Vasiliu, Anca 1994 Le Mot Et Le Verre. Une Definition Médiévale Du Diaphane

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  • Anca Vasiliu

    Le mot et le verre. Une definition mdivale du diaphane.In: Journal des savants. 1994, N1. pp. 135-162.

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    Vasiliu Anca. Le mot et le verre. Une definition mdivale du diaphane. In: Journal des savants. 1994, N1. pp. 135-162.

    doi : 10.3406/jds.1994.1577

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1994_num_1_1_1577

  • LE MOT ET LE VERRE UNE DFINITION MDIVALE DU DIAPHANE

    Un rcit populaire roumain raconte que la terre tait, sa cration, transparente comme l'eau cristalline. Elle demeura ainsi jusqu'au moment o Can, ayant frapp mortellement Abel, voulut enterrer le corps de son frre, afin d'effacer le souvenir de son acte. Alors Dieu, pour couvrir l'horrible geste, donna la terre l'opacit. Le conte est cit par le philosophe roumain Lucian Blaga pour illustrer ce qu'il appelle la perspective sophianique du monde, c'est--dire la transparence que lui donne la prsence de la Sagesse dans le sein de la cration, dans sa puret primordiale 1. En fait, dans ce rcit d'une extrme simplicit, on trouve les traces d'une conception concernant non seulement la cosmologie (l'Univers cr), mais aussi les rapports de l'homme la transcendance (au Crateur, la source de la cration) et la connaissance de soi-mme (de la crature). Il y a donc, concentres dans ce tmoignage de la pense traditionnelle, une physique, une mtaphysique et une sorte d'epistemologie du visible, issue de l'opacit du monde, dsormais ressentie comme une distance matrielle impose, conscutive la faute. Cette opacit constitue alors une diffrence, non pas accidentelle, mais essentielle, entre deux niveaux ontologiques spars par le pch et par le crime, et ouvre, ngativement, une libert la pense humaine par rapport la connaissance anglique , non-voile, devenue dsormais l'apanage exclusif des anges.

    A l'autre bout de l'histoire , dans le rcit de l'Apocalypse la cit de la flicit ternelle (et la demeure du Tout-Puissant) est faite de verre pur , comme du cristal. Tout ce qui est l'intrieur se communique l'extrieur, rien n'est plus cach, mme pas la lumire du jour par la tnbre

    i. Dans Trilogia Culturii (La Trilogie de la Culture), d. Minerva, Bucarest, 1985, chap. Perspectiva sofianic (= La perpective sophianique), p. 251 [premire dition Bucarest, 1 935- 1937]- Un choix de textes de cet ouvrage a t traduit en allemand sous le titre Zum Wesen der rmanischen Volksseele, Minerva Verlag, Bucarest, 1982 (p. 140).

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    de la nuit, et il n'y a plus de temple, de clture, de ferm ; les portes restent pour l'ternit ouvertes et, d'aprs les gloses de Raban Maur, pas une seule pense n'est simule, car tout est vu au grand jour 2. Ces deux paradis concident dans le bonheur qu'apportent la lumire et la transparence (initiale et retrouve) la cration, c'est--dire la matire sortie la rencontre plnire de cette lumire. Les deux paradis sont, en fait, l'expression du rve de la connaissance parfaite qui a aboli la contrainte d'une sparation entre l'intrieur et l'extrieur, entre lus et damns , reus et rejets, une connaissance qui, sortie de l'enclos du temps, est ressentie comme participation rtablie, re-devenue directe tout ce qui, dans le temps, n'tait que du domaine du visible, de l'apparition, de la reprsentation. La figure de la Jrusalem Cleste semble donc reprsenter, dans l'identification de ses matires transparentes avec la lumire qui en jaillit, le dpassement de toute figure, la sortie de la manifestation, le dvoilement du monde visible, l'effacement de toute visibilit. L'image, constituant par elle-mme un paradoxe, c'est la perte de ce paradoxe et de toute connaissance reflte qu'accomplit sa rintgration dans le sein du Crateur. A cette diffrence prs, que la cration ne perd plus son entit propre et sa libert lorsque la distance qui la sparait jadis de sa source est abolie. (Mais ceci la nouvelle transparence thandrique par rapport la transparence anglique est dj un autre paradoxe.)

    Il est donc question de voir ou de ne pas voir quelque chose qui se trouve l'intrieur. Le corps d'Abel, enseveli dans le cristal de la terre premire, n'entre dans l'invisible que lorsque la conscience de la mort rejette Can l'extrieur et impose l'opacit comme sparation. L'cartement, la distance, l'impntrable par le regard fournissent le plan sur lequel l'image (la figure) viendra prendre la place de la transparence et faire le jeu de celle- ci. A la limite de son action, la transparence envahira l'image et en liminant

    2. ... vitrum autem ad fidem ver am retulit ; quia quodforis videtur, hoc est et intus ; et nihil simulation est et non perspicuum in sanctis ecclesiae. Potest et ad illud tempu referri, quo sibi invicem cogitationes in alterutrum perspiciuntur et declarantur. {Opera Omnia, De Universo Libri XXII, lib. XVII, cap. X, P.L. t. m, 474) ... le verre lui, renvoie la foi vritable; parce que ce qu'on voit au dehors est galement l'intrieur ; et il n'est rien qui soit simul, ou qui ne soit transparent dans les Saints de l'Eglise. Cela peut tre aussi rfr ce mme temps dans lequel, rciproquement, les penses des uns et des autres pourront tre vues et seront proclames au grand jour. (Les traductions des textes latins ont t ralises par Pierre Drogi et vrifies par Jean-Maurice Le Gai, dans le cadre du Glossaire de latin philosophique du Moyen Age, Paris I Sorbonne; nous leur exprimons, cette occasion, nos vifs remerciements.)

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    les supports qui restreignent le rle de la lumire ne donner que brillance, couleur et diaphanit l'apparence, elle entranera le monde s'identifier pleinement avec ce qui demeure derrire l'image et qui sort la fin du temps au plein jour. Et la figure de la Jrusalem Cleste (comme figure ultime de la foi) est, en fait, une sortie de l'image, le terme d'une traverse accomplie.

    Toujours est-il qu'entre ces deux extrmes, qui concident dans la ncessit de mettre en rapport la lumire mme et la rception sans obstacle de la lumire dans quelque chose qui est d'autre nature que celle-ci, se trouve le monde qui est visible, mais dont l'apparence n'est jamais identique (identifiable) avec tout ce qui se manifeste travers elle. Pour ce milieu qu'est le monde et dans lequel la lumire coexiste avec sa propre manifestation (incarnation) dans le visible, il a fallu trouver un nom : le diaphane . II y a donc du diaphane , dit Aristote, en dfinissant la vue qui transperce, grce la lumire, l'opacit du monde, pour mettre en acte sa visibilit et la rendre intelligible. Ce concept le diaphane traduit le travail de la lumire dans la trans-apparence des choses et la progression (propension) infinie de la matire qui se rvle, au-del de ses paisseurs, comme rceptacle de cette mme lumire.

    Reli au visible et forcment l'image, le diaphane est un concept de la manifestation, un instrument de la physique (de l'optique) et une mtaphore de la contemplation, trop souvent rencontre dans les visions des mystiques. Concept oubli , il a son histoire et sa dcadence un trajet particulirement exemplaire dans la pense mdivale, aussi bien dans les discussions autour de la phnomnalit de la lumire (lux et lumen) dans le monde, que dans les disputes autour de la ncessit, 1' authenticit et la valeur de l'image, en un mot, autour de 1' iconicit de l'image dans le rapport entre la visibilit et le Prototype.

    Le premier parler du diaphane c'est donc Aristote, dans son trait De l'Ame3. Il est le premier assigner au diaphane un rle fondamental dans le

    3. II y a donc du diaphane. Par diaphane j'entends ce qui est visible sans tre visible par soi absolument, mais grce une couleur d'emprunt. "E

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    modle thorique de la vue. En effet, ce qui est visible, se manifeste la visibilit grce au diaphane, l'acte de celui-ci (qu'est la lumire) et une couleur (XXxpiov xp>F*)> qui est autre par nature que la lumire et que le diaphane, mais qui est la seule donner aux deux autres et la vue, accs au visible. Pour Aristote, le diaphane semble tre le milieu, l'air que traverse le regard, la distance travers laquelle se transmet l'oeil la visibilit de l'objet regard. Cette phnomnologie de la perception est mise en acte par la lumire mme, ou par toute chose qui participe de la lumire (le feu, les astres), grce une similitude de nature avec celle-ci. Ce qui est diaphane, comme l'air, l'eau ou certains corps (comme les pierres prcieuses), est diaphane par la manifestation d'une nature qui se retrouve aussi dans le corps ternel de la rgion suprieure , et qui met au jour la diaphanit l'aide d'une nergie qui la dtermine et qui est la lumire. Par ses propres moyens, le diaphane n'est ni visible ni lumineux, lorsque la lumire est absente, mais il reste en puissance dans l'obscurit et conditionne l'accs de la vue la visibilit et aux couleurs lorsqu'il est en entelechie, grce la prsence de la lumire et sa propre double nature, participant, la fois, de la luminosit et de la couleur qu'il emprunte l'environnement.

    Cette trange thorie optique expose le diaphane dans un rapport privilgi que certaines matires entretiennent avec la lumire. En mme temps il conditionne la vue. Celle-ci est rendue possible par le diaphane, grce sa qualit d'intermdiaire et son affinit, la fois avec l'immatrialit apparente de la lumire, et avec le plan-limite de son action qui donne aux choses les couleurs. De nature ambigu par le fait qu'il tient aux intermdiaires, le diaphane sert ainsi au Stagirite pour dfinir la transmission de la sensation optique et le rapport qui s'tablit entre la ralit extrieure et l'image (de celle-ci) forme dans l'me. De l naissent, en fait, plusieurs ambiguts qui vont faire l'objet des commentaires, depuis la fin de l'Antiquit jusqu' l'ge de la Scolastique4, et dont les consquences qui les redoublent se retrouvent, la fois, dans les thories sur la physique et sur la

    que ce que l'on voit dans la lumire, c'est la couleur. Aussi ne voit-on pas celle-ci sans lumire, car l'essence formelle de la couleur, c'est de mettre en mouvement le diaphane en acte : or l'entlchie du diaphane est la lumire. Al o^ pTou aveu coto toto y.> ^v axai t xpw^aTi elvai, to xw/jtixw evai toG x

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    mtaphysique, ainsi que dans la conception portant sur la visibilit du monde, et donc, aussi sur la reprsentabilit (sur l'image) en rapport avec la lumire ternelle .

    Aristote insiste sur la nature incorporelle du diaphane, ainsi que sur son caractre de mouvance ininterrompue, tant que la lumire qui l'actualise et la couleur qui l'incarne en lui donnant sa propre existence, sont prsentes. N'ayant pas d'existence propre, mais une existence qui est accroche ce qui se voit travers lui (couleur, aussi bien que forme), le diaphane est pourtant d'une nature qui participe du monde suprieur, de ce qu'Aristote appelle le voo ac5[i.a. Ce passage laisse aux commentateurs porte ouverte des interprtations qui visent transformer la dmarche aristotlicienne en une tude sur la connaissance du divin, travers ses manifestations sensibles. Ds Thmistius, pour ne citer qu'un auteur dont les commentaires ont t traduits en latin et ont servi de base la diffusion de l'aristotlisme dans l'enseignement philosophique occidental, la parent de nature du diaphane avec la source mme qui le met en acte, se rvle comme une affinit essentielle qui conditionne, grce ce mme diaphane, la connaissance du corps ternel et divin 5, dont parle (mystrieusement) Aristote, selon

    5. Thmistius, Commentaire sur le Trait de l'me d' Aristote (traduit en latin par Guillaume de Moerbeke au xmc s.), Liber Quartus, 41804, 4i8b9, 4i8bi8, 4i8b3O, 419332 et 419811, dans Corpus latinum commentariorum in Aristotelem graecorum , d. critique par G. Verbeke, Louvain-Paris, 1957, p. 135-144. Nous nous bornerons donner ici seulement quelque extraits :

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    Thmistius. Celui-ci est d'une ternelle brillance, manifeste par sa translucidit toujours en acte et dont la perfection est donne par la lumire ; tandis que le diaphane (rendu lui aussi parfait par la lumire) participe seulement en quelque sorte la translucidit, et en consquence la visibilit dans la mesure o il est prsent, la fois, la lumire, la luminosit (lucidit, brillance) qui en mane et au corps qui est illumin. Son champ d'application s'tend l'espace de la visibilit dans le corporel. Mais il ouvre, en mme temps, l'accs de celui-ci quelque chose qui n'est pas de l'ordre du visible, et dont l'existence se donne dans l'affinit et dans la passion commune que ce quelque chose d' infini exerce, avec le diaphane, pour faire luire le divin .

    Traduit en latin par Guillaume de Moerbeke, vers le troisime quart du xnie s., le texte de Thmistius a servi ensuite de base aux commentaires de Thomas d'Aquin 6 ; et lorsque le terme de diaphanum (diaphaneitas) est ensuite utilis ailleurs que dans les traditions et les gloses sur le trait aristotlicien, on remarquera que son usage, devenu frquent partir du XIIIe s., est destin fournir la preuve d'une participation de la nature corporelle la lumire. Toujours chez Thomas d'Aquin, dans la Somme, la diaphanit est la qualit spcifique qui rend l'eau apte tre la matire propre du baptme 7, car l'aptitude recevoir le sacrement de la foi est dpendante de la possibilit, qui se trouve dans la nature diaphane de l'eau, de recevoir la lumire. Et ainsi en est-il dans le cas de l'me et de son aptitude de recevoir la grce, aptitude qui tient la nature mme de l'me, car l'me participe de la grce comme le diaphane participe de la nature lumineuse qui est en acte dans le corps perptuel et divin .

    ou rceptacle de saveur et qui soit dpourvu de saveur. C'est sans couleur qu'est le diaphane concernant sa couleur propre : et c'est pour cette raison que le diaphane est m par les couleurs trangres, de sorte que s'il en avait une qui lui soit propre, celle-ci en tout cas ferait obstacle et empcherait le sens de celles qui sont trangres.

    6. Sancti Thomae Aquinatis in Aristotelis Librum De Anima Commentarium, Lib. II, lectio XIV (surtout 404, 408, 413-426), lectio XV (surtout 427-430 et 436), d. Marietti, 1959, p. 102- 109. Voir aussi les fragments cits par G. Verbeke dans l'introduction au Corpus latinum commentariorum... cit plus haut.

    7. Respondeo dicendum, quod ex institutione divina aque est propria materia baptismi, et hoc convenienter : ... ; sua diaphaneitate est luminis susceptiva ; unde competit baptismo, inquantum est fidei sacr amentum... (Summa Theologica, Pars Tertia, quaestio LXVI, art. III, d. Romae Forzani et S., 1894, vol. IV, p. 555) II faut rpondre que, d'aprs l'institution divine, l'eau est la matire propre du baptme et avec raison : ... ; par sa clart [diaphanit] elle reoit la lumire, et par consquent elle convient au baptme, selon qu'il est le sacrement de la foi. (trad, abb Drioux, Paris, 1852, p. 607).

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    Avec Albert le Grand, Bonaventure et Thomas d'Aquin la dfinition aristotlicienne glisse sur le plan des interprtations mtaphysiques et des disputes autour de la nature (accidentelle ou substantielle) de la lumire8. En effet, chaque fois qu'il s'agit de donner une explication scientifique de la lumire, de sa nature et de sa manifestation, les auteurs s'enfoncent dans une thorie optique qui concerne la qualit foncirement visible du monde et l'accs celle-ci travers l'apparence des choses {species), le transit tant permis par une distance corporelle (comme l'air, par exemple) qui tient la nature manifeste de la lumire (la luminosit lumen) et qui est le diaphanum. Il est vident que de l, un glissement de la physique la mtaphysique tait presque invitable ; de sorte qu'on finit par juger, suivant le mme processus et en esprit de symtrie, le corps divin et perptuel comme tant la source de la lumire (lux) et sa manifestation au monde visible (lumen), assimile celle-ci. Selon la capacit plus ou moins parfaite de la matire tre diaphane, celle-ci peut, plus ou moins, participer un contact avec le non-matriel et recevoir, comme un rceptacle infiniment perfectible, l'esprit. Un texte de Bonaventure (dans les Commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard9) met en vidence, par une structure trinitaire

    8. Albert le Grand, son commentaire sur De Anima, publi dans la srie Opera Omnia, torn. VII, pars I, lib. 2, tract 3, cap. 7-16, d. Monasterii Westfalorum in Aedibus Aschendorff, 1968, p. 108-123. Par exemple : Videmus enim lumen non secundum se, sed in aliquo subiecto, et hoc est diaphanum ; diaphanum enim secundum se non est visibile eo quod nullum habeat colorent ; et quia nullum habet ideo omnes potest recipere, et sic medium potest esse in visu. Videtur ergo propter extraneum color em semper, hoc est extranei color em, qui in ipso fit in esse spirituali et intentionali... (op. cit., p. 110, 1. 30). Nous ne voyons pas en effet la lumire par elle-mme, mais dans un sujet, et c'est le diaphane ; le diaphane en effet, par lui-mme n'est pas visible, car il n'a pas de couleur; et parce qu'il n'en a pas, il peut les recevoir toutes, et ainsi tre le milieu [medium] dans l'acte de voir. Il est donc toujours vu cause d'une couleur extrieure ; c'est la couleur de ce qui lui est extrieur qui en lui-mme se mue en tre spirituel et intentionnel.

    Pour Bonaventure, Commentario in quator libros Sententiarum Magistri Ptri Lombardi {Lib. I Dist. XVII, p. 1 art. Unicus q. 1, Lib. II Dist. XIII art. II q. 2 et art. III q. 1 et 2 avec Scholion), d. Ad. Claras Aquas Quaracchi, 1882, t. 1, p. 294; t. 2 p. 319-21, 324, 327-330. V. n. suiv.

    Pour Thomas d'Aquin, voir plus haut les notes 6 et 7. 9. Dicunt enim, quod, sicut lux potest tripliciter considerari, scilicet in se et in transparenti et

    in extremitate perspicui terminati primo modo est lux, secundo modo lumen, tertio modo hypostasis coloris * ita Spiritus Sanctus potest considerari in se, et sic est amor Patris et Filii ; potest rursum considerari ut in anima humana inhabitans, et sic Spiritus sanctus dicitur gratia ; potest etiam considerari ut unitus voluntati, et sic est caritas, qua nos diligemus Deum. Unde dicunt, quod Spiritus sanctus est nostra caritas, non per appropriationem, sed per unionem. (* Hoc explicatur verbis S. Thomas, hic q. 1 a. 1 : Quia hypostasis coloris est lux, et color nihil aliud est quam lux incorporata)... (op. cit., t. 1, p. 294. On dit que la lumire peut tre examine sous trois aspects, d'abord en elle-mme, puis en ce qui parat travers elle [en tranparence] et la limite

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    trs explicite, le rapport existant entre les manifestations (voire les modalits de connaissance) de la lumire et l'action de l'Esprit Saint, dans le monde et dans le sein de l'me humaine. Comme la lumire n'est perue que lorsqu'elle laisse visible ce qui se voit travers elle ( remarquer la relation entre lumen et transparens), de mme l'Esprit Saint ne devient prsent l'me humaine que lorsqu'il l'habite l'intrieur, et ce n'est que dans et travers le corps qu'il peut rendre la grce. Il en est de mme pour la lumire (lumen) qui n'est visible que lorsqu'elle s'incorpore, dans une couleur, par exemple. De l toutes les discussions visant savoir si la lumire est une forme substantielle ou accidentelle, discussions rendues indispensables par le rle qu'on attribuait la lumire dans la pense mdivale. Car, du moins pour les auteurs en question, il est vident que c'est la lumire de rendre la matire plus ou moins noble, selon la participation de cette dernire, par transparence, la nature du lumineux. De la mme faon, c'est toujours la lumire qu'il revient de rendre visible le monde matriel, par le fait mme que c'est elle qui l'illumine. Citant Augustin, Denys l'Aropagite et Scot Erigne, outre les commentaires qui suivent de plus prs le trait aristotlicien, Bonaventure opre ainsi une superposition, dsormais quasi-obligatoire, entre la thorie optique et son corollaire mtaphysique qui veut que la lumire, qui met en acte le visible en tant que visible grce au diaphane et la couleur qui l'incorpore, ait une nature de rang suprieur et donne tout participant la noblesse de la luminosit, et donc une qualit en quelque sorte semblable l'empyre 10. Il s'ensuit que toute matire, mme issue des

    du domaine penetrable par la vue ; selon le premier mode elle est lumire [lux], selon le second elle est clart [lumen], selon le troisime elle est une hypostase [support, substrat] de la couleur *. De mme l'Esprit Saint peut tre considr en lui-mme, et ainsi (sous cette forme) il est l'amour du Pre et du Fils ; il peut tre ensuite considr comme l'habitant intrieur de l'me humaine, et ainsi (sous cette forme) l'Esprit Saint est appel grce ; il peut mme tre considr comme le point d'union de la volont, et ainsi c'est la charit par laquelle nous aimons Dieu. D'o l'on dit que l'Esprit Saint est notre charit non par appropriation mais par union. (* ... parce que l'hypostase de la couleur est la lumire et que la couleur n'est rien d'autre que la lumire incorpore.)

    io. Et ideo est alia positio, quod lux est forma substantialis corporum, secundum cuius maiorem et minorem participationem corpora habent vertus et dignius esse in genera entium. Unde nobilissimum corporum, sicut est empyreum illud, est praecipue luminosum, infimum vero, secundum quod sunt magis et minus nobiliora, participant plus et minus. Et quod omnia corpora naturam lucis participant, hos satis de piano ostendunt, quia vix est corpus opacum, quin per multam tersionem et politionem possit effici luminosum, sicut patet, cum de cinere fit vitrum, et de terra carbunculus. (op. cit., t. 2, p. 319-321). Et pour cette raison il existe une autre position qui dit que la lumire est la forme substantielle des corps et que les corps ont un tre plus vrai et plus digne dans le genre (espce) des tres, selon qu'ils participent plus ou moins elle. C'est pourquoi le

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    plus viles (comme le verre fabriqu partir de la cendre, ou l'escarboucle tire de la terre opaque) peut, grce la purification, participer la nature de la lumire et devenir ainsi, par transparence, lumineuse, sans se confondre, pourtant, avec la lumire mme (lux), ou avec la luminosit (lumen, fulgurance), qui est l'gard de la lux comme un tre intentionnel l'gard de l'tre rel .

    Il y a donc, d'un ct du diaphane la source de la lumire (lux considre comme quivalent du Crateur, du Dieu-Pre), et de l'autre la couleur, qui est le terme final de la traverse d'un mdium par le rayon lumineux jusqu'au corps opaque. Ce milieu, ce mdium, dsign comme participant de la nature du diaphane, existe tant qu'il reoit la lumire et s'accomplit ( se parfait ) par elle, comme il est dit dans un commentaire d'Averros, toujours sur Aristote 11. Et c'est grce ce milieu que le visible apparat nos yeux comme visible.

    La notion de manifestation ( l'apparatre ) est d'ailleurs contenue dans le mot mme de diaphane, puisque

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    transparens 13, jusqu'alors rendu, faute de mieux, par les termes du latin classique perspicuitas ou perlucidum. L'invention mme d'un mot dans le langage scolastique marque l'importance que l'on accordait au concept que

    corps translucide devient par elle translucide en effet. Quant Averros, dans les variantes latines du xme s. le terme de diaphanum (Siaav/j, Siaav) est souvent transcrit diaffonus, diaffonitas (dyaphonus etc.), aussi bien dans les commentaires sur De Anima que sur De Sensu et Sensato, fait qui va entraner toute une srie de distorsions chez les auteurs scolastiques du xme- xve s., traducteurs et commentateurs des commentaires d'Averros sur les clbres traits aristotliciens. Nous citons entre autres : Barthlmy de Glanville dans De Proprietatibus Rerum 3.17 (d. Francfort, 1601, p. 63), Thomas de Sutton dans Quaestio Disputata 4 ( Nine Medieval Thinkers , J. R. O'Donnell, Toronto, 1955, p. 364), Henricus Gorichemiensis dans Positiones circa libros Physicorum et De Anima Aristotelis, Henrici Goyen, Gerardi de Monte, Gerardi de Elten, Henrici de Orsae ac Lamberti de Monte (d. Coloniae H. Quentell, 1494, p. 86B41, 73B9, 26A5, 73A24 etc.), Jacobus Tymanni de Amersfodia dans Commentarla in libros Peri Geneos Aristotelis (d. Colonias, 1497, P 31 VB 46, P 9 RA 49, P 33 VB 31-32 etc.), Gerardus de Harderwijk dans Commentarium supra veterum artem Aristotelis secundum viam Albertistarum (d. Coloniae, i486, p. 89 A53, B20-25) etc. Et on remarquera que le terme corrompu de diaphoneitas, pour transparence-diaphanit , (var. diaphonus, diaphonitas, dyaffonus) passe mme dans les dictionnaires du xve s. (VOCABULARIUS OPTIMUS, GEMMA VOCABULARUM MERITO DICTUS et VOCABULARIUS EX QUO). '

    13. ... corpus transparens sive pervium quod Graeci diaphanum vocant ; et hoc diaphanum est visibile, quando est actu lucidum. (Albert le Grand, op. cit., p. 110, 1. 27) ... le corps transparent, c'est--dire penetrable, que les grecs appellent diaphane; et le diaphane est ainsi visible, quand il est activ par la lumire.

    Pour Bonaventure, part le fragment cit la note 9, nous avons trouv un autre passage du mme ouvrage o l'auteur remplace, sans explication pralable, le terme de diaphane , relativement souvent employ dans le texte, par le terme de transparens : Item, sicut se habet colore terminatum, ita se habet lumen ad corpus transparens ; sed color est accidens in corpore terminato : ergo lumen est accidens in corpore transparenti. (op. cit., p. 327) De mme, comme la couleur se comporte pour le corps born, ainsi se comporte la lumire pour le corps transparent; mais la couleur est un accident dans le corps born : donc la lumire est un accident dans le corps transparent. Bonaventure revient ensuite au terme de diaphanum, quand il s'agit de citer Aristote et son Commentateur (Averros) : Commentator super secundum de Anima*, quod lux est diaphani, et quod est in ipso, sicut intentio vel species vel similitudo. (* Lux non est corpus, sed est praesentia intentionis in diaphano, cuius privatio dicitur obscuritas apud praesentiam corporis luminosi. Et hoc quod dixit [Aristoteles] manifestum est, quoniam subiectum obscuritatis et lucis est corpus et est diaphanum, et lux est forma et habitus istius corporis ; et si esset corpus, tune corpus penetrar et corpus. ... Averros ait : Color habet duplex esse, quorum unum est in diaphano non terminato, et est illud in quo est extraneum ; et aliud in diaphano terminato, et est esse eius naturale.) (op. cit., p. 329) Et c'est de cette faon que s'exprime le Commentateur sur le livre deux du De Anima*, en disant que la lumire est le vtement du diaphane et qu'elle est en lui-mme comme une intention, ou aspect, ou similitude. (* La lumire n'est pas un corps, mais la prsence de l'intention dans le diaphane, dont la privation est dite obscurit dans la prsence du corps lumineux. Et ce qu'il dit l [Aristote] est manifeste puisque le sujet de l'obscurit et de la lumire est un corps et est le diaphane, et la lumire est la forme et l'habitus de ce corps ; et si elle tait un corps alors un corps pntrerait un corps. ... Averros dit : la couleur a un tre double, dont le premier est le diaphane non born, et celui dans lequel il est tranger, et l'autre dans le diaphane born, et cela est son tre naturel.)

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    ce mot traduit, et souligne, par cette traduction, le contenu effectif du concept. Roger Bacon, aprs Albert le Grand, sentira le besoin de relever le rapport entre le terme grec et son nouvel quivalent latin 14, tout en essayant de lui trouver une tymologie qui, quelque peu fantaisiste, dnote toutefois, avec une prcision gomtrique , le sens que le mot diaphane s'est vu donner par la pense scolastique : ce qui dsigne le fait d'apparatre la fois en surface et en profondeur, l'extrieure et l'intrieur, grce la lumire qui traverse le corps, ou la matire en question.

    Il devient vident que, dsormais, pour certains continuateurs de la tradition aristotlicienne dans la pense occidentale, le diaphane reprsente plusieurs choses : tout d'abord il constitue la condition de la vue, c'est-- dire, la qualit qui rend au monde la visibilit, car il lui donne l'accs la lumire (le rend lumineux ) et l'lve la noblesse de celle-ci. En outre il reprsente le milieu qui sert sa limite incarner la lumire en couleur. Troisimement il reprsente, galement, une condition intrinsque de la facult de connatre, pour laquelle le diaphane est un seuil non-born entre l'extrieur et l'intrieur et un passage libre (destin au regard) entre les choses infrieures et suprieures, dont il peut recevoir la manifestation dans le visible et auxquelles il peut ainsi participer.

    Mais partir du xive s., pour la plupart des commentateurs, le diaphanum, ou la diaphania (terme employ par ceux qui connaissent mieux le grec), ne dsigne plus que la condition matrielle du milieu (mdium) qui, positivement, permet le transit du regard et met en acte la disposition de tout sujet matriel tre substrat de la couleur. Les auteurs (comme Jean de Pouilly, Paul de Venise, Henricus Gorichemiensis ou Dionysius Cartusia- nus 15) qui prennent encore en compte le rapport de la diaphanit, par

    14. diaphanum idem est quod duplicis apparitionis , scilicet in superficie et in prof undo, nani ' phano ' Grece idem est quod ' appareo ' Latine, et ' dia ' idem est quod ' duo ' [sic] {De Multiplicatione Specierum, IIa, c 2, Oxford, 1897, II, p. 460) le diaphane mme est ce qui rlve d'une double apparition, c'est--dire en surface et en profondeur, car ' phano ' en grec est la mme chose que ' appareo ' en latin et ' dia ' est la mme chose que ' duo ' [sic] .

    15. Jean de Pouilly : Diaphanitas inest istis inferioribus secundum quod communicant cum superiori perpetuo corpore (Quaestiones Disputatae 6, De Virtutibus II part. p. 90, 6* quaest. ; Rpertoire Glorieux n. 223 ; Littrature quodlibtique 223-238, Plezer, Rev. Noscolastique 1913) La diaphanit est contenue dans ces choses infrieures, selon qu'elles communiquent avec le corps suprieur perptuel.

    Paul de Venise, dans ses commentaires sur De Anima, 12 conci. 3, 72rb, 13 not, 73rb, 23 not. 2 79va et 35 not. 1 87rb.

    Henricus Gorichemiensis, dans op. cit., p. 86B41, 73 B 9, 26 A 5, 73B20 et 73 A 24, ainsi que dans Compendium Summae Theologia S. Thomae, Quaestiones Summam S. Thomas (d.

  • i46 ANCA VASILIU

    participation la lumire, au corps suprieur perptuel (selon Aristote), sont rares. Ainsi que l'ide d'une matire qui soit en quelque sorte rceptacle de la lumire, par affinit de nature et par la ncessit d'incorporation de celle- ci, est, elle aussi, avec quelques exceptions (comme Jean Buridan ou Gerardus de Harderwijk 16), perdue. Il devient d'autant plus rare de rencontrer l'ide (presque compltement oublie vers la fin du XIVe s.) qui plaait le diaphane au centre d'une epistemologie du visible et qui faisait, dans la pense aristotlicienne, ainsi que chez les pres de la Scolastique, un point de contact avec la facult de connatre ce qui est au-del de l'apparence, ou avoir la vision de Dieu . A cette poque, la thorie optique du diaphane se spare de la mtaphysique, et une conception positive de la vue enlve au visible tout accs l'invisible, du moins dans tout ce qui est en dehors du domaine de la mystique. L'invisible entre dans l'ordre de l'nigme, ou de l'obscur. Il borne le visible sans avoir avec celui-ci qu'un rapport de pure opposition, comme l'opaque borne le transparent. Jean Dominici, ou l'vque anglais John Colet17, sont peut-tre parmi les

    Esslingen, 1473, Konrad Fyner, Nachdruck Frankfurt, 1966, III, 25, 1 f 173 VA 5) et De Sacramento altar is et efficacia missae, De effectibus salutiferis eucharistie (d. Coloniae, 1503, n P 30 VA 11).

    Dionysius Cartusianus Sive De Ryckel, dans Enarratio in Genesim {Opera omnia edd. monachi Cartusiani opera omnia, Monstrolii 1 896-1 901, Tornaci 1902- 19 13, Parkmonasterii 1935, vol. 1, 10 p. B), Dialogion de fide catholica (op. cit., vol. 18, 1899, 3, 6 p. 388 D), De venustate mundi (op. cit., vol. 34, 6 p. 231 B et 22 p. 248 A), De contemplationem liber (op. cit., vol. 41, 1, 68 p. 223 B) et Contra detestabile inordinationem (op. cit., vol. 40, 20 p. 238 C).

    16. Jean Buridan : Diaphaneitas habet unam rationem communem diaphaneitate coeli et diaphaneitati istorum inferiorum, scilicet quod diaphanum est receptum luminis {Mtaphysique, VIII, q. 1, f 55 rb) La diaphanit une explication commune par la diaphanit de ces milieux infrieurs, savoir le fait que le diaphane est rceptacle de la lumire.

    Gerardus de Harderwijk (de Rota) : Lux ... illuminativa omnium diaphanorum, tam perviorum que facit esse lucida, tam non perviorum, que facit esse colorata {Commentarii trium librum Aristotelis De Anima, d. Coloniae, 1494, p. 165 A 21) la lumire ... illuminative de tous les corps diaphanes, aussi bien de ceux qui sont pntrables au regard qu'elle fait tre lucides, que de ceux qui ne sont pas pntrables, qu'elle fait tre colors. ipsum tamen dyaphonum [...] ad lucem est dispositum existens proprium eius susceptaculum {Commentarium supra veterum artem Aristotelis secundum viam Albertistarum, d. Coloniae, i486, 1, 7, 9, 1 p. 89 A 53) mais ce mme diaphane est dispos la lumire, constituant d'ailleurs son rceptacle propre .

    17. Jean Dominici, Lucula noctis praeper. (d. Hunt E. Notre Dame d'Indiana, 1940, p. 19); John Colet emploie le terme de diaphanit dans un commentaire qui porte, cette fois, sur un trait dionysien (o le terme n'apparaissait pas l'origine) : tandem (consecrandi) ...ut jam dyaphanitate perspicui et lucis alicujus capaces a perspicacious ministris censeatur tune sacerdotibus offeruntur {The Ecclesiatical Hierarchy, d. J. H. Lupton, Two Treatises on the

  • UNE DFINITION MDIVALE DU DIAPHANE 147

    derniers employer le terme de diaphane comme un concept qui exprime une rception et une donation de lumire, et par cela un passage vers la connaissance d'une transcendance manifeste ainsi, la fois dans la luminosit du diaphane et dans l'obscur. Deus quasi per diaphana enigma- tum et figuratum delatus per abstrusa quaerere docet , disait Jean Dominici 18.

    En tant qu'attribut li au corporel et pourtant luminescent et par cela participant une nature autre que celle du monde sublunaire, le diaphane trouve donc, comme nous venons de le voir, sa place dans la gographie des intermdiaires, dans l'chelon suprieur des hirarchies, attribut des anges et de ceux qui, par analogie avec les anges, deviennent clair-voyants et lumineux. Sa condition primordiale est la puret. Son acte et sa perfection la lumire. Son hypostase la couleur. Sa mouvance, qui est infinie, prend le regard et, selon la disposition de celui-ci envers la virginit dcouvrir dans l'me, le mne transpercer l'apparence. Son ultime figure est de se laisser compltement effacer et de rendre, par cela, hommage (louange, est-il dit, en ce qui concerne les anges) l'invisible qui s'incarne dans le monde et la lumire, elle-mme incorpore dans la couleur, sans qu'aucun de ceux-ci n'ait t envahi par l'autre. Il incarne une faon de franchir la distance en la respectant, de traverser, avec la seule vue, le seuil de la diffrence ontologique, afin de se rendre la perce mme travers laquelle l'invisible nous regarde. Le diaphane est ainsi la dfinition de toute image, en fait de tout ce qui est en puissance dans l'image et dans sa profondeur . L'image, qui ne s'adresse qu' la vue et qui n'est donc que visibilit pure, tient la place de la transparence initiale, paradisiaque, du monde.

    Il est certain que pour les philosophes du XIIIe s., fascins par le phnomne miraculeux de la lumire et par la luminosit qui parat s'incarner dans toute matire polie et prcieuse, conscients galement du rle primordial que la lumire joue dans la Gense et donc, d'emble attache au premier geste de la Cration, une thorie comme celle du Stagirite sur le diaphane, ne pouvait qu'exprimer au mieux une manire idale de donner sens au rapport entre l'apparence et l'essence du monde. Et par cela mme, de former une conception de la reprsentation et du rle de

    hierarchies of Dionysius , 1869, p. 252) enfin (les espces consacrer) quand elles ont t juges transparentes par diaphanit [!] et capables de quelque lumire par les ministres [prtres] claivoyants [!], sont alors offertes par les prtres.

    18. (Dieu) qui, comme travers des milieux diaphanes, laisse dceler sa prsence, par des nigmes et des figures, enseigne de chercher travers l'obscur (op. cit., p. 19).

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    l'image dans le monde. Albert le Grand et Bonaventure recourent, lorsqu'il est question de dfinir la lumire, sa nature et sa phnomnalit (sa manifestation), aux notions de transparence, d'opacit et de couleur, et dcrivent pour cela le transit du rayon lumineux dans une matire comme le verre color 19. En l'occurrence, lorsque la lumire (lumen) traverse le verre poli et clair, elle incorpore une couleur et rend visibilit au verre, sans que, pour cela, la force (la luminosit) de la lumire, ou la couleur de la matire transparente soient, l'une ou l'autre, en quelque sorte diminues. Ce n'est, en fait, qu'une thorie physique qui sera largement exploite ensuite par Robert Grosseteste, Adam Pulchrae Mulieris (le mystrieux auteur du livre De Intelligentiis) et Witelo 20. Mais c'est une thorie physique qui donne une image la fois, de ce qui se ralisait en matire et conception de l'image l'poque du plus grand panouissement de l'art du vitrail dans les cathdrales, et, en mme temps, de ce qui tait dit dans les crits des mystiques sur l'exprience de la contemplation et de la vision de Dieu .

    En effet, ce n'est pas simplement grce au livre II du De Anima d'Aristote que le concept de diaphane et de la problmatique du visible et de Y apparatre entrent dans le dbat de la pense mdivale. Mais c'est plutt travers les interprtations noplatoniciennes et plotiniennes de la reprsenta- bilit de l'intelligible, de l'existence des archtypes, et grce aux doctrines de l'manation et de l'analogie universelle qui avaient, bien avant, fcond, travers la pense orientale (byzantine). et arabe, la philosophie occidentale, que le trait d'Aristote a pu avoir un tel impact (en dpit de l'interdiction lance contre l'uvre aristotlicienne, par le pape Grgoire X, dans le

    19. Outre les uvres et les fragments cits dj (notes 8, 9, 10, 13), voir aussi, pour Albert le Grand, dans son commentaire sur De Anima (op. cit., p. 108-123), l'insistance sur l'image des rayons qui traversent des vitres colores ( ... quando radius transit per vitrum coloratura quocumque colore, ille color fit in are et in pariete opposito... etc.).

    20. Pour Robert Grosseteste, voir son commentaire l'Hexamron (d. R. C. Dales and S. Gieben, Auct. Brit. VI, 1982, I, 18 etc.). Dans l'article de Giuseppa Battisti Saccaro, II Grossatesta e la luce (Medioevo, Rivista di Storia della filosofia medievale, II, 1976, Antenore Padova, p. 21-75), vif 'es P- 69-72 pour les conceptions physiques et cosmologiques de l'vque de Lincoln sur la lumire et la diaphanit.

    En ce qui concerne l'attribution du Liber De Intelligentiis (Memoriale rerum difficilium) Witelo, confusion faite par Baeumker, la distinction, ultrieurement rtablie, est cite par E. Gilson dans History of Christian Philosophy in the Middle Age, Random, New York, 1954.

    Pour Witelo (Adam Pulchrae Mulieris), voir Persp. IV, 142, Beitrage, III, 2, p. 172 : Diaphaneitas comprehenditur a visu ex comprehensione formae ultra corpus diaphanum existentis. La diaphanit est saisie par le regard partir de la saisie (comprhension) de la forme du corps existant au-del du corps diaphane.

  • UNE DFINITION MDIVALE DU DIAPHANE 149

    second quart du XIIIe s.) et qu'il a pu tre lu au-del de ce qu'il propose proprement. Et on pourrait mme dire que la dcouverte de l'uvre aristotlicienne, surtout travers la traduction et les commentaires d'Aver- ros et de tout ce qui s'y ajoute au Stagirite dans les milieux arabes et juifs de l'Espagne, au xe-xne s., vient apporter en Occident plutt une structure qu'une problmatique nouvelle. Depuis Augustin, et travers Jean Scot et les apports orientaux qui se retrouvent chez les auteurs du xne s., la pense latine avait eu connaissance de la vision platonisante du monde rel en rapport avec le monde des ides. Il reste, bien videmment, prouver qu'il s'agit d'une version corrige d'Aristote, ainsi que d'un rapprochement intime ressenti par la pense occidentale du xileni6 s. l'gard d'une thologie qui relverait plutt d'une vision mystique du monde, que de celle qui, prenant le dessus partir du XIVe s., allait imposer un sens positif tout rapport la transcendance, y compris la reprsentation et la conception de l'image. Toujours est-il qu'en ce qui concerne le diaphane, terme qui est mis en circulation par Aristote et repris par les scolastiques, traduit par transparence et ancr dans la problmatique du rle et de la nature de l'image (par extension, de toute matire rceptacle de la lumire), ce mot mme ne fait que nommer une ralit spirituelle qui tait dj avant l'introduction du terme l'objet de la pense thologique; une pense thologique consciente de la tension (la crise ) entre la reprsentabilit du transcendant et la connaissance apophatique (ngative) de Dieu.

    Certains auteurs vont directement la notion, sans employer le terme propre de diaphanit. C'est le cas de l'Aropagite pour qui la problmatique du diaphane apparat en terme de ngativit, par rapport cette epistemologie du visible qui viendra plus tard dfinir la physique des scolastiques, et dans laquelle la transparence prendra le rle de faire le jeu d'une ouverture transcendantale. Denys parle de tromperie lorsqu'on essaie d'approcher avec des moyens positifs (matriels) l'invisible immatriel21. Il

    21. Denys I'Aropagite, La Hirarchie cleste, Sources chrtiennes 58, trad. Maurice de Gandillac, Paris, 1958 (p. 79-80, 82, 151-152, 153, 154-155) : ... que d'ailleurs les images draisonnables lvent mieux notre esprit que celles qu'on forge la ressemblance de leur objet, je ne crois pas qu'un homme sens en disconvienne, car il est naturel que les figurations plus leves aillent jusqu' tromper certains, en leur faisant croire que les essences clestes seraient des figures d'or et des hommes luminescents et fulgurants, magnifiquement draps dans un radieux vtement, rayonnant un feu qui ne leur cause aucun dommage, et toutes les autres images du mme type dont a us la Parole de Dieu pour reprsenter les esprits clestes. r opviou otna xal wtoeiSe xiv vSpa xal aoTp!X7rT0VTac 7rpenw 7)[i.9tec7(i.vou

  • i5o ANCA VASILIU

    est, d'ailleurs, trs proche en cela d'Origne, avec son commentaire sur l'pisode des constructeurs de la Tour de Babel qui voulaient toucher le ciel. Par contre, il donne une chance d'adquation aux figures vilaines (oclax eixova), dont l'loignement est tel que, dans la distance qui s'impose et dans l'effroi de l'cartement, tout homme sensible sentira ce qu'est la transcendance par rapport lui. videmment, ces images dissemblantes et vilaines n'ont rien dans leur apparence qui puisse participer de ce qu'elles transmettent. Le regard ne s'adresse point elles seules. Mais il s'agit de voir, et l l'auteur de la Hirarchie Cleste entre dans le paradoxe que reprsente la nature visible du monde, la prsence et la participation du Beau dans tout ce qui est dans le monde, c'est--dire, dans tout ce qu'est la cration22. Et par ce biais se fait le passage vers la pure et sublime transparence de l-haut et V invisible splendeur qui est source de la beaut 23. (On remarquera, en passant, que le terme employ par l'Aropagite pour dsigner la transparence n'est jamais Siacpav, mais Siauyr xpoxTYjv oauyeiav ce qui pourrait constituer un quivalent du latin lumen, ou fulgor, par rapport lux.) C'est donc, non pas travers des images et des figures d'or, luminescentes et radieuses qu'on reprsenterait les esprits clestes, mais c'est par tout ce qui est contraire celles-ci, par l'opacit qui est le propre de la terre et tout fait inapproprie la nature du divin, que s'ouvre la voie de la reprsentation, et il est donn aux tres humains de recevoir la lumire selon, d'une part, l'aptitude des matires clestes recevoir et transmettre le don de celle-ci, et, de l'autre, l'inaptitude de ceux qui sont clairs possder eux-mmes ce don (cet habitus, comme le traduit, plus explicitement peut-tre, Jean Scot 24). Diaphane serait ainsi l'image qui, recevant la lumire, laisserait voir, travers elle, Celui qui est le principe de

    22. D'ailleurs il faut songer aussi que rien n'existe qui soit totalement priv de participation au beau, car, comme l'affirme la vrit de Dits, tout tait trs bon. "AXXc te xal toto woTJaai xp?) t [r/)8 ev tov outcov evai xa6Xou ttj to xaXoi (xetouckx v Xoywv cckrfizii pTJai navra xaX Xiav (Denys l'Aropagite, op. cit., p. 80).

    23 . Tt)v xaBapv xal xpoTnrjv Siaysia xal ttjv cpavj xal xaXXoTrolov E7rp7tiav acovia ovtco xal voyjtj xoivama (Denys l'Aropagite, op. cit., p. 82).

    24. ... ex illuminandarum materiarum ad illuminationis distributivum habitum inopportuni- tate, et paulo post ex hoc ad perfecte fere indistributum coartatur. (P.L., t. 122. Versio Operum S. Dionysii Caelestia lerarchia, 1061 C) dit Jean Scot pour ... x -j twv

  • UNE DFINITION MDIVALE DU DIAPHANE 151

    l'illumination, mais garderait en mme temps sa nature inapproprie celui- ci, donc son opacit et par l, sa corporalit visible.

    Entre ce qui est la fois rcepteur et transmetteur de lumire, et ce qui n'est rendu lumineux que par sa participation la lumire sans qu'il puisse lui mme la donner, la distinction est dlicate et difficile saisir dans l'ordre des choses matrielles. Elle suscite pourtant l'intrt des commentateurs de Denys l'Aropagite, d'autant plus que le sujet touchait, l'poque de Charlemagne, ainsi qu'au XIIe s., le problme pineux de la relation dans laquelle se trouvait l'image (la reprsentation du transcendant) par rapport son Prototype. Jean Scot, en citant d'ailleurs, son appui, Maxime le Confesseur, explique le mcanisme de ce paradoxe25. La visibilit commence jouer son rle lorsque l'essence divine, incomprhensible en elle-mme, s'adjoint la crature (s'incarne) afin que celle-ci puisse la saisir et y participer, mais sans se confondre avec elle et sans que la crature perde, dans cette incarnation du divin, la nature qui lui est propre. Dans cette thophanie (de la lumire) le mouvement est rciproque. Celui qui regarde la lumire ne la verrait pas si celle-ci tait reste en elle-mme . (On se rappelle que chez, Aristote, le diaphane n'est pas visible en lui mme, mais

    25. Horum autem exempta si quaeris, ad eodetn Maxima evidentissime posita sunt : ' Sicut enim aer illuminatus nihil alius videtur esse tlissi lux, non quia sui naturam perdat, sed quia lux in eo praevaleat, ut id ipsum lucis esse aestimetur ; sic humana natura Deo adjuncta, Deus per omnia dicitur esse, non quod desinat esse [humana] natura, sed quod Divinitatis participationem accipiat, ut solus in ea Deus esse videatur. ' Item. ' Absente luce aer est obscurus, solis autem lumen per se subsistens nullo sensu corporeo comprehenditur . Cum vero solare lumen aeri misceatur, tune incipit apparere, ita ut in seipso sensibus sit incomprehensibilem, mixtum vero aeri sensibus possit comprehendi. ' Ac per hoc intellige, divinam essentiam per se incomprehensibilem esse, adjunctam vero intellectuali creaturae mirabilimodo apparere, ita ut ipsa, divina dico essentia, sola in ea creatura, intellectuali videlicet, appareat. (P.L. 122, Versio Operum S. Dionysii De Divisione Naturae, Liber Primus, 450, io) Si tu demandes des exemples ce sujet, ils sont exposs avec la plus grande vidence par ce mme Maxime : ' De mme en effet que l'air illumin semble n'tre rien d'autre que de la lumire, non pas parce qu'il perd sa nature propre, mais parce que la lumire prvaut en lui de telle faon qu'on pense qu'il appartient lui-mme la lumire; de mme, quand la nature humaine s'est adjointe Dieu, on dit que Dieu est travers tout, non parce que la nature humaine cesse d'tre, mais parce qu'elle reoit la participation de la Divinit, si bien que Dieu seul semble tre en elle. ' Semblablement : ' En l'absence de lumire l'air est obscur et la lumire du soleil subsistant par elle-mme n'est saisie par aucun sens corporel. Alors que quand la lumire solaire se mlange l'air, elle commence apparatre comme si en elle-mme elle tait incomprhensible par les sens, mais que mlange l'air elle pouvait tre saisie par les sens. ' A travers ces exemples comprends bien que l'essence divine est incomprhensible par elle-mme, mais qu'adjointe la crature intellectuelle d'une faon admirable, elle se fait voir de telle manire qu'elle-mme, je parle de l'essence divine, apparat toute seule dans cette crature, intellectuellement s'entend.

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    travers une autre couleur .) De mme que la lumire ne se rend sensible aux yeux que parce qu'elle est adjointe au corps lumineux, ainsi, sans tre illumin et rendu lumineux par participation elle (sans rceptacle de ce don), celui qui regarde la lumire ne pourrait pas la voir. Depuis Grgoire de Nysse jusqu' Hugues de Saint- Victor26, ce mouvement d'aller-retour et de participation, sans altration de nature, du semblable par le semblable, reprsente le moyen le plus explicite de comprendre ce qui donne l'image accs son Prototype transcendant. A condition, explique Grgoire de Nysse dans son Trait sur la Virginit21 (et cela revient chez tous les auteurs orientaux ou occidentaux) que le rceptacle du don de la lumire soit pur et transparent, sans obstacle et sans difformit (comme le verre clair de la Jrusalem Cleste), afin que, n'tant pas devenu lui-mme lumire, on puisse

    26. C'est dans un commentaire sur la Hirarchie Cleste dionysienne que Hugues de Saint-Victor s'approche davantage de cette thorie de la participation de l'objet clair la lumire par l'illumination ou la brillance : ita at Deus noster est, et verum lumen est, et ipsum lumen rationales animi mundi et puri concipiunt : et ex eo lucentes fiunt, et non sunt ipsi imago luminis in eo quod sunt ; sed in eo quod lucent ex lumine, sicut ipsum lumen lucet ; et sunt ipsa lucentia theophaniae luminis, in quibus lumen videtur, quoniam a nullo lumen videretur, si nullus a lumine illuminar etur. Nam et qui in se lumen videt, lucentem se videt ; qui profecto non videret, si non luceret, et se lucentem non videret. (P.L. 175, De Coelesti Hierarchia, 955) Dieu est lumire, la vraie lumire ; l'esprit raisonnable, clair et purifi, conoit cette lumire mme et en devient tout lumineux. Les matires lumineuses sont la thophanie de la lumire, o elle se rvle, car nous ne pourrions la voir, si elle ne nous avait d'abord illumins. [Car celui qui voit de la lumire en lui-mme, se voit rendu lui aussi lumineux, et assurment il ne verrait pas, s'il n'tait pas rendu lumineux, et ne se verrait pas tel.] (trad, par Philippe Verdier, Saint Denis et la tradition carolingienne des Tituli , dans le recueil La chanson de geste et le mythe carolingien , Mlanges Ren Louis, t. 1, St. Pre s. Vezelay, 1982, p. 343).

    27. Grgoire de Nysse, Trait de la Virginit, Sources chrtiennes 119, trad. Michel Aubineau, Paris, 1966 (spcialement les pages 381-383 et 388-397) : Celui donc qui s'est loign de toute amertume et mauvaise odeur charnelle, qui s'est lev au-dessus de toutes les choses basses et terre terre, ou pour mieux dire qui est devenu suprieure au monde entier, port sur cette aile dont nous avons parl, celui-l trouvera le seul objet digne de dsir, et deviendra beau lui-aussi en approchant du Beau ; et devenu sous son influence, brillant et lumineux, il sera tabli dans la participation la lumire vritable. xal yevYjoeTai xal xr xaXo tw xaXco izpoam'ko.Got. * xal v Ysyovi Xafz-rcpo te xal cotosiSt)? v Tfj (xerocna to X7]0ivo cpwxo xaTaaryjaeTai. de mme l'intelligence humaine, aprs avoir dlaiss cette vie trouble et sale, aprs que, purifie par la puissance et le souffle de l'Esprit, elle est devenue lumineuse et qu'elle s'est mle la puret vritable et sublime, l'intelligence humaine elle-mme resplendit en celle-ci comme par transparence, se charge de rayons et devient lumire selon la promesse expresse du Seigneur que ' les justes brilleront la ressemblance du soleil'. ceiSv xaxapcx; yevofAevoc v ttj Suvfiei to 7rve|zaT0

  • UNE DFINITION MDIVALE DU DIAPHANE 153

    pourtant voir sa lumire l'intrieur, comme l'extrieur, et contempler, travers l'image, la beaut de son Archtype.

    On retrouve constamment chez les auteurs qu'on vient de citer, ainsi que chez Basile de Cesaree et en gnral dans la pense d'inspiration noplatonicienne, l'ide que l'accs la lumire, qui se trouve au centre de l'tre devenu transparent, est donn par l'il clair-voyant. L'il de l'me, comme l'appellent aussi bien Philon d'Alexandrie, que Grgoire de Nysse, Sahdonna ou Matre Eckhart28, est la fois un rceptacle privilgi de la lumire extrieure et une lampe l'intrieur, dans la nuit de l'tre. Grce cet il, non seulement il est donn l'homme de connatre Dieu, mais en lui Dieu mme, disent les mystiques, reconnat l'homme, et c'est l que se passe le croisement des deux lans, la rencontre des regards, l'accomplissement de la contemplation et les noces spirituelles. Cet il, qui est en fait l'me mme, est pareil au cristal pur et net, lequel est assailli par la lumire, disait Jean de la Croix29, car, tant plus il reoit de degrs de lumire, tant plus la lumire se concentre en lui, et tant plus il en demeure lumineux ... qu'il semble tre tout lumire et qu'il n'y a plus de diffrence de lui la lumire, parce qu'il est clair par la lumire tout autant qu'il en est capable, et cela fait ressembler la lumire.

    II serait difficile de ne pas penser, lorsqu'on lit les textes des mystiques sur la contemplation de Dieu et les controverses philosophiques autour de la

    28. Philon d'Alexandrie : ce qui reoit la reprsentation de Dieu, c'est l'il de l'me rj 6(x[xa {De Mutatione Nominum 3-4, Les uvres de Philon d'Alexandrie n 18, trad. R.

    Arnaldez, Cerf, 1964, p. 32-35). Grgoire de Nysse : mais celui qui a purifi l'il de son me (ttj ^ux^ ocoaXjiou) et qui est

    capable de voir de tels spectacles... [il s'agit de remonter des choses belles la Beaut intelligible] (op. cit., p. 328).

    Sahdona : Plus le regard de l'il [de l'intelligence] est baign de lumire, plus il devient transparent pour renconter la lumire inaccessible, jusqu' ce qu'il ctoie les confins de l'inconnais- sance et apprenne par l-mme la grande connaissance de Celui qui [demeure] inaccessible dans l'invisibilit. (apud. R. Beulay, La lumire sans forme. Introduction l'tude de la mystique chrtienne syro-orientale, d. Chevetogne, Belgique, p. 168).

    Eckhart : Pour que mon il puisse voir les couleurs, il doit tre libre de toute couleur. Quand je vois une couleur bleue ou blanche, la vision de mon il qui boit la couleur, donc ce qui voit est identique ce que voient les yeux. L'il dans lequel je vois Dieu est le mme il dans lequel Dieu me voit. Mon il et l'il de Dieu sont un seul et mme il, une seule et mme vision, une seule et mme connaissance, un seul et mme amour. {Traits et Sermons, Sermon 12, trad. Maurice de Gandillac, d. Aubier, 1942, p. 178).

    29. Dans Vive flamme d'amour, Strophe I, vers 3, uvres compltes, d. Descle de Brouwer, 1958, p. 725.

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    phnomnalit de la lumire (lumen) dans le monde (phnomnalit par laquelle il est donn au monde matriel de remonter, participant et se purifiant, la source mme de cette lumire lux), que le modle qui se trouvait alors devant les yeux et dans l'esprit des mystiques, des thologiens et de philosophes n'tait autre que la cit de verre dcrite dans l'Apocalypse. D'autant plus, peut-tre, que cette cit prenait, cette mme poque, la forme, matriellement la plus proche, des glises transparentes , bties (aux xnie-xive s.) presque entirement en vitrail >. La concidence historique de l'panouissement du vitrail avec l'apparition et le dveloppement du concept et de la thorie du diaphane, n'est qu'un aspect du problme. Il s'agit, dans le double mouvement de la pense occidentale, chez les philosophes et chez les mystiques, de voir sur quel plan de la connaissance et de l'exprience spirituelle (chrtienne) se situait l'idal de l'glise transparente , tel que l'abb-esthte Suger le rvait, au XIIe s., pour Saint Denis.

    Dans la conception cosmologique de l'architecture ecclesiale, le jeu et la forme des volumes, le choix des matires (couleurs) et la prsence / absence de la lumire (physique) portent, tous, des valeurs symboliques prcises, en vue de crer ensemble une image du rle que l'glise tait cense accomplir sur terre. Depuis Maxime le Confesseur (dans la Mystagogie) jusqu' Nicolas Cabasilas (dans Y Explication de la Divine Liturgie), en Orient, la forme et le fonctionnement de l'glise taient orients non seulement de faon figurer la Jrusalem Cleste sur terre, mais aussi, de faon figurer par cela que le temps de ce monde n'est qu'un temps de l'attente de la Parousie (la seconde Parousie), et que dans cette attente, la prsence de l'glise est le seul moyen qui puisse donner l'me un avant-got . Une partie de l'difice de l'glise, la coupole de la tour qui couronne le naos, reprsentait effectivement, travers l'iconographie, la forme architecturale et le jeu des lumires et des couleurs, la Liturgie Cleste. Le lieu o celle-ci se droule (qu'elle soit reprsente dans la coupole centrale, ou sur l'hmicycle de l'abside de l'autel) est considr comme le point central du chiasme dans lequel se place l'glise, en tant qu'image matrielle de l'Eglise cleste sur terre. Une conception eschatologique similaire se retrouve dans l'architecture symbolique des glises occidentales, depuis la figuration (symboliquement la plus explicite) de la Jrusalem Cleste dans les rotondes carolingiennes, jusqu' l'poque des glises-lanternes, rendues transparentes par l'art du vitrail.

    Il n'est pas dans notre intention de faire, du moins pour le moment, une tude d'historiographie de l'art concernant la typologie et le dveloppement

  • UNE DFINITION MDIVALE DU DIAPHANE 155

    du symbolisme de la Jrusalem Cleste dans l'architecture et la peinture murale occidentale. Mais il est, semble-t-il, important de mettre en rapport ce symbolisme, connu et pris surtout du temps de Charlemagne et encore trop explicite dans l'architecture romane et au dbut du gothique, avec tous les aspects de la pense et de la vie spirituelle que nous venons de dfinir comme thorie de la diaphanit. Car, dans ce symbolisme de la cit de verre plusieurs lments touchent la problmatique du diaphane. D'abord, il est question de la lumire et de la luminosit (brillance) de cette image , qui se donne l'extrieur, qui est vue et laquelle tous les lus peuvent participer, comme devant le chur d'une glise. Il est ensuite question des pierres prcieuses, au moyen desquelles est construite la Nouvelle Cit, et qui sont, elles aussi, brillantes, mais d'un clat qui fait cran la lumire lorsqu'elles la colorent et la laissent traverser les parois. On la dcrit, enfin, transparente, donne la source mme de la lumire qui jaillit au centre de son intrieur, ouvert au long d'un jour que l'opacit de la nuit ne tarira plus. Cette description (Apocalypse XXI, 10-27) a trouv son illustration, d'une faon plus prcise et plus matrielle qu'on ne le croyait, dans la forme, les volumes, les matires mmes (les soi-disant faux marbres , par exemple) et dans la conception architecturale d'ensemble des glises romanes et gothiques. Mais les moyens par lesquels le rapprochement et l'illustration ont t raliss dnotent des conceptions fort diffrentes.

    Tributaire de la vision impriale carolingienne, inspire par la tradition byzantine des difices circulaires coupole et comportant plusieurs tages superposs, le chur-abside des glises romanes adopte la forme d'une tour circulaire (polygonale) avec un plan rabattu, rattach la nef, mais spar pourtant de celle-ci, comme un autre monde auquel le seul regard saurait donner accs. Surlev de quelques marches, le chur et l'abside de l'autel sont spars du reste de l'glise par des colonnes qui les entourent et qui soutiennent les arcades d'une fausse galerie et une coupole en cul-de-four , destine (le plus souvent) recevoir l'illustration des visions de l'Apocalypse30. Cette forme de vote semble avoir t conue pour borner le regard.

    30. On pense des exemples prcis et fort connus de reprsentations de l'Apocalypse sur la vote de l'abside orientale, comme dans les glises de Poitiers (Notre-Dame-la-Grande, Saint- Hilaire, Sainte-Radegonde), ou Saint-Pierre de Chauvigny (Poitou), ou Saint-Martin-de- Fnollar (Roussillon), ou l'glise de Montoire et celle de Saint-Jacques-des-Gurets (toutes les deux en Val de Loir), ou prcisment la vision de la Jrusalem cleste qui tait reprsente (semble-t-il) sur la vote de la petite glise circulaire du Liget, prs de Loches (Poitou), ainsi que sur la vote de Brioude (en Auvergne). Il faudrait mentionner galement l'image de la Jrusalem cleste de Saint-Chef en Dauphin, fresque situe dans la chapelle haute du transept

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    Horizon limite d'un plerinage qui s'annonce aux yeux depuis l'entre (elle aussi abrite symboliquement par une tour-porche), la vote de l'abside romane empche toute fuite du regard et impose celui-ci un cran opaque, matriel, qui s'offre tre habit par la peinture ; il s'offre la prsence de l'image comme au seul moyen destin incorporer ( travers les couleurs) la lumire d'ailleurs, dans ce monde. La forme architecturale renvoie (symboliquement) une tour, celle aux parois de verre clair, pourvue de douze portes (fentres lieux de passage) en or et de douze colonnes de pierres prcieuses (rendues, faute de mieux, par de faux marbres ). La lumire de cette tour brille l'intrieur et sa lanterne (sa source) est l'Agneau sacrifi, dont le rituel se ritre avec chaque clbration eucharistique. Cette lumire est dedans ; elle ne jaillit et ne donne transparence et prciosit qu' la matire qui l'incarne, elle ne brille que dans la nuit du corps.

    Ce n'est qu' partir de ces viles matires de pierre et mortier, sur lesquelles le regard peut reposer, que la lumire entre dans le registre de la visibilit et se donne voir, travers les images peintes. Sa prsence en tant qu'lment physique, serait autrement nuisible l'esprit, comme une sorte de trompe-l'il (idoltre), car la Vraie lumire est blouissante pour le regard et insondable, comme les tnbres, pour l'me. Et c'est, d'ailleurs, pour cette raison que les exemples d'une prsence physique recherche de la lumire sont trs rares l'poque romane; et les quelques fresques qu'on pourrait invoquer, comme les anges porteurs de lumire (phosphoro) du Baptistre Saint-Jean de Poitiers (autour des fentres circulaires, sur la paroi de l'autel), ou l'ange-sraphin qui arrive par la fentre avec le chabon enflamm et rayonnant pour toucher les lvres d'Isae (dans le chur de Saint-Martin de Vicq31), sont non seulement des cas isols, mais aussi des exemples o l'on vite consciencieusement de reprsenter la lumire (en tant

    (nord) de l'glise. Le dcor de cette chapelle ddie aux Archanges prsente la Cit de Dieu et ses habitants : l'Agneau, les ordres angliques, la Vierge et des saints (voir les commentaires de cette dernire glise chez Andr Grabar, La peinture romane, Skira, 1958, p. iio-m ; l'auteur cite d'autres exemples de dcor similaire dans des glises situes en Allemagne du Sud, en Autriche et en Italie du Nord).

    3 1 . L'article de Marcia Kupfer, L'glise Saint-Martin de Vicq, l'tude globale d'un dcor, (dans Peintures murales romanes, Cahiers de l'inventaire 15, 1988, p. 50-61) donne l'explication de contexte de ce dtail le charbon matriel (carbunculus), reprsent par un morceau de mtal poli (ou de pierre prcieuse) encastr dans le mur, qui brille comme le feu qui purifiera les lvres du prophte qu'elle met en rapport avec un expos qu'crivait, l'poque mme, le thologien local Herv (de l'abbaye de Dols, en Bas-Berry, laquelle appartenait l'glise de Vicq) sur La Hirarchie Cleste du Pseudo-Denys.

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    que lux) et o l'on se contente du rayon qui touche et illumine la matire, bref de ce qui se montre lumineux par purification et transparent par le fait d'avoir donn sa chair la brillance du lumen. Il n'est donc pas question de reprsenter la lumire, mais de montrer que tout ce qui vient au visible participe de celle-ci, et se donne la vue en tant que rceptacle d'une lumire incorpore (intriorise). Or l'exemple le plus souvent invoqu, lorsqu'il s'agit de cette ralit paradoxale, la fois physique et mtaphysique, est le monde des pierres prcieuses32.

    Si l'on regarde les churs des glises romanes, avec leur architecture en forme de Jrusalem Cleste, avec leur Apocalypse peinte sur la vote de l'abside, avec leurs chapiteaux historis et leurs colonnes vivement colories 33 (comme si elles se laissaient, travers la couleur, pntrer par le ruissellement d'une ondulation lumineuse), si l'on regarde, galement,

    autour des fentres et sur la faade principale, dans les interstices, les ranges ' de pierres, fort probablement colores l'origine et dont le dcor consiste

    varier la forme de taille selon la structure diffrente de chaque gemme , comme si d'innombrables cabochons ornaient le corps de l'glise **, on arrive sans peine penser que ces difices taient, en fait, conus comme d'immenses reliquaires . Et l'on n'est pas loin, avec une telle pense, de Suger qui, attach tout ce qui est brillant et prcieux, enrichissait les trsors de son abbaye au nom de Dieu qui nous devons faire nos libations

    32. Voir Raban Maur, dj cit ici (note 2), avec son commentaire sur la prsence de l'or et du verre, figurant dans l'glise terrestre la lumire sans fin de la Jrusalem cleste (Opera Omnia, De universo Libri, XXII, lib. XVII, cap. X, P.L. t. m, 474), ainsi que les listes des vertus des pierres prcieuses et des gemmes recueillies par Marbode (voir Les lapidaires franais de XIIe , XIIIe et XIVe s., publis par L. Pannier, Paris, 1882), ou le non moins clbre Livre des pierres de Hildegarde von Bingen (dans le Livre des subtilits des cratures divines, traduit et publi par Pierre Monat, d. Jrme Millon, Paris, 1988). Nous citons comme exemple un fragment de la dfinition de l'escarboucle dans le lapidaire de Marbode, variante latine et traduction en ancien franais : Ardentes gemmas superat cabunculus ornes / Nam velut ignitus radios jacit undique carbo / Hujus nec tenebras possunt extinguere lucem. Scherbuncles gette de sei ris. I Plus ardant pierre n'i a mis : f De sa clart la noit resplent, / Mais lejr n'en fera neint. L'escarboucle surpasse toutes les pierres les plus ardentes, jette des rayons tels qu'un charbon allum dont les tnbres ne peuvent venir bout d'teindre la lumire. (cit et traduit par Remy de Gourmont, Le latin mystique, les potes de Vantiphonaire et la symbolique au Moyen Age , Paris, 1913, p. 197; pour la traduction en ancien franais voir L. Pannier, op. cit., p. 52).

    33. Il s'agit, certainement, d'entrevoir ce dcor au-del des retouches du xixe s. 34. Voir, par exemple, la faade occidentale de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers, le

    dcor des fentres des absides Chauvigny, la faade et les fentres de Civray, Airvault, Saint- Jouin-de-Marne etc., pour ne citer que quelques glises de Poitou.

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    dans l'or et les gemmes 35. Mais ce moment prcis, l'ambigut de cette faon directe (illustrative) de traiter le sujet, brouille les choses et ouvre la voie une interprtation positive de la thophanie eschatologique que reprsentait, en effet, la prsence de la lumire l'intrieur de l'glise. Car, deux faons d'envisager le rapport de la matire l'immatriel coexistent, au moins dans l'architecture romane : l'une passe par la lumire incorpore (la brillance qui rend les objets prcieux colors, luminescents et transparents, rendus la lumire qui se trouve en eux), tandis que l'autre, par ce qui s'oppose celle-ci, par l'opacit et l'obscur. La peinture se rattache d'avantage cette seconde forme, et seulement lorsqu'elle doit reprsenter la lumire proprement, comme la luminosit qui mane des visions apocalyptiques (les Maiestas Domini, par exemple), on remarquera un appel fait la translucidit des pierres prcieuses, comme s'il s'agissait d'utiliser un moyen signaltique, le plus appropri parmi les conventions de la pense mdivale. Et mme dans ces cas, la luminosit manifeste ne tient pas proprement la figure, c'est--dire l'objet de la vision (comme le Christ en Gloire, dans le tympan du porche de Saint-Savin s/Gartempe), mais elle tient la luminosit qui se rpand autour. C'est la phnomnalit de la lumire, elle seule, de se donner voir et, rcupre dans le voisinage immdiat de l'architecture, de colorer du dedans les formes et les vtements d'ondulations lumineuses, comme si tout tait transfigur par cette prsence, comme si, alchimiquement, tout autour se transformait en matire prcieuse. Mais la figure mme, l'image (icne) du Christ, garde son opacit (sa tnbreuse luminosit, diraient les mystiques), comme, d'ailleurs, tout ce qui, tant reprsentation du transcendant, s'oppose la nature de celui-ci et reconnat, dans la distance, son inappropriation essentielle. Par cela, l'image est rendue elle-mme, sa corporit qui la voile. Et il s'ensuit que par ce voilement l'image dcouvre son iconicit , c'est--dire la prsence qui s'identifie (s'incarne) l'intrieur du corps mme et qui lui rend, progressivement, sa diaphanit primordiale, d'un tout autre ordre que celui du monde physique.

    Toujours est-il qu'avec Suger et l'ide des glises reliquaires une nouvelle esthtique de la lumire et de la transparence 36 s'annonce. Lorsque

    35. Dum libare deo gemmis debenus et auro, / Hoc ego Suggerius off ero vas Domino inscription sur le pied du vase en sardonyx appel l'aiguire de Suger, cit et traduit par Ph. Verdier (op. cit., p. 354).

    36. E. Panosfki, Architecture gothique et pense scolastique, d. de Minuit, Paris, 1981, chap. L'art nouveau et la mtaphysique de la lumire, p. 33-47 et ensuite p. 102. Ainsi que l'article de

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    l'abb de Saint Denis dcrit le renouvellement du chevet de l'glise37, ce que met en vidence son texte c'est surtout la luminosit de l'espace et la belle transparence intrieure que lui rend l'admirable clairage ininterrompu des verrrires resplendissantes . La diaphanit prend pour Suger le sens de clart; claritas est, d'ailleurs, le terme qui revient le plus souvent dans ses descriptions enthousiastes. Le principe du semblable par le semblable lumineux est celui qui lumineusement participe la lumire trouve chez lui, en dpit de la richesse de nuances qu'il donne, une application positive et concrte. Son anagogicus mos, qui ne tient plus du langage dionysien, ni de la mystique, est une forme concrte d'application qui rabat le transcendant au registre de sa manifestation, o tout transfert est ensuite possible. Avec lui s'opre une premire forme de perte au niveau de 1' iconicit de l'image, une premire rupture dans le paradoxe de la visibilit de Dieu. Avec la pense esthtique de Suger il nous a t donn, en fait, la chance d'avoir un tmoignage du fonctionnement intellectuel qui, partir de la seconde moiti du XIIe s., en rapport vident avec le dveloppement de l'art du verre, a permis l'Occident de former sa propre projection idale d'une glise transparente .

    Le point de transfert entre l'glise matrielle et son Archtype cleste et spirituel devient alors, pour le monde latin, le vitrail, la fois histori et translucide, bien plus concret par l'immdiatet de la saisie, que le

    Grover A. Zinn Jr., Suger, Theology and the Pseudo-Dyonisian Tradition dans Abbot Suger and Saint-Denis, Symposium in the Metropolitan Museum of Art, New York, 1986, p. 33-40.

    37. ... excepto ilio urbano et approbato in circuitu oratorium incremento, quo tota clarissima- rum vitrearum luce mirabili et continua interiorem perlustrante pulchritudinem eniteret (De Consecr adone, cap. IV, 20-23 * m [tne form of] a circular string of chapels, by virtue of which the whole [church] would shine with the wonderful and uninterrupted light of most luminous windows, pervading the interior beauty, (cit et traduit par E. Panofsky dans Abbot Suger. On the Abbey of St. Denis and its Art Treasures, Princeton Univ. Press, 1979, p. 100- 101); var. ... l'admirable clairage ininterrompu de verrires resplendissantes, qui rendait diaphane la beaut de l'espace intrieur tout entier (trad. Ph. Verdier, op. cit., p. 345).

    Pars nova posterior dumjungitur anteriori, / Aula micat medio clarificata suo. j Claret enim claris quod dare concopulatur j Et quod perfundit lux nova, claret opus / Nobile, quod constat auctum sub tempore nostro. / Qui Suggerus eram, me ducedum fieret. (De Consecratione, cap. XXVII) Une fois le nouveau chevet reli au massif de faade, / L'glise brille de clart en sa nef claire, / Car entre deux ples de lumire brillamment clate la clart. / Baign dans la lumire nouvelle brille le noble / Edifice qui fut agrandi de mon temps, / Moi, Suger, ayant t le matre des travaux. (cit et traduit par Ph. Verdier, op. cit., p. 344) ; var. Quand la nouvelle partie postrieure est runie la partie antrieure / L'glise brille de sa partie mdiane illumine / Car lumineux est ce qui est lumineusement accoupl avec la lumire / Et lumineux est le noble difice que la clart envahit... (trad. E. Panofsky, Architecture gothique et pense scolastique, d. de Minuit, Paris, 1981, p. 42).

  • io ANCA VASILIU

    chiasme de l'glise byzantine, o le passage s'ouvre dans l'opacit de la figure (l'icne) et dans le mouvement circulaire infini de son abme de coupoles (selon l'expression consacre de Ch. Diehl). Chante au moment de la conscration des glises, l'hymne Urbs Ierusalem beata, dicta pacis visio, quae construetur in coelis vivis ex lapidibus 38 est transpose dans l'aspect tincelant que donne l'intrieur de l'glise le passage de la lumire extrieure travers les verres colors et prcieux, comme les gemmes qui sont rendues vivaces et resplendissantes de lumire, selon la puret de leur matire et l'nergie du rayon qui les transperce. On dirait une illustration minimaliste du concept de la diaphanit, sauf que la source qui rend aux vitraux l'accs la visibilit n'est plus l'intrieur, n'est plus la lumen de la lux, mais la clart du plein jour. Les efforts de rationalisation propres la pense scolastique, l'orientation positive qu'elle prend devant une thorie la fois optique et mtaphysique, se retrouvent dans l'art du vitrail, dans sa conception de base. La reprsentation (iconographique) oppose la volont de sa figurativit fige et ne s'efface plus dans la conscience de la distance, de l'inappropriation essentielle de l'image par rapport son Prototype. La relation (participation) la Prsence sombre dans une sorte d'absurde mtaphore concrte (entre la lumire du jour et la Vraie lumire), qui inverse l'ordre des choses et invente une nouvelle gographie spirituelle. L'image n'a plus de chair propre. Ses couleurs sont la lumire mme du soleil, et ce qu'elles reprsentent semble des fantasmes (phantasmata). Rendue pareille dans ses pierres et ses verres la Jrusalem Cleste, l'glise est sortie pourtant de l'Incarnation et de l'attente (eschatologique) de la Nouvelle Parousie ; elle n'est plus la recherche de la diaphanit anglique, primordiale, et donc, non plus un milieu (medium) qui s'offre (s'efface) la lumire incarne, pour donner au monde mme, dans son immanence, accs la connaissance et au passage.

    * * *

    'L'image est donc pareille la chair. Le travail qui s'accomplit en elle et par elle s'apparente de prs au travail spirituel accompli par le corps, par l'humain dans sa chair et dans son immanence. De mme que par les exercices spirituels l'homme cherche une identification avec l'homme

    38. cit par L. Grodecki dans Le vitrail roman, d. Fribourg, Vilo Paris, 1983, chap. Translucidit, p. 15.

  • UNE DEFINITION MEDIEVALE DU DIAPHANE 161

    intrieur , une recherche de soi par les moyens qui percent et anantissent le soi apparent, de mme l'image (toute image qui puisse tre comprise comme reprsentation du transcendant) cherche une Image qui est en fait au-del d'elle-mme et sortie de la reprsentation. Dans cette traverse, le regard, et chaque regard son tour, carte un par un les crans qui tiennent au statut mme de l'image et qui par leur opacit, relative, permettent la lecture iconographique de celle-ci.

    La chair de l'image est faite de couleurs les statues, elles-mmes taient l'origine peintes et les couleurs ne sont que l'ultime manifestation de la lumire. Et c'est ainsi que, point final, terminus de la lumire dans le monde, les couleurs sont la lumire de l'image et du monde. Mais l'image livre elle-mme, la re-prsentation toute seule, mme avec ses couleurs, est l'cart; elle est alors dans une distance qui lui permet d'exister ontologiquement et qui lui interdit en mme temps le chemin de l'identification. Elle a beau exister, par ses couleurs, dans la brillance, l'clat, la prciosit la plus raffine de la matire dont elle est faite, elle a beau tre faite, la limite, en pierres prcieuses, la puret de son objet translucide ne toucherait pas plus que la plus simple des reprsentations du Christ, l'entrelacement (diaphane) des deux natures, divine et humaine, de Celui-ci.

    Pourtant, l'image, en tant que reprsenation mme, s'offre tre habite. Elle a t cre comme rceptacle de quelque chose qui est au-del d'elle-mme, elle est l'image d'une Image (Figure Forme Ide) qui se donne ainsi, travers la ngation de son propre statut d'irreprsentable (ou d'invisible). Ainsi conue, l'image, comme rceptacle d'un habitant incommode car la poussant vers lui, vers son invisibilit, est un mouvement continu et infini qui cherche transgresser le statut d'inappropriation qui conditionne son existence d'image. En effet, celui-ci ( l'habitant de l'image, pareil l'habitant de l'me) rvle l'image en tant qu'Image dans la mesure o celle-ci s'efface dans une transparence progressive et perd sa volont d'expression iconographique, pour se vouer l'nergie lumineuse qu'elle a incarne et qui la pousse fondre son caractre de reprsentation dans une qualit purement rflchissante.

    Toute image est diaphane dans la mesure o elle quitte le mcanisme auto-rfrentiel et catoptrique de la re-prsentation pour s'identifier, dans la distance impose par sa propre matrialit, la lumire blanche dont elle a su conserver les dernires lueurs que sont les couleurs. Et, lorsqu'elle assume la diffrence et la distance qui la place sur un autre plan, l'image s'ouvre

  • i6z ANCA VASILIU

    quelque chose qui l'approche et qui lui permet d'tre un accs vers..., un passage privilgi donn au monde. Le sens de l'image (son orientation) est d'tre transparence : image perce par une direction, qui assume une sparation et la transforme ainsi en passage.

    Cach dans l'informel, le sens vient la lumire ds que l'image prend la forme de l'attente : la coupe (le calice, la coupole, le rceptacle). Et l'attente, l'instant mme, dclenche un processus qui est le travail en soi-mme et sur soi-mme de l'image, un exercice de rvlation du propre livr sa matrialit et son immdiat comme seuls moyens de sortir la rencontre (de son habitant ) et de s'abandonner celle-ci. Ainsi, l'image est ncessaire dans la mesure o elle se trangresse. Et cette transgression s'opre non pas dans une tautologie pure, mais dans la diffrence mobile qui est la rvlation de sa diaphanit. Cela veut dire, de sa brillance qui semble venir d'ailleurs, qu'elle fait visible non pas dans une visibilit plate, mais partir d'un ailleurs qui est autrement visible et qui peut tre contenu l'intrieur de l'image, tout en poussant celle-ci dans la conscience de l'cart qui la spare encore de son Prototype. Ecart dissout progressivement, au fur et mesure que l'image retrouve, dans sa transparence, l'clat de plus en plus puissant de la Lumire dont elle fut, ds le dbut, le rceptacle.

    C'est donc par ce qui nous est le plus propre, la chair, la vie du corps, que l'on vient la rencontre. Et dans la mesure o la chair, purifie par l'attente, assume la distance et se rvle transparente, donc en tant que chair mme, sa corporalit touche le corps lumineux , l'habitacle intrieur qui a gard quelque chose de semblable la Lumire et qui pousse le corps vers Celle-ci.

    Ce n'est qu'en vertu de cette Image d'au-del de l'image, que cette dernire existe. Son statut ontologique est compris dans l'apparente autodestruction de l'image en tant que re-prsentation de la transcendance. Par cela on se rend compte que toute image tient, en effet, non seulement de l'Incarnation, mais aussi de l'eschatologie, ainsi que toute exprience spirituelle (du moins, en ce qui concerne la vie chrtienne). Lorsqu'elle s'achemine, avec la chair, vers le atfioc Trvsufxaxixv, elle ne fait qu'affirmer son appartenance ontologique la rgion des intermdiaires, o se dploie le mouvement rciproque et infini de rcupration (ou rencontre) du semblable par le semblable. Autrement dit les noces spirituelles dans le corps mme, dans le monde transfigur.

    Anca Vasiliu.

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