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VALÉRIE PEUGEOT, L’AVENIR EN COMMUNS penser la société du numérique culture mobile VISIONS La renaissance par le net d’une alternative au marché et à l’Etat culturemobile.net

Valérie Peugeot - L’avenir en communs

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Une grande discussion avec Valérie Peugeot, chercheuse aux Orange Labs et Présidente de l’association Vecam, pour comprendre ce que sont les communs et les enjeux qu’ils représentent aujourd’hui, dans le monde digital et au-delà.

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  • VALRIE PEUGEOT, LAVENIR EN COMMUNS

    penser la socit du numriqueculture mobile

    VISIONS

    La renaissance par le net dune alternative au march et lEtat

    culturemobile.net

  • Qui est Valrie Peugeot ?Vice-prsidente du Conseil national du numrique de janvier 2013 janvier 2016 (mandat de trois ans), o elle tait en charge des questions de transition numrique et socit de la connaissance, Valrie Peugeot est chercheuse aux Orange Labs et Prsidente de lassociation Vecam. Dans le groupe Orange, quelle a rejoint en 2005, au sein de son laboratoire de sciences humaines et sociales (SENSE), elle travaille sur les enjeux de prospective. Ses sujets touchent notamment au futur du Web, louverture des donnes, lInternet des objets, la place des donnes personnelles dans lconomie du Web, linnovation ouverte ainsi qu lconomie collaborative. Lassociation Vecam, quelle prside, met en dbat les questions politiques et sociales lies aux technologies de linformation et de la communication, notamment les enjeux de proprit immatrielle et de biens communs informationnels ce pourquoi elle a organis en octobre 2015 le festival Le Temps des communs. Valrie Peugeot est aussi membre du Conseil dadministration de la Fonda, de la Fondation Crdit Coopratif et du Conseil stratgique de lAFP Blue. Elle a travaill au Parlement europen et dans des think tanks autour des enjeux de politique europenne, de mondialisation et de socit de linformation.

    Dbut janvier 2016, Valrie Peugeot a clos une mission de Vice prsidente du Conseil national du numrique, o elle sest battue pour expliquer et transmettre limportance de la notion de communs, ressources gres par une communaut selon des rgles de gouvernance spcifiques. Cest en effet Internet et le nouveau monde numrique qui ont sorti des oubliettes ce concept aux ralits trs concrtes, de Wikipdia au logiciel libre en passant par la gestion de leau ou des forts. Cest chez elle, au nord de Paris, que nous avons rencontr Valrie Peugeot.

    Photographies : HHG

  • Culture Mobile : Fin octobre 2015, jai dcouvert sur la toile le projet de loi autour du numrique, soumis la discussion des internautes avant son passage au Parlement en janvier et fvrier 2016. Son article 8 tait ddi au Domaine commun informationnel. Or jai cru comprendre que, depuis, cet article a t retir du projet, alors quil devait acter dans la loi le principe de communs. Dabord, quest-ce quun commun ? Valrie Peugeot : Un commun, cest trois choses : une ressource, qui va tre mise dans un rgime de partage ; une communaut, qui gre cette ressource ; et ensuite une gouvernance, mise en place par la communaut pour spcifier les conditions de ce partage, de cet usage de la ressource. a, cest le socle de tout commun, que ce soit un commun de la connaissance, un commun naturel ou urbain. Aprs, selon quil sagit dune ressource rivale ou non rivale, dordre physique ou virtuel, les droits dusage vont tre diffrents. Lide, dans la loi, tait de se pencher uniquement sur les communs informationnels, autrement appels les communs de la connaissance, qui viennent sur le devant de la scne grce au numrique. Lintention de larticle 8 que vous citez, et qui, au moment o je vous parle, a effectivement disparu du projet de loi, tait de faire rentrer pour la premire fois dans le droit franais, de faon solide et prenne, lide dun domaine commun informationnel.

    Pourquoi est-ce si important aujourdhui dinstitution-

    Lentretien a t ralis par Ariel Kyrou le 10 novembre 2015.

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  • naliser ce domaine commun informationnel ? Parce quon saperoit quun certain nombre de ressources du domaine public, cest--dire des ressources pour lesquels les droits exclusifs temporaires sont arrivs chance, sont de plus en plus frquemment victimes aujourdhui de ce quon appelle le copyfraud. Cest--dire quune ressource qui tait destine tre partage, circuler librement, redevient propritaire ; elle est en quelque sorte enferme nouveau, interdite de libre circulation et ds lors accessible uniquement moyennant un paiement. Certains profitent du processus de numrisation duvres du domaine public pour justifier une ractivation de droits exlusifs. Or le domaine public est une des sources essentielles dun domaine commun informationnel.

    Quy avait-il dans les diffrentes moutures de cet article 8, depuis les premires fuites dans la presse pendant lt jusqu sa mise en ligne par le gouvernement pour un dbat avec les internautes ? Au dpart, cet article comportait deux parties. La premire consacrait en droit positif la protection du domaine public. Le domaine public, ce nest pas une notion nouvelle. Je ne parle pas en loccurrence du domaine public des forts domaniales ; je veux voquer ici les uvres, les crations, les inventions, dont les droits de proprit intellectuelle sont arrivs chance et qui entrent dans le domaine public. Aujourdhui, ce domaine public existe en creux du droit. Il existe grce la jurisprudence, mais il nest jamais nonc en tant que tel dans la loi, que ce soit dans le code de la proprit intellectuelle, dans le code civil ou ailleurs. Et donc lide, ctait de solidifier quelque chose qui existe dj de faon floue et imprcise dans le droit. Lenjeu de cette premire partie de larticle concernait les cas de copyfraud. Aujourdhui, lorsque des individus, des entreprises ou dautres types de collectifs semparent dinnovations, de crations qui sont dans le domaine public, et les enclosent, cest--dire les renferment, les privatisent nouveau, il ny a pas de

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  • recours juridique solide. Lun des objectifs de larticle 8, ctait de sortir dune inscurit juridique, en permettant au public daller devant le juge et de se prvaloir de cet article pour sassurer que ce qui appartient au domaine public reste dans le domaine public.

    La deuxime partie de larticle consacrait, l aussi, quelque chose qui existe dj via les pratiques et dans une moindre mesure via la jurisprudence. Cest ce que jappelle du droit ascendant, soit un type de droit qui na t cr ni par le juge ni par la loi mais par des communauts citoyennes, en sappuyant sur les usages sociaux. Il permet un crateur de scarter du droit de proprit intellectuelle pour permettre ses uvres de circuler plus vite ou plus largement que ce que le droit prvoit par dfaut. Ce droit ascendant se concrtise en particulier au travers des licences ou contrats. Parmi les plus connues, on peut citer les licences Creative Commons pour les uvres de lesprit, les licences ODBL (Open Data Base Licence) pour les donnes, ou dautres comme la licence art libre. Cette seconde partie de larticle 8 permettait donc au crateur darbitrer entre diffrents rgimes de droits et circulation de ses productions. Il sagissait de protger son choix, et de lui permettre, si quelquun (son diteur par exemple) abusait de son copyright contre son avis, de se tourner vers le juge. Mais il sagissait aussi, linverse, de protger les utilisateurs ayant utilis luvre si jamais lauteur revenait a posteriori sur sa dcision dans les licences prcites, le crateur peut revenir sur sa dcision et revenir au droit de proprit classique, mais sans pouvoir appliquer cela rtroactivement, sinon personne noserait mobiliser son uvre.

    Ce que nous voulions, avec le Conseil national du numrique qui a beaucoup uvr pour que cet article 8 figure dans la loi, cest crer un cadre juridique stable, scuris, afin que les ressources ainsi protges et mises disposition puissent tre consultes ou rutilises, soit par le public, soit par des entreprises, par des tiers en gnral, pour crer dautres uvres, dautres inventions. Si lon veut que cette ressource disposition soit cratrice de valeur, au sens la fois de valeur marchande et de valeur sociale, il faut absolument scuriser son cadre juridique. Car aujourdhui, nous sommes encore dans une zone dincertitude juridique, preuve en est lapparition rgulire de cas de copyfraud. >>

  • Pourriez-vous prciser le sens du terme copyfraud (en franais fraude sur la copie) ? Cela signifie-t-il quun bien libre de droit qui, normalement, appartient au patrimoine public (une bande dessine, un texte, une musique, etc.) va pourtant tre rcupr par des acteurs pour le vendre, et faire ainsi en sorte que plus personne ne puisse en profiter gratuitement et le partager comme auparavant ? La question nest pas tant celle dune rutilisation marchande ou non que celle dune exclusivit. Lorsquun livre est entr dans le domaine public, un diteur a tout fait le droit de le republier et de vendre cette nouvelle dition. En revanche, il na pas le droit de se prvaloir dune exclusivit et dinterdire dautres den faire autant le cas chant. Lune des raisons pour lesquelles nous voulons faire rentrer le domaine commun informationnel dans la loi, cest pour lutter contre le copyfraud, notamment le copyfraud public.

    Que ce soit des acteurs publics qui sadonnent cette fraude la copie, alors mme que le numrique facilite la circulation et le partage des uvres, est un paradoxe qui mrite explication. Quand une uvre du domaine public est numrise, certains affirment quil est ncessaire, afin de financer cette numrisation, denfermer nouveau cette uvre dans une logique propritaire, de la sortir du domaine public pour une priode de cinq, dix, quinze ans ou plus encore. Lexemple le plus connu, ce sont des uvres du domaine public qui ont t numrises par la BNF (Bibliothque nationale de France). Ces uvres, pour la plupart trs difficiles manipuler car leur support physique est fragile, ne peuvent en effet tre consultes que par un public restreint de chercheurs. La BNF, qui a une mission de diffusion de la culture tous les publics, dcide donc de les numriser, ce qui est parfait. Sauf quelle dcide, soi-disant afin de financer ce travail de numrisation >>

  • assez lourd, daccorder une concession dexclusivit de dix ans lentreprise en charge de cette numrisation. Consquence : laccs ces uvres, qui reste gratuit mais trs strictement restreint pour les chercheurs, devient pendant dix ans payant pour le grand public qui ne peut accder qu leur version numrise. L o le numrique laissait esprer une formidable dmocratisation de laccs ces uvres, on observe au final une rgression, dont la source est le contrat pass entre la BNF et lentreprise en charge de la numrisation, qui rmunre son travail grce cette montisation pendant dix ans des uvres concernes. Le grand argument justifiant ce type de contrat, donc la confiscation et la montisation de laccs, cest largent, ou plutt le manque dargent de lEtat pour financer seul cette numrisation de notre patrimoine. Sauf que le cot rel de la numrisation apparat lanalyse comme marginal au regard du budget global du ministre de la Culture. Rendu en novembre 2013 et discut en 2014, le rapport Trojette la trs bien montr, comme il a dailleurs dmontr que faire payer laccs aux uvres numrises pendant dix ans ne suffirait pas rgler le problme global de la numrisation du patrimoine de la BNF. Lon sacrifie donc des conomies de bout de ficelle laccs notre patrimoine, lenrichissement de tous par la culture, mais aussi la capacit rendre bien plus actuel, cest--dire utilisable ce mme patrimoine. Pourquoi commercialiser des uvres du domaine public et dlguer cette commercialisation des socits prives ? Je digresse peut-tre un peu, mais si lEtat na plus dargent, plutt que de privatiser le domaine public, ne serait-il pas plus juste de rcuprer des moyens financiers grce la lutte contre loptimisation fiscale des gants du numrique, qui nest rien dautre quune forme lgale dvasion fiscale ? Car protger, et pourquoi pas augmenter le territoire du domaine commun informationnel me semble bien plus important que de le rduire, sous prtexte, je le rpte, dconomies de bout de ficelle.

    A la base de vos rflexions sur le domaine commun informationnel, il y a cette ide que la connaissance est un bien non rival, cest--dire que je ne la perds pas >>

  • lorsque je la donne un tiers, au contraire dun bien rival comme un livre papier, que je perds quand je le donne. Ce caractre non rival, si je ne me trompe, est lune des spcificits les plus importantes des biens, des fichiers de ce domaine commun informationnel, nest-ce pas ? Cest juste. Mais dabord souvenons nous que lide des communs nest pas nouvelle. Au Moyen ge, on grait sous forme de communs des ressources naturelles comme des forts, des pturages, mais aussi des mielleries, des fours, des moulins... Sauf qu un moment de lhistoire, il y a presque deux sicles, le concept de commun sest effac, chass de la pense politique comme des pratiques sociales par le libralisme conomique et la rvolution industrielle. Et cest le numrique qui offre aujourdhui une nouvelle jeunesse aux communs, car il permet de dissocier une uvre de lesprit, une connaissance, de son support physique. Il fait effectivement passer cette connaissance dun statut de bien rival celui de bien non rival. Or ce caractre de bien non rival fait de cette connaissance un candidat au partage. Il rend plus aise lide dune libre circulation, de fait moins complexe que pour un bien rival comme un livre papier ou un disque vinyle. Cela ne signifie pas que les ressources rivales ne peuvent pas rentrer dans un rgime de communs, et inversement cela ne signifie pas non plus quune ressource non rivale doit tre systmatiquement partage selon les rgles des communs. Gardons-nous dune approche essentialiste. Ce caractre de non rivalit, une nouvelle fois, rend juste beaucoup plus simple, pour une communaut qui le souhaiterait, la mise sous un statut de communs de cette information, de cette connaissance ou encore de cette musique, toutes accessibles et partageables aussi simplement quun fichier informatique. Grce cette capacit transformer une uvre physique, non partageable en tant que telle, en un support immatriel, qui peut tre dupliqu volont, le numrique a donc remis sur le devant de la scne ce concept de communs, que lon croyait oubli. >>

  • Ny a-t-il pas dautres raisons que le caractre non rival des biens numriques pour expliquer ce retour en grce des communs ? Il y en a bien dautres, lies des transformations politiques, conomiques et socio-techniques. Pour nous en tenir ces dernires, je citerai deux facteurs. Le premier est li Internet et au Web. Ces rseaux ont permis la constitution de communauts agissantes dterritorialises, alors quauparavant les communauts en charge de la gestion de ressources taient quasiment toujours des communauts de proximit gographique (mme sil y a bien entendu de nombreuses exceptions historiques, comme les communauts religieuses). Presque spontanment, on a vu merger travers le Web des communauts de communs, les plus anciennes tant les communauts du logiciel libre, la plus connue tant Wikipdia. On retrouve, avec ces communauts, les trois critres que jai dfinis au dbut de notre discussion. Outre ce premier critre qui est la communaut en tant que telle, il y a une ressource en partage, qui pour le coup est du savoir, quil sagisse de savoir incarn dans du code et du logiciel pour les premires, ou de la connaissance en ce qui concerne Wikipdia. Le troisime critre, savoir des rgles de gouvernance, est tout aussi prsent. Le logiciel libre, par exemple, est gr par des rgles trs prcises sur lanimation de la communaut concerne, et les droits dusages sont consolids par des licences spcifiques. De la mme faon, les rgles de gouvernance de Wikipdia sont essentielles ; elles ont dailleurs volu depuis sa cration, par exemple pour dfinir qui a ou non le droit de supprimer un article, ou la faon dont les articles peuvent tre corrigs, avec quelles dlibrations et prises de dcision lorsquil y a des dsaccords entre internautes, est-ce quil faut tre inscrit ou non pour corriger, est-ce que lon peut le faire en restant anonyme, etc. Cest ainsi quune hirarchie ad hoc, mouvante, sest constitue sur Wikipdia.

    Le Web permet donc des ressources dtre partages >>

  • plus facilement, comme il permet des communauts de se mettre en place de faon dterritorialise, et de concevoir ensemble des rgles de gouvernance pour ces ressources Mais vous parliez dune autre cause au retour des communs. Quelle est-elle ? Elle est elle aussi lie au numrique : le Web et plus largement Internet se sont crs comme des communs, ce quon a tendance oublier. Entre les annes 1984 et 1986, luniversit de Berkeley en Californie a en effet dcid de faire passer le systme dexploitation Unix dans le domaine public. Or le protocole TCP/IP, qui est le langage mme de lInternet, fonctionne grce Unix. Et moins dune dizaine dannes plus tard, quand Tim Berners-Lee et le CERN dcident de mettre les protocoles du Web, dont notamment le langage html, dans le domaine public, ils entrinent eux aussi lide que le Web est un commun. De fait, et lInternet, et le World Wide Web, reposent sur des protocoles non seulement interoprables, mais libres et ouverts, et cest pourquoi ils consacrent lide dun nouvel espace commun du numrique. Et ce dautant qu ce statut, et de lInternet, et du Web, sest ajoute une troisime couche consolidant leur essence de commun : la net neutralit. Soit lide selon laquelle tout contenu, quels quen soient lmetteur et le destinataire, quil sagisse dun mail ou dun fichier vido, va circuler dans les rseaux de la mme faon, sans favoritisme ni discrimination.

    Notre univers numrique a donc dans son ADN cette ide de commun. Et cest lune des raisons de lexplosion des services et des usages laquelle nous avons assist, une vitesse inoue lchelle de lhistoire de lhumanit. Si lon prend lanne 1995 comme le tout dbut du Web grand public, cela signifie que sest construit en vingt ans un difice dune ampleur sans pareil, certes grce des investissements et du gnie humain, mais aussi grce au statut de commun dInternet et du World Wide Web. Si les mondes des uns et des autres taient rests clos, chacun bricolant ses innovations dans son coin, >>

  • jamais nous naurions connu une propagation aussi rapide et aussi ample des inventions, de pratiques nouvelles et plus largement de services et dusages.

    Autrement dit : cest parce que le Web et plus largement Internet avaient ce statut de commun quils ont explos ce point et pris la place quils ont aujourdhui Cest en effet un point majeur, parce quil permet de comprendre que lexistence de communs est la fois un critre de dmocratie et un critre dinnovation et de dynamisme conomique. Je parle de dmocratie, parce que chacun, quel que soit son statut, va pouvoir puiser dans un certain nombre de ressources pour inventer, pour crer. Je parle de dynamisme conomique, car force est de constater que les grands acteurs du numrique comme Google, dont on dnonce aujourdhui les pratiques monopolistiques, se sont nourris des communs. Cest par exemple en puisant dans un fond cartographique qui tait dans le domaine public que Google a cr Google Maps, ce qui lui a vit un investissement de dpart norme. Google a certes mis son gnie dans le dveloppement de la chose, mais il a profit pour ce faire de ressources en commun qui lui ont considrablement facilit la tche. Or Google Maps est dsormais le fond cartographique le plus utilis au monde, plus de la moiti des mash-up qui hybrident des cartes avec dautres applications sappuyant sur Google Maps. Autre exemple, concernant Google : Android, systme dexploitation qui, selon une estimation de ZDNet, devrait quiper 81,2% des smartphones livrs en 2015, soit 1,16 milliard de terminaux, sappuie pour lessentiel sur du logiciel open source. De fait, nous pourrions multiplier les exemples dmontrant quel point les communs sont non seulement un facteur de dmocratie et de crativit culturelle, mais aussi un facteur de dynamisme conomique.

    Un facteur de crativit culturelle ? Bien sr, car lorsquune uvre passe dans le domaine public, elle permet des individus ou de petites socits de sen emparer pour crer eux-mmes La pratique du mash-up >>

  • nest pas rserve la musique techno ! Et elle vient de loin : voyez par exemple comment Picasso a su dtourner, mixer, et rinventer Vlasquez et bien dautres de ses matres.

    Vous dites que les communs sont autant un facteur de vitalit culturelle que de vitalit conomique. De fait, si je suis un crateur de musique et que je mets ma dernire chanson sous licence Creative Commons sans possibilit dexploitation commerciale (ce qui est lun des choix que je peux oprer en tant que crateur), pour lui permettre de circuler au maximum, et pourquoi pas dtre sample, je peux nanmoins vendre le CD ou le vinyle de cette chanson, et je peux toucher des droits sur cette vente. En tout cas, cest la vision que jen ai Je rejoins votre constat sur les multiples possibilits quoffrent des licences comme Creative Commons, qui nempchent en aucune faon la commercialisation dun titre de musique. Cest lauteur de dcider sil veut ou non se rserver le droit dune commercialisation de son uvre. Ce quon appelle le domaine commun volontaire ou domaine commun consenti vit au travers dune srie de rgimes trs diffrents, qui permettent lauteur de choisir la solution la mieux adapte chaque uvre quil souhaite mettre en circulation. Par exemple, un auteur reconnu, en fin de carrire, pourrait avoir envie de mettre gratuitement en circulation des uvres de jeunesse, sous licence Creative Commons, sans mme sen rserver lusage commercial, pour reprendre cette clause dont vous parliez. Il le ferait pour les faire connatre, ayant bien conscience de la faible valeur commerciale de ces uvres trs anciennes et selon lui de moins bonne qualit, sans que cela ne nuise lensemble de son commerce. Choisir en effet ce rgime pour ces >>

  • uvres-l ne lempche en aucune faon de continuer vendre ses titres plus rcents selon un rgime de droit dauteur plus protg

    Chaque auteur est donc libre de ses choix, et peut varier ses rgimes de droit en fonction de ses uvres. Parmi ceux qui dfendent la cration, il y a pourtant un trs grand nombre dacteurs qui saffirment totalement opposs aux communs. Selon eux (la SACEM par exemple), linstitutionnalisation, lofficialisation dans notre droit du statut de commun, serait une brche dans ldifice du droit dauteur, et donc un souci pour le monde de la culture. Comme expliquer la radicalit voire la violence de cette opposition ? Le monde des industries culturelles, et particulirement certaines socits de gestion de droits sopposent aux communs pour plusieurs raisons. Depuis une vingtaine dannes, ces industries culturelles ont t fortement dstabilises par le digital, et nont pas vraiment russi se rinventer un modle conomique en phase avec les nouvelles pratiques sociales du numrique. Il faut savoir que plus des deux tiers des internautes feraient ce que daucuns appellent du piratage, terme qui me semble impropre pour qualifier des changes ou tlchargements de fichiers, disposition sur la toile ou via toute une srie doutils tels que Download helper du navigateur Firefox. Ranger dans la catgorie des voleurs une si large part de la population plutt que de constater la ralit dune pratique si massive et de sinterroger sur la faon de la prendre en compte me semble une erreur. Toujours est-il que la plupart des acteurs des industries culturelles ont rpondu et rpondent encore de faon essentiellement dfensive ce phnomne. >>

  • Plutt que de rflchir la meilleure faon de composer avec lui, ils tentent dempcher la libre circulation des uvres, de les enclore nouveau pour recrer de la raret l o rgne dsormais labondance. Ils essayent de recrer dans le monde digital les conditions de leur march davant le numrique, lidentique ou presque.

    Ils le font dabord grce des dispositifs techniques : les DRM. Ces Digital Right Managements avaient t invents pour suivre la circulation des uvres et comprendre les usages associs, mais ils lutilisent comme des espions ou des verrous logiciels, empchant notamment la duplication et donc lutilisation de tout fichier sur plus dune machine.

    Ils rsistent galement par des voies lgales, en mettant en place des instances de type Hadopi ou autres qui, coup damendes, de lettres davertissement et de menaces dinterruption de connexion, vont essayer de ralentir le cours de la rivire, dfaut de pouvoir le stopper.

    Enfin, et cest encore la solution la moins inefficace quils aient trouver en la matire, ils utilisent une sorte de propagande, de storytelling si lon veut rester correct, selon laquelle ces pratiques sociales massives seraient du vol, et une faon dagir contre la culture et les crateurs. Je me souviens, par exemple, de cette image dune campagne, o lon voyait une tlvision jete par la fentre, avec un message expliquant que copier le contenu dun DVD revient dtruire ou voler une tl. Ce storytelling semble reposer sur du bon sens, mais jai le sentiment quil correspond linverse une idologie, et quil traduit le dsarroi dacteurs qui cherchent recrer dans le numrique les conditions dune autre poque, o les uvres taient plus difficilement partageables et circulaient moins parce quassocies systmatiquement des supports physiques.

    Dit autrement : que ce soit par des espions ou des verrous logiciels empchant toute copie, par le grand gendarme Hadopi ou par leurs campagnes de communication, les >>

  • industries culturelles nauraient selon vous toujours pas compris quil vaut mieux composer avec les nouvelles pratiques plutt que de tout faire pour revenir la situation davant, en transformant des biens numriques non rivaux en biens rivaux, donc rares Je ne vais pas refaire lhistoire des batailles lgislatives sur le sujet depuis presque quinze ans. Mais chaque fois que des acteurs ont tent de pousser des propositions pour crer un nouveau modle conomique en phase avec les pratiques du numrique, quil sagisse de la licence globale ou de la contribution crative, ils se sont heurts un mur de la part des industries culturelles. Je ne dis pas que ces solutions taient abouties. Il ne sagissait que de bases de rflexion, afin de dfinir un modle conomique viable ne reposant pas sur lide dempcher la libre circulation des uvres. Dans ces dbats, contrairement ce que voudrait nous faire croire un storytelling puissant, il ny a pas dun ct les dfenseurs du libre, voulant empcher les auteurs de vivre de leurs crations, et de lautre les dfenseurs de leurs droits, luttant linverse pour que les crateurs puissent vivre de leurs uvres Je dirais plutt que se sont opposs l et sopposent encore des acteurs qui, tous, affirment dfendre la cration, mais selon deux logiques diffrentes : les uns pensent quil ny a dautre solution que de reconstruire aujourdhui une situation lancienne, en jugulant les pratiques de circulation des uvres via lInternet ; les autres sont bien au contraire convaincus quil est possible et mme indispensable dinventer un nouveau modle conomique mme de rconcilier ces nouvelles pratiques sociales et les droits des auteurs comme des interprtes et des producteurs, les besoins de tous ceux qui participent la chane de la cration.

    La premire raison de lopposition des industries culturelles aux communs, ce serait donc une incapacit >>

  • rpondre un bouleversement des pratiques sociales, bouleversement qui, tout de mme, met rellement en question le modle conomique de ces mmes industries. Personne ne peut nier la crise qui, depuis lexplosion de lInternet, fragilise fortement les industries culturelles. Les ventes de disques et de DVD risquent peu peu de devenir un souvenir, tandis que la diffusion de livres sous format numrique monte en puissance. La panique des industries culturelles sexplique par une situation certes de plus en plus dlicate, que ce soit face aux usages ou la faon dont les gants du Net russissent en profiter sans jamais contribuer au financement de la cration. Mais force est de constater que ces industries narrivent toujours pas se rinventer.

    Sauf que les communs, pour un certain nombre dacteurs des industries culturelles, semblent associs la perspective dune destruction pure et simple de leur business, de leurs mtiers, et plus largement de la culture. Croyez-vous vraiment, vingt ans aprs la naissance du World Wide Web, que ce mouvement de panique peut suffire expliquer lopposition totale dorganismes comme la Sacem, censs reprsenter les auteurs, une institutionnalisation des communs ? Non, videmment. Il y a l un malentendu, qui me semble tre la deuxime raison de lopposition de certains, comme lorganisme de gestion des droits que vous citez, la >>

  • perspective de donner un statut aux communs de la connaissance. Ceux qui, comme moi, dfendent le domaine commun informationnel ont manqu de pdagogie. Ils nont pas su transmettre leur projet de socit, en particulier ceux qui semblent les plus rticents lide de communs, avec lesquels nous devons absolument discuter. Car ce dont nous sommes porteurs, ce nest certainement pas un projet de destruction de la proprit intellectuelle, de destruction du droit dauteur ou mme du droit des brevets, comme nous lentendons trop souvent. Notre projet est bien au contraire dimaginer un systme de cohabitation entre diffrents rgimes, pour permettre notre socit dtre encore plus crative et inventive. Pourquoi les uvres nauraient-elles pas plusieurs temps de vie ? Le premier, plutt protg, et un second de lordre du partage et de la circulation la plus libre, qui serait celui du domaine commun informationnel ? Lenjeu, cest den dbattre entre tous les acteurs de la culture, des producteurs aux simples amateurs en passant par les auteurs, et de se donner ainsi les moyens de construire ensemble, au cur des rseaux grce auxquels se dcouvrent et se partagent dsormais les uvres, un modle refusant, et la loi de la jungle numrique, et le retour illusoire la situation davant grce des enclosures.

    Jessaye de bien comprendre lventail des possibles, et cest pourquoi je reviens mon exemple du crateur de tout lheure : ma chanson, que je viens de crer, je peux dcider de la mettre pendant six mois sous le rgime le plus classique des droits dauteur, puis de la librer, et de la mettre alors, par exemple, sous la version de la licence Creative Commons qui en empche juste tout usage commercial par un tiers Cette nouvelle donne, dont jaurai dcid tout seul des modalits, ne va >>

  • pas mempcher de toucher de largent de mes ventes de disque ou de lachat en ligne par certains de cette chanson, par exemple avec des bonus Cela signifie donc que les diffrents rgimes de droit ne sopposent pas, mais au contraire se compltent potentiellement ? Tout fait. Il y a plein de scnarios dusage diffrents. Certains, linstar des Talking Heads, dcident de panacher les rgimes de droits des titres de leurs albums, den mettre par exemple un en Creative Commons, fonctionnant comme un produit dappel circulant en toute libert dans le rseau, et les autres sous un rgime plus protg. Une autre dmarche consiste, lorsque lon considre quun seuil de vente a t atteint et que la majorit des amateurs prts payer pour luvre lont fait, faire passer cette uvre dun rgime de droit dauteur classique un rgime de libre circulation. Lintrt est alors de permettre dautres dutiliser, mais sous certaines rgles, cette mme uvre, par exemple pour leur propres crations, via le sampling ou le mash-up.

    Il faut savoir quun nombre considrable duvres sont dans le domaine public, mais ne sont pas valorises du tout. Une quantit tout aussi importante duvres ne le sont pas encore, dans ce domaine public, mais ne sont elles non plus absolument pas valorises par leurs auteurs ou leurs ayants droit. Personne ne peut en faire quoi que ce soit, quil sagisse de les utiliser ou tout simplement de les faire connatre.

    Ces uvres ne vivent plus. Or ce nest pas en mettant les crations de lesprit dans un muse, ou pire, dans un catafalque, que lon dveloppe la culture Lon dit souvent que les Etats-Unis ne sencombrent pas de mmoire pour inventer, alors que nous, en Europe, >>

  • sommes alourdis par la ntre, de mmoire. Cette vision est errone. Il me semble impossible pour une socit dagir pour la cration sans faire vivre sa mmoire culturelle. Mais pour cela, il faut se donner les moyens de sortir les uvres de leurs cercueils puis de les rendre la vie, que des jeunes les dcouvrent, les utilisent, les dtournentCest en effet un problme majeur, que le juriste amricain Lawrence Lessig a soulign dans un livre qui a dj une dizaine dannes : Free Culture. How Big Media Uses Technology and the Law to Lock Down Culture and Control Creativity (New York : The Penguin Press, 2004, accessible gratuitement en ligne). Parfois, il se trouve que lauteur est dcd, et que les hritiers ne se proccupent absolument pas de ses uvres. Dans dautres cas de figure, il savre quasiment impossible de retrouver trace de lauteur. Prenons le cas dun livre puis quune petite maison ddition aurait envie de publier, de ressortir de loubli quinze ans ou trente ans aprs sa parution. Cet acteur se retrouve bien souvent confront deux problmes : le premier, cest didentifier qui est le dtenteur de ses droits, de trouver les hritiers si lauteur est dcd, ou les ayants droit, justement pour sacquitter des droits, et cest frquemment un terrible casse-tte ; le second problme, cest de payer en amont ces mmes droits, ce qui suppose des moyens financiers que beaucoup dacteurs nont pas. Alors mme quextirper de lombre cette uvre dormante serait de lordre de lintrt public, le petit diteur en question va donc se retrouver dans limpossibilit de mener bien son projet. Do lintrt dattribuer chaque uvre, et une priode de commercialisation, et une priode de libre circulation lui faisant suite, partir du moment o les ayants droit ne se manifesteraient plus. Cette manifestation pourrait prendre la forme de lacquittement chaque anne dun euro symbolique. Ds lors, si cette somme ntait plus verse, cela signifierait que les dtenteurs des droits, >>

  • soit nexisteraient plus (un auteur dcd sans descendance par exemple), soit nauraient plus dintrt cette commercialisation. Cette logique nouvelle de cohabitation entre deux statuts successifs, sans attendre lentre dans le domaine public aujourdhui trs tardive, permettrait des acteurs nayant pas les moyens de multinationales, mais une passion pour les crations concernes, de les transmettre et de les faire vivre

    Cest dautant plus crucial au regard de la vie actuelle des livres, des disques ou des jeux vido dans les circuits de distribution classique, des librairies aux disquaires, en ligne ou surtout hors ligne, dune brivet dont se lamentent limmense majorit des auteurs Les dfenseurs des droits dauteur classiques sont les premiers brandir ltendard de la diversit culturelle, alors mme que le systme quils dfendent, les ayants droit gardant lexclusivit des droits 70 ans aprs la mort de lauteur de luvre, nuit trs fortement la diversit culturelle. Le systme de cohabitation, consentie par lauteur videmment, entre une priode de commercialisation, sous droit dauteur, et une priode de libre circulation, garantit bien au contraire la possibilit offerte une myriade dacteurs dagir pour que vivent les uvres les plus multiples, plus facilement et bien plus longtemps. Cest la cl dune vraie diversit culturelle, et plus largement de socits cratives et inventives.

    On en arrive aux enjeux politiques. Jai le sentiment quaujourdhui, tout dans le dbat public nous pousse dans deux camps tout aussi ineptes lun que lautre : soit dans celui de lultra libralisme, qui ne voit de salut que dans le march et ses enclosures, lextension infinie des >>

  • droits de proprit, quils soient intellectuels ou autres ; soit dans une idalisation du pass, lillusion dun retour lhier, qui se marie allgrement au souverainisme et lenfermement de la culture dans un cercueil dor, sous couvert de valorisation du patrimoine, dexception culturelle ou dun respect sacr de droits dauteurs qui pourtant ne fonctionnent pas si bien. En particulier pour ceux dentre nous qui se sentent de gauche sans pour autant se retrouver dans ladite gauche actuelle, les communs nincarneraient-ils pas une alternative, crant un espace ouvert, ngoci, donc dmocratique, entre le march et lEtat ? Les communs avaient une reprsentation lgale, le plus souvent coutumire, jusquau XVIIIe sicle. Ils ont disparu de notre horizon politique la faveur de la Rvolution industrielle et de la monte en puissance de la pense librale, au double sens du libralisme politique et du libralisme conomique. Entre le XVIIIe et le XXe sicle, nous nous sommes retrouvs, pour simplifier, dans un mode de pense binaire, entre dun ct le march et de lautre la puissance publique. Selon sa sensibilit, plutt de gauche ou de droite, il ny avait plus ds lors qu pousser le curseur avec une intensit plus ou moins forte dun ct ou de lautre, vers un peu plus dEtat ou un peu plus de march. Ce curseur, dans les rgimes dits communistes ou socialistes selon la phrasologie adopte, a t pouss par la pense marxiste du ct dun pouvoir sans partage de la puissance publique, et cela sest concrtis par des monopoles dEtat. Le mot communs et le communisme >>

  • partagent une mme racine tymologique, et cest bien pourquoi les adversaires des communs ne cessent dinvoquer le spectre dun retour du communisme pour condamner les communs. Mais, plus anciens dans leur essence, les communs nont en ralit rien voir avec le communisme. Le communisme rel, en particulier au XXe sicle, na cr que des monopoles dEtat, conus comme immuables, grs den haut par une nomenklatura de privilgis. Les communs, cest trs exactement le contraire : ses ressources ne sont pas gres par un Etat omnipotent, voire totalitaire, mais par des communauts, petites ou grandes, souvent mouvantes, choisissant elles-mmes leurs modes de gouvernance. Il sagit de sextirper dun rgime purement public ou purement priv, pour ouvrir un troisime espace. Et cest bien pourquoi dfendre les communs ne suppose pas en pralable de se sentir de gauche, pour rebondir sur votre propos. Les dfenseurs des communs viennent dhorizons politiques trs divers, de gauche bien sr, mais aussi, bien quen moindre proportion, de droite et dautres territoires, cologiques par exemple. Il est vrai que pour les mouvements sociaux et citoyens de gauche, orphelins dune narration positive sur le futur du monde, il y a l un espace o puiser des alternatives.

    Lenjeu premier est dabord de sortir de cette pense binaire, entre lEtat et le march, qui enferme nos imaginaires. En sachant que les communs ne se construisent pas contre le march mais contre ses drives et sa capacit avaler le monde ; et ne se construisent pas plus contre lEtat, mais contre son incapacit prendre en charge une srie denjeux contemporains majeurs.

    Mais cette pense binaire reste tout de mme dominante, dans le monde politique comme dans les grands mdiasOui, ce qui est trs paradoxal : partout dans les mdias, lon entend les commentateurs disserter sur les limites de la dmocratie reprsentative, dont lun des rsultats serait de faire monter les extrmes, ou sur les limites du march et de la finance. Finalement, il y a une sorte de consensus, de gens de cultures de gauche comme dune partie de ceux de >>

  • droite, sur lpuisement de nos modles. Et, en mme temps, ce consensus naccouche de rien. Cest un consensus vide, par dfaut, qui est de lordre de laffliction. On safflige des impasses de la dmocratie reprsentative et de celles de lconomie de march. Certains, bien sr, se contentent comme toujours de rpondre par encore plus dultra libralisme, ou encore plus de souverainisme, soit autant de solutions nostalgiques dun pass rvolu. Les dfenseurs des communs, aussi minoritaires soient-ils pour le moment, rejettent au contraire, et ce + de march, et ce + dEtat. Les communs ouvrent un troisime espace, qui est galement un nouvel imaginaire politique ; en se positionnant ct, et du march, et de la puissance publique, il postule la possibilit, voire la ncessit dun rquilibrage, dune rassignation, la fois lEtat et au march, de leur rle originel. Contrairement ce quaffirment les dtracteurs des communs, il ne sagit ni de faire disparatre le march, ni dabolir toute intervention de la puissance publique. Linventivit des entreprises est tout aussi essentielle pour avancer que laction des collectivits territoriales afin daccompagner la transition cologique, pour ne citer que cet exemple. Sauf que ni le march laiss lui-mme ni la puissance publique toute seule ne peuvent suffire ; tous les deux ont besoin dune troisime sphre, pouvant les complter et les dynamiser lun et lautre, et cette troisime sphre, ce sont les communs.

    Nul besoin dtre un grand sage pour constater limpossibilit de la puissance publique tout rsoudre seule, ou le danger de confier les cls du camion au march et lui uniquement Mais en revanche, la faon dont ces communs pourraient comme vous le dtes complter et dynamiser les actions des entreprises comme de lEtat et des collectivits territoriales reste dmontrer, non ? >>>>

  • Pour ce qui est de la relation entre la puissance publique et les communs, on voit merger ce que jappelle les PPC, partenariats public communs ou partenariats public citoyens. Lide de ces PPC, cest un travail de concert entre les communs et la puissance publique, et ce de deux manires complmentaires : les communs fournissent la puissance publique un gisement dinnovation sociale qui constitue la fois un aiguillon et une source dinspiration pour laction publique ; inversement la puissance publique intervient en garante des communs. Elinor Ostrom, qui est la grande penseuse des communs, la fois chercheuse en sciences politiques et Prix Nobel dconomie en 2009, voyait en effet dans lEtat le protecteur potentiel des communs.

    Pour mieux comprendre cette relation de profit mutuel, non seulement dailleurs entre le public et les communs, mais aussi avec le priv, prenons lexemple de laffouage, cest--dire de droits dusage du bois dune fort. Cest une ralit historique, le terme datant du XIIIe sicle, mais aussi une question rcurrente, qui reste dactualit aujourdhui, consacre et strictement encadre par le droit franais dans le code forestier. Cest un cas typique de bouquets de droits diffrencis : la nue proprit, cest--dire le foncier, appartient une municipalit, et les droits dusage appartiennent aux habitants qui vivent autour de la fort en question. Ce sont les habitants qui se chargent de lexploitation et de lentretien dune partie de la fort. Nous avons l un rgime hybride : la puissance publique y a un rle, puisquelle dtient le foncier ; cest un rgime de communs qui permet la gestion optimale de la fort ; mais il y a galement du march, puisque le bois peut tre vendu. Il ny a l aucune opposition entre les trois sphres, mais une cohabitation, o chacune de ces sphres intervient au meilleur moment, de faon ngocie, au bnfice de tous, et surtout pour une finalit sans ambigut : la meilleure faon non seulement de profiter, de retirer les fruits de la fort, mais de la prserver sur le long terme.

    Jimagine quil existe dautres exemples dune telle hybridation entre ces trois sphres de la puissance publique, du march et des communs ? >>

  • Oui, prenons lexemple de leau. La gestion de leau est lobjet depuis le dernier quart du XXe sicle de grandes batailles, puisquon est pass dune gestion publique monopolistique de leau une gestion confie par les municipalits des acteurs privs, trs puissants en France, vritables oligopoles de la gestion de leau. Nous avons radicalement vir de bord en la matire. Or aujourdhui commencent se dvelopper des partenariats public communs aboutissant des systmes hybrides, un peu comme ceux des affouages. La gestion de leau reste quoi quil arrive de la responsabilit de la municipalit. Elle suppose videmment des services techniques, pour la stocker et la distribuer, dont peuvent soccuper selon les situations des services publics ou des acteurs privs en rgie. Car les habitants ne peuvent videmment pas installer ou rparer eux-mmes les tuyaux souterrains permettant chacun dtre servi en eau. En revanche, la gouvernance du rgime de leau, cest--dire le mode daccs, la fixation des prix, le choix des sous-traitants techniques, etc. peuvent soprer au travers de collectifs, dassociations runissant les habitants, associs des lus ou reprsentants de la mairie. Les variantes imaginables de ces gouvernances sont trs nombreuses, mais le rsultat est toujours de lordre de la cogestion de ce commun quest leau entre les habitants, la puissance publique et dans une certaine mesure le march.

    On observe que ces systmes de gestion hybrides poussent naturellement vers des organisations moins centralises, plus distribues. Prenez lexemple de llectricit en France. Aujourdhui, si vous produisez de llectricit, vous tes obligs de la revendre EDF, qui ensuite la redistribuera. Alors que si on laisse des communauts dhabitants sorganiser, comme on le voit si souvent en Allemagne, pour construire une source dnergie propre, olienne ou solaire, elle peut en organiser la distribution en circuit court, cest--dire localement, favorisant lautonomie du territoire, quitte commercialiser un ventuel surplus. Quand on sait que le principal problme des nergies alternatives cest leur stockage et leur transport, on voit bien que cette approche distribue est une partie de la rponse.

    Le march existe certes dans vos deux exemples, mais >>

  • il nen est pas le moteur Il a une place plus ou moins forte, et dans les affouages, et dans la gestion de leau. Mais bien dautres exemples montrent le caractre rducteur de lopposition entre le march et les communs, qui peuvent bien au contraire tisser des liens vertueux. Jai parl de la faon dont de petits diteurs pouvaient profiter du rgime des communs pour rditer et faire ainsi redcouvrir des livres. Jai aussi mentionn la faon dont les grands acteurs dInternet se sont nourris des communs pour crer des services, linstar de Google avec Android et Google Maps. Mais au-del, bien des startups se lancent aujourdhui pour donner du sens et crer des services partir de donnes publiques, mises disposition par la puissance publique gracieusement ce quon appelle lopen data. Le march peut dailleurs lui aussi devenir un promoteur des communs. Prenons Yahoo!, pourtant grand acteur du capitalisme informationnel. Quand Yahoo! rachte le site de stockage de photos Flickr, et permet aux individus comme aux institutions de poster des uvres, soit sous telle ou telle licence Creative Commons, soit en les mettant carrment dans le domaine public, via une rubrique qui sappelle Commons et qui runit des archives publiques, il joue la carte des communs. Plutt que dimposer tous un systme de copyright classique, il ouvre et fait la promotion de plusieurs espaces ddis aux communs. Il ne le fait pas de manire totalement dsintresse, bien sr, car il largit ainsi son offre, et surtout la rend encore plus attractive. Il la transforme en rfrence dautant plus incontournable du monde de la photo. Il y gagne, donc. Mais il agrandit dun mme lan le domaine public, apportant un vrai bnfice aux internautes, et plus particulirement aux crateurs pouvant travailler sur et partir de ses photos libres de droits. Il sagit donc dun jeu somme positive, et non pas comme certains dtracteurs des communs laffirment dun jeu somme ngative. Ce qui devient un bien commun ne se soustrait pas automatiquement du march, et peut au contraire le servir, directement ou indirectement.

    Sils ne sont pas contre le march, les communs peuvent >>

  • nanmoins avoir un rle contre certaines de ses drives, non ? Les communs peuvent viter au march certaines drives spculatives, ou des volutions vers des conomies de rente plutt que de cration dactivits relles. Au dpart, les droits de la proprit intellectuelle ont instaur une exclusivit temporaire des crateurs et des inventeurs sur leurs uvres, leurs inventions, afin de leur permettre den vivre, et les encourager plus encore crer et inventer. Ce principe reste valable plus que jamais. Sauf quaujourdhui, ce rgime-l a driv. Il la fait dabord cause dun rallongement considrable de la dure de cette exclusivit, jusque 70 ans aprs la mort des auteurs qui pourtant ne sont plus gure concerns depuis leur tombe moins de considrer quils vivent systmatiquement au travers de leurs hritiers. Chaque fois que les uvres de Walt Disney sont en passe dentrer dans le domaine public, sous pression de la multinationale du mme nom, la Cour suprme passe un arrt rallongeant la protection de ses ayants droit. Certains, au mpris des droits du public, prconisent mme un droit dauteur ternel !

    Comme si le public navait le droit qu consommer, quil devait subir du Disney pour lternit sans pouvoir sen approprier les personnages, sans sen emparer pour crer et ne pas en devenir chvre Chacun le dit sa faon Il y a donc ces rallonges rptition du droit dauteur et de son pendant anglo-saxon le copyright. Mais il y a une deuxime drive, en particulier sur le march des brevets : les patent trolls, cest--dire des acteurs qui dposent des brevets sur tout et nimporte quoi, surtout des ides dvidence. Amazon a ainsi brevet le panier et son icne. Il existe aussi un brevet pour limage sur fond blanc. Pourquoi ces brevets ? Parce que les entreprises qui brevtent tout et nimporte quoi esprent bien >>

  • monnayer tel ou tel dpt sur le march des brevets. Nous sommes en loccurrence trs loin des principes de dpart de la proprit intellectuelle, et plus proches dune pratique de lordre de la spculation gratuite

    Ou du poker menteur financier Quoi quil en soit, ces drives sont malsaines, car elles entretiennent une conomie de la spculation et de la rente sur la proprit intellectuelle, loin de toute innovation. A linverse, les communs participent un assainissement des marchs, au del des politiques habituelles anticoncurrentielles. Prenons lexemple du logiciel libre. Le logiciel libre, qui est une sorte de coucou dans le monde des droits dauteur, puisquil invente un rgime juridique en creux de ces derniers, soppose aux logiques du brevet sur le logiciel. Au lieu de commercialiser laccs au logiciel, il commercialise du service, de la formation, des pratiques concrtes avec et autour du code. Au lieu de vendre laccs au code, que lon laisse entirement libre, on vend laccompagnement la programmation, les faons de profiter, dutiliser le logiciel, de sy former, dy adapter ses systmes dinformation. Les chiffres de lconomie du logiciel libre sont en consquence bien moins mirobolants que ceux du logiciel propritaire. Certains dtracteurs comparent le poids conomique du logiciel propritaire et celui du FLOSS comme on lappelle (Free / Libre and Open Source Software) via lunique critre du chiffre daffaires ; ils expliquent quil suffirait de mettre tous les logiciels libres sur le mode propritaire pour augmenter de faon considrable leur CA et crer ainsi beaucoup plus de valeur. Ils raisonnent la tte lenvers, car ils ne prennent en compte quune cration de valeur directement monnaye, sans jamais considrer la valeur sociale et culturelle de la chose, et plus encore limmense valeur dusage du logiciel libre, bien suprieure celle du logiciel propritaire.

    Ils restent enferms dans la logique strictement quantitative de lconomie, celle du PIB, oubliant totalement ce quon appelle les externalits positives, cest--dire la faon >>

  • dont le logiciel libre enrichit non seulement ses crateurs puisquil na pas de propritaire mais lensemble des acteurs de son cosystme, de tous ses utilisateurs, rguliers ou occasionnels, aux formateurs en passant par ceux qui profitent des productions issues du logiciel libre sans payer des fortunes Sopposent ici deux visions de la socit. Car les dtracteurs du logiciel libre participent dune vision de la socit qui rduit tout progrs une course permanente la croissance purement conomique. Inutile de revenir ici sur les thses de Piketty et bien dautres. Mais dans une priode de transition cologique, il devient essentiel dinventer une conomie qui redistribue non seulement de la richesse mais de la valeur sociale, sans ncessit de cette course la croissance et elle seule qui a dmontr son incurie. En ce sens, les communs permettent de penser une conomie un peu plus frugale, mais cratrice de valeur au sens large pour tous.

    Cest dailleurs a quon retrouve dans lexemple que vous donniez de Flickr, site de stockage de photos gr par Yahoo! : la mise en commun dun certain nombre de productions rduit peut-tre le cash immdiat du site, mais augmente de faon considrable sa valeur au sens large, et en particulier sa valeur dusage. Tout fait.

    Les communs sont donc potentiellement lune des pices >>

  • pouvant nous servir construire dautres modles de socit, plus justes, plus cologiques, au mme titre que le revenu contributif que dfend Bernard Stiegler, qui va dans le mme sens dune socit du savoir, voire de pistes de transformations comme la taxation des flux, telle que pense par Yann Moulier-Boutang. En rsum, les communs savrent lune des voies les plus prometteuses pour penser diffremment la socit, non ? Les communs ne sont pas une idologie totalisante. On narrive pas avec une solution clef en main : la socit de demain, cest ceci, cest cela, etc., comme on la trop vu et vcu au XXe sicle. Car ce type de pense totalisante, quel que soit son bel idal de dpart, aboutit aux pires drives, en particulier des pratiques liberticides ou la mise en place de castes de privilgis. La beaut des communs, qui est aussi son talon dAchille, cest quon doit en permanence les rinventer. Car on ne gre pas du tout de la mme faon une fort, une olienne, un habitat group, un mdicament gnrique ou un commun de la connaissance. A chaque fois, en fonction du type de ressource, de la communaut et plus largement du besoin et du contexte, il va falloir rinventer une gouvernance, et donc la faon de grer ce commun. Cest la beaut de lhistoire, car nous ne sommes plus enferms dans une pense unique ; le champ des possibles souvre trs largement ; des modles de socit de toutes sortes peuvent ainsi tre mis en place ; et cela nous oblige une vraie crativit politique. Il ny a pas de dogme des communs. Cest sa force, mais cest aussi sa faiblesse par rapport un modle clef en main, parce que cela savre beaucoup plus compliqu de faire la promotion des communs dans lespace public, den faire un modle politique. Cela exige beaucoup plus de pdagogie, dinventivit, >>

  • de mobilisation dindividus comme de collectifs, de temps pass en discussion, voire de ngociations afin de trouver les solutions les meilleures pour le projet de socit quon sassigne tous ensemble. Cest donc la fois un gisement de crativit politique et une contrainte collective, supposant un effort intense pour sa mise en place. Une formidable promesse, mais avec un norme travail pour en concrtiser tous les potentiels.

    couter le podcast tir de lentretien avec Valrie Peugeot sur le site Culture Mobile.