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© M. DISPY & J.-L. DUMORTIER 1

VARIETE DE L’INTERPRETATION DU RECIT FICTIONNEL EN CONTEXTE SCOLAIRE

Micheline DISPY Prof. Jean-Louis DUMORTIER Inspectrice cantonale Université de Liège Collaboratrice de l’Université de Liège Service de Didactique des langues et littératures romanes On peut aborder la question de la pluralité des interprétations du récit – fictionnel ou factuel – selon de fort diverses perspectives. Disons donc sans attendre que la nôtre sera celle du didacticien. Précisons : ce sera la perspective du didacticien aux mains sales. Nous désignons ainsi celui qui prend part aux recherches sur l’enseignement et l’apprentissage d’une discipline scolaire en estimant qu’elles visent non pas à établir un sa-voir qui serait une fin en soi, mais à fonder en raison, dans le cadre de la formation profes-sionnelle initiale, les prises de décision des futurs maîtres, et dans celui de la formation en cours de carrière, les prises de décision des maîtres en exercice.

Nos propres recherches se situent dans le champ de la didactique du français et el-

les contribuent, avec bien d’autres de plus d’ampleur et de plus d’ambition, à garantir le discours que nous tenons en tant que formateurs d’enseignants. Un discours qui ne procède pas de l’intention d’enjoindre. Un discours qui ne procède pas non plus de l’intention d’informer. Un discours qui vise à persuader, c’est-à-dire à mobiliser autrui en respectant son libre-arbitre et en tablant surtout sur la vertu de l’argumentation. Soit dit en passant, il ne serait pas sans intérêt de se pencher sur la composante narrative de cette argumen-tation – relation d’expérience personnelle ou vécue par un tiers, compte rendu de visite de classe, rapport d’enquête menée sur le terrain, etc. – et sur les sens divers que l’on pour-rait donner à ces récits-là, n’était, justement, leur orientation argumentative. Mais nous laisserons ce soin à d’autres. La classe de français – la classe de littérature en particulier – est peut-être le lieu où le plus grand nombre de personnes pourraient manifester le plus souvent qu’elles ne comprennent pas de la même façon un même récit – ou un même fragment de récit. Nous disons bien « pourraient », car il s’en faut de beaucoup que cette possibilité se réalise, dans la plupart des cas. En règle générale, au contraire, les productions de sens individuel-les, loin d’avoir libre cours, loin d’avoir l’occasion de se manifester dans leur différence et de susciter le conflit socio-cognitif, se trouvent comme canalisées par des gestes profes-sionnels de l’enseignant qui questionne.

Faut-il le déplorer sans réserve ? Nous n’en sommes pas sûrs étant donné que la

seule chose qui justifie l’obligation scolaire, ce sont les apprentissages et que ceux-ci im-

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pliquent, en l’occurrence, que les élèves – tous les élèves dans une école qui se veut « démocratique » – accroissent constamment leurs possibilités de faire sens avec les ré-cits. Or, favoriser les prises de parole donnant à connaître les interprétations individuelles n’est-ce pas s’exposer à deux dangers redoutables, quels que puissent être, au demeurant, les bénéfices de l’initiative ?

Le premier de ces dangers est celui d’un déficit d’apprentissage. Les jeunes élèves

invités à réagir librement se réfèrent pour la plupart à un récit fantasmatique où se mêlent l’histoire qu’ils viennent de lire et leur histoire personnelle. En effet, comme le rappelle Anne Jorro (1999 : 1), si « l’interprétation (…) s’appuie sur une triple composante : le contexte de la rencontre avec l’écrit (…), le texte et sa logique discursive propre ainsi que [le] monde interne du lecteur (…), le monde du lecteur prédomine ». Il s’ensuit que les ap-prentis lecteurs parlent spontanément plus de leurs retrouvailles dans l’univers de l’histoire que de cet univers même et de sa charge d’altérité. Ils disent qu’ils s’y retrouvent. Ils le disent comme ça leur vient. Ils ne tentent pas d’eux-mêmes de le dire mieux. Ils ne s’efforcent pas à plus de perspicacité. Ils font ce dont ils sont déjà capables. Ils n’évoluent pas dans la « zone de développement proximal » (VYGOSTSKI, 1936-1985).

Le second danger est celui d’un inéquitable traitement des apprenants dont les dis-

positions relatives à la confrontation des lectures – entendons par là, d’une part, leurs apti-tudes à dire le sens produit et, d’autre part, leurs attitudes envers cette sorte d’échange communicationnel – ne sont assurément pas « la chose du monde la mieux partagée ».

N’en faisons pas mystère : nous sommes sceptiques quant aux avantages incondition-

nels de procédures pédagogiques libertaires, importées d’Outre-Atlantique fort souvent, qui font, entre autres choses, grand cas de la conversation sur les œuvres narratives, conversation informelle ou, tout au plus, régulées par le principe du respect du tour de pa-role (TERWAGNE, VANHULLE & LAFONTAINE, 2001). Si le maître n’a pas en point de mire des objectifs d’apprentissage précis – et qui ne soient pas seulement d’ordre communicationnel, ou, a fortiori, seulement d’ordre relationnel : nous parlons d’objectifs ayant trait à la com-préhension des récits –, si ce maître n’a pas bénéficié, en outre, d’une formation lui per-mettant de faire advenir l’échange à partir des prises de parole successives, et de susciter la conscience d’apprendre à l’occasion des échanges, il est fort à craindre que la classe de français ne devienne « le dernier salon où l’on cause ». Or, pour la causerie, nul besoin d’enfermer les enfants ou les adolescents dans les murs de l’école, n’est-ce pas ?

Nous ne déplorons donc pas sans réserve que les petits ruisseaux de sens dont les

sources sont les lectures individuelles soient assez rapidement détournés de leurs cours et contraints de confluer dans le canal creusé par les questions de l’enseignant. Mais disant ne pas déplorer ce fait-là « sans réserve » nous disons le déplorer quand même. Et comment ne pas trouver cela regrettable si l’on songe que, de manière inévitable, les questions du

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professeur procèdent de sa propre lecture, éventuellement orientée par les objectifs d’apprentissage qu’il a choisis – et qui ont alors souvent présidé au choix du récit lui-même ? Comment ne pas trouver cela fort regrettable si l’on constate que, plus couramment (dans l’enseignement primaire et secondaire inférieur tout au moins), ces questions procèdent de la lecture d’un tiers – auteur de manuel, concepteur de documentation scolaire, etc. –, lec-ture avalisée par le maître empruntant l’appareil pédagogique des récits destinés à l’usage scolaire ? Comment ne pas trouver cela tout particulièrement regrettable quand il appert que l’enseignant questionne de façon routinière, sans perception nette du rapport entre les questions qu’il pose et les objectifs d’apprentissage – voire sans objectifs d’apprentissage du tout ?

En pareil cas, nous inclinons à croire que l’entreprise de canalisation des lectures au

moyen du questionnement n’est guère préférable au libre cours des paroles singulières sur les récits lus en commun. Tout au plus cette entreprise-là réserve-t-elle au maître le fin mot et le mot de la fin : c’est lui qui pose les questions, c’est lui qui uniformise les réponses, c’est lui qui avalise les réponses en uniforme. On peut estimer que cela vaut parfois un peu mieux que ces prises de parole de certains élèves vécues par leurs condisciples comme des prises de pouvoir et génératrices de frustrations ou de réactions agressives diverses. Cela vaut sans doute parfois un peu mieux, mais assurément pas toujours beaucoup mieux. Cer-tes, à tous les niveaux pédagogiques, il se trouve des maîtres dont le niveau d’expertise, en fait de lecture des récits, est très supérieur à celui de l’immense majorité de leurs élèves et quand ceux-là questionnent, quand ceux-là jouent les meneurs de jeu sans guère laisser d’initiative à ceux-ci, on peut penser que, tout compte fait, pour ces derniers, le jeu en vaut toujours la chandelle. Mais de tels maîtres ne sont pas monnaie courante. Le forma-teur d’enseignants, s’il fait en sorte que tous ceux dont il a la charge deviennent les meil-leurs professeurs possibles, demeure conscient de la diversité des mesures du possible…

Etant donné ce que nous venons de dire, en tant que formateurs ou, à l’occasion, en

tant que formateurs de formateurs, nous estimons devoir attirer l’attention des maîtres sur deux choses. L’une est le rapport entre le questionnement des élèves à propos d’un ré-cit et une lecture magistrale de ce récit-là, une lecture personnelle ou non, une lecture parmi d’autres possibles, une lecture pédagogique peu ou prou orientée par la conscience des occasions d’apprentissage que fournit le récit considéré. L’autre chose est la balance des avantages et des inconvénients inhérente à l’alternative qui s’ouvre à propos de toute lecture accomplie dans le cadre scolaire (donc à des fins d’apprentissage) : soit canaliser les manifestations de la compréhension-interprétation individuelle par un questionnaire, soit leur laisser libre cours.

La très modeste recherche-action dont nous allons faire état a été un moyen de sen-

sibiliser, dans le cadre d’un séminaire d’été, une vingtaine d’enseignants et une dizaine de

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formateurs d’enseignants, tous volontaires, à quelques questions d’ordre pédagogique que soulève la variété des interprétations d’un même récit.

C’est chose fort aisée, dans un tel cadre, de mettre des professeurs devant

l’évidence de la variété des interprétations. Il suffit, par exemple, de leur poser l’une ou l’autre question sur ce que l’auteur n’a pas dit explicitement à propos du monde de l’histoire – et l’on sait qu’il ne dit jamais tout, que toujours il « demande au lecteur de collaborer en comblant une série d’espaces vides » (Eco, 1996 : 9). Chacun des lecteurs collaborateurs que sont les maîtres en formation sature ou remplit plus ou moins les lieux d’indétermination du récit en puisant dans l’ensemble des représentations qu’a générées son expérience du monde – les représentations qu’ont générées, au premier chef, les échanges communicationnels auxquels il a personnellement pris part – et cela donne lieu à des interprétations différentes du cadre de l’action, des raisons d’agir des personnages, de leurs buts, des valeurs qui président à leur conduite, de leurs normes de comportement, etc.

Il peut même suffire de moins que cela pour que se manifeste la variété des inter-

prétations. C’est en effet parfois assez de poser l’une ou l’autre question de synthèse sur ce qui est explicitement mentionné. En règle générale, la sélectivité de la mémoire est alors patente, comme l’est tout autant la propension à substituer à des composantes du récit en question des stéréotypes d’action, sédiments d’expériences narratives antérieures : récep-tion ou production de récits fictionnels ou factuels, oraux ou écrits, liés ou non au vécu personnel.

Bien entendu, d’autres questions, ne portant pas, elles, sur l’univers de l’histoire,

sont de nature à accroître l’ampleur de la variation interprétative. Nous songeons en parti-culier à celles qui ont trait aux réactions émotionnelles du sujet lisant et aux facteurs de ces réactions (MARTINS, 1993). Nous songeons également aux questions qui concernent l’intention de l’auteur telle qu’elle se concrétise dans le récit1. Nous songeons encore aux questions relatives à la nature et la valeur artistiques de ce dernier. A ce propos, on pour-rait se demander si le jugement esthétique relève de l’interprétation. C’est discutable. Il est fort probable que des théoriciens de la lecture férus d’analyse s’efforcent ou s’efforceront de distinguer interprétation et appréciation comme ils ont tenté de diffé-rencier interprétation et compréhension. En ce qui nous concerne, parce que nous avons pu 1 Nous trouvons plus embarrassant qu’utile, en contexte pédagogique tout au moins, le concept d’«intention de l’œuvre » - intentio operis (ECO, 1986, 1992, 1994). L’intention, c’est-à-dire la représentation que le sujet a du but de son action et de ses motifs d’agir, ne peut être le fait que d’un être doué de conscience. Cela dit, il est, bien sûr, des actions, il est des résultats d’action (des œuvres d’art, entre autres) qui manifestent très peu, qui manifestent très mal, l’intention de l’acteur (de l’artiste). Il en est même dont les caractéristiques permettent de lui imputer une intention radicalement opposée à la sienne. Mais il nous paraît plus efficient de parler d’échec de la réalisation (dans le cas d’une intention mal concrétisée) ou d’échec de la communication (dans le cas d’une intention non perçue) que de recourir à l’expression antinomique d’« intention de l’œuvre ».

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constater que les distinguos attirent les évaluateurs du savoir-lire et parce que nous nous redoutons l’empressement de ces derniers à bétonner les frontières en pointillés tracées par les théoriciens, nous considérerons avec Jean VERRIER (1995 : 79), « que toute inter-prétation d’un texte littéraire peut être jugée du point de vue de son exactitude littérale (…), mais aussi du point de vue des jugements, implicites ou explicites, qu’elle porte sur le texte et qui peuvent avoir trait à sa vérité, à sa valeur esthétique ou à sa valeur morale. » Autrement dit, considérant l’intrication des opérations mentales qui interviennent dans l’activité de lecture d’un récit plutôt que l’organisation du compte rendu d’une telle activité, nous renoncerons à séparer compréhension, interprétation et appréciation. Et nous dirons ici, par circonstancielle courtoisie, interprétation pour l’ensemble du trio, comme nous di-sons, ailleurs, compréhension pour le même ensemble.

L’ampleur de la variation interprétative est en outre fonction de plusieurs variables

contextuelles (GIASSON, 1990 : 22-24 ; DUMORTIER, 2001 : 15-18). Nous en retiendrons quatre, sans nulle prétention à l’exhaustivité. La première, dont résultent souvent les trois suivantes, est le cadre dans lequel s’accomplit et se manifeste l’interprétation : cadre du travail ou cadre du loisir. Si le lecteur interprète est ici comme là influencé par la cons-cience d’enjeux d’autorité – faire part de sa réaction à une œuvre, c’est toujours, en effet, se donner la chance de gagner ou courir le risque de perdre quelque ascendant moral –, le fait de se trouver soit en position basse ou haute, soit à égalité avec autrui accroît ou di-minue considérablement la prise de risque interprétatif. La deuxième variable est le rap-port entre la durée de la lecture, la longueur du récit et des caractéristiques de ce dernier comme le degré d’originalité, d’« ellipticité » ou d’ambiguïté – caractéristiques relatives au lecteur bien entendu. La troisième variable est le délai séparant le moment de la lecture et celui de la manifestation de l’interprétation. On sait, depuis les toutes premières recher-ches des psychologues sur le schéma narratif en tant que structure mentale (cf. BARTLETT, 1932, dans FAYOL, 1985), que plus ce délai s’allonge, plus les stéréotypes d’action et de nar-ration se substituent à l’histoire et au récit originaux. La quatrième est le mode de la com-munication de l’interprétation : oral ou écrit, formel ou informel, monologal ou dialogal, etc.

La découverte de la diversité des lectures accomplies par des pairs peut susciter en

bien des esprits un doute salubre. Les enseignants en formation prennent conscience qu’ils ne lisent pas eux-mêmes « tout le texte et rien que le texte », selon le précepte d’une pré-tendue « méthode de lecture » immanente qui eut naguère son heure de gloire en Belgique francophone (ETIENNE, 1965). Ils peuvent s’aviser du fait que, suivant des procédures qu’ils ont eux-mêmes créées ou qu’ils empruntent à autrui, ils évaluent la compréhension des élè-ves à l’aune d’une compréhension individuelle pour le moins discutable.

Mais nous estimons insuffisante cette sorte de bénéfice, d’ailleurs susceptible de

s’inverser en effacement des « limites de l’interprétation » (ECO, 1992) et en renoncement à tout guidage de la manifestation des interprétations personnelles. « Puisque fatalement

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je questionne d’après ma propre lecture ou d’après celle d’un tiers – pourrait se dire le maî-tre – et puisque ce qui résulte de cette lecture n’est pas un nec plus ultra, ne devrais-je pas m’abstenir de questionner, ne devrais-je pas me mettre à l’écoute des interprétations variées que les élèves communiqueront à leur guise ? N’est-ce pas assez de veiller à assurer au sein de la classe une qualité d’écoute semblable à la mienne, de respecter et de faire respecter inconditionnellement l’apport de chacun ? Le mieux n’est-il pas que je me borne à faire découvrir à tous que, selon un mot célèbre," le texte est un pique-nique où l’auteur apporte les mots et le lecteur le sens " (LICHTENBERG, cité par TODOROV, cité par ECO, 1992 : 66)». On imagine aisément les carences d’apprentissage qui pourraient résulter de telles réflexions !

Nous n’avons donc pas conçu ni mené notre recherche-action aux fins exclusives de

faire surgir des interprétations variées, de faire découvrir aux participants qu’un même récit peut susciter des réactions différentes dans le chef de différents professeurs et de faire naître, envers les questions qu’ils posent aux élèves pour évaluer leur compréhension, une méfiance raisonnable – puisque ces questions procèdent d’une compréhension indivi-duelle qui n’est pas la seule possible et dont la valeur relative peut être mise en débat. Nous nous sommes également donné pour objectifs 1°) d’attirer l’attention des maîtres sur des caractéristiques du récit particulièrement susceptibles d’interprétations diverses, 2°) sur les conditions d’une interprétation acceptable, 3°) sur les causes – ou tout au moins sur quelques causes probables – de la variation interprétative, 4°) sur les enjeux et les éven-tuels bénéfices du débat interprétatif.

A de telles fins, nous leur avons demandé de lire un texte dont la narrativité nous

paraissait discutable, dont le personnage central nous semblait pouvoir faire l’objet de ju-gements différenciés, voire contradictoires, et dont nous pensions la nature et la valeur artistiques susceptibles de controverses (cf. annexe 1). Et nous avons adressé sept sollici-tations aux participants. Dans un premier temps, ils ont été priés d’y réagir d’abord par écrit, individuellement. Dans un second temps, ils ont pu réagir oralement selon une procé-dure qui rendait possible la controverse tout en garantissant l’audibilité de chaque inter-vention et en évitant qu’une minorité n’accapare la parole.

Nous ne retiendrons ici que les cinq premières sollicitations (les deux autres portant

sur les objectifs d’apprentissage spécifiques envisageables à partir du récit considéré et sur les moyens d’atteindre ces objectifs). Voici, textuellement, ces cinq sollicitations, que nous avons voulues très ouvertes : 1°) L’intention (ou les intentions) de l’auteur est (sont) de… 2°) Ce récit, c’est l’histoire de… 3°) Il convient de faire comprendre aux enfants que… 4°) Estimez-vous que ce récit est une œuvre d’art digne d’intérêt ? 5°) Sur quelles mani-festations de l’intention artistique de l’auteur conviendrait-il d’attirer l’attention des ap-prenants ?

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Il importe de préciser que les maîtres que nous sollicitions ainsi n’avaient pas été préalablement sensibilisés au thème qui nous retient ici. Au cours des deux journées qui ont précédé celle de l’expérience que nous relatons, il n’a jamais été question, même inci-demment, de la variété des interprétations : rien, dans notre propos antérieur, n’était de nature à orienter les réactions. Nous n’hésitons pas à l’affirmer pour deux raisons. La pre-mière est que ce propos était déterminé bien avant notre décision de présenter une com-munication au présent colloque. La seconde c’est que nous avions songé à une tout autre ré-colte de données et que l’idée de profiter de l’occasion d’un séminaire d’été pour convertir notre projet de recherche en recherche-action nous est venue peu de temps avant le début de ce séminaire. Toutefois, juste avant de distribuer le récit et le questionnaire, nous avons informé les participants du thème du présent colloque, du sujet de notre interven-tion et de leur contribution à notre recherche. Il a donc bien été question, à ce moment-là, de la variation interprétative et de l’intérêt de prendre conscience de l’ampleur potentielle de cette dernière pour décider en meilleure connaissance de cause des procédures de mise en commun de la compréhension en lecture.

Dans un contexte de formation, c’était ainsi, nous semble-t-il, pointer l’objectif

d’apprentissage qu’il s’agissait d’atteindre – ou, tout au moins, dont il fallait tenter de se rapprocher – en effectuant la tâche demandée, c’est-à-dire en lisant le récit (dont nous n’avons bien entendu pas mis en évidence les traits susceptibles d’interprétations diverses) et en réagissant aux sollicitations qui s’y rapportaient. C’était ainsi donner à entendre aux maîtres en formation que ce qu’ils allaient faire était un moyen d’apprendre quelque chose qui pouvait leur servir dans l’exercice de leur métier. Or, nous avons remarqué très vite, qu’à l’instar des élèves, la plupart des professeurs opéraient spontanément selon une logi-que de tâche et non selon une logique d’apprentissage. Ce qui, apparemment, importait pour eux, c’était de deviner les réactions qui nous auraient satisfaits ; leurs efforts tendaient à la découverte de « la bonne réponse » et non à l’expression de leurs incertitudes, de leurs hypothèses concernant l’intention de l’auteur manifestée dans le texte, l’univers de l’histoire, la nature et la valeur artistiques du récit. Pour avancer cela, nous nous appuyons sur divers indices, dont la fiabilité est sujette à caution, et sur une preuve qui, elle, nous paraît solide.

Le premier indice est la manière de prendre connaissance du récit. Pour autant que

nous ayons été de bons observateurs, la lecture de la plupart des participants a été rapide et continue – le genre de parcours précipité provoqué par une mise en intrigue suscitant la curiosité, ou – et c’était le cas ici – par l’attente impatiente d’une telle mise en intrigue. Le deuxième indice, ce sont, une fois cette lecture accomplie, les va-et-vient entre les sollici-tations et des relectures partielles, sélectives, orientées par ce que nous demandions. Le troisième indice, c’est le faisceau des manifestations d’un malaise tenant à la lettre des sollicitations (Quid d’« œuvre d’art » et des « manifestations de l’intention artistique » ?) ou aux difficultés d’y réagir par écrit. Quant à la preuve, nous la trouvons dans le fait sui-

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vant : aucun des participants n’a réagi à la troisième sollicitation (« Il convient de faire comprendre aux enfants que… ») par quelque chose d’apparenté à : « …on peut hésiter sur l’intention de l’auteur, lire différemment une même histoire, juger diversement un person-nage… à telle et telle conditions » Pour chacun des maîtres, ce qu’il y avait lieu de faire comprendre aux enfants c’était, en fin de compte, que sa propre interprétation du récit était la bonne.

Si une trentaine de maîtres participaient à la formation que nous dispensions, deux

tiers d’entre eux seulement ont remis, en réponse à nos sollicitations, un document suscep-tible de traitement statistique. C’est donc sur un échantillon de vingt professeurs que nous observerons, pour commencer, la variété des interprétations. Cette dernière se manifeste surtout à propos des points suivants que nous citons par ordre de variation croissante en indiquant entre parenthèses le nombre des variantes 1°) l’appartenance du texte à la classe des récits (2), 2°) l’ambiguïté du titre et le rôle de ce dernier (3), 3°) l’intention de l’auteur manifestée dans l’œuvre (4), 4°) la leçon de vie que celle-ci permet de tirer (6), 5°) les ca-ractéristiques du personnage principal et les réactions que ces dernières entraînent dans le chef du lecteur (6), 6°) les manifestations de l’intention artistique ou les facteurs d’intérêt de l’écrit considéré (12).

1°) L’APPARTENANCE DU TEXTE A LA CLASSE DES RECITS « Ce récit, c’est l’histoire de… » : telle était notre deuxième sollicitation. En deman-dant aux maîtres en formation de compléter la phrase, nous les forcions, de manière impli-cite, à en admettre le début, soit à tenir pour acquis, nonobstant l’évidence, qu’ils avaient indubitablement affaire à un texte à structure narrative, à une « mise en intrigue » d’événements et d’actions (RICOEUR, 1983-1986). Quelle proportion d’entre eux, nous de-mandions-nous, allaient résister à ce coup de force, au terme d’une formation où il avait été abondamment question des différences entre le canon narratif et les récits particu-liers ? Seize participants sur vingt n’ont pas du tout mis en question la narrativité de l’écrit considéré. Quels qu’aient pu être leurs doutes quant à l’appartenance de ce dernier à la classe des récits, si hésitantes, si difficiles qu’aient éventuellement été leurs opérations de cadrage générique, ils n’en ont pas fait état. Avaient-ils des réserves – de nettes réser-ves, des objections – de fortes objections ? Quoi qu’il en soit, ils ont estimé qu’elles ne fai-saient pas le poids par rapport à nos assertions implicites (« Ceci est un récit », « Ceci est un texte qui donne à connaître une histoire »), qu’ils ont prises pour argent comptant. Qua-tre participants ont toutefois contesté ces assertions et remplacé la formule « Ce récit, c’est l’histoire de… » par « Ce texte est le portrait de… ». Nous avons même trouvé un très curieux : « Ce récit est un portrait. ».

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Au cours de la phase suivante (celle des réactions orales aux sollicitations et de la discussion entre les participants), ces contestataires ont argué de l’absence de tout pro-cessus modificateur et de la permanence de l’imparfait. L’un d’eux a évoqué les Caractères de LA BRUYERE où le propre d’un personnage typique est mis en évidence par des anecdotes dont la succession ne constitue pas, à proprement parler, une mise en intrigue.

Quant à ceux qui avaient estimé avoir affaire à un récit, ils se sont très vite unani-mement accordés sur l’interprétation suivante : en fait, il ne s’agit pas d’un récit complet, mais seulement d’un début, d’une « situation initiale » contenant l’amorce d’une possible perturbation, liée au refus du « jeune professeur de gymnastique » de traiter comme un cas d’exception « le fils de Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaussures ». Nous n’avons pas résisté à l’envie d’ébranler ce consensus aussi prompt que massif en évoquant la possi-bilité d’une interprétation antithétique : ne pourrait-il aussi bien s’agir d’une « situation finale », la réponse à la question « Comment en arrive-t-on là ? » étant disséminée dans le texte et requérant, de la part du lecteur lui-même, un travail de repérage et de « mise en intrigue » des données pertinentes ? 2°) L’INTENTION (OU LES INTENTIONS) DE L’AUTEUR

Dix-huit enseignants sur vingt ont estimé que l’auteur manifestait l’intention de « faire réfléchir ».

Quatre ont ajouté : « et de donner du plaisir ». La formule est certes bien vague en

l’absence de toute identification des facteurs de plaisir : est-ce celui que procurent des personnages et une histoire à forte charge émotionnelle ou celui qui naît du suspens et de la surprise ? Est-ce celui que donne un dénouement à tout point de vue satisfaisant ou celui qui tient à l’ambiguïté d’un vouloir dire ? Est-ce celui qui se rattache au jeu sur l’intertextualité ou celui d’une mise en mots originale ? etc. La formule est bien vague, mais elle est largement répandue en milieu scolaire pour spécifier l’intention majeure repérable dans les récits fictionnels, voire dans l’ensemble des œuvres littéraires. Elle est au-jourd’hui devenue une sorte d’incantation grâce à quoi bien des professeurs estiment avoir fait le nécessaire pour développer la prétendue « compétence » dite « saisir l’intention dominante de l’auteur ».

Trois autres maîtres, confondant structure textuelle et intention discursive, ont

écrit que l’intention de l’auteur était « de faire réfléchir et de décrire ».

Confondant, pour leur part, intention et ton du discours, les deux participants res-

tants ont écrit que l’auteur avait l’intention d’« ironiser ».

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A l’exception d’un seul, tous les professeurs ont précisé ce sur quoi il s’agissait de

« faire réfléchir ». Pour huit d’entre eux, c’est sur « les valeurs » ; pour cinq autres, sur « les dangers du pouvoir de l’argent » ; pour les quatre derniers, sur « le comportement de Gontrand ». Ces trois ensembles de précisions ne manifestent pas, il s’en faut, une égale disposition à accueillir des interprétations diverses. Les enseignants qui trouvent le récit propice à une réflexion sur les valeurs ou sur le comportement du protagoniste ne préju-gent pas, expressément du moins, du résultat de cette réflexion. A l’inverse, ceux qui es-timent que le récit porte à réfléchir sur les dangers du pouvoir de l’argent nous semblent, à tout le moins, canaliser et limiter la réflexion : quels qu’en soient les résultats, ils doivent appuyer l’opinion que l’argent est source de pouvoir et que ce pouvoir-là est redoutable. Certes il serait paradoxal d’affirmer le contraire, surtout en se fondant sur le texte considéré, mais il nous paraît à tout le moins contestable de réduire l’intention de l’auteur à l’objectif de faire croire cela.

Etant donné, d’une part, notre choix d’une fiction dont le personnage central se

conduisait d’une manière propre à faire réfléchir, en effet, aux normes de comportement et aux explications possibles de l’adoption de tel d’entre eux ; étant donné, d’autre part, l’inclination bien connue des enseignants de français à donner le pas aux considérations éthiques sur les considérations esthétiques, il ne nous paraît pas surprenant que les parti-cipants à notre expérience aient presque tous détecté, dans le récit, une intention morale, voire moralisatrice. En revanche, étant donné que quatorze d’entre eux ont estimé avoir affaire à une œuvre littéraire (cf. infra), on pourrait s’étonner qu’ils ne soient que quatre à percevoir une intention artistique, à être sensibles au fait que l’auteur s’était (aussi) donné pour but de procurer au lecteur l’agrément d’un ouvrage d’art.

Cela s’expliquerait-il par l’ordre dans lequel nous avons placé nos sollicitations ? Se

pourrait-il que, si nous avions questionné d’abord sur la littérarité de l’écrit en question et les manifestations de celle-ci, plus de participants aient fait état de l’intention de se faire reconnaître comme artiste en conjuguant divers facteurs de plaisir ? Nous ne pouvons aller au-delà de l’hypothèse, mais, par expérience, nous inclinons à penser qu’en répondant à des questions ou des sollicitations dont l’écriture fige la succession, l’immense majorité des apprenants font part d’une interprétation en lambeaux. Chaque lambeau correspond à un stimulus magistral et aucun de ces lambeaux n’est a posteriori rattaché aux autres, quand bien même d’ultimes questions ou sollicitations inciteraient-elles implicitement à ce faire. Pour qu’un apprenant revienne sur une réponse à la lueur d’une question ultérieure, il nous paraît indispensable de lui dire clairement qu’il doit y revenir.

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3°) L’AMBIGUÏTE DU TITRE ET LE ROLE DE CE DERNIER Cinq professeurs seulement font état du titre dans leur interprétation. Un seul met en évidence l’ambiguïté de « pauvre », l’adjectif laissant augurer, de la part de l’auteur, aussi bien de la compassion (cf. « Pauvre enfant ! ») que de la réprobation (cf. « Pauvre type ! »). Un deuxième pointe une sorte d’incompatibilité sémantique entre « pauvre » et « héritier », ce qui est, nous semble-t-il, faire bon marché de l’antéposition de l’épithète. Quant aux trois autres, ils se bornent à signaler que le titre est « important ». C’est seulement au fil des échanges oraux et à l’occasion d’un questionnement sur le titre dont nous-mêmes avons pris l’initiative que la plupart des participants s’avisent du jeu de mots inhérent au pseudonyme de l’auteur et, sur cette lancée, du caractère probable-ment fictif de la maison d’édition. Toutefois, au cours de la discussion, personne ne met expressément en relation ces composantes du paratexte avec l’intention de l’auteur. Il se-rait sans nul doute imprudent d’en conclure qu’en règle générale toute l’attention dont le paratexte fait l’objet dans les pratiques scolaires ne sert qu’à classer des écrits ou, dans certains cas beaucoup plus rares, qu’à aborder des questions de sociologie de la littérature, mais ce que nous avons pu constater nous incline à penser que le professeur interprète ne fait pas spontanément grand cas du paratexte – pas beaucoup plus de cas que les élèves eux-mêmes… dès lors qu’il s’agit de cerner une intention. 4°) LA LEÇON DE VIE QUE L’ECRIT PERMET DE TIRER Particulièrement sensibles à l’intention morale sinon moralisatrice qu’à tort ou à rai-son ils attribuent à l’auteur, les participants rattachent implicitement l’écrit en question à la littérature exemplaire (RUBIN SULEIMAN, 1983) et, à une exception près, ils l’estiment tous porteur d’une leçon de vie qu’ils énoncent volontiers sous forme d’adage. Nous nous étions toutefois bien gardés d’orienter les participants dans cette direction. Notre sollici-tation (« Il convient de faire comprendre aux enfants que… ») permettait de formuler une complétive ayant trait à un tout autre domaine que celui des maximes morales. On pouvait, par exemple, compléter ainsi : « Il convient de faire comprendre aux enfants que le com-portement d’un personnage peut s’expliquer par diverses raisons. »

Pour neuf maîtres, le texte illustre l’adage « L’argent ne fait pas le bonheur ». No-tons que ce proverbe coupe les ailes à l’interprétation : l’argent ne rend pas Gontrand heu-reux, soit. Mais est-il malheureux ? Et si oui, qu’est-ce qui fait son malheur ?

Deux autres maîtres enchérissent : « L’argent et le pouvoir ne font pas le bonheur »,

mais eux aussi en restent là.

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Deux autres encore thématisent l’argent : il « est un instrument de pouvoir », af-firme banalement le premier ; il « n’aide en rien la construction d’identité et la reconnais-sance », écrit le second avec plus de finesse, mais non sans quelque maladresse. A l’énoncé stéréotypé et aux préjugés qu’il véhicule se substitue dans ce cas une opinion que le texte permet d’argumenter – quitte à rappeler aux élèves qu’une hirondelle de fiction ne fait pas le printemps d’une réalité…

Cinq professeurs évoquent une autre idée reçue : « les apparences sont (parfois)

trompeuses », notent-ils, sans préciser davantage. Si l’on peut raisonnablement penser que « les apparences » réfèrent au comportement du protagoniste, on ne peut savoir ce qu’elles cachent à l’estime des maîtres qui s’expriment de la sorte. Il nous semble toutefois que ces maîtres manifestent une interprétation toute différente de celle des précédents : pour eux, la leçon du récit est à chercher, si l’on peut dire, « derrière » ce que l’auteur a mis en évidence.

Un dernier participant précise que l’œuvre exemplifie « les dangers d’une éducation

qui exclut », signifiant pour sa part, sans la moindre équivoque, que la leçon à tirer concerne l’éducation des enfants.

Voyons à présent si ces interprétations divergentes, relatives à ce que Michel Tour-

nier nomme de manière fort heureuse « le secret du conte » (TOURNIER, 1981), correspon-dent à celles de « l’histoire » ou, en tout cas, puisqu’il est douteux que l’on ait bien affaire à un récit, à celles du personnage principal. 5°) LES CARACTERISTIQUES DU PERSONNAGE PRINCIPAL ET LES REACTIONS QUE CES DERNIERES EN-

TRAINENT DANS LE CHEF DU LECTEUR Si prolixes que soient certains en complétant la phrase « Ce récit, c’est l’histoire de… », la plupart des enseignants en formation font, à notre avis, preuve de mémoire sélec-tive : de l’ensemble des informations relatives à Gontrand, ils retiennent surtout celles concourant à fonder le jugement qu’ils portent sur le personnage ou l’explication qu’ils ten-tent de donner de son comportement. Corollairement, la plupart des maîtres ajoutent des données qui appuient l’un ou l’autre, à moins qu’ils n’obtiennent le même résultat en modi-fiant la perspective selon laquelle, dans le texte, les informations sont données. Voici un court fragment révélateur de ces deux tendances à franchir « les limites de l’interprétation » :

Ce jeune garçon semble en révolte contre son père, qui ignore son fils, et contre sa mère, qui lui témoigne trop d’affection.

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Nulle part dans le texte il n’est explicitement ou implicitement question de « révolte » contre le père ou la mère. Gontrand les « déteste » l’un comme l’autre in petto, mais il ne se « révolte » pas. Par ailleurs, si c’est bien parce que son père l’ignore que Gon-trand le déteste, si telle est bien l’explication, fiable par principe puisque fournie par l’auteur narrateur, ce n’est pas parce que sa mère lui témoigne trop d’affection que Gon-trand l’exècre, mais parce qu’il a « l’impression » que cette affection est dévorante. Ce n’est pas, cette fois, l’auteur narrateur qui, directement, qualifie ainsi le sentiment mater-nel ; la qualification est médiate et le personnage médiateur, non fiable par principe, est le protagoniste.

Le délai imposé aux professeurs pour écrire leurs réactions à nos sollicitations a été,

nous n’en doutons pas, cause de maladresses de toutes sortes dans la manifestation de l’interprétation. Mais nous ne doutons pas non plus que ces maladresses soient plus nom-breuses encore dans les échanges oraux, à moins qu’un désaccord entre des participants ne force chacun à affiner son propos, à l’aiguiser à la meule de l’écrit interprété. A propos des caractéristiques du personnage principal, il n’est pas surprenant que dix-neuf maîtres sur vingt, en répondant à la question « Ce récit est l’histoire de… », aient, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, fait état du fait qu’il était (fils de) riche. Ce qui est remarquable, en revanche, c’est la grande variété des autres ca-ractéristiques mises en évidence, caractéristiques plus ou moins nombreuses selon les par-ticipants. Par exemple : Gontrand est… a) révolté contre ses parents, à la fois content de son sort et amer, rejeté par autrui et objet de moqueries, b) mal aimé et mal élevé, inexis-tant par lui-même, manquant d’amitié, incapable d’affection envers ses parents, irrespec-tueux, nul en classe et complexé par son physique, c) un enfant unique, gâté à l’excès, dénué de sentiment filial, méprisant, d) un petit garçon persuadé de succéder à son père, e) un gamin au cœur sec, froid et calculateur, mauvais élève, manquant d’égards envers autrui, ne pensant qu’à l’argent, malheureux, f) un gamin égocentrique, prétentieux, méprisant. Quels constats avancer (avec toute la prudence qui s’impose, bien entendu) ? Le premier est celui d’une difficulté très fréquente à mettre en intrigue les données textuel-les, à construire une séquence narrative, à distinguer les causes et les conséquences du comportement de Gontrand. Assez souvent, en effet, les caractéristiques concernant l’être ou l’avoir du personnage sont mises sur le même plan que celles ayant trait à son faire, à son comportement : les unes ne rendent pas raison des autres. Reconnaissons toutefois que la faible (voire la contestable) narrativité du texte et l’usage permanent de l’itératif ne favorisaient pas le travail de « reconfiguration » dont parle Paul RICOEUR. Le deuxième constat concerne l’établissement des rapports de cause à effet (car il s’en trouve quand même). Nous notons une propension à faire état d’une cause unique au lieu d’énoncer plu-sieurs hypothèses d’explication non exclusives les unes des autres, et cela même si ont été relevées des caractéristiques du personnage engageant à multiplier ces hypothèses. Le

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troisième constat est celui d’une tendance générale aux jugements moralisateurs. Ces ju-gements se répartissent sur un axe dont un extrême correspondrait à : Gontrand est plus à blâmer qu’à plaindre, et l’autre à : il est plus à plaindre qu’à blâmer. Plus on se rapproche de ce second extrême, plus le rapport de cause à effet (souvent unique, répétons-le) est for-mulé clairement. Par exemple :

A la fin du récit, on comprend davantage son amertume : Gontrand est en fait rejeté par les autres. Ils se moquent de son embonpoint.

Voyons à présent si les onze enseignants ayant estimé qu’il convenait de « faire com-prendre aux enfants que l’argent – et le pouvoir – ne fait – ou ne font – pas le bonheur » ont mentionné dans leur interprétation de l’histoire que Gontrand n’était pas heureux en dépit de l’argent et de la situation sociale de son père, dont incontestablement il profite. Voyons, en d’autres termes, si l’interprétation de l’histoire est consonante par rapport à la « leçon de vie » que, selon plus de la moitié des maîtres, il convient de faire saisir par les élèves. On ne peut parler de consonance que dans quatre cas sur onze – et encore : sous ré-serve. Interprétant l’histoire, sept participants, nonobstant leur propre opinion quant à ce qu’« il convient de faire comprendre aux enfants », ne mettent pas en relation la situation matérielle et sociale de Gontrand avec sa situation affective. Quant aux quatre maîtres qui retiennent, d’une part les caractéristiques de la situation matérielle et sociale, d’autre part celles de la situation affective, ils juxtaposent les unes et les autres sans les relier, sans dire que des premières ne résultent pas les secondes. Ce qui se manifeste ainsi, c’est, une fois de plus, la désintégration de l’interprétation par le questionnaire. Ou, d’un autre point de vue, c’est la tendance des interprètes à cloisonner leurs réponses aux questions. Ils ignorent ou perdent de vue que si ces dernières canalisent le discours interprétatif et en facilitent la circulation au sein d’un groupe, les réponses sont comme autant de fils qu’il faut croiser pour construire l’interprétation. LA NATURE ARTISTIQUE ET L’INTERET DE L’ECRIT CONSIDERE « Estimez-vous que ce récit est une œuvre d’art digne d’intérêt ? », demandions-nous aux participants, invités à répondre par oui ou non.

En posant ainsi la question, nous avions conscience d’interroger sur deux objets dis-tincts et d’amalgamer deux critères d’évaluation potentiellement hétérogènes. Un écrit peut en effet être reconnu comme œuvre d’art et être jugé inintéressant par un lecteur singulier pour quantité de raisons, ayant ou n’ayant pas trait à l’art ; inversement un écrit ne bénéficiant pas de la reconnaissance artistique peut néanmoins présenter de l’intérêt pour la personne qui en prend connaissance : notamment parce qu’elle y trouve des informa-tions dont elle a besoin, des arguments pour passer à l’action, des balises pour agir, etc. Au

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demeurant, bien sûr, rien n’empêche d’estimer digne d’intérêt, pour des raisons d’ordre ar-tistique ou d’un tout autre ordre, un écrit littéraire (donc reconnu comme œuvre d’art).

En imposant le mode de réponse (« Oui - Non »), et en faisant suivre la question de

cette autre (« Sur quelles manifestations de l’intention artistique de l’auteur conviendrait-il d’attirer l’attention des apprenants ? »), nous forcions une fois de plus la main aux parti-cipants. Nous les incitions à répondre « Oui » à une question incontestablement double et susceptible d’une réponse négative aussi bien qu’affirmative. Un réaction possible eût été celle-ci : « Non, ce n’est pas une œuvre d’art (ou ce que je considère comme tel), mais c’est néanmoins un texte que je trouve intéressant (pour telle ou telle raison). Ne voyant pas moi-même de manifestations de l’intention artistique dans cet écrit (puisque je ne le consi-dère pas comme une œuvre d’art), je ne saurais dire quelles sont celles sur lesquelles il conviendrait d’attirer l’attention des élèves. »

En questionnant et en demandant de répondre comme nous l’avons fait, nous voulions

tester la résistance des interprétations divergentes et mettre en garde les enseignants en formation contre des modes de questionnement qui contrarient la manifestation des inter-prétations individuelles. A propos de cette sollicitation comme à propos de celle où interve-naient les termes « récit » et « histoire », des participants ont avoué, lors des échanges oraux, être partis du principe que nos questions étaient au-dessus de tout soupçon. Si la question « Estimez-vous que ce récit est une œuvre d’art digne d’intérêt ? » était suivie de la question « Sur quelles manifestations de l’intention artistique de l’auteur conviendrait-il d’attirer l’attention des apprenants ? », c’est, nous ont-ils dit, qu’il fallait répondre « Oui » à la première et comprendre que les facteurs de « l’intérêt » auquel il était fait allusion étaient à chercher dans le domaine artistique. Non seulement nous avons voulu mettre l’interprétation des participants à l’épreuve d’une opinion « magistrale » – la nôtre –, qui s’est révélée prépondérante en dépit de son caractère implicite et, surtout, non argumenté, non seulement nous avons tenté de les sen-sibiliser aux risques inhérents à ce genre de manifestation indirecte de l’avis du maître, mais encore nous nous sommes ingéniés à ébranler certains préjugés à propos d’art litté-raire et de facteurs de littérarité, sachant combien de tels préjugés interviennent dans l’interprétation. A cette fin, après que les participants ont réagi par écrit, nous leur avons annoncé que l’évident pseudonyme de l’auteur (ainsi que la référence éditoriale) était une supercherie de notre part, qu’ils avaient lu, en fait, une nouvelle écrite par un auteur célè-bre et parue dans un supplément littéraire du journal Le Monde. Et nous leur avons deman-dé si, compte tenu de cette information, ils souhaitaient revoir leurs réponses aux deux dernières questions. Les statistiques qui suivent tiennent compte de cette révision. A la question « Estimez-vous que ce récit est une œuvre d’art digne d’intérêt ? », quatorze participants répondent « oui », deux répondent « non » et quatre distinguent les

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deux aspects de la question, répondant « oui » pour « œuvre d’art » et « non » pour « digne d’intérêt ». Deux entourent « oui » et « non », sans préciser si cette réponse concerne la première ou la seconde partie de la question. Les deux autres estiment n’avoir pas affaire à une œuvre d’art, mais trouvent néanmoins de l’intérêt au texte. Il nous paraît remarquable que tous les participants ayant contesté qu’il s’agissait d’une œuvre d’art ont répondu à la question portant sur les manifestations de l’intention artistique… A la question « Sur quelles manifestations de l’intention artistique de l’auteur conviendrait-il d’attirer l’attention des apprenants ? », les participants apportent donc tous des réponses (en moyenne deux par personne) et ces dernières sont très variées. Les voici, par ordre décroissant : les répétitions (9), la manière (?) de caractériser le person-nage (6), les interventions de l’auteur narrateur (4), l’ironie, l’humour noir (4), la morale im-plicite (3), le jeu sur les stéréotypes (2), l’ambiguïté du titre (2), le jeu sur les mots du pseudonyme et de la référence fictive (1), le choix du (pré)nom du personnage principal (1), l’allusion à la fascination qu’exercent les marques sur la plupart des jeunes (1), l’aspect cy-clique du « récit » (1), le champ lexical (?) (1). Lors des échanges oraux, plusieurs participants ont reconnu que l’information que nous leur avions donnée à propos de l’auteur et de l’éditeur avait entraîné une réévaluation radicale de certaines caractéristiques du récit, pointées dans un premier temps comme des indices de non-littérarité. Ainsi, notamment, les répétitions et les stéréotypes qui avaient d’abord donné lieu à une appréciation négative sont-ils devenus des manifestations de l’intention artistique : dans un cas comme dans l’autre, il est apparu à plusieurs que l’auteur, délibérément, insistait, « en remettait une couche » pour inciter le lecteur à aller voir ce qui se cachait sous la caricature ; dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agissait désormais plus de maladresses, mais d’un jeu avec des ressources relevant du domaine de la textuali-sation (elocutio) ou de l’invention (inventio), d’un jeu destiné à frayer au lecteur des pistes d’exploration. De manière plus générale, les participants ont reconnu que l’attribution du texte à un écrivain de renom les avait conduits à chercher des manifestations de l’intention artistique auxquelles ils n’avaient pas prêté attention, ou encore à nommer « manifestations de l’intention artistique » des caractéristiques, telles les intrusions de l’auteur narrateur, qu’ils avaient simplement remarquées sans penser qu’elles puissent contribuer en rien à la situation du texte en question sur une échelle de valeurs littéraires.

Puisque nous ambitionnions d’attirer l’attention des maîtres non seulement sur des caractéristiques du récit particulièrement susceptibles d’interprétations diverses, mais encore sur les conditions d’une interprétation acceptable, sur certaines causes probables de la variation interprétative ainsi que sur les enjeux et les éventuels bénéfices du débat interprétatif, évoquons très rapidement, pour finir, quelques faits nous portant à croire que la visée de ces objectifs subsidiaires n’était pas inopportune.

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Les réactions écrites à nos sollicitations attestent qu’aucun des participants n’a spontanément proposé plusieurs interprétations ni manifesté le moindre doute quant à la valeur de la sienne. Au cours des échanges oraux, ce qui nous a frappés, c’est que personne n’a spontanément (une fois de plus) pensé à invalider celle-ci en recourant au texte. La re-cherche, dans ce dernier, d’arguments susceptibles de faire admettre l’interprétation a toujours été de pair avec la scotomisation des passages permettant d’argumenter, parfois, en faveur d’une interprétation antithétique, plus souvent, en faveur d’une autre interpréta-tion. A plusieurs reprises, qu’il s’agisse du jugement moral sur le personnage ou de l’explication de sa conduite (qui tempérait ce jugement) ou de la manifestation de l’appréciation esthétique, nous avons constaté que les intervenants avaient tendance à substituer à l’œuvre d’autres récits issus de leur expérience propre ou, tout au moins, à interpréter l’œuvre à travers le prisme déformant de ces récits d’expérience. De manière générale, le débat sur les interprétations divergentes a permis de mettre en lumière les passages du texte scotomisés étant donné l’inclination commune à ne retenir que ceux per-mettant à chacun d’argumenter sa propre interprétation. Si la question des enjeux d’autorité inhérents à ce débat ne s’est pas avérée épineuse, c’est notamment, sans doute, parce que nous nous sommes bien gardés de prendre parti, nous bornant à solliciter la contradiction et à réguler la prise de parole. Mais notre parti pris de neutralité bienveil-lante reposait, il va sans dire, sur la conviction que nos collègues, tous volontaires et de bonne foi, étaient capables de s’enrichir de leurs différences sans que nous ayons à inter-venir. Nous expérimentions, comme souvent, dans des conditions optimales qui, comme cha-cun sait, ne sont pas celles dont les enseignants bénéficient au quotidien. BIBLIOGRAPHIE BARTLETT, F. (1932). Remembering. Cambridge : C.U.P. DUMORTIER, J.-L. (2001). Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage : théorie et pratique. Bruxelles : De Boeck & Larcier. ECO, U (1985), Lector in fabula. Paris : Grasset. Ed. originale 1979. ECO, U. (1992). Les limites de l’interprétation. Paris : Grasset. Ed. originale 1990. ECO, U. (1996). Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs. Paris : Grasset. Ed. originale 1994. ETIENNE, S. (1965). Défense de la philologie et autres écrits. Bruxelles : La Renaissance du Livre. FAYOL, M. (1985). Le récit et sa construction. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé. GIASSON, J. (1990). La compréhension en lecture. Boucherville : Gaëtan Morin. JORRO, A. (1999). Le lecteur interprète. Paris : PUF. MARTINS, D. (1993). Les facteurs affectifs dans la compréhension et la mémorisation des textes. Paris : PUF. RICOEUR, P. (1983-1986). Temps et récit. Paris : Le Seuil. RUBIN SULEIMAN, S. (1983). Le roman à thèse ou l’autorité fictive. Paris : PUF.

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TERWAGNE, S., VANHULLE, S. & LAFONTAINE, D. (2001). Les cercles de lecture. Bruxelles : De Boeck & Larcier. TOURNIER, M. (1981), « Barbe bleue ou le secret du conte », dans Le vol du vampire. Paris : Mercure de France. VERRIER, J. (1995). Tzvetan Todorov. Du formalisme russe aux morales de l’histoire. Paris : Bertrand-Lacoste. VYGOSTSKI, L. (1985). Pensée et langage. Paris : Editions sociales. Ed. originale, 1936.

PAUVRE HERITIER !

James PALFRICK, © Editions Zondergeld, 1999.

La femme de Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaussures et le fils de Monsieur le Direc-teur de l’Usine de Chaussures, on ne pouvait ignorer qu’ils étaient, l’une, la femme de Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaussures, et l’autre, le fils de Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaus-sures. Ça se voyait. Les habitants de la petite ville, et en particulier les gens qui travaillaient à l’usine de chaussures, les saluaient avec cette extrême politesse, faite d’un peu de respect (le res-pect qu’ils avaient pour tout le monde) et de beaucoup de cette crainte que l’on manifeste aux puis-sants. Bien sûr, ils ne disaient pas : « Bonjour Madame l’épouse de Monsieur le Directeur de L’Usine de Chaussures. Bonjour Monsieur le fils de Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaussures »; c’était bien trop long : Madame l’épouse et Monsieur le fils auraient été loin depuis longtemps avant qu’ils n’aient fini leur salut, mais ils disaient : « Bonjour Madame. Bonjour Gontrand » de telle ma-nière qu’ils faisaient entendre le reste. En ôtant leur chapeau, ou leur casquette, s’ils étaient des hommes, ou en inclinant modestement la tête, si c’étaient des femmes. L’épouse du Directeur ré-pondait par un petit sourire mécanique, un sourire de la bouche et le regard bien au-dessus des vi-sages. Gontrand, lui, détournait la tête. Au début, l’épouse, ça la gênait bien un peu, cette déférence-là ; puis, elle s’y était faite : après tout, n’était-elle pas la femme du directeur de l’usine de chaussures ? Gontrand, lui, avait toujours trouvé ça normal. Normal d’être salué par les employés de son père, normal de ne pas ré-pondre à leur salut. Gontrand détestait son père, mais ce dernier ne s’en rendait même pas compte. Pour lui Gon-trand n’existait pas : il n’était pas un petit garçon de onze ans, il était l’héritier de l’Usine de Chaussures, rien d’autre.

Gontrand détestait aussi sa mère. Pourtant, la femme du Directeur de l’Usine de Chaussures adorait son fils unique : elle l’aurait cajolé à longueur de journée si seulement il avait accepté qu’elle le cajole ainsi. Mais Gontrand, quand elle l’approchait, avait l’impression qu’elle voulait l’étouffer, le manger, l’avaler, le digérer, le remettre dans son ventre.

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Gontrand ne détestait pas ses frères ni ses sœurs, parce qu’il n’avait ni frère ni sœur. Mais il pensait que, s’il en avait eu, ils les aurait détestés cordialement : l’idée de partager quoi que ce soit avec qui que ce soit lui était insupportable.

Gontrand n’aimait que le gros portefeuille de son père, Gontrand n’aimait que les gros billets

du gros portefeuille de son père. Sa mère n’avait pas de gros portefeuille, et les gros billets qu’elle utilisait pour piller les boutiques de luxe, c’était ceux du directeur de l’usine de chaussures, c’était ceux que Gontrand convoitait pour s’acheter des jeux vidéo, des CD, des vêtements.

Gontrand était très fier de ses vêtements, qu’il choisissait lui-même dans les magasins. Il était vite devenu un connaisseur. Les polos, les blousons, c’était la marque Crocodile, rien d’autre. Facile à reconnaître un vêtement Crocodile ! C’était écrit dessus, en rouge : Crocodile, pas moyen de s’y tromper. Les baskets, c’était Nikebock, comme les vedettes sportives de la télé ; là encore, pas moyen de se tromper : il y avait le sigle NB. Et tout le reste à l’avenant : des marques, bien visibles de préférence, pour parader à l’école. Est-il besoin de dire que l’école n’était rien d’autre pour Gontrand qu’un lieu de parade ? Etudier ? Pour quoi faire ? Il allait succéder à son père, il allait devenir le jeune Directeur de l’Usine de Chaussures. Et pas plus tard que bientôt. Vive le cholestérol de papa ! Le cholestérol pro-voque l’infarctus et l’infarctus conduit au cimetière. On n’apprenait pas ça à l’école, mais ça, c’était la vie, c’était l’avenir assuré de Gontrand. Sa mère, il la mettrait à l’hospice, et il profiterait tout seul du gros portefeuille plein de gros billets. Le fils de Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaussures était donc un élève exécrable. S’il évitait le redoublement, ce n’était certainement pas grâce aux leçons particulières qu’il ne se don-nait même pas la peine d’écouter. Un jour, un professeur l’avait un peu sèchement prié de retirer son baladeur s’il voulait profiter des explications qu’il lui donnait et Gontrand s’était bien sûr arran-gé pour le faire virer. S’il évitait le redoublement, c’était grâce aux dons généreux que son père faisait à l’école. « Un car mis gratuitement à notre disposition pour les excursions scolaires ? Un matériel informatique flambant neuf (en fait il s’agissait des vieux ordinateurs de l’usine) ? Oh, Monsieur le Directeur, comment vous remercier ? » On savait bien comment… Gontrand aussi savait bien à qui il devait d’être passé d’une classe dans l’autre. Il ne trouvait pas ça injuste. Il trouvait que c’était très bien ainsi. La plupart du temps tout au moins. Mais parfois, sans pouvoir se l’expliquer, il en voulait à son père. Vous y comprenez quelque chose, vous ? Aux yeux de Gontrand, tous les professeurs étaient des minables. D’abord il n’y avait qu’à les regarder, qu’à regarder leurs fringues, leurs vieilles bagnoles pourries (c’est Gontrand qui parle, évidemment, vous savez bien que je ne m’exprime pas comme ça). Ils avaient fait des études ? Ils avaient acquis des connaissances ? La belle affaire ! Son père, lui, pouvait se faire en quinze jours, sans se fatiguer, ce qu’ils gagnaient en toute une année de travail ! Le minable d’entre les minables, c’était incontestablement, pour le fils du Directeur de l’Usine de Chaussures, le jeune professeur de gymnastique. Parce qu’il n’avait encore rien compris, celui-là. Parce qu’il l’obligeait, lui, Gontrand, à faire les mêmes exercices que les autres. Parce qu’il

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le contraignait, lui, Gontrand, à prendre sa douche avec les autres, à la fin de la leçon. Ça, c’était le crime de lèse-majesté, un crime impardonnable.

Tout nu, Gontrand le sentait bien, il n’était plus incontestablement le fils de Monsieur le Di-recteur de l’Usine de Chaussures, mais un gamin trop gras, bouée à la ceinture, cuisses molles, bras flasques, et un petit zizi ridicule. Chaque fois qu’il devait s’exposer ainsi, chaque fois que, les yeux de ses condisciples, à défaut de leurs bouches, scandaient : « Gros Gontrand ! Gras Gontrand !», le fils du directeur, le futur patron de l’usine pensait : « Un jour, je serai comme mon père, un gros portefeuille, et je vous obligerai tous à me saluer en disant Bonjour Monsieur le Directeur de l’Usine de Chaussures. Pas un mot de moins ! Et je passerai comme si vous n’existiez même pas! »