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Varlam Chalamov chroniqueur du Goulag et poète de la Kolyma VOLUME 1 / 2 Mireille Berutti Essai

Varlam Chalamov : chroniqueur du Goulag et poète de la Kolyma (1/2)

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"L'art est l'immortalité de la vie". Varlam Chalamov est un écrivain et un poète russe, rescapé du Goulag (1907-1982). Ce livre est à la fois une histoire de sa vie, richement illustrée, un éclairage de son témoignage sur le Goulag, et une analyse littéraire. Ces trois approches permettent de souligner l'unité et la cohérence d'une oeuvre qui a été trop longtemps publiée en récits isolés et en oeuvres séparées. Son euvre principale reste les Récits de Kolyma, qui contiennent un témoignage unique sur le Goulag. C'est dans ce destin exceptionnel que Chalamov puise la force de son écriture, à la fois prose et poésie. Il estime que seul l'art est apte à faire revivre le martyre des êtres humains persécutés. Chalamov est non seulement le plus grand écrivain des camps avec Soljénitsyne, mais aussi un poète universel. L'auteur, Mireille Berutti, est agrégée de russe, elle a enseigné la littérature russe dans les universités de Nancy et de Nice. Elle a découvert Chalamov en 1969.

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Varlam Chalamov

chroniqueur du Goulag et poète de la Kolyma

VOLUME 1 / 2

Mireille Berutti Essai

© 2013 Mireille Berutti Illustrations : Anne Guilleray Photographies : droits réservés

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A mes parents

Pour Anne et Constance

Ecoutez, Sergueï Mikhaïlovitch, notre destinée c'est un crime, le plus grand crime de notre siècle.

Varlam Chalamov

« Je veux seulement dépeindre la souffrance, chacun

pourra en tirer les conséquences ; je ne tolère pas

qu'on la dissimule à coups de grandes phrases

mensongères, car la souffrance est l'ultime vérité

terrestre et elle n'a jamais été aussi infinie que dans

le monde d'aujourd'hui ».

Stefan Zweig Correspondance, octobre 1914

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Remerciements

Mes recherches sur Chalamov ont été accompagnées d'un

sentiment de profonde gratitude envers Irina Sirotinskaia décédée en

2011. Directrice adjointe des Archives Centrales d'Etat des Lettres et

des Arts de Russie, et héritière de Chalamov, elle a mené à bien sur

une période de vingt ans la publication de l'ensemble de son œuvre,

dont les manuscrits lui avaient été confiés par l’auteur entre 1966 et

1979. Dans des conversations et dans ses lettres, elle a bien voulu

partager avec moi ses souvenirs et ses réflexions sur l'homme et sur

l'écrivain.

Ma reconnaissance va ensuite à Valéri Esipov, historien et

journaliste de Vologda, dont la connaissance des archives nationales et

locales et le savoir vaste et maîtrisé concernant l'Union Soviétique ont

guidé mon étude du contexte social de la vie de Chalamov. Son

Chalamov a paru en 2012.

Je n'oublierai pas Laura Kline dont la thèse de doctorat,

gracieusement offerte avant sa publication, m'a facilité la tâche.

Je remercie vivement mes proches, filles, neveux, et amies, qui

se sont intéressés à ce projet et qui ont donné généreusement de leur

temps et de leur savoir-faire : Constance et Catherine pour la relecture

du manuscrit, Anne pour les illustrations, Vartouhi, Alexandra et

Catherine pour la saisie du texte et Pierre-Emmanuel qui a assuré la

mise en page et la composition du livre.

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Avertissement

Pour les mots russes, les noms propres en particulier, nous avons

utilisé la transcription phonétique d'usage courant qui rend le mieux

compte de la prononciation.

Les citations tirées de l’œuvre de Chalamov figurent en italique

dans le texte.

On trouvera à la fin du livre la liste des œuvres de Chalamov qui

ont été publiées en français.

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INTRODUCTION

L'art est l'immortalité de la vie.

Varlam Chalamov est un grand artiste. On connaît le prosateur, on connaît moins le poète. Dans l'entrefilet du Monde du 20 janvier 1982 qui annonçait sa disparition Nicole Zand écrivait : « L'encyclopédie littéraire soviétique […] le cite comme poète mais passe sous silence l’œuvre de sa vie, les Récits de Kolyma, une centaine de textes qui au-delà de l'atroce, au-delà du constat froid, révélaient un grand écrivain, le plus grand écrivain des camps avec Soljénitsyne. » On associe souvent les noms de Chalamov et de Soljénitsyne. Leurs destins se sont croisés, leurs personnalités se sont heurtées. Soljénitsyne rapporte qu'en 1956, après avoir lu un petit recueil de poèmes de Chalamov qui circulait sous le manteau, il avait frémi comme s'il « avait rencontré un frère » – un frère de camp, comme on dit un frère d'armes. Chalamov avait été détenu à la Kolyma de 1937 à 1951, Soljénitsyne avait séjourné dans différents lieux de détention de 1945 à 1953. Après les travaux forcés tous deux avaient connu la relégation, Chalamov dans le Grand-Nord, Soljénitsyne au Kazakhstan. Ils étaient redevenus des citoyens libres en 1956. Alors, très vite Soljénitsyne avait conçu le projet d'un ouvrage collectif sur le Goulag. Il invita Chalamov à « écrire ensemble ». Chalamov déclina l'offre ; il répondit : J'ai mon mot à dire dans la prose russe. En effet, il estimait que le régime carcéral qu'il avait enduré pendant quatorze ans était unique par sa cruauté et que seul un

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ancien de la Kolyma pouvait en décrire l'horreur. Soljénitsyne le comprit : « […] je reconnais avec respect que c'est à lui et non à moi qu'il est échu de toucher le fond de l'abîme de férocité bestiale et de désespoir, vers lequel tout nous entraînait dans la vie quotidienne du camp ». Son introduction à l'Archipel du Goulag contient cette phrase : « La Kolyma, c'est l'île la plus importante, la plus célèbre, le pôle de férocité de cet étonnant pays du Goulag. » Soljénitsyne composa l'Archipel entre 1958 et 1967. Cependant sa nouvelle Une journée d'Ivan Dénissovitch parue en novembre 1962 dans la revue moscovite le Monde nouveau l'avait rendu célèbre dans son pays et à l'étranger. Nikita Khrouchtchev avait personnellement autorisé cette publication qui servait son entreprise de déstalinisation. Cet événement sans précédent provoqua aussitôt l'afflux dans les maisons d'édition et dans les rédactions des revues, toutes étatiques, de textes concernant les camps. Certains furent publiés. Alors, pour quelle raison Chalamov ne parvint-il pas à faire paraître ses récits dont les premiers composés en 1954 avaient précédé de presque une décennie la nouvelle de Soljénitsyne ? En 1959 il avait déposé le manuscrit d'un premier recueil d'une trentaine de textes (le futur livre I des Récits de Kolyma) aux éditions l'Ecrivain soviétique. Programmé à la publication plusieurs années d'affilée, il en était chaque fois retiré malgré les avis favorables des comités de lecture successifs. A la vérité, même pendant le court Dégel ce témoignage libre qui tournait le dos à tous les principes du réalisme socialiste avait effrayé les éditeurs. Le manuscrit aurait peut-être été accepté, si, prouvant sa bonne volonté politique, l'auteur avait consenti à faire les coupures et les corrections opportunes. Mais Chalamov rejetait net le compromis. En 1963 il essuya un refus de publication définitif. Certes, la façon de procéder de Soljénitsyne avait été plus pragmatique et certainement plus utile pour la libération des mentalités dans la Russie post-stalinienne, même si dans Une journée d'Ivan Dénissovitch il décrivait la vie dans un camp à régime relativement supportable (Ijma dans l'Oural) et n'abordait que de façon allusive les réalités des lieux de détention les plus durs comme ceux du Grand-Nord. Pour Soljénitsyne, cette nouvelle avait été un ballon d'essai.

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Achevé cinq ans plus tard, l'Archipel du Goulag montrait la détermination de l'auteur à dévoiler toute la vérité sur la répression lénino-stalinienne. A l'époque Soljénitsyne connaissait une partie des Récits de Kolyma. Il se peut que la force du témoignage de Chalamov ait encouragé son audace. Le manuscrit en cours d'écriture fut confisqué par le KGB en 1965 avec les archives de l'écrivain, qui dut restituer le texte de mémoire. La publication du livre en Europe en 1973 entraîna l'expulsion de Soljénitsyne de son pays. Sa reconnaissance devenue mondiale, le soutien qu'il reçut des élites occidentales et le succès du livre partout traduit le firent apparaître comme le maître incontestable de la littérature concentrationnaire. Au contraire, retranché dans la solitude, durant toute sa vie Chalamov n'écrivit que « pour le tiroir ». Une seule petite œuvre de prose (« Le pin nain ») parut officiellement de son vivant. La diffusion clandestine des Récits de Kolyma resta limitée et désordonnée. La parution de cinq recueils de poèmes qu’il obtint à grand peine fit connaître le nom de Chalamov à un nombre restreint de ses compatriotes. Chalamov décéda en 1982, avant que la « glasnost » de Mikhaïl Gorbatchev ne vînt délier les langues et les plumes. En 1987 un groupe de chercheurs originaires de Moscou et de Vologda, la ville natale de l'écrivain, entreprit le travail de dépouillement de ses archives et de publication posthume de ses œuvres. Des récits parurent d'abord isolément dans différentes revues littéraires, puis en volumes séparés. Enfin en 1998 sortirent les Œuvres en quatre volumes comprenant les Récits de Kolyma, les Cahiers de Kolyma, la Quatrième Vologda, Vichéra-Antiroman, les essais littéraires et la correspondance. En 2006 les Œuvres en six volumes. En l'an 2000, toute la prose de Chalamov était disponible en librairie dans la jeune Fédération de Russie. Cependant sa réception sur la scène nationale ne fut pas à la hauteur des attentes des responsables de l'édition. Un chalamovien de la première heure, l'historien Valéri Esipov, remarquait en 1994 : « Le choc de la publication des Récits de Kolyma

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a eu lieu, mais il a été trop bref pour enseigner quelque chose à notre société malade. […] La thématique concentrationnaire est considérée aujourd'hui comme une donnée historique. » En vérité, la conscience populaire ne s'était toujours pas libérée de l'emprise de l'idéologie stalinienne, ce dont les dirigeants successifs tiraient avantage. Les citoyens n'avaient pas regardé en face la tragédie de la répression ni mesuré l'importance de sa reconnaissance dans le processus de reconstruction de l'identité nationale. Aujourd'hui encore, soixante ans après la mort de Staline, on constate l'effacement de l'existence des camps dans la mémoire collective. Le Goulag a été purement et simplement évacué de la vie vers l'Histoire. Dans les années trente, quarante et cinquante du siècle dernier, saisis de peur et voulant survivre, les millions de citoyens touchés par la persécution avaient appris à taire leurs drames personnels et familiaux. Ensuite leurs enfants, héritiers d'une mémoire faussée, n'avaient pas fouillé dans le douloureux passé national. Cette inertie de la société a perduré dans l'espace post-soviétique. Il arrive que les détracteurs de Staline se voient encore reprocher de « noircir la patrie ». Durant le vingtième siècle l’Âme Russe s'était-elle égarée au « pays du mensonge total » ? (Jacques Rossi, postface à Qu'elle était belle cette utopie !) Cette conjoncture rendait impossible une réception favorable des Récits de Kolyma. En 1999 l'héritière des archives de l'écrivain, Irina Sirotinskaia, qui avait consacré vingt ans à la publication de sa prose et de sa poésie, eut l'occasion d'évoquer lors d'un symposium international réuni à Rome le faible impact de ce travail en Russie : « La conscience sociale n'a pas fait véritablement sien l'héritage de Chalamov. On en vient à se demander si être un grand écrivain signifie rester sur les étagères des bibliothèques. » (« Regard vers le futur », Recueil Chalamov 3). Chalamov écrivain méconnu ? Dans le programme du dernier colloque (2011) consacré à Chalamov sous le titre « Le destin et l’œuvre de Varlam Chalamov dans le contexte de la littérature mondiale et de l'histoire soviétique » V. Esipov constatait : « Aujourd'hui le cercle de ses lecteurs s'est élargi, mais l'étude de son œuvre accuse un sérieux retard. »

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Les recherches restent le fait d'un cercle relativement étroit qui comprend aux côtés des Russes des spécialistes étrangers. Depuis deux décennies des colloques internationaux appelés « Lectures chalamoviennes » se tiennent périodiquement autour de la date anniversaire de la naissance de l'écrivain. Leur fréquence (1990, 1991, 1994, 1997, 2002, 2007, 2011) a longtemps dépendu des difficultés financières rencontrées par les organisateurs, peu aidés par l'Etat et par les pouvoirs locaux. L’Union des Ecrivains Soviétiques ne soutenait pas davantage les recherches engagées sur l’œuvre d'un écrivain mal aimé. A la fin des travaux qui se déroulent en général à Moscou les participants des colloques ont l'habitude de se retrouver à Vologda pendant la période particulièrement enchanteresse des nuits blanches. La rencontre de 2011 a célébré le centenaire de Chalamov. On remarque actuellement quelques gestes symboliques par lesquels les pouvoirs publics honorent la mémoire de l'écrivain. En octobre 2013 une plaque commémorative a été fixée sur la façade de la maison de Moscou où il vécut de 1934 à 1937. Une autre plaque est apparue dans le village de Débine à la Kolyma sur l'emplacement de l’Hôpital Central, dans lequel il travailla entre 1946 et 1950. En France c'est plusieurs années avant leur publication en Russie que la Librairie François Maspero fit paraître en traduction de 1980 à 1982 une grande partie des Récits de Kolyma d'abord en une livraison, puis en trois volumes préfacés par A. Siniavski. A partir de 1986, la traduction des œuvres de prose de Chalamov a suivi de près les éditions russes, elles-mêmes établies enfin sur la base des manuscrits de l'auteur conservés aux Archives Littéraires d'Etat sous la responsabilité d'I. Sirotinskaia : La Quatrième Vologda parut en 1986, Correspondance avec Boris Pasternak et Souvenirs en 1991, Essais sur le monde du crime et Tout ou rien en 1993, Correspondance avec A. Soljénitsyne et N. Mandelstam en 1995, Les années vingt en 1997 et Vichéra-Antiroman en 2000. Le volume complet des Récits de la Kolyma, livré en 2003 dans une édition richement commentée, a mis à la disposition des lecteurs français l'ensemble des textes dans l'ordre fixé par l'auteur. Un choix de poésies traduit par Charles Mouze (Varlam

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Chalamov. Cahiers de la Kolyma) avait donné en 1991 un aperçu de son œuvre lyrique. Mais chez nous aussi de puissants freins ont longtemps fait obstacle à l'accueil des Récits. A la dénégation systématique appliquée par le pouvoir russe à la question des camps et à la sévère rétention d’information à ce sujet vinrent s'ajouter et agirent durablement les effets de l'amitié franco-russe issue de la Seconde Guerre mondiale. Nombre de nos compatriotes refusaient de croire aux révélations faites sur le Goulag par des survivants. Pourtant les premiers témoignages apparurent très tôt. Dès 1947 on pouvait lire en français, sous le titre La Condition humaine, le Voyage au pays des ze-ka écrit par Julius Margolin libéré du Goulag en 1945. Bien plus, la France était directement concernée par les camps russes, dans lesquels avaient été internés plusieurs milliers de ses ressortissants - successivement des anarchistes, des délégués de la CGT à la Troisième Internationale, des Français incorporés de force dans la Wehrmacht (les malgré-nous), etc. En 1984 l'historien Pierre Rigoulot recensait dans son livre Les Français au Goulag 1917-1984 ces diverses catégories de compatriotes et s'indignait de ce qu'à sa connaissance plusieurs centaines d'entre eux fussent encore retenus en Russie derrière les barbelés et oubliés en France. En 1987 Mikhaïl Gorbatchev libéra presque tous les détenus de conscience. Qu'étaient devenus les survivants français des camps staliniens et post-staliniens ? Dans son livre Les paupières lourdes (1991) Rigoulot constatait le désintérêt général et persistant dans notre pays pour ces délaissés de l'Histoire : « On a mis du temps à admettre la simple existence de ces camps. Et l'on n'a pas vraiment entamé la réflexion sur leur sens. Quant au débat sur notre complicité à l'égard du Goulag, il n'a pas eu lieu du tout. » (Entretien, l’Express, 8.12.1994).

Nombreux furent les intellectuels français séduits et bernés par Staline. Rares furent ceux dont les yeux se décillèrent rapidement. Ce fut le cas d'André Gide qui, d'abord ébloui par l’accueil qu'on lui fit à Moscou en 1936, écrivit son Retour de l'URSS, et qui quelque mois plus tard pendant les terribles Procès de Moscou (ayant appris « les coupes sombres effectuées parmi le cheptel humain »), reconnut son erreur d’appréciation dans son livre Retouches à mon Retour de

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l'URSS (1937). Sa déception était grande. Il écrivait : « Il y a dans mon amertume quelque chose de tragique. En enthousiaste, en convaincu j'étais venu admirer un monde nouveau [...] ». « Jusqu'où faudra-t-il approuver ? – demandait-il en s'adressant à l'ensemble des Français et en particulier à « l'immense foule prolétarienne aveuglée » – Tôt ou tard vos yeux s'ouvriront. Ils seront bien forcés de s'ouvrir. Alors vous vous demanderez, vous les honnêtes : comment avons nous pu les maintenir si longtemps fermés ? »

* * *

Le plan de cette étude nous a été suggéré par l'écrivain lui-même. Chalamov a défini comme le fil littéraire de mon destin l'un de ses textes autobiographiques qui retrace succinctement les différentes périodes de son existence et les étapes de sa carrière littéraire. On constate que chaque tranche de vie lui a fourni la matière d'une œuvre en prose. La Quatrième Vologda se rapporte à son enfance et à son adolescence, l'essai Éclats des années vingt concerne ses années de jeunesse à Moscou, Vichera-Antiroman traite de sa première détention dans l'Oural, les Récits de Kolyma de la seconde. Tels les maillons d'une chaîne, ces différents livres soudent les parties d'une biographie déchirée par l'Histoire. Mais si plusieurs chapitres de notre travail évoquent la vie de l'écrivain, nous avons voulu chaque fois montrer les qualités stylistiques du texte correspondant. Les Récits de Kolyma sont présentés par l'auteur comme [...] l'histoire de mon destin, de mon âme, et aussi celle d'un Etat, d'une époque et d'un monde. Nous avons voulu éclairer la saga tragique de la Russie du vingtième siècle en apportant les données historiques indispensables à l'intelligence du Janus stalinien, à propos duquel Chalamov répète à l'envi que le Goulag - sa face cachée - est à l'image du monde, soit calqué sur la société civile. Chalamov avait à cœur de s'inscrire dans la lignée des représentants éminents des lettres russes. A différents titres Dostoiévski, Tolstoï, Tchékhov, Pasternak ont inspiré sa réflexion et son écriture. La relation qu'il entretenait avec ses aînés appelait

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certains rapprochements que l'on a étayés avec des exemples choisis dans leurs œuvres et dans leurs destins respectifs. En lecteur passionné Chalamov dialogue au fil des pages de sa prose avec les grands esprits du passé. L'intertextualité est un élément important de la structure des Récits de Kolyma. Les noms qui y figurent, en particulier ceux de Dante Alighieri, de Thomas More, du philosophe Nikolaï Berdiaev et du poète Ossip Mandelstam, ont guidé notre approche du mode de pensée et de la démarche créatrice de l'écrivain. On a cherché à définir la nouvelle prose dont Chalamov revendiquait la paternité en tant que forme expressément élaborée pour fixer l'inouï et l'indicible. Il estimait que l'art et lui seul est apte à faire revivre dans l'écriture le martyre des êtres humains persécutés. Dans son livre L'écriture ou la vie Jorge Semprun formule le dilemme qui tourmente les rescapés des camps décidés à témoigner. Une triple problématique se présente à eux, qui est à la fois d'ordre éthique, psychologique et esthétique. Ils balancent entre le besoin impérieux de décrire le régime carcéral dont ils ont souffert et le scrupule qu'ils ont à utiliser comme matériau littéraire le malheur des disparus et de leurs proches. Dans le récit « Résurrection du mélèze » Chalamov s'interroge : N'est-il pas immoral de se décharger du fardeau des souvenirs par l'écriture ? Alors faut-il garder le silence ? Par ailleurs, la tentation de l'oubli liée à l'instinct de survie tenaille l'ancien prisonnier autant que le besoin de se confier. Or, écrire empêche de vivre. Chalamov le savait : L'art de vivre, c'est l'art d'oublier. C'est pour cette raison que Semprun prit la plume bien des années après sa libération de Buchenwald. Pour la même raison, aussitôt que relâché et encore en exil Chalamov se jeta dans l'écriture. Jusqu'à sa mort il assuma en ascète la composition de son œuvre. Enfin, le survivant résolu à témoigner se demande comment faire comprendre au lecteur sa propre destruction physique et morale et la démolition programmée de tout l'humain alentour : Mais comment raconter ce qui ne se raconte pas ? Impossible d’assembler les bons mots. Peut-être que mourir aurait été plus simple ! Le dilemme est dans le choix du style. Chalamov a laissé volontairement de côté le parler indigent des zeks mâtiné de l'argot des truands, parce qu'il le jugeait non seulement inapte à décrire l’expérience existentielle de

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l’enfermement, mais surtout dangereux comme vecteur de la mentalité de la pègre au sein de la société civile. Seule la métaphore sera à la hauteur de la thématique carcérale. Aussi, Chalamov laisse-t-il la poésie se glisser dans la narration la plus réaliste qui soit. Le poète épaule le témoin.

Dans sa préface aux Récits de Kolyma Andreï Siniavski invite le lecteur à ne pas refermer le gros recueil une fois ouvert : « Lisez donc ces courts récits les uns à la suite des autres. […] C'est une épreuve d'endurance, une bonne vérification de la qualité humaine (celle du lecteur incluse). On peut interrompre sa lecture et revenir à la vie. Car enfin, le lecteur n'est pas un détenu... Oui, mais comment vivre alors, sans avoir lu jusqu'au bout ? »

La gravité du sujet et l’intransigeance de l'auteur rendaient difficile l'accès à un large public. Chalamov en avait conscience qui confiait à un correspondant en 1972 : L'écrivain n'a nul besoin de la caution du lecteur de base. S'il l'a, c'est bien. Sinon, il s'en passera. Néanmoins, c'est à tous ses compatriotes et à tous ses contemporains qu'il destine son témoignage sur la Kolyma : Ce type de document répond à une vraie demande. Dans chaque famille, dans chaque village, dans chaque ville, que l'on soit intellectuel, ouvrier ou paysan, chacun n'a-t-il pas des voisins, des relations, des proches morts en déportation ? Le voilà le lecteur russe, et pas seulement russe, qui attend de nous une réponse. (« De la prose ») Garder ouvert jusqu'au bout le volume des Récits sera peut-être une épreuve, mais on vivra à coup sûr une expérience enrichissante. Écrire et vivre fut le lot de Chalamov. Lire et vivre est modestement le nôtre. « Lisez pour vivre! » (Flaubert). L'image du gant développée dans le récit éponyme illustre le dilemme de l'écriture. Le narrateur a perdu la peau de sa main droite dans les frimas de la Kolyma. Depuis elle a repoussé, mais […] cette peau neuve, ces muscles sur mes os ont-ils le droit d'écrire ? Si oui, que ce soit avec les mots qu'aurait pu trouver le gant de la Kolyma, le gant du forçat à la paume calleuse entamée jusqu'au sang par la rivelaine […]. Seulement cette main-là n'aurait pas écrit ce récit. Ces doigts-là sont incapables de se déplier pour prendre la plume et raconter leur histoire. La main vivante remplacera la morte, car […] les empreintes

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digitales sont identiques, l'auteur s'en porte garant. L'authenticité du témoignage est ainsi assurée. L'auteur peut balayer les doutes et les dénis concernant l'existence des camps : Les documents de notre passé sont anéantis, les miradors abattus, les baraques rasées de la surface de la terre, le fil de fer barbelé rouillé a été enroulé et transporté ailleurs. Sur les décombres de la Serpentine fleurit l'épilobe, fleur des incendies et de l'oubli, ennemie des archives et de la mémoire humaine.

Avons-nous jamais été ? Je réponds : oui. Avec toute l’éloquence d'un procès-verbal, toute la responsabilité et la rigueur d'un document. Il y a fort longtemps le hasard avait placé sur mon chemin le petit volume de L'article 58. Souvenirs de Varlam Chalanov (sic), vingt récits traduits de l'allemand (Gallimard, 1968). L'entrée de Chalamov sur la scène européenne s'était faite dans les pires conditions de la « contrebande littéraire » (V. Esipov). Mais le fait est là. Les deux traductions superposées n'avaient pas épuisé la force de cette prose percutante et poétique et, le cas échéant, avaient lié à jamais l'auteur et sa lectrice. L’aventure que représente la lecture des Récits, soit dans la langue originale, soit dans une traduction de qualité, se révèle être, comme la fréquentation de toute grande œuvre littéraire, essentielle pour vivre dans notre époque, l'héritière des tragédies du siècle passé.

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HERITAGE ET FORMATION. 1907-1924

La Quatrième Vologda

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Maksim Chalamov | Diacre à Véliki-Oustioug au XVIIe siècle

| Ioann Chalamov

(1790-1849) Prêtre d’une petite paroisse située à 50 km de Véliki-Oustioug

|

Nikolaï Chalamov (1829-1910)

| Prêtre de l’église Notre-Dame à Votcha ______________________|_____________________

| | Prokope Chalamov Tikhone Chalamov (?-1931) (1868-1933) Prêtre à Votcha Missionnaire dans les îles Aléoutiennes | puis prêtre à Vologda | | | | ______________________________________|___ | | | | | | Nikolaï Chalamov Valéri Galina Sergueï Natacha Varlam Ingénieur (1907-1982) | | Tatiana Eléna Ingénieur (1935- 1990)

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LES ORIGINES

Varlam Chalamov est décédé le 17 janvier 1982 à l’âge de soixante-quinze ans. Le service funèbre célébré dans la petite église Saint-Nicolas des Forgerons à Moscou ne réunit qu’un petit nombre d’amis et d’admirateurs de l’écrivain. Personne de son sang n’accompagna Varlam Tikhonovitch à sa dernière demeure. Il mourut comme il avait vécu les trente années qui suivirent sa libération des camps de la Kolyma, sans parenté.

Avant son arrestation survenue en janvier 1937 il avait à peine connu sa fille Eléna née d’un premier mariage contracté en 1934. Lorsqu’il rentra à Moscou en 1953, elle se détourna de son père et, quand en 1979 elle fut informée de l’aggravation de son état de santé, elle n’eut qu’un mot : « Je ne connais pas cet homme. » De son petit-fils, l’enfant d’Eléna, Chalamov ne reçut, semble-t-il, que de rares visites.

En 1982 les deux frères et les deux sœurs de l’écrivain, tous ses aînés de plusieurs années, avaient disparu. Sergueï avait été tué en 1920 sur le front de la guerre civile. Natacha était morte tuberculeuse en 1937. Varlam avait appris le décès de Valéri à son retour de la Kolyma en 1953. En 1956 Galina, qui s’était installée dans les années vingt en Géorgie avec sa famille, avait invité Chalamov à venir vivre auprès d’elle à Soukhoumi, mais il avait préféré Moscou et par la suite le frère et la sœur ne s’étaient pas rapprochés.

En ce qui concerne les branches collatérales de la famille, le livre de souvenirs de l’écrivain, La Quatrième Vologda, contient une allusion à un oncle du côté maternel, Aleksandr Vorobiov, fonctionnaire à Vologda, homme cultivé, poète et possesseur d’une

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riche bibliothèque dont profita un peu le jeune Varlam. Du côté paternel on n'apprend que ceci : Mon père n’avait pas de

parenté ou, s’il en avait, les liens avec elle s’étaient rompus à cause de son séjour à l’étranger, et dans notre maison on ne vit jamais aucun de ses parents – si tant est qu’il en eût...1 En réalité, Tikhone appartenait à une famille de cinq enfants, trois garçons et deux filles. Chalamov ignora jusqu'à sa mort l’existence des neveux de son père, Nikolaï Chalamov, son cousin résidant à Moscou, et une cousine qui vivait à Léningrad, E. Savouchkina-Chalamova.

A la différence de son père Tikhone, son oncle Prokope avait entretenu dans le cercle familial la mémoire de la lignée Chalamov. Le fils de Prokope, Nikolaï, poursuivit cette tâche. A la fin des années quatre-vingt, c’est en entrant en contact avec la fille de ce dernier, Tatiana, que les chercheurs russes apprirent ce que Chalamov n’avait jamais su de ses proches parents.

A partir de 1956 les cousins germains Nikolaï et Varlam Chalamov vivaient tous deux dans la capitale. Leur ignorance mutuelle tenait non seulement à la longue déportation de Varlam, mais sûrement aussi au contexte général de destruction des familles consécutif à la terreur stalinienne. Le citoyen soviétique était habitué à protéger les siens, conjoint et enfants, en les tenant éloignés des membres de sa parenté persécutés ou présumés suspects. Appartenant au clergé qui fut particulièrement éprouvé pendant les années vingt et trente du siècle passé, les Chalamov virent leur lignée décimée et dispersée.

Le nom de l’écrivain Varlam Chalamov ne fut connu de sa parentèle moscovite qu’au début de la publication posthume de son œuvre en prose en 1988, soit six ans après sa disparition. Les quelques recueils de poèmes parus de son vivant n’avaient pas atteint leur milieu plus scientifique que littéraire. Nikolaï était ingénieur ; il était mort en 1965. Tatiana était elle aussi ingénieur.

Grâce aux informations recueillies auprès de cette dernière, ainsi qu’à la patiente consultation des archives tant civiles que religieuses de Vologda et de sa région, les chercheurs Irina Sirotinskaia et Valéri Esipov2 purent établir un arbre généalogique sur plus de deux siècles et mettre en relief l’héritage culturel et spirituel échu en partage à l’écrivain. « Depuis le dix-septième siècle au moins, note I. Sirotinskaia, on a retrouvé les traces de la famille dans les

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archives. »3 Elle découvrit une lignée ecclésiastique dont les membres ont résidé et servi de façon stable l’Eglise orthodoxe dans la province de Vologda.

Tatiana Chalamova-Kojevnikova raconta que jusqu’à la fin des années cinquante son père (Nikolaï) tut le sort tragique de ses parents, son père Prokope et sa femme. Lorsque le Dégel lancé par Nikita Khrouchtchev4 en 1956 permit aux langues de se délier, elle apprit que dans les années trente ses grands-parents (et ceux de Varlam) avaient été arrêtés dans leur village et paroisse de Votcha, situé à quelque cinq cents kilomètres au nord de Vologda. Leurs descendants ignoraient encore tout des motifs de l’arrestation et des détails de l’exécution du couple.

Il se trouve qu’en Russie soviétique les gardiens les plus fidèles de la mémoire non seulement collective, mais aussi privée, étaient les archives de la police secrète. En effet, en 1990-1991, le journal de la République Autonome des Komis dont faisait partie le village de Votcha publia des matériaux tirés des archives locales de l’Oguépéou5 retraçant l’affaire du père Prokope et de sa femme. Leur histoire est banale. Elle se situe autour de 1930. Elle débuta par l’accusation d’« activité antisoviétique » dans le cadre de la confiscation des biens des familles paysannes liée à la collectivisation des terres. Le père Prokope se vit reprocher de n’avoir pas rempli le plan de livraison de céréales à l’Etat, alors que d’après sa déposition reproduite dans le compte-rendu de l’affaire il n’en avait pas à donner. On saisit sa maison et on le fusilla sur décision de la « troïka »6 locale. Son épouse quitta le village. Mais arrêtée en 1937, elle fut exécutée à son tour. Ce cas illustre crûment le sort tragique d’un grand nombre de familles ecclésiastiques dans la Russie stalinienne. On peut supposer que seule la cécité du père Tikhone, frère de Prokope et père de l’écrivain, lui épargna la mise à mort sinon la misère au plus fort de la persécution religieuse des années trente.

Les archives policières conservent le souvenir de vies brisées, tandis que le sort des proches persécutés était un sujet tabou à l’intérieur des maisons habitées par la peur.

Un an avant sa mort survenue en 1964 Nikolaï Chalamov décida de rassembler pour ses enfants et pour ses petits-enfants des souvenirs sur Votcha où il était né. Il s’y rendit et composa un album – Voyage

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dans mon enfance. Quelques années plus tard (en 1968), certes sans avoir revu sa ville natale, mais stimulé par les informations recueillies par son amie I. Sirotinskaia sur le lieu de sa naissance à Vologda, Varlam Chalamov entreprit d’écrire sa Quatrième Vologda. Mêmes racines, même génération. Les cousins germains avaient entrepris à l'insu l'un de l'autre un travail de mémoire sur leurs parents respectifs.

Eglise du village de Votcha (République des Komys), la paroisse du grand-père de l'écrivain Nikolaï Chalamov

D’après le témoignage de Tatiana, dès qu’il put parler sans

danger Nikolaï Chalamov tira de sa cachette, avec des photos de famille, une brochure rédigée par son père (Prokope) à la mémoire de de son grand-père et celui de Varlam, Nikolaï qui avait été prêtre à Votcha de 1867 à 1899. Prokope lui avait succédé. Cette Description religieuse et historique de la paroisse de Votcha, du district d’Oust-Syssolk dans la province de Vologda publiée en 1911 avait pour but de faire valoir auprès de ses habitants les beautés et les avantages de ce bourg. Le père Nikolaï était né à Véliki-Oustioug. Il avait fait ses études au séminaire de Vologda et, ordonné prêtre, il avait été désigné par tirage au sort comme serviteur du culte à Votcha, « […] une paroisse vaste, mal gérée, où les gens sont d’une ignorance et d’un obscurantisme complets ». On apprend que le père Nikolaï restaura

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deux églises, fit l’acquisition d’une grosse cloche pour convier les paroissiens aux assemblées populaires. Il eut une activité éducative, créa une école paroissiale et un établissement scolaire dépendant du « zemstvo », le pouvoir local. Menant lui-même avec les siens une existence très modeste, il dispensait son aide aux miséreux, réconfortait les malades et les mourants qu’il visitait à pied. Le portrait de Nikolaï laissé par son fils montre un membre du clergé simple et dévoué.

Le lecteur de La Quatrième Vologda peut, par comparaison, mesurer l’ignorance de Varlam Chalamov concernant la vie de ses grands-parents paternels. Sous la plume de Prokope on lit : « Dieu lui avait envoyé [à Nikolaï] une grande épreuve : son épouse bien-aimée souffrait d’un grave désordre nerveux après la mort de l’un de ses enfants tué par la foudre sous ses yeux »7. La seule allusion à ses ancêtres faite par Chalamov est celle-ci : Le père de mon père, pope de campagne de quelque coin reculé près d’Oust-Syssolsk, était un ivrogne. Il se disputait souvent avec ma grand-mère. Un jour il revint chez lui ivre, il frappa à la porte, mais ma grand-mère ne lui ouvrit pas. Et il mourut de froid sur le perron de sa maison. C’est ma mère qui me l’a raconté.8 Selon la mère de l’écrivain qui tenait sans doute ce récit de son mari, cet événement expliquait le profond dégoût de l'alcool chez le père Tikhone.

La différence d’attitude des deux frères – piété filiale et vénération chez Prokope, éloignement affectif du côté de Tikhone – peut s’expliquer par le fait que ce dernier, le fils aîné, avait quitté tôt et pour toujours Votcha et ses parents pour entrer au séminaire dans la lointaine Vologda, tandis que le cadet était resté sur place. Mais leurs tempéraments aussi étaient différents. L’un était sédentaire et attaché aux traditions. L’autre était aventureux. Visiblement Tikhone ne s’intéressait pas au passé de sa famille ni à sa parenté vivante. Varlam n'avait pas davantage le goût ni le loisir d’étudier sa généalogie. Père et fils étaient d’une nature plus active que nostalgique.

C’est dans la cité de Véliki-Oustioug, « bastion septentrional de l’orthodoxie » (Sirotinskaia), que l’on trouve les premières traces de la lignée des Chalamov. Un diacre du nom de Maksim Chalamov servait dans sa cathédrale au dix-septième siècle. Au dix-neuvième l’arrière grand-père de l’écrivain, Ioann, était prêtre dans un village des environs de cette ville. Fait notable, l’église de la petite paroisse porte

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encore aujourd’hui, gravé sur une dalle de granit à la mémoire de la défunte épouse d’Ioann, le nom de Chalamova avec la date de son décès, 7 janvier 1851.

Chalamov appartenait à une lignée russe anciennement établie dans le nord du pays. Son patronyme remonte peut-être au terme qui désigne le casque : « chlem », « chelom » ou « cholom », à moins qu’il n’ait une lointaine origine turque ou tatare. Quoi qu’il en soit, on peut supposer que dans le passé un ou des membres de cette famille étaient venus s'installer dans l'épaisse forêt nordique. On peut imaginer des paysans du seizième siècle quittant leur terre pour échapper aux contraintes du servage nouvellement introduit dans la plaine russe, ou encore des prêtres, des missionnaires venus par la route Moscou – Iaroslavl – Vologda – Véliki-Oustioug dans le sillage de marchands qui commerçaient avec Londres et Anvers au début de ce même siècle. Ou bien dans des temps plus reculés, au treizième ou au quatorzième siècle, des ancêtres de l’écrivain auraient pu trouver refuge dans cette région pour fuir le joug tatar9 qui pesait sur une grande partie du pays. Les migrations vers le Nord furent continuelles au cours de l’histoire russe.

L’auteur de La Quatrième Vologda n’hésite pas à reproduire une légende familiale selon laquelle son père serait […] issu du fin fond de la forêt d’Oust-Syssolsk d’une famille de prêtres héréditaires dont les ancêtres étaient encore peu de temps auparavant des chamanes zyrianais sur plusieurs générations […]10. Cette fable qui confond le lieu de naissance et de vie de ses ancêtres paternels (le pays zyrianais) avec leur origine ethnique est formellement démentie par une phrase de la nécrologie publiée dans les registres du diocèse de Vologda après la mort du père Nikolaï : « En terre zyrianaise il ouvrit une école, sans relâche il s’occupa de ses paroissiens. Etranger par la langue, il devint véritablement un des leurs par la foi. »11

En réalité, Chalamov s'appuie sur l'analogie des vocables « Chalamov» et « chamane » pour expliquer certains traits de caractère de son père qui lui déplaisent. Le jeu des consonances lui permet d’écrire : Notre nom de famille lui-même, chamanique, racial, oscille dans son contenu sonore entre l’espièglerie, la polissonnerie et le chamanisme, la prophétie.12

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Cathédrale Sainte-Sophie

Rives de la Vologda

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VOLOGDA PREMIERE, SECONDE, TROISIEME…

Vologda l'enneigée, Vologda l'exilée [...].1

C’était une ville de province, tranquille, qui se levait avec le soleil, au chant du coq.2

Vologda, la ville natale de Chalamov, est sensiblement équidistante de Saint-Pétersbourg situé à environ sept cents kilomètres plus à l’ouest et de Moscou en direction du sud. Les trois cités forment presque un triangle isocèle. Avoisinant par le sud le soixantième parallèle, Vologda est une porte qui ouvre sur le Nord, vaste territoire délimité par les monts Oural à l’est, l’océan Glacial Arctique au nord, la mer Baltique à l’ouest. La ville est baignée par le cours d'eau du même nom, qui rapide en amont prend ensuite un cours paresseux. La rivière y coulait si paisiblement que le courant s’arrêtait parfois complètement et que l’eau en arrivait même à couler à rebours.3 Longue d’une centaine de kilomètres, la Vologda se déverse dans la Soukhona, elle-même affluent de la Dvina du Nord, grand fleuve qui se jette dans la mer Blanche.

La ville est prise dans un réseau de rivières, de canaux, de lacs et de marécages, qui sont autant de voies de pénétration, par eau en été, sur la glace en hiver, à travers les forêts. Derrière un rideau de feuillus, érables et peupliers, ormes et bouleaux, qui cerne l’agglomération, la taïga formée de pins, de sapins et de mélèzes s’étend sur un millier de kilomètres en direction du nord. Elle se raréfie progressivement en toundra forestière, avant de laisser la place à la toundra proprement dite faite de mousses et de lichens jusque sur le littoral de l’Arctique.

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Vologda et le nord de la plaine russe

L’éminent historien russe Vassili Klioutchevski souligne l'action décisive exercée par la nature environnante sur le développement humain : « Ainsi, la forêt imprima un caractère particulier à la vie érémitique dans le Nord, qui connut une forme originale de colonisation forestière. »4 Le professeur Pierre Pascal, qui se trouvait

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dans la région de Vologda en 1916, fut frappé par cet « […] âge du bois, auquel en est encore la Russie du Nord. »5 Arriération ? Non pas. Un mode de vie et une culture particuliers avaient été modelés sous l'influence de la forêt et de l’eau.

Dans les pages d’introduction de son livre de souvenirs Chalamov distingue, hormis la quatrième, la ville de son enfance, trois Vologda. A la première appartient la géographie physique et économique qu’il présente rapidement : il énumère les richesses de la région – élevage, lait, beurre réputés dans toute la Russie ; rivières poissonneuses ; travail du lin, étoffes et dentelles. La seconde est historique. L’auteur privilégie quelques épisodes d’un brillant passé qui mérite, pour une approche vraie du tempérament des populations nordiques et du caractère de notre écrivain, que l’on donne un aperçu de l’évolution de la ville et de sa région au cours des siècles.

D’après les chroniques anciennes la création de la cité sur la rivière Vologda (en finno-ougrien « eau claire ») remonterait à l’année 1147 6, celle de la naissance de Moscou. La concordance des dates est peut-être le fait d’un annaliste soucieux du prestige de sa ville, mais elle s’explique aussi par le choix fait dans les deux cas par des groupes de migrants de se fixer sur l’un des nombreux cours d’eau qui forment, avec la Volga comme axe central, la puissante artère de circulation nord-sud connue sous le nom de « route des Varègues aux Grecs ». Cette voie d’accès joua un rôle décisif dans la formation des principautés souveraines qui précédèrent l’unification de l’Etat russe.

Au milieu du neuvième siècle une troupe de Normands (ou Varègues) ayant pénétré dans le golfe de Finlande se mit à lever le tribut sur les Slaves et les Finnois déjà établis dans la région, si bien qu’au moment de la fondation de Vologda alentour cohabitaient des Slaves, présents dans le Nord depuis les cinquième et sixième siècles, des Normands et des peuplades finnoises, parmi lesquelles étaient les Zyrianes.

Le christianisme s’implanta grâce à l’action des missionnaires envoyés par l’Eglise orthodoxe combattre le paganisme et sous l’effet des migrations successives parties du Sud et de l’Est de la plaine russe.

Au quatorzième siècle un moine de Rostov-le-Grand, Etienne (ou Stéphane), nommé évêque du nouveau diocèse de Perm, d’où son

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surnom Etienne de Perm, évangélisa les Zyrianes et inventa un alphabet pour leur langue afin de leur traduire les livres de culte.

Novgorod-la-Grande7, qui avait déjà conquis de nombreuses terres nordiques et qui apportait sa protection armée à Vologda quand celle-ci était attaquée, domina la cité jusqu’à ce que le Grand Prince de Moscou Ivan III (1440-1505) rattachât et Novgorod et Vologda à sa principauté.

Cependant la foi chrétienne se répandait, des monastères d’une altière beauté émergeaient entre eau et forêt jusqu’aux confins septentrionaux : les plus connus sont ceux de Kirillo-Béloozerski, Férapontov, et Solovetski sur les îles Solovki dans la mer Blanche.

Etant passé de l'état de vassale de Novgorod à celui de sujet

moscovite, la Vologda d’Ivan IV (1530-1584) apparaît à plus d’un titre comme l'une des grandes cités de la Russie du seizième siècle. Reliée à Moscou par la Volga et ses affluents, elle bénéficiait d’un débouché sur la mer Blanche par les ports de Kholmogory et d’Arkhangelsk. En faisant transiter les marchandises depuis Moscou et sa région, puis par Iaroslavl, Vologda et Véliki-Oustioug l’Etat russe commerçait avec l’Europe du Nord. Il exportait notamment en Angleterre et en Hollande fourrures, céréales, cire, lin, miel et produits de la mer. En 1555 le tsar dépêcha des ambassades à Londres, à la suite de quoi la Compagnie moscovite de Londres se vit accorder une charte de

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privilèges avec franchise commerciale et des comptoirs à Moscou et à Vologda. Le rôle joué par cette dernière dans le commerce international décrut, il est vrai, au bout de quelques années, lorsque les Hollandais eurent secondé Novgorod pour la construction du port d’Arkhangelsk et qu’ils eurent reçu un monopole d’échanges.

Mais en ce premier siècle de la grandeur moscovite le Nord s’anima sous l’effet d’un nouveau flux migratoire comptant des marchands et des entrepreneurs, au nombre desquels les fameux Stroganov8, propriétaires de fabriques et de mines de génération en génération. Chalamov souligne l’influence politique durable de cette famille. En 1582 les Stroganov envoyèrent le Cosaque Ermak et ses troupes conquérir pour le tsar le khanat tatar de Sibérie. Ce fut le point de départ de l’expansion russe en Asie.

Chalamov se répand en louanges sur la Russie du quinzième et du seizième siècle, période de grande activité économique de la région de Vologda qui faillit se doubler d’une ascension politique. En effet, voulant punir ses boïars séditieux et se venger de la trahison du prince Andréi Kourbski9 qui était passé au service de la Lituanie, vers 1560 Ivan IV préleva sur l’ensemble du pays un territoire réservé englobant les terres les plus riches dont celles de Vologda, qu’il fit administrer par ses hommes, les « opritchniki », tandis que les princes indociles étaient refoulés dans l’autre moitié, défavorisée. Ce régime de terreur, l’ « opritchnina »10, valut à Ivan le surnom de Terrible.

Quittant Moscou peu sûre, il voulut faire de Vologda la capitale de son domaine personnel. Il entreprit de construire une forteresse (un kremlin de pierre) et une cathédrale, Sainte-Sophie. Le voyageur Herberstein, ambassadeur du Saint Empire et auteur de La Moscovie au seizième siècle, évoque ainsi Vologda : « La citadelle occupe un site que la nature a remarquablement fortifié. »11. Mais après un séjour de trois années pendant lesquelles il y avait fait construire une flotte, Ivan le Terrible abandonna brusquement sa future capitale. Il semble en avoir été chassé par la peste.

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Le Kremlin, extérieur

Palais de l’archevêché (intérieur du Kremlin)

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Une légende embellit les faits racontés dans les chroniques. La cathédrale était à peine achevée, le souverain venait d’y pénétrer, lorsqu'une brique se détacha de la voûte et vint le frapper à la tête. On montre encore aujourd’hui l’endroit d’où tomba la brique. Chalamov donne une version un peu différente de cette histoire entendue dans son enfance. Il a vu le trou laissé par la pierre : Selon la légende, pendant une action de grâce une brique se détachant du pied de l’ange peint sur le plafond était tombée sur le pied d’Ivan le Terrible. Cette brique lui avait écrasé le gros orteil. Effrayé par ce présage, le Terrible était revenu sur sa décision. Vologda ne devint pas la capitale de la Russie.12 Le ton de l’auteur de La Quatrième Vologda est nostalgique : Vologda n’a plus jamais connu la grandeur d’Ivan le Terrible13, et emphatique, lorsqu’il évoque […] la Vologda historique, la ville des premiers temps de l’Eglise, et aussi la page la plus lumineuse de l’histoire russe.14 Ce n’est pas en historien, mais en patriote russe et natif de Vologda qu’il prend la liberté d’admirer avec le regard de son enfance la redoutable puissance étatique qu’il exècre chez les successeurs d’Ivan IV dans les siècles suivants.

Au dix-septième siècle, Vologda et sa région continuèrent à s’enrichir d’un nouvel apport de population en la personne des orthodoxes dissidents appelés « raskolniki » ou vieux-croyants qui s’étaient opposés à la réforme religieuse du patriarche Nikone15 et que le gouvernement du tsar Alexis Mikhaïlovitch (1629-1676) persécutait jusqu’à la mort. Le plus illustre d’entre eux est l’archiprêtre Avvakum, auteur d’une hagiographie personnelle16, qui compte parmi les grandes œuvres littéraires préclassiques russes. Chalamov lui a consacré un long poème (« Avvakum à Poustozersk »).

Le Nord offrait un refuge sûr aux martyrs de l’orthodoxie. L’historien Klioutchevski écrit justement : « Pour le Russe la forêt remplace montagnes et châteaux forts. »17.

Terre d’accueil pour les croyants bannis, région naturellement riche pour les marchands et terroir favorable à la paysannerie qui avait échappé au servage, la province de Vologda connut son plein épanouissement au dix-septième siècle.

Mais la cité subit bientôt un repli à cause d’un changement d’orientation politique, qui d’un côté lui retira à jamais l’espoir de jouer un rôle sur le plan national et international et de l’autre lui donna sa vocation propre et son originalité. Chalamov écrit : La Russie

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d’Ivan le Terrible, c’est le Nord, Ermak. La Russie de Pierre, c’est la Baltique.18

Ce fut moins l’abandon du projet du tsar Ivan IV de faire de Vologda le centre politique de la Russie qu’un siècle et demi plus tard la décision prise par l’empereur Pierre Ier de fonder une nouvelle capitale septentrionale, qui referma cette région sur elle-même. La construction de Saint-Pétersbourg (1703-1710) sur le golfe de Finlande ouvrit une voie fluviale (la Néva) et maritime (la mer Baltique) en direction de l’Europe plus commode que tous les fleuves nordiques et l’océan Arctique pris par la glace plusieurs mois de l’année. Comme Véliki-Oustioug et Arkhangelsk, Vologda fut écartée du commerce extérieur.

En revanche, du fait même de son isolement la région devint un réservoir unique des valeurs et des traditions de la Russie pré-pétrovienne.

En même temps, comme le rappelle Chalamov, Pierre orienta Vologda vers Pétersbourg […].19 La vieille Moscou fut mise en veilleuse et dès lors la cité moderne de Saint-Pétersbourg attira les candidats aux études supérieures, les écrivains, les artistes, les savants. Ainsi Vologda se tournait [...] vers ce qui se trouvait au-delà des capitales, vers l’Europe, vers le Monde avec une majuscule.20

Vologda la troisième, la culturelle, se développa sous l’influence directe exercée par Saint-Pétersbourg sur son élite. Mais surtout, […] cette troisième Vologda fut toujours représentée, dans son aspect vivant, réel, par des proscrits.21 La présence bénéfique pour la société de dizaines, de centaines peut-être de membres de l’intelligentsia relégués pour leurs convictions politiques dans les cités du Nord, voilà un effet inattendu de la répression tsariste attesté dès le dix-huitième siècle.

Au début du vingtième subsistait […] le climat particulier de cette ville, climat aussi bien moral que culturel22. S'y affrontaient les intérêts de la classe aisée et conservatrice appelée « Cent-Noirs » (Vologda était la ville des Cent-Noirs, avec des pogroms antijuifs23) et l'activité d'opposition au pouvoir autocratique d'un certain nombre de citoyens libres et de l'ensemble des proscrits. Dans la région la paysannerie était, comme ailleurs en Russie, la cible d'une propagande révolutionnaire issue de diverses idéologies.

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Les yeux du jeune Varlam dont la maison était sise à l’ombre de

la cathédrale (à une minute de marche) s’ouvraient chaque jour sur un vaste panorama.

Nonchalante Vologda… Les siècles et les lointains Ont étiré la ville, l’ont Eparpillée dans les ravins

En faubourgs et bourgades ; Ont jeté sur la route Les palais en bois de pin Aux palissades orbes.

Elle a vécu jadis du rêve De devenir Vologda la capitale, Un caprice d’Ivan le Terrible Pareil au conte de l’Oiseau de feu.

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Du reste, les indices sûrs Des pourparlers du tsar Sont les fresques magiques Dans l’antique cathédrale.

Jadis ville de marché, Poussiéreuse, terrienne à l’excès ; Jadis terre d’exil, ô combien, O combien dentellière.

« La Vologda d’autrefois » 24

Vologda est […] une chronique architecturale du passé ecclésiastique.25

La cathédrale Sainte-Sophie, édifiée à partir de 1568 et laissée inachevée par Ivan IV, ressemble à la cathédrale de l’Assomption du Kremlin de Moscou, son modèle, et rappelle comme les autres grands temples russes leur ancêtre commun, la Sainte-Sophie de Constantinople. Ce fut le premier édifice de pierre de la ville et le seul qui subsiste du seizième siècle. Massive, elle dresse ses cinq coupoles aux bulbes renflés surmontés de croix ciselées. Des fenêtres étroites comme des meurtrières lui donnent un air d’austérité. Depuis la rive haute de la Vologda elle surplombe la ville et le fleuve baignés de verdure.

Sainte-Sophie, dite communément la cathédrale Froide, car elle n’était pas chauffée en hiver et ne fonctionnait qu’à la belle saison, était un élément du cadre de vie du jeune Varlam qui assistait souvent aux offices célébrés par son père. Quelques paragraphes du troisième chapitre de La Quatrième Vologda contiennent des souvenirs de l'auteur liés à ce temple qui n’avaient pas été rafraîchis depuis l’adolescence ou au mieux depuis la dernière visite de Chalamov à Vologda en 1934. Par trois fois est évoqué un motif des peintures murales qui couvraient tout l’intérieur, colonnes et voûtes comprises, selon la tradition orthodoxe : Des colonnes gigantesques enlevaient très haut un ciel peint [...]. Les énormes trompettes des anges cachaient tout le ciel.26

Un peu plus loin : Les trompettes jaunes des anges étaient si grandes et si inquiétantes qu’elles avaient envahi toute la coupole du

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temple et faisaient immédiatement savoir que le Jugement dernier est proche […].27

Puis : Le paradis et l’enfer se serrent l’un contre l’autre près de la sortie, alors que le temple, lui, est sous l’empire des trompettes des anges, de l’angoisse du Jugement dernier.28

L’auteur conclut : C’est un temple morose, même s’il est beau : il n’a aucune chaleur spirituelle.29

La cathédrale fut décorée au dix-septième siècle par le peintre Plékhanov et son atelier. A tort Chalamov qualifie les peintures murales de mélodies postroubléviennes et parle de […] fresques de Roublev ou de ses élèves30, les faisant ainsi remonter à une époque bien antérieure à l’édification du temple (début du quinzième siècle). C’est qu’en réalité il veut y voir [...] l’essence de l’école de Roublev, l’ancrage dans le terrestre, le mélange du ciel et de la terre, de l’enfer et du paradis.31

Enfant il préférait fréquenter la cathédrale d’hiver, chaude et accueillante, de construction récente et de proportions modestes. Il ne la nomme pas, mais il s’agit de l’église de la Résurrection du Christ, bâtie hors des murs du Kremlin.

Le clocher primitif de Sainte-Sophie qui datait du dix-septième siècle fut détruit et on le reconstruisit à la fin du dix-neuvième à quelques mètres de l’édifice principal, comme c’est la règle pour les églises russes. Chalamov se souvient avoir sur ordre de son père grimpé de nombreuses fois à son sommet, à son corps défendant car il était sujet au vertige. Du haut de la galerie qui entoure la cime de ce clocher octogonal chargé de cloches anciennes on a un point de vue unique sur la ville et sur les environs.

Dans son Journal de Russie le professeur Pierre Pascal relate le « le voyage à Vologda », en réalité une courte halte qu'il fit en août 1917 lors d'un trajet en train d'Arkhangelsk à Pétrograd, la capitale où il devait rejoindre son poste à la Mission militaire française. Il visita la cathédrale :

« J’entre. C’est une petite Sainte-Sophie, les grands Christs au fond des coupoles ; la Vierge portant l’enfant sur son sein ; sur les murs les sept conciles œcuméniques aux couleurs parfois déteintes [...]. Et jusqu’en haut tout cela est peint. Sur les piliers, les saints ; beaucoup de saints guerriers : le prince Constantin, Saint Georges, Saint Dimitri, Saint Gleb avec des sabres qui leur pendent en

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diagonale à la ceinture. Cela est bien guerrier pour une église russe. Au fond l’iconostase à cinq étages d’icônes. »32

« Comme fresque, lit-on un peu plus loin, j’avais remarqué, sur le mur de la porte par où on entre, le Jugement dernier. A gauche, l’enfer, avec des théories de damnés, un monstre assez maltraité par le temps qui ouvre une gueule énorme, avec des dents menaçantes, prêtes à les avaler tous. A droite les bienheureux. »33

Fresques de Sainte-Sophie

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Les trompettes des anges Dans le climat troublé de la période prérévolutionnaire le

voyageur est charmé par ce refuge de paix offert à l’âme : « Partout un grand isolement dans ce temple comme séparé du monde. Ici, dans une enceinte épaisse on ne peut songer à la guerre, à la révolution. »34

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L'enfer

Tout à côté de Sainte-Sophie, dans l’enceinte du kremlin se dresse le palais de l’Archevêché, édifié dans la deuxième moitié du dix-septième siècle dans le style baroque moscovite, avec son parc dans lequel l’enfant pouvait voir l’archevêque se promener. Une façade sur deux niveaux, aux encadrements de fenêtres ouvragés, orne des appartements de parade, ou bien privés. Au cours des siècles différents bâtiments furent construits dans l’alignement du palais, de sorte qu'on a aujourd’hui un ensemble hétéroclite et polychrome

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d’architecture civile. Le territoire relativement exigu de la forteresse foisonne de

constructions de caractère religieux et d’autres à fonction d’habitation ou économique (resserres et caves) ou administrative (chambres de la Trésorerie, etc.)

Il faut mentionner encore l’église de l’Exaltation de la croix qui surmonte l’entrée principale de la résidence de l’archevêque.

Lorsque l’on franchit les murs du kremlin par les Saintes Portes, là s’étire un chapelet d’églises, toutes de style moscovite (églises de Saint-Jean Chrysostome, de la Transfiguration du Sauveur, de Constantin et Hélène). L’auteur de La Quatrième Vologda ne nomme que l’élégante chapelle du dix-huitième siècle consacrée à Saint Varlaam Khoutynski, patron de Vologda et de tous les Varlams : […] une église en bois - un joyau architectural comparable aux Kiji35.

L’église Saint-Varlaam Khoutynski

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Un autre joyau situé au nord de la ville est le couvent fortifié Priloutski, bâti du seizième au dix-huitième siècle sur l’emplacement d’un monastère en bois élevé au quatorzième, qui avait joué le rôle d’avant-poste de la Grande Principauté de Moscou alors en guerre avec Novgorod pour la possession des terres du Nord.

Le monastère Priloutski

Revenu une fois encore depuis Moscou en dix-neuf heures de

train, Pierre Pascal remarqua la « gare immense » et que « Vologda est étendue pour ses quarante mille habitants »36. Il visita la ville en fiacre : « En pleine nuit, mais claire (étaient-ce les nuits blanches... ou la lune?) cette ville absolument silencieuse, avec ses nombreuses et gracieuses coupoles azurées, les maisons cossues de ses bourgeois, ses rues désertes, avait quelque chose de féerique. »37

Quelques belles demeures de pierre témoignent encore aujourd’hui d’un riche passé, comme la maison du poète pré-pouchkinien Konstantin Batiouchkov.38 Elle abritait le lycée Marie pour jeunes filles que fréquentèrent les sœurs de Chalamov. De nos jours le bâtiment est occupé par une école et par le musée du poète. La façade arrondie de cette imposante bâtisse située au croisement de deux larges avenues adoucit, par l’arc de cercle qu’elle forme, l’alignement des constructions qui datent en général du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Le centre de la cité offre d’autres belles enfilades de ce genre. Le dix-neuvième siècle a peu apporté au patrimoine architectural de Vologda.

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Il subsiste aujourd’hui encore des maisons de maître bâties en bois, à la façade sculptée, avec balcon, mezzanine, perron. Cet illustre style architectural de la Russie du Nord était abondamment représenté à Vologda avant la Révolution. Chalamov regrette son éclipse entre 1914 et 1921, quand on brûlait les maisons, quand on décapitait les églises. Mais l’activité des charpentiers bâtisseurs reprit ensuite.

L’écrivain Alekseï Rémizov, qui vécut en exil à Vologda de 1901 à 1903, succomba lui aussi au charme de la ville et de ses environs : « Nulle part ailleurs qu’à Vologda on n’a un ciel pareil, et où trouver ces couleurs qui teintent les rivières ? Nulle part ailleurs que sur les cours d’eau de Vologda. Pendant les nuits blanches, le soleil de minuit – regardez là-bas ! Vogue la Vologda, bleue et pourpre [...]. Pour les couleurs inimitables et uniques de ses saisons – quel printemps tapageur et quelle cruelle froidure d’hiver ! – Vologda c’est véritablement « Athènes », – l’ « Athènes du Nord » »39. Au début du vingtième siècle, nous dit Rémizov, la belle cité méritait ce surnom prestigieux à plus d’un titre, car : « […] sa gloire retentissait dans tous les cieux de la Russie, là où se trouvait la plus petite organisation révolutionnaire, et là où il n’y en avait pas. »40. Cette « Athènes du Nord », c'est la troisième Vologda.

Façade arrondie (XVIIIe siècle)

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Maison traditionnelle en bois, dessin de E. Chevtchenko (série Les maisons de Vologda, 1973)

Le regard de l’enfant était constamment sollicité par les

splendeurs naturelles et architecturales de sa ville natale. Depuis la rive haute du fleuve où il habitait et avait chaque jour sous les yeux la cathédrale, son clocher et l’enceinte du kremlin, il apercevait au loin la berge opposée située en contrebas, couverte de bâtiments historiques et d’églises alignés au milieu d’une riche végétation.

Cherchant à définir la nature et l’évolution de ses goûts artistiques, son chemin vers les Muses, l’auteur de La Quatrième Vologda dévoile sur un ton anodin son attirance précoce pour un art préclassique : […] on m’avait déjà prévenu à la maison que je n’étais ni un Rembrandt ni un Répine, qu’on ne me demanderait pas grand-chose à l’école et qu’on ne s’y intéresserait pas à mes nombreux dessins : petits bonshommes et maisons, semblables plus à des icônes

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d’église qu’aux œuvres d’un véritable artiste qui a le sens de la perspective.41

L’iconographie orthodoxe, par son mépris des distances et des proportions, avec ses couleurs intenses, par la profondeur du recueillement qu’elle révèle et qu’elle inspire semble avoir été, en étroite relation avec les paysages et les ouvrages d’architecture vologdiens, le support des orientations artistiques de Chalamov. Le jeune Varlam n’était ni un futur Rembrandt ni un futur Répine, mais plutôt un Roublev en herbe.

Trinité d'Andreï Roublev (détail)

*

Chalamov se hâte de nous présenter la troisième Vologda : De nombreux siècles durant, cette ville fut un lieu de relégation

ou de transit, fers aux pieds, pour de nombreux hommes d’action de l’opposition, d’Avvakum à Savinkov, de Sylvestre à Berdiaev, de la fille du feld-maréchal Chérémétiev à Maria Oulianova, de Nadejdine à Lavrov, de Lounatcharski à Herman Lopatine. Il n’est pas un homme d’action de quelque importance dans le mouvement de libération russe qui n’ait passé ne serait-ce que trois mois à Vologda, qui n’ait été enregistré à la police.42

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Cette liste de relégués dont la plupart sont des personnages connus témoigne d’une solide tradition de bannissement des suspects en politique ou en religion. Jocelyne Fenner, auteur du Goulag des tsars43, parle de la méthode, qui fut pratiquée pendant des siècles en Russie, du déplacement autoritaire d’individus isolés ou groupés dans les régions du nord de la Russie et dans les monts Oural, ou vers la Sibérie – dans des lieux plus ou moins éloignés selon la gravité des délits et selon les époques. Au dix-huitième siècle, exilé en Sibérie par Catherine II l’écrivain Aleksandr Radichtchev n’avait pu rentrer à Saint-Pétersbourg qu’au bout de vingt années. Proscrits en 1825 par le tsar Nicolas I, les Décembristes44 ne furent graciés qu’en 1856 par Alexandre II. Dostoievski fut emprisonné quatre ans dans la forteresse d’Omsk en Sibérie occidentale.

Généralement, les condamnés faisaient halte à Vologda sur l’interminable parcours effectué totalement ou partiellement à pied. Ils étaient acheminés parfois en voiture à cheval ou en traîneau, plus tard en train.

En même temps, le rôle de Vologda comme lieu de relégation ne cessa de croître jusqu’à la chute de la monarchie dans le cadre d’une répression constante, mais qui se voulait relativement humaine et modérée en comparaison de l’exil lointain. Chalamov nous met en garde : N’allez pas comparer Vologda à la Sibérie ! 45 Néanmoins, la présence de nombreux proscrits dans la région et dans la ville avait valu à Vologda le nom de « Sibérie-près-la-capitale ».

Outre Vologda, le territoire de résidence forcée du nord de la plaine russe comprenait d’autres cités moins prisées par les relégués comme Oust-Syssolk, Totma ou Penza.

Le pouvoir central voyait dans cette forme de bannissement davantage une mesure de protection de la société civile contre l’influence néfaste d’idées subversives qu’un châtiment pour les délits commis. Enregistrés à la police (on lit encore de nombreux noms dans les archives policières de Vologda), les proscrits résidaient en ville, dans un logement loué ou acheté s'ils étaient en famille, tandis que les isolés vivaient à l’hôtel ou dans de petites communautés. Ils exerçaient en général une profession, la leur (médecin, enseignant, etc.) ou un métier manuel appris sur place. Ils circulaient librement alentour et pouvaient obtenir des autorisations de déplacement d’une ville d’exil à une autre. Alekseï Rémizov, par exemple, vécut d’abord

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à Penza, puis à Vologda. Ils touchaient généralement une petite allocation. Certains firent souche dans la région. Ceux qui repartaient ayant fini leur temps laissaient des traces positives de leur passage – bibliothèques, écoles, écrits…

C’est ainsi que jusqu’en 1917 se trouvaient regroupés dans d’importantes villes de province des hommes et des femmes énergiques qui, pour la plupart, se préparaient à reprendre leur activité d’opposants au régime et qui formaient des disciples. Le plus souvent ils ne vivaient pas l’exil comme une humiliation, ils y voyaient même un honneur, celui de côtoyer leurs pairs, et l’occasion d’affermir leurs positions personnelles au contact de tendances voisines ou divergentes. Leroy-Beaulieu remarque que la police russe a fait plus de révolutionnaires qu’elle n’en a arrêtés. Il écrit : « Avec cette colonisation forcée de tous les éléments réfractaires, politiques ou religieux, le gouvernement risque à la longue d’inoculer aux provinces lointaines, à la Sibérie en particulier, un périlleux esprit d'indépendance ou d'opposition. »46

A Vologda des destinées se croisaient, des orientations changeaient. Là Boris Savinkov prit conscience de ses dispositions pour l’action terroriste ; là Nikolaï Berdiaev se détourna du marxisme. A la charnière du dix-neuvième et du vingtième siècle les débats philosophiques et politiques dont était friande toute la couche éclairée de la société russe se déroulaient dans un climat particulièrement passionné parmi les exilés. Trotski estimait que pour les ouvriers proscrits « […] la déportation fut une école de politique et de culture générale que rien n’aurait pu compenser »47. Comme en écho à ce jugement une phrase de La Quatrième Vologda souligne le rôle joué par l’engagement politique dans la formation des mentalités : Ici, comme toujours, la politique sert de levier à la culture générale.48 Il s’agit, bien entendu, de l’action politique exercée contre le pouvoir de l’Etat.

L’exil dans le Nord russe, à seulement une nuit de distance des capitales, était supportable parce qu’on pouvait s’en échapper, rentrer chez soi ou s’enfuir à l’étranger. La surveillance était lâche dans l’ensemble, malgré la pratique dans certains cas d’une filature tatillonne. Savinkov gagna la Suisse, Lopatine rejoignit Paris. Les archives de la police de Vologda nous montrent aussi un Staline bien

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présent dans la ville en 1912-1913, étroitement surveillé et préoccupé, du reste, plus de rencontres galantes que de conspiration. Fugitif, il fut rattrapé à deux reprises.

Les intellectuels relégués correspondaient librement même avec des suspects passés à l’étranger. Ils faisaient venir des livres des deux capitales.

Dans leurs souvenirs respectifs Nikolaï Berdiaev et Alekseï Rémizov, tous deux assignés à résidence à Vologda dans les premières années du vingtième siècle, mentionnent les hommes qu’ils ont côtoyés et qui devinrent célèbres par la suite. Berdiaev nomme « Rémizov, Savinkov, Bogdanov, Lounatcharski »49. Rémizov se souvient : « Il était trois titans : Berdiaev originaire de Kiev, Lounatcharski de Kiev, et Savinkov de Varsovie. »50

En effet, des personnalités exceptionnelles ayant vécu à Vologda acquirent par la suite une large réputation pour les activités les plus diverses, qui conduisirent certains à quitter leur pays. C’est pendant cet isolement en province que Rémizov et Berdiaev commencèrent à écrire. Il en fut de même pour Lounatcharski et Savinkov-Ropchine.

Au lendemain de la Révolution de 1905 l’octroi des libertés et la levée de la censure favorisèrent la publication de nombreux ouvrages jusque-là interdits, qui pénétrèrent rapidement en province. Parmi les proscrits l’activité sociale et culturelle se poursuivit autour de noms moins prestigieux que dans les années précédentes, mais dans une ambiance excitante de projets révolutionnaires. On discutait du sens de la vie et de l’avenir de la Russie: A Vologda, cet avenir existait déjà dans les discussions philosophiques des cercles, dans les débats et les conférences.51

Dès l’adolescence Chalamov semble avoir pris conscience de l'importance de sa ville natale sur le plan historique, tant dans le présent que dans le passé. Après avoir été comparée à Athènes par Rémizov, Vologda lui apparaît comme le Barbizon de la pensée politique d'avant-garde : Pour le mouvement de libération russe, Vologda est ce que fut en son temps Barbizon pour la nouvelle peinture française.52 De même que le groupe de peintres paysagistes installés à la lisière de la forêt de Fontainebleau avait inspiré un grand mouvement artistique, de même la colonie des relégués de Vologda répandait au loin des idéologies aussi amples et universelles que

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l’impressionnisme en art plastique. Chalamov souligne […] la tendance à la globalité, à la modernité53 inscrite dans la vie de la cité.

Qui connaît la large diffusion, intervenue ultérieurement, des idées générales débattues dans la Vologda du début du vingtième siècle et l'application politique d'une partie d'entre elles dans la Russie des années vingt et trente, distinguera nettement entre les textes de Rémizov et Berdiaev d'un coté et de l'autre ceux de Savinkov et

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Lounatcharski la ligne de partage qui délimiterait deux orientations opposées, dont la seconde, violente et radicale, triompherait plus tard dans les faits après avoir évincé la raison et la morale présentes dans la première. Le fanatisme téléologique recourrait à tous les moyens. Déjà pendant la Terreur rouge de 1918-1919, comme le déplore Chalamov, Vologda possédait […] un sol trop riche, trop gras, trop gorgé de sang, au sens propre comme au figuré.54

Le littérateur vologdien Vladimir Arinine, qui s’appuie sur les archives locales pour retracer l’histoire de Vologda au vingtième siècle, émet l’hypothèse suivante : « […] si l’esprit démocratique européen et les impératifs éthiques avaient triomphé dans le grand débat collectif qui se déroula pendant des années dans la société des proscrits de Vologda, si l’esprit de Berdiaev avait vaincu celui de Lénine, la Russie n’aurait pas connu le stalinisme. »55 Mais en 1922 Berdiaev dut quitter son pays, comme d’autres grands penseurs.

Chalamov ne se lasse pas de célébrer sa ville : La troisième Vologda savait satisfaire tous les goûts.56 La force de la parole agissait dans les débats publics et privés. La puissance du mot écrit s’exerçait sur les scènes des théâtres. Le goût du spectacle y était entretenu par un art dramatique ancien et de qualité, dont la réputation était nationale. Preuve en est, comme on le lit dans La Quatrième Vologda, le choix fait par un héros bien connu du drame La Forêt de Nikolaï Ostrovski (1871), un comédien ambulant miséreux, d’aller chercher fortune depuis la Crimée dans la nordique Vologda, renommée dans le domaine des arts.

Vologda était une ville d’avant-garde pour les acteurs. Y vivaient les meilleurs connaisseurs, les meilleurs critiques, les plus hautes autorités russes : la société des relégués de Vologda.57

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http://shalamov.ru

Le père (1905)

http://shalamov.ru

Le père Chalamov à droite et l’évêque Bélavine au centre (1901)

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LE PERE

J’ai compris très tard que je n’aimais pas mon père.1

Né en 1868, Tikhone Nikolaiévitch grandit à Votcha. Puis il quitta sa famille et sa ville pour entrer au séminaire de Vologda, celui dans lequel son grand-père et son père avaient été formés à la prêtrise. Jeune homme, il avait hésité entre la médecine et le service de l’Eglise, comme il le dit plus tard à Varlam : Jadis j’eus à choisir entre l’âme et le corps – je voulais devenir médecin2. Dans le milieu ecclésiastique devenir médecin était la seule alternative honorable pour un garçon, s’il n’était pas attiré par le sacerdoce.

A la génération suivante, lorsque l’aîné de ses enfants dut décider de son avenir, le père fut déçu. Valéri, écrit Chalamov, […] n’avait pas de goût pour la médecine, alors que notre père n’envisageait pas d’autres études supérieures pour un homme de la lignée des Chalamov à l’exception du grand séminaire pour lequel Valéri ne sentait pas d’inclination.3

Quelques années plus tard ce fut le tour du cadet : Lors d’un conseil de famille on m’invita à choisir (« maintenant tu es adulte », évidemment j’avais seize ans !) entre deux voies : la laïque et l’ecclésiastique.4 Valéri et Varlam n'entrèrent ni au séminaire ni à la faculté de médecine.

A la sortie du séminaire en 1890, Tikhone fut envoyé dans une paroisse de sa région d’origine, chez les Zyrianes, où il vécut avec sa jeune épouse et où il enseigna pendant deux ans.

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En 1893, probablement à sa demande, mais aussi comme l’un des meilleurs diplômés du séminaire il fut nommé dans le Diocèse d’Amérique du Nord5. Un an plus tard, sa femme le rejoignit avec leur premier enfant en bas âge et ils vécurent sur l’île Aléoutienne de Kadiak, cette fois à des milliers de kilomètres de la terre natale. La longue chaîne des îles volcaniques – les Aléoutiennes – se situe entre la presqu’île du Kamtchatka à l’ouest et la péninsule de l’Alaska à l’est. Tikhone y fut ordonné prêtre et fut chargé de l’enseignement religieux à l’école paroissiale, puis dans des écoles avec internat de garçons et de filles. Cet éloignement volontaire dura douze ans.

ill. dans Kolarz, Les colonies russes d’Extrême-Orient, 1955

L’empire russe dans le Pacifique nord L’installation sur le sol américain répondait peut-être à une impulsion particulière, celle qui depuis des siècles animait, en qualité de découvreurs de terres nouvelles ou de missionnaires, au premier chef des hommes originaires de la Russie septentrionale. Certes, parmi les explorateurs de la Sibérie figurent d’illustres méridionaux comme le cosaque Ermak et des non-Russes, par exemple le Danois Vitius Béring6. Mais ceux-ci étaient dépêchés par les tsars.

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Quantité de chasseurs de fourrures, de marchands et d’aventuriers qui sillonnaient l’immense taïga et qui, ayant franchi en traîneau le Détroit de Béring gelé, atteignaient l’Alaska, étaient originaires des cités nordiques, d’Arkhangelsk, de Vologda, de Kargopol, de Véliki-Oustioug.

Pour un prêtre envoyé en mission à la fin du dix-neuvième siècle il ne s’agissait évidemment pas de découverte, mais d’une aventure humaine. L'empereur Alexandre III (1881-1894) encourageait fortement les missions religieuses à l'étranger, critiquées par ailleurs dans la société russe pour les dépenses importantes qu'elles entraînaient. L’île de Kadiak fut la première base permanente installée par les Russes en Amérique du Nord. La Colonie russe créée au-delà du Pacifique en 1786 se développa durant près d’un siècle avant de disparaître en 1867. C’est le marchand Grigori Chélikhov, sujet de Catherine II surnommé plus tard le « Colomb russe », qui avait imposé la présence russe en Alaska et sur les îles Aléoutiennes. Il avait appelé « Amérique russe » les terres ouvertes à la chasse sur le continent et sur l’archipel et avait fondé la Compagnie de commerce d’Amérique du Nord, dont les bureaux étaient à Irtoutsk sur le lac Baïkal et le centre administratif à Saint-Pétersbourg. La famille impériale y était largement représentée parmi les actionnaires.

Les successeurs de Chélikhov élargirent le territoire à l’ensemble de l’Alaska et à une partie de la Californie conquise sur les Espagnols. Après l’arrivée de colons et de vieux-croyants en quête de terre et de liberté apparurent des villes, tel Novo-Arkhangelsk, et des villages avec leurs églises orthodoxes. Quelques centaines de familles vivaient au contact direct des autochtones. Hélas ! Les trafiquants-chasseurs décimaient la population réduite en esclavage, si bien que le nombre des Aléoutes semble être passé en un siècle de vingt mille à mille individus. Après la vente aux Etats-Unis (en 1867) des territoires de la Colonie russe par le gouvernement d’Alexandre II, de nombreux Russes, victimes des exactions commises par les nouveaux occupants, rentrèrent dans leur patrie. D’autres restèrent, comme les y autorisait le traité russo-américain, avec le droit d’acquérir la nationalité américaine. La présence de l’Eglise orthodoxe russe fut tolérée. Dans ces terres lointaines les missionnaires avaient une tâche

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immense à accomplir. Non seulement ils devaient convertir et éduquer religieusement la population et édifier des églises, mais ils remplissaient aussi une fonction sociale importante au sein d’une communauté maltraitée par les colons russes puis par l’occupant américain. Quant à l’œuvre civilisatrice d’alphabétisation et d’instruction, l’auteur de l’ouvrage intitulé Les Colonies russes en Extrême-Orient7, Walter Kolarz, estime qu’en 1920, à la différence des autres peuples extrême-orientaux, deux tiers des Aléoutes étaient christianisés et savaient lire. Le russe était devenu la langue commune des habitants des îles qui parlaient différents dialectes. Le Père Tikhone participa pleinement à la noble entreprise du clergé orthodoxe à l’étranger, puisque, à côté de sa fonction d’enseignant, il fut « inspecteur des asiles », « directeur d’une confrérie d’entraide », président d’une société de tempérance. Les archives de la Mission russe conservées en Alaska et à Washington8 éclairent les différents aspects de son activité. Les courriers et les comptes-rendus annuels qu’il adressait à ses supérieurs le montrent visitant régulièrement les nombreux villages (dix-neuf en 1896) qui faisaient partie de sa paroisse, bien qu’ils fussent très distants entre eux, les uns étant situés sur le continent, les autres sur les îles. Intempéries et embarcations primitives rendaient ses déplacements hasardeux. Le prêtre sollicitait sans cesse des fonds pour élever des églises dans les bourgs qui en manquaient, afin que la jeune génération échappât à l’école américaine, « foyer du mal » selon lui, et restât fidèle à la Russie toujours « protectrice » des Aléoutes après « la vente perfide » de l’Alaska par le monarque russe (compte-rendu de son activité pour l’année 1900). A Kadiak même il ouvrit une école « claire et spacieuse ». Il lutta sans relâche contre le fléau de l’alcool introduit par les colons et contre ses conséquences désastreuses – inaptitude au travail, misère, maladies et mort prématurée qui frappaient les deux sexes, familles brisées, criminalité et prostitution. La société de tempérance qu’il créa en 1902 fonctionnait, à l’exemple de son homologue américain (la Société des alcooliques anonymes), sur le principe de la propagande quotidienne de la sobriété entretenue par ses membres, quelques dizaines de personnes.

L’intelligence pratique et le dévouement du Père Tikhone se manifestaient dans diverses initiatives, dont celle de substituer aux

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beuveries du Nouvel An une soirée culturelle organisée dans son école avec chants, jeux théâtraux et déclamation de vers exécutés par les élèves devant la population rassemblée : « Les voix mécontentes se turent bientôt : la vérité frappa les cœurs et fit taire le mensonge », se félicite le prêtre dans son rapport.

La charité pratiquée par le couple Chalamov en mission auprès des paroissiens misérables était appréciée par son entourage : « Ces gens, le père Tikhone et la « matouchka », ont été pendant dix années de leur vie les amis et les parents nourriciers des pauvres Aléoutes » (écrit l’Archimandrite Guérassime). Le Père Tikhone a laissé un travail fort documenté intitulé Rapide aperçu religieux et historique de la paroisse de Kadiak, qui non seulement retrace l’histoire de la mission orthodoxe, mais renferme une analyse des causes de la pauvreté de la population, parmi lesquelles figurent une terre infertile et l’exploitation abusive des eaux maritimes et fluviales par des compagnies de pêche sans scrupule. L’auteur précise que ces dernières « […] barrent les rivières avec des filets et d’autres équipements afin de retenir les bancs de poissons qui vont frayer ». Il écrit : « Ces pratiques barbares fauchent à la racine la vie des salmonidés ». Le sol ne produisant que pomme de terre, salade, rave et quelques autres légumes, le Père Tikhone fit venir de Russie des semences de céréales qu’il implanta avec assez de succès. Pendant le séjour de Tikhone Chalamov à Kadiak un autre ecclésiastique fils de pope se trouvait dans la région. Il s’agit de Tikhone Bélavine, évêque des îles Aléoutiennes et de l’Alaska, qui devint le chef de l’Eglise russe au lendemain de la révolution de 1917. On dit qu’il y fit merveille en créant un monastère et un séminaire et en édifiant des églises avec les maigres subsides alloués par le Saint-Synode9. Les routes des deux Tikhone, l’évêque et le prêtre, se croisèrent, comme en témoigne une photographie qui les représente ensemble en 1901. Les souvenirs laissés par Tikhone Chalamov sur ses activités à Kadiak furent publiés dans une revue cléricale. Son fils Varlam les lut et les jugea dénués d’intérêt. En réalité il s’est montré peu curieux de l’épisode américain de la vie des ses parents antérieur à sa naissance.

On ne sait pas si dans ce texte le père Tikhone évoquait son évêque d’alors. La Quatrième Vologda nous apprend que plus tard il

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critiqua vivement l’attitude du patriarche Bélavine face au pouvoir bolchevique. Pour « […] son ministère fermement conduit au service de l’orthodoxie en pays non slave »10 le père Chalamov reçut deux distinctions, l’ordre de Sainte-Anne du troisième degré et la croix pectorale en or. On voit cette croix sur un portrait datant de 1905. A Vologda il la portait lors des services solennels et c’est elle […] qu’il brisa lui-même à la hache à l’époque des magasins à devises11. Ce dernier fait est le sujet du récit « La croix ». Tikhone Nikolaiévitch rentra dans sa patrie après la révolution de 1905. Mon père revint en 1905, appelé par les vents de la première révolution – la liberté de la presse, la tolérance, la parole libre – et aspirant à prendre part personnellement aux affaires russes12. A son retour en Russie le père Chalamov fut nommé d'abord à l'église de la Résurrection du Christ, puis très rapidement muté à la cathédrale Sainte-Sophie, ce qui représentait une promotion. La famille qui comptait maintenant quatre enfants s’établit à Vologda. Chalamov écrit : […] l'homme qui décida de ma naissance était fort différent déjà, de ce prêtre qui était parti au siècle dernier pour les îles Aléoutiennes.13

Il compare son père probablement moins avec ce qu’il savait par ouï-dire de Tikhone Nikolaiévitch jeune qu'aux popes provinciaux qu’il avait eu l’occasion de rencontrer dans son enfance, ceux qui servaient dans une seule paroisse pendant des décennies et menaient l’existence la plus paisible. Dans sa propre lignée on connaît maintenant des prêtres de campagne, Nikolaï et Prokope. Le portrait du père Tikhone – le seul que nous possédions – montre un visage aux traits fins, noble, intelligent. Son fils le voit ainsi : Un jeune prédicateur rentré d’une mission à l’étranger, qui possède l’anglais à la perfection, peut comprendre le français et l’allemand avec un dictionnaire ; un conférencier, un missionnaire, un organisateur social accompli […].14

Sans donner une idée précise du changement survenu dans la personnalité de son père pendant son séjour en Amérique, l’auteur de La Quatrième Vologda émaille son récit d’affirmations et de conclusions abruptes, suffisantes pour montrer chez le missionnaire un

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indubitable processus d'affranchissement des usages de son pays et des règles de son église au profit d’une certaine américanisation. Les signes extérieurs d’un comportement nouveau étaient une apparence très soignée observant toutefois la bienséance de l’état d'ecclésiastique (… bonnet en castor très coûteux… pelisse en putois… soutane en soie bien coupée… bottines élégantes15, cheveux plus courts qu’il n’était d’usage chez les prêtres) et plus généralement le besoin de paraître, la publicity. Ce goût de l’auto-réclame allait avec un franc pragmatisme qui plaçait la réussite avant toute chose et l’orgueil plus haut que la modestie.

Peut-être le père Chalamov devait-il à son expérience américaine la ferme résolution d’agir dans l’intérêt de sa patrie avec le souci de faire triompher les valeurs observées dans le Nouveau Monde : des structures politiques et sociales démocratiques, une économie moderne, des libertés. De Kadiak il s’était rendu plusieurs fois à New-York, il lisait la presse américaine.

Il convient de se souvenir, néanmoins, que la culture outre-Pacifique plongeant ses racines dans la civilisation européenne, l’influence reçue pendant douze ans avait dû rejoindre et conforter chez le jeune ecclésiastique la confiance dans le progrès et un volontarisme dont était imprégnée l’intelligentsia russe, comme on l’a vu chez les relégués de Vologda, avec un fort impact des idéologies occidentales. Ces idées avaient pénétré jusque dans les séminaires. Elles mettaient parfois en péril les vocations religieuses. Pendant les douze années de son expatriation Tikhone Chalamov avait peut-être aussi été marqué par l’autre Amérique, celle des étendues sauvages et des provinces reculées, comme le laisse penser son comportement brutal envers les animaux dénoncé par son fils. Mais là encore pointe la Russie avec ses immenses espaces vierges. La plongée en pays aléoutien, comme naguère en terre zyrianaise, chez des peuples non encore totalement christianisés, ne pouvait que satisfaire certaines tendances du caractère du jeune prêtre. Le choix de ses deux premières missions indique la conscience que lui-même avait de ses aspirations profondes. Tikhone Nikolaiévitch était passionné de pêche et de chasse. Plusieurs passages du récit autobiographique racontent les expéditions sur le fleuve et dans les forêts autour de Vologda, ces tueries qui bouleversaient le benjamin de la famille respectueux de toute vie. Si

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en Russie le pope n’avait pas le droit de porter un fusil, ses fils aînés tiraient pour lui. A Kadiak il chassait. Une vieille photographie le montre […] assis à l’aléoutienne dans un canoë, tenant un fusil à percussion centrale16. Le deuxième fils, Sergueï, le préféré du père et son orgueil, avait grandi là-bas en sauvageon. A Vologda son tempérament bagarreur l’ayant fait exclure de l’école, il était devenu le dieu de la rue, l’animateur des jeux d’hiver sur les pentes de la colline de la Cathédrale rebaptisée « mont Chalamov », un intrépide sauveteur des noyés, un habile chasseur et pêcheur. C’est à la lumière de la double expérience zyrianaise et aléoutienne et du mode de vie particulier que le père Tikhone transporta peu ou prou dans la bonne ville de Vologda, c’est en relation avec son étonnante vitalité que l’on doit relire les affirmations erronées de Chalamov sur les origines paternelles : […] mon père, lui-même encore entièrement sous l’emprise du paganisme, lui-même chamane et païen au plus profond de son âme de Zyriane, était un homme extraordinairement doué17. La force conquérante (être le premier en tout, recommandait-il à ses enfants, auxquels il se donnait en exemple), l’apparente désinvolture de ses prières hâtivement marmonnées devant la copie d’une face du Christ couronné d'épines peinte par Rubens, accrochée au mur à la place de l’icône domestique, tout cela suggéra à son fils devenu adulte l’idée que Tikhone était plus proche du chamane que du prêtre. Tikhone Nikolaiévitch rentra en Russie riche d’une expérience dont les deux faces, l’une civilisatrice, l’autre d’une rudesse sauvage, se conciliaient dans une activité débordante. Le séjour à Kadiak était la seule période de son passé qu’il aimât évoquer en famille et devant ses amis. Dans le logement de Vologda une vitrine d’exposition et une malle pleine d’objets esquimaux et aléoutiens étaient […] les témoins d’une chose importante, aimée, chère, si bien que le jeune Varlam sentait passer sur lui comme […] le souffle de l’océan pénétrant jusque dans nos chambres à la suite de grandes expéditions18.

Le petit appartement de fonction se trouvait au rez-de-chaussée d'une maison de deux étages appartenant à l’archevêché, située sur la

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rive élevée du fleuve au pied de la cathédrale Sainte-Sophie. Le père Tikhone avait été nommé quatrième prêtre de celle-ci. Pendant une nouvelle période de douze ans, soit jusqu’à la révolution d’Octobre, il vécut en serviteur du culte conscient de l’importance de son ministère et en notable dans la cité. Avec une pension élevée correspondant à son temps de service à l’étranger et des appointements réguliers pour son travail actuel, il assurait à sa grande famille une existence simple mais relativement aisée. Quelques meubles de valeur rehaussaient l’apparence des trois pièces exiguës du logement familial. On ne manquait de rien. En été, la mère et les enfants se transportaient à la campagne à quelques kilomètres de Vologda, pourtant calme et aérée, et là chaque soir le père venait à pied les rejoindre. Mon père menait l’existence d’un membre de l’intelligentsia russe19. Tikhone était un « intelligent ». La prononciation de ce vocable emprunté à notre langue peut se transcrire approximativement par « intelliguènt ». Il a une acception particulière. L’ensemble des « intelligent » formait une couche peu nombreuse mais active de la société russe. Elle était apparue vers 1850 à la faveur de plusieurs facteurs, parmi lesquels le développement de l’instruction chez les roturiers (il y avait également des « intelligent » parmi les nobles) et la propagation d’idées progressistes. L’engagement civique de l’intelligentsia russe visait au mieux-être du peuple. Le père Tikhone semble ne s’être distingué ni par un esprit créatif ni par une vaste culture. Ses goûts littéraires sont significatifs. L’intelligentsia russe d’avant-garde, répétait-il à son fils, doit se contenter d’une bibliothèque populaire20. Il n’aimait pas Dostoievski, dont il déconseillait la lecture à ses enfants. Les poètes l’effrayaient à l’exception de Nikolaï Nékrassov : Nékrassov était l’idole de la province russe et mon père ne se démarquait pas des goûts de l’intelligentsia russe de son temps21. L’armoire vitrée de sa modeste bibliothèque exposait des livres appréciés dans son milieu, des œuvres de philosophes, comme le père Florenski, Sergueï Boulgakov, Mikhaïl Rozanov22, et des publications du Savoir23, les éditions de vulgarisation créées par Maksim Gorki. Mais Chalamov revoit surtout son père en train de feuilleter des revues et des journaux et toutes sortes de manuels, d’élevage, de cuisine végétarienne, de médecine, etc.

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La place occupée par Tikhone Chalamov dans la couche éclairée de la société vers 1910 correspond à ce que Pierre Pascal appelle le « substrat »24 dans son essai Les grands Mouvements de la pensée contemporaine. Le « substrat » assimile et s’approprie les idées conçues et formulées par des esprits inventifs et brillants (« l’élite »), les diffuse et les met en œuvre. Dès son entrée en fonction à la cathédrale Sainte-Sophie le père Tikhone avait repris son activité sociale et éducative, qui était à la fois dans la tradition du clergé orthodoxe en Russie, dans l’esprit missionnaire et dans la mentalité de l’intelligentsia. Il organisa entre autres une coopérative avec librairie et des sociétés de tempérance dans les quartiers ouvriers. Dans son ministère il faisait preuve d’audace. Ses sermons étaient rédigés en russe et non en slavon d’église, et leur contenu était souvent subversif. Dans celui qu’il prononça en 1906 à la mémoire d'Herzenstein, un député à la première Douma d’Etat qui avait été assassiné, il rappelait les décisions démocratiques prises par cette assemblée parlementaire élue en 1905 : « Elle a condamné à l’unanimité la peine de mort en regrettant la justice sommaire fratricide qui règne dans le peuple russe […]. Elle s’est élevée contre les pogroms pendant lesquels l’homme bestial se gorgeait de sang. Et qui non seulement en Russie, mais dans le monde entier n’a pas été révolté par les pogroms et quel cœur de chrétien n’a pas versé des larmes à leur propos ? »25.

Tikhone Nikolaiévitch inculquait la tolérance à ses enfants : Mon père considérait que le pire des péchés pour l’homme est l’antisémitisme, et en général tout cet ensemble obscur de passions humaines non guidées par la raison26.

Très rapidement les supérieurs du père Tikhone jugèrent ses prises de position déplacées au sein de l’Eglise. On lui retira son poste à la cathédrale, on le nomma dans une autre église de la ville. Il fit appel sans succès de cette mutation à caractère punitif. Le désaccord avec sa hiérarchie conduisit Tikhone Nikolaiévitch à se ranger dans l’opposition politique aux côtés des proscrits, marxistes menchéviks et socialistes-révolutionnaires, dont certains devinrent des familiers de sa maison. En discutant avec les membres de ces partis autorisés depuis octobre 1905 et qui agissaient maintenant au grand jour, il recueillait diverses réponses à la question

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cruciale de l’avenir de la Russie. A cette époque il se forgea une ligne de conduite en conformité

avec son appartenance au clergé blanc, le clergé séculier. Les efforts des prêtres et des évêques, telle était sa conviction, devaient entraîner des changements bénéfiques dans la société russe.

Il assurait que l’avenir de la Russie était entre les mains du clergé russe et que précisément ce dernier était prédestiné pour orienter l’édification de l’Etat, pour rénover les structures étatiques et celles de la vie privée.27

Il excluait de cette mission les quelque 75 000 moines et moniales qui formaient le clergé noir vivant à l’écart du monde. Les prêtres eux (50 000, aidés de 15 000 diacres) étaient en permanence en contact avec les cent millions de chrétiens, ainsi qu’avec les non chrétiens dans la vie de tous les jours. Ils recevaient des confessions dans toutes les couches sociales et pouvaient susciter une prise de conscience dans l’ensemble du peuple. Etant eux-mêmes pères de famille, ils partageaient les préoccupations et les aspirations de la population : […] les intellectuels de la classe cléricale étaient eux-mêmes le peuple […] 28.

A la charnière des dix-neuvième et vingtième siècles ce corps de prêtres modestes appartenant pour beaucoup à une lignée ecclésiastique donna naissance à l’élite de la nation : […] chirurgiens, agronomes, savants, professeurs, orateurs, économistes, écrivains de renom […] 29, selon l’énumération faite par Chalamov, dont l’exemple personnel illustre cette émergence de grands esprits dans le milieu clérical. Pendant la Première Guerre mondiale Tikhone se porta volontaire pour le front. Âgé de quarante-six ans et chef de famille nombreuse, il fut refusé. Selon son fils il appliqua alors son talent et son énergie oratoires à la propagande militaire. Mais pour lui patriotisme ne signifiait pas soutien de la monarchie. Il accueillit avec enthousiasme la révolution de Février dans sa ferveur populaire. Varlam âgé de dix ans qui l’accompagnait ces jours-là dans Vologda en fête se souviendrait de chants révolutionnaires, de drapeaux rouges, de nouveaux visages au balcon de la douma de la ville et, vision digne de l’Octobre d’Eisenstein, de l’aigle en fonte à deux têtes, l’emblème du pouvoir impérial, arraché au fronton du lycée et s’écroulant sur le sol.

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Au lendemain de ce grand moment pour la Russie vécu dans l’euphorie, la position politique du père Tikhone se radicalisa : En 1917, après le renversement de l’autocratie, il était normal qu’il y eût un virage à gauche, un virage de plusieurs dizaines de degrés, de quatre-vingt-dix à cent quatre-vingt degrés30. Il passa du côté des révolutionnaires. A l’assemblée constituante il vota pour la liste SR.31

Du coup d’état d’Octobre il n’est pas question dans La Quatrième Vologda. En revanche l’auteur montre comment dès l’année 1918 ses conséquences dramatiques déferlèrent sur sa famille et sur sa ville. Cette année-là, dans le pays au moins 2000 prêtres et 50 évêques furent exterminés ou moururent en déportation. Chalamov décrit le régime de persécution systématique des membres du clergé mis en place à Vologda par un chef militaire (Kédrov32) sur ordre direct de Lénine.

Une perquisition presque chaque nuit à son domicile, c’est ce que dut subir le père Tikhone malade, qui par ailleurs se vit supprimer sa pension de missionnaire, son travail et ses appointements de prêtre. Il ne put même pas se maintenir dans son nouvel emploi à la librairie de la coopérative qu’il avait fondée quelques années auparavant. Dénoncé par la presse locale, le pope dans la librairie fut licencié. Humilié et perdant la vue, Tikhone Chalamov appliqua ses dernières forces à ce qu’il considérait comme sa mission de « pope progressiste », la modernisation de l’Eglise.

Dans la dernière décennie de la monarchie l’Eglise orthodoxe russe avait connu un malaise profond. Le Saint-Synode, une assemblée présidée par un laïc, le procureur général (sorte de ministre du tsar), avait refusé pendant deux siècles toute réforme interne depuis qu’il avait remplacé le patriarcat supprimé par Pierre le Grand.

L’octroi de la Constitution de 1905 donna le départ des changements. L’ultra-conservateur Pobédonotsev dut quitter la direction du Saint-Synode, tandis que le tiers des évêques se prononçait pour un mouvement réformateur. Dans un programme publié en 1906 ils exigeaient en premier lieu la convocation d’un concile national qui rétablirait l’indépendance de l’Eglise. Une commission spéciale, autorisée par Nicolas II et le Saint-Synode, devait préparer l’ordre du jour de cette assemblée.

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Mais le concile ne put se tenir qu’onze ans plus tard, en 1917 sous le Gouvernement provisoire. La fonction de procureur général fut abolie, le patriarcat restauré. Monseigneur Tikhone Bélavine fut élu patriarche de Moscou après Octobre. En 1918 l’Eglise sombrait. Le décret bolchévique sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, édicté en janvier, loin de satisfaire les réformateurs, les mécontentait tout autant que les conservateurs, notamment parce qu’il interdisait l’enseignement religieux dans les écoles publiques et privait les associations religieuses du droit de posséder des biens immobiliers. Le patriarche tenta de réagir fermement en excommuniant […] les ennemis déclarés ou déguisés du Christ33, au premier chef Lénine et son entourage. Mais, en 1919, la guerre civile mettant à nouveau la nation en danger, il demanda aux chrétiens de ne pas soutenir les Blancs et d’obéir aux consignes des bolchéviks dans un esprit de réconciliation avec le nouveau pouvoir.

Cependant la rupture survint en 1920-1921, lorsque ces derniers confisquèrent les biens de l’Eglise et que le patriarche tenta de s’opposer à la saisie des objets du culte34. C'est alors qu'un groupe d'évêques réformistes ayant à sa tête le métropolite Aleksandr Vvédenski (1856-1925) fonda l'Eglise du Renouveau, (ou Eglise vivante) qui représentait l'aile radicale de l'Eglise orthodoxe. Elle se rallia aux bolcheviks. Erudit, excellent tribun, infatigable propagandiste, Vvédenski avait entrepris de défendre la foi qu’il jugeait bafouée par le nouveau pouvoir et de s’opposer au patriarche Tikhone tout juste élu.

Tikhone Chalamov s’engagea dans son sillage. C’est sans doute lors de l’un de ses déplacements en province que le métropolite avait fait la connaissance du père Tikhone. Ils se rencontrèrent à plusieurs reprises. Chalamov atteste l’estime réciproque qui les unissait. Vvédenski gardait le souvenir du prêtre aveugle et en 1923 Tikhone Nikolaiévitch s’apprêtait à demander à l’évêque une recommandation pour Varlam, si ce dernier avait accepté d’entrer au séminaire après l’école secondaire.

A Moscou le jeune Chalamov eut l’occasion d’entendre monseigneur Vvédenski croiser le fer oratoire avec le champion officiel de l’athéisme, Lounatcharski.

Chalamov résume […] l’idée essentielle de Vvédenski : vivre

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selon les préceptes des anciens chrétiens, des apôtres eux-mêmes.35

L’enjeu de la lutte était élevé, la réalité était différente. Le patriarche Tikhone fut arrêté en 1922 pour avoir défendu des accusés devant les tribunaux. Vvédenski et ses partisans tirèrent profit de sa disgrâce et installèrent dans des locaux du patriarcat la Haute administration de l’Eglise vivante. Le concile convoqué par lui peu après fixa pour conduite […] à tout chrétien honnête de prendre rang parmi les combattants pour la vérité bolchevique36. Chalamov se rappelle certaines déclarations de Vvédenski, par exemple : […] le communisme c’est l’Evangile écrit en langue athée […] ou : […] le Christ est un révolutionnaire terrestre de grande envergure37.

Avec l’appui du pouvoir politique aisément obtenu grâce à ces professions de foi la nouvelle église recruta de nombreux évêques, annexa quantité de paroisses. En 1925 elle ne comptait pas moins de 12 500 paroisses et de 16 500 serviteurs du culte. Nous apprenons par le récit autobiographique de Chalamov qu’elle était bien implantée à Vologda et que la cathédrale Sainte-Sophie fut mise à sa disposition. Le Père Tikhone participa au schisme en qualité de consultant. Il militait pour le remariage des prêtres, pour l’usage de la langue russe moderne dans les services religieux, pour l’affranchissement du clergé séculier du régulier qui se réservait traditionnellement l’épiscopat. Il publia dans la revue locale L’aube de l’Eglise ses souvenirs sur quelques évêques de Vologda. Mais surtout, aveugle guidé par son dernier fils, il prenait part aux discussions publiques qui, à l’exemple de celles des capitales et selon la coutume bien ancrée à Vologda par les proscrits, battaient leur plein. Les instigateurs en étaient le plus souvent les membres de la Ligue des Sans-Dieu ou de la Société des Athées très officiellement instituées par Lénine. Sa contribution essentielle, mon père l’apporta dans la lutte pour la foi qui se déroulait au cours des débats publics antireligieux organisés dans toutes les villes avec la bénédiction ou l’autorisation du nouveau pouvoir : c’était une compétition ouverte entre orateurs.38

On discutait dans les écoles, les ateliers, les clubs ouvriers, les théâtres. Debout à la tribune le père Chalamov, gesticulant mais maintenu face au public par son fils attentif, savait abattre l’athée agressif d’une parole incisive. La religion est l’opium du peuple, répliqua-t-il un jour en citant le slogan omniprésent, Oui, la religion

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c’est de l’opium. C’est un remède. Mais qui d’entre vous, dit-il en balayant l’assemblée d’un geste, peut dire qu’il est moralement sain ? 39

Libéré de prison deux ans auparavant, le patriarche Tikhone mourut en 1925. L’impact de l’église rénovée faiblissait. De nombreux prêtres repentants rentrèrent dans le sein de l’Eglise traditionnelle. Nommé locus temens en 1927, le métropolite Sergueï de Nijni-Novgorod obtint de fonder un Saint-Synode patriarcal qui dirigerait les affaires ecclésiastiques et à son tour il reçut la protection du pouvoir politique, battant en quelque sorte les réformateurs sur leur propre terrain.

Etait-il fatal pour l’Eglise orthodoxe russe de se perdre pour sauver une foi retranchée dans une semi-clandestinité ? Composer avec l’Etat, était-ce la solution la moins douloureuse, que l’on espérait temporaire, pour le peuple majoritairement chrétien ? Le père Tikhone, écrit son fils, […] n’a pas cherché à mettre des bâtons dans les roues du nouveau pouvoir40. Il ne fut pas le seul parmi les ecclésiastiques. Mais loin de guider la nation dans le siècle naissant, le clergé séculier allait être décimé par les nouveaux maîtres du pays. Et, si pendant les années vingt la religion orthodoxe était restée vivante dans la vie russe, après 1930 la fermeture massive des lieux de culte refoula la foi dans le domaine privé et dans la clandestinité.

Un aveugle a du mal à saisir une vérité nouvelle, quelle qu’elle soit41, remarque Chalamov à propos de l’espoir affiché par son père jusque vers 1925 quant aux possibilités de réformer église et société. Il considère que Tikhone Nikolaiévitch n’avait pas compris ni pris au sérieux les prophéties pessimistes de Dostoievski exposées dans son roman les Démons. La vision dostoievskienne du futur de la Russie sera précisément le fondement de la réflexion de Chalamov sur son époque, comme on le verra. En réalité l’intelligentsia tout entière fut la première victime de la Révolution, alors qu’elle était innocente. « Une partie écrasante de l’intelligentsia russe n’avait en rien participé aux crimes de la monarchie. Mais cette couche de la population se trouvait entre le marteau et l’enclume.»42 (Valéri Esipov). La famille de Chalamov a vécu cette tragédie : En fait, tout le monde se vengea de mon père, et pour tout. Pour son instruction, pour son intelligence. Toutes les passions historiques vinrent battre le seuil

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de notre maison.43

La Quatrième Vologda rend hommage aux sacrifices héroïquement acceptés par le père Tikhone au nom […] des idéaux élevés qu’il avait professés et selon lesquels il avait vécu.44

En dépit du désaccord pathétique qui alimente l’amertume du fils celui-ci exprime sa gratitude envers son père : Je lui servais de guide. Et j'apprenais la force d’âme.45

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Tikhone Nikolaiévitch et Nadejda Aleksandrovna (1934)

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LA MERE

Je ne suis ni évêque ni prêtre, mais je voudrais bien mettre ma mère au rang des saints.1

Ma mère était farouche, Rêveuse, et cuisinière.

En celui qui venait à elle Maman voyait un ange.

Tout en vivant à notre époque, Ma maman ne savait pas

Parler au téléphone ; Elle haletait, elle se troublait.

Ma mère était cuisinière, Magicienne et sorcière,

Elle disait la bonne aventure A qui mieux-mieux.

Tel le Christ, j’ai lavé ses pieds De la poussière des chemins.

Toujours intimidée, ma mère N’avait rien d’une héroïne de drame.

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Elle avait parcouru la moitié du globe, Ma mère, mais elle ne passait plus

Le seuil de son logis, Effrayée des mensonges d’autrui.

Le monde de maman était étroit, Très étroit et très russe.

Mais se courbant peu à peu, Elle a su maintenir, maman,

Droit bien droit le toit De l’univers qui s’écroulait.

Vêtue de sa toilette funèbre Maman était couchée dans la bière.

Tel Samson, le dos obstinément droit Elle semblait immense.

Le corps raidi, elle laissait Le monde s’agiter.

Je lui dois mes poèmes Et leurs rudes déclives,

L’abîme béant des astres Et le supplice de la croix.

Ma mère était farouche, Rêveuse, et cuisinière.2

Nadejda Aleksandrovna Vorobiova (1870 – 1934) était native de Vologda et issue d’une famille de fonctionnaires de réputation libérale. On ne sait rien de ses parents. Ils appartenaient sans doute à la classe moyenne, puisque leurs deux filles firent des études supérieures à la faveur de l’ouverture récente dans les universités de cours réservés aux femmes3. L’une suivit une formation médicale ; l’autre, la mère de l’écrivain, devint institutrice.

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Le seul parent du côté maternel mentionné dans le récit sur l’enfance est, on l’a vu, un oncle, le frère aîné des deux sœurs. Il était fonctionnaire à la perception de la province. Il possédait une riche bibliothèque dans sa maison cossue de Vologda. Intellectuel et satiriste, il lisait la presse progressiste et dénigrait en vers les autorités locales, ce qui lui fit perdre sa place. Enseigner était une vocation chez Nadejda Aleksandrovna. A Kadiak elle forma en mathématiques les enfants des Aléoutes. Elle y instruisit aussi ses fils et ses filles suivant les programmes scolaires des établissements d’enseignement public russes. Après le retour de la famille à Vologda elle vécut en femme au foyer, ménagère, cuisinière, fermière, à la fois maîtresse de maison et servante de la nombreuse maisonnée (cinq enfants après la naissance de Varlam4). Elle exerça une dernière fois ses dons de pédagogue auprès du benjamin qui se révéla être particulièrement précoce. Le souvenir lumineux de l’apprentissage de la lecture par le jeu est évoqué à plusieurs reprises dans La Quatrième Vologda. Avec des cubes en bois l’enfant de trois ans formait des mots et […] ma mère notait mes principales réussites de sa belle et ferme écriture sur la couverture du Nouvel Alphabet de Tolstoï, le manuel à la mode […].5

Mais à côté de la douce nostalgie inspirée par la petite enfance passée sous l’aile maternelle, l’évocation de sa mère par Chalamov est invariablement empreinte de tristesse. Il avait gardé en mémoire la vision persistante de l’extrême fatigue et du vieillissement disgracieux chez une femme encore jeune. Il se souvenait qu’elle s’occupait de tous les siens sans aucune aide et que, selon la volonté du chef de famille elle devait cuire quotidiennement le pain et confectionner gâteaux et confitures. Elle nourrissait les chèvres et les volailles que son mari aimait à élever. Elle préparait et conservait le gibier et le poisson ramenés par les hommes, le père et ses fils aînés. Elle ne s’asseyait pas à table pour mieux servir les repas.

Chalamov insiste sur la part superflue des tâches domestiques qui eût pu lui être épargnée et qui, en la privant de l’activité intellectuelle et de la position sociale qu’elle méritait et à laquelle elle aspirait, fit d’elle une ordinaire femme de pope, malade et prématurément vieillie. La charge de travail qui incombait à Nadejda Aleksandrovna ne pouvait, certes, ni étonner ni effrayer, à les imaginer en lisant les souvenirs de Chalamov, une femme russe du vingtième

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siècle rompue à tous les travaux, souvent elle-même chef de famille et gagnant le pain de ses enfants en exerçant une profession toute sa vie.

Telle fut, par exemple, la réaction d’Irina Sirotinskaia au récit de la pénible existence de Nadejda Aleksandrovna : « Varlam Tikhonovitch, écrit-elle, ne pouvait évoquer sa mère sans pleurer […]. Mais quelle femme ne traîne pas ce fardeau – une maison à tenir ? La mère à la cuisine […], ce n’est pas un drame. »6

Toutefois, dans la Russie pré-révolutionnaire une jeune épouse issue d’un milieu évolué et instruite pouvait espérer avoir une vie plus épanouissante. Bien des années plus tard son fils exprimait son indignation devant cet absurde sacrifice en expliquant que par la faute de son mari sa mère n’avait même pas eu la possibilité de simplifier et d’alléger ses tâches ménagères comme on le fait à la campagne, où la femme est aux champs une bonne partie de la journée et sert au dîner un seul plat rustique. Le raffinement correspondant à la fois à la position sociale et aux goûts de Tikhone Nikolaiévitch imposait des repas complets et variés.

Maman détestait cuisiner. Ce qu’elle aimait, c’était la poésie.7 Rêveuse et cuisinière, Nadejda Aleksandrovna était l’une par tempérament, l’autre par nécessité. La funeste contrariété de dons généreux – beauté, esprit, sensibilité – est un des leitmotive du livre sur l’enfance.

Dans mon âme enfantine naquit un sentiment aigu de pitié, d’outrage fait à ma mère, cette beauté, cette intelligence qu’on avait englouties dans les pots, les pelles à four et les levains.8

Par contraste avec la fraîcheur d’antan qu’il imagine, l’auteur brosse un portrait de la femme de quarante ans d’un réalisme terrible, à la mesure de son propre chagrin :

Je n’ai jamais vu ma mère belle, bien que j’aie vécu dix-sept ans avec mes parents. Je n’ai vu qu’une bête de somme horriblement grosse, bouffie par suite d’une maladie cardiaque qui traînait avec effort des jambes enflées et se mouvait toujours dans le même espace de dix mètres, de la cuisine à la salle à manger, s’occupant de la nourriture, faisant lever la pâte avec ses mains gonflées et ses doigts déformés par des panaris profonds qui avaient dégénéré en ostéites.9

A dix ans Varlam n’osait plus sortir avec sa mère obèse. Mais bientôt : Ma mère était devenue un squelette à la peau fripée battant sur le ventre […].10 Une photographie datant de 1933 montre une

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vieille femme usée au chevet de la dépouille de son mari. Le seul poème publié dans lequel s’épanchent l’amour filial et la

douleur restée vive (Ma mère était farouche…) est écrit dans le mètre de la poésie populaire russe, le vers trochaïque de quatre pieds au rythme léger, auquel s’associent la jolie alternance ma mère, maman, ma maman, et un brin d’emphase attendrie et rieuse.

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Nadejda Aleksandrovna

Chalamov éprouve du regret et des remords de n’avoir pas su protéger sa mère ni des atteintes extérieures ni des épreuves imposées chaque jour dans son foyer :

Plus tard, une fois adulte, alors que j’étais en prison […], de la grande ombre que la personnalité de mon père projetait sur le passé émergea soudain en pleine lumière la silhouette grossière et gonflée de ma mère, dont la destinée avait été piétinée par mon père qui n’a jamais tenu compte d’elle, jamais ni en rien […].11

*

Toujours intimidée, ma mère / N’avait rien d’une héroïne de drame. Mais, pendant les longues années de misère, de persécution et de

maladie (1920-1934), […] pendant quatorze ans elle lutta pour survivre dans une solitude absolue12.

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Aux vers :

Mais se courbant peu à peu, Elle a su maintenir, maman,

Droit bien droit le toit De l’univers qui s’écroulait.

fait écho cette image de La Quatrième Vologda : […] elle prit sur ses épaules la voûte céleste de notre famille13.

Un jour la timide Nadejda Aleksandrovna eut l’audace d’écrire

dans la lointaine île de Kadiak au missionnaire qui avait succédé au Père Tikhone dans cette paroisse et qu’elle ne connaissait pas, pour lui demander de l’aide14. Elle reçut bientôt l’argent d’une collecte organisée auprès des Aléoutes convertis – quelques dollars, qui bien employés permirent aux siens de ne pas mourir de faim.

En ces années de repli sur soi des individus reclus dans leurs appartements semblables à des « cavernes »15 cette démarche révélait chez la solliciteuse une surprenante confiance dans son prochain. Sans franchir le seuil de sa retraite, car les mensonges d’autrui l’effrayaient, la mère avait cependant osé s’adresser à un étranger.

Si : En celui qui venait à elle / Maman voyait un ange, comme tel dut lui apparaître le père Schmalz de Kadiak avec lequel elle échangea par la suite des lettres et des photographies.

La conclusion du chapitre treize de La Quatrième Vologda consacré à Nadejda Aleksandrovna résume le credo que les désillusions répétées au cours de sa vie lui avait inspiré : Une compassion qui n’est pas confirmée par un acte, c’est le comble de la fausseté.16

Dès son enfance la foi religieuse de son père avait paru douteuse à Varlam Chalamov, parce quelle était l’antipode de la croyance maternelle liée non pas à l’ambition et à la réussite, mais à l’amour du prochain et au sacrifice personnel.

Dans sa très belle œuvre traitant de la foi orthodoxe Pierre Pascal s’intéresse au « […] vieux fond cosmique et apocalyptique de la religion russe. »17 Il note que le peuple russe dans son ensemble ignore les dogmes et que quelques mystères seuls le touchent, en premier lieu celui de l’apocalypse. Les scènes du jugement dernier et de la fin du

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monde sont traditionnellement représentées sur les fresques des églises, près de l’entrée, comme on l’a vu pour la Sainte-Sophie de Vologda. Elles inspirent aux fidèles un saint effroi.

Nadejda Aleksandrovna dépeignait avec passion à son fils sa vision eschatologique réconfortante : A la résurrection des morts, croyait-elle, tous les hommes se transformeront en esprits, et ressusciteront tous en même temps, si bien que sur terre on ne sera pas à l’étroit.18 Connaissait-elle les thèses du philosophe Nikolaï Fiodorov19 préoccupé par la question du surpeuplement de la terre après la résurrection charnelle de toutes les générations ?

Chalamov sait gré à sa mère de lui avoir transmis sa noble conception de l’état de victime : Nous les cadets, Sergueï, Natacha et moi, nous étions les représentants des gènes maternels : victimes et non pas conquérants, représentants d’une liberté supérieure au regard de la force paternelle brutale, présente chez les aînés Galia et Valéri.20

*

Au souvenir de l’instruction qu’il avait reçue, Chalamov regrettait d’avoir manqué d’un maître en poésie qui l’aurait guidé enfant dans la lecture des poètes et dans la composition des vers. Il avait commencé très tôt à en écrire. Ma mère eût pu tenir ce rôle, comme je l’ai compris plus tard, alors que je pensais à elle après notre ultime séparation.21

Il reconnaît qu’elle fut peu ou prou ce guide, à leur insu à lui comme à elle, puisqu’il écrit :

Je lui dois mes poèmes Et leurs rudes déclives.

Et : Elle avait toujours quelques vers en réserve qui correspondaient à son humeur, à ses réflexions, aux problèmes qui appelaient une décision de sa part.22

La poésie nourrissait sa pensée et guidait sa vie […] en tant qu’observations vivantes et non comme accords musicaux.23

Chalamov se souvient que sa mère ne pouvait entendre réciter des vers ni écouter de la musique sans verser des larmes. Sur ses vieux jours elle refusa un poste à galène que son fils voulait lui offrir, de

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peur de ne pas arrêter de pleurer… Ma mère était un être extrêmement sensible, une boule de nerfs.24

Dans la tradition orthodoxe la bénédiction des enfants par les parents est un viatique indispensable lors des événements importants de la vie. Chalamov fait-il allusion à l’adieu qu’il avait reçu de sa mère mourante ou bien aux dernières paroles qu’elle avait prononcées à son départ pour Moscou en 1924 dans le court poème Où est donc le vécu, où est l’enfance… ?

2 La bénédiction de ma mère, Les tristes paroles d’adieu, C’est un souffle porté par la mémoire, C’est ton haleine – comme si tu vivais encore25

Deux strophes inédites, reproduites sur la paroi d’une vitrine du

musée Chalamov à Vologda, concernent les obsèques de Nadejda Aleksandrovna :

Une couronne de lainage Sur les jambes enflées de maman. Le calme règne dans la pièce, comme dans un caveau. A la cuisine on me donne un gâteau, Et longtemps en travers de la gorge Reste le morceau de pain étranger.26

Le pain offert aux proches rassemblés autour du cercueil ne passe pas. Naguère, il venait de la main maternelle. Maman pétrissait la pâte était un des plus anciens souvenirs de Chalamov.

Aujourd’hui le pain distribué par d’autres dans la cuisine de la défunte scelle la séparation ultime d’avec la mère en se substituant à ce pain maternel qui est comme le signe du bonheur inscrit dans la mémoire du fils inconsolable.

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VIEILLESSE

« La croix »

Tikhone Nikolaiévitch décéda en 1933 à l’âge de soixante-cinq ans. Son épouse en 1934, elle avait soixante-quatre ans. Leur fils montre ses parents pendant les dix dernières années de leur vie comme deux vieillards misérables et solitaires. L’année 1918 avait jeté les Chalamov hors d’une existence matérielle enviable dans un grand dénuement. Pension et appointements supprimés, la famille du pope ne recevait pas non plus de cartes de ravitaillement. Les humiliations furent sans nombre pour le prêtre privé de droits civiques. Ce fut […] un coup terrible, moralement et matériellement1. En 1920 le couple reçut le coup de grâce avec la mort de Sergueï, le fils bien-aimé tombé sur le front de la Guerre civile. Puis l’aggravation de sa cardiopathie fit de Nadejda Aleksandrovna une impotente et l’évolution rapide d'un glaucome fit perdre la vue à Tikhone Nikolaiévitch. La solitude s’installa en peu d’années. D’abord le fils et la fille aînés quittèrent le foyer. Valéri (une nullité) accepta de renier son père par une déclaration dans la presse, afin de pouvoir faire carrière dans la police politique. En se mariant Galia rompit les liens avec ses proches. Les deux plus jeunes étaient très attachés à leurs parents. Mais Natacha, la fille dévouée qui avait renoncé à de longues études et était devenue infirmière pour subvenir aux besoins de son père, de sa mère et de son jeune frère, cessa de les aider après son mariage et la naissance d’enfants. Elle vivait à Moscou. Bientôt, à dix-sept ans, Varlam partit lui aussi pour la capitale.

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Au début de la tumultueuse décennie 1920-1930 les Chalamov furent privés d’une partie de leur appartement, réquisitionnée, et ils furent contraints de vendre ou de troquer pour de la nourriture leurs meubles à des paysans avides d’objets de valeur et avares de leurs produits2. Vers 1930 l’aveugle et l’infirme furent chassés de leur maison et relégués dans un petit logement aménagé dans le sous-sol voûté d'une église. Puis on les relogea dans une maison en bois sans confort, une habitation communautaire.

A peu près à la même époque eut lieu l’exécution du Père Prokope et de sa femme, le frère et la belle-sœur de Tikhone. Au printemps 1929 le convoi qui emmenait dans un camp de l’Oural le détenu Chalamov passa en gare de Vologda sans s’y arrêter. Il ne fit pas ses adieux à ses parents. Libéré en 1931, il ne put que venir constater leur poignante misère.

Mais tout l’environnement était à l’unisson. Dans Sanglantes moissons3, l’ouvrage de Robert Conquest consacré aux conséquences de la liquidation des koulaks, ces paysans abusivement désignés comme exploiteurs pour la location d’un ouvrier ou la possession d’une modeste ferme, on lit que la région de Vologda était tenue par des semi-criminels.

Et par une sorte de dérision de l’histoire, mais de par sa position géographique, durant ces années de persécution massive de la paysannerie la ville de Vologda joua à nouveau le rôle de centre de transit et de répartition pour les déportés et les bannis. De la Russie centrale et méridionale et de l’Ukraine déferlaient sous escorte les familles paysannes dépossédées. On les entassait dans les églises et les monastères fermés au culte, où aussitôt le typhus les décimait. Vologda et sa région redevinrent un territoire de résidence imposée, non plus cette fois pour quelques dizaines de proscrits, politiques et intellectuels relativement bien accueillis, mais pour des milliers de femmes, enfants, vieillards et hommes du peuple privés de moyens de subsistance.

Vladimir Arinine, journaliste à Vologda, a consacré un chapitre de son livre composé à partir des archives locales et intitulé L’ombre du généralissime au « Stalinisme en terre vologdienne » (1991). Il y décrit le processus de colonisation forcée de ces terres spacieuses jugées insuffisamment peuplées par le pouvoir central. Une résolution du Comité du Parti du territoire du Nord d’avril 1930 portant sur la

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fixation des familles de koulaks en installa quinze mille dans les environs de Vologda en leur assurant une « pitance minimum »4. En même temps que l'implantation dans la région des populations déplacées, une autre dékoulakisation, celle-là locale, s'effectuait dans les villages environnants. Les paysans récalcitrants étaient tués ou bannis. Le résultat direct de ces déracinements fut la destruction de l’agriculture et la terrible famine de 1933 qui, du reste, frappa non seulement la région du nord, mais l’ensemble du pays.

De 1924 à 1934 Chalamov envoyait régulièrement de petites sommes d’argent à ses parents, sauf pendant ses années d’incarcération. Mais toute sa vie il eut le sentiment que ceux-ci avaient été abandonnés par leurs enfants. Que sa mère aux abois eût dû quémander quelques dollars jusqu’à Kadiak auprès d’étrangers, cette pensée le tourmentait.

Notre famille avait beau être nombreuse, elle ne remplissait pas le rôle essentiel dévolu à ce genre de famille, qui est d’assurer les vieux jours des parents.5

Mais ce principe de conduite filiale, issu de la morale dans laquelle il avait été élevé (gratitude envers les parents et compassion pour les êtres chers affaiblis par l’âge et par les épreuves) semble avoir été combattu chez lui dès l’enfance par une réflexion née de l’expérience personnelle qui le conduisit à émettre à l’âge mûr une opinion contraire à cette règle.

Très tôt il s’opposa à un père autoritaire qui inspirait peu d’affection à ses enfants. Très tôt il démasqua l’époux égoïste et méprisant. A l'âge de quatorze ans il exprimait mentalement sa révolte en ces termes :

Et si tu te vantes de ton bonheur familial, moi je ferai de la propagande pour le phalanstère de Fourier où c’est l’Etat qui élève les enfants. Ils ne risquent donc pas de tomber entre les mains d’un despote comme toi.6

Tikhone Nikolaiévitch, on l’a vu, donnait pour exemple à l’intelligentsia russe malade de […] la désagrégation de la famille7 les familles généralement nombreuses des prêtres, comme la sienne. Mais pour son fils la réussite familiale chez les Chalamov n’était que façade. Chalamov ne vit pas de bonheur familial, ni dans le foyer de ses

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parents, ni dans celui de ses sœurs. Natacha, mariée deux fois, fut deux fois malheureuse. Une pratique trop souvent attestée en Russie communiste fit que Valéri renia son père dans les années vingt et fera que lui-même sera renié par sa fille dans les années cinquante. Et en 1953, aussitôt que réunie après sa libération des camps sa propre famille éclata. Le responsable de l’échec de sa vie privée, il le désigne clairement. Ce ne sont ni lui, ni sa femme, ni leur fille, tous trois des victimes, mais l’Etat. Il écrit : Même ma famille finit par craquer. J’ai payé de vingt-deux ans de prison le heurt des intérêts familiaux et de ceux de l’Etat. L’Etat piétinait les familles, il les pulvérisait.8

Vraisemblablement il songe ici tout autant aux événements récents (sa séparation en 1956) qu’au comportement de sa belle-famille en 1937 qui, sous l’emprise de la peur, s’était rangée contre le suspect qu’il était du côté de l’Etat bourreau. L’Etat poussait à la dénonciation entre membres d’une même famille, ou dans le meilleur des cas au silence frustrant, au mensonge. Chalamov le sait : Les enfants sont source de mensonges, de compromis, de tensions9. L’Etat faisait un crime d’un simple lien familial et condamnait l’épouse d’un tel, le fils ou le père d’un tel... On pouvait être poursuivi comme TCHS (''membre d'une famille", c’est-à-dire parent d’un traître à la patrie). L’Etat versait des pensions de misère ou les refusait aux vieux parents, que les enfants, eux-mêmes pauvres ou persécutés, ne pouvaient pas nourrir. Chalamov âgé ne fut secouru ni par sa fille ni par l’Etat. Puisqu’il s’ingénie à ruiner la cellule familiale, que l’Etat prenne en charge le sort des individus, leur entretien et leur éducation, telle est la proposition formulée par Chalamov dans ses Carnets (note de 1978) :

Il faut comprendre avant tout une vérité petite, mais très importante : il n’y a aucun devoir qui tienne entre les générations. Les enfants ne doivent rien aux parents et les parents rien aux enfants. C’est pourquoi aucune génération n’a le droit d’exiger de la sollicitude pour elle-même. Tu peux exiger de l’Etat seul ; c’est-à-dire que l’Etat doit régler les problèmes de famille.10

Irina Sirotinskaia témoigne du caractère passionnel de cette

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déclaration. Chalamov ne cessait de promouvoir la phalange de Fourier où les vieux et les enfants sont à la charge complète de l’Etat. « Aucune génération n’a de devoir devant une autre, affirmait-il en faisant de grands gestes. Un enfant vient au monde, qu’on le mette à l’orphelinat ! »11. Elle-même mère de trois fils ne prenait pas au sérieux cette idée insensée, pas davantage que l’apparente dureté d’un homme dont elle connaissait la générosité. C’est l’amertume accumulée au cours d’une longue vie depuis l’abandon de ses parents et la dispersion de sa fratrie jusqu’à ses propres déboires conjugaux, qui inspirait à Chalamov ces propos nihilistes. Ce n’est pas en philanthrope, mais en homme blessé devenu misanthrope qu’il lançait un défi à l’Etat déclaré coupable et qu’il investissait ce dernier de la mission éducative.

Déformé, simplifié depuis qu’Aleksandr Herzen12 l’avait diffusé en Russie au milieu du dix-neuvième siècle, depuis que Tchernychevski13 l’avait vulgarisé dans son roman Que faire ?, le fouriérisme avait alimenté les discussions estudiantines dans la Moscou des années vingt : On discutait de tout littéralement, par exemple : Si dans le phalanstère de Fourier il y a communauté des épouses et de l’éducation des enfants. On remettait en question non pas les différentes formes de mariage, mais le mariage lui-même, la famille elle-même : nécessaires ou pas ? Ou bien l’Etat doit-il éduquer les enfants, et lui seul ? 14

Le fouriérisme avait influencé l'idéologie bolchévique sur les questions de société. Après Octobre, on mit à mal l’institution bourgeoise de la famille et on préconisa l’amour libre. Puis Staline réhabilita la cellule familiale. Mais par la suite le régime totalitaire ne cessa d’atomiser la société en détruisant l’être humain soit incarcéré soit laissé en liberté.

* * *

Chalamov considérait son récit « La croix » comme […] un

témoignage de la tragédie de notre siècle au même titre que la thématique carcérale15.

Le jour des obsèques de Tikhone Nikolaievitch sa mère lui avait raconté l'histoire de la croix pectorale du prêtre ainsi que celle des

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dollars américains. L'action de « La croix » se situe en 1932. La narration est

conduite à la troisième personne. Les personnages ne sont pas nommés, mais désignés comme « batiouchka», appellation populaire du pope, et « matouchka », sa femme. L’action se situe vers 1930, après la condamnation du dernier fils : Le benjamin envoyait de l’argent à la maison, mais par petites sommes de cinq à dix roubles. Il fut rapidement arrêté et condamné à la relégation pour avoir participé à un meeting. On perdit sa trace16.

La facture du récit est classique. Dans une longue première

partie (plusieurs pages) l’auteur présente les protagonistes et montre leur train-train quotidien.

Levé au point du jour, le vieil homme aveugle va traire ses trois chèvres, puis les nourrir de la buvée préparée sur le poêle par sa compagne impotente. Il trait et laisse couler le lait à côté du seau moins à cause de son infirmité que parce qu’il songe à sa famille. Sa femme soutient ses efforts pour produire du lait, bien que la vente de celui-ci rapporte moins que ne coûtent le breuvage des bêtes et l’impôt prélevé sur le petit bétail. Elle éprouve pour son mari une pitié immense. Seulement, lorsque, s'étant affairée tout le jour à son petit ménage, elle s’assied pour lui faire la lecture, alors elle s’endort de fatigue.

Nous pénétrons dans le monde intérieur de chacun des époux. Un faisceau d’images et de symboles éclaire les portraits.

D’entrée de jeu apparaît la silhouette du pope : Le prêtre aveugle traversait la cour en tâtant du pied la planche

étroite semblable à une passerelle de navire posée à terre. Il marchait lentement, pratiquement sans trébucher, sans faux pas, les bouts carrés des énormes bottes de son fils piétinaient le petit chemin de bois.17 On a la vision d’un Noé debout avec ses bêtes après le déluge (Comme Noé sur l’arche marine est le premier vers d’un poème de Chalamov). Chaque matin il traverse la courette, […] portant dans chaque main un seau de buvée fumante pour ses chèvres enfermées dans un réduit bas et obscur18.

Les leitmotive s’entremêlent : le thème des ténèbres concerne l’heure du lever des deux vieux et le sombre local des chèvres, mais aussi l’éternelle obscurité de l’aveugle qui ignore beaucoup de leur

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misère : que tout le mobilier a été vendu à l’exception du fauteuil qu’il occupe, que les chèvres sont une charge, non une source de revenu, que le pain du lendemain n’est pas assuré. L’obscurité est celle du sommeil qui frappe la femme épuisée ; elle est aussi la nuit éternelle dans laquelle l’aveugle voit en rêve.

Le thème répétitif du liquide qui s’écoule – le lait près du seau à traire, la buvée sur le poêle par dessus le bord ébréché du chaudron – signale sans doute les vains efforts du couple pour survivre et l’impuissance de la vieillesse.

Le motif de l’argent est omniprésent, comme l’obsession des nécessiteux d’en gagner et d’en recevoir. C’est la pension refusée au prêtre et l’aide inexistante de la part de ses enfants. Ce sont les piécettes autrefois recueillies par la vente des pâtés faits maison sur le marché. Enfant Varlam avait aidé à ce petit commerce ; sa mère l’avait remplacé tant qu’elle en avait eu la force. Ce sont les quelques roubles retirés de la vente du lait; souvent aussi les petites sommes empruntées aux voisins. Ce sont les quelques dollars reçus d’Amérique. Ce sont enfin les bijoux vendus l’un après l’autre dans un magasin du Torgsin (littéralement du commerce avec l'étranger), qui acceptait outre les devises l'or des citoyens soviétiques. Les petites réserves des particuliers sauvèrent plus d'une famille dans les années trente. Survivre sans ressources pendant plus de quinze ans, tel fut le sort des parents de Chalamov, sort hélas ordinaire à cette époque en ce pays. Dans le récit Varlam est le prototype de ce fils cadet qui […] aurait dû vivre avec son père et sa mère, mais il avait décidé de tenter sa chance tout seul19. L’écrivain se dissimule derrière le narrateur pour psalmodier sa complainte à la mémoire des siens. Il note pieusement de menus gestes qui honorent ses parents. Il a peut-être en partie imaginé leur quotidien, puisque de 1929 à 1931 il était au loin, détenu dans l’Oural. « La croix » a été composée en 1959. Les chapitres de La Quatrième Vologda qui mettent en scène les parents de l’auteur lui sont postérieurs d’une dizaine d’années. Le regard du fils sur son père diffère d’un texte à l’autre. Ici il n’y a pas trace de l’égoïsme et de la dureté envers son épouse attachés au portrait de Tikhone Nikolaiévitch dans le récit autobiographique. Le caractère du père, montré plus âgé dans « La croix » s'était peut-être adouci en une décennie. Ou bien,

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l’opinion du fils s'était durcie avec l’âge. L’écrivain a-t-il vu ou a-t-il inventé le tableautin suivant pareil à

une image d’Epinal : Si un visiteur leur donnait un bonbon ou un petit pain, la vieille

mère le prenait et l’emportait dans leur chambre pour le mettre entre les doigts secs, nerveux et toujours en mouvement de son mari aveugle. Et tous les deux riaient et s’embrassaient, le vieux prêtre baisait les mains sales de sa femme, ses mains déformées par les lourds travaux domestiques, enflées, craquelées. Et la vieille femme pleurait et embrassait son mari sur la tête ; et ils se remerciaient l’un l’autre pour tout le bien qu’ils s’étaient mutuellement fait dans la vie et pour tout ce qu’ils faisaient maintenant l’un pour l’autre.20

L’auteur évoque aussi la touchante piété de l’aveugle, alors que, on s’en souvient, le père Tikhone avait l’habitude de prier à la hâte devant une reproduction de Rubens : Tous les soirs, debout devant l’icône, le prêtre priait avec ferveur et remerciait Dieu encore et encore de lui avoir donné sa femme. Il n’y manquait jamais. Parfois, son visage n’était pas tourné vers l’icône ; alors sa femme s’extrayait du lit et, le prenant par les épaules, elle le plaçait face à l’image de Jésus-Christ. Et le prêtre aveugle se mettait en colère.21

Dans une œuvre de fiction l’artiste peut modeler et modifier à l’envi la réalité observée ou connue par ouï-dire. Il le fait souvent pour donner à entendre une vérité qui lui tient à cœur.

L’auteur de La Quatrième Vologda s’acharne à analyser la personnalité complexe de son père qui résiste à sa compréhension en l’absence d’empathie.

Dans « La croix », porté par une intense émotion qui éclate en images et en symboles, comme s’il dépassait les faiblesses de son personnage (son père) et sa propre rancœur (dans le rôle du fils), le narrateur réconcilie ses parents entre eux au déclin de leur vie et se réconcilie avec son père. Au lieu de conflits familiaux, il présente le sacrifice de deux innocents sur l’autel du despotisme.

Le texte intitulé « Le moine Iossif Schmalz » qui concerne l’aide quémandée par la mère de écrivain auprès d'un moine de Kadiak a pour sous-titre « Suite du récit '' La croix ''». Il ne fait pas partie des

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Récits de Kolyma. Lui aussi est postérieur au Récit. L’auteur y exprime sa gratitude envers cet inconnu et explique

qu'un simple geste, comme cette main tendue par de lointains Aléoutes, peut sauver des vies en dehors de toute considération d’appartenance nationale et sociale.

Il remarque qu'à l’opposé : Les Vologdiens ne sont pas gens à faire une collecte pour un ancien pope, surtout s’il appartient à l’Eglise rénovée.22

Et : Alors on découvrit une chose intéressante que ma mère chuchota : un dollar, si on achète de la farine avec, cela dure un bon bout de temps.23

Enfin : Le moine Iossif Schmalz […] mourut peu après, ayant assuré à mon père et à ma mère l’immortalité.24

Dans les deux dernières pages de « La croix » l’auteur raconte le coup d’éclat du prêtre aveugle – le bris de sa croix pectorale – sur un rythme précipité et dans une atmosphère de conspiration toute dostoïevskienne.

Un matin où il ne restait plus ni orge pour les bêtes ni farine pour faire la soupe, sous les cris et les pleurs de désespoir de sa femme il décide de sacrifier sa croix en or portant l’effigie sculptée du Christ.

Prévenue, la matouchka va mettre le crochet à la porte d’entrée. Tous deux soulèvent de dessous la table la lourde malle contenant leurs maigres biens. Le pope saisit la croix tirée de son coffret par sa femme. Celle-ci apporte à contre cœur la hache qu’il réclame. Affolée par l’acte sacrilège elle ne veut ni aider ni voir. Seul, il frappe et manque le premier coup. Au second un morceau se détache. Il brise, il débite la croix. On perçoit en filigrane le thème de l'or : […] la croix s’était simplement transformée en un métal précieux comme une pépite d’or.25 Sur le sol gisent les quelques éclats qui vont assurer la subsistance du vieux couple. Mais on entrevoit au loin, extraits des mines de Sibérie, ces tas d’or qui engraissent les puissants, tandis que les fils des parents réduits à la mendicité manient péniblement le pic pour dégager le métal de sa gangue ou que, découragés, ils brandissent leur outil pour mutiler leurs membres, comme ici le prêtre mutile Dieu. Mais ce dernier dit son sentiment devant sa femme horrifiée :

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Est-ce que Dieu est là dedans ? 26 [dans la croix]. Sa révolte va contre la faim et la misère. Le bris de la croix, comme le suggèrent l’urgence de l’action (La femme du prêtre, à moitié folle de faim […]27) et la détermination du pope, apparaît comme un acte de foi en la miséricorde divine. A quelques années de distance ces lignes du « Moine Iossif Schmalz » viennent contredire le témoignage sur la ferveur du prêtre contenu dans « La croix » : Sa croix, mon père l’a brisée à la hache à tâtons sous les yeux de ma mère, lui le païen, chamane et descendant de chamanes ; il anéantit Dieu de ses propres mains, comme un Esquimau, un Zyriane, un Permien, dont le sang n’est pas coupé d’un sang étranger venu d’une autre civilisation contenant des érythrocytes porteurs de paix, de beauté, de bien. Il n’y en avait pas dans le sang de chamane de mon père.28

« La croix », ce document vrai, ce récit dramatique, cette œuvre d’art brillante, est la pépite de dévotion filiale qui « assure l’immortalité » à l'image paternelle par ailleurs violemment dénigrée.

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La maison natale, devenue musée Chalamov en 1990.

Plaque commémorative posée à l'entrée du bâtiment en 1991.

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Natacha,

la sœur aînée

http://shalamov.ru

Varlam à un an

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ENFANCE ET ADOLESCENCE. 1907-1924

TEXTES AUTOBIOGRAPHIQUES

Chalamov naquit à Vologda le 18 juin 1907.

J’ai oublié le temps qu’il faisait Dans mon enfance : vent tiède, Neige molle. Revoir mon enfance ici-bas Bien sûr je ne pourrai.

Si peu est resté Dans ma pauvre mémoire : Les bleuets des chemins Dans le soleil rouge des jours enfantins,

Le parfum de l’oseille sauvage, Des buissons de genévrier Et l’odeur forte comme à l’hôpital Des fleurs à moitié séchées.

C’est tout cela que je porte en moi, Que j’aime et qui, en tout lieu, Quand surviendra la douleur, Apaisera mon cœur.1

L’enfance est ce qui s’oublie le moins. Le souvenir qu’il en reste se ravive avec l’âge et peut resurgir après une éclipse de la mémoire par delà les péripéties de la vie d’adulte. Ce n’est pas un hasard, si Chalamov a entrepris d’écrire La Quatrième Vologda à plus de soixante ans ; ni un hasard sans doute, si le processus de

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remémoration a été activé par la relation que lui avait faite Irina Sirotinskaia revenue d’un voyage à Vologda au cours de l’été 1968. Elle y avait recueilli des traces tangibles des premières années de la vie de l’écrivain ; elle avait rapporté des photographies de la maison paternelle et de la ville natale.

Peu après Chalamov lui écrivit sa surprise : Je pensais avoir oublié ma ville depuis longtemps […] Mais voilà maintenant, après ton voyage, il y a tout au fond de moi comme de chauds courants…2 Sirotinskaia rappelle dans ses souvenirs que « […] ces années-là Varlam Tikhonovitch parlait presque sans arrêt de son enfance ; mais tout n’est pas entré dans son récit »3.

Comme Chalamov, Marguerite Yourcenar s’étonne dans son livre Quoi ? L’éternité: « J’ai cru longtemps avoir peu de souvenirs d’enfance […]. Mais je me trompais : j’imagine plutôt ne leur avoir guère jusqu’ici laissé l’occasion de remonter jusqu’à moi. »4

J’ai oublié…, Si peu est resté / Dans ma pauvre mémoire… Néanmoins, ce poème restitue les sensations qui enveloppaient l’enfant au sein de la nature.

A l’âge adulte et mieux encore au déclin des ans l’image de l’enfance apaise et rassure. Elle brille d’une intrinsèque authenticité au regard des désillusions ultérieures :

1 Où est donc le vécu de mon enfance, Bouilli, lessivé, Ce dont à présent je suis indigne, Enlisé jusqu’au cou dans des vétilles ? 5

Chalamov se plaît à rappeler la plénitude, le trop-plein même du premier âge :

3 Avec le petit garçon que j’étais, Encore perché dans les nuées, A disparu tout ce qui était « trop », Mes mains ne l’ont pas retenu,

5 Toute ma petite enfance, tout ce qui était mien… Et si angoissante est la route à poursuivre Que le cœur frémit, fait mal Et tient éveillé jusqu’au jour. 6

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Le bonheur de se souvenir s’accompagne d’une douloureuse nostalgie, car, si riche et si présente soit-elle, l’enfance est perçue comme un bien à jamais retiré.

La prose et les vers consacrés par notre auteur à son jeune âge sont tous imprégnés de mélancolie. Le cri du cœur répété : Toute ma vie à Vologda, je l’ai passée en étouffant, à l’étroit : je manquais d’air7, entache de malheur l’image du paradis perdu.

Chalamov n’a pas de souvenirs avant l’âge de trois ans. Il apparaît pour la première fois assis aux pieds de sa mère, apprenant les lettres de l’alphabet avec un jeu de cubes. Je ne me souviens pas de moi ne sachant pas lire. Je lis et j’écris en lettres d’imprimerie depuis l’âge de trois ans.8 Il n’est pas de ces écrivains qui, comme Sergueï Aksakov9 peuvent restituer des bribes de souvenirs de leurs deux premières années ou qui, comme Mikhail Zochtchenko10, s’acharnent à remonter le cours du temps jusqu’au départ de la conscience ou bien qui, comme Vladimir Nabokov, traquent l’éveil de l’esprit enfantin à travers une série d’ « éclairs espacés »11.

Chalamov distingue trois périodes successivement vécues à Vologda : Après la petite enfance il y avait eu l’enfance et l’adolescence. Pour la quantité et la vivacité des impressions, pour l’importance vitale, chaque année de cette dernière avait été telle que des dizaines de vies y auraient trouvé place.12

L’expression dizaines de vies est à rapprocher de celle de plusieurs vies que l’écrivain aime appliquer à son existence entière, à sa vie perpétuellement brisée. Ici, la pluralité des vies renvoie au foisonnement des expériences, des pensées, des impressions qui peuplent l’évocation de ses jeunes années.

On remarque toutefois que la narration ne suit qu’approximativement l’ordre du vécu et qu’elle néglige les limites indiquées par l’auteur entre les deux parties de l’enfance et entre l’enfance et l’adolescence. L’enfant était précoce. En outre, les conditions de vie difficiles qu’il connut dès l’âge de onze ans (1918) hâtèrent chez lui la venue de l’adolescence.

La Quatrième Vologda ne contient aucun portrait physique du jeune Varlam. Mais, se souvient l’auteur, sa mère se désolait que […] le robuste gamin soit devenu un garçon de onze ans asthénique […]13. Cette faible constitution physique est confirmée par un témoignage

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unique recueilli au début des années quatre-vingt-dix auprès d’une Vologdienne très âgée qui se souvenait encore de son petit voisin sur la colline du Kremlin : « Varlacha, un garçonnet maigrichon, asthénique, timide. Il ne jouait pas avec de plus grands que lui, mais il les regardait courir, comme étonné de leur espièglerie. »14 C’était en 1917, il avait dix ans, elle en avait treize.

On reconnaît le jeune garçon sur une photographie de groupe, prise en 1923 dans la classe terminale de l'école numéro six de Vologda15. Vêtu d’une chemise blanche satinée « à la Tolstoï », il est assis par terre au premier rang parmi ses camarades qui presque tous portent des blouses sombres. Sa taille élevée et sa silhouette élancée se remarquent. Le front est haut et large, l’air sérieux.

L’auteur de l’autobiographie énumère avec complaisance les ennuis de santé qui assombrirent ses premières années. Il estime que le recours aux médecins, que son père imbu de ses dons de guérisseur refusait obstinément, aurait pu le débarrasser d’un rhume chronique qui lui fit perdre l’odorat. Il juge qu’auraient dû être pris au sérieux, et non servir de cible aux reproches et aux moqueries paternels, la sensation de vertige et les nausées qui annonçaient peut-être la maladie de Ménière de l’âge adulte. Chalamov regrette de n’avoir pu pratiquer la gymnastique, l’escalade, le ski, le patinage… à cause de cette déficience. Il n’était pourtant pas une mauviette, comme le moquait son père. Il nageait et manœuvrait la barque sur la Vologda. Entraîné et endurci dans la compagnie de son frère Sergueï, il dévalait en traîneau la pente de la colline glacée jusqu’à la rive opposée de la rivière. Il jouait dans l’équipe de football de son école, ce que son père désapprouvait, tandis qu’il encourageait les échecs, jeu que l’adolescent pratiquait dans un cercle en ville.

Si l’on songe que grâce à l’exemple donné par ses aînés et en dépit de la sévérité paternelle le cadet pouvait rentrer tard sans en rendre compte chez lui ou passer la nuit où bon lui semblait, on imagine un enfant terriblement actif, quoique raisonnable dans ses distractions, et solitaire.

On se représente une enfance passée le plus possible au grand air malgré la rudesse du climat. Comme les vers écrits sur cette époque, la nouvelle et les récits évoquent les parfums et les eaux printaniers dans la campagne si proche de sa maison et de sa ville. C’est alors que le

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plus naturellement du monde l'être humain se fond dans la nature – dans une unité traditionnelle.16 Cette harmonie saisie par un enfant très sensible était à l’opposé du contact brutal recherché par son père et ses frères à travers la pratique de la chasse et de la pêche.

Mais la passion souveraine depuis ses trois ans était la lecture. Il lisait dans l’ivresse en tout lieu, à toute heure, sous la lampe à la table familiale même pendant les repas (ce n’était pas défendu), sur le coffre qui lui servait de lit, après avoir expédié ses devoirs de classe. Âgé, il écrit :

Je n’échangerais contre aucun bonheur sur terre la soif dévorante de lecture, que ne peut étancher aucune quantité de livres, de pages et de mots, cette voluptueuse sensation procurée par un bon livre non encore entamé17.

Cette soif inextinguible lui faisait non pas savourer lentement la page écrite, mais l’engloutir grâce à la faculté tôt développée de la lecture rapide, quand vingt à trente lignes entraient d’un coup dans son champ de vision. La collection de livres hétéroclites possédée par son père, les bibliothèques publiques au prêt parcimonieux, celles, privées, des parents et connaissances ne pouvaient le satisfaire.

Chalamov gardait en mémoire la recherche sans cesse reprise de nouveaux volumes. Dans l’essai Mes Bibliothèques18 il mentionne la salle de lecture municipale, ouverte dans les locaux d’une ancienne prison en 1918 et dont le riche fonds était constitué d’ouvrages réquisitionnés dans les manoirs des propriétaires terriens expropriés.

L’éventail des lectures de l’enfant, puis de l’adolescent, était nécessairement large; il nous surprend : J’ai lu sans aucun ordre une quantité considérable de livres […]19. Si son père se dressait parfois entre lui et sa passion en redoutable censeur désireux de voir son fils nourrir son esprit utilement, celui-ci savourait les fruits défendus en cachette.

Plusieurs pages de La Quatrième Vologda sont émaillées des noms des auteurs et des titres des livres qui ont éclairé son enfance. D'Alexandre Dumas il dévora les nombreux volumes empruntés à la Bibliothèque ouvrière. Ses favoris étaient Doyle, Wells, Verne, Kipling, London, Ponson de Terrail, Andersen, etc. Les classiques russes et étrangers étaient étudiés au lycée en morceaux choisis. Il en lisait davantage par lui-même : Joukovski, Pouchkine, Lermontov,

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Nékrassov parmi les poètes ; Tolstoï et Dostoievski (tout Dostoievski), Ibsen… et les auteurs de l’antiquité gréco-latine, dont Ovide (les Métamorphoses) et Plutarque (les Vies dans une adaptation pour la jeunesse). Mais il semble que l’adolescent ait recherché à travers ses lectures un viatique pour une conduite exemplaire en société, car en dépit de sa sourde révolte dirigée contre le modèle paternel il était impressionné par la riche activité de Tikhone Nikolaievitch. Grâce à la fréquentation d’auteurs engagés tout entiers dans la diffusion d’idées progressistes il put forger précocement son propre mode de réflexion sur l'époque contemporaine marquée de conflits et de bouleversements majeurs.

Après Octobre les maisons d’édition s'étaient multipliées. Chalamov remarque qu’ […] un torrent de nouveaux livres commença d’affluer dans notre maison, dans mon âme. On en publia un grand nombre dans les années 1917-1918 sur du papier d’emballage et avec une encre d’imprimerie très pâle. Jaillit un flot de livres qui n’existaient pas auparavant.20

Ces livres circulaient dans le milieu des relégués dont certains étaient des familiers de la maison des Chalamov. C'est sans doute grâce à eux que le jeune garçon connut des auteurs comme Kravtchinski, Kropotkine et Savinkov. L’accord entre parole et action chez ces auteurs détermina mon avenir bien des années à l’avance.21

Sergueï Kravtchinski (1851-1895), populiste puis révolu-tionnaire terroriste, avait dû émigrer en 1878 à la suite de l’assassinat du chef des gendarmes de Saint-Pétersbourg. A Londres où il s’était installé il publia des romans. Chalamov connaissait le plus populaire, Andreï Kojoukhov, paru en 1881 en anglais et publié en russe à Genève en 1898.

L’anarchiste Piotr Kropotkine (1842-1921), qui avait réussi à s’échapper de la terrible forteresse Pierre et Paul où il était incarcéré, avait émigré en France en 1886, puis s’était installé à Londres. Dans ses écrits théoriques il réfutait la dialectique marxiste et prônait comme idéal socialiste l’organisation de coopératives de producteurs. Rentré en Russie en 1917 il s’opposa violemment à la dictature du prolétariat. Le jeune Chalamov lut de lui L’Entraide comme facteur d’évolution et les Mémoires d’un révolutionnaire.

Kravtchinski et Kropotkine avaient en commun entre eux et avec

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le troisième écrivain aimé de Varlam, son favori Boris Savinkov (Viktor Ropchine de son nom de plume), de mener une existence d’aventurier moderne avec action violente, prison, exil. Tous trois étaient non marxistes. Leurs livres étaient ancrés dans la la réalité russe et servaient la cause révolutionnaire. Kravtchinski et Savinkov écrivaient des romans à thèse dans la ligne de leur aîné, le théoricien de la pensée populiste, Nikolaï Tchernychevski dont le roman Que faire ? avait éduqué des générations. Mais un demi-siècle plus tard, estime Chalamov, Herzen et Tchernychevski, apparus alors en librairie, avaient perdu beaucoup de leur attrait22, entendons pour les jeunes au profit de leurs disciples.

Les œuvres du romancier Ropchine étaient extrêmement populaires dans les deux premières décennies du siècle. Elles étaient connues à l’étranger. Mais bientôt leur diffusion parut dangereuse aux nouveaux gouvernants du pays. Le Cheval blême23 (écrit en France en 1908) ainsi que le roman suivant (Ce qui n’arriva jamais – 1912) avaient enthousiasmé le jeune Chalamov qui apprit le second par cœur comme de la poésie. A l’âge adulte il en connaissait encore des passages entiers. Il explique cet engouement et la forte impression qu’il reçut de ce livre : […] un livre sur l’échec de la révolution de 1905. Mais jamais encore un livre sur une défaite n’avait exercé une influence aussi captivante, qui engendrait le désir passionné de se joindre au héros, de suivre la voie sur laquelle il allait trouver la mort.24

La leçon reçue était claire et devait trouver son application quelques années plus tard dans la conduite de l’étudiant Chalamov : […] je voulais seulement connaître le jour où je pourrais moi-même subir la pression de l’Etat et y résister.25

Boris Savinkov-Ropchine (1879-1925), le terroriste-homme de lettres, le praticien et l’apologiste de l’action violente dirigée contre les représentants du pouvoir en place, est un personnage haut en couleur. Noble d’origine polonaise, ayant étudié à Varsovie puis à Berlin et à Heidelberg, il devint marxiste et entra dans le parti social-démocrate à Moscou. A la suite de son arrestation et de sa condamnation à cinq ans d'exil en 1902, il se retrouva à Vologda aux côtés de Lounatcharski et de Rémizov. Ce dernier raconte dans Iveren les débuts littéraires simultanés des membres de ce trio. Rémizov et Savinkov expédiaient même depuis leur exil leurs premiers récits à

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des écrivains reconnus comme Maksim Gorki et à Vladimir Korolenko qui s’occupaient de leur publication.

Les romans de Ropchine vinrent plus tard. En mettant en avant sa propre fureur dans l'action comme gage de la justesse de ses convictions, cet auteur à succès savait rendre séduisante la « terreur politique ». Sa devise était : « Tout est permis ! Tout ! Au nom du peuple il n’y a ni hésitations ni états d’âme qui tiennent. ». Savinkov lui-même fut un des leaders de l’action directe menée intensément par les socialistes-révolutionnaires de 1903 à 1912. A Vologda il était passé du camp des SD à celui, rival, des SR. Puis il s’était enfui à Genève, où il était entré dans l’Organisation de Combat de ce parti et était devenu l’adjoint de l’agent double Evno Azev26. Ce dernier ayant été démasqué et exécuté en 1909, Savinkov fut condamné à mort. Mais il réussit à organiser encore de nombreux attentats par bombe.

Entre février et octobre 1917, il fut membre du gouvernement provisoire modéré de Kérenski, mais dès l’avènement des bolchéviks il engagea contre Lénine une lutte sans merci (« Entre Lénine et moi c’est la lutte à mort »). En 1918, pour l’atteindre il fit alliance avec les monarchistes dans la Nouvelle Union pour la défense de la patrie et de la liberté. Il fut arrêté, il s’échappa. Dès lors, c’est à l’étranger qu’il se mit à chercher des armes contre bolchéviks. Il sollicita entre autres l’appui de Churchill, ministre de la guerre… Il forma un nouveau groupe de combat autour du général blanc Pavlovski. Enfin, sans avoir réalisé son projet, il tomba dans un piège que lui avait tendu l’Oguépéou pour le ramener en Russie. En 1924 il fut saisi à la frontière, jugé, condamné à mort. Puis, la peine fut commuée en dix ans d’emprisonnement. En 1925 il se jeta ou il fut précipité du quatrième étage de la prison de la Loubianka à Moscou.

Si Savinkov avait assassiné Lénine, le cours de l’histoire de la Russie en aurait-il été changé ? Selon Rémizov, fin observateur de son époque, la carrière de Lénine non seulement n’a pas été suspendue par Savinkov, mais « Savinkov s’apprêtait à ouvrir avec les bombes la voie de la Révolution et à tracer un chemin dont il croyait qu’il serait pour lui. En réalité il fut pour Lénine. »27

Alekseï Rémizov avait fréquenté Savinkov à différentes époques, à Vologda, puis à Saint-Pétersbourg, enfin à Paris. Il l’appréciait : « Une âme sincère et – c'est ce que je sentis d’emblée en lui – sans doute un cœur ardent ». « Il était de la même espèce terrible

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que la pierre de la cathédrale »28 (la Sainte-Sophie de Vologda). Savinkov était-il de la même race que le Terrible qui avait édifié

cette cathédrale ? Dans ses romans Ropchine ne se contente pas de décrire et

d'exalter la violence. Il s'attarde aussi sur les états d’âme des héros lanceurs de bombes. Dans Le Cheval blême deux conjurés prêts à tuer le gouverneur général de Moscou dissertent sur l’amour chrétien : « Tuer, on peut toujours », déclare l’un d’eux. « Non, pas toujours, tuer est un grand péché », réplique l’autre qui est croyant et commet le meurtre comme on porte une croix : « Si le péché est grand, accepte-le. Dieu compatira et pardonnera. Oui, pardonnera. » Après cet échange de vues les préparatifs de l’attentat contre le gouverneur se poursuivent avec une égale détermination. Cependant le croyant (le narrateur) se rend coupable d'un crime passionnel : il tue le mari de sa maîtresse. La police le recherche. Il a perdu confiance en lui, et le goût de vivre l’abandonne. De ce dénouement romanesque l’auteur tire la leçon que « tuer tue l’âme de l’assassin. »29 En revanche le régicide ou « tueur de lions » (comme Rémizov surnomme Savinkov lui-même) agit en justicier et non en criminel.

L’auteur de La Quatrième Vologda assume pleinement l’influence exercée durablement sur lui par la personnalité de Savinkov. Il reconnaît l’impression extraordinaire que produisit naguère sur son jeune esprit le charme romanesque des livres de Ropchine. Il laisse entendre que non moins que les exemples vivants donnés par les SR proscrits côtoyés à Vologda dans son enfance, les œuvres des auteurs nourris de l’idéologie socialiste-révolutionnaire firent très tôt de lui un opposant à l’Etat oppresseur conscient des risques à prendre dans l’acte terroriste.

* * *

Quelques lignes de l’essai symboliquement intitulé « Tchernychevski » résument la double vocation qui devait guider la vie de Chalamov :

Depuis ma plus tendre enfance et peut-être dès avant ma naissance, ma vie a toujours été partagée entre deux choses. La première était la littérature, l’art [...]. La seconde chose importante

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était de prendre part aux luttes sociales de mon temps qu’il m’était impossible d’ignorer.30

Très jeune il s’exerça à composer en prose et en vers. Il le fit d’abord oralement : Sachant écrire et lire dès trois ans, c’est autour de cinq ans que j’appris à raconter avec mes propres mots ce que je venais de lire.31 Le garçonnet improvisait à haute voix des histoires pour l’amusement de ses frères et sœurs. Cela troublait sa mère et agaçait son père, qui décida un beau jour de mettre à l’épreuve l’enfant prodige en lui demandant de paraphraser devant la maisonnée réunie des textes lus jusqu’à un an auparavant. Le Wunderkind moqué par son père passa l’examen de mémoire sans faute et ne fut plus sollicité. Ayant vu ses proches bafouer sa passion de la lecture associée au partage, il fit désormais du « perekaz » (la paraphrase) une occupation solitaire.

Se tenant à l’écart des siens, il marmonnait les textes de ses livres préférés qu’il retenait par cœur sans effort et les mettait en scène grâce à un jeu de son invention : le jeu de patience littéraire ou le jeu des gages. Ses héros étaient figurés par les silhouettes ou les têtes de personnages célèbres représentées à l’époque sur les emballages des bonbons. Les papiers pliés en forme de petites enveloppes s’animaient tour à tour dans des dialogues inspirés des romans, des nouvelles, des pièces lus ou des films que l’enfant voyait parfois. Les héros se rencontraient, se disputaient, se battaient, recherchaient la vérité, prenaient la défense des bêtes.32 La boîte magique qui contenait les enveloppes, Chalamov l’emporta avec lui à son départ pour Moscou. Comme l’ensemble de ses archives elle fut détruite par sa sœur après sa première arrestation.

Ce jeu de composition distrayait Varlam d’une existence où il était sans cesse contraint par l’exiguïté du logement, par l’agitation d’une nombreuse fratrie, par l’absence de chambre indépendante, par le manque d’un lit même. Un coffre placé dans la chambre de ses frères, puis dans celle de ses parents lui en tint lieu pendant toute son enfance.

[…] Le monde des gages était mon univers à moi, un univers de visions que je pouvais faire surgir à tout moment. […] Il m’était très facile de me brancher sur ce monde, et à l’aide des « patiences littéraires » je répétais tous les livres que j’avais lus.33

A l'âge de sept ans il entra au lycée Aleksandr-le-Bienheureux

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rebaptisé en 1918 Ecole du Travail n°6. A l'époque les établissements scolaires regroupaient les classes des enseignements primaire et secondaire sur une période de neuf ans.

Le lycée Aleksandr-le-Bienheureux

Lycéen, Varlam continua à s’adonner à la lecture-mémorisation

des œuvres littéraires et à la récitation théâtrale avec une ardeur qui ne faillit pas pendant toute sa scolarité, où de loin en loin il trouva des partenaires pour ce chuchotement créatif. Le premier fut un petit camarade phtisique féru de littérature, un Mozart de la critique, avec lequel il joua à deux voix Cyrano de Bergerac et la Pucelle d’Orléans. Puis, vers quatorze-quinze ans il mit en dialogue et joua avec un autre camarade les livres de Savinkov, Dostoievski, Tolstoï, etc.

Ainsi se faisait le cheminement vers l’écriture originale : Prosateur, je pense l’être depuis l’âge de dix ans34. Il débuta par ce procédé personnel de fixation des textes lus et adaptés que l’on vient de décrire.

Poète, il estime l’avoir été à partir de quarante ans. On le verra, ce sont les poèmes composés pendant la dernière période, moins dure que les précédentes, de sa détention à la Kolyma et pendant l’exil qui suivit, qui le sacrèrent tardivement poète à ses propres yeux. Mais il versifiait depuis toujours. Dès son enfance l’écriture poétique avait répondu au besoin de noter dans l’instant ses impressions. Le texte rythmé et rimé était le réceptacle de ses pensées. A l’heure de l’inspiration authentique, les vers continueront de lui servir de journal intime, comme à ses débuts.

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Le jeu des patiences littéraires, qu’il qualifie aussi de théâtre, eût pu amener Chalamov jusqu’à la dramaturgie. Mais la seule œuvre théâtrale qu'il ait laissée achevée est Anna Ivanovna. Ses archives contiennent des fragments de deux autres pièces : Conversation vespérale et Comédie en quatre actes.

Conduit quelquefois au théâtre par son père, l’enfant avait été impressionné pour la vie. Hernani l'avait bouleversé : Je fus saisi, écrasé par le théâtre et m’y attachai à jamais.35

Plus tard, l’adolescent joua comme acteur amateur et participa à la préparation de spectacles montés par le cercle dramaturgique de son lycée.

En classe terminale http://shalamov.ru

En remettant à son meilleur élève une attestation élogieuse

devant faciliter son admission à l’université, le professeur de littérature de la classe terminale (1922-1923) prononça ces paroles prophétiques : « Vous serez la fierté de la Russie, Chalamov. Des études supérieures en sciences humaines révéleront vos immenses capacités. »36

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La présentation qui est faite dans La Quatrième Vologda de l’enseignement suivi par Varlam entre 1914 et 1923 donne à penser qu’il était grandement autodidacte, étant donné par ailleurs l’abondance et la diversité de ses lectures spontanées. L’auteur s’interroge à propos de cette période de désordres intérieurs à la Russie, où il manquait de professeurs, où beaucoup étaient de passage, où les programmes étaient allégés : Que m’a-t-on appris ? Tout fut le fait du hasard […].37 L’école ne me fit aimer ni les vers ni les belles lettres ; elle ne forma pas mon goût. Je fis les découvertes moi-même, en zigzaguant.38

Sa mère lui insuffla l’amour de la poésie. Son père, Pygmalion

de l’esprit de ses enfants, fit de son mieux pour le familiariser avec les arts.

Au lycée il ne montra aucune aptitude pour le dessin ni aucun intérêt pour la peinture prolifique des Ambulants39 qui, réaliste et populaire, passait auprès des enseignants pour être le seul art pictural accessible aux enfants. Chalamov conçut pour les œuvres de ce mouvement une aversion durable. A l’âge mûr ce sont, parmi les peintres modernes, essentiellement Vroubel, Van Gogh et Gauguin40 qui l’aidèrent à peindre les paysages de la Kolyma.

Etant naturellement sensible au rythme, le futur poète ne pouvait être indifférent à la musique. […] l’enfant que j’étais soupirait tellement après le rythme qu’il envisagea même de devenir chanteur – ni peintre ni sculpteur, mais chanteur - et c’est bien cette aspiration à la musique qui l’amena à la poésie.41 Cependant l’écolier avait été désarçonné après le constat fait par le professeur de musique au premier cours : Chalamov, tu n’as pas plus d’oreille qu’une souche.42

A la différence de Boris Pasternak Chalamov n’eut pas à choisir entre la musique et la poésie. Le rapprochement des deux poètes montre d’un côté un jeune homme issu d’une famille d’artistes (un père peintre de renom, une mère excellente pianiste) dont l’enfance avait été bercée par tous les arts et les belles lettres, de l’autre le fils de parents moyennement cultivés, à qui la mère n’avait pas beaucoup de temps à consacrer et dont le père faisait preuve d’un pragmatisme culturel peu stimulant.

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L’auteur de l’autobiographie complète le tableau de son adolescence par le rappel discret d’une amourette qui, en le faisant souffrir, lui inspira un poème. Son cœur de quinze ans battait pour une certaine Lida, membre du cercle dramatique du lycée.

1 Je marche, je soupire,

Mon cœur est lourd. De la marguerite J’arrache un blanc pétale.

2 Du refrain et de la souffrance L’irrésistible avance, De l’antique divination Le compte affolant.

« A mes quinze ans » 43

Par la suite Lida devint la belle-sœur de l’institutrice Sigorskaia

qui, au début de la décennie 1990, peu avant sa mort, put témoigner sur le petit Varlacha, on l’a vu, et sur la relation de Varlam et de Lida. Après l’école secondaire celle-ci quitta Vologda pour Moscou. En s’installant à son tour dans la capitale l’année suivante le jeune homme nourrissait peut-être l’espoir de l’y retrouver. On sait seulement par Sigorskaia que trente ans plus tard, après son retour de la Kolyma, Chalamov revit Lida qui était devenue la femme du peintre Vassili Sigorski et qu’il fréquentait le couple à Moscou.

http://shalamov.ru A quinze ans Lida Pérova

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A l’automne 1923 le bachelier vit partir ses camarades admis dans les universités et les instituts des capitales. Parce qu’il était issu du clergé, la section locale du ministère de l’Education nationale lui avait refusé le certificat indispensable pour l'accès aux études supérieures. Le père faisant partie des « lichentsy » (les citoyens privés de leurs droits), le fils devenait un paria.

*

Chalamov âgé n’aurait pas pu s’exclamer, à la manière de Marguerite Yourcenar évoquant son enfance : « Presque tous les jours étaient beaux ! », bien que, en décrivant le décor de ses premières années, sa plume crée l’impression charmante définie par l’auteur de Quoi ? L’Eternité : « […] êtres et choses redeviennent peu à peu visibles, comme le font les objets d’une chambre aux volets clos, dans laquelle on ne s’est pas aventuré depuis longtemps »44.

Après avoir consacré les trente premières pages de La Quatrième Vologda à la présentation de sa vie natale, l’auteur nous invite dans le cercle familial de son enfance :

Le lavabo hoquetait dans un cliquetis métallique et, quelque part, très près derrière le mur, les cloches répondaient à ce bruit. L’habit en tussor de mon père bruissait dans un doux froissement d’étoffe, la lourde porte de la « grande entrée » soupirait avec un grincement à peine perceptible et laissait sortir mon père dans la rue, une lourde clé cliquetait et rendait le nid aux mains de ma mère. Tout s’apaisait. Au bout un certain temps, les bruits recommençaient dans l’ordre inverse : claquement du loquet qui s’ouvrait, grincement de la porte, doux bruissement d’étoffe. Les cloches jouaient en sourdine une sorte de mélodie précipitée, hâtive : le lavabo haletait et cliquetait dans la cuisine.

La famille s’attablait alors pour le petit déjeuner […] 45. A partir de là les souvenirs s’enchaînent. Encouragé par Irina Sirotinskaia, Chalamov s’était décidé à

revenir en pensée dans la maison désertée. Tout au long de sa vie antérieure il avait repoussé le moment de cette épreuve de mémoire. Jusqu’à la mort de ses parents il n’avait jamais eu le courage d’ouvrir la malle contenant quelques effets et des photographies légués par sa

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mère : Rien que d’y penser j’avais la gorge qui se serrait et je me mettais à pleurer [...]. Mais je pensais que le jour et l’heure viendraient où je pourrais enfin soulever le couvercle, et que j’écrirais enfin la terrible tragédie de ma mère.46

Il n’eut plus l’occasion d’ouvrir le coffre aux souvenirs, brûlé par ses proches après sa deuxième arrestation en 1937. Mais, comme il l’avait espéré, avec le temps le passé s’ouvrit à lui.

La Quatrième Vologda relate des moments de joie liés à la lecture, à l’écriture, au théâtre, à la nature, mais tous ont pour cadre un quotidien qui devenait chaque année plus pénible.

L’atmosphère est lourde aussi dans les quelques récits isolés consacrés à l’enfance. Le symbolisme délibérément choisi comme moyen d’expression y dévoile la sombre tonalité du vécu –incompréhension, moqueries, malaise de l’enfant parmi les adultes.

« Wörishoffer »47 raconte la déception du jeune garçon assoiffé de lecture après l’accueil glacial de la responsable d’une grande bibliothèque de la ville qui ne lui prêta qu’un ennuyeux volume de cet auteur allemand.

L’anniversaire de ses dix ans évoqué dans « Le Berdan »48 lui valut une vexation avec le cadeau venant de Tikhone Nikolaievitch d’un journal intime, un cahier vierge destiné à recueillir réflexions et anecdotes, alors que l’enfant voulait tenir secret son monde intérieur. Varlam sentit dans ce geste la volonté de son père d’avoir regard sur l’âme de son fils et de le punir pour avoir refusé le luxueux présent d’un fusil de chasse.

Dans « L’écureuil » la foule de Vologda déchaînée lapide le petit animal affolé, pris au piège par la couronne d’arbres qui encercle la ville. Autant que la cruauté stupide de la populace, autant que sa propre cruauté enfantine (Moi aussi je m'étais égosillé, j'avais tué...), autant que la pitié pour le petit être torturé, l’auteur nous fait partager sa compassion pour un enfant, lui-même, qui étouffait dans la maison paternelle.

Je regardai le petit corps jaune de l'écureuil, le sang coagulé sur ses lèvres sa petite gueule et ses yeux qui contemplaient le ciel bleu de notre ville tranquille. 49

Cet épilogue apparente le récit à bien des Récits de Kolyma qui traitent de la mise à mort d'êtres humains innocents.

Chalamov estime que le viol de l’âme avait entravé son

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épanouissement affectif. L’inépuisable sollicitude de sa mère et la générosité de sa sœur Natacha qui était […] la justice incarnée50 ne semblent pas avoir compensé les séquelles du traumatisme provoqué par la suffisance et des caprices pédagogiques de son père.

Enfin, il confesse dans La Quatrième Vologda que, benjamin né plusieurs années après ses frères et sœurs, il croyait être mal venu, être un enfant de trop dans la famille. J’étais en retard dans la vie, non pas pour toucher ma part du gâteau, mais pour prendre part à la fabrication de la pâte, à ce levain ivre.51

Irina Sirotinskaia explique cette souffrance par une secrète jalousie nourrie à l’égard du grand frère mort. Elle a recueilli de la bouche de l’écrivain cette plainte : « – Enfant, j’aurais voulu être infirme, malade. – Pourquoi ? m’étonnai-je. – Pour être aimé. »52

* * *

J’écris l’histoire de mon âme, sans plus.53

C’est ainsi que l’auteur définit sa Quatrième Vologda, qu’il composa entre 1968 et 1971. Le sous-titre du livre est « Avtobiografitcheskaia povest », récit autobiographique. Le terme « povest » n’a pas d’équivalent en français. Ce genre littéraire correspond à une narration d’une certaine longueur, moins développée que dans le roman et davantage que dans le récit ou la nouvelle.

Irina Sirotinskaia voit dans ce volume de plus de deux cents pages réparties en une vingtaine de chapitres « l’œuvre la plus ample » de Chalamov. En effet, ses deux grands livres, l’Antiroman et les Récits de Kolyma, sont des recueils de courtes pièces plus ou moins indépendantes les unes des autres.

Ecrite dans des genres différents – récit, nouvelle, essai et « povest » –, toute la prose de Chalamov parle de lui-même. Les Récits de Kolyma et l’Antiroman ont en commun avec La Quatrième Vologda d’avoir été élaborés à partir d’un ensemble complexe de liens tissés par l’écrivain entre des faits tirés de sa vie et d'autres, imaginés.

Quant à sa poésie, elle est essentiellement lyrique. Les vers publiés en Russie de son vivant dans une forme censurée erronée,

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ceux-là même laissent voir en filigrane son destin personnel. L’avant-dernier poème du deuxième recueil (Bruissement de feuilles) paru en 1964 guide le lecteur :

2 Oui, mon manuscrit n’est pas gros, – Source, non pas ruisseau ni rivière.

4 Du reste, les vers ne sont pas de l’eau, Mais le minerai d’un gisement profond.

5 Tout un chacun, amateur, occulte prospecteur, Dans ce livre retrouvera ma trace.54

Au cours des vingt dernières années de sa vie Chalamov

entreprit plusieurs fois d’écrire une autobiographie stricto sensu, partielle ou complète. Il existe cinq textes de longueur inégale.

En 1962, en vue de préfacer un choix de ses poèmes la revue l’Etendard commanda à l'écrivain des souvenirs sur les années vingt, […] un sujet magnifique55. Il composa en quelques jours les Eclats des années vingt, une centaine de pages qui dépeignent une Moscou en pleine effervescence culturelle et artistique et montrent un tout jeune provincial en quête de la vraie poésie et de la vraie vie.

Plutôt que le chapitre d’une autobiographie, ces Notes d’un étudiant du MGU (sous-titre de l’essai) s’apparentent à un fragment de mémoires sur une période donnée, si l’on se réfère à la distinction établie par Nina Berbérova, elle-même auteur d’un gros volume sur sa vie et son époque (C’est moi qui souligne), entre les différentes formes de souvenirs littéraires : « Comparée à des mémoires, une autobiographie est une entreprise purement égocentrique. Dans une autobiographie on parle de soi, dans des mémoires on parle d’autrui. »56

On peut dire que les trente premières pages de La Quatrième Vologda consacrées à la ville natale de l'écrivain constituent un début de mémoires ; mais ensuite le mémorialiste s’efface et cède la place à l'observateur sensible de la réalité environnante qu'il avait été enfant.

En 1964, tandis que le manuscrit des Eclats attendait en vain depuis plusieurs années l’impression à la rédaction de l’Etendard, Chalamov se mit à écrire le récit des principaux événements de sa vie

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et de sa carrière littéraire, qu’il espérait à nouveau voir paraître en tête d’un recueil de ses poésies. Ayant achevé ce texte long de quelques dizaines de pages, il le jugea trop bon pour l’envoyer au représentant de l’Union des Ecrivains de Vologda qui lui avait commandé « une biographie d’écrivain […] savoureuse, imagée »57 (sic). Le manuscrit fut publié à titre posthume avec d’importantes coupures sous le titre choisi par l’auteur : J’ai eu plusieurs vies.

Les épreuves de la détention y sont résumées d’une phrase : De 1937 à 1956 j’ai vécu dans les camps et en exil58. Après ce laconique rappel de la banale infortune – vingt années de vie volées ! – qu’il avait partagée avec tant de concitoyens, l’auteur retrace sa carrière littéraire. Il parle des espoirs de publication liés au Dégel khrouchtchévien, qui se soldèrent par quelques succès pour sa poésie, par un échec complet pour ses récits.

Avec la conscience de la valeur de son travail, c’est le ton de la dignité qui domine dans ces pages. La phrase de conclusion : Ce n’est pas une autobiographie, c’est le fil littéraire de mon destin.59 définit bien ce texte comme le lien qui unit dans l’harmonie de la création les différentes périodes d’une existence bouleversée.

Ces pages montrent la face lumineuse, car éclairée par l’art, de la destinée de Chalamov, dont le côté sombre apparaît au contraire dans les Souvenirs composés dans les années soixante-dix et dans la Courte autobiographie laissée inachevée peu de temps avant sa mort.

Dans ces deux textes l’écrivain revient sur les périodes marquantes de sa vie.

Les chapitres concernant sa jeunesse, « Moscou des années vingt », « La prison des Bourtyrki (1929) », « Moscou des années trente », forment une courte première partie des Souvenirs. La seconde, plus développée, contient « Les souvenirs de la Kolyma » et « 1953-1956 ». Le récit s’interrompt avec le retour à Moscou. Le lecteur a l’impression de retrouver, replacées dans le bon ordre, les péripéties de l’expérience concentrationnaire, qui avait été exploitées sans respect de la chronologie dans les courtes vignettes que sont les Récits. Mais cette fois l’auteur se réapproprie le matériau et raconte en son propre nom.

Plus personnel encore est l’ultime propos sur soi-même de la Courte autobiographie. L’écriture a comme « disparu »60, selon la remarque de Michel Heller qui en vue de l’édition dut déchiffrer ces

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quelques pages presque illisibles. Avec la froideur d’une fiche signalétique ce texte indique dates et lieux. Il s’interrompt à l’année 1945. L’anéantissement sans retour d’un homme soumis au régime carcéral aggravé par la guerre est suggéré par ce brusque silence sur la suite de sa vie. Mais la main tremblante de l’écrivain l'a peut-être aussi empêché de poursuivre son récit.

Parmi les cinq textes autobiographiques mentionnés La Quatrième Vologda est donc le seul à présenter une relation suivie et détaillée. Si le point de départ de sa rédaction fut l’impulsion donnée en 1968 par Irina Sirotinskaia revenue de Vologda, cependant Chalamov n’eut pas envie de revoir sa ville (Je me rappelle Vologda, mais je ne l’aime pas beaucoup61). La solitude de son appartement moscovite lui suffisait pour ressusciter un très lointain passé, qui soudain le submergea.

La narration est dominée par le conflit du fils et du père, – « l’affrontement inévitable de deux caractères également forts et passionnés »62 (Sirotinskaia). La plaie ne s’est jamais refermée. La souffrance qui perdure obscurcit le jugement de l’adulte sur la nature de son aversion. Un schéma freudien s’esquisse. Mais l’analyse n’aboutit pas ; ne surviennent ni interrogation ni doute.

Dès la première page du livre Chalamov nous confie ses hésitations sur le choix du style approprié au récit de son enfance.

Dans ce livre j’ai réuni trois temps, le passé, le présent et le futur, cela au nom du quatrième temps : au nom de l’art.63

Il s’arrête sur le caractère spécifique de l’écriture en prose : La prose, c'est une restitution immédiate, une réponse directe à des événements extérieurs, l’assimilation instantanée et le traitement du perçu, l’exigence quotidienne de livrer une formulation nouvelle encore inconnue de tous.64 On adhère volontiers à l'idée que la forme prosaïque convient pour le journal intime, pour la notation à chaud. Mais cette prose-là saura-t-elle restituer le passé ?

L’auteur s'attache ensuite à définir l'écriture poétique : La poésie, c'est avant tout la destinée, le résultat d’une longue expérience spirituelle […]. La poésie, c'est aussi […] la voie trouvée pour consacrer cette expérience […]65.

Pour finir, il privilégie une prose rythmée déjà illustrée dans les Récits de Kolyma (sa nouvelle prose66).

La prose exige aussi sa cadence et n’existe pas sans le rythme.

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[…] j’ai trouvé mon propre procédé, mon procédé personnel de freinage et de fixation – et freiner le monde extérieur, c’est justement le processus de l’écriture […].67

Dans La Quatrième Vologda ce n’est pas l’instant saisi au vol par les sens, mais un temps lointain ressuscité par la mémoire qui est fixé dans une expression originale, même si celle-ci n’atteint pas la perfection du style des Récits.

Dans son avant-propos Catherine Fournier, la traductrice de l’œuvre, remarque : « N’oublions pas, d’ailleurs, que l’auteur n’a jamais composé la version définitive de La Quatrième Vologda et n’a pas pu relire le texte dactylographié. »68

Chalamov se souvient du jour où pour la dernière fois il avait franchi le seuil de sa maison natale : […] cette porte-là, je l'ai refermée à tout jamais dernière moi en quittant la ville de ma jeunesse, la maison où j’étais né et où j’avais grandi. Ce fut pendant l’automne de 1924, alors que tombaient les feuilles. Des tourbillons de feuilles d’aubépine et de bouleau volaient dans les rues de la ville pour s’éparpiller, quand le vent changeait brusquement de sens69.

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II

LA JEUNESSE. 1924-1937

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Carte du syndicat

des travailleurs de la culture

(1924)

Profession : littérateur

Etudiant au MGU

http://shalamov.ru

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MOSCOU DES ANNEES VINGT. 1924-1929

Eclats des années vingt

Ces années ont vu naître tous les bienfaits et tous les méfaits à venir.1

Chalamov fut arrêté une première fois en janvier 1929 à l'âge de

vingt-deux ans. Cet événement interrompit brusquement un séjour moscovite de cinq années, pendant lequel ses efforts avaient porté sur la réalisation de projets tant littéraires que révolutionnaires.

Ayant à son arrivée de dix à quinze de moins que les écrivains

dont les œuvres ont marqué les deux premières décennies du vingtième siècle en Russie, le tout jeune homme avait l’impression de respirer le même air que ces célébrités en fréquentant les nombreux cercles littéraires de la capitale. La Moscou intellectuelle l’enthousiasmait et l’exaltait.

Cependant, un poète idole de la jeunesse, Sergueï Essénine, se suicida en 1925. Il avait trente ans. D’autres, « saisis de stupeur » (Nadejda Mandelstam) devant l’étouffement grandissant de la parole libre, cessèrent de produire pendant de nombreuses années, comme Ossip Mandelstam, Boris Pasternak et Anna Akhmatova.

La troisième décennie du siècle dernier a été décrite dans maints

souvenirs de contemporains et analysée par de nombreux historiens.

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Le tableau d'ensemble est extrêmement contrasté. Les appréciations y sont contradictoires d’un auteur à l’autre, ainsi que sous la plume de chacun d'entre eux, tant l’époque avait été riche et complexe.

La Russie des années 1918-1921 a été présentée comme un pays en ruine après une longue période de conflits armés et de révolutions marquée par un ensemble de mesures économiques d’urgence connu sous le nom de Communisme de guerre, qui avait saigné à blanc la population.

Puis la Nouvelle Politique Economique (NEP), appliquée de 1921 à 1928 sur un arrière-plan de révolte2 par un Lénine lucide, avait stimulé l’initiative privée. En 1928 l’économie nationale avait rattrapé sensiblement le niveau de 1913.

Mais alors, loin de se laisser gagner par l’optimisme l’autorité politique jugea dangereuse pour elle-même la libération des énergies populaires. Staline et ses auxiliaires de l’heure se hâtèrent de « ne pas battre davantage en retraite, de brider koulaks et nepmen. »3 Ils mirent en route le processus pernicieux de la collectivisation forcée des moyens de production et de la dékoulakisation. Les effets de cette dernière ont été mentionnés précédemment.

Si la NEP avait été menée pendant une période plus longue, aurait-elle conduit à une amélioration générale du niveau de vie de la population, à supposer que la direction stalinienne eût opéré un revirement contre nature dans le sens du laisser-faire ? L’enchaînement survenu sans transition autour de 1928 de deux politiques économiques opposées – la libéralisation partielle des moyens de production suivie de la planification totale de l’économie – eut pour seul résultat dans la société une criante inégalité entre une minorité nantie (d’argent d’abord, de privilèges ensuite) et la grande majorité des citoyens qui peinait à survivre. Fin 1927 la famine menaçait Moscou. Les produits de base manquaient. Au lendemain de la célébration pompeuse du dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre, Pierre Pascal écrivait dans une lettre de Moscou datée du 19 novembre : « Songez qu’il y a dans les villes quelque trois millions de chômeurs […]. Songez aussi que le peuple n’a pour ainsi dire aucune liberté […]. De quelque côté que l’on se tourne, censure, Oguépéou, fonctionnaires aux ordres. Un formidable appareil bureaucratique policier comprime tout. »4

En 1931 dans son ouvrage Staline. Aperçu historique du

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bolchevisme Boris Souvarine dressait un bilan négatif de cette période charnière : « L’année 1928 finit aussi mal qu’elle avait commencé, sinon pis : en décembre la disette se fit sentir à Moscou, pourtant favorisée sous tous les rapports. L’interdépendance de l’industrie retardataire et de l’agriculture arriérée corrobore à volonté les postulats de toute opposition, de droite ou de gauche […]. La sourde résistance paysanne s’intensifie en révolte de plus en plus ardente contre l’Etat policier et le « coq rouge », arme séculaire des Jacques, flamboie de toutes parts […]. Tout manque, sauf la vodka qui ravage la classe ouvrière. Sur ce fond de détresse matérielle et physiologique une crise morale aiguë détruit la famille et ravage la société soviétique prostrée sous la terreur. »5

Le « corbeau noir »6 sillonnait nuit et jour les rues des villes. Les camps de concentration septentrionaux, les premiers créés, étaient en passe d’étendre leur réseau dans les espaces sibériens.

L’écrivain soviétique Constantin Paoustovski a consacré le sixième tome de ses mémoires (Le Livre de mes Pérégrinations écrit en 1962) à cette Russie des années vingt. Il montre en particulier des hordes d’enfants « jetés dans la rue comme des chatons »7. La multitude des mineurs vagabonds, les « besprizorniki », était encore une conséquence de la mise à mal de l’institution familiale par l’Etat autant que de la paupérisation de la population. Mais chez Paoustovski les tableaux de la misère paysanne sont superficiels, car dans les lettres soviétiques du début des années soixante la langue de bois résistait aux effets de la libéralisation lancée par Khrouchtchev.

C’est chez un étranger arrivé enthousiaste en Russie Soviétique et reparti déçu, le Roumain Panaït Istrati qui avait obtenu un permis de libre circulation valable sur tout le territoire soviétique, que l’on trouve le témoignage le plus franc et le plus libre sur la période allant d’octobre 1927 à février 1929 dans son récit passionné Vers l’autre flamme (1929). De Mourmansk au Caucase, de l’Ukraine à Astrakhan il a traversé villes et villages et interrogé la population. Il fait un constat accablant : « Les malheureuses familles qui errent par tout le pays crèvent de faim et couchent dans les gares ». « La terreur qui frappe le ventre et l’abri est la pire des terreurs »8.

*

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Dans ses mémoires Paoustovski s’attarde sur les débuts prometteurs des poètes et des prosateurs de sa génération, en particulier du groupe des méridionaux qu’il a bien connus, en faisant partie lui-même, – Olécha, Ilf et Pétrov, Boulgakov, Babel, Bagritski, Kirsanov. Il montre la face rutilante de la médaille dont l’éclat lié à leurs jeunes années devait embellir longtemps encore les souvenirs des écrivains vieillissants. C’est le cas de Chalamov. Au dire de ses connaissances des années cinquante et soixante, il « […] évoquait toujours avec chaleur les années vingt ; alors, il se métamorphosait, devenait bon, confiant, gai en racontant les soirées de Maiakovski et d’autres poètes. »9

Les Éclats des années vingt furent composés en 1962, alors que de son coté Paoustovski publiait ses souvenirs sur la même période, mais ils ne trouvèrent pas grâce auprès du censeur même dans le contexte du Dégel. C'est que l’évocation enthousiaste des réussites des écrivains de la génération précédente y était entachée du rappel de leurs vies brisées par la Terreur. Du reste, le gel des idées ne tarda pas à reprendre ses droits, laissant le manuscrit inédit bien au-delà de la mort de son auteur.

L'essai de Chalamov fourmille de renseignements sur la Moscou bouillonnant d’une intense activité littéraire qui devait rester sans lendemain, plus exactement sans lendemain immédiat. Dans les terribles années trente lettres et arts seraient bâillonnés. Mais si la décennie précédente avait été grosse des bienfaits à venir, ces bourgeons littéraires devaient éclore dans la production des auteurs de l’émigration, puis dans les œuvres des artistes restés dans leur pays qui avaient survécu physiquement et intellectuellement à la persécution. Chalamov est l’un d’entre eux. Dans les Éclats sa plume court, comme lui-même jadis dans Moscou, d’un groupe littéraire à l’autre. Il esquisse un portrait de chaque écrivain qu’il vit ou entendit à l’époque, passe de la critique littéraire à la prose, à la poésie, au théâtre. Il souligne la diversité des genres pratiqués ou expérimentés, depuis le long roman classique avec Léonid Léonov et Maksim Gorki ou l’imitation du roman occidental chez Ilia Ehrenbourg jusqu’à la nouvelle satirique de Mikhaïl Boulgakov, au récit humoristique de Mikhaïl Zochtchenko et à la narration savamment disloquée de Boris Pilniak.10

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Une esthétique moderne était en train de naître, mais elle serait bientôt étouffée dans l’œuf. En effet, la tolérance observée par les représentants du pouvoir politique en matière de liberté créatrice serait réduite dès 1925 par l’instauration de la « commande sociale »11 et elle disparaîtrait en 1929, année de la persécution des prosateurs Pilniak et Zamiatine menée par la toute puissante RAPP (Association des Ecrivains Prolétariens).

Survenu en 1930, le suicide de Maiakovski, le poète inspiré et tonitruant, symbolise la mort de l’art indépendant.

L’étudiant Chalamov était confiant dans l’heureuse évolution des lettres russes. Il écrira plus tard : Personne ne pouvait même imaginer que l’on pût étouffer, effaroucher un jeune talent12. Les bienfaits engendrés par ces années encourageaient sa plume. Cependant dès 1921 Zamiatine, le maître du « néo-réalisme » avait exprimé ce terrible pressentiment : « Je crains que la littérature russe n’ait qu’un avenir, son passé. »13 Il redoutait l’abandon des formes esthétiques innovantes et le tarissement des talents dans une société sclérosée, comme il le suggère dans son anti-utopie prémonitoire Nous autres. Le poète Ossip Mandelstam, quant à lui, avait très tôt fait part de son pessimisme à son épouse, Nadejda Mandelstam, qui quatre décennies plus tard dénoncerait dans ses Souvenirs l’illusion entretenue par sa génération d’une époque exclusivement belle et heureuse. Dans sa première lettre adressée à Chalamov (1952) Boris Pasternak disait sa défiance d’artiste à l’égard du creuset d’influences dans lequel il avait grandi comme poète : « Arrivèrent les années vingt avec leur fausseté chez beaucoup et la mutation des sensibilités personnelles bien vivantes en des réflexes et des schémas mécaniques. »14 Son essai autobiographique Sauf-conduit (1931) contenait déjà un jugement tranché sur l’époque en question comparée à la gueule du lion de Venise dévoreuse d’humains.

Dans les Eclats, Chalamov se souvient qu'à l'époque il avait constaté avec étonnement chez les membres du LEF (le Front Gauche de l’Art15 qu'il fréquentait) le goût excessif de l’ornement au détriment du sens poétique et de l’authenticité. A propos des théories littéraires développées par Ossip Brik et de la qualité des vers de Sergueï

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Trétiakov16 il évoque, après l’enthousiasme du néophyte, sa déception, lorsqu’il découvrit dans les œuvres de ces poètes confirmés davantage d’artifices que d’art :

Avant tout, je voulais savoir où logeait la poésie vivante, où se trouvait le vrai. Mais : J’en étais venu à penser que l’art en général et la poésie étaient inutiles.17 Là étaient les prémices des méfaits à venir.

La fracture survenue entre la vie et l’art le troublait. Je cherchais à savoir dans quelle mesure les poètes sont dignes de leur poésie ?18 Il concluait pour lui-même et pour les jeunes poètes de ses amis : Nous ne voulions pas seulement faire de la poésie, nous voulions agir, nous voulions vivre.19 Vivre en poésie.

Avec le recul des années Chalamov estime que […] Maiakovski a été victime de ses propres théories sur la littérature, prisonnier du souci honnête mais très étroit de servir son temps. Il s’est mépris sur le sens de l’art20.

* * *

Au bout de quelques mois d’inaction le bachelier avait donc quitté Vologda, chaperonné par la sœur de sa mère qui, infirmière dans la banlieue moscovite de Kountsevo, l’hébergea dans son petit logement de fonction. Il devait gagner son pain. Elle lui fit obtenir un travail peu rémunéré : deux séances hebdomadaires d’apprentissage de la lecture et de l’écriture au personnel infirmier de son hôpital : […] je m’y employai avec toute ma conviction et tout mon enthousiasme21.

Il comprit plus tard la vanité du dogmatisme romantique qui avait présidé à l’entreprise nationale de liquidation de l’illettrisme (le « likbez ») dans un délai de moins de dix ans : […] le problème essentiel était qu’on avait affaire au mécanisme beaucoup plus sournois de la récidive de l’analphabétisme22.

En 1970 Chalamov composa ses « Souvenirs du likbez » en forme de marche, telle qu’en mimaient sur des tréteaux les collectifs populaires appelés Blouses bleues23 très en vogue dans les années vingt.

1 Noir et blanc est mon syllabaire,

Le syllabaire de mon destin.

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Esclaves ? – Pas nous. On n’est pas des esclaves ! C’est tout son vocabulaire.

3 Et moi, pédagogue en herbe, Assis parmi les vieilles Aux vieilles je soutiens le moral Sans être ni prophète ni Dieu.

4 Je répète, j’enseigne, Crie, chuchote, marmonne, Frappe du poing sur le livre, De ma chandelle j’éclaire les ténèbres.

6 Je liquide l’éternelle ténèbre, Syllabaire à la main, Esclaves ? – Pas nous. On n’est pas des esclaves ! Le syllabaire à lui seul est un phare.

9 Je corrige mon devoir Et mets une note à mon destin. […]

10 A moi je me donne des « bien » et des « plus » Mérités car, Inspiré par les muses, Je détruirai les ténèbres.

11 Lueur après lueur, Je tire les gens de leur prison séculaire. Esclaves ? – Pas nous. On n’est pas des esclaves ! Je n’en veux pas davantage.24

Après cette courte expérience pédagogique le jeune homme entra à l’usine. Sous l’influence des idées fouriéristes et lamarckistes répandues à l’époque il voulait s’atteler à la machine-outil et partager l’activité ouvrière qui, croyait-il, […] non seulement était saine, mais était régénératrice et bénéfique pour l’âme25. Le chômage sévissait, trouver un emploi était une chance. Il fut embauché dans une fabrique de cuir productrice de semelles et de courroies qui avait été

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réquisitionnée après Octobre et dont la gestion avait été confiée à son ancien propriétaire. La chose était fréquente. L’Etat prélevait de 10 à 15 % de la production.

Il travaillait huit heures par jour, d’abord avec un salaire bas, qui fut doublé lorsqu’il devint tanneur et triplé quand il fut promu spécialiste de la réparation. Il subvenait à ses besoins.

Mais en deux ans de travail à l’usine (1924-1926) il n’atteignit pas le but de se former dans l’esprit ouvrier révolutionnaire. La plupart des trente-quatre travailleurs de la fabrique ne venaient pas du peuple mais étaient d’anciens commerçants ou artisans et des enfants de la petite bourgeoise, qui escomptaient obtenir au bout de quelques mois de travail une attestation leur donnant des avantages sociaux. Quant à Chalamov, ce document lui serait utile pour dissimuler son origine sociale et pour se fondre dans le prolétariat.

Les autres, une poignée d’ouvriers de souche, n’attendaient rien de bon de l’avenir. On sait qu’au cours des années vingt de plus en plus de travailleurs et d’employés d’usine quittaient le parti bolchevique, que beaucoup se désintéressaient de l’action révolutionnaire, tandis que les autres allaient grossir les rangs de l’opposition.

Le travail était irrégulier faute d’un approvisionnement suivi des fournitures. Ce dysfonctionnement caractérisait la plupart des entreprises dans la période post-révolutionnaire, comme l’explique Pierre Pascal justement à propos du travail de cuir : « Une fabrique n’a pas le droit, comme faisait l’ancien patron, d’acheter directement au paysan même une seule peau. Il faut qu’elle s’adresse au comptoir du Syndicat du cuir par l’intermédiaire de son trust. La chaussure, une fois faite, n’est pas vendue directement au consommateur, mais va au Syndicat du cuir, lequel la vend à la coopérative qui distribue la marchandise aux boutiques centrales, et ainsi de suite. »26

Pour le jeune ouvrier les périodes d’inaction et l’interdiction expresse de se rendre au centre de Moscou étaient fort décevantes. Mais surtout, comme Chalamov l'écrivit plus tard, l’emploi de ses forces dans des tâches répétitives nuisait à l’activité de son cerveau. En janvier 1926, il concluait : L’usine ne m’avait rapporté que de la fatigue physique.27 Il se sentait régresser. Sa vocation, il le savait, était ailleurs.

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*

Depuis la Révolution l’accès à l’enseignement supérieur était interdit aux enfants d’ecclésiastiques, mais en 1926 l’université de Moscou organisa un concours d’entrée libre. Chalamov quitta Kountsevo, sa tante et la fabrique avec deux cents roubles en poche. Grâce à sa carte du syndicat ayant valeur de document d’identité il put s’installer dans Moscou même. Sa sœur Natacha, petitement logée avec sa famille, lui offrit un coin pour dormir, pas pour y vivre ni étudier. Les épreuves du concours d’entrée l’effrayaient, le constat de ses lacunes l’accablait. Il s’inscrivit à des cours privés payants organisés par des particuliers sous l’égide de l’université. On y appliquait une curieuse méthode de révision des connaissances, rapide sans doute mais peu efficace, suivant le principe : « Chacun est sa propre université ». Les candidats échangeaient leur savoir dans toutes les matières, littéraires comme scientifiques.

Il étudiait surtout dans les salles de lecture des bibliothèques publiques, celle de la Bibliothèque Roumiantsev (plus tard rebaptisée Bibliothèque Lénine) et celle de la Maison des Syndicats. C’est cette dernière qu’il mentionne dans l'essai Mes Bibliothèques :

Il y a à Moscou une bibliothèque dans laquelle j’ai lu treize années d’affilée. Par deux fois j’ai eu la carte de lecteur n° 1. J’ai commencé à la fréquenter à l’époque où je travaillais dans une tannerie. J’y ai préparé l’examen d’entrée à l’université.28

Vivre chichement […], ne rien acheter, trouver une cantine bon marché, se procurer une carte de bibliothèque […]29, cela fut fait et assura sa réussite au concours. Il s’inscrivit à la faculté de droit. Ce choix allait à l’encontre de ses dispositions pour les lettres vantées par ses professeurs de littérature de l’école secondaire. Avant la Révolution les études juridiques passaient pour sérieuses et formatrices. Plus d’un futur écrivain y avait goûté, par exemple Rémizov au début du siècle ou Akhmatova vers 1910. Mais leurs cadets devaient apprendre un droit nouveau, le droit soviétique. En 1970 l’auteur de l’Archipel du Goulag portait à la connaissance de ses concitoyens, à qui les codes successifs avaient toujours été tenus cachés, la nature des lois et du droit de leur pays. Le

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chapitre huit de la première partie du livre intitulé « La loi enfant » présente le premier code pénal édicté en 1922, dans lequel figure la peine de mort rétablie après Octobre. Le chapitre dix s’intéresse à « La loi adulte » exposée dans le code de 1926 qui resta en vigueur jusqu’en 1960. Son fameux article cinquante-huit, assorti de nombreux alinéas, devait permettre de prendre dans les filets de la terreur d’Etat des millions d’innocents.

Le simple citoyen n’eut jamais accès à ces textes essentiels pour son propre sort et celui des siens. En choisissant les études juridiques, en prenant en deuxième année l’option droit criminel, Chalamov avait-il en vue de s’informer pour étayer son constat des libertés bafouées, cerner les crimes, pointer le doigt vers les coupables haut placés et agir en conséquence ? Etudier le droit soviétique pour le combattre ?

Moi-même, étant étudiant, j’ai suivi un cours de Krylenko. Il n’avait pas grand chose à voir avec le droit30. Cette remarque montre bien la déception de l’étudiant et sa clairvoyance sur la justice rendue dans son pays. En 1918 ce Krylenko avait organisé les tribunaux révolutionnaires. Dans les années trente, au poste de commissaire du peuple à la Justice il serait l’un des principaux artisans de la rééducation des détenus dans les camps du Nord.

On sait qu’à la faculté Chalamov rédigea un mémoire sur la citoyenneté soviétique et qu’on lui prédit un bel avenir de juriste. On sait aussi qu’au bout de deux ans d’études il quitta l’université, exclu pour avoir « dissimulé son origine sociale ». En remplissant son dossier d’inscription, à la rubrique « père » il n’avait pas écrit « prêtre » mais « invalide ». Quoi qu’il en soit, son passage à l’université semble avoir correspondu surtout au désir de satisfaire une exigeante et scrupuleuse curiosité de citoyen responsable.

Etre un révolutionnaire signifie avant tout être un honnête homme. C’est simple, mais combien difficile31.

L’université exerçait sur la jeunesse de l’époque l’attrait particulier d’un lieu de libre parole qui permettait l’envol vers tous les idéaux. Elle était […] une excellente plate-forme, le tremplin le plus haut et le plus sûr d’où ceux qui partaient à l’assaut du ciel pouvaient réaliser leur saut dans le cosmos32. C’était aussi […] une convention nationale, où chacun considérait comme de son devoir de défendre un futur qui pendant des siècles avait tant fait rêver dans les lieux d’exil

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comme dans les bagnes33. Chalamov assure qu’en s’inscrivant à la faculté de droit il […] n’avait pensé ni plus ni moins qu’à refaire le monde34.

Naguère à ses côtés son père avait salué avec enthousiasme le mouvement populaire de février 1917. Lui-même avait jugé le coup d’état d’Octobre prometteur dans la perspective d’une révolution mondiale. Maintenant, déçu il estimait que le futur, le vrai, était encore à inventer et il espérait que sa génération réussirait à le construire. La jeunesse estudiantine d'alors avait le sentiment que l’action politique de ses aînés avait été insuffisante, qu’il s’agît des vaincus (les SR) ou des vainqueurs (les bolchéviks). Les jeunes voyaient dans les luttes pour le pouvoir qui se déroulaient au sommet et dans les manœuvres de Staline pour se l’approprier la trahison des idéaux révolutionnaires. Les étudiants révoltés des années vingt s’estimaient mieux préparés au sacrifice de soi que la génération précédente, mieux trempés pour des épreuves personnelles et pour des conquêtes essentielles sur le plan national. C’est avec cet état d'esprit que dans la seconde moitié de la décennie les mécontents se regroupèrent autour de Trotski.

Depuis 1926 celui-ci se trouvait à la tête d’une Opposition unifiée formée à l’intérieur même du Parti et qui comptait environ un dixième de ses membres. Au cours de ces années-là Trotski fut exclu successivement de tous les postes qu’il occupait au sein de l’Etat et du Parti. Il fut proscrit après avoir organisé pour le jubilé de la Révolution en octobre 1927 une manifestation dans la capitale avec le slogan : « Appliquez la constitution de Lénine ! ». Chalamov défila dans le cortège composé de soldats, d'ouvriers, d'employés et d'étudiants. Il n'y eut ni désordres ni heurts avec la police, mais les participants furent aussitôt classés parmi les « trotskistes ». Dès lors l’accusation de trotskisme serait le plus grave des stigmates pour les condamnés politiques.

En réalité, les partisans de Staline appliquaient cette étiquette à tous ceux qui exprimaient leur désaccord avec sa politique. Les opposants, eux, se disaient « léninistes ». Chalamov prend soin de préciser qu’il a participé aux événements de 1927, 1928 et 1929, […] mais pas aux côtés des trotskistes ; qu’autour de lui […] la plupart des opposants

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n’éprouvaient guère de sympathie à l’égard de Trotski35. En particulier, beaucoup trouvaient confuses les idées du chef de l’Opposition qui, dans les débats publics, étaient desservies par […] le nombre infini d’arguments qu’il avançait, certes toujours revêtus d’une tournure originale et brillante. Mais à cause de ce perpétuel brillant l’auditeur, le spectateur ne discernaient plus la profondeur des jugements de Trotski, qui auraient été bien plus clairs avec un exposé plus simple et plus banal36.

Chalamov affirme : Si le trotskisme était dangereux, la « troisième force » et les sans-parti qui en brandissaient l’étendard l’étaient plus encore37. Les non-trotskistes se retrouvaient dans un mouvement d’opposition ample et informel, que Chalamov appelle mouvement de libération ou mouvement de résistance. La jeunesse instruite était en majorité nourrie de l’idéologie socialiste-révolutionnaire prônée par des chefs qui, n’ayant pu accéder au pouvoir en 1917, continuaient de professer le jusqu’au-boutisme.

Chalamov formule clairement le but poursuivi par […] ceux qui en sacrifiant leur vie avec abnégation furent les tout premiers à tenter d’arrêter le déluge sanglant entré dans l’histoire sous le nom de « culte de Staline ». Ces opposants furent les seuls en Russie à essayer d’organiser une résistance active contre le rhinocéros38.

Le but ainsi défini, les jeunes révoltés agissaient clandestinement par deux voies opposées et complémentaires : celle de la diffusion de documents séditieux et celle de la violence frappant au sommet en vue de l’élimination physique des oppresseurs. Dans cette dernière variante la composante héroïque du sacrifice de soi mobilise les énergies en même temps qu’elle guérit de la résignation et fait taire les scrupules des esprits hésitants. Il semble qu’en 1927 et 1928 Chalamov ait été présent sur les deux fronts. Affilié à un réseau de résistants, il recevait des plans d’action sur des feuilles de papier à cigarette. Il les renvoyait aux différents groupes SR, que cette correspondance tenait au courant de l’activité clandestine en divers endroits du pays. Le courrier, abondant, atteignait même les lieux d’exil où étaient retenus les membres de l’opposition condamnés pour agitation révolutionnaire. On échangeait aussi des textes théoriques, des copies d’articles et des déclarations. On sait que l’année précédant son arrestation Chalamov participa activement à cet échange. Un peu plus tard, pendant sa détention,

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l’administration pénitentiaire intercepterait les documents arrivés à son nom.

L'étudiant du MGU avait-il été repéré lors de la manifestation de 1927 ou à cause de son activité régulière dans l'opposition ? Exclu de l'université en deuxième année d'études en février 1928, il fut peu après renvoyé de son foyer d'étudiants à la suite d'accusations calomnieuses portées par ses camarades de chambre (vacarme, beuveries, débauche). Ces dénonciations figurent dans le dossier de l'étudiant Chalamov aux archives du MGU.

Il fut arrêté le 19 février 1929 lors d’une rafle opérée dans l’imprimerie clandestine installée dans un sous-sol de l’Université de Moscou au moment où les étudiants reproduisaient en grand nombre pour le diffuser le texte du Testament de Lénine. Les services de police connaissaient l'existence de cette typographie et surveillaient son « activité contre-révolutionnaire ». L'arrestation de Chalamov coïncida avec l'expulsion d'URSS de Trotski et l'emprisonnement de centaines d'opposants dans le pays.

En aidant à la divulgation de ce document essentiel qui dénigrait la personnalité de Staline le jeune homme pensait œuvrer pour la chute du tyran sanguinaire.

Déjà sur les bancs de l’école je rêvais d’autosacrifice, pleinement convaincu que j’avais assez de force d’âme pour de grandes actions. Le Testament de Lénine que l’on cachait au peuple m’avait paru digne d’y appliquer mes forces39.

La détention et la diffusion de ce texte lui valurent d'être condamné le 22 mars 1929 pour « propagande et organisation » (sous-entendu : contre-révolutionnaire) en vertu de l’article cinquante-huit alinéas 10 et 11 du code pénal de 1926.

Il écopa trois ans d'internement en camp de redressement et de travail, et trois ans de relégation dans la région d'Arkhangelsk.

Après sa libération il apprit les raisons de cette sévérité particulière exercée à son égard. En effet, alors que ses compagnons de lutte et ses chefs arrêtés en même temps que lui n’avaient connu que l’exil dans des endroits moins reculés. C’est qu’au cours de l’instruction on l’avait dénoncé ainsi que d’autres, alors que lui-même avait aggravé son cas en refusant de déposer contre ses camarades. De plus, libérés les chefs du mouvement ne s’étaient pas inquiétés de son sort. Ils l'avaient déçu :

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J’avais été le jouet de ces politiciens, de ces gens froids et sans envergure.40

A lire entre les lignes des textes autobiographiques on peut supposer que le jeune opposant se préparait aussi à une action personnelle décisive. Une fois en prison il se trouva […] heureux que la stupide campagne de propagande fût achevée41.

Valéri Esipov écrit qu’il « avait été sur le fil du rasoir de la lutte sociale des années vingt »42. En disciple enthousiaste de Savinkov n’avait-il pas projeté l’acte terroriste suprême, l’assassinat du rhinocéros ? Son arrestation fit prendre une autre tournure à son […] tête à tête avec le pouvoir. Le même historien fait un rapprochement entre le jeune Chalamov et le héros de Dostoievski, Aliocha Karamazov dont la douceur et le charisme n’avaient pas empêché l’écrivain d’envisager de faire de lui une figure de révolutionnaire dans la suite du roman (non écrite). On est tenté de placer dans un diptyque les portraits moraux des deux « garçons russes » (V. Esipov) ayant vécu à un siècle de distance – Aliocha et Krist, le double de l’écrivain dans les Récits de Kolyma. Aliocha : « C’était un adolescent pur naturellement, exigeant la vérité, la recherchant et croyant en elle. Et parce qu’il avait foi en elle, il aspirait à agir sans tarder pour cette vérité, de toutes ses forces morales. Elle réclamait un exploit immédiat avec la volonté absolue de tout sacrifier en son nom, même sa vie. »43

Jadis Krist, gamin de dix-neuf ans, avait été condamné pour la première fois. L’abnégation, l’esprit du sacrifice, le refus de commander, le désir de tout faire de ses propres mains, tout cela avait cohabité chez lui avec un refus passionné de se soumettre aux ordres, à l’opinion et à la volonté d’autrui. Au plus profond de son âme, Krist avait toujours gardé le désir de se mesurer avec l’homme qui était assis à la table de l’instruction, désir qu’avaient forgé en lui son enfance, ses lectures, les gens qu’il avait connus dans sa jeunesse ou ceux dont il avait entendu parler. Des hommes de cette trempe, il y en avait beaucoup en Russie, dans la Russie des livres à tout le moins, dans le monde dangereux des livres.44

Dostoievski fut pour Chalamov un « éveilleur d’idées »45 selon la formule de Jacques Catteau.

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* * *

J’écris des vers depuis l’enfance. Il me semble que j’en ai toujours écrit.46

On connaît la quête des autorités littéraires et des références poétiques menée fébrilement par le jeune homme dans les cercles moscovites, son plaisir à écouter ça et là les poètes déclamer leurs œuvres et à prendre part aux discussions sur l’art d’écrire. Auprès de ses aînés il recherchait moins une révélation que la confirmation de son intuition sur l’essence de l’inspiration.

On a vu son admiration mitigée pour les vers de Maiakovski. Il se plia quelque temps à l’enseignement du LEF, il envoya quelques poèmes au poète Nikolaï Asséiev, membre de ce groupe, qui vanta leur « expression originale » sans toutefois les publier.

Aucun recueil ni paru de son vivant ni posthume ne contient de vers de cette époque. A propos de la thématique de ses œuvres de jeunesse Chalamov indique seulement que, rebuté par l’écriture sous tutelle, […] il écrivait avec fièvre des poèmes sur la pluie et le soleil, sur tout ce que le LEF interdisait47. Il est possible qu’il ait aussi composé des récits, puisqu’il s’exerçait à la prose narrative depuis l’enfance. Mais il n’en reste de trace ni dans l’édition ni dans les archives de l’écrivain. Ses débuts de prosateur sur la scène littéraire auraient lieu dans la décennie suivante. C’est ainsi que pendant ces années heureuses passées dans la capitale le jeune Chalamov avait tout fait pour satisfaire les deux exigences de sa nature qui depuis son enfance scindaient sa vie en deux parties.

La première était la littérature, l’art : j’avais l’intime conviction d’avoir un mot à dire en littérature, en prose, en poésie aux côtés des plus grands de chez nous, que c’était là mon destin. La seconde chose importante était de prendre part aux luttes sociales de mon temps qu’il m’était impossible d’ignorer.48

Chalamov aimait à rappeler cette harmonieuse dualité de son être. Etudes, écriture, lutte politique furent brusquement interrompues par son arrestation.

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Il avait agi dangereusement dans l’opposition, et cela lui conférait le droit de se considérer comme un héritier des traditions révolutionnaires russes. Arrêté à vingt-deux ans, il était prêt à affronter une nouvelle forme de résistance, celle-là existentielle.

En 1937 lors de son deuxième séjour dans la prison des Boutyrki49 Chalamov recevrait d'un compagnon de cellule âgé, le socialiste-révolutionnaire Aleksandr Andréiev, cet hommage en guise d’adieu : Eh bien ! […] vous, vous êtes capable de faire de la prison. Vous en êtes capable, je vous le dis de tout cœur.50 Il y vit le plus bel éloge reçu dans sa vie, car : L’intelligentsia russe sans la prison, sans l’expérience de la prison, ce n’est pas tout à fait l’intelligentsia russe.51

En 1929 après son arrestation il séjourna un mois et demi dans une cellule du quartier d’isolement pour hommes de cette illustre prison. Pendant l’instruction de son affaire il subit des interrogatoires interminables, mais sans violence (la torture serait introduite en 1937 sous le nom de « méthode n° 3 »).

En mars il subit deux interrogatoires. Au cours du premier il refusa de parler. Au second il écrivit de sa main : […] je considère l’accusation comme calomniatrice et allant à l’encontre de l’article 58 qui vise les contre-révolutionnaires.52 L’enquête préliminaire, l’arrestation, l’instruction, le jugement, tout relevait de la police politique. Si l’on exclut les Grands procès, en règle générale l’instruction ne débouchait pas sur une séance au tribunal, mais elle était conclue par la décision prise en l’absence de l’inculpé par une commission de trois membres aux noms tenus secrets. Cette Commission Spéciale ou Osso sévissait au plan régional. Jusqu’en 1953 les Osso prononcèrent des jugements en s’appuyant sur les articles du code pénal. Chalamov fut condamné à « l'internement dans un camp de concentration pour une durée de trois ans ». Plus tard il nota les entorses faites dans son cas à la plus élémentaire justice. Alors qu’il était accusé d’avoir commis un délit politique bien codifié et bien réel (il avait été surpris dans son activité d’opposant), le verdict contenait la mention « élément socialement dangereux » qui autorisait à assimiler le condamné à un criminel de droit commun. Il était classé

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parmi les contre-révolutionnaires trotskistes. Le sigle définissant son crime (KRTD : Activité Contre-révolutionnaire Trotskiste) devait aggraver considérablement sa condition de détenu.

Le court essai « La prison des Boutyrki (1929) », qui ouvre le recueil Vichéra. Antiroman, éblouit le lecteur par l’état d’esprit qui habitait le tout jeune révolutionnaire dans l’isolement complet de sa cellule. Il eut comme une révélation de la conduite à tenir en prison, et par la suite en liberté : […] dans les recoins les plus reculés de mon âme je ne doutais pas d’être déjà exposé à la violente lumière carcérale qui transperce un homme53.

Le souvenir de cette première détention a été fixé sur le papier seulement en 1960, mais l’auteur y restitue pleinement l’atmosphère unique d’exaltation et de confiance en soi dans laquelle il avait découvert quelques vérités définitives que voici regroupées :

J’ai été arrêté le 19 février 1929. Je considère ce jour et cette heure comme le début de ma vie sociale […].54

J’ai eu l’occasion de comprendre pour toujours et de sentir de toute ma peau, de toute mon âme que la solitude est l’état optimal de l’homme.55

Les conditions y étaient superbes pour méditer sur la vie, et je suis reconnaissant à cette prison de m’avoir laissé mener seul dans une cellule la quête de la formule dont j’avais besoin pour vivre.56

J’espérais que le destin continuerait à m’être aussi favorable et que cette expérience ne serait pas perdue.57

C’est précisément là, entre les murs des Boutyrki, que je me suis fait des serments et des promesses, que je me suis rangé sous certains étendards. Quels étaient ces serments ? Le principal : conformer mes actes à mes paroles.58

La réhabilitation posthume correspondant à la condamnation de 1929 vint tard, le 12 avril 2000 à la suite de la requête adressée par Irina Sirotinskaia au Procureur de la Fédération de Russie.59

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La prison des Boutyrki à Moscou

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2

LA PREMIERE DETENTION (1929-1931). LE VICHLAG

Je revins [à Vologda] encore une fois après

avoir purgé ma première peine de camp et je parlai à mon père sans rien lui cacher de mon sort […].

– Moi aussi j’ai été dans le Nord, reprit mon père en suivant le fil de sa pensée. Dans ma jeunesse, comme toi ; j’y ai été instituteur pendant un an et demi.

– Mon Nord à moi, répliquai-je durement, c’était la prison, le bagne.

Et nous nous quittâmes pour toujours.1

En avril 1929 Varlam Chalamov fut embarqué dans un convoi de condamnés de droit commun récidivistes vers un camp de l’Oural situé sur le fleuve Vichéra, qui dépendait de la Direction des camps à destination spéciale des Solovki désignée par le sigle OUSLON2.

Outre le camp d’origine situé sur les îles Solovki dans la mer Blanche, les autres installations pénitentiaires dépendant de l’OUSLON étaient dispersées sur le littoral de l’océan Arctique et sur les contreforts des monts Oural. Le Vichlag était le quatrième secteur du complexe concentrationnaire du Nord.

La Russie soviétique possédait des lieux d’internement depuis une bonne décennie, tous implantés dans le Nord de la partie européenne du pays. Mais pendant les années post-révolutionnaires la population avait été tenue dans l’ignorance de cette restauration des

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structures carcérales tsaristes que les bolchéviks avaient violemment critiquées avant leur accession au pouvoir. Lorsque le peuple fut informé par la presse de l’existence des camps, ce fut pour en recevoir une image flatteuse soutenue par l’argument de leur nécessité pendant cette période de transition.

Au début les qualificatifs « concentrationnaire » et « de concentration » appliqués au mot « lager » [« kontsentratsionnyi lager »] étaient pris à la lettre et n’avaient pas de connotation péjorative, comme le prouve le témoignage suivant de Pierre Pascal, Français résidant en Russie et raisonnant pour l’heure en communiste convaincu : « J’ai hâte d’aborder cet immense travail positif de reconstruction sociale dont la réalisation opiniâtre et méthodique doit inévitablement frapper et émerveiller le spectateur impartial […]. Il me faut donc conter la visite que j’ai faite tout récemment dans un camp de travail où des condamnés sont concentrés. »3 (mars 1920).

Dès septembre 1918 un décret du Conseil des Commissaires du Peuple avait confié à la Tchéka le soin de protéger la jeune république contre les ennemis de classe en isolant ceux-ci dans des camps « concentrationnaires ».

Dans la réplique indignée, lancée par le jeune Chalamov tout juste libéré du camp de Vichéra à son père qui vient de comparer les travaux forcés à la noble tâche d’enseignant et de confondre mission libre et exclusion de la vie, figure le mot « katorga »4 (le bagne) hérité de l'ancien régime, qui suggère la cruauté des épreuves endurées.

La vérité était, bien entendu, du côté du vécu. Aujourd’hui maints auteurs, dont Jocelyne Fenner dans son étude au titre parlant Le Goulag des Tsars, ont souligné la continuité du système répressif de la Russie tsariste à l’Union Soviétique avec les tribunaux d’exception, l’absence d’enquête préalable et d’avocat de la défense et les travaux forcés.

Dans le siècle précédent Dostoievski avait été le prophète le plus inspiré face à une intelligentsia globalement confiante dans le progrès matériel et le perfectionnement moral, lorsqu’il avait prédit un avenir malheureux pour la Russie. Ses craintes étaient assises principalement sur son expérience du bagne.

De 1854 à 1858, après avoir été condamné par la cour martiale de Nicolas 1er à mourir sur l’échafaud, puis gracié, il avait purgé une peine de quatre ans d’incarcération dans la forteresse d’Omsk. Ensuite

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il avait servi six ans comme simple soldat en Sibérie occidentale. Ses Souvenirs de la maison des morts dépeignent la vie des forçats.

Le jeune Chalamov connaissait bien l’œuvre du romancier. La figure émouvante du condamné Dostoievski âgé de vingt-sept ans, celle de son personnage narrateur dans les Souvenirs, celles des héros de ses romans, le révolté Raskolnikov, le révolutionnaire en puissance Aliocha Karamazov, toutes ces ombres réelles ou fictives formaient pour les proscrits du vingtième siècle une fraternelle compagnie dont Chalamov se ressouvint sur la route du Vichlag.

Parvenu à destination, Dostoievski écrivait à son frère : « A minuit exactement, juste pour Noël j’ai porté les fers pour la première fois. Ils pesaient une douzaine de livres et rendaient la marche extrêmement incommode. Ensuite on nous fit monter dans des traîneaux découverts, chacun avec un gendarme. »5

Chalamov se rappelle : Notre wagon était tantôt décroché, tantôt accroché à des trains qui allaient soit vers le nord, soit vers le nord-est. Il fit halte à Vologda […]. Le train repartit en direction du sud, puis vers Kotlas et vers Perm6.

Les lieux d’enfermement choisis par les tsars et repris successivement par Lénine et par Staline étaient le Nord et le Nord-est de la plaine russe et la Sibérie, d’abord occidentale, puis ses confins septentrionaux et orientaux. La tradition séculaire voulait que bannissement et colonisation forcée s’épaulassent.

Les prisonniers de l’ancien régime, que le peuple avait surnommés des « malheureux », inspiraient la compassion générale, tandis qu’ils cheminaient fers aux pieds sur de grandes distances. Au spectacle de ces errants qui mendiaient le pain et psalmodiaient, les orthodoxes croyaient suivre des yeux la montée du Christ au Golgotha. Les esprits étaient frappés, on pensait être témoin du pire.

Cependant, la construction de voies ferrées à travers tout l’Empire russe réalisée dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, en particulier celle du Transsibérien parcourant 7500 km d’ouest en est, posa les bases d’une migration plus sinistre encore. Dans Résurrection Tolstoï décrivait les trains à fenêtres grillagées transportant les prisonniers.

Au début du vingtième siècle leur succédèrent les wagons de trains de voyageurs aménagés pour contenir des troupeaux humains. Les premiers modèles dataient de 1905 et portaient le nom de

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« wagons Stolypine »7. Dans les compartiments couchettes de quatre places on avait ajouté en hauteur des panneaux de bois sur plusieurs niveaux. On entassait jusqu’à trente prisonniers à l’horizontale dans chacune de ces cages. Tous les auteurs de la littérature concentrationnaire ont décrit ces wagons. Soljénitsyne note que, devenus « populaires » dans les années vingt et encore plus dans les années trente, ils ressemblaient de l’extérieur à des wagons de marchandises et de l’intérieur à une ménagerie.

Chalamov est comme fasciné par cette triste invention et souvent il y revient : Le véritable « wagon Stolypine » modèle 1905 était un wagon à bestiaux avec une petite ouverture centrale dans la paroi, protégée par des croisillons en fer, avec une portière massive et un étroit corridor réservé à l’escorte sur trois côtés du wagon8.

Par la suite, l’acheminement par rail n’a cessé d’être l’instrument bien réel et emblématique de la déportation massive.

En 1929 la voie ferrée qui reliait Moscou au Nord-est de la plaine russe avait son terminus à Solikamsk, petit bourg sis au confluent des rivières Vichéra et Kama. La destination des convois de détenus était la localité de Vijaïkha, siège de la Direction du quatrième secteur de l’OUSLON. Chalamov se souvient avoir parcouru la centaine de kilomètres séparant Solikamsk de Vijaïkha en cinq jours à pied, par étapes, avec des haltes la nuit dans les villages.

Naguère Tolstoï avait montré l’accueil des prisonniers en transit dans des cabanes surpeuplées, les bagarres, la saleté, le seau malodorant dans la chambrée.

A Solikamsk Chalamov et ses compagnons de route furent poussés à cent dans le minuscule sous-sol d’une ancienne église transformée en poste de police. Ils étouffaient tandis qu’une inscription laissée sur un mur par des prédécesseurs les encourageait : Dans ce tombeau on a agonisé trois jours, et pourtant nous ne sommes pas morts. Tenez bon, camarades ! 9

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← Saint-Pétersbourg, Vologda, Moscou

Vichlag : camps situés sur les fleuves Vichéra et Kama,

au pied de l'Oural septentrional

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Puis le convoi reprit la route en suivant les contreforts occidentaux des monts Oural. Le 13 avril 1929 il atteignit la bourgade de Vijaïkha située sur le cours supérieur de la Vichéra.

L’auteur de l’Antiroman nomme les pittoresques torrents de cette région, la Vichéra, la Kolva, le Koutim, l’Ouls. Dans le récit « Un mariage au camp » il esquisse ce joli tableau : La rivière de montagne avait un lit si abrupt que l’on voyait l’embarcation se découper à sa surface comme un dessin10.

Dans l’ensemble il s’attarde peu sur les paysages. Mais l’impénétrable forêt à dominante de conifères, la taïga qui est omniprésente dans la partie septentrionale tant européenne qu’asiatique du pays, est le thème de nombreuses poésies de Chalamov qui peuvent évoquer aussi bien le bassin de la Vichéra que celui de la Kolyma.

Un camp modèle venait d’être ouvert près de la ville de Vijaïkha (plus tard Krasnovichersk) dans le but de procurer de la main d'œuvre servile en grande quantité au chantier de construction du complexe industriel de Bérezniki destiné à fournir du papier au pays et de la cellulose à l'industrie aéronautique.

Il s'agissait d'organiser en exploitation socialiste un combinat chimique installé au début du vingtième siècle dans la petite localité de Bérezniki située sur la Kama à cent kilomètres au sud de Vijaïkha.

Au cours de l'été 1929, remarqué par un chef pour son niveau d'instruction, Chalamov fut recruté comme responsable de la répartition de la main-d'œuvre. Il accompagna en barque un groupe de cinquante détenus qu'il installa dans le camp annexe de Lenva situé à côté de la ville d'Oussolié. Un pont reliait la ville à Bérezniki, établie sur la rive opposée de la Kama. Sur le chantier travaillaient des détenus fixés dans ce camp et d'autres, de passage.

En effet, des trains de détenus déversaient dans la station d'Oussolié (l’avant-dernière de la ligne) la main-d’œuvre constituée d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers que la direction des camps prélevait sur les convois en fonction des besoins de ce chantier qui était l'un des plus importants du premier plan quinquennal (1928-1932).

La restructuration rapide du combinat exigeait un nombre de

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bras toujours croissant, si bien que le Vichlag (le camp principal et ses annexes) passa de 2 000 à 60 000 détenus d’avril 1929 au début de 1931, selon l'estimation de Chalamov.

*

Dans son livre Littérature et révolution Victor Serge note que l’année 1930, pendant laquelle l’activité battait son plein dans les gigantesques chantiers staliniens, fut aussi celle des « brigades d’écrivains » : « Des groupes d’écrivains rémunérés au mois par des entreprises industrielles, voyages payés et contrats signés pour des ouvrages documentaires, parcouraient le pays en faisant de l’agitation. Des milliers d’écrivains participèrent à ce mouvement qui a dû coûter assez cher et n’a pas produit un seul livre marquant »12.

Ce phénomène concerne en réalité tout le quinquennat. Le chantre le plus connu des réussites économiques de cette

période en même temps que du système carcéral qui prenait simultanément son essor est Maksim Gorki, le coauteur d’un « livre honteux »13 (Soljénitsyne) consacré au creusement du canal de la mer Blanche, le Biélomorkanal14, par des dizaines de milliers de détenus travaillant à mains nues. Gorki visita le chantier en 1932, lui-même étant prisonnier de sa gloire et de son allégeance au despote. Déjà en 1929 il avait fait un compte-rendu enthousiaste après une mission du même genre qu’il avait effectuée au terrible camp des îles Solovki.

C’est précisément en 1930 que Konstantin Paoustovski fut envoyé par l’agence télégraphique Rosta enquêter à Bérezniki. Il en rapporta pour le Journal ouvrier un reportage intitulé « Le Géant des bords de la Kama ». Le souvenir de ce séjour dans le Nord figure dans le chapitre « Histoires avec de la géographie » de son Livre des Pérégrinations, dont on peut regretter la compétence plus géographique qu’historique et déplorer le vernis littéraire.

Médusé par le miracle industriel, le jeune littérateur avait retenu « […] les aurores boréales fragiles et fuyantes, flamboyant comme un halo d’incendie rougeoyant qui émanait du chantier – lumières artificielles, vapeurs, fumées »15. Ayant pris de l’âge, l’écrivain se remémore sur le mode lyrique le paysage de pierre et de métal étincelant dans les ténèbres de la nuit polaire. Il restitue ses

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impressions d’autrefois : « […] les hommes qui travaillaient sur le chantier étaient des condamnés. Seulement, la déportation est une chose et le travail c’est le travail. Leur condition de déportés n’influait nullement sur leur abnégation et sur l’accomplissement de leur tâche. »16

Pareilles assertions reflètent le jugement hâtif et la louange facile de l’artiste aux ordres, cela même dont Chalamov se méfie et se défend, notamment sur la question délicate de l’ardeur au travail forcé, comme on le verra.

Quelques lignes du récit de Chalamov « La visite de Mister Popp » concernent le bref séjour de Paoustovski à Bérezniki avec la précision qu’il s’arrêta dans le petit hôtel de Solikamsk dans lequel lui-même vécut quelques temps l’année suivant sa libération. Notre auteur juge son aîné :

Ce qu’il écrit sur cette époque – les années trente et trente-et-un – montre que l’essentiel de l’atmosphère régnant dans tout le pays, de toute l’histoire de notre société lui a complètement échappé. Ici, sous les yeux de Paoustovski on procédait à une grande expérience de pourriture des âmes humaines, expérience qui fut ensuite appliquée à l’échelle du pays et qui aboutit au sang de l’année 37.17

Le jeune Chalamov avait été happé par l’énorme machine

dévoreuse des facultés et des espérances humaines. Pendant deux ans et demi il vit s’emballer le mécanisme que, étudiant en droit puis opposant déterminé, il avait cherché à freiner.

Sous la « loi enfant » les camps des Solovki avaient atteint un degré extrême de dureté et d’arbitraire, pendant que la loi grandissait les camps de la Vichéra furent un laboratoire d’expérimentation de méthodes répressives nouvelles destinées à assurer la rentabilité économique du labeur servile.

L’expérience précoce de la vie carcérale faite au Vichlag donnerait à l’écrivain les clés du bagne stalinien.

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ill. dans Varlam Chalamov : le centenaire de sa naissance, R. Vedeneev (2007) L'étape à Solikamsk sculpture, R.Vedeneev, 2003 Ils m’ont fait sortir dans la cour. C’était une froide nuit d’avril dans l’Oural, une nuit de pleine lune. Debout, pieds nus dans la neige, sous la menace des fusils, je n’avais au cœur que la rage. « La Vichéra »

Christ emprisonné

Bois du XVIIe siècle

de la région de Vologda

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Le monastère des îles Solovki dans la mer Blanche (années vingt)

ill. dans Le livre noir du communisme

Construction du canal de la mer Blanche (1932-1933)

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3

LA REFONTE

La refonte et tout ce qu’implique le mot Biélomorkanal n’ont pas encore été appréciés à leur juste valeur ni par les juristes ni par les écrivains. La refonte a été une étape importante sur la voie de la dépravation de l’âme humaine.1

En partant de la métaphore d’un archipel composé d’une multitude de lieux d’enfermement dispersés sur tout le territoire soviétique (près de cinq cents complexes carcéraux entre 1929 et 1952) comme autant d’îles et d’îlots dépendant de la Direction Principale des Camps, l'auteur de l'Archipel du Goulag développe l’image annexe des canaux qui conduisaient aux divers camps. « L’histoire de notre canalisation » est le nom du chapitre qui décrit les flots humains successifs déversés en ces lieux. Au lendemain de la révolution d’Octobre la première vague d’arrestations toucha les « traîtres » socialistes, menchéviks et SR. Elle fut d’une violence particulière, puisque beaucoup furent exécutés dans les caves des prisons moscovites, la Loubianka et les Boutyrki, sans avoir même atteint leur cellule.

Mais au cours des années vingt les eaux se gonflèrent, les canaux se multiplièrent, les déversoirs s’organisèrent. Le débit crût toujours davantage.

Chaque flot avait son nom et était alimenté pour une part par des procès publics de personnages en vue dont la presse diffusait largement le déroulement, mais surtout grâce aux innombrables arrestations effectuées sur simple décision administrative.

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En 1928 l’affaire des ingénieurs de Chakhty2 fit grand bruit. Le sabotage était le délit le plus répandu.

Peu après, une énorme vague de fond emporta des millions de familles paysannes dépossédées par suite de la liquidation des koulaks.

Des canaux plus étroits transportaient de loin en loin des artistes et des écrivains qui n’avaient pas pu ou n’avaient pas voulu émigrer.

Autour de 1930 une monstrueuse compagne de persécution frappa les présumés trotskistes. Les arrestations d’étudiants vinrent grossir ce flot. Soljénitsyne dit bien que ces courants qui décimaient la population s’écoulaient invisibles dans le sous-sol d’une existence proclamée florissante. L’archipel était édifié sur des bases politiques : terroriser la population afin d’assurer sa soumission, et sur des fondements économiques : disposer dans l’avenir d’une main-d’œuvre innombrable et peu coûteuse pour réaliser les travaux pharaoniques des plans quinquennaux. La société était partiellement vidée de ses bras et de ses cerveaux au profit des îles de l’archipel. Les esclaves trimaient sous surveillance policière, ou parfois sans escorte si l’isolement du lieu de travail était suffisant. Sur les chantiers de l’Etat ils côtoyaient les travailleurs libres.

*

Dans la Russie soviétique s’est opérée une rencontre, mieux une interférence du travail libre et du travail forcé, et l’on ne s’étonnera pas de constater la similitude de la législation civile du travail et de la législation pénale. Selon l'aphorisme cher à Chalamov l’univers concentrationnaire était à l’image du monde et inversement.

Après avoir stigmatisé le servage maintenu tardivement (jusqu’en 1861) dans la Russie tsariste, les nouveaux dirigeants du pays n’hésitaient pas à vanter les vertus du travail servile dans la cité socialiste. Léon Trotski, qui avait organisé l’Armée rouge, ambitionnait de « militariser le travail », de créer des « armées du travail », le principe étant que la contrainte est gage de haute productivité.

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Au début des années 1920 l’extrême difficulté qu'éprouvait la population à se remettre promptement à l’ouvrage après des années de guerre et de misère et le faible rendement des usines péniblement remises en marche donnaient une base empirique à sa position. Mais Trotski justifiait ses décisions également sur le plan idéologique : « L’improductivité du travail forcé est le préjugé le plus pitoyable et le plus vulgaire. En réalité, s’il y a doute sur la rentabilité, ce doute doit être écarté, car la société socialiste n’a pas d’autre issue. »3 Ce discours fut tenu en 1920 au Congrès panrusse des syndicats, peu avant la parenthèse léninienne de la NEP et quelques années avant la planification stalinienne.

La planification étatique se profilait dans l’envolée oratoire du commissaire du peuple à la Guerre comme un postulat inattaquable. « Si par malheur, poursuivait-il, il [le travail forcé] s’avère improductif, l’économie socialiste est condamnée à périr, car il ne peut y avoir d’autres voies vers le socialisme que la répartition autoritaire de toute la force de travail par le centre selon les besoins d’un plan d’ensemble de l’Etat ».

Au même moment, le commissaire du peuple à l’Intérieur Dzerjinski projetait de transformer les camps de concentration en « écoles de travail ».

Ainsi le travail forcé sera, et il sera productif. Sans lui la société communiste ne naîtra pas ! Aux yeux du sociologue le travail sous la contrainte est synonyme d’exploitation de l’ouvrier et du paysan soumis à la corvée, et il est un châtiment, mérité ou immérité, infligé au détenu des prisons et des camps. Quant aux victimes de cet esclavage, elles ont un cas de conscience : faut-il trimer ou bien saboter les tâches imposées ?

Les points de vue des anciens prisonniers du Goulag divergent. Au zèle du bâtisseur largement montré par l’auteur d’Une journée d’Ivan Dénissovitch Chalamov oppose plusieurs fois dans ses écrits4 ses conclusions négatives sur le travail servile. Son aversion pour l’effort physique s’était manifestée à la tannerie de Kountsevo. Puis c’est un travail pénible qui lui incomba à son arrivée au Vichlag : il transportait des troncs d’arbre, des bûches et des planches pour une scierie. Et lorsque dès les premiers jours il dut patauger dans la neige fondue afin de frayer un chemin aux chevaux

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attelés à des traîneaux, alors harassé et humilié il comprit qu’[…] un cheval a plus de prix qu’un être humain5.

Ensuite il fut un petit chef jusqu’à la fin de sa peine. Sous diverses appellations et à l’exception de quelques blâmes et condamnations qui interrompirent de loin en loin son activité, il travailla comme responsable de la répartition de la main-d’œuvre sur les chantiers et de l’organisation du travail des détenus. Son tempérament rebelle et prompt au sacrifice, sa haine de toute autorité, les règles de conduite qu’il s’était fixées dans la solitude de sa cellule des Boutyrki auraient dû entraîner d’emblée ce refus des responsabilités dont il sera fier pendant sa détention à la Kolyma : Donner des ordres au camp était le pire des péchés, devenir maître de la vie et de la mort d’autrui là où toute chose se paie avec du sang, là où l’homme est privé de tout droit, était un péché trop grand, un péché mortel, impardonnable.6 Mais au Vichlag intervinrent son jeune âge et l’apparence trompeuse de la campagne de « refonte » lancée en 1929. Il fut volontaire pour améliorer les rendements. Je n’étais alors qu’un jeune chiot aveugle.7

Il était placé devant des situations inédites, donc devant des choix difficiles. Ardent détracteur du stalinisme, pouvait-il occuper un poste de responsable sur un grand chantier d’Etat ? Oui, pensait-il, car : [...] j’étais ici le représentant des hommes qui s’étaient opposés à Staline, et personne n’avait jamais considéré que Staline et le pouvoir soviétique ne faisaient qu’un.8 Il travaillait pour son pays.

Comment devais-je me comporter au camp ? Il était sans camarade, sans guide, sans conseil. Je me fixai quelques règles de conduite impératives : avant toutes choses, ne rien demander aux autorités et m’acquitter du travail que l’on me confiait, du moment qu’il était suffisamment propre du point de vue moral9. Dans son rôle de petit chef, il n’a pas terrorisé ses hommes, il ne s’est pas abaissé devant ses supérieurs. Il n’a dénoncé personne. Il a pris la défense des faibles, en particulier des femmes maltraitées. A la question posée à la fin de son séjour par un SR récemment amené dans le camp : Qu’avez-vous fait depuis votre arrivée ? il peut répondre : Eh bien ! Voilà… j’ai organisé une expédition, des annexes du camp, j’ai pourchassé les gredins. Je suis venu en aide aux braves gens…10

Sa position d’organisateur et d’inspecteur du travail lui

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permettait, en outre, de circuler dans toute la région placée sous l’autorité de l’OUVITL et de beaucoup apprendre sur un système carcéral en pleine expansion. Cela explique que ses réflexions concernant les tâches exécutées sous la contrainte, qui émanent d’observations faites sur le terrain, aient pu être très éloignées de ce qui sera plus tard et définitivement sa philosophie kolymienne. L’expérience a prouvé que le travail forcé convenablement organisé […] est supérieur sous tous les rapports au travail volontaire.11 En effet, sur le chantier de Bérezniki les fléaux de l’instabilité et de la pénurie de main-d’œuvre, qui avaient perduré sous la NEP partout dans le pays, étaient d’un coup enrayés. Chalamov voyait comment non seulement les ouvriers, mais les ingénieurs et les techniciens dans leur ensemble travaillaient avec de bons rendements. A l'époque sa perception des réalités était nécessairement superficielle. Jeune et inexpérimenté, il ne pouvait réaliser que son constat positif rejoignait à une décennie de distance les thèses trotskistes sur les mérites du travail forcé qui furent si lourdes de conséquences pour le peuple soviétique. Indépendamment des choix politiques, pour ou contre Staline, le bon sens le conduisait à accepter le principe de la contrainte comme étant l’outil indispensable de la planification d’Etat. Chalamov ne s’exprime pas sur le bien-fondé du Plan. L’auteur de l’Antiroman n’est pas économiste, mais il ne manque pas de noter les cas d'insoumission et de désobéissance des détenus. En réalité, tous ne sont pas des esclaves. Beaucoup de détenus écoutent les ordres des chefs avec la ferme intention de ne pas les exécuter.12 « On n’est pas des esclaves ! », martelait le refrain de la méthode d’alphabétisation… Désobéir c’est rester libre.

*

Sans s’éloigner vraiment des esclavages pratiqués depuis la plus haute antiquité le travail servile généralisé en Russie soviétique reçut une apparence de respectabilité en deçà et au-delà des frontières du pays13. Le labeur imposé était présenté dans la propagande officielle comme un devoir à accomplir dans un esprit de bonne volonté et d’autodiscipline par la population dite libre, et pour les millions de prisonniers comme un moyen de reconquérir leur liberté et leur dignité. Travail forcé ici, travaux forcés là.

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L’organisation du premier et des seconds ressemble à la gestation de deux jumeaux, comme le montre la publication à partir de 1918 de la double série des textes législatifs concernant d’un côté les travailleurs libres, de l’autre les bagnards.

La nationalisation des moyens de production dans les villes et dans les campagnes devait nécessairement s’accompagner de la répartition contrôlée de la main-d’œuvre. La déclaration de principe contenue dans la première constitution de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR) promulguée le 10 juillet 1918 : « Qui ne travaille pas ne mange pas » était lourde de conséquences. D’après le code des lois sur le travail de novembre 1918, le demandeur d’emploi qui ne trouvait pas à s’embaucher selon sa spécialité ou ses goûts était tenu d’accepter un poste proposé. En réalité, la loi fut aussitôt balayée par la dictature du Communisme de Guerre (1918-1921), où dans l’urgence et au nom de la défense de la patrie contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur furent pris des décrets interdisant de quitter son travail sous peine d’être puni comme déserteur. Créé en janvier 1920, le Comité principal du travail obligatoire ayant pour président Dzerjinski – par ailleurs chef de la Tchéka et commissaire du peuple à l’Intérieur – enregistrait en vue de les enrôler les citoyens âgés de quinze à cinquante ans. Ceux-ci recevaient un livret de travail qui permettait de surveiller leur comportement professionnel. Même par la suite, alors que la NEP avait rendu aux commerçants et aux paysans une relative indépendance économique, la situation pitoyable de l’ouvrier et de l’employé différait peu de la condition de détenu. De plus, le travailleur le plus zélé était à la merci de punitions sévères pour le moindre faux pas, donc candidat à l’enfermement. Depuis 1919 des tribunaux disciplinaires ouvriers jugeaient les fautes commises sur le lieu de travail.

Ce mouvement de bascule instauré entre la main-d’œuvre libre et la carcérale répond à la thèse officielle formulée par Dzerjinski : « Je propose de maintenir les camps de concentration pour utiliser le travail des détenus, des indécis sans occupation régulière, de ceux qui ne peuvent travailler sans une certaine coercition »14. Le citoyen déchu passait donc sous l’autorité d’une législation pénale mise en place par le code pénal de 1922.

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Le retard de quatre ans avec lequel celui-ci fut édicté par rapport à la première constitution et au code des lois sur le travail importait peu, puisque pendant tout ce temps les jugements avaient été prononcés d’après le critère jugé satisfaisant de la « conscience juridique révolutionnaire » ! En tout état de cause les codes pénaux n’étaient que l’indispensable façade démocratique de la jeune république. Ils dissimulaient les pratiques d’une justice expéditive appliquée à l’ensemble des travailleurs et à leurs familles. Les instances policières en étaient les instruments. Le code pénal de l’URSS de 1926 se révéla être le fossoyeur du Droit. L’un des principes qui le fondaient dans l’esprit des législateurs reçut le nom d’« élastique de Krylenko ». Sans que la loi énumérât et définît les délits, elle permettait au juge d'assimiler à une infraction-type des actes plus ou moins comparables. L’amalgame dont souffrit le jeune condamné Chalamov en 1929 relevait de cette grossière caractérisation.

Le code sanctionnait le délit politique tout en niant son existence. Mais par ailleurs il minimisait la notion même de crime au profit de celle de protection civile, qui visait moins à punir qu’à isoler les éléments dangereux pour la société. Cela n’empêchait pas de châtier les coupables, et sévèrement.

L’interprétation de la faute comme acte socialement malfaisant et l’application de l’analogie-amalgame avaient pour conséquence directe la neutralisation de la culpabilité : en amont, au sens où tout citoyen est un criminel qui s’ignore, car « là où est la loi, là est le crime » et en aval, au sens où : Il n’y a pas de coupables dans les camps15. A partir de l’instauration du travail des détenus à des fins économiques (décret de 1924) des mesures furent prises pour l’organiser dans tous les camps. Il y eut des campagnes de « décharge » des prisons et des centres d’internement repliés sur eux-mêmes comme les Solovki, pendant lesquelles on transférait massivement leurs prisonniers vers des lieux plus appropriés et voisins des grands chantiers.

En 1928 fut décidé l’emploi aux travaux forcés de toutes les personnes frappées de mesure de protection civile et valides.

En 1929 les camps passèrent sous l'autorité de l’Oguépéou et de

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coercitifs devinrent ré-éducatifs. L’appellation « de concentration » fut oubliée.

Chalamov rapporte une anecdote datant de l’hypocrite campagne de rééducation menée tambour battant au Vichlag. Les autorités exposent aux détenus rassemblés la grande nouveauté : Nous créons, tout sera nouveau. Un zek, ancien recteur de l’Institut du Parti de Sverdlovsk, intervient : Dites, chef, y a-t-il une différence entre un camp de concentration et un camp de redressement par le travail ? – Aucune. – Vous ne m’avez pas bien compris, citoyen-chef – Si. Ça suffit comme ça !16

Ainsi, à la charnière de la troisième et de la quatrième décennie du vingtième siècle fut lancé le slogan « pérékovka », littéralement reforgement.

A l’article « Goulag » de son Manuel Jacques Rossi écrit : « L’Oguépéou se fait fort de savoir reforger récidivistes et contre-révolutionnaires, et de les transformer en constructeurs enthousiastes du communisme.17 » Notre terme de rééducation, que l’on serait tenté d’utiliser ici, a un équivalent en russe : « pérévospitanie ». Aussi, le terme de refonte, bien que peu employé au sens figuré, est-il le mieux approprié, car il garde la force de l’image technologique (la fonte du métal) qui souligne le caractère massif et radical du phénomène historique en question. L’ingénieuse corrélation établie entre le rendement et la ration alimentaire (qui travaille plus mange plus) devait assurer le développement économique du pays en même temps que rééduquer les travailleurs.

Jusqu’en 1929 aux Solovki et sur la Vichéra le travail servile avait pour seul objectif de subvenir aux besoins du personnel et des détenus. Embauché à la scierie, le zek Chalamov ne souffrit pas de la faim avec les huit cents grammes de pain quotidien réglementaires.

Mais ensuite, au poste de responsable de la main-d’œuvre qu’il occupa pendant la mise en place de la refonte il put observer les méfaits immédiats du système. L’Antiroman contient une condamnation sans appel de la discipline conjuguant le bâton et la ration. Appliquée avec la plus grande cruauté dans les années trente et quarante, elle engendrerait l’enfer. L’auteur du livre avait été successivement témoin (au Vichlag), puis victime de ces pratiques criminelles (à la Kolyma).

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La ration, c’était essentiellement le pain. La lavasse chaude du soir comptait peu. « Le pain, écrit Panaït Istrati, c’est toute la vie, quand la vie n’est plus qu’un enfer, quand le droit de penser et de bouger n’est plus qu’un souvenir […]. Le dictateur sait cela et en fait son profit. »18 L’éventail des portions de pain noir distribuées le matin était large, allant de trois cents grammes pour le détenu au cachot qui travaillait dans la journée jusqu’à deux kilos pour celui qui avait dépassé la norme de travail la veille. Le pourcentage de rentabilité déclarée par le chef d’équipe déterminait ainsi le niveau de satiété ou de faim.

Les normes étaient toujours trop élevées pour les capacités physiques de la majorité des prisonniers que les maigres rations continuaient d’affaiblir. Le système de la refonte désignait la victime comme responsable de sa santé et de sa réintégration dans la société. Pour les « ouvriers de choc » deux journées comptaient pour trois, ce qui leur assurait une libération anticipée. Chalamov parle d’expérience, lorsqu’il dénonce la refonte et son fondement, la gradation du ventre ou gradation alimentaire :

- S’agissant des « travaux généraux », c.à.d des tâches pénibles ne nécessitant pas de qualification, l’abattage des arbres, l’extraction de minerais ou la construction des routes, la quantité de travail fourni à la journée dépend de la force physique. Les plus solides mangent suffisamment ; les intellectuels, les malades sont affamés.

- Le rapport de la ration à la norme engendre un cercle vicieux fatal : moins il mange, plus le travailleur s’affaiblit. Moins il travaille, moins il reçoit de nourriture, ainsi de suite…

- Tout aussi pernicieux est l’encouragement de l’extérieur, ou la tentation personnelle à s’épuiser à la tâche afin de recevoir une meilleure ration. Les vieux détenus le savent, [...] la grosse ration tue, pas la petite, car elle ne compense pas la perte d’énergie19.

- Les supérieurs fixent les normes arbitrairement. - Les chefs d’équipe (des détenus) sont comme les précédents

sensibles aux cadeaux et font figurer dans leur rapport journalier comme « ouvriers de choc » les travailleurs les plus solvables. Les premiers inscrits sont évidemment les truands qui suivant la loi du milieu refusent de travailler, mais qui volent purement et simplement les pourcentages atteints péniblement par les caves (Chalamov parle de pourcentage sanglant). Au reste, comble du cynisme, l’esprit de la

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refonte contribue à faire des criminels, déjà traités avec ménagement comme « éléments socialement proches », les véritables rois du camp. Ils n’ont même pas besoin de verser des pots de vin pour se faire respecter. La rééducation, ils l’exigent de plein droit.

- L’équipe est solidaire en ce qui concerne le rendement, si bien que les plus malins ou les plus malhonnêtes dénoncent l’incapacité de leurs coéquipiers et les condamnent à mourir de faim pour recevoir eux-mêmes une meilleure ration. La dénonciation entre détenus rapporte toujours un morceau de pain.

- La responsabilité du détenu pour ce qui concerne sa survie et la durée de sa peine (la libération anticipée du bon travailleur) constitue une transgression du verdict de culpabilité. Le verdict est oublié, méprisé ; la peine est remaniée au camp. Le détenu, quel qu’il soit, n’a plus de repères ni sociaux ni moraux Le coupable est privé de la réflexion sur son acte et de la possibilité de rachat à ses propres yeux. Le truand se sent supérieur et lavé de ses forfaits. L’innocent se voit assimilé aux coupables et aux criminels.

- La lutte pour la survie réveille la bête sauvage en l’homme. La refonte jette les misérables dans l’arène : Les détenus n’ont qu’à se dévorer entre eux, se surveiller, se distribuer les corvées, se contrôler.20 Dans les camps du Nord les planques étaient largement ouvertes aux détenus et en priorité aux droit commun.

- Le système déprave inévitablement. Un potentiel criminel est né, tout prêt à contaminer la société civile.

Aux Solovki, sur les chantiers du canal de la mer Blanche et sur ceux de la Vichéra les chefs traitaient les prisonniers comme des bêtes de somme. Dmitri Likhatchev raconte qu’il « […] avait été employé temporairement comme cheval ». Chalamov se souvient que les autorités du camp évaluaient d’un coup d’œil les capacités des travailleurs comme un maquignon la qualité des chevaux et jamais ils ne se trompaient sur la marchandise. Les mauvais traitements étaient la règle : les coups de pied qui mutilent, la réclusion sans vêtement dans un cachot glacial, en cas d’arrestation à l’intérieur du camp la privation de sommeil pendant les interrogatoires nocturnes, l’exploitation gratuite des prisonniers de passage en échange d’une écuelle de soupe ; enfin ce Nord disciplinaire, la prison de la prison, […] les chantiers forestiers, où

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l’on tranche les mains à la hache, où le scorbut tue, où les autorités vous exposent « aux moustiques » dans la taïga, où règne l’arbitraire, où lors des transferts les détenus exigent qu’on leur attache les mains dans le dos afin de rester en vie et de ne pas être abattus pour « tentative d’évasion. »21

Enfin, comme le malheur qui frappe une nation asservie est sans limite, pendant la période décrite dans l’Antiroman la misère des citoyens libres égalait ou dépassait celle de la population carcérale. Une information, diffusée (à quelle fin ?) dans l’organe du gouvernement, les « Izvestia » du 25/05/1930, montrait le dénuement des familles de bûcherons sur les bords de la rivière Kama : « Dans ces régions de déboisement et d’industrie du bois où travaille un million de bûcherons de toutes origines, la nourriture des travailleurs libres est plus mauvaise que celles des prisonniers. Les libres vivent dans des huttes si basses qu’on y entre couché. Les baraques des camps sont mieux ! ».

Dans le chapitre « La Roussalka » de l’Antiroman un indice frappant de la pénurie générale est le souvenir du passage à Bérezniki d’une troupe d’artistes d’un opéra moscovite dont le directeur quémanda pour lui-même et pour ses camarades des chaussures et des vêtements de détenus ! Le camp, note aussi l’auteur, était le seul endroit dans la région à avoir un club et un théâtre valables, appréciés par les habitants de la localité de Bérezniki. Dans ces conditions de nivellement des deux parties, libre et carcérale de la nation, et d’abattement de la population laborieuse on comprend la perplexité des visiteurs étrangers, non pas des hôtes officiels, mais des spécialistes venus œuvrer sur les chantiers des quinquennats. Le plus illustre en ces années-là est l’ingénieur américain John Littlepage qui séjourna et travailla en Sibérie entre 1927 et 1936. Il dit son sentiment: « Du point de vue américain tous les citoyens soviétiques sont traités, somme toute, comme des prisonniers sur parole. »22 Une parole confisquée.

Chalamov mentionne la phrase de Paoustovski : « Bérezniki attend son chroniqueur »23, tandis qu'avec son Antiroman il est en train d’écrire la chronique de Vichéra et de parfaire ainsi l'histoire trentenaire des camps staliniens dont l'apogée est décrit dans les Récits de Kolyma.

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Il définit la filiation concentrationnaire comme suit : Le camp – son organisation – est une grandeur d’ordre empirique. La perfection que j’ai rencontrée à la Kolyma n’est pas le produit d’un génial esprit du mal. Tout s’était mis en place peu à peu. On avait accumulé de l’expérience.24

ill. dans L'Art du Goulag : le peuple des zeks, Musée d'ethnographie de Genève, 2005

Chantier de construction du complexe industriel de Bérezniki (vers 1930)

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BREVE CARRIERE DE PETIT CHEF

J’étais destiné à descendre aux enfers comme Orphée, avec un espoir de retour pour le moins douteux […].1

Ouvert depuis peu, le Vichlag est […] un camp étincelant de propreté2. La zone, entourée de barbelés et surmontée de miradors, renferme des alignements de baraques dont chacune abrite une compagnie formée de deux-cent-cinquante détenus. A son arrivée Chalamov remarque que la sienne est […] toute propre, toute neuve. Avec, partout, des châlits d’un seul tenant3. Le camp est pour l’instant assez peu peuplé. Le nouveau venu use d’abord ses effets personnels, puis il portera le vêtement réglementaire dont la coupe et la matière rappellent la tenue du forçat de l’ancien régime (pantalon en gros drap, vareuse du même tissu4). Le bonnet à oreilles appelé « solovtchanka » reproduit la coiffure des détenus des îles Solovki. Les prisonniers mangent à leur faim avec au repas du soir de la soupe et un plat chaud. Aucun salaire ne rétribue le travail, mais on reçoit de modestes primes, suffisantes pour faire quelques achats au magasin du camp.

Le novice souffre surtout de son isolement au milieu de truands prêts à se jouer de lui, des difficiles conditions de travail pour la scierie - en forêt dans l’eau glacée ou la neige -, de l’inconfort avec sur le corps des habits toujours mouillés et pour la toilette un seul baquet d’eau. Il se sent abandonné, puisque son courrier est intercepté par l'administration du camp. Dans « Le pantalon bleu » Chalamov fait éprouver à son double Krist son amertume et son désespoir

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d'antan : Krist attendait toujours, était insomniaque par les claires nuits ouraliennes5. J’étais le petit chef, lui-même détenu, de détenus chargés de rapporter des bénéfices au camp6. C'est ainsi que Chalamov définit avec un laconisme lourd de sens la fonction de responsable qu'il occupa tout au long de l'année 1930. Il remplit scrupuleusement sa tâche auprès des détenus, mais son comportement était celui d'un opposant et d'un révolté. Son chemin était jonché d'embûches. Chaque faux pas pouvait lui être fatal. Il travaillait avec des truands, eux-mêmes acceptés sans difficulté à des places de responsables, car c’était encore l’époque où les citoyens libres trouvaient dégradant de se faire employer dans les lieux d’internement.

D’emblée Chalamov refusa les pots de vin versés jusque-là à son prédécesseur par des agences de recrutement. Celles-ci fournissaient à des entreprises locales la main-d’œuvre servile prélevée à Lenva pendant les heures de repos, donc le plus souvent pour un travail de nuit. Mal vu, il dut quitter son poste de petit chef pour un emploi subalterne. Mais son supérieur qui voulait se débarrasser d’un témoin gênant de ses combines le fit arrêter et le renvoya sous escorte à la Direction du Vichlag. Il eut la chance d’être relâché sans jugement par le directeur qui désapprouvait cette arrestation. Il fut ramené à Lenva, où on lui confia à nouveau des responsabilités dans la section du travail.

De façon générale, sa résistance à la concussion le rendait suspect. La direction du camp le traitait en dangereux trotskiste. La lettre « T » qui figurait dans son dossier l'y autorisait, ainsi que le courrier de l’opposition qui lui était adressé et qui était ouvert par l’administration.

Même en détention il n’avait pas renoncé à agir politiquement. Moins de trois mois après son arrivée au Vichlag, le 6 juillet 1929, il avait envoyé au comité central du Parti et à l’Oguépéou une lettre dans laquelle il se rangeait aux côtés de l’Opposition léniniste pour […] réclamer une profonde réforme interne au Parti sur la base de l’épuration impitoyable de tous les éléments porteurs de convictions thermidoriennes et de leurs partisans7.

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Il fut bientôt arrêté sur place dans le cadre de l’affaire Stoukov (du nom du directeur du camp). Avec les sept autres responsables arrêtés au même moment il fut mis au cachot, duquel il n'était tiré que pour les interrogatoires. Le « procès » avait pour but de convaincre Stoukov et son adjoint Miller du gaspillage des fonds destinés à la construction d’un ensemble de seize usines du combinat de Bérezniki.

Complexe industriel de Bérezniki

ill. R. Vedeneev, dans Varlam Chalamov : le centenaire de sa naissance

Sur le terrain du chantier une fouille hâtivement comblée

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signalait l’emplacement des futures installations et l’interruption des travaux.

La réalité était la suivante : avec des mois de retard mais assez efficacement pour dissimuler quelque temps le crime économique, Stoukov avait fait remblayer la fosse par des prisonniers soustraits aux convois de passage, c’est-à-dire par les milliers de bras d’une main-d’œuvre servile. Ainsi des tonnes de sable avaient été transportées des carrières d’Oussolié sur le chantier interrompu. Après deux mois de cachot les prévenus furent acheminés jusqu’à Vijaïkha. Pour Chalamov c’était la deuxième fois en moins d’un an. On les enferma à nouveau dans un cachot vétuste, ignoble, avec l’obligation de trimer pendant la journée. Le régime d’esclave auquel il fut alors soumis comme simple manœuvre éclaira Chalamov sur la supercherie de Stoukov et de Miller, dont les zeks à la corvée avaient fait les frais pendant le transport massif du sable. Jusque-là il avait ignoré ces faits antérieurs à son arrivée à Bérezniki. Face au fonctionnaire des organes qui était en réalité un détenu8 chargé de l’instruction de l’affaire il eut le cran d’appliquer la méthode du silence ou de la réponse par oui ou non, comme il l’avait fait à son procès de 1929. Il refusa d’adhérer à l’accusation de sabotage lancée contre les responsables du chantier, même si les charges étaient justifiées. Lui-même fut convaincu de vol, de violence, de viol… et condamné à quatre mois d’isolateur. Il avait déjà purgé sa peine. Il fut placé au Département de la comptabilité et de la répartition qui venait d’englober l’ancienne section du travail. On lui confia deux missions. La première consistait à délivrer des certificats d’invalidité en vue de la libération ou de l’envoi dans un camp spécial des travailleurs devenus inaptes, ce qui posait des cas de conscience, car au-delà des quotas les malades et les mutilés restaient sur place et continuaient à trimer. Tout aussi malaisée était la tâche de sélectionner les truands pour une maison de redressement modèle visitée de loin en loin par les autorités. Mais bien que profondément humilié par un verdict aussi accablant que fantaisiste, le prisonnier continuait de résister aux injustices. Avec Bloomenfeld, un codétenu ancien meneur de l’Opposition, il rédigea une plainte sur la situation des femmes au camp. Elle était épouvantable. Aucune comparaison avec celle des

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hommes.9 La sanction tomba aussitôt : la direction des camps l'affecta à un poste de responsable dans le secteur disciplinaire du Nord, dans la région de Tcherdyne (sur la Kama). Là, il vit comment l'abattage des arbres tuait ou estropiait dans de brefs délais les paysans déportés pendant la liquidation des koulaks. Il comprit qu' […] il existe des dizaines de façons de monter ou de descendre l’échelle, des fonctions de responsable jusqu’à la scie du bûcheron : la gradation des récompenses et des punitions avait été mise au point avec logique et dans le détail10.

L'éloignement dura cinq mois. Il connut ensuite l’épisode moins éprouvant d’une mission géologique évoquée dans le récit « Le feu et l’eau ». Il secondait un groupe de spécialistes libres. Finalement, pour avoir participé à une noce (« Un mariage au camp ») un peu trop arrosée de vodka sans l’autorisation des chefs – un pot-de-vin eût suffi pour l’obtenir – il écopa avec d’autres huit jours de cachot avec envoi au travail dans la journée. C'était sa troisième arrestation de détenu. Le 11 octobre 1931 tous les petits chefs du Vichlag, comme de l’ensemble des camps, furent libérés sur décision d’une « commission de décharge » : Libérer immédiatement tous les détenus remplissant dans le camp des fonctions administratives au-delà d’un certain niveau et n’étant plus passibles de condamnation ; les rétablir dans tous leurs droits et les autoriser à vivre sur tout le territoire de l’URSS.11

Chalamov bénéficia donc d’une libération anticipée. Cela lui valut d'échapper à la relégation de trois ans qui devait succéder à sa peine de camp. En effet, l'arrêté qui notifiait son exil dans la région d'Arkhangelsk arriva à Vijaïkha après son départ pour Moscou. Après avoir été isolé du groupe de ses camarades condamnés à des peines plus légères (la relégation au lieu de la détention), après avoir été coupé de tout contact avec eux pendant son séjour au Vichlag, par la suite il put s'estimer chanceux, car ses amis les plus proches, notamment Sarah Gezentsveï et son mari Aleksandr Afanassiev furent exécutés en 1937 après leur long exil dans le Nord.12

Sur les quatorze libérés il fut le seul à ne pas vouloir continuer à travailler dans le camp en qualité de travailleur libre, comme on l'y invitait. De nombreux trotskistes avaient été incarcérés au cours de

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l’année 1930 ; il se sentait traqué. Bien évidemment, il repoussa aussi la proposition de Berzine13 qui venait d'être nommé directeur du Dalstroï en Sibérie orientale et qui recrutait des collaborateurs, de partir en homme libre pour la Kolyma. Si j’y vais un jour, ce sera sous escorte, camarade directeur14, fit-il en déclinant l’offre, comme s’il pressentait son deuxième bannissement six ans plus tard. Certains détenus libérés moins lucides que lui saisissaient cette occasion qui leur paraissait avantageuse : aux confins du pays on pouvait commencer une autre vie, gagner de l’argent…

Sans nouvelles de chez lui, il décida de rester dans la région et il se fit embaucher à la station électrique du combinat enfin construit, à nouveau comme organisateur du travail. Il vécut cette demi-année dans une chambrée de l’hôtel de Bérezniki fréquenté peu avant par l’écrivain Paoustovski (on l’a vu). Il avait également le projet d’enseigner […] l’hygiène et la physiologie du travail15 dans une école technique sur le conseil d’un détenu ex-professeur d’économie dont il suivait les cours. Mais un courrier arriva. Ses parents vivaient. Il quitta précipitamment les lieux soulagé et ayant l’impression de se dégager d’une souricière : Rester à Bérezniki équivalait à un suicide16. Il venait de rencontrer sa future femme, Galina Goudz, tandis qu’elle rendait visite à son mari, proscrit lui aussi. Des deux côtés ce fut le coup de foudre. Chalamov la rejoignit à Moscou.

Au camp le jeune littérateur avait composé des couplets et des sketchs pour les spectacles-parades des Blouses bleues des camps. Les collectifs carcéraux calqués sur ceux qu’avait lancés une décennie auparavant à Moscou le journaliste Boris Ioujanine étaient inclus désormais dans le plan de développement culturel lié à la rééducation des prisonniers. Arrêté et condamné pour tentative de fuite à l’étranger, Ioujanine avait été amené au Vichlag quelque temps après Chalamov. Tout naturellement il fut chargé d’organiser les activités de la troupe d’acteurs et de tenir la revue locale La nouvelle Vichéra.

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Quelques lignes de l’Antiroman retracent l’état d’esprit du jeune détenu, lorsqu'il quitta le Nord disciplinaire et descendit en barque la

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Vichéra sur quelque deux cents kilomètres : En 1931, par une nuit d’automne sombre et venteuse je me trouvais au bord de la Vichéra et je méditais sur une question douloureuse et capitale pour moi. J’avais déjà vingt-quatre ans et je n’avais encore rien fait pour me rendre immortel […]. C’est seulement plus tard, sur le sol moscovite que j’ai pu tirer des conclusions de mon expérience de navigateur solitaire.17

La Vichéra, que pendant deux ans il avait sillonnée vers l'aval et vers l'amont au gré des péripéties de sa vie de prisonnier, lui offrait l’image de sa destinée, tantôt suivant le cours des événements tantôt allant à contre-courant. Ce symbole, inspiré à son imagination par les eaux tumultueuses du torrent, est récurrent dans l'œuvre poétique de Chalamov. Le poème « En remontant le courant » écrit en 1957 commence et s’achève par ce quatrain :

La barque décolle par saccades En fendant le courant. En remontant le cours Des siècles la barque vogue...18

Au sujet de son accession au poste de petit chef en 1929 on lit dans « Lazarsson » : Je voguais sans trop bien comprendre les raisons de mon affectation […]. Je sentais seulement que la vague du destin m’entraînait, sinon dans un tourbillon, du moins dans un courant assez puissant, auquel je ne pouvais m’opposer. Je n’avais du reste aucune raison de le faire19. A la fin de son temps un autre tourbillon l’emporta vers la liberté. Alors, il fit le bilan de sa captivité : il n’avait accompli aucun exploit, il n’avait encore rien fait pour l’immortalité, mais il avait gardé la tête hors de l’eau avec au cœur une rage extraordinaire. Il partait avec la conviction d’[…] être moralement un peu plus solide que d’autres20. La préfacière de la traduction française de l’Antiroman note la continuité paradoxale du comportement de Chalamov d’une détention à l’autre : « Les valeurs qui fondent l’irréductible résistance de Chalamov à la Kolyma sont les mêmes que celles qui lui font accepter des responsabilités au sein du camp en 1929. »21

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Qui a su avancer avec le courant sans s’abaisser sera capable de naviguer à contre-courant.

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LA CHRONIQUE DE VICHERA

Vichera-Antiroman

Plus de quatre décennies après les événements, les souvenirs de Chalamov concernant sa détention dans les camps de l’Oural ont donné naissance au recueil de récits Vichéra. Antiroman.

En 1971, tandis qu’il achevait les Récits de Kolyma, l’écrivain, on s’en souvient, hésitait entre plusieurs projets : Ajouter un volume ou deux au Virtuose de la pelle [le troisième livre des KR] ? Faire revivre Vologda ? […] ou bien achever l’Antiroman de Vichéra ?1

Aucun des récits constituant les chapitres de cette œuvre n’est daté. En s’appuyant sur la qualité de l’écriture, déformée et très difficile à déchiffrer, Irina Sirotinskaia en a situé la rédaction entre 1970 et 1975.

L’auteur a laissé des indications concernant l'ordre des textes2 à l’intérieur du recueil : ses archives contiennent dans des chemises séparées deux plans pour ce livre. Conformément au premier les récits sont rangés d’après un principe essentiellement géographique faisant se succéder « Vichéra », « Bérezniki », « Tcherdyne », etc., auxquels s’ajoutent des chapitres centrés sur des personnages comme « Ouchakov » ou « Pavlovski ».

Dans le second figurent des textes apparentés au genre de l’essai, dans lesquels témoignages et considérations générales alternent. Ce sont « Il n’y a pas de coupables dans les camps », « L’affaire Stoukov », « Miller le saboteur ».

L’édition de l’œuvre préparée par Irina Sirotinskaia en 19893 combine les deux plans. Dix-sept chapitres sont encadrés par deux textes de souvenirs rédigés antérieurement, « La prison des

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Boutyrki (1929) » et « La prison des Boutyrki (1937) » rédigés antérieurement. L’ordre retenu est globalement chronologique, il suit le calendrier des activités du petit chef. Les textes consacrés aux deux peines de détention préventive purgées aux Boutyrki enclosent efficacement la description des situations successives qui jettent le « récidiviste » à huit ans d’intervalle (1929-1937) entre les murs de la même prison, puis le précipitent dans un camp plus terrible encore, le faisant ainsi tomber de Charybde en Scylla. L’une des deux chemises contenant les manuscrits porte écrit de la main de l’auteur le titre Vichéra-Antiroman. On connaît la défiance de Chalamov à l’égard du genre romanesque. Il estimait que l’homme d’après Auchwitz et Kolyma ne nourrit plus son esprit de fiction, happé qu’il est par la densité et la gravité du réel.

Par ailleurs, ses goûts littéraires le prédisposaient à préférer le genre narratif bref. Ses deux œuvres majeures, les Récits de Kolyma et Vichéra-Antiroman, sont des recueils de récits publiés dans un ordre fixé par l’auteur pour le premier et suggéré par lui pour le second.

Si l’un et l’autre ont l’ampleur d’un roman aux multiples chapitres, par l’approche artistique ce sont des anti-romans. Le préfixe anti- souligne de surcroît la force accusatrice de cette prose documentaire que l’auteur a voulue cinglante comme une gifle.

Chacun de mes récits est une gifle au stalinisme. […]. La gifle doit être rapide et sonore4. L’Antiroman ne contient pas la totalité des récits écrits sur les camps de l’Oural. En plus des dix-sept qui forment le recueil, onze ont été composés plus tôt, simultanément à la rédaction des Récits de Kolyma, et ont été inclus par l’auteur dans quatre des cinq livres de cette œuvre5. Ainsi environ la dixième partie du volume kolymien concerne le Vichlag, bien que les faits qui y sont narrés aient précédé la seconde arrestation d’au moins six années.

Les interférences que l’on remarque entre les deux œuvres, Récits et Antiroman, qui touchent l’une aux thèmes abordés, l’autre aux dates de composition, appellent quelques précisions. Chalamov a exclu de l’Antiroman les récits sur la Vichéra écrits avant 1970. La scission en deux groupes conduit à penser, avec Iouli Schreider, que l’écrivain a voulu centrer son Antiroman sur le combinat de Bérezniki,

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alors qu’il réservait pour la fresque kolymienne les textes qui concernaient le premier camp mais qui traitaient d’autres sujets que ce chantier, et qui surtout avaient été composés dans le sillage des Récits de Kolyma.

En effet, la coïncidence des dates d’écriture des pages tardives consacrées à la Kolyma et de la majorité des onze récits évoquant le Vichlag présents dans ce livre montre chez l’écrivain une préoccupation croissante de sa première expérience carcérale à mesure qu'il exploitait dans l'écriture le matériau offert à sa mémoire par la seconde.

La rencontre des deux œuvres dans le temps de leur genèse et l’ordre inverse de leur création (d’abord sur la Kolyma, ensuite sur la Vichéra) indiquent que le travail sur la deuxième détention a suscité la remémoration de la première et incité l’écrivain à faire remonter son témoignage sinon aux débuts léniniens des camps de concentration, du moins à leur période d’expérimentation et d’expansion représentée par le Vichlag.

Dans un essai consacré à la création littéraire Chalamov remarque que les souvenirs engrangés au cours de son existence sont innombrables et qu’il ne cherche pas à faire le décompte des réserves de sa mémoire. Quant à la résurrection du passé, explique-t-il, soit le vécu surgit spontanément et l’écrivain se hâte de le coucher sur le papier ; soit un effort de volonté favorisé par l’attention et le recueillement en permet l’émergence. Les premiers lecteurs de Chalamov avaient eu de sa prose une idée tout à fait imparfaite à travers les copies diffusées sans ordre en Samizdat et les publications incontrôlées parues à l’étranger. Lorsque l’on put lire in extenso les Récits de Kolyma et l’Antiroman, alors on découvrit une œuvre immense, comparable à l’Archipel du Goulag pour l’abondance des informations. Et n'oublions pas que Chalamov « a ouvert la voie » de la littérature concentrationnaire (V. Esipov).

*

L’Antiroman a été défini par son auteur comme […] un chapitre essentiel de ma méthode artistique et de ma compréhension de la vie.6

S’agit-il d’un chapitre de l’ensemble de son œuvre, au sens

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littéral et au sens littéraire du terme ? Dans ce cas on ne comprend pas ce que cette œuvre composée tardivement a pu apporter d’essentiel à sa méthode artistique mise au point et appliquée précédemment dans les Récits de Kolyma.

Par chapitre Chalamov entend probablement une étape de sa vie et par suite de sa formation d’écrivain. On sait quelles leçons il avait tirées des épreuves surmontées au Vichlag. Cela vaut pour la compréhension de la vie.

De plus, l’expérience vécue avait sans aucun doute contribué à la maturation de son talent. En 1931, tout juste libéré Chalamov s'était posé la question Que m’a apporté Vichéra ? Il avait conclu : [...] j'avais compris alors que le travail de journaliste et celui d’écrivain sont deux choses différentes […]. L’écrivain est le juge de son temps. Le journaliste n’est que le suppôt des politiciens.7

Vichéra lui avait montré l'importance d'une prose authentique et artistique. Il s’était engagé à devenir écrivain, non grand reporter de la presse officielle. Mais, puisqu’il était interdit aux anciens détenus de révéler quoi que se soit sur les camps, il traiterait d’autres sujets d’actualité dans le même esprit de vérité, – tel était le projet du jeune prosateur remis en liberté. Ses récits des années trente, on le verra, seront nourris sinon d’un matériau particulier, du moins d’une vision personnelle du monde environnant, tôt venue et définitive. En ce sens Vichéra avait été une école pour la vie et pour l’art. Un texte d’une vingtaine de lignes présenté sous le titre « Eckermann » conclut l’Antiroman avec une réflexion sur l’écriture. En évoquant les fameux Entretiens de Goethe l’auteur aborde la question de la vérité historique. Apparemment, c’est ce qui a été noté sur le vif…8, mais avec des « mais ». Car, bien que recueillis dans l’instant par Eckermann, les propos de Goethe sont aussi peu spontanés que des réflexes pavloviens. Ce sont […] ses pensées exprimées et non ses pensées secrètes9. Le travail de l’esprit est inévitablement altéré en présence d’un témoin et d’un sténographe. Le message transcrit est artificiel. De plus, le secrétaire choisit et classe les énoncés. Ainsi le vrai est deux fois trahi, par celui qui parle et par celui qui note. Pour finir Chalamov prône l’authentique parole de l’écrivain, conteur solitaire de ses souvenirs, si lointains soient-ils : Il se peut que tout ceci nous ramène une fois de plus à la seule vérité de l’art – celle du talent ?10

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L’essai intitulé « Vichéra », composé en 1967 et resté inachevé, a été placé par Irina Sirotinskaia en tête de l’Antiroman à la suite de « La prison des Boutyrki (1929) ». Il représente à la fois un prélude aux autres chapitres et une synthèse sur le séjour au Vichlag. L’auteur raconte son transfert depuis Moscou, puis décrit le camp, fait un historique des lieux d’internement du Nord, et analyse le système de la refonte.

Comme on le voit dans d’autres narrations concernant un enfermement prolongé, celle de Dostoievski ou bien celle de Jorge Semprun ou d’Imre Kertész11, les impressions des premières semaines qui ont fortement marqué le novice sont reproduites dans le détail ; puis les faits et gestes répétés à longueur d'années finissent par se fondre et se confondre dans la mémoire du prisonnier. L'auteur de « Vichéra » rend compte de cet effacement en relatant hâtivement l'essentiel du vécu.

Les chapitres suivants du livre distribuent en narrations plus ou moins amples les tribulations du jeune détenu et s’arrêtent sur les acteurs de tel ou tel événement. Une série de portraits présente les différents chefs et collègues de Chalamov, un Lazarsson brave type vénal, un Miller modèle du « faux-cul », un Stépanov SR maximaliste réchappé de la Forteresse Pierre-et-Paul. On voit aussi la femme russe fidèle et dévouée à son mari banni. On reçoit des images fortes, comme celle de la maison des rendez-vous réservée aux couples un moment réunis ou comme le spectacle de « La mort du cygne » de Saint-Saëns exécuté par une danseuse famélique sur la scène du club-théâtre du camp.

Quant aux onze « récits de Kolyma » qui se rapportent à la première détention, sept d’entre eux se rattachent à la seconde par des liens particuliers, soit thématiques soit anecdotiques.

Dans « Galina Pavlovna Zybalova » le détenu Chalamov travaille un moment dans un laboratoire de chimie sous la direction d’une jeune femme embauchée sur contrat à la Kolyma. Il l'avait connue enfant à Bérezniki, quand l’économiste Zybalov, son père, l’avait aidé à trouver un emploi après sa libération en 1931. Le vieil homme, aujourd’hui exilé au Kazakhstan, reçoit de sa fille la nouvelle de sa rencontre avec un certain Chalamov. Effrayé, il répond qu’il ne

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veut de contact avec aucun témoin de son passé, qu’il ne le connaît pas... La peur l'habite. Le camp a détruit sa personnalité.

La servilité liée à l’état de victime est le sujet du récit « A l’étrier ». Adulateur de Berzine, l’ingénieur Pokrovski est le type de l'intellectuel persécuté, écrasé physiquement et moralement.

L’auteur dénonce à nouveau ce mal national dans « Prière du soir », où un ingénieur condamné pour sabotage maudit ses persécuteurs dans ses prières vespérales et le jour se laisse vendre par eux comme esclave.

Le récit « Khan-Guireï » met en scène deux personnages, maître et serviteur, que Chalamov côtoya sur la Vichéra, puis à la Kolyma : Berzine et un soi-disant prince tatar. Ce dernier qui dans sa jeunesse avait servi dans l’armée rouge et avait été détenu au Vichlag avait suivi Berzine dans le Grand-Nord en 1931 et sur ses vieux jours il était devenu jardinier des camps de la Kolyma. La mise en place de la refonte avait entraîné pour les autorités pénitentiaires l’obligation de développer la culture derrière les barbelés. Le club modèle du camp organisait donc, on l'a vu à propos de « La Roussalka », des spectacles pour les détenus et pour la population libre. Mais c’est dans un texte des KR (« Boris Ioujanine ») que Chalamov raconte l’histoire des Blouses bleues et décrit l’activité théâtrale du collectif du Vichlag. Il aimait ces revues qu’il caractérise comme […] le dernier remous fait par une pierre lancée jadis dans l’eau stagnante de l’art des variétés.12

Ce genre populaire s’était épanoui en liberté dans les années postrévolutionnaires au rythme d’une marche enthousiaste vers un avenir voulu radieux, alors que sur les tréteaux des camps on piétinait sans espoir.

Au Vichlag l’élan était tombé, comme faiblit le ricochet d’un galet lancé à la surface de l’eau. Et la pâle copie des ardentes parades d’antan, autre image grimaçante de la vie carcérale, disparaîtrait bientôt à son tour, parce qu’elle ne pourrait plus prendre racine dans les lieux d'enfermement impitoyables de la décennie suivante.

En incluant « Boris Ioujanine » dans les Récits de Kolyma Chalamov semble avoir recherché un triple effet de contraste : entre la gloire du fondateur des Blouses bleues et sa déchéance de zek au Vichlag, entre l’inventivité de cet art spontané et sa pénible survie à intérieur des barbelés, entre enfin ses manifestations encore présentes

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en liberté comme en prison autour de 1930 et sa disparition survenue peu après. Une autre évocation dissonante dans le contexte de la Kolyma est contenue dans le récit alerte « La visite de mister Popp ». Une firme américaine avait été invitée à installer des gazomètres sur le chantier de Bérezniki. Son directeur venu en personne pour la réception des travaux exprima le désir de faire une croisière sur la Kama. Il voulut affréter ou acheter un bateau ! De guerre lasse le responsable du chantier promit de satisfaire l’hôte américain. Un bâtiment de la ligne régulière fut mis à sa disposition. Mais à l’arrivée au débarcadère il était bondé. On pria les passagers de céder la place. L’inspecteur américain fut comblé. La cocasserie gogolienne (le Révizor n’est pas loin) dénonce le mépris affiché pour le peuple, ici au profit de la diplomatie. Dans « La carte des diamants », cet autre « récit de Kolyma » concernant la Vichéra, le lien est assuré par le thème des ressources minières (métaux et pierres précieuses) dont autour de 1930 on connaissait ou on soupçonnait l’abondance d’un côté dans l’Oural, de l’autre dans le Grand-Nord sibérien. Staline avait ordonné d’explorer toutes les régions montagneuses du pays.

Les membres d’une expédition géologique qu’accompagne le narrateur (Chalamov à la fin de sa détention) après plusieurs jours de marche en pleine forêt découvrent les ruines d’une briqueterie désaffectée ayant appartenu à une entreprise belge au début du vingtième siècle. Non loin vit la famille de l’ancien comptable de la fabrique. Le patriarche instruit ses petits enfants avec le seul support d’une Bible… en français ! Sa foi de vieux-croyant y trouve son compte. La nuit passée dans ce paisible refuge réchauffe le cœur du jeune détenu. Le vieux refuse de donner, puis cède aux géologues la carte des gisements qu’ils savaient être en sa possession. Mais elle ne renseigne pas sur les diamants.

Des années devaient s’écouler avant que ne survinssent des découvertes décisives pour l’exploitation de la plus précieuse des pierres dans cette région. L’abandon de la prospection géologique dans l’Oural renvoie les lecteurs du récit à la décision du grand planificateur de se détourner du Nord russe au profit de la Kolyma, dont le sous-sol venait de révéler aux prospecteurs une immense richesse. Précisément pour cette dernière raison Staline décida de

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transférer massivement les détenus de l’OUVITL dans les nouveaux camps sibériens.

Plus tard Chalamov éprouverait la malédiction de l’or sur son échine. En maniant le pic il souviendrait peut-être de la carte des diamants. Quoi qu’il en soit, lorsqu’en 1959 il commença à écrire sur le Vichlag avec ce premier récit, il avait le regard rivé sur la Kolyma et vice versa.

Enfin, quatre des onze récits concernés se rapportent exclusivement à la première détention et font néanmoins partie des Récits de Kolyma, auxquels ne les relie ni l’analogie des situations vécues par l’auteur dans les deux camps, ni un lien historique ou personnel ni un effet de contraste.

En revanche ils entretiennent avec l’Antiroman un rapport surprenant de récit esthétiquement achevé à une notation essentiellement documentaire. Dans le cas présent l’élaboration artistique du matériau a précédé la relation anecdotique : « Magie » et « Première dent » datant de 1964 semblent être inspirées respectivement de deux passages de l’essai « Vichéra » (1967). « Echo dans les montagnes » (1959) renvoie par avance au chapitre « Stépanov » de l’Antiroman et le récit « Prothèses » (1965) est comme bâti sur une trame de quelques lignes de « L’affaire Stoukov », un autre chapitre de l’Antiroman (années 1970).

Cette inversion temporelle survenue dans le processus de

l’écriture entre la création d’une œuvre d’art et la narration autobiographique brute est un trait de la prose de Chalamov. Un autre exemple est la rédaction du texte des « Souvenirs sur la Kolyma » largement postérieure à celle des Récits.

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ill. dans R. Vedeneev, Varlam Chalamov : le centenaire de sa naissance, 2007

"D'ici est parti en mars 1929 Varlam Chalamov. L'écrivain a partagé le destin des occupants

de ce monastère transformé en prison. Il est passé par les prisons et les camps depuis les Boutyrki,

Solikamsk et la Vichéra jusqu'à la Kolyma. Il a révélé au monde la vérité sur le Goulag."

Plaque sculptée par R. Vedeneev

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Détenu au Vichlag (1929-1931)

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MOSCOU DES ANNÉES TRENTE

La Moscou des années trente était une ville terrifiante.1

Varlam Chalamov rentra à Moscou en janvier 1932 le caractère trempé par les épreuves, mais inquiet devant la menace d’une nouvelle arrestation qui le guettait comme tous les trotskistes remis en liberté.

A son retour il se demanda : Les heures fastes de la NEP avaient-elles existé ? Que la NEP eût été vrai courant bénéfique ou bulles de savon, qu’importe : tout avait sombré.2 Il voyait appliquées dans la société civile des mesures aussi cruelles que celles qu’il avait connues dans les camps, et parfois pires. Un exemple frappant était l’application de la peine capitale aux enfants à partir de douze ans en cas de mauvaise exécution des travaux agricoles dans les kolkhozes3. Moscou reflétait la misère générale. Les conquêtes du premier plan quinquennal, déclaré rempli au-delà des prévisions et avant le délai fixé, concernaient l’industrie lourde, mais on avait totalement négligé la production des biens de consommation. La famine sévissait en Ukraine et chassait jusqu’à Moscou des foules de mendiants malgré l’existence du passeport intérieur et l’interdiction d’entrer dans la capitale. A la périphérie de Moscou Chalamov vit des mères désespérées exhiber devant lui leurs enfants affamés, sales, galeux. Les conditions de vie de la population libre différaient peu de celles des paysans déportés dans le Nord qu’il venait de quitter. Tous suppliaient qu’on les secourût.

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Il assista à la montée du grand mensonge, quand l’homme fut déclaré « le capital le plus précieux » et que fut proclamée en 1936 la constitution « la plus démocratique du monde ». Cependant, après l’assassinat commandé de Kirov4, le rival numéro un de Staline, une nouvelle vague d’arrestations, immense, se mit à frapper de plus en plus haut, toujours plus près du tyran apeuré. La Grande Terreur des années 1936-1938 fut orchestrée en toute impunité par le maître du pays, puisque l’Occident tolérait ou approuvait. Les dirigeants étrangers fermaient les yeux sur la dictature policière de Staline. De nombreux intellectuels et écrivains amis de l’URSS niaient l’existence des camps de concentration. Chalamov était lucide : […] l’activité clandestine, si brillante dans les années vingt, s’était tapie dans on ne sait quels recoins, balayée de la surface de la terre par le balai de fer de l’Etat5. Toute prise de position contre le pouvoir était vouée à l’échec et fatale. Lorsqu’il retrouva certains de ses anciens compagnons de lutte, il ne put s’entendre avec eux. Je me mis à chercher seul ma voie6.

*

Il décida de ne pas reprendre ses études : Mon objectif principal, faire des études supérieures, était passé au second plan.7 Il n’avait que vingt-quatre ans, mais la vie avait confirmé ses doutes sur la valeur des enseignements académiques, en particulier de celui des matières juridiques. De plus il devait gagner son pain. Il vécut quelque temps dans la chambre qu’il avait partagée avec sa sœur et son beau-frère avant d’être arrêté et que ceux-ci avaient laissée libre après leur séparation. Mais l’ex-beau-frère eut tôt fait de le déloger. Enfin, en 1934 après son mariage avec Galina Goudz il s’installa en famille chez ses beaux-parents. On lit dans les Carnets que [sa] qualité [d’ancien étudiant révolté] rencontra l’entière approbation des membres les plus âgés de la parenté de [sa] femme8, tandis que celle-ci montrait de la réserve à cet égard. Quant au frère de son épouse, il occupait un poste au sein du NKVD et veillait à la bonne tenue politique de ses proches, jusqu’à contrôler les lectures du nouveau venu dans la maison. Même le très classique Nikolaï Leskov9 dont Chalamov lisait alors les romans lui parut suspect.

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Mariage en 1934 avec Galina Goudz

ill. dans Esipov, Chalamov

Galina et Eléna

Une fille, prénommée Eléna, vint au monde en 1935. Sur les photos de famille, les visages rapprochés disent le bonheur du jeune couple. La page de la vie de l’écrivain liée à Vologda avait été tournée après la mort de ses parents en 1934 et 1935. Chalamov ne revit plus sa ville natale.

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Ayant renoncé à étudier, il était déterminé à faire une carrière d’écrivain : Je suis revenu à ma nature littéraire10. Il était désormais convaincu de la nécessité pour l’homme de lettres de ne pas compromettre son talent dans le journalisme, un journalisme au service de la politique. Il vaut mieux pour lui [l'écrivain] devenir vendeur dans un magasin.11

On a vu que les autorités littéraires exigeaient des écrivains la réalisation d'enquêtes et la rédaction de reportages complaisants sur la vie de la nation. Les textes de prosateurs par ailleurs talentueux, comme Gorki ou Paoustovski, illustraient à merveille les règles du jeu du réalisme socialiste nouvellement instauré dans les lettres et dans les arts.

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Rédaction de la revue Les travailleurs de choc

Malgré les nobles résolutions qu'il avait prises au seuil de sa carrière d'écrivain, dès son installation à Moscou le jeune Chalamov entra à la rédaction de la revue Les travailleurs de choc d’abord comme collaborateur, ensuite comme rédacteur en chef. Pendant cinq ans il ne cessa de travailler pour différents périodiques qui n’étaient pas toujours de qualité. Sa Courte autobiographie le définit pour ces

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années-là comme […] journaliste, littérateur et écrivain12. Les indications contenues dans les textes autobiographiques de l'écrivain laissent entrevoir une production régulière et éclectique, comprenant plusieurs dizaines d’articles. De 1932 à 1934 il écrivit pour la revue Acquérons la technique !, en 1934 pour Le projecteur et Le front de la science et de la technique, de 1934 à 1936 pour Les cadres de l’industrie et Le kolkhozien dirigé par Gorki. Il traitait des sujets concernant l’économie nationale. Il écrivait des articles de vulgarisation scientifique : en 1935 parurent ses essais sur le biologiste Mitchourine13. Rien de littéraire, du journalisme pur. L'auteur signait d'un pseudonyme ou de ses initiales. Il est impossible aujourd’hui d’apprécier la valeur de textes perdus ou oubliés dans les numéros jaunis de revues anciennes. Les titres connus permettent seulement d’imaginer une production axée sur des sujets concrets que l'auteur abordait avec une honnête neutralité. Son tempérament ne prédisposait pas Chalamov à mener la vie d’un homme de lettres retiré dans son cabinet de travail, surtout à cet âge. Devenu impossible, l’engagement politique lui manquait. Son intérêt pour l’actualité, qui lui avait fait se démener dans la Moscou intellectuelle des années vingt, qui avait soutenu son activité de petit chef en mission dans les villages de déportés et sur les chantiers de l’Oural, continua, semble-t-il, de se manifester, lorsqu’il dut enquêter lui aussi (profession obligeait) dans les entreprises et dans les lieux de vie des travailleurs. Il se souvient qu’ […] entre 1932 et 1937 dans Moscou et dans sa région il n’y avait pas une seule fabrique, un seul foyer ni une seule cantine ouvrière où je ne me fusse rendu une ou plusieurs fois14. C’est là qu’il fut frappé par des scènes terribles telles que celle des mères et des enfants aux abois réduits à mendier.

Le tableau absolument noir de la capitale qui ouvre ses souvenirs sur les années trente (« La Moscou des années trente ») porte la marque de la stupeur éprouvée par le jeune homme relâché des camps au contact de la vie libre. On n'imagine pas Chalamov se conformant aux directives officielles et se laissant aller à vanter dans ses articles et dans ses essais destinés à la publication le bonheur grandissant du peuple soviétique proclamé haut et fort du haut des tribunes et dans les colonnes des journaux. En 1934 Le projecteur accueillit ses Souvenirs sur Maiakovski.

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En 1936 la revue littéraire La flamme publia l’article « Maiakovski converse avec ses lecteurs ». Les auteurs préférés, les lettres russes, la littérature restaient au cœur des intérêts et du travail du jeune écrivain. Il avait été séduit par l’épanouissement culturel et intellectuel survenu dans la décennie précédente. Dans la Moscou actuelle dépossédée de son âme il guettait les derniers éclats des années vingt encore perceptibles lors des soirées poétiques parfois autorisées. La lecture publique des vers de son recueil Seconde naissance par Boris Pasternak au Club de l’Université de Moscou en 1932 ou 1933 suscita en lui une intense émotion et l’encouragea sur la voie de la création poétique : […] tapi dans le coin le plus obscur, je tâchais de saisir chaque mot15.

Dans son Pasternak rédigé dans les années soixante Chalamov évoque la réponse faite ce jour-là par Pasternak à la question d’un auditeur concernant l'utilité du décret récemment pris sur la dissolution de la puissante association RAPP : « La littérature vit selon ses propres lois et après ce décret la neige ne tombera pas de bas en haut. »16 La littérature était définitivement enchaînée, « aux fers »17, après que le pouvoir eût usé de procédés éprouvés dans le reste de la vie nationale pour faire d’elle une servante docile : interventions dogmatiques du dictateur en personne sous forme de recommandations et de critiques, primes et pressions, planification de la création artistique, mesures administratives, disgrâces et arrestations à l’encontre des écrivains. Cette perfidie consommée avait eu pour résultat l'asphyxie de la pensée et de l’écriture.

En définitive, les hommes et les femmes de lettres domptés acceptèrent cette mise au pas d’autant mieux que bientôt toutes les associations littéraires et en particulier la RAPP qui les tyrannisait furent dissoutes au profit d’un organisme unique, l’Union des Ecrivains Soviétiques créée en 1932. Gorki, récemment rappelé de l’étranger, fut nommé à sa tête. Chalamov était de ceux qui adhéraient sans réserve à l’idée pasternakienne d’une littérature libre et infaillible comme un phénomène naturel, comme une chute de neige. C'était faire preuve d’une étonnante maturité artistique que de ne pas succomber à son âge aux mots d’ordre des théoriciens du réalisme socialiste. Ni alors ni jamais dans l’avenir il n’accorda la moindre attention à leurs

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divagations pernicieuses. Lors du premier Congrès des Ecrivains Soviétiques qui se tint en août 1934 quelques auteurs confirmés, déjà poussés sur la pente de la disgrâce, tentèrent une dernière fois de sauver les lettres russes. Iouri Olécha intervint pour défendre l’art personnel. Isaak Babel parla de l’ennui sécrété par les œuvres écrites à la gloire de l’édification socialiste. Pasternak exprima sa crainte que l’écrivain ne devînt un dignitaire des lettres. Ilia Ehrenburg définit l’œuvre d’art comme le fruit d’une expérience intime. Hélas ! Gorki qui présidait les débats et tenait fermement la barre ne prit pas position et marqua la clôture du congrès comme il l’avait ouvert par un « Vive le guide du Parti, Joseph Staline ! »

*

J’écrivais jour et nuit […]. J’ai noté à cette époque cent cinquante sujets de récits non encore exploités et environ deux cents poèmes […] J’écrivis quelques récits et je les tapai avec plaisir. [...] Un recueil de récits se préparait.18

Nous apprenons que les récits étaient brefs (quatre à cinq pages) et demandaient chacun une semaine de travail. Les revues littéraires leur réservaient un accueil favorable. Chalamov mentionne quatre publications : en 1935 dans le journal La vérité de Léningrad le récit « Hans » ; en 1936 dans la revue Autour du monde « Le retour » et dans l’importante revue Octobre « Les trois morts du Docteur Austino ». Deux mois après son arrestation un autre grand périodique, Le contemporain, fit paraître « Le paon et l’arbre » (1937).

La majorité des œuvres de prose et des poèmes qui n’avaient pas été imprimés en 1937 est à jamais perdue, car – explique Chalamov – […] ma femme d’alors ne comprenait pas grand chose aux vers ni aux récits ; pendant que j’étais à la Kolyma, elle a conservé ce qui était publié, mais n’a pas gardé le reste qui n’était pas édité19. Avec sa femme, la sœur de celle-ci et sa propre sœur avaient procédé à l’autodafé de ses manuscrits. Les récits publiés parvenus jusqu’à nous et les remarques faites ultérieurement par l’écrivain sur son travail de prosateur dans les années trente permettent d’apprécier ses ambitions artistiques et ses meilleures réussites.

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Depuis toujours je réfléchissais sur le genre du récit, sur ses possibilités et sur sa forme. Je travaillais intensément sur le récit bref, cherchant à comprendre les secrets de la prose, ses limites, son avenir.20

Il connaissait à fond les maîtres du genre, en particulier Tchékhov. Il étudiait les contemporains, critiquait Isaak Babel pour sa prose ornementale et saluait en Mikhaïl Zochtchenko […] le créateur d’une forme nouvelle, d’une pensée absolument neuve en littérature, qui a montré les possibilités nouvelles du mot (un exploit à la Picasso…).21

Le paon, dentelle de Vologda

Une lettre de Chalamov à Soljénitsyne datée du 1er novembre 1964 nous apprend que ses récits parus à l’époque dans les revues des capitales n’avaient pas rencontré le moindre écho dans sa ville natale, bien que certains eussent été consacrés à Vologda. Parmi eux une œuvre d’une sobriété classique, « Le paon et l’arbre », retrace la destinée d’une vieille dentellière inventive dans le choix des motifs de ses ouvrages, une artiste. L’auteur montre le petit peuple d’origine paysanne, son génie, sa sagesse et ses épreuves. La dentellière devient aveugle sur son métier. Dans une lettre à Ja. Grodzenski (24 mai 1965), Chalamov définit ses courtes œuvres de jeunesse comme des […] récits à sujet pointu22, dans le sens où ils rapportent un fait surprenant et invitent à la réflexion sur le comportement humain. Tel est le cas du « Retour », où l’on voit comment un homme frappé d’amnésie après un accident erre jusqu’à ce que sa mémoire et sa conscience se réveillent.

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Mais le récit « Les trois morts du docteur Austino », outre qu’il traite d’un sujet dramatique, est un bon exemple de la façon dont un écrivain sévèrement censuré réussit à aborder une question brûlante et humainement essentielle. Ce médecin au nom hispanique, détenu pendant un conflit (est-ce la guerre d’Espagne ?) sauve l’épouse et l’enfant nouveau-né d’un chef juste avant son exécution capitale. Il a cru un instant qu’il serait gracié. L’œuvre illustre le face à face du pouvoir et du citoyen. Si, comme on peut l'imaginer, l’auteur avait à l'esprit son propre combat et avait voulu parler de la Russie stalinienne autant que de l’Espagne franquiste, l’œuvre était révélatrice. Il est certain que le jeune écrivain ne pouvait aborder ouvertement des faits de l’actualité politique et sociale. Cela l’aurait condamné à ne pas publier, à écrire pour le tiroir. Or, toute son attitude montre qu’il aspirait à se faire connaître.

Pendant quelques années la rééducation des détenus des camps fut un des sujets favoris de la littérature officielle. Bien entendu seules étaient autorisées et encouragées une vision flatteuse des réalités carcérales et une conception optimiste de la refonte. Chalamov rappelle qu’ […] il sortait quantité de livres et de films, qu’on donnait quantité de pièces sur le thème de la rééducation du monde du crime. Hélas !23 Dans son essai tardif « A propos d’une faute commise par la littérature » il juge sévèrement la pièce de Nikolaï Pogodine Les Aristocrates (1936) qui montrait la transformation des truands en bâtisseurs du socialisme et qui passait pour le sommet de l’art théâtral de l'époque.

La propagande faite dans les lettres russes pour ces réussites douteuses cessa en 1937. La pièce de Pogodine fut interdite. Le Goulag devint secret d’Etat. Comme Chalamov l’a dit plus tard, s’il n’était pas passé par les camps de la Kolyma, il aurait composé des œuvres du genre de « La croix », dont l'action se situe au début des années trente à Vologda. En ce qui concerne ce beau récit présenté plus haut, on peut supposer que le spectacle de la triste fin de vie de ses parents, dont il avait été témoin lors de ses rares visites, était un sujet trop douloureux pour être évoqué à chaud dans une œuvre littéraire. C’est seulement en 1959 que l'écrivain reprit le thème universel des « vieux » pour dépeindre la détresse des siens.

Mais de façon générale l'existence malheureuse de ses

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compatriotes avait marqué la prose de ses débuts. En 1955 Chalamov entreprit de relire les quelques récits qui avaient été publiés en 1936 et 1937.

Je les ai lus avec un dégoût extrême, sans honte, mais simplement vexé à l’idée que des revues aient pu les accepter et qu’ils aient reçu une bonne critique. Ce n’est pas cela, ce n’est pas comme cela, ni sur cela qu’il fallait écrire.24

Suit une définition du récit idéal : […] cette forme de récit non encore écrit, non encore réalisé qui se dessine devant moi idéalement est la suivante : pas de final inattendu, pas de feu d’artifice, une phrase économe, concise, sans métaphores […].25

Au moment de ces réflexions la composition des Récits de Kolyma se poursuivait conformément aux principes de la nouvelle prose chers à l’écrivain.

Deux cents poèmes, tous inédits, perdus pour la plupart, furent composés entre 1932 et 1937. C’est alors que […] j’appris à discerner dans ma poésie ce qui m’appartenait vraiment et ce qui était emprunté.26 Chalamov s’appliquait à n'imiter ni ses prédécesseurs ni ses contemporains.

*

A la fin de l’année 1936 le jeune prosateur avait reçu les encouragements de la critique. Un recueil de ses récits était en préparation. Sa vie familiale était heureuse. Mais soudain l'atmosphère s’alourdit : la chasse aux « assassins de Kirov » fut accompagnée de la persécution des ex-trotskistes. C’est là que le beau-frère de l’écrivain, l’agent des organes, le pressa de renier ses convictions dans une déclaration rédigée à l'intention du NKVD afin de conjurer la répression de toute sa parenté par alliance. La femme de Chalamov soutint cette démarche contre Aleksandra Goudz, sa sœur, qui jugeait ce pas fatal, car, disait-elle, […] il aurait la vedette, il tiendrait le premier rôle à la plus secrète des premières qui se préparait dans l’ombre depuis tant d’années. Il écoperait la sanction la plus lourde.27

Elle voyait juste. Elle-même journaliste, Aleksandra travaillait comme Chalamov pour la revue Le front de la science et de la technique. Elle était très proche de lui qui était son cadet de dix ans.

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Bientôt elle perdit son travail. Elle fut arrêtée en 1936 et emprisonnée. En 1939 elle fut dirigée dans le terrible camp pour femmes d’Elguène à la Kolyma.28 Puis vint le tour de Varlam. A l’aube du 17 janvier 1937 il y eut un coup sinistre à la porte de son appartement, un départ précipité, le passage obligé à la Loubianka, puis l’incarcération aux Boutyrki comme huit ans auparavant. Il avait trente ans. Sa femme et leur fille furent déportées dans un village de Turkménie en Asie centrale. Les causes de cette seconde arrestation sont multiples, bien qu’en réalité il ne fût besoin d’aucune… La Grande Terreur frappait systématiquement toutes les couches de la population. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, tous ceux qui étaient voués à la liquidation selon les listes et un plan à réaliser.29

Comme fils de prêtre Chalamov était suspect de naissance. Il était marqué par l’infamie d’une première peine et par l’étiquette « trotskiste ». Journaliste et écrivain, il s’était probablement trop peu engagé dans le service du pouvoir. Il n’était pas membre de la sacro-sainte Union des Ecrivains Soviétiques.

Plus tard il reprocha à sa belle-famille de l’avoir incité à battre sa coulpe. Sa lettre au NKVD avait manqué son but, car un certain Moltchanov, honnête homme et connaissance d’Aleksandra Goudz, qui devait intervenir en sa faveur, avait été arrêté sur ces entrefaites et fusillé. L’agneau s’était précipité dans la gueule du loup.

La famille Goudz ne fut pas épargnée pour autant. Aleksandra emprisonnée et Galina reléguée, leurs parents moururent prématurément. Seul Boris le tchékiste eut une longue vie confortable. Le 2 juin 1937 Chalamov fut condamné pour « activité contre-révolutionnaire trotskiste » (article 58, alinéa 14) à cinq ans de travaux forcés dans un camp de redressement et de travail.

*

A la prison des Boutyrki où il passa presque six mois de détention préventive, Chalamov ne connut pas comme en 1929 la cellule d'isolement, mais partagea avec plusieurs dizaines de prisonniers une cellule commune prévue pour vingt-cinq personnes. Par ailleurs les conditions y étaient supportables : propreté des lieux,

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nourriture suffisante et surtout mise à la disposition des détenus d'une bibliothèque étonnamment riche que n'avaient pas dévastée les confiscations et les destructions des livres comme dans les bibliothèques libres. Chalamov lut beaucoup, en particulier des auteurs en disgrâce comme Pilniak et Boulgakov. Les interrogatoires avaient lieu de jour comme de nuit. Il échappa de peu à la torture qui serait instaurée à la fin de cette même année. Le reste du temps était occupé par des discussions entre politiques et des exposés proposés par des intellectuels ou par des ouvriers dans leur spécialité. Chalamov fut nommé responsable de la cellule (« staroste »), ce qui témoigne de la confiance de ses codétenus. Il fut à la hauteur de sa tâche : [...] je réussissais, écrit-il, à remonter le moral des faibles.30 Dans l'ensemble l'atmosphère était paisible. Les reclus attendaient le verdict qui leur ouvrirait de nouveaux espaces. Ils rêvaient leur avenir en fonction des informations gravées par les partants sur la porte des bains. La porte des bains était là pour le certifier : personne n'avait été libéré, tous étaient condamnés, et chacun devait s'attendre à un long voyage. Le mieux c'était de partir le plus loin de possible, dans les mines d'or de la Kolyma, par exemple. Il y coulait, disait-on, des fleuves de lait. […] Vite, vite ! Le camp, l'air libre, l'air pur...31

Chalamov ne partageait pas ces espoirs, car un de ses anciens condisciples du MGU retrouvé en prison savait la vérité et disait en plaisantant : « On dirait qu'avant de nous congeler ils ont décidé de nous faire cuire à l’étouffée. »32

Fin juin ils furent embarqués à quarante dans un convoi de wagons Stolypine. A chaque arrêt le convoi grossissait de condamnés. Les politiques côtoyaient les voleurs et les truands, plus arrogants et plus agressifs qu'au Vichlag, remarqua Chalamov. Le trajet fut de quarante jours jusqu'à Vladivostok, où il fallut attendre dans un camp de transit l’embarcation sur un navire en direction de la Kolyma. Chalamov n'a laissé aucun souvenir de son passage dans ce camp.

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http://shalamov.ru

Après la seconde arrestation (photo du dossier d’instruction, 1937)

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III

A LA KOLYMA. 1937-1953

Récits de Kolyma

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Le Féliks Dzerjinski sur la mer d'Okhotsk

Port de Nagaievo

Forage

Oeuvres de G. Wagner, détenu à la Kolyma de 1937 à 1945 Fonds de l'association Mémorial

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LA PLANÈTE KOLYMA

[…] cette mer horrible sur laquelle on m’avait amené vingt ans auparavant […], cette maudite terre de la Kolyma.1

Kolyma, Kolyma, O planète enchantée. L’hiver dure neuf mois, Le reste c’est l’été.2

Kolyma, Kolyma, O planète enchantée, L’hiver dure dix mois, Le reste c’est l’été.3

(Gorbatov, refrain entendu à Magadane)

Kolyma, Kolyma, Quelle planète es-tu Pour avoir onze mois d’hiver Et un seul mois d’été.4

(Krakowiecki, « Chant des condamnés »)

Kolyma, Kolyma, O planète enchantée Douze mois, c’est l’hiver, Le reste c’est l’été.5

(Adamova-Sliozberg)

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La région de la Kolyma, un carré d’environ mille cinq cents kilomètres de côté, occupe la partie orientale de l’immense Iakoutie. Elle se situe à l’extrême nord-est du continent eurasiatique. Deux presqu’îles, la Tchoukotka au nord et le Kamtchatka au sud, la limitent du côté de l’océan Pacifique. Elle est bordée par les fleuves Indiguirka à l’ouest et Kolyma à l’est. Elle est baignée au nord par l’océan Glacial Arctique, au sud par la mer d’Okhotsk, partie de l’océan Pacifique. Trois chaînes montagneuses, les monts Tcherski6 à l'ouest, les monts du Verkhoiansk et les monts de la Kolyma au sud, la prennent en étau. Le cercle polaire la traverse en son milieu.

En posant le pied sur le sol de la Kolyma – c’était le 14 août – Chalamov fut frappé par le contraste de cette côte sinistre avec le littoral riant qu’il avait quitté quelques jours auparavant à Vladivostok situé à deux mille cinq cents kilomètres au sud. Lors de sa détention dans l’Oural Chalamov avait participé à une expédition topographique. En 1940 il accompagna à nouveau des topographes dans la région du Lac Noir du bassin de la Kolyma. Il savait donc manier le théodolite (« Triangulation de classe III »). Cela lui permit de saisir l’immensité de la taïga.

La taïga de la Kolyma est quadrillée par les percées des topographes […]. On met des repères sur les rochers, dans les lits des torrents, au sommet des montagnes dénudées. Et, à partir de ces appuis sûrs, bibliques, on mesure la taïga, la Kolyma, la prison.7

Dans le « Procureur vert », un long essai consacré au thème de l’évasion, on lit : Les distances par rapport au continent se comptaient en milliers de verstes8 ; l’endroit le plus étroit, le « vacuum » qui séparait les lieux habités de la région du Dalstroï [le complexe des camps] de la ville d’Aldane9, représentait près de mille kilomètres de taïga sauvage. Du côté de l’Amérique, il est vrai, les distances étaient beaucoup plus courtes. Le détroit de Béring fait à peine plus d’une centaine de kilomètres dans sa partie la plus étroite […].10

L’éprouvante traversée de la mer d’Okhotsk effectuée en cinq jours et cinq nuits dans la cale obscure d’un navire chargé à plein de condamnés et le débarquement sur une côte aussi déserte que sauvage donnaient aux détenus l’impression d’avoir accosté sur une île.

En effet, à partir de la Russie et de la Sibérie, appelées ensemble « continent » ou « Grande Terre » par les Kolymiens, il était

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impossible de franchir la chaîne montagneuse du Verkhoiansk qui longe la Léna et les monts Tcherski qui coupent l’Indiguirka pour atteindre les bords de la Kolyma. Le seul accès était par voie d’eau, soit en suivant la route maritime septentrionale qui venant de l’ouest longeait le littoral de l’océan Arctique jusqu’à l’estuaire de la Kolyma, puis remontait le cours du fleuve, soit en empruntant la route de l’est qui reliait par la mer du Japon les ports de Vladivostok, Nakhodka et Khabarovsk aux baies de la mer d’Okhotsk, la plus vaste étant celle de Nagaievo, profonde de cinq kilomètres et large de seize. Sur ce trajet les navires négriers franchissaient en silence et tous feux éteints le détroit de La Pérouse qui sépare le sud de Sakhaline et l’île Hokkaïdo.

Navigation de Vladivostok à Nagaievo

L’« insularité » et l’immensité frappaient les esprits. Le relief chaotique de Kolyma la montagneuse les épouvantait en les plaçant dès l’accostage face à un écran de dômes coniques d’origine volcanique (les « sopki ») qui masquent à l’infini des crêtes hautes de deux à trois mille mètres :

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Et dans l’uniformité des neiges Les monts succèdent aux monts.11

Et les sopki, tel le ressac de la mer […].12

Les dômes étaient blancs, avec des reflets bleuâtres, comme des pains de sucre […].13

Le relief de la contrée est une torture pour le piéton, les cols succèdent aux cols et les gorges aux gorges.14

***

Les monts sont enfoncés dans les marais, A leur pied les nuages.15

En été l’eau des marais et des cours d’eau inonde les sous-bois : La rivière ou comme on dit à la Kolyma la « source » Douskania […] était comme toutes les rivières, tous les ruisseaux et tous les torrents de la Kolyma d’une largeur indéterminée, instable en fonction de la quantité d’eau qui dépendait elle-même des pluies, de la neige et du soleil.16

Le fleuve Kolyma avec ses mille six cents kilomètres a des eaux tumultueuses et dangereuses à la belle saison, mais presque trois cents jours par an il est pris par les glaces. Le sol est constitué de permafrost (en russe « merzlota »), la glace géologique qui affleure à la surface l’hiver et ne dégèle jamais à plus de quatre-vingts centimètres de profondeur en été pour laisser place à des marécages. La région connaît les températures les plus basses du monde avec régulièrement moins 45°/50° et des froids allant jusqu’à moins 75°/80°.

L’hiver tout gelait. Les montagnes, les rivières et les forêts n’étaient plus qu’un seul et même être, sinistre et hostile.17

La neige tombe pendant des mois : Il neigeait, c’était une neige glaciale et cruelle.18 Sur les sommets et sur les pentes ombreuses les neiges sont éternelles.

[…] les anciens pouvaient déterminer le degré de froid presque à la perfection sans aucun thermomètre : s’il y a un brouillard dû au

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gel, il fait quarante degrés au-dessous de zéro à l’extérieur ; si l’on respire sans trop de peine, mais que l’air s’exhale avec bruit, cela veut dire qu’il fait moins quarante-cinq ; si la respiration est bruyante et s’accompagne d’un essoufflement visible, il fait moins cinquante. Au-dessous de moins cinquante, un crachat se transforme au vol en glaçon.19

Non moins extrêmes sont les variations entre les températures hivernales et les estivales. Ces dernières sont les plus élevées du monde à latitude égale.

La chaleur de l’été est perfide, elle brûle les visages, pendant que la glace et la neige fondues gèlent les pieds. Les rayons obliques du soleil ne réchauffent que les surfaces découvertes ; les creux restent sous l’emprise du froid. Pendant les journées chaudes de juillet et d’août des myriades de moustiques, de taons et de moucherons dévorent la peau.

La concomitance, meurtrière pour l’homme, de la chaleur et de la froidure, telle est la nature de la Kolyma, inouïe, inimaginable.

4 Là où la glace est encore plus dure Que le granit des rocs ; […]

7 Là où le soleil ne chauffe pas Mais brûle cruellement, Où les monts vieillissent Parmi les marais gelés.20

Pendant le jour polaire […] la lumière du soleil, orageuse et sans couchant, ne sert à rien21. Puis la nuit polaire reprend ses droits.

1 Bientôt dans la mer grise Surgira l’hiver Et l’obscurité couleur lilas Enveloppera les montagnes.22

Nous apercevions dans le ciel noir une lune gris clair minuscule, nimbée d’un halo irisé, qui s’enflammait aux périodes de grandes gelées. Le soleil, on ne le voyait jamais. […Il] se montrait si peu qu’il

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n’arrivait pas à entrevoir la terre à travers l’épaisse gaze blanche de la brume hivernale.23

L’alternance des interminables nuit et jour polaires est funeste à l’organisme humain.

L’été, l’air était trop lourd pour les cardiaques, l’hiver il leur était insupportable. Pendant les grands froids les hommes haletaient.24

Et moi la taïga m’a gelé, Je crois, jusqu’au tréfonds.25

Un autre fléau, ce sont les pluies diluviennes du timide printemps et de l’automne furtif.

Il pleuvait à verse depuis trois jours, sans interruption. Sur un terrain rocailleux il est impossible de discerner s’il pleut depuis une heure ou depuis un mois. C’était une pluie fine et froide […] qui nous cinglait le dos.26

En toute saison des vents violents font tourbillonner la neige et la pluie et ils renversent les hommes :

5 Elastique, glacé,

Le mur du vent avance Et on ne sait même pas au toucher Si c’est la terre ou la lune.27

Ici, l’hiver est bicolore : un grand ciel bleu pâle et un sol tout blanc. Le printemps découvre les guenilles jaune sale de l’automne précédent.28 Puis ce printemps maussade issu de l’hiver impitoyable cède la place à un été fulgurant […] où tout commence à s’épanouir, en hâte et avec impétuosité.29

*

C’est sans doute à sa faune et à sa flore dont l’éphémère luxuriance éclate en été que la Kolyma de légende doit son surnom de « planète enchantée ». Chalamov énumère avec ravissement les diverses essences de la taïga : le mélèze, l’arbre roi de cette forêt, l’osier, l’épilobe, le pin nain, etc.

Tout cela est parfait, fidèle, bruyant et véloce, mais on ne le

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trouve qu’en été, quand l’herbe verte et mate se confond avec le reflet herbeux des rochers moussus et brillants qui tout à coup, au soleil, ne sont plus gris ni marron, mais verts.30

Il se souvient avec délectation des arbustes porteurs de baies. Recouvert de glace un petit buisson d’églantier des montagnes se dressait sur une butte : ses baies gelées couleur lilas foncé exhalaient un arôme exceptionnel. Mais les airelles rouges saisies par le givre, trop mûres et virant au gris bleu, étaient bien meilleures que l’églantier.31

Et au bord d’un torrent […] j’avais le royaume des champignons à mes pieds. Leurs chapeaux étaient de la taille d’une chapka, d’une main32. J’ai vu des champignons […] pousser littéralement sous mes yeux, des armillaires et des bolets se transformer en monstres d’un poud qui n’entraient pas dans mon seau […]. Des champignons qui devenaient des Gullivers à vue d’œil ! 33

Plantes et animaux rivalisent d’activité pour vivre et se multiplier :

Toutes les fleurs s’étaient épanouies d’un seul coup, tous les oiseaux chantaient tous leurs chants d’un seul coup, et les bêtes se hâtaient de rattraper les arbres dans la reproduction forcenée de leur espèce.34 Ours, renards, lynx, zibelines, hermines, belettes, écureuils, canards, oies, perdrix, mouettes, cygnes, coqs de bruyère, – tout ce qui vit se montre et prospère au cœur de l’été dans un court moment de bien-être. Un couplet populaire, connu de Chalamov, chante la forêt boréale :

« Bruis, taïga dorée, ô toi ma dorée, Ma belle taïga dorée. Serpentez, ô chemins, beaux chemins, serpentez Le long de mes grandes contrées ».35

Cette vision de virginale beauté en accord avec la présence humaine est fort éloignée de la réalité d’une forêt livrée au saccage dès les débuts de la colonisation carcérale. On commençait par abattre les arbres hauts et forts qui avaient poussé à l’abri du vent dans les lits des rivières et au fond des gorges. Mais pour les bûcherons des camps la coupe s’éloignait de plus en plus au fil des mois et des années. La taïga se raréfiait au point de n’offrir plus guère à la hache que des

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arbustes tordus au tronc court et noueux, les seuls à pousser sous le vent et sur les pentes marécageuses des monts. Mais ceux-là ne valaient rien ni pour le chauffage ni pour la construction. Née sur la glace éternelle, la taïga est fragile. Le vent déracine aisément les mélèzes de Daourie plusieurs fois centenaires, ces colosses qui […] dressent lentement leur corps lourd et puissant au-dessus de leurs faibles racines étalées dans la terre pierreuse36. Le sous-bois est jonché de troncs morts. Mais après l’arrivée des hommes : Ce n’était pas le vent, mais le feu qui arrachait les mélèzes avec leurs racines et les renversait. Le feu était comme une tempête, il engendrait lui-même la tempête, jetait bas les arbres et laissait à jamais une traînée noire dans la taïga.37

Chalamov souligne l’incurie des pouvoirs publics dans ce domaine : La question du renouvellement des réserves forestières ne se posait même pas, sinon sous forme de subterfuge bureaucratique ou de rêve romantique, deux concepts qui ont beaucoup en commun […].38

A la Kolyma les conditions physiques et climatiques étaient toutes hostiles aux êtres humains. Vers 1925 on comptait un à deux habitants pour deux cent cinquante kilomètres carrés, membres de petits peuples de chasseurs et de pêcheurs : Iakoutes, Tchoukches, Evenks, Ioukaguirs…

*

Je me rappelai, lit-on dans « Dessins d’enfant », cette vieille légende du Nord qui dit que Dieu était encore un enfant, quand il créa la taïga. Il ne mit pas beaucoup de couleurs […] ; les dessins en étaient simples et clairs, les sujets naïfs. Plus tard, lorsque Dieu eut grandi et fut devenu adulte, […] il en eut assez de ce monde enfantin, il ensevelit sa création de la taïga sous la neige et s’en alla au sud pour toujours.39

Une variante en vers de cette légende introduit les zeks dans la création divine :

1 Dieu encore enfant, en cachette Des adultes, inventa la taïga. Il la dessina dans son cahier, De sa plume il noircit les arbres sur la neige.

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6 Cruel comme sont les enfants, Il nous enjoignit de vivre dans ce monde enfantin.40

Une fois, une seule fois le poète libéré de la Kolyma dit sa nostalgie :

1 Revenu aux soucis quotidiens

Loin des rochers bleus pris par la glace Aujourd’hui pour la première fois, je crois, J’ai la nostalgie de la taïga.41 (1954)

D'autres Kolymiens malgré eux ont succombé au charme envoûtant de cette nature exubérante à la sortie de l’hiver, par exemple Anatol Krakowiecki qui écrit : « Le soleil travaille ; l’eau travaille ; tout travaille et engendre la mousse, l’herbe, les racines des buissons et des arbres, les airelles, les myrtilles, les edelweiss mauves et […] les fleurs, attendrissantes par leur beauté éblouissante, timide. » Les zeks sont des « adorateurs du soleil ».42

Sur la neige

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Le bassin de la Kolyma

• Camps - - - Réseau routier construit par les détenus

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LE BAGNE DE L'OR

« La raison d’être de la Kolyma c’est de fournir de l’or ».1

Anatol Krakowiecki

« L’or soviétique c’est aussi l’or sibérien. C’est la Kolyma. Son histoire qui se situe au vingtième siècle est l’une des plus effroyables de l’humanité ».2

Pierre Beaubreuil

« Si l’or africain trempe dans le sang des nègres asservis, l’or soviétique trempe dans le sang des ouvriers et des paysans soi-disant libérés ».3

Anton Ciliga

Les réserves d’or étaient immenses. Des vétilles restaient à régler : extraire cet or par moins soixante degrés.4

En Russie on savait depuis trois cents ans que le sol glacé de la Kolyma renfermait de l'or, affirme Chalamov en rappelant les expéditions de Mikhaïl Stadoukhine, un serviteur du tsar Alekseï Mikhaïlovitch qui en 1644 avait atteint par l’océan Glacial Arctique l’estuaire du fleuve Kolyma.

En réalité, la prospection minière russe, dont les débuts remontent au règne d’Ivan le Terrible, ne concerna l’extrême Nord-est

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sibérien ni au seizième ni au dix-septième ni aux siècles suivants. La date de la découverte de l’or kolymien nous importe moins que celle de la première extraction.

Dans une lettre Chalamov attire l’attention de Soljénitsyne sur le fait que les tsars s’étaient toujours intéressés aux métaux précieux recelés par le sous-sol des régions montagneuses de leur empire, mais qu’ils n’avaient jamais osé transplanter de leurs sujets, même condamnés par leur justice, en des lieux aussi inhospitaliers que la Kolyma : […] aucun n’avait pu se résoudre à faire extraire cet or au moyen des travaux forcés, par le travail de détenus, d’esclaves.5

Alors, dira-t-on, le bagne de Sakhaline ? Chalamov prévient l’objection : L’île de Sakhaline, bien que se trouvant non loin [de la Kolyma], est baignée par le courant chaud Kouro-Shivo. Il n’y a pas le vent polaire de la Tchoukotka qui gèle le corps et l’âme.6

On se souvient qu’Anton Tchékhov, ayant visité en 1890 le fameux bagne tsariste dans un but philanthropique, évoquait ainsi le climat particulièrement rigoureux du nord de l’île : « Le grand froid de l’hiver et l’humidité régnant toute l’année placent la main-d’œuvre dans une situation presque invivable comparée à celle de la Russie. »7

Bien des réalités de Sakhaline annonçaient celles de la Kolyma. Tchékhov décrivait ainsi les conditions de travail des préposés à l’abattage des arbres : « […] travailler dans l’eau jusqu’à la ceinture, les gelées, les pluies glaciales, le mal du pays, les humiliations, les verges. »8 Il parlait aussi des mines de charbon, de la construction des routes, des chantiers du bâtiment employant les forçats. Il avait vu les huttes précaires qui les abritaient avant l’aménagement de leur prison et les dortoirs cellulaires surpeuplés.

Si la détention à Sakhaline était inhumaine, il n’est pas de mot pour qualifier l’enfermement dans la Kolyma, la terre la plus froide de l’Arctique.

Sur ce point une limite, une frontière morale existe. Il semble pourtant que cette frontière puisse être franchie très aisément […]. Impossible de trouver plus grand mépris de l’être humain, du travail.9

Seul le pouvoir soviétique s’y est résolu. Après le Biélomorkanal, après la Vichéra, on décida qu’il était possible de faire n’importe quoi de l’homme, que les limites de son abaissement étaient incommen-surables et sa force physique illimitée.10

Le bassin de la Kolyma, qui présente une superficie comparable

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à celle de l’Ukraine, renfermait la partie la plus effroyable de l’univers carcéral stalinien.

Afin que son lecteur se représente l’Archipel, cet « […] étonnant pays du Goulag déchiqueté par la géographie […], ce pays quasi invisible, quasi impalpable, où habite précisément le peuple des zeks »11, Soljénitsyne propose de tracer une carte de ce monde concentrationnaire étendu sur douze fuseaux horaires en décalquant au crayon gras le contour de celle représentant la géographie humaine de l’Union Soviétique. Les points marquant les camps coïncideront pour beaucoup avec ceux des cités ; les centres de l’industrie seront les mêmes, renfermant tout ensemble les populations libre et asservie. Mais la décalcomanie montre aussi la situation particulière de la Kolyma. A sa place sur la vraie carte il n’y a ni villes ni villages, pas de voie ferrée ni de route. En revanche sur le calque apparaît le réseau serré des camps et des chantiers du Dalstroï.

Pour les citoyens soviétiques le Grand-Nord carcéral était « invisible », « impalpable », parce que les noms géographiques concernant ce territoire interdit ne figuraient pas dans les livres de géographie ; parce qu’il était coupé de la Grande Terre par des monts infranchissables ; parce qu’il était presque vide de population et de civilisation.

Selon l’interprétation pleine de finesse donnée par Luba Jurgenson de l’image de Soljénitsyne, « […] la géographie de l’Archipel se superpose invisiblement au monde connu, doublant le monde terrestre par des zones de non-être. »12 Aux confins orientaux du pays, à des milliers de kilomètres de Moscou, le non-être seul régnait. N’est-ce pas là la réalisation la plus achevée de l’enfer sur terre ?

*

En une seule décennie, de 1932 à 1942, la région de la Kolyma devint le premier producteur d’or de l’Union Soviétique et permit bientôt à celle-ci d’occuper la seconde place mondiale après l’Afrique, devant les Etats-Unis et le Canada. Les faits parlaient, même si l’extraction de l’or était un secret d’Etat et si le territoire était fermé.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale l’or russe fit son

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apparition sur le marché international dans les transactions de paiement des produits alimentaires et des machines industrielles importés, en particulier pour les chantiers du Dalstroï. Depuis 1942 les échanges avec l’Amérique reposaient sur le principe du Prêt-bail. Le New-York Times du 9 Janvier 1946 révéla les énormes réserves d’or du Kremlin.

Jusqu’en 1930 la prospection et l’exploitation des minerais en Russie étaient libres. Un décret de Pierre le Grand sur « le privilège minier » les avait codifiées en 1719 en autorisant tous les sujets de l’Empire à « […] chercher, creuser, fondre et nettoyer tous les métaux : or, argent, cuivre… »13. Au dix-huitième et au dix-neuvième siècle l’expansion colonisatrice liée au développement de cette branche de l’économie avait eu lieu autour des mines à filons et des placers de la Sibérie médiane jusqu’à l’Amour, ainsi qu’en Asie Centrale. En 1900 la Russie produisait environ six fois plus d’or que l’Europe. Les guerres et les conflits civils firent tomber la production à presque zéro entre 1914 et 1922. La question de la place qu’il convenait d’attribuer dans la société socialiste au métal précieux perçu comme le symbole de la spéculation capitaliste fit d’abord l’objet de discussions et de réticences parmi les bolchéviks au pouvoir. Mais très vite ils décrétèrent la nationalisation de toutes les ressources minières. Lénine expliqua sa position dans une dissertation « Sur l’importance de l’or aujourd’hui et après la victoire complète du socialisme » (5 novembre 1921). Il voulait « […] que la RSFSR eût des réserves d’or, en vendît à un prix élevé et achetât avec lui des marchandises à meilleur marché »14.

Plus tard, comme un écho de cette décision politique retentirait le slogan « La patrie a besoin de métal », affiché dans les camps de la Kolyma.

Sous la NEP l’activité traditionnelle des orpailleurs indépendants se renforça. On créa des trusts privés aux noms parlants, Iénisseïzoloto, Sibzoloto, Aldanzoloto (« zoloto » est le nom russe de l’or). Si la Kolyma entra dans la course à l’or dans la quatrième décennie du vingtième siècle, c’est grâce à l’intervention d’un ancien officier blanc déporté en Sibérie par les bolchéviks qui, après la proclamation en 1925 de l’amnistie pour les anciens opposants, se présenta à la banque d’Iakoutsk avec quelques gros grains de platine

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qu’il avait trouvés entre les fleuves Kolyma et Indiguirka. Il savait que là où il y a du platine, il peut y avoir de l’or. Vinrent ensuite d’autres découvertes géologiques importantes avec l’expédition d’Obroutchev dans la chaîne des monts Tcherski en 1926. La région se révéla être parmi les plus riches du monde en métaux précieux. A la même époque Staline, dit-on, nourrit une soudaine passion et une grande curiosité pour l’aventure américaine de la ruée vers l’or en Californie au siècle précédent. Il avait lu en traduction sur le sujet L’Or de Blaise Cendras et des ouvrages américains.

Si l’or avait entraîné le peuplement et le développement économique de régions vierges des Etats-Unis, il pouvait en être de même dans l’Extrême-Orient soviétique qui, dans son ensemble et tout particulièrement le Grand-Nord, était sous peuplé et sous administré. En outre, cette situation exposait ce vaste territoire au danger représenté par les visées expansionnistes japonaises. Enfin, l’exploitation des mines d’or s’y faisait dans le désordre et le gaspillage. La contrebande par les eaux de la mer d’Okhotsk en direction du Japon était incontrôlable. Staline fut lui-même l’instigateur d’expéditions de prospection menées par des géologues bien formés dans les nombreux instituts du pays15. Les endroits les plus difficiles d’accès de l’Arctique furent atteints, des cartes et des plans furent dressés. Vint ensuite la planification de l’exploitation de l’or sur tout le territoire national. En 1927 un ingénieur qui dirigeait depuis des années l’industrie du pétrole, Aleksandr Sérébrovski, se vit confier la création d’un trust étatique – le Trust de l’or soviétique. Auparavant, pendant un séjour en Californie, en Alaska et au Colorado il s’était initié aux techniques de prospection et d’extraction. Il choisit pour proche collaborateur le spécialiste américain John D. Littlepage déjà mentionné, qui fut nommé en 1928 ingénieur en chef adjoint du trust de l’or, et il invita quelques dizaines d’ingénieurs des Etats-Unis à travailler sous ses ordres. Sérébrovski occupa pendant plusieurs années le poste de commissaire du peuple à l’Industrie aurifère16. Littlepage remit sur pied de nombreuses mines défaillantes. En 1937 il en visita plusieurs en Iakoutie ; on ne sait s’il se rendit dans le bassin de la Kolyma. Il vécut de longues années avec sa famille dans la Sibérie qu’il sillonnait pour son travail d’expert et d’inspecteur.

Son livre A la recherche des mines d’or de Sibérie. 1928-1937

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est très documenté et loyal. L’auteur justifie la discrétion qu’il observe par rapport au travail servile dans les entreprises russes de la façon suivante : « Les autorités soviétiques gardent secrets les détails de cette industrie et je ne désire pas dévoiler des faits susceptibles de les contrarier »17. Mais sa vision de la stratégie économique de Staline est réaliste, comme le montre cet aperçu de la brutale discussion qu’il imagine avoir eu lieu au sommet de l’Etat à la fin des années vingt : « Que ferons-nous, si nous ne pouvons pas réaliser nos projets industriels, à moins de disposer de quelques millions de bras supplémentaires ? […] » Que faire ? Quelqu’un lança l’idée : « Pourquoi ne pas liquider les koulaks ? »18

La Direction Centrale de la Construction du Grand-Nord (le Dalstroï) fut mise en place en 1931-1932. Avec son chef Edouard Berzine elle allait gérer conjointement les lieux de détention et les branches de l’industrie qui employaient la main-d’œuvre servile. Le Dalstroï était officiellement une entité distincte du Goulag (la Direction Principale des Camps), mais en réalité les deux directions poursuivaient le même objectif économique et elles collaboraient étroitement. De plus, ayant l'entière responsabilité de la population libre de la région le Dalstroï était le gouvernement effectif de la Kolyma.

Comme le note Littlepage, « […] la police fédérale devint le plus grand corps patronal de l’Etat ».19 En effet, l’Oguépéou puis le NKVD après 1934 déléguaient au Dalstroï les fonctions gouvernementales, administratives et gestionnaires sur une région représentant le huitième du pays.

L’empire de Berzine et de ses successeurs, dont le pouvoir était illimité, s’élargit rapidement dans les années trente à partir du cours supérieur de la Kolyma où avait débuté l’industrie aurifère en direction de l’ouest vers les rivières Iana et Indiguirka et vers l’est en englobant peu à peu les provinces de la Tchoukotka et du Kamtchatka.

Comme auparavant, l’activité des chercheurs d’or libres présents sur le terrain était tolérée mais sous surveillance. L’or trouvé devait être remis aux bureaux du Trust de l’or installés dans toute la contrée. En échange les orpailleurs recevaient des bons d’achat pour des magasins spéciaux. On a parlé de « ruée vers l’or sous contrôle étatique ». Par ailleurs, des campagnes de presse activaient le recrutement de spécialistes en tout genre pour le travail des mines,

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ill. dans Le Goulag, T. Kizny

Mine d’or (vers 1943)

Lavage des terres aurifères

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géologues, architectes, ingénieurs, techniciens, en les alléchant avec des salaires polaires.

Mais les tâches manuelles, les travaux pénibles de l’exploitation des mines revenaient en totalité aux détenus.

* * *

Combien étaient-ils dans le Sevvostlag (le complexe des camps du Nord-est) dépendant du Dalstroï ?

Combien ont mis le pied sur la terre de la Kolyma entre 1932 et 1953 et y ont trimé ?

Quel chiffre moyen aurait donné un recensement annuel ? Combien de morts parmi les ouvriers des mines d’or, de plomb,

de charbon, les bûcherons et les charpentiers, les terrassiers de la grande chaussée et de ses voies d’accès, les maçons constructeurs des villes et des ports, les pêcheurs ? Dans la préface à l’édition française de son ouvrage La grande Terreur Robert Conquest écrivait en 1995 que l’ouverture des archives du KGB après la chute de l’URSS avait permis de corroborer les descriptions faites par des rescapés, ainsi que les révélations contenues dans le rapport présenté par Nikita Khrouchtchev en 1956 au Vingtième Congrès du Parti. Les unes et les autres avaient été les sources principales de ses deux livres parus respectivement en 1968 (La Kolyma) et en 1979 (La grande Terreur). Mais il ajoute que l’incertitude persiste sur le point capital du nombre des victimes de la répression stalinienne.

On note d’énormes variations dans les appréciations. Dans son ouvrage récent Le Goulag. Une histoire20 (2008)

l’historienne américaine Anne Applebaum, s’arrête au chiffre de dix-huit millions de personnes passées par le système du Goulag entre 1929 et 1953 : soit douze millions de détenus dans les camps et six millions de déportés dans des villages d’exil, soumis eux aussi au travail forcé.

L'ouvrage collectif Le Livre noir du communisme (1997) donne des précisions sur le nombre et les catégories de personnes retenues au Goulag au début des années cinquante : environ 2 750 000 réparties en trois sortes d'établissements – cinq cents colonies de travail présentes

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dans chaque région et regroupant chacune de 1 000 à 3 000 détenus, le plus souvent des droits communs condamnés à des peines de moins de cinq ans ; environ soixante complexes pénitentiaires (« camps de travail ») situés principalement dans le nord et dans l'est du pays, qui comptaient chacun plusieurs dizaines de milliers de prisonniers dont les politiques condamnés à de longues peines ; une quinzaine de « camps à régime spécial » (Berlag) créés en 1948 pour les politiques « particulièrement dangereux » (environ 200 000). Sur les 2 750 000 Béria a libéré plus d'un million en 1953.21

Si les historiens s'accordent aujourd'hui sur un ordre de grandeur en ce qui concerne les hommes et les femmes incarcérés sur deux décennies et la proportion de survivants en 1953, en revanche aucune vérité chiffrée ne sera sans doute jamais atteinte dans la mesure où : « Le régime a tout fait pour dissimuler la vérité et répandre le mensonge au-delà des frontières, et il y a réussi. »22 (David J. Dallin et Boris I. Nikolaievsky). Jacques Rossi remarque de même : « Depuis l’ouverture partielle de certaines archives, on ignore toujours le nombre précis de détenus qui sont passés par le Goulag, étant donné le caractère secret et surtout très « spécifique » des statistiques soviétiques. »23

En effet, on ignore le nombre de morts victimes du travail forcé, des mauvais traitements et de la faim, ainsi que le pourcentage des libérés en fin de peine ou pour invalidité et des détenus enrôlés dans l'armée pendant la guerre.

En tout état de cause l'incertitude persistante est révélatrice de l’ampleur inouïe du phénomène d'asservissement et d'extermination. Les informations chiffrées concernant le Sevvostlag (les camps de la Kolyma) sont également partielles et fluctuantes. Les trois et quatre millions de déportés avancés respectivement par Conquest et Dallin et Nikolaievsky sont jugés exagérés. V. Esipov reprend les chiffres de 876 000 condamnés débarqués à Magadane entre 1932 et 1953 et de 150 000 décès pour la période publiés dans le journal le Soir de Magadane (2 décembre 1992). Cette évaluation se fonde sur le nombre de convois de détenus arrivés par mer à Nagaiévo pendant vingt ans. Elle ne tient pas compte de la navigation par l’océan Arctique dont on a fait état plus haut. En 1953 environ 750 000 détenus étaient encore présents à la Kolyma.24

L'évaluation de Chalamov est : […] jusqu’à huit cents, neuf

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cent mille détenus aux pires époques.25 Il s’agit des années 1937 et 1938, puis de 1942 et 1943. Les premiers témoignages détaillés commencèrent à filtrer hors des frontières de l’URSS dès 1945. La Kolyma entra aussitôt dans l’histoire avec la sinistre réputation de « bagne de l’or ».

Dès la fin de la guerre, un groupe de combattants polonais qui avaient servi en Russie sous les ordres du Général Anders après avoir trimé deux ans dans les mines du Grand-Nord fit paraître en Italie une brochure intitulée La Justice soviétique26. Elle contenait seulement quelques-unes des soixante-deux dépositions d’anciens mineurs qu’Anders lui-même publia un peu plus tard dans ses Mémoires 1939-1941 (1948)27.

Ces textes apprenaient au monde que sur les dix mille Polonais (officiers et simples soldats) incarcérés en 1939 dans les camps du Grand-Nord sibérien seulement cinq cent quatre-vingt-trois avaient survécu. Ils furent libérés après la signature de l’accord militaire polono-soviétique du 14 août 1941. Cent soixante-dix d’entre eux rejoignirent les troupes d’Anders regroupées au Kazakhstan à des milliers de kilomètres de la Kolyma. Le sort des autres est inconnu. L’un des miraculés, le journaliste Anatol Krakowiecki, écrivit quelques années plus tard Kolyma. Le bagne de l’or. En 1945 parut aux Etats-Unis un article contenant de précieuses informations sur le transfert des détenus par mer entre Vladivostok et Magadane. Elles émanaient d’un ancien marin soviétique qui avait servi dans la flottille qui assurait la liaison Vladivostok-mer d’Okhotsk. L’auteur indiquait le nombre de trajets annuels : de douze à quinze durant la saison navigable, d’avril à novembre, à raison de plusieurs milliers de prisonniers par voyage. Il décrivait le traitement des détenus à bord des navires et dans les camps. Le général Gorbatov avait travaillé deux mois dans la mine d’or de Maldiak située à 650 km au nord de Magadane. Il a témoigné dans Les Années et les guerres28 (1964). Les femmes ont leur place parmi les chroniqueurs de la Kolyma, puisque l’on sait par John D. Littlepage qu’en 1936 officiellement environ 28 % de la main-d’œuvre des mines soviétiques était féminine. Parmi ces ouvrières figuraient nécessairement des détenues.

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Mes souvenirs29 (1947) d’Ekaterina Olitskaia contiennent le récit

de ses épreuves dans une équipe de maçons à Magadane, puis à Elguène à l’abattage des arbres. Elle n’avait jamais été employée dans les mines, mais elle vivait dans la hantise de l’envoi « à l’or ». Elle avait côtoyé les déchets humains rejetés par les fronts de taille : « là-bas c’est la mort ».

La communiste hollandaise Elinor Lipper qui passa par dix prisons et quatorze camps soviétiques, dont les deux camps de femmes les plus durs (Elguène et Magadane), a fait le récit de ses pérégrinations dans Onze ans dans les prisons et les bagnes soviétiques (1950). Les souvenirs d’Evguénia Guinzbourg traduits en français sous les titres Le Vertige (1977) pour le premier volume et Le Ciel de la Kolyma (1980)30 pour le second retracent le « chemin abrupt » (nom de l’œuvre en russe), c’est-à-dire le chemin de croix d’une Kolymienne.

Une française, Andrée Santaurens, persécutée en tant qu’épouse d’un petit fonctionnaire soviétique, eut le courage de raconter son calvaire après son retour en France dans Dix-sept ans dans les camps soviétiques31 (1963). Les paysans dépossédés de leurs biens au début des années trente avaient formé les premiers contingents de la main-d’œuvre des mines d’or de la Kolyma ; mais, bien que nombreux ils n’ont pas laissé de témoignages écrits (publiés). En revanche, au procès Kravtchenko (1949) des personnes déplacées résidant en Allemagne vinrent dire des vérités du genre : « Là-bas, en Russie, il existe des centaines de Buchenwald et de Dachau. »32

Après les récits personnels parurent des ouvrages de synthèse sur le système concentrationnaire russe, qui s’appuyaient sur les révélations des rescapés russes et non russes. Leur concordance dans les faits était garante de leur véracité.

Les historiens ont eu à cœur de respecter scrupuleusement les écrits des victimes. Dans la préface de son étude L’URSS concentrationnaire (1949) Guy Vinatrel précise : « […] nous nous sommes effacés devant les témoignages […]. Nous avons cherché les accents de l’authenticité et écarté ceux de l’antisoviétisme professionnel. »33 L’ouvrage de David J. Dallin et Boris I. Nikolaievsky Le travail forcé en URSS (1949) puise abondamment à

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la source des témoignages directs.

*

Durant les années de guerre le trafic se ralentit entre Arkhangelsk et Ambartchik ainsi que de Vladivostok à Okhotsk. Au lieu de la déportation un certain nombre de nouveaux condamnés étaient envoyés sur le front.

Il y eut aussi des libérés parmi les droit commun purgeant des peines de trois à cinq ans, qui quittèrent les camps pour aller combattre.

Chalamov mentionne la réduction des arrivages de main-d’œuvre fraîche pendant cette période pour expliquer ceci : Les effectifs de la Kolyma s’effondrèrent de façon catastrophique, bien que personne n’eût été envoyé sur la Grande Terre et qu’aucun détenu ne fût parti pour le front en dépit du grand nombre de candidats.34 Il s'agit ici essentiellement des politiques qui étaient retenus sur place et exploités jusqu’à l’épuisement.

Les gens mouraient de la mort naturelle de la Kolyma, et le sang se mit à couler plus lentement dans les veines des camps, par à coup, en s’arrêtant à tout bout de champ. On tenta une transfusion de sang frais avec les criminels de guerre.35

En effet, en 1945 et 1946 les camps de la Kolyma accueillirent des officiers et des soldats « rapatriés » d’Italie, de France ou d’Allemagne qui, dès qu'ils posaient le pied sur le sol natal, étaient déportés sans jugement ni dossier pénitentiaire. Traîtres à la patrie selon un article récemment introduit dans le code pénal, ils écopaient au moins quinze ans de travaux forcés. Cette catégorie de détenus est représentée dans les Récits de Kolyma par les figures héroïques du commandant Pougatchov et de ses camarades.

*

En 1937 Chalamov connut les derniers mois de la direction de Berzine. Le chef du Dalstroï fut subitement rappelé à Moscou après un démarrage rapide de l’économie de la région et l’achèvement du premier tronçon de la chaussée qui devait permettre d’exploiter les mines d’or du cours supérieur de la Kolyma. Accusé d’espionnage à la

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solde de l’étranger (« espion japonais »), il fut emporté par la vague des procès de 1937.

Le deuxième personnage important du Dalstroï, Sérébrovski, se vit reprocher dès 1936 d’avoir vendu de l’or à l’étranger, alors que sur ordre de Moscou il payait avec le précieux métal, on l’a vu, l’équipement nécessaire à l’exploitation minière. On lui prêta également le projet de céder le district de Magadane aux Américains !36 Bien entendu Littlepage quitta le pays.

A Berzine succéda un certain Pavlov, secondé par l’abominable colonel Garanine rendu célèbre par ses exactions de 1938. Puis ce fut Nikichev (1939-1948), un chef d’une cruauté implacable. Le Dalstroï régnait sur environ soixante-dix mines ou complexes miniers placés sous l’autorité de sept agences régionales. La perspective d’être « envoyé à l’or » entretenait la panique parmi les zeks, car tous avaient vu des crevards renvoyés des mines pour invalidité. D’ailleurs, remarque Chalamov, […] rien n’était tenu secret, aucun mystère n’entourait les mines37.

A la Kolyma la dureté de la condition de zek se mesurait à l’aune de la détresse du mineur. « Si notre situation d’ouvrier des routes atteignait le fond de la misère humaine, écrit Krakowiecki, l’infortune des ouvriers de la mine d’or était bien pire. »38

Le travail dans les mines de plomb de la presqu’île de la Tchoukotka faisait encore plus de victimes. Pendant la guerre plusieurs milliers de Polonais y périrent.39

De façon générale, pour les prisonniers politiques généralement peu entraînés à l’effort physique la mort était partout. Conquest rapporte un témoignage parmi d’autres sur le fait que « […] le transfert à l’abattage des arbres équivalait à une condamnation à mort » et il ajoute que la hantise du transfert dans une équipe de bûcherons à partir de travaux moins durs entraînait « […] chez les anciens prisonniers la tendance à exagérer le nombre d’employés à l’abattage ».

L’envoi répété de Chalamov pendant près de dix ans dans diverses mines d’or et de charbon du territoire kolymien explique sans doute de la même façon son évaluation erronée (à la hausse) du nombre de mineurs : Aux mines d’or étaient concentrés 90 % de la population concentrationnaire de la Kolyma.40

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ill. dans Le Goulag, T. Kizny

Wagonnet à bras (Kolyma, années 1940) Déblaiement de la terre à la brouette

Anatol Krakowiecki fait un rapprochement entre les minerais et les êtres humains, pour souligner le sacrifice de ceux-ci pour l’acquisition de ceux-là : « Au pied des sopki c’étaient des cimetières. Mais peut-on les appeler ainsi ? Ce sont tout simplement, à côté des gisements d’or ou de charbon, des « gisements » de morts… »41

La même image vient tout naturellement sous la plume de Chalamov : Les dépôts souterrains de la Kolyma ne sont pas seulement de l’or, de l’étain, du tungstène ou de l’uranium, mais aussi des corps humains non décomposés.42

« A la Kolyma l’or était partout, écrit Pierre Beaubreuil, sur les sentiers où l’on marche, dans le lit des rivières, sous la mousse, sous les pierres en surface… On pourrait, dit-on, manger l’or à la

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cuiller ».43

Toutes les littératures du monde montrent le rapport avéré entre la recherche de l’or et l’avidité, la folie insensée du gain. Ce ne fut pas le cas de « la ruée sous contrôle étatique » orchestrée par l’Etat soviétique. Pour les mineurs l’or n’était que mortifère, exécré, maudit.

Ils ne pouvaient guère avoir de notion du rendement de leur mine et ils y étaient indifférents. Le général Gorbatov indique seulement que « […] dans une mine bien cotée on extrayait, par des moyens sommaires, plusieurs kilos d’or par jour. »44 Il sait aussi que l’on expédiait de la Kolyma l’or par tonnes entières. Le « 58 » était maintenu loin de l’or libéré de sa gangue et tout près de la mort, comme le montre Chalamov dans le récit « La brouette I » : Lui n’est qu’un mineur, un terrassier, un casseur de pierres. Il ne s’intéresse pas à l’or dans la brouette.45

*

La limite méridionale des gisements d’or qui furent découverts les premiers sur le cours supérieur du fleuve Kolyma se situait à une centaine de kilomètres au nord de Magadane et à mille mètres d’altitude, au niveau du col Iablonov qui […] marque la frontière du climat de l’or. Et […] plus loin encore par la grand-route, de plus en plus haut, de plus en plus froid46 on rencontrait des dizaines de complexes miniers qui se nichaient dans les gorges au cœur des massifs montagneux et le long des torrents. A cause de la persistance du froid polaire la saison de l’or était réduite jusqu’à trois mois, en moyenne cent jours. Chalamov énumère les gigantesques entreprises minières : du Nord, du Sud, du Sud-ouest, de l’Ouest, de Tienkinski, de Tchaï-Ouritski, etc. Avant l’intervention du Dalstroï il n’existait pas d’autre moyen de communication à travers la taïga boréale que les cours d’eau navigables pendant le bref été et gelés le reste de l’année. Il fallait tracer des voies d’accès pour démarrer l’exploitation des filons découverts.

L’ouverture de l’artère centrale connue sous le nom de Grande Chaussée, qui devait permettre d’acheminer les machines et les ouvriers débarqués dans les ports maritimes en direction du nord en franchissant les gorges du bassin de la Kolyma, était la condition

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nécessaire pour la mise en route des premières mines et dans cette mesure elle aurait dû précéder celle-ci, si la direction stalinienne n’avait exigé de faire au plus vite, à tout prix. En réalité, les deux chantiers débutèrent en même temps.

En suivant les chemins foulés par les orpailleurs libres et en passant à gué les torrents et les marais les premiers contingents de détenus parcouraient à pied des centaines de kilomètres dans un relief chaotique. Un des défilés a reçu le nom de « vallée de la mort » pour avoir englouti plusieurs milliers d’hommes pendant l’hiver 1932-1933.

ill. dans Le Goulag, T. Kizny

La Grande Chaussée de la Kolyma (1938) A mesure que la construction de la route avançait, le tronçon

terminé supportait un intense trafic de camions qui transportaient les ouvriers tout au long de l’année, en été pour l’extraction du minerai, en hiver quand devaient débuter les préparatifs de la saison aurifère. Mais même alors, soit par manque de véhicules, soit à cause de la négligence ou du sadisme des chefs, des files de prisonniers cheminaient encore du sud au nord. Les équipes étaient décimées.

Chalamov évoque par deux fois l’hécatombe de 1938.

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Au cours de l’année 1938, les autorités décidèrent que les convois partant de Magadane vers les gisements du nord feraient la route à pied. Sur une colonne de cinq cents personnes ayant marché cinq cents kilomètres, trente à quarante parvenaient à Iagodnoie. Les autres étaient tombés en cours de route : gelés, morts de faim ou fusillés.47 (« Deux rencontres »)

[…] on ne cessait de précipiter de nouveaux convois dans le carrousel de la mort. En 1938, on les acheminait même à pied jusqu’à Iagodnoie. Sur une colonne de trois cents personnes, huit seulement parvenaient à destination. Les autres s’effondraient en route, leurs pieds gelaient et ils mouraient […].48 (« Le gant ») La route c’est l’aorte et le nerf principal de la Kolyma.49 Chalamov range la construction du réseau routier de la Kolyma parmi les principales réalisations de la main-d’œuvre carcérale. L’activité des cantonniers, comme celle des bûcherons, servait l’exploitation minière. Berzine fit construire les six cents premiers kilomètres de la Grande Chaussée large de plusieurs voies, qui traverserait du sud au nord tout le territoire. Ce tronçon reliait Magadane à Sémitcham, le centre des mines d’or de la Kolyma supérieure.

Les difficultés techniques et la dureté des tâches rappellent le travail de la mine. Ni bulldozers ni tracteurs, mais le pic, la pelle et la brouette étaient les seuls outils des terrassiers.

Il fallait abattre et déraciner les arbres, jeter nombre de grands et de petits ponts, construire des digues le long des rivières, faire sauter à la dynamite des morceaux de montagne et creuser des tunnels […]. Quand le froid diminuait, la construction la plus solide s’effondrait, entièrement rongée50.

Chalamov a trimé comme cantonnier occasionnellement : trois jours à son arrivée à Magadane, puis quelques jours en 1938.

Pendant toute la durée des chantiers de construction des routes les camps de transit (dits « petites zones ») fournissaient à ceux-ci des équipes constituées de prisonniers de passage avant leur répartition et leur transfert dans différentes « grandes zones ». Krakowiecki raconte les débuts du tracé de la « route de la Yakoutie », à laquelle il travailla en 1941 : « Les uns apportaient du bois et le déposaient directement sur la mousse et les herbes, entre lesquelles luisaient des flaques d’eau ; d’autres recouvraient ces

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morceaux de bois de mottes d’herbe et de mousse. Alors seulement on y versait du gravier apporté de la rivière par camion et on construisait la route. »51

Au printemps les chaussées s’affaissaient. Des cohortes de cantonniers les rafistolaient continuellement. Elles redevenaient stables seulement en automne, quand la glace cessait de dégeler en surface. C'est dans les années quarante que l’artère principale fut prolongée au nord-ouest en direction d'Oïmiakone et vers le nord-est de Srednikam jusqu’à la baie d’Ambartchik.

Cette route a des dizaines de dessertes : des voies d’accès aux gisements, aux ports maritimes et aux aérodromes polaires.52

Le piétinement d’un groupe de zeks traceurs de route sur un champ de neige, évoqué dans le petit texte « Sur la neige » qui ouvre les Récits de Kolyma, est une grandiose métaphore du travail carcéral, mais en réalité c’est à l’eau, à la glace éternelle et au roc qu’il fallait arracher les chaussées.

Du sud au nord la grand-route ne cessait de prendre de l’altitude.

Elle […] serpentait entre les roches. La chaussée ressemblait à un câble avec lequel on tirerait la mer vers le ciel. C’étaient les monts-haleurs qui tiraient en faisant le dos rond.53

L’expression les monts-haleurs, qui apparente indirectement aux haleurs d’antan les détenus attachés aux mines et aux forêts, inspira plus tard à Chalamov le poème « La chaussée » :

1 Depuis la mer la route S’étire vers le haut sur les berges du fleuve. Et sous elle les monts courbent l’échine Tels les haleurs sous le câble.

2 Ils vont l’un derrière l’autre Dans les transparentes nuits nordiques. Fatigués de l’effort, Les épaules couvertes de cals.54

Derrière la vision des monts alignés, animés par le mouvement ascendant du camion qui transporte les hommes en direction du nord,

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ce sont les silhouettes des bagnards d’aujourd’hui qui se profilent et qui se confondent avec celles des pauvres hères de siècle passé. L’image emblématique des esclaves du réseau fluvial de la Russie tsariste immortalisés par « Les haleurs de la Volga » (1873) du peintre Ilia Répine, parlait au cœur des Kolymiens.

Elinor Lipper interpelle ainsi son époque : « Vingtième siècle, siècle du sang, mais aussi siècle de la technique, quand viendras-tu à la Kolyma soulager les prisonniers qui tirent de lourds traîneaux avec leur poitrine comme jadis les bateliers de la Volga les péniches ? »55

*

Dans le dossier qui accompagnait les condamnés de l’article 58 figuraient des « directives spéciales », reproduites en dix exemplaires sur des feuillets de papier calque destinés à la direction des camps successifs. Elles stipulaient l’affectation du prisonnier aux « travaux pénibles ». Chalamov était tout désigné pour la mine. Il servirait dans les peu glorieuses troupes des « kolymarmeïtsy », l’armée de la Kolyma dont les soldats tombés à la tâche étaient immédiatement remplacés et oubliés.

Il devait échapper au pire, mais il connaîtrait le calvaire réservé aux plus vigoureux, à ceux, grands et forts, que l’on surnommait des « fronts ».

Ce mince dossier tout neuf était destiné à proliférer en un monceau de renseignements, à se boursoufler de procès-verbaux pour refus de travail, de copies de dénonciations envoyées par les camarades, de rapports des Organes d’instruction sur toutes sortes de données. Parfois le dossier n’avait pas le temps d’enfler, d’augmenter de volume : bien des gens ont péri dès le premier été […]. Je fis partie de ceux dont le dossier a enflé et s’est alourdi, comme si le papier s’était imbibé de sang. L’encre ne s’est pas décolorée. Le sang humain est un excellent fixateur.56

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CHRONOLOGIE I. 1937-1946

Neuf ans j’ai vécu entre

l’hôpital et la mine, sans aucun espoir. 1

Dans les Récits de Kolyma Chalamov relate les différents épisodes de sa longue détention (1937-1951). Il les raconte dans un ordre qui défie la chronologie et qui trouve sa justification non dans les faits narrés, mais dans l’exigence artistique. Les tranches de vie y sont soit datées par l’auteur soit facilement repérables dans le temps pour le lecteur que guide le contexte. Restituer l’ordre chronologique du vécu du zek Chalamov, c’est se donner un fil d’Ariane pour suivre l’artiste dans la traversée du labyrinthe où il nous entraîne. L’écrivain lui-même nous aide à démêler ce fil d’abord grâce à ses Souvenirs écrits postérieurement et qui retracent les principaux événements de son expérience kolymienne dans la suite de leur déroulement, ensuite parce que dans ce même texte il renvoie fréquemment à tel ou tel « récit de Kolyma » qualifié de documentaire pour informer le lecteur sur sa biographie. Certes, c’est sans aide extérieure que sa mémoire et sa plume durent restituer son passé de prisonnier, marqué en outre par de fréquentes éclipses de la conscience.

Quelques années après la disparition de Chalamov, à l’heure où les admirateurs de son œuvre se mirent à rechercher des témoins de son passé, rares étaient les survivants qui l’avaient connu à la Kolyma.

Dans les années cinquante et soixante il correspondait avec

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quelques camarades de captivité, libérés avant ou après lui. Ce sont Guéorgui Démidov amené à la Kolyma en 1936 et dont il fit la connaissance en 1946 à l’Hôpital Central et Arkadi Dobrovolski qui travaillait dans ce même hôpital. Le docteur Fiodor Loskoutov2 qu’il avait connu en 1938 à la mine Partisan y exerçait aussi. Les lettres échangées avec ces hommes aux destinées parallèles parlent assez peu de leur vécu commun, mais elles révèlent un même état d’esprit.

A Dobrovolski Chalamov écrivait en 1954 : Il n’existe pas dans le monde entier un seule personne qui puisse mieux que vous, avec une parfaite connaissance des choses, apprécier quelque aspect que ce soit de mon existence, de ma conduite, de ma sensibilité, étant donné la parenté de nos destins personnels.3

Un seul ancien codétenu de Chalamov, l’aide-médecin Boris Lesniak4 qui l’avait soigné à l’hôpital Bélitchia en 1943 et 1944, s’est assez longuement exprimé à son sujet dans des interviews et des articles. La double peine purgée par Chalamov sur une durée de quatorze ans se scinde nettement en deux périodes. La première, celle des travaux généraux, va de 1937 à 1946. La seconde, plus légère, recouvre de 1946 à 1951 une formation, puis une activité médicale.

Que gardait-il en mémoire au bout d'une si longue détention ? […] il est difficile pour Krist de faire le compte de toutes les arrestations, des affaires intentées contre lui, des tentatives avortées pour lui coller une nouvelle peine5.

En effet, de nombreuses et terribles péripéties émaillaient la vie des détenus. Après avoir été arrêtés, condamnés et privés de liberté, à l’intérieur du camp ils subissaient encore toutes sortes d’incarcérations, d’arrestations, d’instructions et de procès. C’était déjà le cas, on l’a vu, dans le Vichlag et dans tous les camps de la période précédente.

Les prisons s’emboîtaient comme des poupées russes. Le cachot […] était une partie de l’ « isolateur » pénitentiaire, car chaque prison doit en contenir une plus petite. De même que l’ « isolateur » était le cachot de la zone spéciale de Djelgala, de même Djelgala était le cachot de toute la Kolyma, et la Kolyma à son tour le cachot de la Russie.6

On appelait « isolateur » la prison située à l’intérieur du camp qui recevait les détenus jugés et condamnés sur place.

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Tout comme l’échelle des normes alimentaires touchant au poids de la ration de pain, le classement des lieux de détention et de travaux forcés reposait sur une gradation des sanctions et sur le degré de sévérité du régime carcéral.

*

Au bout d’un mois et demi de transfert entre Moscou et Vladivostok et après cinq jours pleins passés dans la cale du négrier Koulou pendant la traversée des mers du Japon et d'Okhotsk Chalamov fut débarqué avec plusieurs milliers de détenus le 14 août 1937 dans la baie de Nagaiévo. Retenu quelques jours dans un camp de transit à Magadane, il fut employé comme terrassier à la construction de la route qui devait relier les baies de Nagaiévo et de Vessiolaia.

Le 30 août des camions chargés de prisonniers prirent la Grande Chaussée à destination d’Iagodnoie. Cette « […] grande localité avec de jolies maisonnettes de bois au pied des montagnes »7 (Elinor Lipper) était un centre administratif important où se jouait l’avenir des zeks, avec jugements, transferts d’un camp dans un autre, libérations. Par la suite les pérégrinations du détenu Chalamov l’y ramèneraient plusieurs fois à partir de différents points du secteur du Nord.

Il fut d’abord affecté à la mine d’or PARTISAN*, le plus petit des vingt-sept camps du Sevvostlag dirigés par Edouard Berzine.

Le cas Berzine mérite d'être considéré. De 1929 à 1931 il avait mené les travaux de construction du complexe industriel de Bérezniki en même temps qu'il occupait le poste de chef des camps de la Vichera. Puis, il avait été promu directeur du Dalstroï. Là il œuvrait au développement économique du territoire de la Kolyma, il y représentait le pouvoir politique central et il gérait les camps. Tant que Berzine fut maintenu au pouvoir, les détenus eurent une vie supportable. Ils roulaient la brouette dix heures par jour en été, de six à huit heures en automne et au printemps, six de décembre à février (un hiver officiel singulièrement réduit !), avaient des jours de repos, recevaient un salaire de quelques roubles pour les achats au magasin

* Les lieux de détention successifs concernant Chalamov sont indiqués en caractères gras.

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du camp et des rations quotidiennes suffisantes. Parmi les nombreux chefs qu'il avait côtoyés dans les camps

Berzine est le seul à qui Chalamov a consacré un texte (inachevé) intitulé « Berzine. Trame d'un essai romancé »8, dans lequel il s'applique à éclairer la mentalité du personnage : 1937, Berzine condamné à mort médite sur son passé. Ancien révolutionnaire, ancien secrétaire de Dzerjinski il a contribué à l'édification d'une nouvelle société. Il a mis en pratique la politique colonisatrice de Staline dans le Grand-Nord, exploiter les ressources minières et former parmi les détenus des spécialistes qui à leur libération coloniseraient la région avec leurs familles … Il a accompli son devoir.

Edouard Berzine et sa fille, à la Kolyma En 1936 Berzine reçut le prix Lénine pour ses réussites à la

Kolyma. Il déclara dans la Pravda : « La Kolyma produit assez d'or pour nourrir le monde entier pendant une journée ». Chalamov suggère que Berzine et ses collaborateurs ont été arrêtés peu après pour s'être plaints de recevoir des contingents d'hommes inaptes au travail – malades, vieillards, politiques et intellectuels qui jamais ne deviendraient des pionniers.

Chalamov reconnaît les mérites d'Edouard Berzine : un chef pragmatique et relativement humain. A son sujet V. Esipov conclut : « Ses efforts pour ''humaniser'' le système des camps, pour éviter le

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cruautés inutiles furent brisés impitoyablement et traîtreusement »9. En dépit de ses qualités personnelles Berzine fut l'un des

innombrables serviteurs zélés d'un Lénine puis d'un Staline qui ambitionnaient de « faire avancer l'humanité vers le bonheur d'une main de fer » (slogan affiché aux Solovki dans les années vingt). Et fatalement la Grande Terreur fit de ces bourreaux de pitoyables victimes.

Probablement par contraste avec les années qui suivirent et parce qu’il ne devait plus connaître des conditions de vie autorisant l’espoir de survivre, l’auteur du « Procureur vert » se laisse aller à qualifier les années 1932-1937 d’ […] âge d’or de la Kolyma.

ill. dans Le Goulag, T. Kizny

Rue Berzine à Magadane

Puis, tout au long de l’année 1938 régna la terreur connue sous le

nom de Garanintchina, du nom du colonel Garanine, le nouveau chef du Sevvostlag, qui collaborait avec un certain Pavlov issu des services de la Sécurité d'Etat nommé à la tête du Dalstroï après Berzine. Dans « Comment tout a commencé » on apprend que Garanine faisait exécuter quotidiennement des prisonniers de la Serpentine10, la prison d’instruction de triste mémoire. Deux fois par jour pendant l’appel, au son d’une fanfare, on lisait la liste des fusillés de la veille et on désignait les suivants. Il est probable que ce chef tuât de sa main ou fît tuer quelque vingt mille détenus. Mais les tyrans n’aiment pas les

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excès de zèle des exécutants de leurs propres ordres. Les pertes par fusillade de la main-d’œuvre servile furent déplorées au Kremlin. Comme tant d’autres, Garanine fut accusé d’espionnage au profit du Japon et éliminé. Le souvenir de l’année 1938 est obsessionnel chez Chalamov. Il ne peut s’empêcher d’y penser […] (c’est plus fort que moi). Le camp de 1938 est un bond dans l’horreur, dans l’abject, dans la corruption. Les années suivantes, celles de la guerre et de l’après guerre, sont toutes terribles, mais ne peuvent en rien se comparer à 1938.11 A la journée de travail de quatorze, quinze ou seize heures s’ajoutaient des tâches supplémentaires la nuit. Il restait une à deux heures d’oubli dans le sommeil. Les salaires avaient été supprimés ; les primes étaient détournées par les chefs ou volées par les truands. Chalamov échappa au peloton d’exécution auquel il était destiné comme porteur du sigle KRTD. Il ne figura pas sur les listes de condamnés établies par les sbires de Garanine sur la base de dénonciations grâce au geste courageux d’un juge d'instruction dont il fut le secrétaire durant quelques nuits. Ce chef détruisit les feuillets de papier calque agrafés à son dossier qui, avec le fameux « T », renfermaient sa condamnation à mort. Il avait apprécié la belle écriture du prisonnier. Mais le mérite de son salut revenait tout autant à ce dernier, dont la main ankylosée par le maniement de la pelle et blessée par le froid réussissait encore à calligraphier (« L’écriture »). Un texte autobiographique contient la version exacte de l’événement : le chef ne jeta pas au feu, mais […] déchira mon dossier sous mes yeux12.

La première année de détention a donné matière à un nombre important de récits, dix-huit en tout. Dans ses Souvenirs Chalamov note : J’essaie de me rappeler tout ce qui s’est passé pendant le premier hiver soit de novembre 1937 à mai 1938. Car les autres hivers – ils sont nombreux – je les ai vécus tous de la même façon, avec indifférence et rage, en voyant se réduire la réserve des moyens capables de me sauver : tomber sous les coups, si on vous donne une bourrade, se rouler en boule, protéger son ventre plus que son visage.13 Le choc moral provoqué par le premier séjour à la mine s’explique à la fois par la nouveauté de cette existence inouïe à laquelle il fallait s’adapter et par l'aggravation du régime carcéral sous Garanine.

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En décembre 1938 Chalamov fut arrêté dans le cadre de « l’affaire des juristes », une affaire interne au Dalstroï, un coup monté par le directeur d’un gisement pour nuire au président du Tribunal Suprême du Dalstroï, sous prétexte que ce dernier avait fait déplacer un ancien condisciple détenu du poste de haveur à celui, moins pénible, de forgeron. En même temps que le juge inculpé on impliqua tous les juristes, petits et grands. L’ancien étudiant en droit Chalamov fut du lot. On l’envoya à Magadane où il fut mis au cachot. Mais l’affaire fut réglée par l’arrestation du directeur de la mine.

Comme on ne rendait jamais un prisonnier relâché à son camp d’origine pour éviter les règlements de compte, comme par ailleurs une épidémie de typhus s’était déclarée dans le port de MAGADANE, Chalamov fut enfermé dans le camp de transit de la ville. La quarantaine dura quatre mois, jusqu’en avril 1939. Il n’était pas infecté, il ne travaillait pas, il reprenait des forces avec une ration quotidienne de cinq cents grammes de pain. Isolé parmi les novices tout juste arrivés du continent, il se tenait à l’écart : Son savoir [celui d’Andréiev, le double de l’auteur], celui d’un homme mort ne pouvait leur être d’aucune utilité, à eux qui étaient encore vivants ».14

L’impression d’être mort d’épuisement à la mine Partisan devait l’accompagner au-delà du terme de la quarantaine et en dépit d’un rétablissement physique certain. Pendant l’été suivant […] je n’arrivais toujours pas à comprendre qui j’étais, je n’arrivais pas à comprendre que ma vie continuait. C’est comme si j’étais mort sur le front de taille du gisement Partisan en 1938.15

Quatre récits concernent les mois de repos à Magadane. L’attention se porte parfois sur l’entourage (« La tante Polia »). Parfois resurgissent des souvenirs de l’enfance (« Dessins d’enfant »).

Mais quand le corps et l’esprit se ressaisissent dans un milieu plus clément, alors réapparaît le souci du lendemain et commence la difficile recherche des moyens d’échapper aux travaux de force.

Au terme de la quarantaine l’instinct de survie souffle au détenu Andréiev de ne pas répondre à l’appel de son nom lancé à chacune des levées quotidiennes de main-d’œuvre, cela jusqu’au dernier jour. En effet, les premiers appelés et les plus nombreux sont envoyés à l’or. Il se cache. Enfin embarqué dans le dernier camion, il remonte la Grande Chaussée loin vers le nord, vers le froid… C'est ainsi que Chalamov échappa à la mine. On l'emmena à

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deux cents kilomètres au nord de Magadane sur les rives marécageuses du LAC NOIR. Il y travailla jusqu’en août 1940 comme auxiliaire d’un topographe libre dans le cadre de la prospection minière. Encore faible il traînait le mireur, tandis que son chef portait le théodolite. Cela est raconté dans le récit La triangulation de classe III. La mission géologique était considérée comme un « poste de rétablissement ». Toutefois il fallut construire des barrages. Faute de chevaux c’était aux hommes de traîner les rondins à l’aide de sangles et de cordes à la manière des haleurs : à la une, à la deux, et on y va.16 Il fallut aussi manier le pic et la pelle. Les recherches du charbon n’ayant pas abouti, le camp fut fermé.

Malgré ces moments douloureux on vivait bien. Dans les premiers temps de l’année passée au Lac Noir le chef de l’entreprise de prospection pour le travail carcéral, un certain Paramonov, se comportait normalement. Mais son successeur, Bogdanov, était un ivrogne sadique, qui brûla sous les yeux du prisonnier le paquet des lettres de sa femme arrivées depuis le début de sa déportation : Voilà ce que je fais de tes lettres, sale fasciste ! 17

Pendant les deux premières années Chalamov n'avait eu aucune nouvelle de sa famille. Le chef avait le droit de détruire son courrier car les « 58 » étaient privés de correspondance.

Ce séjour dans la nature fut plus supportable que la mine. L’étonnant récit « Maxime » décrit les prémices d’une résurrection intellectuelle et créatrice. « L’apôtre Paul » montre, au lieu de la solitude du crevard parmi ses semblables comme à l’époque de la mine Partisan, des réactions normales et une relation amicale. L’humain sous-tend aussi les histoires tristes consacrées au massacre des animaux de la taïga, « Des yeux pleins de bravoure », « Les ours », « La chienne Tamara ». Neuf récits évoquent le Lac Noir.

Lorsqu’un prisonnier était renvoyé d’un poste de travaux légers, c’était toujours pour les travaux généraux. En août 1940 Chalamov fut transféré dans une mine de charbon du cours supérieur de la Kolyma (à KADYKTCHANE) dirigée par l’ingénieur Kisséliov (un récit documentaire porte son nom). Il y creusait une galerie de mine et il se souvient que, […] affamés, à bout de forces, nous avancions pas à pas, en faisant tourner le cabestan égyptien, jusqu’à avoir des cals

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sanguinolents, pour faire monter la pente au wagonnet rempli de roches.18 Il résume : […] des ampoules sanguinolentes, la faim, les coups, voilà ce qui nous attendait à Kadyktchane : la pire époque de l’or – 1938.19 Pour l'auteur 1938 est la référence. L'année 1941 dont il s'agit ici l'égala en horreur. Une nuit passée dans un cachot creusé dans le permafrost, durant laquelle il n'avait pas cessé de se déplacer pour ne pas mourir de froid, lui fit perdre deux doigts de pied gelés. Chalamov raconte à la fois dans ses Souvenirs et dans le récit « Juin » (on est en 1941 au début de la guerre) qu’il travailla quelques nuits à l’extérieur sur le carreau de mine supérieur où il déchargeait le minerai. Par moins soixante degrés […] le moindre souffle de vent suffisait pour transformer la nuit en enfer. C’est là que pour la première fois de son séjour sur la terre de la Kolyma Andréiev se mit à pleurer. Pourquoi pleurait-il ? L’impuissance, la solitude, le froid.20 Quand le chef du secteur du bas l’eût fait descendre à l’intérieur, il apprit le métier, il s’habitua malgré les accidents : […] j’étais plus serein21.

Mis en danger par la déclaration imprudente qu’il avait faite devant un mouchard de vouloir casser la gueule au chef sadique Kisséliov, Chalamov fut sauvé par l'aide-médecin Lounine qui obtint son transfert dans le petit camp voisin d’ARKAGALA. Il se reposa un peu à l’emploi de gardien du laboratoire de chimie attenant au camp, puis il fut renvoyé à la mine.

La guerre eut des effets immédiats sur la pitance qui fut réduite de moitié (trois cents grammes pour la ration de survie, six cents pour la ration de « stakhanoviste ») et sur le quotidien des « ennemis du peuple » (leur baraque fut entourée spécialement de barbelés). Chalamov recommença à descendre la pente.

Le fait que peu de temps après, avec le repli des troupes russes, l’ordre fut donné de démonter ces mêmes barbelés de la zone des « 58 » ne changea rien à la misère de ces derniers. L’accord passé avec les Etats-Unis fut suivi de livraisons de machines, de nourriture et de vêtements. Les politiques n’eurent que de maigres restes. Et le pain blanc américain ne valait rien pour lester l’estomac. Six récits portent sur les séjours dans les mines de Kadyktchane et d’Arkagala : « Le canard », « L’ingénieur Kisséliov », « Séraphin », « Un descendant de décembriste », « Juin », « Galina Pavlovna Zybalova ».

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En 1942, alors qu’il avait fini de purger sa peine en janvier, Chalamov vit sa détention prolongée « jusqu’à la fin de la guerre », comme tous les condamnés des années 1937 et 1938. Les « rempilés » étaient informés de leur nouvelle situation oralement et localement. L’auteur des Souvenirs s’indigne de ce que la période de dix-huit mois allant du 12 janvier 1942 à la nouvelle condamnation qui le frappa le 22 juin 1943 n’ait jamais été officiellement enregistrée dans son dossier : Vivais-je sur terre à ce moment-là ? Etais-je aux cieux ? Au paradis ? En enfer ?22

ill. dans Le Goulag, T. Kizny Vestiges du camp de Djelgala

Depuis décembre 1942 son existence, bien réelle, se déroulait dans la zone disciplinaire de DJELGALA. En extrayant l’or il payait pour le crime de n’avoir pas réalisé la norme quotidienne dans le camp d’Arkagala.

Comme Partisan, Djelgala était une ROuR23, une « compagnie à régime renforcé ». Chalamov l’appelle le Dachau stalinien, parce que le pays en guerre ayant besoin d’or, de plus en plus d’or, les

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travailleurs étaient épuisés par l’effort et les privations. Beaucoup étaient anéantis en peu de temps.

L’emplacement même du camp de Djelgala, la ville sur la montagne (récit de ce nom) avait été choisi par l’esprit du mal. Chaque matin les gardes jetaient les traînards du haut de la colline, tandis que les autres, un peu plus vaillants, se laissaient rouler jusqu’en bas le plus vite possible pour ne pas arriver parmi les derniers. Au bas de la pente les malchanceux étaient attachés derrière des tombereaux que les chevaux traînaient jusqu’au front de taille, leur tête contre le sol. Le soir, le retour du travail était une pénible ascension sur les marches glacées creusées dans la pente escarpée jusqu’aux baraques.

En mai 1943 une nouvelle arrestation scella le sort de Chalamov. Pour le nombre d’arrestations sur place les chefs des camps se

conformaient à des normes fixées au sommet. En vue de ce sinistre recrutement la direction de Djelgala employait les services de deux provocateurs professionnels, Krivitski et Zaslavski24. Leurs noms sont mentionnés par de nombreux témoins de leurs exactions, en particulier par Elinor Lipper et Evguénia Guinzbourg. Le champ d’action de ces mouchards était vaste. Ils envoyèrent à la mort quantité d’hommes et de femmes.

D’après leurs dépositions, Chalamov avait encensé Hitler et son armée. Il passa un mois et demi dans le cachot de Djelgala au régime de trois cents grammes de pain et d’une cruche d’eau, plus un peu de lavasse un jour sur deux.

Le cours de l’instruction, raconté dans « Mon procès », l’atterra, notamment la déclaration du médecin du camp d’après laquelle le zek Chalamov ne s’était jamais présenté à l’infirmerie, alors que presque chaque jour il en avait été chassé et battu par ce même médecin.

Après la dure épreuve des interrogatoires l’inculpé dut se traîner sur une vingtaine de kilomètres, de plus en plus affaibli et roué de coups par les soldats de l’escorte, jusqu’à Iagodnoie où il fut à nouveau mis au cachot. A l’issue d’un procès public (!) le verdict du 28 juin 1943 l’abasourdit : dix ans de camp suivant l’article 58 alinéa 10 (« propagande antisoviétique ») et cinq ans de privation de droits.

En réalité, cette deuxième condamnation devait le sauver, car elle effaçait la mention « contre-révolutionnaire » (KR) qui le

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désignait pour les travaux généraux. Il se trouva qu’au lieu de la mort, la sentence m’apporta la vie.

Mon crime était passible d’un article bien moins sévère que celui avec lequel j’étais arrivé à la Kolyma ! 25

Certes, pendant les années suivantes on l’enverrait plusieurs fois encore à la mine, mais en 1946 la sentence de 1943 ne lui barrerait pas la voie de la formation médicale, comme l’aurait fait le verdict de 1937.

Pour l’instant la perte de tout espoir le poussa à écrire à sa femme de refaire sa vie. La réponse disant sa fidélité et la photo qu’elle lui envoya à cette occasion sont mentionnées dans « La photographie délavée »26.

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Le village d'Iagodnoie

Le condamné invalide fut placé dans le camp de transit d’IAGODNOIE et employé sans grande efficacité dans une fabrique de moufles et de semelles. Ce n’était pas un travail difficile, mais les doigts de l’ancien mineur ne pouvaient pas tenir l’aiguille

Puis il erra dans les campements de récolte des branches de pin nain (« les missions de vitamine »). A bout de forces, il ne pensait qu’à tromper sa faim.

Je croyais avoir franchi le dixième cercle de l’enfer, il s’avéra qu’il y avait des cercles encore plus profonds.27

Cette année 43 est restée dans ma mémoire comme une suite de

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gelures sans fin, de coups, de froid, de naufrages dans ce combinat médicinal28. S’il existe des degrés jusque dans l’extrême souffrance physique, cette année-là lui fut encore plus cruelle que 1938, parce qu’il endurait […] une faim prolongée, une faim quotidienne de plusieurs années […]29.

Et en 1943 je plumais le pin nain et j’enflais à cause du scorbut.30

De très beaux récits concernent cette période : « Sur parole », « Les baies », « Campos ».

ill. dans Le Goulag, T. Kizny

Vestiges de l’hôpital de Belitchia

C’est près de mourir que fin janvier 1944 il fut admis à l’hôpital BELITCHIA situé non loin d’Iagodnoie. Ce petit centre hospitalier pour détenus comprenait une centaine de lits et était dirigé par un médecin libre, le docteur Nina Savoiéva, une Ossète surnommée « la maman noire ». Le personnel comptait quatre médecins dont le docteur Kalembet qui s’occupa de Chalamov, quatre aides-soignants et un infirmier, tous détenus. Par chance la dysenterie qui affectait le malade, en plus du scorbut et d’une kyrielle de maux, était une affection cataloguée comme invalidante qui donnait droit à des soins.

Les tentes dans lesquelles étaient dressés les lits étaient […] un

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lieu où l’on luttait pour sauver la vie des intellectuels, que Kalembet appelait amicalement les « comptables »31. Le salut était dans le sommeil, le repos, l’hygiène et une nourriture suffisante. Chalamov se rétablit grâce à la protection et aux attentions quotidiennes de l’infirmier Lesniak soutenu par Nina Savoiéva. Des liens amicaux et intellectuels se nouèrent. Pendant son rétablissement Chalamov offrit au docteur Savoiéva une anthologie des poètes russes dont il avait noté les vers de mémoire. Ce médecin libre et son auxiliaire détenu lui sauvèrent la vie.

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L'infirmier Lesniak et le docteur Savoiéva à l’hôpital Belitchia

Lorsqu’il eut repris des forces, il accepta la proposition de Savoiéva de rester à l’hôpital comme aide-soignant à la place d’un autre zek renvoyé « à l’étape ». Il était donc un favorisé, un planqué. Il l’avoue. Mais, c’est qu’après la mine d’or et les vitamines je plaçais la barrière morale un peu plus bas32. Cependant peu de temps après, au printemps 1944, il fut renvoyé « aux vitamines » pour diverses raisons, parmi lesquelles il invoquera plus tard l’impossibilité de s’attarder trop longtemps à l’hôpital même en travaillant et son peu de goût pour les tâches exigées (De tempérament je ne suis pas serviable. Aussi ne pouvais-je pas devenir un bon aide-soignant, bien que j’en eusse la possibilité33) et aussi à cause d’un désaccord avec le médecin chef qui se souvient qu’il renâclait à la besogne de nettoyage des locaux.

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http://www.shalamov.ru ill. dans Le Goulag, T. Kizny

Boris Lesniak Savoiéva et Lesniak âgés (à Moscou) Mais l'été suivant la pellagre le ramena bientôt à BELITCHIA. Il y fut soigné, puis y travailla à nouveau comme aide-soignant.

S’efforçant de trouver au plus profond de son âme, dans les dernières cellules intactes de son corps osseux, une force physique et spirituelle pour survivre jusqu’au lendemain, Krist enfile une vieille blouse d’aide-soignant, balaie les sols, fait les lits, nettoie, prend la température des malades.34

Au printemps 1945 le crevard un peu retapé fut expédié à la mine d'or SPOKOÏNY qui était en cours d'installation. L’envoi à la mine que sa seconde condamnation, comme on l’a vu, devait lui éviter, correspondait cette fois à une punition infligée arbitrairement par le chef du camp, parce qu’il s’était caché pendant une « rafle » des malades et du personnel médical opérée par les recruteurs des mines d’or. Savoiéva avait fermé les yeux sur sa disparition momentanée. A SPOKOINY il travailla quelque temps à l’infirmerie sous la direction d’un soi-disant docteur Iampolski, un détenu récemment libéré, qui réussit à l’évincer. Il se retrouva dans une équipe d'ouvriers

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dont le chef le battait chaque jour sans le faire spécialement travailler. C'est au personnage d'Andréiev, son double préféré, que dans le récit « Mai » Chalamov fait supporter le calvaire du crevard qui n'espère plus se rétablir, et fait revivre l’accident heureux de ses jambes brûlées à un feu de camp qui lui rouvrit la porte de l'hôpital Belitchia en 1945. C’est là qu’il apprit la fin de la guerre. Il fut soigné dans le service du docteur Andreï Pantioukhov, un médecin détenu. Désigné comme responsable de la culture, il faisait la lecture de la presse aux malades. Mais en automne, lorsque le docteur Savoiéva fut mutée à cause de son mariage avec le prisonnier Lesniak, le nouveau médecin-chef envoya Chalamov à IAGODNOIE dans une mission forestière qui préparait des poteaux électriques. Dans « Le Ruisseau-Diamant » il raconte comment il s’enfuit du chantier d’abattage, dans lequel le chef ne nourrissait que ceux qui remplissaient la norme. Pour échapper à la mort il revint de lui-même au camp où on l’emprisonna. L’instruction pour évasion ne fut toutefois pas suivie d’une nouvelle peine, sa dernière condamnation datant de moins de deux ans. Le châtiment fut le renvoi au terrible « gisement disciplinaire » de DJELGALA au printemps 1946. Il redevint le virtuose de la pelle (récit de ce nom), comme en 1938 (à Partisan) et en 1943 (pendant son premier séjour à Djelgala).

Après la guerre, on réserva le camp de Djelgala à l’accueil des anciens combattants rapatriés et récemment déportés. Ses occupants (les réguliers) furent transférés dans les camps de l’Ouest. Au début de 1946 Chalamov se retrouva sur l’Indiguirka dans la « petite zone » de SOUSSOUMANE. Encore une fois moribond, il ne faisait même plus semblant de trimer comme peu de temps auparavant à Djelgala, où [il] s’efforçait encore de ramper au-delà du portail de la zone pour travailler. Tout sauf un refus de travail.35 Maintenant il sombrait.

Malgré tout il parvint à joindre le docteur Pantioukhov, qui l'hospitalisa d’urgence pour appendicite aiguë et l’opéra sur le champ (« Un morceau de chair »). Il s’attarda à l’hôpital encore une fois comme aide-soignant. Puis Pantioukhov le fit admettre à des cours de formation médicale.

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De 1937 à 1946 l’application scrupuleuse par les chefs des différents dispositions de l’article 58 alinéa 14 (jusqu’en 1943), puis la violation de la sentence de 1943 (article 58 alinéa 10) à l’endroit du détenu Chalamov avaient ballotté impitoyablement ce dernier de la mine d’or ou de charbon à l’hôpital et aux vitamines et inversement. Il fut sauvé in extremis de la mort programmée. Chalamov fit plusieurs fois le bilan de ses pérégrinations. En 1965 il écrivait à Démidov : Huit années j’ai erré de l’hôpital au gisement ; en 1943 une nouvelle peine de dix ans dans la zone spéciale de Djelgala. Puis trois ans encore d’hôpital, de mine. J’ai été crevard, beaucoup, beaucoup de fois, et il n’y a pas une partie de mon corps qui n’ait été gelée trois ou quatre fois.36

En 1964 il engagea des démarches auprès de l’administration de la Kolyma dans le but d'obtenir la reconnaissance officielle de ses dix ans d’ancienneté comme mineur et d’obtenir une pension supérieure à sa pension d’invalidité. La réponse fut qu’il n’avait travaillé que neuf ans et quatre mois pour les services des mines. En 1965 il reçut enfin cette modeste pension dont il était fier.

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La baraque

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4

BAGNARD ET CREVARD

RABOTIAGA I DOKHODIAGA

« Au fond des mines sibériennes, Restez, mes frères, fiers et forts. Votre souffrance n'est pas vaine Et noble est votre sombre effort. » 1

Pouchkine

Chalamov a rendu hommage à la véracité du témoignage du général Gorbatov sur son bref séjour à la mine d’or de Maldiak : Ses souvenirs sont ce que j’ai lu de plus juste, de plus honnête sur la Kolyma.2 Moins d’une saison aurifère avait fait de cet homme vigoureux un invalide qui fut hospitalisé à l’hôpital Bélitchia, puis envoyé finir son temps dans une pêcherie des bords de la mer d’Okhotsk.

Pour les délais moyens de résistance du mineur, Chalamov écrit qu’ils ont été vérifiés maintes fois :

Au camp, pour qu’un homme jeune et en pleine santé, ayant commencé sa carrière sur le front de taille en hiver, à l’air pur, se transforme en crevard, il suffisait de vingt à trente jours de travail […]. Des équipes qui commençaient la saison de l’or et portaient le nom de leur chef il ne restait plus un seul homme à la fin de la saison à l’exception de ce chef, du chef de baraque et de quelques amis du chef d’équipe.3

La survie de Chalamov en 1938, puis pendant les années de guerre, est proprement miraculeuse.

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Plus d’un tiers des Récits de Kolyma concerne le travail dans les mines de charbon et d’or. De nombreuses fois déplacé, Chalamov avait parcouru sous ou sans escorte des centaines de kilomètres à pied ou en camion sur la Grande Chaussée, sur les routes adjacentes et hors des chemins. Il avait entendu les récits de prisonniers qui étaient passés par d’autres camps que lui.

Cependant il avait conscience de ne connaître qu’ […] un petit bout, une part insignifiante de ce monde, et que, vingt kilomètres plus loin, il pouvait y avoir une cabane de géologues prospecteurs en quête d’uranium ou une mine d’or avec trente mille détenus. On pouvait cacher tant de choses dans les replis de la montagne ! 4

L’univers des baraques était enserré par l’étroite gorge de montagne. Limité par le ciel et la roche. 5 La compétence acquise était elle aussi limitée : A la Kolyma je n’ai appris qu’à rouler une brouette. Et à casser des cailloux. 6 C’était le sort du « rabotiaga », du trimeur, du travailleur de force. L’œuvre de Chalamov nous informe largement sur la nature du travail servile, sur le savoir-faire du mineur, sur les conditions d’existence des détenus, sur les variantes kolymiennes de la condamnation à mort, sur la porte étroite du salut, sur l’état du crevard (« dokhodiaga »), l’équivalent du « musulman » des camps nazis, enfin sur son incroyable résurrection personnelle, physique et morale.

*

La brouette, la brouette du détenu Est le symbole de toute une époque. La machine de l’Osso : Deux brancards et une roue.7

Le sigle OCO (en caractères cyrilliques) – nom usuel de la commission spéciale de trois membres qui désignait les politiques pour les travaux de force – rappelle avec ses trois majuscules la brouette faite de trois parties qui fut par excellence l’instrument de transport de la terre, de la pierre et du minerai sur les chantiers qui employaient la main-d’œuvre servile. On appelait « mécanisation légère » l’ensemble des rouleurs formant une chaîne, dont les maillons

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étaient des groupes de deux ou trois mineurs qui se relayaient pour pousser les brouettes vides ou pleines été comme hiver.

Chalamov mentionne l’emblème du bagne de Sakhaline8, à savoir le prisonnier enchaîné à sa brouette jour et nuit en train de subir le châtiment le plus sévère, à seule fin de le distinguer du symbole de la Kolyma, l’Osso. Les chaînes, destinées à humilier, immobilisaient le forçat du bagne tsariste et par suite le rendaient oisif. Avec la brouette du vingtième siècle, au contraire, on épuise l’homme à la tâche. L’objectif est de […] tout orienter vers le plan, tout transformer en or – âmes, corps, tout9.

ill. dans L'île de Sakhaline, A. Tchekhov (éd. Cent pages, 1995)

Dans ce but il convient de tirer le meilleur profit des conditions

de travail, quand bien même celles-ci sont des plus cruelles. Le climat polaire est perçu par les chefs expérimentés comme le

moteur de la machine humaine : Il n’y a que le froid pour les [les détenus] obliger à travailler […]. Ils remuent les bras pour se réchauffer […] et le gisement remplit la norme. Il produit de l’or.10

Jacques Rossi rappelle que dans les années vingt le travail à l’extérieur était suspendu à moins 25°. Puis les instructions ont abaissé la barre toujours plus, jusqu’à moins 50° ou même moins 55°. Le froid empêche de penser, donc de désobéir. Et pour se réchauffer le corps s’agite.

Dans le récit « La pluie » chaque membre d’une équipe creuse une fosse depuis trois jours pleins et attend vainement l’ordre d’en sortir, mais la direction compte sur l’effet stimulant de la pluie glacée pour accroître la productivité du travail. Les planificateurs estimaient qu’ […] un repas en plus, ce sont

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des forces en plus pour lutter contre le froid11. Or, le froid soutient l’effort. On affame donc les travailleurs. La pernicieuse gradation alimentaire ou gradation du ventre, que Chalamov avait vu instaurer dans les camps de la Vichéra au nom de la sacro-sainte refonte, continuait d’être appliquée à la Kolyma ouvertement en vue du rendement économique.

D’après les chiffres donnés par plusieurs auteurs, dont Robert Conquest et Chalamov, la ration minimale disciplinaire, qui était celle des travailleurs n’ayant atteint qu’un faible pourcentage de la norme, tournait autour de trois cents grammes de pain. Si la norme était remplie à quatre-vingt, quatre-vingt-dix pour cent, la ration « productive » était de cinq cents à six cents grammes. Pour une réussite de cent pour cent, environ un kilogramme. Enfin la ration du « travailleur de choc » atteignait un kilogramme trois-cents.

Dans la réalité jamais le morceau de pain n’avait le poids réglementaire, soit parce qu’on l’avait gorgé d’eau ou entamé à la cuisine, soit parce que les distributeurs en avaient dérobé une partie pour eux-mêmes ou sous la menace au profit des truands. Pendant la guerre toutes les rations furent réduites en théorie et en pratique. Les trois cents grammes quotidiens transformaient rapidement les travailleurs en crevards. Dans la chaîne de la mine les normes étaient irréalisables. Pour ne pas être accusés de sabotage, les chefs d’équipe étaient contraints de falsifier les résultats. Feignant de prendre au sérieux le raisonnement des pourvoyeurs de nourriture, Jacques Rossi montre l’inanité des grosses rations : « Il est vrai que le Goulag offre à ses forçats la chance d’améliorer leur ordinaire en échange d’un effort supplémentaire. Hélas ! Le calcul se fait de telle sorte que le supplément de nourriture ne compense pas le supplément d’effort. Le prisonnier dépérit irrémédiablement et on le retrouve en train de fouiller les tas d’ordures. »12

La grosse ration tue, pas la petite, c'est connu. Chalamov avait été témoin de ce phénomène lors de sa détention au Vichlag, il en fut la victime à la Kolyma. Sa haute stature aggravait son cas en aiguisant sa faim. Le triste constat était dans tous les esprits. Le détenu n’a plus le choix ni d’accroître ni de modérer ses efforts. Le contingent des équipes était en permanence « maintenu à son effectif » selon la formule consacrée, quitte à remplacer les hommes

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deux ou trois fois pendant la saison aurifère. Pour la relève on balançait sans compter les novices venus d’au-delà des mers ou d’un transfert.13 Si les convois d’arrivants ne suffisaient pas à approvisionner les mines en main-d’œuvre, on tirait manu militari les malades de leurs paillasses et on réquisitionnait les membres du personnel hospitalier au cours de rafles aveugles : Un convoi pour l’or, un convoi pour la mort. L’exploitation à outrance des travailleurs, tant dans la population libre que dans les camps instaurée à seule fin de développer la production militaire et industrielle au détriment des biens de consom-mation, a reçu de Robert Conquest le nom de « cannibalisme ». Un petit nombre d’individus prospérait en se nourrissant de la chair et du sang de ses semblables.

*

L’industrie de l’or à la Kolyma, qui était une économie des plus primitives par la pauvreté des moyens techniques employés, aurait normalement dû recourir à l’auxiliaire traditionnel de l’homme, le cheval. Il y avait dans les camps des percherons amenés de la Grande Terre qu’il fallait nourrir et de petits chevaux yakoutes trapus et velus, habitués à brouter l’herbe sous la neige qu’ils soulevaient avec leurs sabots.

Dans les premières années du Dalstroï les chevaux tiraient les tombereaux chargés de troncs d’arbres sur les chantiers d’abattage jusqu’au lieu de débardage d’où des camions les emportaient. Dans les mines ils transportaient la terre et le roc aurifères en été jusqu’au dispositif de lavage, en hiver jusqu’au carreau. En 1937-1938 à la mine Partisan Chalamov remplissait les tombereaux tirés par des chevaux que son coéquipier, en général un droit commun placé à ce poste moins pénible, conduisait plein à l’aller et ramenait vide. Mais […] les chevaux travaillaient mal dans le Nord14, étant de constitution plus fragile que l’homme. Ils étaient en outre mal nourris et mal soignés par les palefreniers qui détournaient l’avoine pour la vendre ou pour se préparer du gruau. Chalamov s’exprime avec tendresse sur les chevaux martyrs de la Kolyma. Au bout d’un mois de labeur l’hiver en plein vent ils crevaient.

Sur le mode plaisant le récit « Caligula » contient la fable d’un

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cheval tire-au-flanc puni, mis au cachot15. Je savais que dans le Nord un cheval ne survit pas plus d’une

saison et qu’un chien meurt avec une ration d’homme.16 L’être humain a prouvé sa supériorité sinon en vigueur, du moins en endurance. Très vite les responsables du travail servile l’ont mis à la place du cheval, tandis que la brouette remplaçait le tombereau. La force physique humaine avait si bien pallié la faiblesse de la bête que, lorsque pendant la guerre apparurent les bulldozers livrés par les Etats-Unis, l’usage de ces animaux préhistoriques fut aussitôt détourné de leur destination sur les chantiers

Dans « Prêt-bail » on voit des tracteurs servir au transport de cadavres gelés qu’on entasse dans une fosse commune fraîchement creusée. A Djelgala, le cheval est employé dans les sadiques jeux de cirque inventés par les chefs pour humilier les prisonniers. La phrase énigmatique qui conclut le récit d’ouverture du recueil, « Sur la neige », s’éclaire. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas faits pour les écrivains, mais pour les lecteurs.17 C’est qu’à la Kolyma les écrivains et tous les Ivan Ivanovitch (les intellectuels ainsi nommés) poussent la brouette et traînent les arbres abattus. En bref : […] la brouette paraît plus simple, plus sûre que le tombereau, et elle est plus franche, plus proche de la mort.18

Pour les durs travaux la force musculaire humaine, rendue en dépit des pertes quotidiennes inépuisable par l’afflux constant de nouveaux condamnés, était jugée à ce point exclusivement indispensable que, si cela avait été possible, explique Chalamov, les responsables de la production auraient supprimé tous les emplois auxiliaires des forges et des ateliers de réparation pour en reverser les ouvriers dans les mines.

Dans « La brouette I » il est question d’un ingénieur qui, lors d’une conférence sur l’amélioration de l’organisation du travail, prétendit pouvoir retourner la Kolyma de fond en comble19 pour en extraire ses richesses, si on lui fournissait des forges portatives. La compétence des forgerons serait, pensait-il, mieux utilisée sans déplacements inutiles. De même les porteurs d’outils du camp au chantier dont le travail léger était convoité par tous les zeks seraient supprimés. Idéalement tous les bras manieraient le pic, la pelle, la brouette.

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La tâche du rouleur était savamment programmée. On avait fixé le temps nécessaire pour accomplir chaque geste dans la chaîne de la mine, la vitesse optimale de la brouette pleine, l’instant de son retour, le délai nécessaire pour la charger à la pelle en isolant les roches contenant de l’or à l’aide d’un pic et parfois d’une rivelaine. Selon la répartition habituelle des postes les droit commun étaient placés au dispositif de lavage et remplissaient les tâches les moins pénibles, tandis que les politiques trimaient au front de taille et au roulage.

La distance entre le carreau et le dispositif de lavage pouvait atteindre trois cents mètres, et il fallait la franchir à vive allure en poussant la brouette sur le chemin de roulage :

Nous roulions sur ces trois cents mètres sous l’hallali des chiens […].20 Trois cents, deux cent cinquante mètres de roulage, c’est un meurtre, un assassinat planifié pour n’importe quelle équipe de choc […]. Il y avait à cela une raison économique, une raison politique et une raison inhumaine, meurtrière.21

C’est ainsi que Chalamov fut toujours écarté d’emplois plus légers comme celui de boiseur, le charpentier qui ajustait les planches sur le chemin central et sur les voies d’accès conduisant au front de taille. Il ne fut non plus jamais « pointiste », cet ouvrier qui, au chaud dans une cabane, manœuvrait les robinets d’eau bouillante installés pour réchauffer, à travers des tuyaux, le sol gelé que le pic devait entamer.

Krakowiecki atteste qu’à la différence des autres chantiers, à la mine d’or la chaîne soutenait un « rythme infernal »22.

Chalamov eut connaissance bien plus tard, fort longtemps après que le roulage l’eût exténué, de l’histoire de la brouette moderne, la « brouette de Berzine » introduite à la Kolyma en 1936-1937, celle qu’il avait poussée pendant des années. Dans « La brouette II » il reproduit un extrait d’un article paru en 1936 dans le journal La Kolyma soviétique concernant la construction de cette brouette perfectionnée conçue par l’Organisme d’Etat en charge des projets, le Guiprostroï.

L’auteur de la brochure soulignait la valeur de cette conquête technologique en plein vingtième siècle ! Le Guiprostroï supprimait comme inadaptées à la fois la brouette russe traditionnelle en bois de petite capacité (0,03 m3) et la brouette métallique plus grande

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(0,075 m3) mais lourde, au profit de la nouvelle en bois pouvant contenir jusqu’à 0,10-0,12 m3 de matériau.

Si dix brouettes transportaient un mètre cube et plus, on pouvait fixer haut la norme quotidienne. Krakowiecki se souvient que les terrassiers devaient rouler cent vingt brouettes par jour, pour un résultat d’au moins douze mètres cubes de terre extraites du chantier de taille. Pour avoir jour et nuit hissé jusqu’au carreau les brouettes de roc et de terre aurifères péniblement roulées depuis les galeries creusées dans les monts d’or, Chalamov a éprouvé les affres montrées dans […] le plus pénétrant, le plus tragique, le plus féroce des mythes, le mythe de Sisyphe23. Pis que vain et absurde était le labeur du détenu dans la mine : Ce travail souterrain d’esclave du lever au coucher du soleil (et celui qui connaît les habitudes du soleil polaire sait ce que cela veut dire) avait un sens caché supérieur, un sens politique, justement dans le fait qu’il était dénué de sens.24

*

Chalamov n’aimait ni n’estimait l’effort physique. Dans sa jeunesse, le travail à l’usine l’avait rapidement lassé. Le labeur forcé accrut son aversion naturelle. Le camp vous apprend à détester le travail physique, le travail tout court.25

Ce sentiment était partagé par de nombreux prisonniers des lieux d’enfermement staliniens et nazis. Ne les avait-on pas d’emblée dressés contre l’effort à la tâche avec les cyniques devises placardées sur le fronton du portail de chaque camp : « Le travail en URSS est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme », ou en Allemagne nazie : « Arbeit macht frei » ?

A la lecture d’ Une journée d’Ivan Dénissovitch Chalamov, on le sait, fut choqué par l’ardeur au travail des zeks employés comme maçons à monter les murs d’une centrale électrique, et il nota à l'intention de Soljénitsyne : S’ils se donnent à fond […], c’est que le travail ne les a pas encore achevés.26 Le camp décrit dans la nouvelle, bien que « spécial » et « de travaux forcés », avait un régime beaucoup moins dur que le complexe des camps du Grand-Nord sur lesquels témoigne Chalamov.

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Pris dans leur ensemble les Récits de Kolyma montrent néanmoins une attitude paradoxale de leur auteur à l’égard des tâches exécutées sous le bâton. J’ai mal travaillé dès le premier jour. Et à cette époque et aujourd’hui le travail physique m’apparaît comme une malédiction pour l’homme, et le labeur physique forcé comme la suprême humiliation de l’homme.27 Bientôt, durablement épuisé, il devint l'un de ces demi-cadavres au sujet desquels il écrit : Nous avions essayé de travailler ; seulement la distance qui séparait notre vie de ce qui peut s’exprimer en chiffres, en brouettes, en pourcentages, était trop grande. Les chiffres, c’était un blasphème.28

Fatalistes quant à la norme inaccessible, Chalamov et ses camarades s’illusionnaient parfois, malgré tout, sur le résultat de leurs efforts et s’émerveillaient des 25 à 30 % constatés par le chef d’équipe en fin de journée. Ils trimaient comme si, en dépit de la contrainte, le besoin d’accomplir la tâche l’emportait sur le dégoût et la fatigue. E. Adamova-Sliozberg analyse cette attitude contradictoire qu’elle partageait avec ses compagnes d’infortune : « On nous punissait avec un travail au-dessus de nos forces, et nous nous exécutions avec ardeur. Quelles esclaves ! Je me promis de ne plus mettre mon âme dans le travail et de tromper le camp là ou je pourrais. Je n’y suis pas arrivée, je ne pouvais pas changer ma nature, et travailler « à la truand », c’est-à-dire tirer au flanc. »29

Plus d’une fois Chalamov évoque non sans une pointe d'auto-dérision son contentement d’avoir appris à piocher, pelleter, rouler… Éprouvait-il de la fierté pour avoir surmonté sa répugnance à l’effort physique et pour avoir atténué l’humiliation de l’esclavage par la maîtrise du geste ? Je suis le virtuose de la pelle, je suis le rouleur de la Kolyma. Je suis aussi un illustre laveur de planchers de Magadane.30

Être écrivain et mineur de fond, quelles qualifications seraient plus éloignées ! D’un côté, la vocation, de l’autre une cruelle vicissitude. De la compétence médicale qu’il acquit par la suite en détention Chalamov ne fait nulle part étalage de cette façon, bien qu’il se passionnât pour son nouveau métier. L’inefficacité de sa technique au travail de la mine ne lui valait que moqueries et coups. Mais la satisfaction de soi révélait peut-être l’étincelle du libre arbitre non encore éteinte et la conscience de se surpasser.

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En définitive, Krist n’est pas vraiment différent d’Ivan Dénissovitch. Très affaibli, il est employé comme renfort dans une équipe qui fond comme neige au soleil. Le voici préparant avec soin son instrument de travail, adaptant à sa haute taille une pelle américaine : Krist ajusta sa pelle, comme il l’avait fait des milliers de fois : il enleva le petit manche avec poignée qu’avaient toutes les pelles américaines ; avec le manche de sa hache il élargit très légèrement les bords de la pelle en la posant sur une pierre ; il se choisit un long, un très long manche parmi ceux qui se trouvaient dans un coin du hangar, il l’enfila dans l’anneau de la pelle, le fixa, posa le tranchant oblique de la pelle à ses pieds, mesura le manche, le marqua, prenant son propre menton comme repère, puis le coupa selon la longueur désirée. Puis il frotta et lissa le bout de son nouveau manche du tranchant de la hache.31

Cette description minutieuse constitue le mouvement ascendant du récit « Le virtuose de la pelle ». Le point culminant en est, avec les compliments du chef d’équipe, la promesse d’une prime. La chute, c’est la rossée donnée au héros du jour, sous les regards goguenards de la chambrée, par le chef ivre qui a bu la prime. On croit lire une version carcérale de la fable du corbeau et du renard. Il n’empêche que Krist avait trimé avec ardeur pour un chef qui d’abord lui avait plu. Sur le chantier les coups de pelle soulevaient une multitude de sons que percevait l’ouvrier malgré l’épuisante dépense physique et l’aliénation de l’esprit. Une sorte d’ivresse accompagnait ses gestes répétitifs : Ses bras se mirent à lever régulièrement la pelle et le grincement mélodieux du métal contre la pierre prit un rythme accéléré. La pelle se mit à crisser, à chuinter ; la pierre glissait de la pelle, lorsqu’il la brandissait, et retombait au fond de la brouette dont le bois résonnait. Puis c’était le son de la pierre contre la pierre : Krist connaissait bien cette musique du front de taille.32 De son côté l’essai « La brouette II » contient cette magistrale leçon de roulage : Déboucher sur le chemin central exige une certaine maîtrise : il faut amener la brouette hors de son sentier, la tourner sans insérer la roue dans l’ornière creusée au milieu de la planche, qui ondule comme un ruban ou un serpent (à propos, il n’y a pas de serpents à la Kolyma) depuis la tranchée jusqu’à l’estacade, d’un

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bout à l’autre, jusqu’à la trémie. Une fois que l’on a amené la brouette sur le chemin central, il est important de la faire pivoter en l’équilibrant avec ses muscles, puis de choisir le moment propice pour s’incorporer à la course effrénée des autres. Impossible de les contourner ou de les doubler, il n’y a pas la place, il faut pousser sa brouette au galop, plus haut, toujours plus haut, le long de ce chemin qui grimpe lentement sur ses supports, monter sans défaillance au grand galop, pour ne pas être renversé par les bien nourris ou par les nouveaux.33 L’effort soutenu du Sisyphe moderne s’inscrit ici dans le temps haletant d’une période narrative riche en verbes de mouvement et en adverbes exprimant l’effort (au galop, plus haut, toujours plus haut). L’ensemble du texte qui dépeint dans un seul grand élan les différentes phases du travail de roulage laisse deviner l’indicible relation nichée au cœur de l’humain que le bagnard presque crevard entretient avec la tâche imposée, irréalisable. Le lecteur ne peut qu’adhérer au jugement de l’auteur : Comme tout travail physique, le travail du rouleur est infiniment dégradant à la Kolyma du fait du caractère esclavagiste qu’il y prend. Mais, comme n’importe quel travail physique, il exige un certain savoir-faire, de l’attention et du cœur à l’ouvrage.34

* * *

[…] la vie au camp est trop étonnante, trop incroyable, et le pauvre cerveau humain n’est pas à même de se

[la] représenter correctement…35

Les conditions de travail ont été évoquées. Que reste-t-il à dire des conditions d’existence des zeks, celles-ci se confondant presque avec celles-là, puisque les hommes sont de simples outils ? Logis, habits, nourriture sont chichement distribués en vue du seul rendement. La journée de labeur est chaque soir prolongée par la corvée du ramassage du bois de chauffage pour les baraques. La fin du travail, ce n’était pas du tout la vraie fin du travail.36 Bûches et branches

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disponibles se trouvent le plus souvent très loin, au-delà des coupes opérées dans la taïga.

Les appels du matin et du soir à l’extérieur, dans le froid, le vent, la neige occupent environ deux heures. C’est aussi la durée du maigre repas du soir, lent à servir à des cohortes de prisonniers. Il reste peu de temps pour le repos, surtout si l’on va rendre quelque menu service à un chef ou à un truand contre un quignon de pain, une pincée de tabac, un mégot… Ou bien c’est la toilette, accompagnée de la désinfection des effets à l’étuve qui maintient éveillé et alarmé. Ou encore, il faut déblayer la neige dans la cour du camp et sur les voies d’accès.

Il arrive aussi qu’après plus de vingt heures d’affilée passées en dehors de la zone sur un chantier une nouvelle journée s’enchaîne à la précédente. L’équipe n’est pas relayée tant que la tâche n’est pas terminée. Le narrateur de « Première mort » se souvient de l’agitation automatique du corps trop longtemps sollicité par l’effort : […] seules les six ou sept premières heures sont pénibles, dures, un vrai martyre. Ensuite, on perd toute notion du temps et on ne veille inconsciemment qu’à une chose, à ne pas geler ; on tape du pied, on agite la pelle sans penser à rien ni rien espérer.37 Les ouvriers sont nourris sur place avec seulement du pain. L’escorte est régulièrement relevée. Mais les chiens encerclent les hommes, les harcèlent, les empêchent de s’immobiliser ou de se réchauffer au feu de camp des gardes. En été, or oblige, aucun repos n’est prévu. Le reste de l’année les trois jours de congé mensuel théoriques passent au rattrapage des jours chômés pour intempéries ou à l’exécution de toutes sortes de corvées à l’intérieur du camp. Bref, le détenu connaît une suite interminable d’épreuves et de tourments. La baraque en planches, montée sans le moindre outil par les détenus eux-mêmes pour leur servir d’abri, est une caricature de l’isba paysanne. Elle est loin de valoir celle-ci pour le confort et la chaleur. Les parois en sont grossièrement calfeutrées de mousse, et en hiver par la glace. Le sol gelé rend inutilisables les châlits inférieurs. L’éclairage et le chauffage au poêle sont misérables. Les bat-flanc de deux à trois niveaux reçoivent, entassés, grelottant sous leurs hardes, dévorés par les punaises et les poux, couverts de plaies, endoloris, les travailleurs harassés.

Mais dans les centres de détention prolongée, à la différence des zones de transit moins étendues et mieux équipées, les baraquements

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alignés à l’intérieur des barbelés entre les miradors abritent le plus souvent les services administratifs, tandis que le refuge des prisonniers est la vaste tente de type militaire en grosse toile goudronnée, meublée de rangées de châlits. A proximité des mines, la bâche est souvent trouée par les chutes de pierres provenant des fronts de taille. C’est là que […] les détenus passaient l’hiver au pôle du froid sans se déshabiller ni se laver ; là où les cheveux restaient collés par le gel aux parois et où il était impossible de se réchauffer.38

A l’exception du camp d’Arkagala, Chalamov n’avait jamais dormi sous un toit en dur jusqu’en 1946. Le confort des murs en bois m’était tout simplement inconcevable. Je n’avais pas l’occasion de le comparer à celui des bâches. Mes murs étaient en toile, mon ciel aussi.

A Bélitchia : Les bâches de l’hôpital étaient une déception pour le corps, pas pour l’âme.39

Un autre gîte, banal pour le zek qui était mis au trou sous n’importe quel prétexte, était le cachot taillé dans le roc et la glace. Chalamov a goûté tour à tour à ceux de Partisan, de Kadyktchane, du Lac Noir, de Spokoïny. Je pouvais fort bien dormir sur un banc étroit, rêver et ne pas tomber dans l’eau glacée.40 Jacques Rossi41 nous renseigne sur les différents types de cachots kolymiens : le « cachot-glacière », une fosse creusée remplie d’eau, qui à l’automne se figeait en une dalle de glace ; le « cachot-étuve » dans lequel un conduit crachait de la vapeur bouillante ; le « cachot à eau » où l’on avait les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles ou même jusqu’aux genoux ; le « cachot au sol incliné », pour qu’on ait les pieds tordus ; le « cachot de Procuste », si exigu et si bas que l’on n’y tenait que recroquevillé. Le cœur du zek désorienté par la souffrance peut balancer entre la baraque et le cachot. Triomphe et tu seras « libre ». Tu regagneras ta baraque, tu te retrouveras « en liberté ». Et ce sera immédiatement la fin de ce conte de fées, de cette joie d’être seul, du cachot sombre et intime, où l’air et la lumière ne pénètrent que par la fente de la perte, et tu retrouveras le travail, le pic, la brouette, la roche grise, l’eau glaciale. Où est donc la bonne voie ? Le salut ? La solution ? 42

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ill. dans Le Goulag, T. Kizny

Ruines d’un isolateur disciplinaire

*

Préparez vos affaires conformément à la saison !

(le gardien préposé au transfert de détenus dans un autre camp)

L’expression signale l’insolite ineptie de l’ordonnance du quotidien dans les lieux de détention. Deux fois par an on distribuait des « vêtements de saison » pour l’été, pour l’hiver. Un lot d’effets de dixième main était jeté dans la baraque, où chacun cherchait sa taille. Passées périodiquement à la désinfection, ces hardes étaient rendues au hasard. Le troc permettait à chacun de se rhabiller tant bien que mal. Il était impossible de garder une pièce de vêtement convenable, surtout une affaire personnelle reçue dans un colis. Les truands dépouillaient les politiques, jouaient leurs habits aux cartes. Mais les vols étaient aussi le fait des chefs.

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La tenue réglementaire ne comportait aucun sous-vêtement, seulement un pantalon, une vareuse et un blouson légèrement ouatinés et dont la ouate très vite sortait en touffes dans les parties déchirées. L’hiver le zek revêtait un bonnet à oreillettes et des moufles, quand celles-ci n’avaient pas été mises en pièces par seulement quelques heures de travail au pic et à la pelle, parfois une écharpe, luxe insigne, ou en tenant lieu une serviette autour du cou. Les habits servaient aussi de couchage sur les planches nues. Sous cette protection légère le corps souffrait en permanence des morsures du gel. Les lésions suppuraient. Dans les années quarante Chalamov portait encore des plaies provoquées par le froid de 1938. Les amputations des doigts de pied étaient monnaie courante, car les responsables des camps étaient incapables de fournir de vraies chaussures en ces temps de pénurie générale. Les détenus, hommes et femmes, recevaient des sortes de bottes en tissu qu’une ficelle serrait aux genoux, montées sur des semelles découpées dans de vieux pneus. Cette invention spéciale pour la Kolyma portait le nom de « bourki ». Les « tchouni » ou souliers d’été moins lourds étaient confectionnés selon le même principe. Elinor Lipper maudit l’inventeur de ces monstrueuses godasses : « Leur composition est la suivante : la tige est faite d’un morceau de sac légèrement doublé de ouate et piqué ; le talon est renforcé par de la toile cirée ou du similicuir, ainsi que le coup de pied, tandis que la semelle est constituée de trois morceaux de pneu usagé. Le tout tient à grand renfort de ficelles, tandis qu’une autre ficelle serre solidement autour du genou pour empêcher la terre de pénétrer. L’objet est si vaste que l’on peut y faire entrer un pied recouvert de trois épaisseurs de chaussettes russes. Après un jour d’usage il devient informe. »43

Les chaussettes à la russe sont des bandes de tissu enroulées sur le pied et la jambe. Des ateliers rapetassaient moufles et « bourki ».

Marcher sur le sol rocailleux et glacé en « bourki », en « tchouni » ou encore en « valenki », les bottes de feutre moulé portées l’hiver en Russie, ou même en « lapti », les savates en bois de bouleau des moujiks – c’était un supplice. Telles étaient les conditions de survie des condamnés à mort de la Kolyma.

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* * *

Tôt ou tard les ennemis du peuple iraient « sous le dôme »

(expression inspirée par les « sopki » de la région) ou « sur la lune », d’après l’image populaire de la mort. Ayant produit leur tas d’or ils finiraient dans une fosse commune que la très humaine langue russe nomme « tombe fraternelle » (« bratskaia moguila ») en l’assimilant à la sépulture des soldats tombés au front.

La faux de Staline les fauchait tous l’un après l’autre […]44. La mise à mort était protéiforme.

L’exécution capitale resta en vigueur pendant toute la période stalinienne, et massive et individuelle. Les autorités des camps fusillaient dans le sillage de la disgrâce de personnages haut placés. Le limogeage de Berzine comme chef de la Kolyma coûta la vie à des milliers de détenus. Suivirent les massacres de la Garanintchina, dont les motifs étaient si nombreux et si vagues qu’ils relevaient de l’arbitraire pur et simple.

Chalamov énumère les prétextes à tuer, ouvertement invoqués en 1938 : la « propagande contre-révolutionnaire » consistait par exemple en quelques paroles élogieuses prononcées à propos d’un auteur russe publié à l’étranger ou bien en une remarque innocente faite sur Staline ou encore dans le fait de se taire, quand il fallait crier « hourra ! ». Le silence, c’est de la propagande.45 On risquait la fusillade, si l’on « offensait » l’escorte en réagissant verbalement aux coups. On était exécuté pour « refus de travailler » ou « pour vol de métal », deux variantes du sabotage économique.

La deuxième rubrique la plus fréquemment utilisée et en vertu de laquelle on fusilla une multitude de gens, c’était la non-exécution de la norme.46 On abattait des équipes entières ou bien des travailleurs préalablement isolés du groupe pour effectuer une tâche précise. Le héros de « Tâche individuelle », un ex-étudiant rouleur, est exécuté au lendemain d’une journée de mise à l’épreuve pour n’avoir atteint que 25 % de la norme fixée.

De nuit, les soldats l’emmenèrent dans la forêt par un petit sentier, là où il y avait une grande palissade surmontée de fil de fer barbelé qui coupait presque entièrement une petite gorge et d’où l’on entendait parfois la nuit le grondement lointain des tracteurs. Et

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quand il comprit de quoi il s’agissait, Dougaiev regretta d’avoir travaillé, d’avoir souffert en vain ce jour là, ce dernier jour.47

La mort subite était une fin attendue par le travailleur épuisé.

Une attaque cardiaque en délivra plus d’un, même de très jeunes gens. Il y eut Platonov : […] il mourut comme beaucoup d’autres : il

fit un moulinet avec son pic, chancela et s’effondra, le visage contre le roc.48

Il y eut Khvostov : Une fois, il se mit à cogner furieusement son pic contre la pierre de la tranchée. Le pic était lourd. Khvostov cognait à la volée pratiquement sans s’interrompre, je m’étonnai d’une telle force […]. Puis le pic tomba en résonnant. Je regardai. Debout, jambes écartées Khvostov vacillait. Ses genoux fléchirent. Puis il s’effondra et tomba la face contre terre.49

D’autres expiraient sans bruit pendant le repos nocturne. Il y eut aussi Fritz David qui debout, serré dans la foule de ses

camarades somnolents, […] mourut d’abord et tomba ensuite.50

Bien que les prisonniers eussent mille raisons de vouloir en finir,

le suicide était rare. Ce choix n'est pas à la portée de tout un chacun ni possible dans toutes les situations, car il exige un immense effort de volonté, et la volonté suppose des forces physiques. Le crevard ne mettait pas fin à ses jours. C’est ce que l’auteur du récit « Silence » prouve à contrario en montrant qu’un repas un peu meilleur et un peu de chaleur peuvent donner à certains l’énergie suffisante pour se supprimer.

Leur faim calmée, les hommes de l’équipe sont installés en rond autour d’un feu de camp d’où pour une fois le chef ne les chasse pas. L’un deux, membre d’une secte, […] se leva, et, passant devant le soldat d’escorte, s’enfonça dans le brouillard, dans le ciel. Halte ! Halte ! 51 Un coup de feu, un second. Le narrateur conclut : Parfois l’homme doit se hâter pour ne pas perdre la volonté de se donner la mort.52

Ou bien, pendant une mission de quelques jours en pleine forêt, à la faveur d’un répit et du relâchement de la surveillance, Ivan Ivanovitch se pendit à dix pas de l’isba à la fourche d’un arbre, sans la moindre corde.53 (« Ration de campagne »)

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La mort à petit feu, la lente agonie reste le sort ordinaire du crevard. S’il n’a pas pu se faire hospitaliser, le mineur qui ne remplit pas la norme, après avoir été mis au cachot, après avoir été battu, après avoir été réduit à la portion congrue, est à la longue versé dans une équipe dite « spéciale » constituée seulement de faiblards aptes à certains travaux.

Il s’agit des OKA (« équipes de rétablissement »). Il y a aussi des OPE (« postes de rétablissement »). Là est prolongée grâce à un peu plus de pain et un peu moins de « pourcentage » une précaire survie. Un délai est accordé, comme le chante ce refrain des camps : D’abord l’OPE, après l’OKA ; la plaque au pied, adieu les gars54.

Enfin, les infirmes déclarés inaptes au travail s’éteignent dans des mouroirs isolés qui recueillent les déchets des mines.

A la Kolyma, de la bourrade à la mise à mort les coups étaient omniprésents. Dès que le détenu faiblissait, c’était la ruée sur lui des chefs, des soldats, des truands, des camarades.

Au printemps 1944 le crevard Chalamov était battu chaque jour en public par son chef d’équipe. En plus des coups de pied, on usait du bâton baptisé thermomètre (« Le thermomètre de Grichka Logoune »).

La supériorité physique du soldat d’escorte, c’est son fusil. La force du chef qui me bat c’est la loi, le jugement, le tribunal,

la garde et l’armée.55 Abattre un prisonnier est en principe puni, sauf s’il y a eu

désobéissance du prisonnier et sommation de la part du garde. Mais le tir en l’air d’avertissement suit en général la première balle, mortelle.

Les truands eux aussi tabassent les politiques : La force des truands, c’est leur nombre, leur « collectif » […]. 56

Chalamov ne s’étonne pas des accès de cruauté qu’il observe continuellement chez les gardes et chez les responsables du camp, petits et grands, puisque la violence, l’unique valeur reconnue par la pègre, s’infiltre dans les rangs des chefs.

Frappé pour la première fois par l’escorte qui le conduisait dans l’Oural en 1929, il avait perdu très tôt l’illusion de pouvoir réagir aux coups. En revanche il avait appris à les parer, à atténuer la douleur, à être stoïque. Je me souviens très bien de la première fois où l’on m’a frappé. La première de centaines de milliers de beignes routinières, quotidiennes.57

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Un jour un contremaître, Zouiev, [...] allongea le bras et je sentis un léger attouchement, à peine perceptible, pas plus fort que les rafales de vent qui m’avaient fait tomber plus d’une fois sur ce même chantier d’abattage.

Je tombai et, tout en me protégeant des bras, je léchai du bout de la langue un liquide sucré et gluant qui avait coulé aux commissures de mes lèvres.

Zouiev me donna quelques coups de botte dans les côtes, mais je ne ressentis aucune douleur.58

Il perdait l’équilibre au moindre choc. En tombant il éprouvait une sensation d’apesanteur : Comme un cosmonaute avant un vol spatial, j’avais subi un entraînement dans les centrifugeuses glacées de la Kolyma… 59 (« Le gant »).

Le coup pour faire mal et pour humilier rencontre dans la demi-conscience du crevard qui est aussi poète un écho surprenant dans lequel la bourrade se confond avec une rafale de vent, la chute avec un vol spatial et le sol polaire avec la Terre nourricière, cette divinité du paganisme slave vénérée dans la Russie paysanne qui apparaît justement dans la suite de ce dernier récit : J’aurais confusément conscience d’être frappé, jeté à terre, piétiné… Mes lèvres se craquellent, le sang coule de mes gencives abîmées par le scorbut. Il faut se recroqueviller, se coucher, se blottir contre la Terre-Mère humide. Mais la terre était neige, glace, et en été, pierre – elle n’était pas maternelle.60

* * *

Les problématiques voies du salut se présentaient au prisonnier comme des variantes d’une même démarche, éviter l’envoi à la mine, échapper aux travaux généraux.

Tromper la vigilance des gardes, saisir l’occasion d’un déplacement sans escorte et s’en aller droit devant soi dans la taïga, c’est obéir à l’appel du « procureur vert ». Ainsi appelait-on l’évasion tentée au printemps dans la forêt sibérienne. Certains répondaient à l’appel du « procureur blanc » en hiver, pour franchir sur la glace les marais de la toundra. Dans les bagnes tsaristes s’enfuir, c’était se mettre au « service du général Coucou »…

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On part afin de vivre, ou de mourir libre, tout en sachant que les évadés des camps du Grand-Nord sont toujours rattrapés au bout de peu de jours. On part souvent la première année, quand on a encore de l’énergie, et au printemps avant l’ouverture de la terrible saison aurifère et parce que la nature offrira de la nourriture.

Mais on s’illusionne. La famine menace les fuyards. Les plus brutaux et les plus avisés cherchent à entraîner un compagnon naïf qu'ils pourront sacrifier pour survivre. On appelle la future victime « vache », « bélier » ou « bagage ». Le héros du récit « Le lait concentré » déjoue ce piège que lui tend un codétenu.

En outre, tout comme les forçats échappés du bagne d’Omsk qui, à ce que raconte Dostoievski, étaient livrés à la police par les habitants de villages voisins, les zeks en fuite sont dénoncés par la population libre moyennant une récompense de quelques kilogrammes de farine ou de quelques centaines de roubles par tête.

A partir de 1938 l’évasion devint un délit, puni d’abord de trois années supplémentaires de détention, puis de dix ans comme le sabotage (article 58 alinéa 16). La récidive pouvait entraîner jusqu’à vingt-cinq ans d’enfermement. Pour Soljénitsyne l’évasion était un « orgueilleux moyen de se suicider » (Arch., vol.3, p.67). Chalamov n’a jamais tenté de s’évader comme du reste l’ensemble des politiques, car dans leur patrie ils n’avaient ni refuge ni salut, et l’étranger était inaccessible depuis la Kolyma. Partir à travers la taïga en direction de l’est dans l’espoir de pouvoir franchir le détroit de Béring en bateau ou en traîneau était une folie. Chalamov relate deux évasions qui, s’il les romance, eurent des modèles dans la réalité. La première, réussie, constituait un fait divers colporté dans le florilège des camps. Le fuyard se cacha deux ans. En se faisant passer pour un géologue, il traversa la Sibérie à pied, une besace remplie de cailloux à l’épaule. En chemin il donnait même des conférences sur ses trouvailles. Il survécut grâce à sa femme qu’il avait pu informer et qui, toute dévouée à sa cause, lui faisait parvenir des mandats à la poste restante des localités qu’il traversait. Finalement il fut repéré et arrêté (« Le procureur vert »). La deuxième évasion est le sujet du récit « Le dernier combat du commandant Pougatchov ». L’action se passe après la guerre. Un groupe de « rapatriés » et

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leur chef, tous des hommes endurcis par les combats et par l’évasion d’un camp nazi, préparent leur fuite dans un seul but, ne pas mourir esclaves. Il valait mieux mourir les armes à la main qu’épuisé par le travail et la faim, sous la crosse et les bottes des hommes d’escorte.61

Croient-ils possible de s’emparer d’un avion sur un aéroport situé à des centaines de kilomètres au nord et pour s’y rendre de rouler avec un camion volé sur la grand-route ? Recherchés, ils luttent embusqués dans des meules de foin. Dans leur épopée telle que la raconte Chalamov tous périssent, à l’exception de Pougatchov que l’on voit se suicider dans une tanière d’ours.

D’après le témoignage du docteur Mamoutchachvili62 l’histoire véridique de ce groupe de fugitifs est la suivante : l’aide-médecin Chalamov reçut un jour à l’accueil de l’Hôpital Central trois survivants d’une évasion de treize à quatorze détenus de la mine Gorki, qui avaient été rattrapés et jugés à Magadane.

Tandis qu’après le procès on les transférait dans un autre camp où ils devaient purger leur peine, ils avaient fait une seconde tentative d’évasion sur la route en essayant de désarmer l’escorte. Plusieurs avaient été abattus. Parmi les trois rescapés l’un, grièvement blessé, mourut à l’hôpital. Son allure et son courage frappèrent Chalamov qui le représenta plus tard sous le nom de Pougatchov, ce cosaque du Don très populaire qui avait pris la tête d’une révolte paysanne contre Catherine II.

*

L’automutilation, si elle ne donnait pas l’espoir d’être hospitalisé le temps de la guérison ou d’être dispensé de travail car elle constituait un délit, promettait néanmoins quelques heures de répit à passer au chaud à l’infirmerie ou aux urgences de l’hôpital. Et ensuite on serait peut-être envoyé dans un chantier moins dur que la mine ou l’abattage des arbres.

Un manchot peut piétiner le sol pour frayer un sentier, un cul de jatte peut ramper et cueillir les aiguilles de pin nain. Pendant la guerre, quand la main-d’œuvre vint à manquer, on vit des orpailleurs avec un bras en moins tamiser l’or d’une main. Le businessman, héros du récit de ce nom, a eu la chance d’avoir une forte fièvre après avoir fait sauter sa main droite avec l’explosion d’un détonateur et de pouvoir

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occuper ses deux grands mois d’hôpital à un commerce prospère de mégots.

Quant à Chalamov, plusieurs tentatives d’automutilation ne lui laissèrent que des bleus. Un jour, dans la fosse qu’il était en train de creuser, il voulut se faire rouler un bloc sur la jambe. Au dernier instant sa jambe se retira. Et je compris que je n’étais pas de ceux qui s’automutilent ou qui se suicident.63

L’histoire du businessman avait été racontée à Chalamov par le docteur Loskoutov. A l’Hôpital Central ce dernier s’intéressait tout particulièrement à l'automutilation et à la simulation qui, avec l’aggravation volontaire d’un mal, attiraient et perdaient quantité d’hommes désespérés. Loskoutov proposait cette explication pertinente et charitable à propos des simulateurs et des « aggravateurs » : Ce sont eux qui s’imaginent qu’ils simulent ou qu’ils aggravent leurs symptômes. Ils sont bien plus sérieusement malades qu’ils ne croient.64

Lorsqu’il s’agissait non pas de truands robustes mais de crevards ordinaires, ces phénomènes posaient un cas de conscience aux praticiens. Chalamov décrit sans complaisance l’acharnement exercé par toute une équipe médicale sur un malade qui, hospitalisé pour une fracture de côte, refuse au fil des jours de redresser sa colonne vertébrale et reste obstinément recroquevillé sur sa couche. La thérapie de choc vient à bout de sa résistance, il crie grâce sous les tortures infligées et demande à retourner à la mine (« Thérapie de choc »). La deuxième partie des Souvenirs de la maison des morts contient le récit d’un cas de traitement de la simulation à l’hôpital du bagne d’Omsk. Un forçat condamné à recevoir mille coups de baguette se frotte chaque nuit les yeux avec un plâtre gratté sur un mur afin d’entretenir l’infection. On l’opère et dans une entaille pratiquée tout le long de la nuque on place une mèche de coton pour maintenir la plaie ouverte. Fou de douleur il implore qu’on le renvoie de l’hôpital. Mais Dostoievski explique que dans l’ensemble les médecins étaient compatissants et soignaient les faux malades qui prétextaient la fièvre ou une colique. A la Kolyma, dans tous les cas et tous les cas étaient sérieux, la porte de l’hôpital était étroite. Le crevard devait se traîner jusqu’à l’infirmerie de son camp afin d’obtenir directement de l’infirmier ou

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par son intermédiaire d’un médecin ou d’un auxiliaire médical une feuille de route pour se rendre dans le centre hospitalier le plus proche. Il y allait le plus souvent à pied, avec ou sans escorte.

Là, toutes les conditions étaient réunies pour qu’il se vît refuser même les premiers soins : les impératifs du plan de production qui ne tolérait pas le relâchement de l’effort musculaire des travailleurs ; le nombre grandement insuffisant de lits ; la situation délicate de l’équipe médicale, constituée en grande partie de détenus et prise entre le marteau et l’enclume, soit entre le devoir d’obéissance aux directions médicale et administrative et la volonté de secourir les malades ; la pression exercée sur tout le personnel soignant par les truands qui pratiquaient tour à tour chantage et menaces.

Chalamov raconte que pendant « la guerre des chiennes »65 l’Hôpital Central était totalement investi par les truands qui le considéraient comme leur propriété. A eux allaient les certificats d’invalidité autorisant le transfert sur le continent que l’hôpital était habilité à dresser.

Les leçons d’humanité comme l’ablation d’un appendice sain, données par de courageux thérapeutes, ne parvenaient à sauver qu’un petit nombre de vies.

*

De tous les chemins salvateurs rêvés par les détenus le moins incertain et le plus convoité était la planque. Ce terme recouvre bien des situations et se définit le mieux par la négative : être planqué, c’est échapper au travail physique, pénible ou léger, également fatal pour l’organisme affaibli, et se faire oublier un temps dans un emploi réservé. Dans les camps de la Kolyma il s’agissait de postes destinés en théorie à des prisonniers libérés et assignés à résidence, mais leur contingent ne suffisait pas à remplir le nombre de places, qui allaient généralement à des prisonniers de droit commun. On devenait comptable, secrétaire d’un chef, aide-soignant, laborantin, etc., ou bien on travaillait dans sa spécialité : physicien, médecin, économiste, juge d'instruction… Pour de nombreux survivants du Goulag ou des camps hitlériens la planque ne représente pas simplement un lieu et un moment de répit. Elle est liée à la chance dont la roue tourne parfois en votre

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faveur, mais surtout à une protection, à un passe-droit. On est toujours planqué aux dépens d’un autre en accédant soi-même à un mieux-être.

Alain Parrau résume ainsi le point de vue éthique sur la question : « Le lien entre survie et privilège rend la figure du survivant suspecte. »66

La planque a une connotation péjorative chez la plupart des auteurs de la littérature concentrationnaire. Soljénitsyne compte 20 % de planqués dans la population des camps russes. Ce pourcentage constituerait à son sens la majorité des survivants pris dans leur totalité. Il pense que parmi les « 58 » ayant survécu 90 % sont d’anciens planqués. D’après lui tous ceux qui sont revenus ont été planqués au moins une partie de leur temps. Dans son livre tardif Les Naufragés et les Rescapés (1987) Primo Levi exprime une opinion radicale sur le sujet : « Nous, les survivants, sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale ; nous sommes ceux qui grâce à la prévarication, à l’habileté ou à la chance n’avons pas touché le fond. »67

Levi avait connu l’état de « musulman », il le raconte dans Si c’est un homme, sa première œuvre sur les camps écrite en 1947, donc peu de temps après les événements. Son point de vue y est plus nuancé que dans son deuxième ouvrage. Il semble qu’avec les années il ait développé un fort sentiment de culpabilité vis-à-vis des victimes, ce qui lui fait dire dans Les Naufragés : « Les meilleurs sont tous morts ». Qu’il s’agît d’autrui ou de lui-même, Chalamov ne porta jamais de jugement aussi sévère que le reproche fait à d’autres par Soljénitsyne et à soi-même par Levi, bien qu’il eût conscience du danger moral lié à la situation de planqué.

A la Kolyma, il prit le contre-pied de son comportement de petit chef sur la Vichéra et ne succomba pas à la tentation de diriger une équipe. Il avait compris que […] donner des ordres au camp était le pire des péchés […] 68.

La loi souveraine du camp est qu’ […] il faut payer pour toute chose. Avec le sang, la vie d’autrui69.

Chalamov savait que tous les chefs d’équipe sous les ordres desquels il avait trimé, qu’ils fussent intègres ou malhonnêtes, étaient […] l’arme de l’extermination physique des ennemis politiques de l’Etat70. Ils répondaient jour après jour de l’observation des normes de

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travail devant le représentant des organes policiers et devant le contremaître chargé de la production. Pour se maintenir à leur poste de faveur ils prenaient inévitablement […] une voie sûre et sans risque : extorquer ces mètres cubes aux crevards, les leur extorquer au sens le plus concret, le plus physique du terme. A coups de pic sur le dos71. Entre 1937 et 1946 Chalamov connut de loin en loin de courts répits en travaillant à l’abri du froid dans un baraquement. Mais comme scribe il continua d’avoir faim ; comme aide-soignant de traîner son corps épuisé. Il fut très peu de temps aide-géologue ou gardien de laboratoire. La seule planque qu’il occupa à plusieurs reprises est l’emploi d’aide-soignant à l’hôpital Bélitchia. La détresse du crevard, on l’a vu, avait fait taire ses scrupules.

L’exemption temporaire des travaux généraux l’avait rendu à la vie. Dans son for intérieur Chalamov considérait que les agonies récurrentes, pour ainsi dire chroniques, qu’il avait traversées, le rangeaient de plein droit du côté des victimes (parfois chanceuses) et non pas parmi les planqués. En tant qu’ancien crevard il s’estimait habilité à témoigner. Il n’y a pas de planques, il n’y a que des planqués.

* * *

1 Je porte un toast au layon, A ceux qui tombent en chemin, A ceux qui sont épuisés, Que l’on force à se traîner.

2 Aux lèvres bleuies et crevassées, A l’uniformité des visages, Aux pelisses trouées et givrées, Aux mains nues sans moufles.

3 Au quart d’eau, à la boîte de conserve, Au scorbut sur les gencives, Aux dents des chiens gras et repus Qui les houspillent dès le matin.72

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Le crevard avance en titubant et en trébuchant du matin au soir avant de s’abîmer dans l’inconscience du sommeil. Le crevard est un mort-vivant.

Le terme « dokhodiaga », avec son suffixe « –iaga » qui indique l’appartenance à un groupe d’individus fortement marqués d’une particularité dominante, comme dans « rabotiaga » (à la manière de notre –ard, de « bagnard », de « crevard »), a pour origine le verbe « dokhodit », marcher jusqu’à une certaine limite. Le crevard va jusqu’à l’épuisement de ses forces, jusqu’à la mort. On disait aussi « doplyvat », littéralement nager jusqu’à… (notre « sombrer »). Au passé perfectif, l’équivalent approximatif de notre passé composé, « on dochol » et « on doplyl » signifient : « il est à bout », « il a touché le fond ».

A propos des « musulmans » Levi écrit : « Ils ont suivi la pente jusqu’au bout naturellement, comme le ruisseau va à la mer. »73

Chalamov se souvient : En 1938 il n’y eut pas de plongeon dans la misère, dans l’enfer. Je sombrais [dokhodil], je m’enlisais chaque jour, à chaque heure, chaque nuit. Je sentais que je maigrissais, maigrissais, que je me desséchais littéralement de jour en jour.74

Le crevard est appelé aussi « fitil » (« flammèche »), car il vacille comme la flamme d’une bougie près de s’éteindre.

Un homme réduit à un état végétatif, qui urine et défèque par les seuls réflexes de son corps indépendamment de sa volonté est une cible facile pour les quolibets de ceux qui sont plus vaillants. On le bouscule, on le moque comme tire-au-flanc ou lèche-gamelles. Chalamov s’en prend aux auteurs qui se rient de ce personnage tragique produit en des millions d’exemplaires par le régime carcéral.

Un jour apparaîtra un écrivain affairiste qui le représentera [le crevard] sous un jour comique. Du reste, il a déjà fait quelques tentatives, cet écrivain, il considère qu’il n’y a pas de mal à plaisanter sur les camps.75 L’allusion est claire, si l’on sait qu’après avoir sincèrement complimenté l’auteur d’ Une Journée d’Ivan Dénissovitch à la sortie de la nouvelle en 1962, au bout de quelques années Chalamov s’est acharné à reprocher à Soljénitsyne, qu’il qualifie précisément d’ « affairiste » dans sa correspondance et dans ses carnets, une attitude de compromission avec la censure et le pouvoir politique.

Il voit la marque de cet affairisme en particulier dans la

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conception du personnage de Fétioukov, le seul crevard de l’entourage d’Ivan Dénissovitch. Le pauvre hère est la risée de tous : « Alors voilà Fétioukov qui vient faire le crampon, comme un crevard qu’il est », remarque le héros principal, lui-même encore assez vigoureux et bon ouvrier. Ou bien, le sous-chef de la garde envoie une beigne au malheureux : « Il n’a que ce qu’il mérite ! », pense Ivan Dénissovitch. Certes il constate aussi : « A bien y regarder il fait pitié. Il ne tiendra pas jusqu’à la fin de son temps ». Et d’enchaîner : « Il ne sait pas se faire respecter. »76.

Mendier, ramasser des mégots c’est ne pas se respecter soi-même, tel est l’avis des zeks de l’entourage du crevard. L’opinion de l’auteur-narrateur, bien que non exprimée, n’en semble pas éloignée.

Soljénitsyne lui-même n’a jamais « touché le fond ». Et accepter pour soi-même la dégradante « mentalité du crevard » ne lui paraît pas être inéluctable. Les meilleurs résistent à la déchéance.

Chalamov écrit : Ma sympathie va toute à Fétioukov […] 77. Par ailleurs il blâme la tendance des auteurs actuels à traiter la thématique concentrationnaire par le biais de l’humour.

Personnellement je trouve que c’est un sacrilège. Il me semble que seul un scélérat ou un affairiste, ce qui est souvent la même chose, peut composer et danser la rumba d’Auchwitz ou le blues de la Serpentine.78

Fonds de l'association Mémorial

Crevards fouillant des détritus (croquis, 1949-1950)

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Tout son être en garde le souvenir, on ne touche pas le fond en un jour. On accumule les carences d’abord physiques, puis psychiques et ce qui reste de nerfs, de vaisseaux et de tissus ne suffit pas à nourrir les sentiments d’avant. Dans ce processus de naufrage il y a un moment où l’on perd ses derniers supports, une frontière après laquelle on se retrouve par delà le bien et le mal.79

Chalamov est catégorique : […] il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu’on a été un crevard, une flammèche, qu’on a « couru comme un chien avec sa gamelle », et qu’on a fouillé dans les fosses à ordures, mais il faut avoir honte d’avoir fait sienne la morale des truands, même si cela donnait la possibilité de survivre […].80

Après vingt-quatre ans de détention Jacques Rossi sait que ce n’est pas seulement le besoin quotidien de manger qui pousse le crevard à fouiller. « C’est aussi la hantise de la nourriture chez ceux qui ont une longue expérience de la famine […]. Nul ne peut être sûr qu’il ne deviendra pas un jour fouilleur d’ordures. »81

En brisant de ses mains et à coups de pied les morceaux multicolores d’un tas de détritus gelés aux abords du camp, le héros affamé de « Dessins d’enfant » déniche au lieu d’épluchures ou de fripes de naïfs tableaux coloriés représentant des scènes de la vie quotidienne des chefs et de leur famille, qui le renvoient nostalgiquement à son enfance. La trouvaille lui inspire une réflexion sur l’art. Chalamov reprend à son compte une légende nordique qui faisait des paysages primitifs du Grand-Nord comme un brouillon de la création divine.

La poétesse Anna Akhmatova a écrit joliment :

« Si vous saviez sur quels immondices Pousse la poésie, toute honte bue, Comme la jaune dent-de-lion le long des clôtures. Comme la bardane et l’arroche. »82

L’auteur du récit ne suggère-t-il pas l’idée que la force de résister à la déchéance et à la folie tient à la faculté de percevoir le Beau chevillée à l'âme du poète martyrisé ?

Chalamov ne posséda qu’au bout de dix ans un miroir de poche fabriqué et offert par son ami Démidov. Il n’avait jamais vu son

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nouveau visage, lui qui à trente ans se retournait quand on l’appelait « le vieux ». Mais il se reconnaissait dans les yeux et le teint de tous les crevards. « Il n’y a pas de miroir, écrit de son côté Levi, mais notre image est devant nous, réfléchie par cent visages livides, cent pantins misérables et sordides. Nous voici transformés en fantômes. »83

Le crevard assume son état. La constatation de l’apparence uniforme de tous ses camarades (c’est la loi du camp, le résultat escompté par ses inventeurs) représente à la fois la condamnation des responsables et une victoire personnelle. En 1943 Chalamov faisait ce constat : Je suis un crevard, un invalide patenté voué à l’hôpital, sauvé, arraché aux griffes de la mort par les médecins.84 En se souvenant de cette époque il écrira plus tard : J’étais un pellagreux de type classique, un chevalier aux 3D : démence, dysenterie, dystrophie.85

Le crevard traîne ses jours, tout habité de la conscience de sa misère.

Mon caban déchiré, ma vareuse graisseuse dépourvue de boutons, qui laisse entrevoir un corps sale couvert de piqûres de poux infectées, les morceaux de chiffon qui enveloppent les doigts de mes mains, les chaussures en corde aux pieds – en corde par un froid de moins 60° ! –, mes yeux brillants de faim, mon corps décharné à l’extrême […].86

Mais le crevard sait aussi trouver les armes de son ultime révolte :

Rusé, le détenu réduit à un état semi animal profite de la défécation pour se reposer, pour faire une pause sur le chemin de croix du gisement aurifère. C’est sa seule fronde dans la lutte contre la toute-puissance de l’Etat […]. De tout l’instinct de son derrière le crevard s’insurge contre cette force colossale.87

Un juge d'instruction a appelé Krist pour qu’il l’aide la nuit dans ses écritures. En chemin : Krist se pencha, ramassa une écorce gelée et comprit aussitôt que c’était une pelure de navet recouverte de glace. […] Il en trouva dix en tout, des plus grosses et des plus petites. Il y avait longtemps que Krist n’avait pas vu des gens jeter des épluchures de navet sur la neige […]. Krist mâcha, avala toutes ces épluchures, il sentit dans sa bouche une saveur oubliée, celle de sa terre natale, de légumes frais, et c’est l’humeur radieuse qu’il frappa à la porte de la maisonnette du juge d'instruction […].88

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Une touche de nostalgie dans un tableau d’horreur, c’est là le sceau du poète de la Kolyma.

*

En 1973, dans « Les nuits athéniennes », qui sont parmi dans les tout derniers récits consacrés à la Kolyma, Chalamov récapitulait son savoir sur l’état de crevard, alors qu’il souffrait des lourdes séquelles physiques et psychiques liées à son vécu carcéral et accentuées par l’âge. Il abordait cette effroyable réalité en physiologiste avec l’aide de son savoir médical, en psychologue formé par une expérience de vie unique et en philosophe soucieux des droits naturels de l’être humain.

Dans ce texte on trouve à quatre reprises la mention de l’humaniste de la Renaissance, l’Anglais Thomas More rendu célèbre par son Utopie (1516) qui expose l’organisation de la société idéale.

Toute la prose de Chalamov est parsemée de références aux esprits éclairés du passé qui, pour être en général peu développées, n’en sont pas moins hautement signifiantes. Comme l’écrit E. Volkova dans son étude de l’esthétique chalamovienne, « Chalamov invoque les ombres de Homère, Socrate, Sénèque, Cicéron, Goethe, Hugo, Dostoievski et Tolstoï et dialogue avec eux d’égal à égal. »89 L’intertextualité se révèle être l’un des principes de la composition des Récits en même temps que l’une des clefs de la pensée de leur auteur.

Dans « Les nuits athéniennes » Chalamov feint d’engager une controverse avec More (Ma controverse avec Thomas More traîne en longueur, mais j’arrive au bout.90) Loin d’aboutir, celle-ci rapproche à nos yeux les points de vue des deux auteurs. L’ancrage quelque peu factice de sa réflexion dans la sphère de pensée de son prédécesseur aide Chalamov à théoriser sur la seconde nature de l’homme générée par l’oppression, sur la vraie nature du « peuple des zeks » (A. Soljénitsyne). Par sa position excentrique sur le globe terrestre – à la pointe orientale extrême de l’Eurasie – « l’étrange planète » n’est pas sans rappeler l’île d’Utopie, « le lieu de nulle part » ceint de hautes montagnes.

Les déportés voyaient la Kolyma comme une terre détachée du continent. Selon la légende le roi Utopus aurait tranché un isthme pour isoler un bout de terre, la future Utopie.

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A l’instar des Utopiens, les Kolymiens étaient des colons transportés et fixés sur un sol inconnu, vide des lois et des traditions d’une nation. Le sous-titre du livre de More « Traité de la meilleure forme de gouvernement » annonce le projet d’un philosophe moraliste doublé d’un homme de loi de corriger les imperfections de la société anglaise de son temps, qu’il voit menacée par un individualisme croissant, en brossant le tableau d’une vie collective fondée sur le respect des besoins naturels de l’homme. En revanche, parfaitement contre-nature est la vie des martyrs du Grand-Nord. A l’opposé du bonheur imaginé par More Chalamov dépeint l’inimaginable et tragique réalité. Il poursuit un double but.

En 1966 il écrivait à Soljénitsyne : J’ai tenté d’illustrer les règles essentielles d’un comportement humain nécessairement engendré par un labeur pénible, par temps de gel, sous les coups, avec la faim et le froid.91

Mais, comme il l’expliquait à Démidov en 1965, son observation concerne aussi la société tout entière. Il voulait […] déterminer les nouvelles lois psychologiques qui apparaissent dans une société où l’on tente de transformer l’homme en non-homme. Ces nouvelles lois, ces nouveaux phénomènes de l’esprit et du cœur humains voient le jour dans des conditions qu’il ne faut pas oublier, mais fixer. C’est là le devoir moral de tout ancien Kolymien.92

Ainsi, l’étude de l’univers carcéral appelle des déductions alarmantes concernant les peuples fourvoyés dans la voie de la déshumanisation par un régime despotique. C’est peut-être pour faire écho au surnom « d’Athènes du Nord » donné par Rémizov à la Vologda du début du vingtième siècle que Chalamov a appelé « nuits athéniennes » les quelques soirées d’improvisation et de déclamation poétiques qui se tinrent en 1947 dans le service de chirurgie de l’hôpital Central. Elles réunissaient des amateurs de poésie, tous anciens crevards rendus à la vie.

Tandis que chez ses collègues et lui-même la faim était assez apaisée pour qu’ils fussent capables de se remémorer, d’écrire et de réciter des vers, elle était omniprésente sur les grabats des malades. Côte à côte, les uns crevaient, d'autres créaient. Le voisinage des thèmes de la faim et de la poésie n’est pas fortuit. Dans le passé de Chalamov la première avait pendant longtemps éliminé la seconde de

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la fragile survie du crevard, car : Les vers auraient gêné la bête brute, l’impotent que j’étais devenu93. Dans « Les nuits athéniennes » sont énumérés les besoins de l'être humain retenus par Thomas More comme fondamentaux : la faim, l’instinct sexuel, la défécation et le besoin d’uriner. Leur satisfaction procure des plaisirs naturels et légitimes. La privation de ceux-ci caractérise l’état de crevard. Les maux qui en découlent sont tous solidaires. En effet, la famine entraîne l’impuissance masculine et chez la femme l’aménorrhée. La malnutrition provoque l’incontinence urinaire et ôte le plaisir de se soulager. Elle ruine les intestins et raréfie les selles (Le crevard ne défèque qu’une fois tous les cinq jours.94) ou bien elle déclenche une diarrhée douloureuse. Et comment s’y prendre par moins cinquante degrés et plus ? Boutonner son pantalon par un froid de moins cinquante degrés est au dessus de ses forces.95 Faire ses besoins est une torture. Thomas More écrivait à propos des Utopiens : « Ils désignent comme plaisir tout mouvement ou tout repos du corps que la nature nous fait trouver agréable, quand se renouvellent les éléments dont se nourrit notre chaleur vitale, restaurés par la nourriture et la boisson, et aussi quand s’évacue tout ce que notre corps contient en excès (quand nous libérons les intestins des excréments ou quand nous engendrons des enfants). »96

A ces besoins élémentaires Chalamov ajoute celui qu’il a éprouvé lui-même comme […] plus lancinant que la pensée de la nourriture.

Ce cinquième besoin est le besoin de poésie. Il reproche à More de l’avoir […] complètement oublié dans sa classification simpliste des besoins humains97.

L’existence bien réglée des Utopiens laisse cependant une place aux « […] plaisirs qui entrent par les oreilles, les yeux, les narines, que la nature a réservés à l’usage exclusif de l’homme, puisque nulle autre espèce ne perçoit la beauté du monde. »98 La musique en particulier exalte l’âme avec une force secrète incomparable, More n’a pas oublié les arts. Le tableau de la vie des Utopiens et la peinture de la survie des Kolymiens forment une sorte de diptyque antithétique avec d’un côté l’assouvissement de tous les besoins vitaux et de l’autre la privation de tous les plaisirs naturels. Chez More on voit l’épanouissement de

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l’homme par la vertu, alors que Chalamov montre l’esclavage du plus grand nombre et la perversion générale. More, qui déplore l’usage de l’or « mis à plus haut prix que l’homme » dans les sociétés de son temps, montre comment en Utopie on inspire au peuple le mépris du métal jaune en l’utilisant pour fabriquer des pots de chambre… Mais le bel imaginaire de More et l’effrayante réalité décrite par Chalamov présentent plus d’analogies que de différences. More prévoit pour les Utopiens les joies de l’amour et de la vertu, le bien-être physique, les arts, mais il bride leur liberté. Soucieux d’édifier un « Etat heureux », il prône l’asservissement des individus coupables d’avoir enfreint des lois très contraignantes. En différents endroits du traité il se complaît à décrire les travaux forcés à perpétuité, les besognes répugnantes et dégradantes imposées aux esclaves. Même le meilleur des sujets en Utopie n’a pas le droit de quitter son travail, il lui faut une autorisation et un guide pour se déplacer...

L’Utopie de Thomas More n’a pas résisté à l’épreuve de l’Histoire. Le nom propre est devenu nom commun, avec son dérivé le qualificatif « utopique ». L’un et l’autre ont reçu une connotation dépréciative. Au vingtième siècle le rêve communiste lui aussi était prometteur. Qu’elle était belle cette utopie ! s’exclame avec une féroce ironie Jacques Rossi dans le titre de son recueil de récits sur la Kolyma. Ironisant aussi, Michel Heller et Aleksandr Nékrich ont intitulé leur histoire magistrale de la Russie soviétique L’Utopie au pouvoir.99 Tombée sur terre l’utopie s’est changée en anti-utopie et le rêve paradisiaque en enfer vécu.

*

Chalamov s’applique à décrire la démence du crevard provoquée par les carences : […] les neurones sont complètement dégénérés, ils ont perdu toutes leurs propriétés.100 Le dément n’a plus l’envie de vivre, ni la mémoire du passé, ni d’intérêt pour le lendemain. S’il subsiste une émotion dans cet être apathique, ce sera la haine universelle. Après dix-huit mois de travail à la mine, […] il n’y avait rien d’autre que la rage dans son cœur [d’Andréiev].

La rage au cœur comme élément dominant chez le crevard est un acquis de l’introspection menée en détention par Chalamov.

A l’âge de soixante ans, dans une réponse à sa correspondante

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Nadejda Mandelstam qui lui enviait sa jeunesse d’esprit (elle qui « […était] lasse des sentiments forts ») il énumérait comme suit les émotions inscrites au cœur du détenu : Au plus près des os est la rage, après vient l’indifférence, puis l’effroi, la peur, la faim, l’envie, l’amour.101 On a là les étapes du rétablissement physique et moral. L’affaiblissement progressif suit l’ordre inverse. La rage est le dernier sentiment à disparaître et le premier à renaître.

Elle pousse le crevard à se quereller sous le moindre prétexte. Un ancien des camps, l’économiste Alekseï Iarovski, parle du

danger représenté par cet ultime sentiment de l’homme affamé, s’il s’installe en lui et entraîne une sauvagerie incontrôlable, comme lui-même en a souffert : « A la place d’un crevard tout enflé et à moitié vif je me transformai en demi-bandit. »102 Au camp il se mit à provoquer les truands en se jetant sur eux ; libéré il garda longtemps cet effrayant fond de violence. L’homme enragé est agressif. Mais si cette rage ne cède pas enfin à l’épuisement du corps, alors elle peut réveiller des sentiments plus intenses que ceux d'autrefois. Par l’impulsion qu’elle donne elle sera réparatrice. Chalamov y voit l’expression d’un élan vital commun à tous les êtres vivants, hommes, animaux, végétaux, à toute la nature. Je savais que je ne me suiciderais pas, parce que j’avais éprouvé en moi cette force vitale.103 Cette pulsion dominante se confond avec l’instinct de survie : L’essentiel, c’était le corps qui me le soufflait104. Chalamov affirme avoir souvent échappé au pire grâce à son intervention. Pendant la quarantaine Andréiev avait appris ceci : Seul son instinct animal réveillé par la mine pouvait lui suggérer une issue et il le lui suggérait. C’est précisément là, sur ces châlits cyclopéens, qu’Andréiev comprit qu’il valait quelque chose, qu’il pouvait avoir du respect pour lui-même.105

Une décision animale pour un saut animal, afin de retomber dans le royaume de l'homme106, loin d’être égoïste, est noble et tend à sauvegarder la vie d’autrui, c'est ce que Chalamov montre par l’exemple de l’ours blessé empressé à couvrir la fuite de l’ourse et de ses petits, comme on le voit dans « Les ours » et dans « Leçons d’amour » : Il est mort en bête sauvage en gentleman.107 L’instinct, il l’affirme, ne dicte pas le salut du corps au prix de l’abaissement

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moral. Il sauve le corps et l’âme ou à défaut l’âme seule. A l’issue d’un combat acharné il se peut que la vie soit donnée

par surcroît, mais la victoire est rare sur les deux plans, même pour ceux chez qui une grande force spirituelle accompagne cette vitalité.

Le camp était une grande mise à l’épreuve des forces morales, de l’éthique humaine élémentaire, et quatre-vingt-dix pour cent des gens n’ont pas supporté cette épreuve. Ceux qui la supportaient mouraient avec ceux qui ne la supportaient pas en s’efforçant d’être meilleurs, plus forts que les autres – cela seulement à leurs propres yeux.108 (« L’ingénieur Kisséliov »)

Resté en vie après le massacre de 1938 le héros de ce récit fourbit ses dernières armes pour se débarrasser d’un chef odieux.

Il me fallait rassembler les derniers lambeaux d’une volonté ébranlée, torturée, martyrisée pour en finir avec les outrages même au prix de ma vie. La vie n’est pas une mise bien grande dans le jeu du camp.109

L’existence du bagnard est ponctuée par le flux et le reflux de la force vitale. Le reflux survient avec l’usure du corps au travail, le flux accompagne le répit à l’hôpital ou dans une planque. Si la fortune vous porte (Tant qu’on a de la chance, m’avait dit le cuisinier du camp, il faut en profiter.110) et que la volonté prend le relais de l’instinct, alors la détention aura été une périlleuse traversée sur l’esquif de la chance et du libre arbitre conjugués. A petits coups de dés saisis au vol la personnalité démolie se reconstruit.

*

L’Homme peut ressusciter d’entre les morts. Chalamov se revoit sous les traits d’Andréiev pendant la quarantaine : Des expressions humaines, nouvelles ou anciennes, avaient commencé à transparaître sur son visage et son regard (pas seulement ses yeux) s’était fait plus humain.111

On commence à croiser le regard des femmes avec un intérêt confus et irréel […].112

Et voici que surgit, plus lancinant que la pensée de la nourriture, un nouveau besoin […] le besoin de poésie.113 Après que Chalamov eût donné à Nadejda Mandelstam comme

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raison de son étonnante vigueur la persistance de la rage, elle lui répondit : « Buvons donc à l’intransigeance, car elle est à l’origine de la « rage qui rend jeune » et qui ne peut être comprise que par ceux qui savent où elle loge et pourquoi »114.

L’intransigeance est bien un trait dominant du caractère de Chalamov, héritée de son père, développée par son éducation et sauvegardée par lui-même au cœur des épreuves les plus dévastatrices.

Le Christ des douleurs

D. Solojoff

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CHRONOLOGIE II. 1946-1953

LA PRATIQUE MÉDICALE

L’Hôpital Central pour détenus, un établissement de plus d’un millier de lits, le fleuron de la médecine de la Kolyma, était situé sur le territoire de la Direction du Nord.1

Au début de l'année 1946 les autorités sanitaires de Magadane créèrent une formation accélérée d’aide-médecin. L'appellation de « feldcher » empruntée à l’allemand désigne une catégorie de personnel médical intermédiaire entre le médecin et l’infirmier. La direction du camp de Soussoumane fut autorisée à désigner deux candidats parmi les droit commun ou parmi les politiques qui purgeaient une peine de dix ans au maximum. C’était le cas de Chalamov. Recommandé par le docteur Pantioukhov, il fut envoyé dans l’hôpital d'un camp proche de Magadane où étaient organisés les cours. Le groupe d’étudiants comptait seize hommes et huit femmes qui pendant huit mois furent instruits par des médecins soit libres soit détenus.

Pour l’information sur cette année 1946, l’auteur des Souvenirs renvoie aux Récits de Kolyma, en particulier à la narration détaillée contenue dans « Les cours ». Les récits « Le weissmanniste », « L’incroyant » et « L’examen » évoquent également ces mois d’études : […] ce furent huit mois de bonheur, d’un bonheur

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ininterrompu, où je dévorai, absorbai gloutonnement les connaissances, les cours. Pour la première fois à la Kolyma je me sentis indispensable – à l’hôpital, au camp, à la vie, à moi-même.2

Diplômé en décembre 1946, Chalamov fut nommé à l’Hôpital Central pour détenus sur le lieu même de sa formation. Mais bientôt ce centre hospitalier fut déplacé au cinq-centième kilomètre au nord de Magadane dans le village de Débine situé sur la rive gauche de la Kolyma, en pleine forêt. « Rive gauche », comme on appelait familièrement l’hôpital, est le titre donné par Chalamov au deuxième livre de ses récits. L’aide-médecin du service de chirurgie fut chargé du transfert des malades et des médicaments dans le nouveau centre. L’histoire des bâtiments de pierre édifiés peu avant la guerre sur trois niveaux (une rareté dans la région) pour abriter une caserne est relatée en particulier dans « Un descendant de décembriste ». Ces constructions destinées au régiment de la Kolyma avaient été refusées par un spécialiste du camouflage comme visibles d’avion à des dizaines de kilomètres, bien que le site fût entouré de montagnes. Avant leur départ les militaires avaient tout brisé, canalisations, chaudière, murs, mobilier.

http://www.shalamov.ru

L'Hôpital Central de Débine

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Des détenus avaient assuré la restauration et l’aménagement des locaux. Chalamov exprime sa fierté du travail bien fait : Cet hôpital, c’était mon hôpital. […] L’hôpital avait grandi sous mes yeux.3 Il possédait plus de mille lits, dont une partie était réservée à des malades libres. Plusieurs témoignages de collègues et d’amis de Chalamov de cette époque soulignent le caractère exceptionnel de ce lieu pour la Kolyma. « Le bourg Débine, écrit Ivan Issaiev, sur le fond des mines et des localités kolymiennes, ressemblait à une oasis au pays de la glace éternelle ». Quant à l’hôpital, « […] les solides bâtisses de deux étages équipées du chauffage central, les casernes de brique et quelques autres bâtiments de service […], pour l’époque c’était un luxe inouï. »4 Galina Voronskaia, l’épouse d'Issaiev, ajoute qu’ « […] il y avait attenante à l’hôpital une ferme avec des vaches, et où tomates et concombres mûrissaient dans des serres. Non loin s’étendaient des champs de pommes de terre et de choux. »5 « L’hôpital « Rive Gauche », écrit aussi la femme de Dobrovolski, était une oasis dans ce désert. Il a été le salut pour un très grand nombre de gens. »6

En tant qu’aide-médecin principal du service de chirurgie Chalamov logeait dans la lingerie de l’hôpital. Les personnels infirmier et administratif, constitués en grande partie de prisonniers, étaient amenés chaque jour d’un camp proche. Dans « Thérapie de choc » on voit un service bondé de patients souffrant de gelures, de suppurations, de fêlures, de fractures… Le nombre de lits était insuffisant, les malades gisaient à même le sol dans les salles et les couloirs. Les thérapeutes étaient surchargés de travail. On traitait les cas légers sur place, pour les cas graves on dirigeait en principe les patients vers des centres hospitaliers du continent. Pendant trois ans, de 1947 à 1949, Chalamov travailla sous les ordres de plusieurs chefs de service. Le docteur Braude, un ancien détenu, occupa le poste pendant dix ans, mais en 1947 il dut le quitter à cause de son patronyme allemand. Un ancien chirurgien militaire, un libre, le docteur Roubantsev le remplaça, mais pour peu de temps. Ce travail ne lui convenait pas.

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C’est bien lui, en effet, qui est représenté dans « Le procurateur de Judée » (le premier récit du livre « Rive gauche ») sous les traits du docteur Koubantsev, ce chirurgien tout juste arrivé du front qui perd son sang-froid au spectacle effroyable des innombrables morts et blessés victimes de la répression d’une révolte survenue dans la cale du vaisseau Kim en décembre 1947.

A Roubantsev succéda le docteur Lounine. Chalamov raconte comment en 1941 le jeune aide-médecin détenu dans le camp d'Arkagala […] l'avait tiré des griffes de Kisseliev, un chef sadique, en lui prescrivant une hospitalisation pour appendicite aiguë. Après sa libération, Lounine était rentré à Moscou où il avait terminé ses études de médecine et en 1948 il était revenu à la Kolyma pour diriger le service de chirurgie de l'hôpital Central. Il est le héros d’ « Un descendant de décembriste ». Chalamov raconte ses désaccords avec ce supérieur dont il n’appréciait pas la personnalité, bien qu’il lui fût moralement redevable et bien que d’après d’autres témoignages comme celui du docteur Eléna Mamoutchachvili, Lounine n’hésitât jamais à manier le bistouri pour épargner à des malades sortants l’envoi au terrible Berlag.

Mais, choqué par son goût de l’alcool (pris dans la pharmacie du service) et les soirées débridées que son chef organisait avec les infirmières, Chalamov eut l’impertinence de réclamer la venue d’une commission d’inspection de Magadane malgré le danger auquel l'exposait cette initiative.

En effet, les autorités politiques centrales recommandaient régulièrement aux responsables des camps de renvoyer les trotskistes planqués aux travaux généraux ; ceux-ci n’étaient maintenus à leur poste que grâce à la protection du directeur de l’hôpital. Après le passage de la commission Lounine fut licencié. Chalamov fut éloigné.

Au printemps 1949 il travaillait à la mission forestière de la Source Douskania, installée à une vingtaine de kilomètres de l’hôpital Central. Il avait pour tâche d’effectuer des tournées régulières dans trois postes de bûcherons situés dans un périmètre de cent kilomètres.

L’aide-médecin vivait dans une petite isba indépendante dont la moitié faisait office d’infirmerie. Pendant plus de dix ans je n’avais pas été seul, de jour comme de nuit, et je savourais de tout mon être ce bonheur, un bonheur imprégné de l’odeur subtile des mélèzes verdoyants et des innombrables plantes qui fleurissaient avec ardeur.

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L’hermine filait sur la dernière neige, les ours sortaient de leurs tanières et déambulaient en secouant les arbres. C’est là que j’ai commencé à écrire des vers […].7

A ce regain de créativité poétique en même temps que de félicité en pleine nature est consacré le court récit « Le sentier ».

Lorsque la direction de l’hôpital eut changé, l’aide-médecin fut rappelé et affecté au service de l’accueil, dont il eut la très lourde responsabilité de l’été 1950 à la mi-octobre 1951. En théorie les patients devaient être reçus par un médecin de garde. Mais l’auxiliaire jugé compétent était autorisé à décider seul de l’hospitalisation des arrivants. On sait par des témoins que Chalamov faisait régner un ordre parfait dans la salle des entrées et qu’il agissait avec honnêteté et dévouement. Il luttait énergiquement contre le détournement des ressources hospitalières et contre les pressions exercées par les truands.

« A l’accueil » montre comment il démasquait les simulateurs. Par exemple une fouille corporelle lui fit un jour découvrir vingt lames de couteau sous le plâtre des pansements d’un groupe de « chiennes » qui le menaçait (On te crèvera les yeux, va !).

Je ne les craignais pas, j’avais des comptes à régler avec eux après les crimes de 1938. Aide-médecin à l’accueil, j’avais pris sur moi tout le travail et toute la responsabilité de la réception des malades. Je n’avais pas d’aides et je m’en sortais. Je me passais de sommeil.8

L’expression « Croix-Rouge », qui sert de titre à un essai du premier livre des Récits consacré à la médecine à la Kolyma, désignait en réalité l’hôpital dans le parler des truands soucieux de faire valoir leurs droits à être soignés en priorité.

La tâche du personnel de santé dans les lieux d’internement était ambiguë. En revanche, il n’y avait aucune ambiguïté quant aux possibilités de traitement, qui étaient fort limitées tant à l’hôpital Bélitchia installé sous des tentes que dans le fleuron de la médecine kolymienne. Tout manquait, appareils, médicaments, instruments (le thermomètre et le stéthoscope étaient des raretés).

Comment soigner les scorbutiques, si les légumes et les fruits étaient absents de la nourriture des camps ? Certes pas avec l’illusoire décoction d’aiguilles de pin nain.

La tuberculose sévissait à cause des marécages, de la faim. Pour

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être dispensés de travail, les zeks s’infectaient volontairement avec des crachats.

Pendant la guerre, la lèpre se répandit après que l’ouverture des léproseries eût dispersé les malades. Les zeks lépreux se faisaient passer pour des soldats aux membres gelés et amputés. Deux cas furent découverts à l’Hôpital Central (« Les lépreux »). Des services isolés accueillaient les syphilitiques et les porteurs d’autres maladies vénériennes.

A l'accueil Mais la plupart des patients reçus à l’accueil présentaient un état

physique invariablement déplorable que l’aide-médecin avait pour tâche de décrire avec précision, tout en connaissant la cause première de leurs affections : la dénutrition. Dans « L’homme du bateau » Krist apprend d’un médecin chevronné comment le responsable doit remplir un questionnaire pour chaque entrant : Pas la peine de perdre son temps pour des broutilles. Voilà…Maladies dont a souffert le patient :

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dystrophie alimentaire, scorbut, dysenterie, pellagre, carences en vitamines A.B.C.D.E.F.G.H.I.J.K.L.M.N.O.P.Q.R.S.T.U.V.W.X.Y.Z…

Vous pouvez arrêter l’énumération, n’importe où […]. Qu’est-ce qui relève de la thérapeutique ici ? Rien. C’est un malade pour le service de chirurgie, pas vrai ? […]9. On admet le malade en chirurgie pour les deux pieds gelés dont il se plaint afin de le garder à l’hôpital.

Pendant son stage d'aide-médecin auprès de la doctoresse qui lui enseignait l'art du diagnostic Chalamov avait appris que le délabrement physique provient toujours de la faim prolongée : Ce que vous avez vu c’est la faim, rien que la faim, toujours la faim.10

Lorsque le docteur Pantioukhov avait reçu à Bélitchia le crevard Chalamov avec ses quarante-huit kilos, il lui avait dit : Vous n’avez besoin d’aucun traitement. Il faut vous nourrir et vous laver. Vous devez rester couché, simplement couché, et manger.11 Des mains charitables l’avait sauvé.

Mais Chalamov se moque de l’alimentation diététique instaurée pour les grands malades (« Menu spécial ») dans la proportion d’un à deux repas pour trois cents mourants ! Crêpes, boulettes de viande ou quelque chose d’encore plus fantastique.12 Cela rappelle la cigarette du condamné à mort. L’agonisant ne peut du reste plus rien avaler.

Médecins, aides-médecins et infirmiers étaient les seuls à pouvoir atténuer les souffrances, à apporter un mieux aux malades et un mieux-être à l’ensemble des prisonniers du camp. L’hospitalisation soustrayait le corps affaibli aux travaux de la mine, des routes, des chantiers de construction et donnait au crevard le temps nécessaire pour reprendre des forces, si toutefois elle ne survenait pas trop tard. Le médecin pouvait dispenser d’autres bienfaits, comme l’envoi à un poste de rétablissement, mais on a vu les limites de cette convalescence avec un travail plus léger et une portion de pain réduite. Il pouvait libérer par anticipation pour invalidité, mais c’étaient des cas d’exception.

La liberté de décision du personnel médical se heurtait à l’autorité des responsables du camp, qui étaient […] toujours en guerre avec les médecins ; leurs tâches respectives les opposent les uns aux autres13. Les chefs chargés de l'exploitation de la main-d’œuvre servile faisaient la chasse aux tire-au-flanc, car toute cessation de travail était une perte pour la production dont tous, de l’inférieur au supérieur, auraient à rendre compte. Chacun était prêt à

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sacrifier des vies pour être bien vu de ses supérieurs. S’il voulait remplir sa mission, le médecin devait faire preuve

non seulement de savoir et de sérieux, mais d’un grand courage, quand il fallait quotidiennement et enfreindre des ordres et repousser les assauts des truands (Le truand est plus puissant que la direction.)14

Un des récits du recueil de Jacques Rossi Qu’elle était belle cette utopie ! (« Le pli secret ») traite des devoirs du personnel soignant envoyé sur le front pendant la guerre. Un responsable de la formation des élèves infirmières donne à celles-ci l'exemple d'un soldat porteur d'un pli secret qui, blessé sur le champ de bataille, refuse les soins d'une infirmière et prie celle-ci de porter d'urgence le pli à son destinataire. Elle s’exécute, parce que « […] La collectivité passe toujours avant l'individu. On sait cela depuis la maternelle. » Sophie Benech qui a collaboré à la composition du recueil fait ce commentaire en note : « Rappelons à ce propos que le serment dit d’Hippocrate que prêtent les médecins soviétiques a été un peu modifié : en effet, après « dans l’intérêt du patient », les autorités communistes ont ajouté « et de la société ». Les intérêts de la société, c’est le Parti et la police politique seuls qui les définissent. Ainsi, un médecin assistant à une séance de torture reste fidèle au serment d’Hippocrate. »15

Les Récits offrent toute une galerie de portraits d’excellents thérapeutes, hommes et femmes. Il apparaît que les praticiens détenus étaient moins vénaux que les libres, en particulier parce que ces derniers étaient souvent attirés dans cette région inhospitalière par l'appât du gain.

Enfin, le bon fonctionnement des services médicaux était souvent entravé par la présence à la tête des centres hospitaliers et même parfois à la pratique médicale d’intrigants qui avaient usurpé le titre de docteur, comme ce docteur Doktor (de son vrai nom Daktor), directeur de l’hôpital Central, qui était la bête noire de l’aide-médecin Chalamov (« Le directeur de l’hôpital »). Les faux médecins prescrivaient, les faux chirurgiens opéraient, dispensant la mort largo manu.

Le tempérament de tchékiste du docteur Doktor ne supportait pas qu’un trotskiste pût survivre. Il s’acharna sur Chalamov qui, accusé d’une faute commise par un autre, fut mis trois jours au cachot avec la corvée de la brouette. Avec son savoir-faire acquis naguère à la mine il

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transporta du sable pour les fondations d’un nouveau bâtiment de l’hôpital.

Il purgea avec philosophie cette courte peine, ainsi que d’autres qui furent infligées de loin en loin à l’aide-médecin pourtant indispensable à son poste.

Et bien qu’il y eût ensuite beaucoup de chefs qui m’envoyèrent au cachot pour divers délits transgressant le régime du camp – délits inventés ou réels –, même au cachot, j’étais toujours un homme dont l’hôpital avait besoin. Dès que je sortais du cachot, je retrouvais mon travail d’aide-médecin.16

Cela faisait la différence avec sa situation antérieure de travailleur de force.

Le docteur Eléna Mamoutchachvili (1er rang, 2e à gauche) ; Chalamov (2e rang, 2e à droite)

Une photographie de groupe datant de 1948 montre Chalamov en blouse et bonnet blancs au milieu de médecins et d’infirmiers. Plus tard ses amis et connaissances de l’Hôpital Central ont esquissé son portrait.

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Ivan Issaiev qui le côtoya pendant trois ans se rappelle son extrême maigreur à son arrivée en 1946, et par la suite, écrit-il, « […] j’avais toujours l’impression que cet homme de haute taille, maigre, renfermé et peu communicatif vivait de sa propre vie intérieure. Apparemment Chalamov ne fumait ni ne buvait […]. C’était tout simplement quelqu’un qui n’avait pas besoin de ces sortes de stimulants. Jamais je ne l’ai vu rire ou sourire ».17 Consciencieux jusqu’à la manie, réservé et sévère, il passait pour hautain et n’était pas populaire.

Le docteur Eléna Mamoutchachvili, cette jeune femme qui par « romantisme » avait accepté un premier poste de chirurgien à l’hôpital Débine très loin de sa Géorgie natale, vouait à Chalamov une admiration affectueuse qui s’adressait surtout à l’homme cultivé et au poète. Jusqu’à sa mort elle pouvait réciter par cœur les vers qu’il lui avait dédiés pour le Nouvel An de 1948 :

9 […] Un toast vous est porté, avec lequel On vous conjure de rentrer dans le sud,

10 Afin d’y vivre selon votre cœur

Et pour que vous aimiez les vers, Les vrais, bien sûr, Et non ces petits riens.18

Les témoins de la vie de Chalamov à Débine, Eléna Mamoutchachvili, Ivan Issaiev, Valentin Portougalov évoquent tous avec autant d’émotion les soirées littéraires de 1947 organisées dans la salle de soins du service de chirurgie.

On se réunissait le soir. L’heure de la poésie. L’heure du retour dans un monde enchanté. Nous étions tous très émus.19

Chacun déclamait des poèmes. Tous les participants, qu’ils eussent ou non une formation littéraire, possédaient des albums remplis des vers que leur mémoire soit restée intacte, soit recouvrée avec la santé, faisait renaître dans un monde sans livres. Certains étaient eux-mêmes poètes. L’échange était authentique :

Nous comprenions tous que la poésie c’est la poésie, que tout ce qui n’en est pas n’en est pas ; dans ce domaine la célébrité ne veut

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rien dire.20

On récitait les grands classiques, Baratynski, Pouchkine, Tiouttchev… Mais : L’héritage poétique du dix-neuvième siècle ne nous satisfaisait pas, il nous paraissait insuffisant.21 On déclamait aussi Maiakovski, Akhmatova, Pasternak, Annenski.

Ces soirées furent brusquement interdites par l’intraitable docteur Doktor. Cependant, l’exaltation poétique qui avec l’émulation réchauffait les cœurs et échauffait les esprits serait bientôt pour l’aide-médecin en mission sur les bords de la Douskania un des éléments déclencheurs de la notation de ses premiers vers inspirés par le contact direct avec la nature sibérienne.

Dans ses souvenirs Ivan Issaiev fait une remarque singulière au sujet du rapport que Chalamov entretenait avec le monde extérieur pendant ses années de service à l’hôpital : « Il ne saisissait pas l’opportunité d’être en plein air, il ne semblait pas du tout s’intéresser aux couleurs inimitables de la nature nordique ». Chalamov avait l’autorisation de sortir, mais il n’en usait pas, peut-être à cause de la lourde charge de travail qui lui incombait.

Issaiev poursuit : « Plus tard, lorsque je connus mieux l’œuvre poétique de Chalamov, je fus convaincu que ma première impression n’était pas juste. Il savait voir la nature, la comprenait et l’aimait, bien qu’avec l’esprit plutôt qu’avec le cœur. »22

Laissons le lecteur des Cahiers de Kolyma apprécier la part du sentiment dans cet amour !

Et l'impression dernière d'Issaiev montre qu'il s'était laissé émouvoir : « La nature de cette contrée oubliée de Dieu exhalait dans ses vers le parfum amer de l’absinthe. »23

Dans les vingt-sept récits qui concernent la deuxième période de

sa détention Chalamov parle aussi de l'amour dont la manifestation, lente à venir chez le crevard de la veille, accompagne sa résurrection. Une page des Souvenirs contient une allusion à une amourette de 1946.

La retenue et le respect accompagnent toujours les propos de Chalamov sur les femmes. Au camp où le machisme était de règle un camarade lui fit un jour cette remarque :

– Vous êtes sûrement un homme bien. Vous ne parlez jamais des femmes en termes grossiers.

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Et lui de répondre : – Pour dire vrai, Issaï Davydovich, je considère que les femmes

sont meilleures que les hommes.24

Tout cela me paraissait effacé, oublié depuis longtemps, et l’idée de rapports amoureux avec des femmes ne m’effleurait même pas.25

L’amour est une mise dérisoire dans le grand jeu du camp. On nous avait enseigné l’abstinence pendant des années : nous avions retenu la leçon.26

Interrogée sur le comportement amoureux de Chalamov pendant les années 1945-1950, Eléna Mamoutchachivili remarque qu’ « […] il était pour ainsi dire pragmatique, sans romantisme »27, alors que les travailleurs de l’hôpital sacrifiaient tous à l’Amour.

Chalamov n’en observait pas moins les manifestations diverses, pures ou déviantes, qu’il consignerait par la suite dans « Leçons d’amour » : l’amour du capitaine Tolly, un attaché naval américain, pour une jeune fille russe qui racontait cette aventure dans les lettres qu'elle adressait à son père, un codétenu de l’auteur ; les amours d’un zek prisonnier depuis l’enfance qui n’avait jamais couché dans un lit avec une partenaire ; le sadisme sexuel d’un truand qui domptait les femmes avec l’appât d’un croûton de pain gelé fourré entre leurs dents qu’elles devaient ronger pendant l’acte ; des cas de saphisme, de sodomie, de pédérastie.

En dépit de tous les obstacles il arrivait que l’on aimât et que l’on fût aimé d'un sentiment vrai, comme l’écrit Chalamov à Dobrovolski : […] tout cela n'est en rien une profanation de l'amour, du mariage. C'est l'amour au sens plein, même au besoin avec sa laideur à l'instar d'un bouleau nain […] 28.

De son côté l’auteur de l’Archipel du Goulag évoque avec ravissement les « mariages aveugles », c’est-à-dire les serments échangés à travers les barbelés qui isolaient parfois les camps des hommes de ceux des femmes : « Dans cette union avec un prisonnier inconnu dont un mur vous sépare […] je crois entendre le chœur des anges. C’est comme la contemplation désintéressée des astres du ciel. »29

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Fonds de l'association Mémorial Faim d'amour

*

En 1943 Chalamov avait été condamné à dix ans de camp. Il fut libéré le 20 octobre 1951 au bout de huit ans. Le « décompte » des jours travaillés (deux jours comptant pour trois) effectué pour la période de son activité intense à l'Hôpital Central lui avait fait gagner presque deux ans de camp.

Pour le prisonnier la dernière année est particulièrement éprouvante. Au cours de celle-ci Chalamov redoutait tous les dangers, la mort d’abord, à laquelle il lui semblait avoir indûment échappé jusque là, étant un des rares survivants parmi les déportés de 1937 ; ou alors, une nouvelle prolongation de peine. Il appréhendait tout autant une liberté synonyme d’errance et d’exil, parce que la mention « trotskiste » allait le priver de passeport, ne lui permettrait pas d’obtenir un travail, l’empêcherait de quitter la Kolyma.

Les derniers temps précédant sa libération il se sentait cerné par des provocateurs. Il fut tenté d’en finir, mais il réagit : Il se battrait

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comme une bête, comme on le lui avait appris dans cette longue traque de l’homme par l’Etat.30 Le sentiment de l’urgente nécessité d’orienter son destin l’habitait, et l’espoir commençait à poindre.

Krist, le héros du récit « Lida » torture son esprit, d’où jaillit enfin la solution : la secrétaire du chef du camp supprimera le « T » sur son certificat de libération rédigé à la section de l’enregistrement. Le service demandé est aussitôt rendu.

A la sortie de camp Chalamov obtint facilement un passeport d’une validité d’un an qu’il pourrait prolonger ou renouveler. En tant que « libéré en instance de départ », il resta à l’hôpital comme salarié. Dans ces conditions le trajet jusqu’à Moscou lui serait assuré dans un convoi.

Mais il était loin du retour. Le directeur du département de la comptabilité, particulièrement hostile aux « trotskistes professionnels et ennemis du peuple », le retint au-delà de l'ouverture de la navigation au printemps 1952, et en juillet il le fit escorter (bien que libéré) jusqu'à Magadane par deux soldats porteurs de son passeport !

Peu après Issaiev, libre lui aussi, le rencontra : « […] il gesticulait avec entrain et disait qu’ici à Magadane il se sentait redevenir un Homme. »31

Licencié à l'Hôpital Central, il perdait son droit au trajet gratuit. Il devait trouver trois mille roubles, et pour cela un autre emploi. Au vu de son livret de travail contenant la copie de son diplôme d’aide-médecin authentifié par les attestations de deux de ses professeurs, les services médicaux du Dalstroï ne l’autorisèrent pas à chercher un emploi dans la capitale (Magadane), mais ils lui conseillèrent d’aller se présenter dans un hôpital civil pour tuberculeux situé à Ola, sur la Mer d’Okhotsk. Le périlleux trajet par mer le long de la côte et le refus de l’embaucher opposé par la section du district sont racontés dans « Voyage à Ola ». Fin août sa demande fut enfin honorée très loin en direction du nord-ouest dans le bourg de Baragone situé près de la ville d’Oïmiakone. Son employeur était la Direction routière des camps. Aide-médecin libre, il avait en charge des prisonniers.

A ce poste il renvoya un jour aux travaux généraux son infirmier malade, croyant qu’il jouait la comédie. Celui-ci se suicida. L'assurance du thérapeute fut ébranlée par cette faute médicale et

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humaine, commise après que lui-même eût longtemps souffert de semblables injustices. Le titre du récit rapportant ce fait – « Le permafrost éternel » – renvoie moins au sol gelé qui reçoit le cadavre du malheureux qu’au cœur glacé du rescapé de la mine. Cette réaction de découragement est rare chez Chalamov.

Et j’ai soudain compris qu’il était trop tard tant pour apprendre à soigner que pour apprendre à vivre.32

Il logeait dans un foyer misérable avec des conditions de vie quasi carcérales. C’est dans ce trou perdu parmi les glaces qu’il apprit par un télégramme l’arrivée dans son ancien hôpital, à des centaines de kilomètres au sud, d’un courrier – la réponse de Boris Pasternak à sa première lettre du 22 mars 1952, de deux recueils de poésie.

Expédiée le 9 juillet 1952 la lettre de Pasternak était parvenue à l'Hôpital Central en décembre. Il fallut plusieurs jours à son destinataire pour franchir en plein hiver arctique la distance de Baragone à Débine et ouvrir enfin […] la lettre dont je connaissais bien l’écriture : une écriture impérieuse, aérienne […].33

Le 24 décembre 1952 Chalamov écrivait à nouveau longuement à Pasternak. Les recueils envoyés, les considérations sur l’art de la poésie partagées avec son aîné, l’affirmation répétée qu’il écrivait jour et nuit, prouvent que depuis 1949 le poète était rendu à la création.

Il était inquiet pour ses cahiers de poésie qui risquaient de lui être confisqués pendant le trajet de retour et dont, en outre, la police pourrait faire usage contre lui. Il raconte dans ses Souvenirs comment il brûla quelques centaines de poèmes.

Il fut enfin autorisé à partir le 30 septembre 1953. Il quitta son emploi et vendit ses effets pour couvrir les frais de voyage. Il devait parcourir plusieurs milliers de kilomètres en avion puis en train.

*

Staline était mort le 5 mars précédent. Le peuple se lamentait : comment vivre désormais ? A qui le Père laissait-il ses enfants ? Dans les camps l’état d’esprit engendré par la diffusion rapide comme l’éclair de cette nouvelle était évidemment opposé, mais teinté de lassitude comme on lit dans « Riva-Rocci » :

La mort de Staline ne fit naître aucun espoir nouveau dans les

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cœurs endurcis des détenus, elle ne réactiva pas ces moteurs à bout de forces, fatigués de faire circuler un sang épais dans leurs veines rétrécies et durcies.34

L’incrédulité générale à propos de la fermeture des camps staliniens fut bientôt confirmée par l’amnistie de Béria (1953) qui libéra les condamnés à des peines de moins de cinq ans, donc essentiellement des droit commun. Les récidivistes et les politiques restaient derrière les barbelés.

Chalamov était sans illusion : Formellement, la Kolyma est, comme Dachau, un camp spécial

pour récidivistes, droit commun et politiques.35

Les anciens détenus, les anciens zeks, constituent tout un groupe social frappé du sceau éternel de la privation de droits. Les détenus de l'avenir, ce sont tous ceux dont les affaires sont déjà montées mais pas encore bouclées ainsi, que ceux dont les affaires n'ont pas encore été mises en branle.36

Retardé de presque deux ans après sa libération, le départ de Chalamov coïncida avec le flot des détenus libérés par Béria qui rentraient eux aussi en Russie.