regarde

vivre mais avec ironie et cruauté, elle est capable d'autodérision, se moque

des faibles et de leurs travers, c'est la leçon que donne la Célestine, la

picaresque consacre le type2. Cette attitude qui est celle de la « burla »,

représentée aussi par Cervantes, Quevedo, ou Goya en peinture3, Valle

1 « Conferencia de Don Ram6n del Valle-Inclan », El noticiero Bilbafno, Bilbao, 13/l l/1916. 2 « Una conferencia de Don Ramon del Valle-Inclan. Capacidad del espai\ol para la literatura », El

Sol, 4/3/193 2 et « Valle-Inclan expuso _aycr en cl ateneo guipuzcoano su opinion sobre la historia

de Espai\a », La voz de Guipuzcoa, San Sebastian, 20/2/1935. 3 Vicente Sanchez Ocai\a, « El ccntcnario del romanticismo: Vallc-Inclan cree que no va!e la pena

celebrarlo », Heraldo de Madrid, Madrid, 4/6/192 6.

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V aile-Inclan : du concept scénique au concept esthétique

l'utilise, nous l'avons vu, dans sa théorie du créateur supérieur à ses créatures, et c'est par cette tradition espagnole qu'il se démarque par exemple de Shakespeare (qui a su remplacer la psychologie par l'action,

mais dont les personnages sont un reflet de sa personnalité, un

dédoublement de son moi 1 et de Proust qui, dit-il, « se colle à ses

personnages comme un parasite » et ne parvient pas à en donner une image synthétique2. C'est ce « matérialisme » et ce regard cruel sur le monde qui fait que l'art espagnol, pour Valle, ne peut pas être romantique même si !Espagne est un pays passionnel3.

Mais le matérialisme est, en Espagne, toujours uni à la spiritualité.

Car l'Espagne, pour Valle-Inclan, est essentiellement, fondamentalement « religieuse » : « la religiosidad es el alma del alma castellana, de ella nacen todas las virtudes del pueblo espafiol »4• C'est la foi et la moralequi la font agir, ce sont elles qui expliquent son histoire. Et cette spiritualité fait que l'Espagnol a un tempérament émotionnel :

Yo he advertido siempre que la emoci6n en el arte no nace

jamas de una norma ret6rica, sino del instante sentimental, de la rafaga desconocida que levanta y agiganta la hoguera ... En el

literato espanol, la técnica es siempre inferior a la inspiraci6n y

los caminos que surgen del momento mas bellos que los caminos

explorados y mesurados por el raciocinio. Entre nosotros la pasi6n

es fuente de conocimiento que siempre vence a la raz6n ... La raz6n

es humana y la pasi6n es divinaS.

La connaissance en Espagne, passe par la passion, non par la raison, par une adhésion émotionnelle, non intellectuelle. Valle parle plusieurs

fois - y compris dans la discussion esthétique de Los cuernos de Don

Friolera - de la semaine sainte et de la corrida et de l'impact qu'elles ont sur le peuple espagnol ; or il s'agit bien là d'une mise en scène, d'une

1 E. Estévez Ortega, « Los escritores ante sus obras: Valle-lnclan », Nuevo Mundo, Madrid, 18/11/1927. 2 Paulino Massip, La mujer en el hogar de los hombres célebres. En el hogar de Valle-lnclan, Es tampa, 27 /11/1928. 3 Vicente Sanchez Ocana, « El centenario del romanticismo: Valle-lnclan crce que no vale la pena celebrarlo », Hera/do de Madrid, Madrid, 4/6/1926. 4 « Valle-lnclan en Chile », El Correo Espano/, Madrid, 2/12/1910. 5 Valle-lnclan, « Pr6logo de El Yelmo Roto de Joaqufn Argamasilla de hl Cerda (1903) », Madrid, 25/5/1913.

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Begona RIESGO DEMANGE

mise en spectacle, en formes, en mouvement, en couleurs, en sons. Si le concept scénique et plus largement l'écriture de Valle est une écriture en formes et rythmes, si la plasticité et la musique (ou le cri) remplacent le discours rhétorique et rationnel, c'est parce l'Espagne est à la fois réaliste et spirituelle et que dire une surréalité en la matérialisant est le langage qui lui convient le mieux (« nos mueve la plâstica antes que el concepto », dit-iI'). Si les grands auteurs espagnols sont des auteurs dramatiques, si Valle écrit « en forma escénica dialogada » dans ses pièces ou dans ses romans, c'est parce que l'Espagne est fondamentalement théâtrale, en ce sens qu'elle aime et comprend la représentation (visuelle et sonore) plus que le discours, c'est ce qu'il faut entendre par plasticité lorsque Valle­Inclân dit que « la Minerva espanola es mâs plâstica que Iiteraria »2. Ces idées, présentes en 1910, sont encore renforcées dans les années trente dans le cadre d'une réflexion générale des intellectuels sur le théâtre national et l'art que doit proposer la République espagnole et c'est à cette époque-là que les diatribes contre Moratin qui n'a pas compris que « el teatro es lo menos universal que existe, cada pais tiene el suyo », seront les plus virulentes3.

La spiritualité empêche le réalisme espagnol d'être un reflet, le réalisme relie la spiritualité au monde et aux réalités terrestres. Valle rassemble ces deux modalités complémentaires d'une relation au monde dans une esthétique qui unit l'émotion et le rire, une esthétique nationale, reflet d'une Espagne « moraliste » et picaresque à la fois.

Mais il est intéressant de remarquer que ce « réalisme spirituel » par lequel Valle caractérise « l'esprit» espagnol coïncide avec une conception plus vaste de l'homme. L'image que donne Valle de l'Espagnol, c'est une image « idéale » de homme universel tel qu'il le conçoit lui-même : un homme qui est à la fois corps et âme et qui trouve un équilibre entre ces deux éléments, un homme fondamentalement anti-cartésien, plus primitif que rationnel, à la fois barbare et saint, un homme qui appartient plus à l'âge de la métaphysique qu'à l'âge de la raison. L'image de l'Espagne se construit par rapport à la France, mais aussi en niant certains éléments de

1 Luis Emilio Soto, « En tomo al teatro », la Naci6n, Buenos Aires, 3/3/1929. 2 « Una conferencia de Don Ramon del Valle-lnclan: capacidad del espai\ol para la literatura », E I Sol, Madrid, 4/3/1932. 3 Luis Emilio Soto, « En tomo al teatro », la Naci6n, Buenos Aires, 3/3/1929. Voir aussi, VSO, « La pintura, el teatro, el futuro Madrid. Valle-lnclan habla del arte de la la Republica », Ahora,

Madrid, 20/4/32.

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Valle-Inclan : du concept scénique au concept esthétique

la réalité espagnole. L'essence de l'Espagne c'est la Galice, la Castille

mais surtout pas le Levant espagnol, c'est l'aristocratie ou le peuple, surtout pas la bourgeoisie. Et que fait Valle dans ces oeuvres si ce n'est revendiquer la nécessité d'un équilibre entre la matérialité et la spiritualité ? Lorsque la spiritualité est absente, c'est-à-dire lorsque le

monde est dominé par le corps ou la raison, l'unité de l'homme est rompue, c'est le déséquilibre, le chaos. C'est bien ce que dit la métaphore

récurrente de la lutte Dieu/ Diable, de l'unité éternelle contre le temps chronologique, le mouvement, la fragmentation. C'est ce que montre l'esperpento : un monde dénué de toute spiritualité, où la matérialité est devenue l'essence de l'homme, où l'homme pantin, représenté par la marionnette, n'est plus qu'une enveloppe vide, sans âme. Dans l'oeuvre de

Valle-Inclan, l'image du désordre n'est que l'image scénique de la rupture de

l'unité fondamentale de l'homme, quelles que soient les raisons de cette rupture. Et ce n'est pas un hasard si le Moyen Age, à la fois païen et

chrétien mais profondément unitaire est la période qui attire le plus Valle­Inclân. Ce n'est pas un hasard s'il refuse le baroque qui nie l'unité

harmonique de l'homme et se fonde sur une esthétique du déséquilibre et du

mouvement.

Le mythe de l'unité de l'homme est donc fondamental chez Valle­Inclan et indissociable de la croyance en un ordre unitaire, immuable

d'origine divine. Cette unité, Valle la recherche dans ses oeuvres, en affirme l'existence ou en déplore l'absence. Son système de représentation

et de communication (corporel et émotionnel) qui récupère les grands

principes d'un symbolisme et d'un allégorisme primitifs, est construit en accord avec cette conception d'un homme anti-rationnel. C'est dans la littérature que Valle parvient à résoudre toutes les contradictions de l'homme, à dépasser les limites qui sont celles de l'homme dans la vie : temporelles, spatiales, matérielles.

C'est donc en terme d'unité qu'il faut appréhender l'oeuvre de Valle­

Inclân. Le concept scénique n'est que le point central d'un système de

cercles concentriques, pour reprendre une image chère à cet auteur. Il s'intègre dans la production générale de Valle-Inclan qui ne fait, lui, qu'apporter sa contribution à l'écriture d'un texte général, la littérature.

Pour Valle l'oeuvre littéraire est un tout, un texte en perpétuelle réécriture

qui offre des variations sur des motifs universels et intemporels. Créer c'est réadapter, non pas trouver des thèmes originaux(« la calidad extema

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Begofia RIESGO DEMANGE

del suceso o la anécdota me tiene sin cuidado. Lo que me interesa es la

calidad expresiva » 1 ), créer c 'est savoir combiner et exprimer(« engarzar », dit-il). Une littérature qui, à son tour, n'est qu'une partie de

la création artistique dont les principes esthétiques sont conditionnés par

une certaine conception de l'homme. Valle-Inclân ne fait que donner sa

propre interprétation d'une symphonie générale qui le dépasse, qui, elle

aussi, est unitaire et éternelle. Le mythe de Don Juan, qui traverse l'oeuvre

de Valle-Inclân, écrit sur des modes divers (version Comedias Barbaras ou Galas del Difunto), qui a su faire tomber les barrières génériques, spatiales

et temporelles est peut-être la meilleure illustration de cette théorie.

1 Paulino Massip, La mujer en el hogar de los hombres célebres. En el hogar de Valle-Inclan, Estampa, 27/11/1928.

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