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VERBA MANENT La revue d’études lexicales des classes préparatoires littéraires du lycée Cézanne (Aix-en-Provence) TOME 3, 2017

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du lycée Cézanne (Aix-en-Provence)
TOME 3, 2017
Ilustration de couverture : Zèbre contemplant l’horiZon. Montage J.-B. Cayla (voir la fin de l’édito).
SOMMAIRE
les paradoxes de l’absence, .............................................................................................13-20
Battiste SIMONPOLI et Andréa LÉONARDI,
Dire l’indicible de l’au-delà : le terme « rayon »
dans les Méditations poétiques de Lamartine, ..................................................................21-25
Chloé QUENTREC et Thomas DEVALLOIS, Wood et forest dans La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, .................................27-31 Estrella Neddam BERTHOZ et Amandine BOREL, Les mots « charogne, ver, vermine » dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire » : une mise en scène de l'activité poétique ?, ..................................................................33-35 Riad RAJA et Éloïne CAUDIE, Meursault dans l’Etranger de Camus : des phonèmes à l'essence du personnage, ...................................................................37-44
Emma CUOMO et Cécile PAYET, Une aventure peut en cacher une autre : hommage à La Modification de Michel Butor, ..............................................................45-50 Nelly FAGET et Claire DECOOPMAN,
«Zébré» et «zébrure» dans la Modification : de la fissure à l’écriture, .....................51-53 Nina GÜNTHER et Ornella BERNARDINI , Rêve et illusion dans La Modification : le renouvellement du roman d’apprentissage, ............................................................55-60
ÉDITO
Verba manent. Ah bon, les paroles restent ? Je croyais qu’elles s’envolaient ? Pourquoi pas scripta uolant tant que vous y êtes ! Eh oui, ici, les paroles, les mots, les lettres restent, font impression, s’impriment. On les imprime ou on les grave dans la pierre, comme le savent les meilleures d’entre nous – n’allez pas lire le premier article si vous ne voulez pas savoir de quoi nous parlons –. Voici donc ce troisième numéro de Verba manent, qui présente une sélection d’articles rédigés par les élèves d’hypokhâgne de la promotion 2016-2017. À lire sans modération. L’édito y prend ses aises, mais la principale nouveauté est l’ouverture sur la littérature américaine avec l’article de Thomas Devallois et Chloé Quentrec sur les termes wood et forest dans La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, où l’on comprend comment l’espace romanesque figuré par cette opposition structurante fait éclater le dualisme rassurant qui permettait de séparer l’ordre civilisé et le monde sauvage : la forêt concentre finalement toutes les ambiguïtés de la Nouvelle-Angleterre puritaine. Outre la langue anglaise, on trouvera ici un peu de grec, avec une enquête historique menée par Jeanne Magherini et Léa Picard en relation avec le cours de culture antique sur l’éloge. Elles étudient les épithètes qui qualifient l’empereur Hadrien (oui, elles ont lu Marguerite Yourcenar ; non, ce n’est pas un plagiat) dans les inscriptions gravées sur une série de petits autels retrouvés à Athènes, montrant comment ces dédicaces participent à construire le pouvoir par la force symbolique des épithètes polysémiques. Les autres articles s’intéressent à des textes littéraires en relation avec le cours de français, présentés dans l’ordre de la chronologie des oeuvres. Cela commence par le lexique de la vue dans Phèdre de Racine, avec l’article de Lucas Besnard et Emma Saffar, qui montrent notamment comment à partir du regard qui peut perdre ou sauver (regarder ou sauvegarder) peuvent se deviner les enjeux essentiels du spectacle tragique marqué par le Jansénisme. Il est encore question de religion dans les deux articles suivants, celui d’Elise Rousseau d’abord, qui s’étonne du peu d’occurrences du terme « libertin » dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Selon elle, le « libertin », précisément parce qu’il est libre, supporte mal les étiquettes qui tendent à lui assigner un rôle et une place. D’une certaine manière, elle pointe l’incapacité du substantif, en tant qu’il désigne et catégorise, à rendre compte de cette liberté. Par là, elle préssent une limite du langage. Ces sont toujours les limites du langage qui inspirent l’article de Battiste Simonpoli et André Léonardi sur le terme « rayon » dans Les Méditations poétiques de Lamartine. S’expriment ici dans le même mouvement l’échec et la puissance d’un langage poétique tendu vers un au-
delà, qui est d’abord un au-delà du langage. La comparaison avec les emplois du terme chez Hugo indique qu’il y a là une piste pour saisir la dimension métaphysique de la poésie romantique. Avec les images de la décomposition de la chair chez Baudelaire, nous ne sommes peut-être pas si loin des préoccupations romantiques qu’il n’y paraît. Comme le « rayon », le « ver » ou les « vers » travaillent de façon saisissante la matière langagière et rendent sensible la métamorphose poétique. C’est ce que montrent Estrella Neddam-Berthoz et Amandine Borel en étudiant les termes « charogne, ver et vermine » dans Les Fleurs du Mal. On quitte la poésie avec les derniers articles, qui nous transportent dans un tout autre univers, celui du roman du XXe s. Riad Raja et Eloïne Caudie pointent tout d’abord l’importance du nom dans la construction du personnage romanesque. Ils épluchent les deux syllabes de Meursault pour essayer de saisir l’étrangeté du personnage de Camus, son rapport avec la mort, la mer, le soleil. Enfin, c’est La Modification de Michel Butor qui est à l’honneur dans les trois derniers articles, oeuvre manifestement plébiscitée par les élèves d’hypokhâgne cette année. Cela commence avec un bel hommage à l’ « aventure » rédigé par Emma Cuomo et Cécile Payet, qui jouent notamment avec une formule célèbre de Jean Ricardou (le nouveau roman comme aventure d’une écriture). À la suite, l’article de Nelly Faget et Claire Decoopman donne envie de jouer au scrabble, tant on sent comment fonctionne à plein la forme de la lettre Z dans un motif crucial de La Modification, avec les termes « zébré » et « zébrure ». Enfin, en étudiant « rêve » et « illusion », Nina Günther et Ornella Bernardini replacent l’oeuvre dans la perspective plus large du Bildungsroman depuis le Wilhelm Meister de Goethe. Elles mettent en lumière combien le personnage plein d’illusions appartient à la tradition littéraire mais redéfinit ici radicalement la position du lecteur : il s’agit peut-être finalement d’une déclinaison particulière de ce que l’on a parfois appelé la crise du personnage à l’époque du Nouveau roman.
Le comité de rédaction, Sylvain Leroy et Jean-Baptiste Cayla
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Jeanne MAGHERINI et Léa PICARD
« Construire, c'est collaborer avec la terre : c'est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais ; c'est contribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes. » (Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien)
L'empereur Hadrien était un grand philhellène, qu'on surnommait « Graeculus », c'est-à-dire le « petit Grec ». Son amour pour la Grèce, plus particulièrement pour Athènes, s'est concrétisé dans les nombreux travaux qu’il a commandités, et l'histoire lui a attribué des constructions comme le Panhellenion, le temple de Zeus et d'Héra, le Panthéon, et la Bibliothèque, marquant ainsi un bouleversement de l'Athènes classique. Ce philhellène redonna sa splendeur à Athènes, il redora son blason1. Un Romain qui réussit à avoir de la puissance à Athènes est une drôle d'affaire qui mérite toute l'attention (la nôtre et la vôtre bien entendu !). Cette attention nous la focaliserons sur des inscriptions grecques dédiées à Hadrien. Des fragments d'autels que nous avons à disposition attestent du développement du culte impérial. Ils mettent en avant trois épithètes qui qualifient l'empereur : Sôther, Ktistes et Olympeios. Pour les nombreux amateurs de la belle graphie grecque, nous vous les présentons sous leur forme originale : σωτρ, κτστης, λμπιος. Les trois épithètes sont déclinées principalement au datif sur ces inscriptions, de sorte que nous retrouvons les formes Sôtheri, Ktistêi et Olumpiôi. Pourquoi donc le datif ? En effet, en grec ancien, le datif sert à exprimer plusieurs idées : il y a le datif de lieu, d'attribution, d'intérêt. En ce qui concerne les inscriptions, le datif s'emploie pour une dédicace et indique le destinataire de l'éloge. Hadrien est ainsi loué à
1 Pausanias, Périégèse, XX.
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travers ces épithètes au datif. Ce sont ces trois petits mots qui construisent et tissent sa figure impériale. Ces trois mots nous permettent d'étudier la représentation du pouvoir romain dans la cité grecque et la construction de l'image impériale parce qu'ils sont utilisés pour louer Hadrien. Quelles sont les significations et les résonances historiques de ces épithètes ? De quelle façon le pouvoir est-il légitimé à travers ces trois mots ? Quelles sont les actions d'Hadrien à Athènes qui permettent de lui attribuer des mots qui donnent du pouvoir à celui qui les possède ? Nous procéderons à l'analyse de ces trois mots polysémiques pour en dégager les différentes significations. Nous les feront résonner avec l'Histoire pour montrer comment ils servent le pouvoir de l'empereur Hadrien. Commençons par le premier mot, sôtheri, datif de l'adjectif sôthêr, sôthêros signifiant « qui sauve, qui protège ». Il s'agit d'un adjectif dérivé du verbe sôzô (σζω) : « conserver sain et sauf, préserver, sauver, épargner ». Le suffixe -ter sert à former des noms d'agents virtuels. Cela peut vouloir dire qu'Hadrien peut potentiellement sauver ou libérer et, tout à la fois, qu’il est le libérateur effectif. Il est par ailleurs intéressant de noter que ce mot est aussi l'épithète du plus puissant des dieux grecs, Zeus. En effet, Zeus est le sauveur du kosmos (σμος), le garant d'une paix éternelle, celui qui a vaincu Cronos et les titans. L'histoire montre qu’il fut aussi attribué à Ptolémée Sôther, fondateur de la dynastie lagide. Sur les autels dédiés à Hadrien, Sôther est associé à Ktistes puisque, de facto, Ptolémée qualifié de Sôther est, lui aussi, un fondateur. De plus, sur les inscriptions, nous remarquons que les termes sôther et ktistès sont reliés par kai (α). On peut peut-être en conclure que l'action de « sauver » précède l'action de « fonder ». La seconde épithète, Ktistei, est le datif de ktistês signifiant « fondateur » ou « bâtisseur », provenant du verbe ktizô (τζω) : « bâtir, restaurer, instituer, créer, produire et rétablir ». Le suffixe -tès sert à former des noms d'agents actuels. Ce mot désigne principalement des empereurs ou même des divinités intervenues dans l'Histoire réelle ou légendaire d'une cité. Il peut même avoir le sens de créateur (pour un dieu). Le fondateur est, par-là, divinisé, ce qui nous amène à la troisième épithète, Olumpiôi. L’adjectif Olumpiôi a un lien étroit avec le divin puisqu'il est associé à Zeus. Ce terme associé au plus grand des dieux renvoie à la titanomachie (Τιτανομαχα), le combat des Titans relaté par Hésiode dans La Théogonie, qui chante la victoire des Olympiens sur les Titans et, en particulier, sur Kronos (le roi des Titans). La signification de ces trois adjectifs permet de tisser un lien entre eux. Ils sont reliés tous ensemble dans un mouvement de progression et aboutissent à un cycle montrant la naissance et l’élévation du pouvoir. Le sauveur devient fondateur, et est ensuite élevé au rang des dieux. Ces trois mots ont des résonances historiques qu'il est nécessaire de souligner parce qu'ils permettent d'établir un parallèle entre les autres figures de pouvoir qui portent ces épithètes et Hadrien. Le terme ktistès effectue un net parallélisme entre Apollon Pythios (qui réussit à tuer le Python), le bâtisseur mythique des remparts de Mégare, et Hadrien. Cet Apollon de Delphes est le dieu des fondateurs de cités, à la fois à l’origine d’une cité (agent actuel) et tout autant garant permanent de l’ordre de la polis, la πλις (agent virtuel). Hadrien, lui, est le fondateur-civilisateur de
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l'oikoumene (οουμνη), toute la terre habitée, c'est-à-dire que l'empereur agit en créant des cités ou en leur accordant des privilèges. Les cités sont alors reconnaissantes pour la préservation de leurs droits. Le qualificatif ktistès peut aussi bien s'appliquer aux rois des dynasties de l'époque hellénistique. Hadrien est le suprême ktistès et même le parfait oiktistès, car il œuvre non seulement pour la création mais aussi et surtout pour la sauvegarde de la polis (πλις), d’autant qu'Hadrien organisait des distributions annuelles de blé. Hadrien a donc bien une activité de bâtisseur (ktistès). Il veut la création d'une nouvelle d’Athènes. Son culte, de son vivant, s'incarne aussi par le biais des statues qui le représente comme Zeus Olympios. Les projets d’urbanisme d’Hadrien à Athènes fondent un second centre du monde romain dans la partie orientale de l’empire. Sous Hadrien en effet, de nouvelles mesures et de grands projets sont mis en action : la construction du temple de Zeus2 n’en est que l’exemple le plus visible. Hadrien est celui qui couvre la ville de temples, qui s’intéresse particulièrement au culte d’Eleusis, où il rend à la déesse Déméter des honneurs particuliers. C'est une véritable renaissance des arts à Athènes sous l’influence de l’art romain ! En outre, l'attribution de l’épithète ktistès reflète une ambition, plus grande que celle de bâtisseur, car Hadrien veut être le fondateur d'Athènes. C'est pourquoi, il y a un fort parallèle à établir entre Thésée et Hadrien. Thésée est le fondateur d'Athènes et Hadrien n'hésite pas à renouveler son geste de fondateur en construisant une porte monumentale, qui est le symbole du partage entre les deux Athènes : celle de Thésée et celle d'Hadrien. Il s'agit d'une référence au geste de Thésée plaçant la limite entre l'Attique (Ionie) et le Péloponnèse. Plutarque rapporte les vers d'une stèle que le héros plaça de chaque côté « A l'est ce n'est pas le Péloponnèse, c'est l'Ionie / A l'ouest c'est le Péloponnèse, ce n'est pas l'Ionie ».3 Cette nouvelle porte a pour but de faire apparaître Hadrien comme le nouveau Thésée, celui qui agrandira la ville et réunira les Hellènes. Hadrien est en effet le seul empereur dont nous savons qu'il a voulu promouvoir un véritable renouveau du panhellénisme, avec des mesures généreuses pour Delphes et le sanctuaire d'Apollon. Les titres définissent la politique des empereurs. Ici c'est le titre d'un empereur qui a favorisé et a participé à la prospérité des cités, à leur bonne entente sans intervention militaire4, un empereur qui fut honoré comme panhellénios et olympios au centre du Panhellenion. Le philhellénisme est un instrument de pouvoir. En en entreprenant des travaux par amour pour la Grèce, Hadrien se met au-devant de la scène culturelle et politique. En découle naturellement un culte voué à sa personne. En retour, les Grecs affirment leur loyauté envers l'empire. La figure impériale est promue au rang de divinité. Cette divinisation de l'empereur se prolonge et se matérialise dans d’autres lieux géographiques, dans différents lieux d’Athènes. Outre le culte d'Hadrien au Panhellenion, une statue d'Hadrien Olympios se trouve dans le quartier de l'Ilissos5 et à l'Agora, à côté de Zeus Eleutherios. Le terme Eleutherios signifie « Libérateur » : il est proche du mot sôther signifiant « sauveur ». On voit
2 Le bâtiment principal est l’Olympieion, temple consacré au culte d'Hadrien associé à Zeus Olympien à Athènes. 3 Plutarque, Vie des hommes illustres. 4 Voir l’article d’ A.-V. Pont, « L'empereur fondateur, enquête sur les motifs de la reconnaissance civique », Revue des Etudes Grecques, 120, 2007, p. 526-552. 5 Le cours d'eau d'Athènes.
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combien le culte de Zeus est associé à celui de l'empereur. C'est une véritable divinisation autonome qui semble être mise en place par une politique habile qui instaure le culte d'un principal dieu dans l'empire. Le travail de bâtisseur d’Hadrien est titanesque et ambitieux. Ce projet de la recréation d'une certaine manière, ou de la renaissance d'Athènes, est sujet de discussions et de problématiques qui mènent à des essais d'interprétation de l’œuvre d'Hadrien. N'est-ce qu'une somme de bâtiments construits ? Serait-ce plus sous l'impulsion d'une disponibilité financière ou selon le bon plaisir d'un prince amateur des arts et glorifiant son culte personnel ? Les grands principes d'Hadrien sont simples : il s'agit d'investir une ville ancienne et vétuste et de créer une ville nouvelle, de construire à la romaine et de hausser la cité au niveau monumental de Rome. Il est le seul à dresser son effigie dans le Parthénon à côté de la statue d'Athéna. Sur l'Agora, c'est de la même façon la rencontre d'un Zeus-Hadrien car la statue de l'empereur trône à côté de celle de Zeus Libérateur devant le portique qui portait le nom du dieu. On assiste aussi à la création d'une treizième tribu athénienne, l'Hadrianis. Car, il arrivait souvent à Athènes que des tribus portent des noms impériaux. Ce fut l'occasion d'agrandir la base qui portait les statues des héros éponymes (sur l’agora) pour y installer une autre statue d'Hadrien. C'est, encore une fois, ce qui matérialise la nouvelle Athènes d'Hadrien. Cette nouvelle Athènes devait s'étendre sans doute au nord et à l'est de la porte d'Hadrien et de l'Olympieion doté d'un nouveau péribole dessiné à la romaine. Il faut faire vivre les pierres qui ont fait vivre Hadrien, redonner tout le sens et la richesse des qualificatifs de ce grand empereur qui fut un Hadrien- Zeus, un Hadrien-Thésée, un Hadrien-Ptolémée et un Hadrien-Apollon. Finalement, Hadrien est omniprésent dans la ville : une des pièces de la bibliothèque est l’Hadrianeion, un portique nymphé cachant le réservoir d'eau du mont Lycabette qui domine la hauteur de l'Acropole portait le nom de « divin Hadrien ». Le portique d'Hadrien occupait aussi une hauteur d'Athènes. N'est-ce pas la preuve qu'Hadrien finit par épouser les contours de la ville qu'il a (re)créée ? On a l’impression que la ville est une forme d'incarnation géographique et concrète de l'empereur Hadrien, la signature de son œuvre, elle-même nommée à travers ces trois épithètes : sôther, ktistès et olympéios. Il est l'extraordinaire Janus, non aux deux, mais aux trois visages. Nous finirons sur cette citation de Marguerite Yourcenar, avec les paroles de son personnage Hadrien qui donne raison et vie aux inscriptions grecques : « tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec ! ».
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de Racine
Emma SAFFAR et Lucas BESNARD
La vue et le regard sont deux éléments très importants dans Phèdre de
Racine, car c’est la vue de l’amour, qui est dans cette pièce induit par une malédiction de Vénus, qui ronge Phèdre. L’héroïne désire à la fois voir Hippolyte et ne pas le voir, tant la douleur de son amour interdit est immense. Et elle désire aussi fuir le regard de Thésée, cru mort un moment, moment durant lequel elle offre la couronne d’Athènes à Hippolyte. En ce sens, on pourra dire que la pièce de Phèdre est un jeu de regard entre les personnages, au sens physique du terme, mais également un jeu de regards sur la qualité des personnages, sur la vision et le rapport qu’ils ont entre eux, que ce soit Phèdre avec sa confidente Œnone, Phèdre avec Hippolyte, ou encore avec Thésée. Leur rapport et le regard que chacun porte sur l’autre évoluent au fil de la pièce, au fil des révélations et des mensonges. Il ne faut pas oublier non plus l’importance du regard que les dieux ont sur les personnages : l’acception religieuse des termes est donc tout aussi importante et c’est cette vision qui va d’ailleurs guider la pièce, guider Phèdre à son destin et finalement vers le dénouement tragique de la pièce.
Le corpus choisi regroupe les formes verbales de « voir », défini par le dictionnaire de l’académie française de 1694 comme : « Percevoir par le sens de la vue », ainsi que les formes verbales de « regarder », « Chercher à percevoir, à connaître par le sens de la vue ». Nous étudierons également les substantifs de ces formes verbales, à savoir les termes de « vue » et de « regard ». Le verbe « voir » a pour origine le terme latin video, que l’on peut traduire par « voir ». Il existe aussi des dérivés : visus, us, m, qui signifie « la vue », et visum, i, n que l’on peut traduire par « la chose vue ». Le terme de « vue » présente donc une polysémie qui peut amener à se demander qui subit l’action d’être vu(e). Pour ce qui est du terme « regarder », il s’agit d’un dérivé du verbe « garder », qui implique que l’on garde les yeux sur l’objet, qu’il y a une direction donnée au regard, ce qui rend le verbe plus directionnel que le verbe « voir » et ajoute,
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comme le montre la définition du dictionnaire académique de 1694, une volonté de connaître la chose vue.
Les occurrences de ces mots, sept pour la vue et six pour le regard, interviennent souvent lors de scènes clés et, parfois, plusieurs fois dans la même scène, comme l’aveu de Phèdre, lorsque Thésée se méprend sur les intentions d’Hippolyte et le chasse. De plus, ces occurrences sont souvent entourées du champ lexical de la vue avec d’autres termes satellites comme « yeux » par exemple. Ainsi, notre étude des formes verbales de « regarder » et de « voir » et de leurs substantifs ne représente qu’une partie du lexique de la vision dans Phèdre et nous n’étudierons pas en détails les termes auxiliaires tels que les « yeux », « œil » ou encore « vision ».
« Voir » ou « être vu(e) », « regarder » ou « être regardé(e) », le jeu du regard, très présent chez Phèdre, peut parfois être ambigu et l’on peut se demander si les perceptions visuelles des personnages sont toujours dicibles ou non. Phèdre ne brouille-t-il pas les frontières entre le langage et la perception visuelle au théâtre, comme le dit Ismène à propos du comportement amoureux d’Hippolyte : « Mais il en a les yeux s’il n’en a le langage » ? Tout du moins, ne brouille-t-il pas les frontières entre le sujet et l’objet de la vision ?
Ainsi, dans une première partie, nous étudierons l’ambigüité du terme « vue » et des formes verbales de « voir », à la fois dans les sens actifs ou passifs du terme. Dans un deuxième temps, nous nous attarderons sur le terme de « regard » et ses dérivés, en portant une attention particulière à l’étymologie du terme (« garder ») puisque, dans une pièce tragique comme Phèdre, les dieux peuvent être priés pour la « sauvegarde » d’une personne par exemple. Enfin, nous analyserons le champ sémantique de la vision sous le jour de la religion. Racine ayant reçu une éducation janséniste, le terme de la vision divine a une importance particulière, avec une connotation de rédemption ou de damnation.
Tout d’abord, la vue semble être dans la pièce ambivalente, avec un jeu sur le sens objectif et subjectif, sur celui qui voit et sur celui est vu. Dans l'acte I scène 3, on relève « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ». Phèdre vient d’avouer à sa servante Œnone qu’elle aime Hippolyte, son beau-fils. Dans cette tirade, la « vue » se réfère directement à la vision (visus, us, n) et non pas à la chose vue (visum, i, m) . Et c’est justement le sens physique qui prime à tout point de vue dans ce vers avec les sensations de rougeur, de pâleur, induites par la « vue » qui est ici répétée avec à la fois le verbe « vis » en début de vers et « vue » qui, à la rime, clôt le vers. On pourrait donc y voir un chiasme, où tout se produit dans une rotondité formée par la vue. Toutes les sensations, toute l’intrigue tournent autour de la vision qui n’est non pas l’élément central de la pièce, mais qui est omniprésent. De son côté, Hippolyte, ne peut supporter l’aveu de cet amour incontrôlable, qui suit de près l’annonce de la mort de son père : il ne « peut plus soutenir [la] vue » de Phèdre. Le terme de « vue » est ici à comprendre dans le sens de la présence : la honte de l’inceste est trop forte pour qu’il puisse rester plus longtemps avec sa belle-mère, Hippolyte ne peut pas supporter non plus l’image qu’il renvoie à sa belle-mère, comme cette dernière le perçoit et perçoit leur relation. Et c’est d’ailleurs la présence physique, son existence qu’elle remet en cause dans sa tirade qui suit celle d’Hippolyte en lui demandant de la tuer. Ici le terme de « vue » renvoie donc à la fois à la présence de la reine et à la fois à la façon dont cette dernière perçoit Hippolyte. A l'acte III scène 5, « vue » est à la rime avec « rendue » (« Que dis-
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je ? quand mon âme, à soi-même rendue, / Vient se rassasier d’une si chère vue »). Thésée évoque ici le fait de revoir les personnes qui lui sont chères, sa femme et son fils, mais il les retrouve dans un désarroi complet. Il vient en effet de retrouver la liberté après avoir été retenu en Épire, mais, à son arrivée, Phèdre demeure interdite et Hippolyte souhaite partir le plus vite possible. La rime avec « rendue » évoque le fait que ses proches lui soient rendus, en accord avec le fait de pouvoir les voir. Cette occurrence intervient dans le dernier dialogue entre Hippolyte et son père, qui l’accuse, sur les dires d’Œnone, de vouloir le renverser pour prendre le trône de Trézène. Il somme donc son fils de partir, de s’ôter de sa « vue ». La présence physique d’Hippolyte par le regard de Thésée est donc évoquée et ce dernier ne peut plus soutenir la « vue » de son fils qu’il soupçonne de fomenter un coup d’état, il doit donc disparaître de sa ville, de sa vie, sachant que dans la scène suivante, Thésée invoque Neptune pour que le dieu tue son fils, lui ôte la vie, tout comme Thésée l’a ôté de sa vue. Mais en s'ôtant de sa vue, c'est également du champ de vision du spectateur, de l'espace visible par ce dernier, donc de la scène théâtrale qu’il s’ôte
À l'acte IV scène 6 lorsque Phèdre s'exclame : « Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue de ce sacré Soleil dont je suis descendue ! ». Il s’agit ici de la « vue » du Soleil, d’Hélios, dont descend Phèdre. Elle est en effet honteuse de son inclination forcée pour son beau-fils et du regard de ses aïeux sur cette relation incestueuse. Elle vit avec sa propre honte, cette relation qu’elle-même n’approuve pas, mais aussi avec le regard constant de ses aïeux sur elle, qu’elle doit « soutenir », ajoutant un poids supplémentaire à sa culpabilité. À la rime avec « descendue » cela montre qu’à la différence du regard omniscient qu’à Hélios sur le monde, Phèdre ne peut voir qu’Hippolyte. Sa vue est réduite au seul être dont elle est éperdument amoureuse. La descendante a seulement pour héritage la malédiction, et non pas un regard objectif sur toutes les choses. Phèdre ne supporte donc pas le regard que le Soleil porte sur elle, d'autant plus que chez les Grecs le soleil est celui qui voit tout, mais Phèdre ne supporte pas plus non plus la lumière du jour qui ne fait que souligner son inceste – et l’oriente vers le suicide –.
Cette alternance entre l’orientation passive et active de « voir » peut permettre de construire un personnage tragique. En effet, si la vue devient passive alors le personnage devient victime de cette vue. Il doit s'y soumettre. Ce que l'on voit alors c'est la souffrance liée à la passion, emportement violent vers ce que l'on désire, auquel le spectateur assiste par la représentation théâtrale. À l'acte I scène 3, les émotions de Phèdre sont soumises à la vue d'autrui : elle subit la vue d'Hippolyte. À travers cette soumission, Racine construit la passion qui dévore Phèdre, une passion qui devient physique, et qui peut apparaitre aux yeux de tous : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; Je sentis tout mon corps et transir et brûler. » C'est en voyant Hippolyte que Phèdre sent la passion et l'amour l'envahir. Le spectacle de cette passion dévorante et destructrice est un propre à élever la vertu des spectateurs. La vue est donc une représentation de la vérité. Le spectateur sait tout car il voit tout. Il est doté du même pouvoir que le Soleil. Lorsqu'Hippolyte s'exclame : « Ma honte ne peut plus soutenir votre vue » (acte II, scène 5), le besoin de fuir cette « vue » montre le jugement qui peut transparaître dans la simple action de voir. Les yeux sont les juges des actions
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et des choix faits par les héros. Les dieux n'ont pas besoin de parler, la vue remplace les paroles divines puisque les héros savent qu'ils peuvent être vus partout et à tout moment. Leurs erreurs sont alors toujours exposées. Cette passivité des héros face à la vue d'autrui, du spectateur ou des dieux, font de la faculté de voir une quasi punition, les empêchant d'accomplir une action sans en retirer de préjudices. Alors que le fait de pouvoir choisir, de vouloir ou de pouvoir voir quelque chose ou quelqu'un de particulier semble donner une impression de contrôle aux héros, cette impression se disperse rapidement en voyant qu'ils ne sont finalement que des victimes passives devant des yeux plus puissants.
Après le terme de « vue » et ses dérivés, il nous faut maintenant étudier le champ sémantique du regard. Le terme de « regard », nous l’avons dit, est plus directionnel que le verbe « voir » mais montre aussi que l’on recherche la connaissance de l’objet regardé ou encore que l’on porte un jugement de valeur sur l’objet du regard. Contrairement au terme de « vue », qui peut aussi bien avoir un sens actif que passif comme nous avons pu le voir, les formes verbales de « regarder » ainsi que ses dérivés ont, quant à elles, un sens nettement plus actif. Nous le constatons dès la première occurrence du mot, acte II, scène 1, où Ismène rapporte les « regards » d’Aricie envers Hyppolite, regards qui ont immédiatement charmé Hippolyte. On peut y voir un parallèle avec Phèdre, charmée par la « vue » d’Hippolyte au point qu’elle en souffre physiquement. Ici, les regards d’Aricie fonctionnent de la même manière, en empêchant physiquement, comme par magie ou enchantement (ou malédiction) qu’Hippolyte puisse regarder autre chose qu’elle, le mot « regards » étant par ailleurs situé au centre du vers, juste avant l’hémistiche, comme un pivot dans la réplique d’Ismène. Ici les regards sont multiples, au pluriel, ce qui n’est pas le cas de la vue qui est toujours singulière. Ils évoquent ici, contrairement à la « vue », un aspect plus tendre, plus sentimental de la vision qui est dans ce cas- là partagé par les deux parties. Le terme est par conséquent, plus subjectif. On peut également y voir une réminiscence de l’amour courtois, où le regard naît par la vision, par les yeux, avant d’aller jusqu’au cœur. Outre la vision de la femme aimée qui permet la naissance de l’amour, un regard (ou ici plusieurs) sont des marques très fortes pour le poète courtois qui en reste souvent marqué toute sa vie. Le poète courtois n’aborde pas la femme aimée. De même, Hippolyte reste coi et ne s’adresse pas à Aricie. De plus, les yeux et la vue sont omniprésents dans cette réplique d’Ismène, la confidente d’Aricie. En effet, le vers suivant parle des « yeux » d’Hippolyte qui ne peuvent « éviter » Aricie, et même s’il ne déclare pas ses sentiments, Ismène dit qu’ « il en a les yeux, s’il n’en a le langage ». Ainsi, nous constatons que les regards d’Aricie ont charmé Hippolyte, et que ces regards étaient pleinement voulus, qu’ils ne sont pas l’effet du hasard et qu’ils avaient un but. Ce but, celui de charmer Hippolyte, est atteint puisqu’Hippolyte perd la faculté du langage. En regardant Hippolyte, Aricie « garde » Hippolyte de parler : elle l’en empêche. On peut donc dire que le théâtre se prête idéalement à ce genre d’ambigüité entre le langage et la vue puisqu’une pièce, jouée, permet aux acteurs de jouer sur ces éléments, à la fois physiques (le regard) et textuels (le langage). Néanmoins, ce talent d’enchanteresse par le(s) regard(s) n’est propre qu’à Aricie, et Phèdre ne le possède pas, et en souffre terriblement. Ainsi, lors de l’acte II, à la scène 5, Phèdre, qui n’excite aucun sentiment chez Hippolyte, le supplie de bien la « regarder ». Hippolyte voit Phèdre, mais il ne la regarde pas : il la perçoit mais
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ne cherche pas à savoir quels sentiments l’animent. La tentative de charme de Phèdre est d’autant plus forte que le terme de « regarder » est à la rime avec « persuader », preuve qu’il s’agit d’une sorte d’incantation que la reine tente de mettre en œuvre, en vain. Le charme ne fonctionne pas. Elle s’enfuit, sans attendre la réponse d’Hippolyte. La dualité du langage et de la vue et du regard est encore présente ici : Phèdre, fuit à la fois le dialogue et le regard avec Hippolyte. Elle échoue donc à partager ses sentiments et sa souffrance. Enfin, dans l’acte V, scène 6 la dernière occurrence apparaît juste avant la scène dernière, lorsque Théramène fait le récit à Thésée de la mort d’Hippolyte. Les « yeux » d’Aricie doutent un moment qu’Hippolyte gît mort à ses pieds car elle le « demande », elle n’est donc pas sûre de ce qu’elle voit, de ce que ses yeux lui montrent. Néanmoins, il s’agit bel et bien d’Hippolyte et elle porte alors un « triste regard » envers les dieux qu’elle « accuse ». Le regard, dirigé vers les dieux est rappelle bien l’étymologie du verbe (« garder »). Ici, le regard porte un jugement contre les dieux, il les « accuse » et il porte donc une condamnation de ce qu’on fait les dieux, notamment Neptune, que Thésée a chargé de la mort d’Hippolyte. Aricie sait que ce sont les dieux qui sont responsables de la mort d’Hippolyte. On en vient donc à la dimension divine du regard : à la fois regardée et spectatrice des dieux, Aricie leur renvoie ce « regard » funeste qu’ils ont jeté sur Hippolyte.
Le terme de « regard » a en effet une dimension religieuse, divine, comme nous le montre le dictionnaire littré : « Il se dit de Dieu qui exerce sur l'homme une action de grâce ou de colère. ». Or, la dimension divine est présente tout au long de la pièce, avec plusieurs évocations des dieux comme Hélios, Vénus ou encore Neptune. Les divinités agissent, directement ou indirectement, en aidant ou condamnant les personnages. On pourra par exemple dire que Neptune « aide » Thésée en répondant à son invocation et à son souhait, même si ce dernier est funeste. D’un autre côté, Vénus condamne Phèdre parce qu’elle est une descendante d’Hélios. Le contexte religieux est donc très important et le terme de « regard », sous l’acception donnée plus haut, permet d’étudier le regard sous le jour d’un jugement positif (rédemption) ou négatif (condamnation). Ainsi dans l’acte II, scène 1, Aricie, en parlant à Ismène et en évoquant « […] de quel œil dédaigneux / [Elle] regardai[t] ce soin[…] » elle émet un jugement de valeur à l’endroit de Thésée, qui a détrôné sa famille (les Palantides) d’Athènes. Par cette remarque, elle condamne en effet la prise de pouvoir de Thésée, et ce, d’un « œil dédaigneux », à entendre au sens de « manière » plus qu’au sens de la vue. L’occurrence de « regardais » ici ne se rapporte donc point à la vision mais plus au jugement, au filtre de la subjectivité à travers lequel on perçoit un évènement. Thésée, à l’acte III, scène 5, lorsqu’il était emprisonné chez l’ennemi, doit son salut aux dieux qui l’ont « regardé », c’est-à-dire aux dieux qui l’ont finalement secouru ou, tout du moins, qui lui ont donné les moyens de son évasion, en le soustrayant aux « yeux » de ses ennemis. Le mot est à la rime avec « gardé », qui renvoie à ceux qui le retenaient captifs. Leur regard a été détourné pour permettre la fuite de Thésée. Les dieux, ont donc « gardé », « sauvegardé » Thésée du péril que lui faisaient courir ses ennemis. Ici, ce sont donc les dieux qui exécutent l’action de « regarder » au sens de « sauver ». Cette occurrence rappelle donc l’omniprésence des dieux et de leurs interventions au théâtre. Le regard de la divinité est omniprésent et à la fois salvateur, comme dans le cas de Thésée, ou destructeur, comme dans le cas de Phèdre. Enfin, le regard au sens de
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« jugement » est encore présent dans la pièce à la scène 6 de l’acte IV. Œnone dit à Phèdre de changer son point de vue sur son amour pour Hippolyte, de « regarde[r] d’un autre œil » cette relation, ce désir qui serait une « excusable erreur » et qu’il ne faudrait donc pas condamner si fermement. Œnone considère que Phèdre est victime de la malédiction de Vénus, qu’elle n’y peut rien, qu’elle est prisonnière du maléfice de la déesse, d’un « charme fatal ». La servante ajoute que même les dieux ont parfois eu des sentiments, des « feux illégitimes », et qu’il en va de même pour Phèdre, d’ascendance divine. La passion de la reine n’en est que plus excusable, et le « regard » qu’elle doit porter sur son amour doit être d’autant plus indulgent. Cette occurrence de « regarder » est donc une fois de plus en lien avec le jugement que l’on porte sur les choses, en bien ou en mal.
« Regarder » ou « être regardé », au théâtre la question se pose d’autant plus en raison de la présence d’un public qui juge aussi les personnages et peut tirer de la pièce une morale. En effet, le regard est un outil qui permet d’appréhender un évènement et de porter un jugement à l’endroit de cet évènement. Le public, au théâtre (voire le lecteur de la pièce), assistant par le regard à des évènements, à des actions qui appellent à un jugement sont à la fois juges et spectateurs d’un procès. En effet, la visée morale du théâtre est très présente dans les pièces de Racine, et le personnage de Phèdre pourrait incarner un vice qui a été punie. Le méfait que Phèdre commet, plus que l’inceste, est le mensonge, le fait d’accuser Hippolyte d’inceste, alors même que c’est elle qui en est éprise. Néanmoins ce mensonge ne reste pas impuni et la pire des sentences pour elle est appliquée, à savoir la mort d’Hippolyte, qui conduit ensuite Phèdre à mettre fin à sa vie, au même moment où Thésée apprend la vérité et où l’honneur d’Hippolyte est donc retrouvé. Le public, qui donc « regarde » un jugement en cinq actes se jouer devant lui pendant trois heures, apprend en même temps que les personnages et peut donc en tirer une leçon, une morale. La pièce offre donc un jugement à la fin de la pièce, mais c’est également au spectateur de se forger un jugement au travers justement des différents regards des personnages, qui émettent leurs propres jugements par la parole, comme lorsque Phèdre dit qu’elle a honte de son amour pour Hippolyte. Sa honte vient notamment du regard que porte ses aïeux sur elle, comme Hélios, le dieu du soleil qui voit tout, mais elle a aussi honte de la vie qui la force à aimer un membre de sa famille, c’est pourquoi, lorsque sa douleur est à son paroxysme, elle s’ôte la vie pour mettre fin à ses souffrances liées à cette honte. Ainsi, le théâtre ne se contente pas de dire, d’émettre un jugement par le langage, il met en scène un jugement, il le montre, il le fait « voir » aux spectateurs, qui regardent la pièce du point de vue de tous les personnages, qui sont dans toutes les scènes, un peu à la manière des dieux, qui sont omniprésents et qui peuvent juger les personnages, les condamner ou avoir pitié d’eux. Le spectacle de la passion prend ainsi une signification morale, marquée par les différents courants de pensée qui traversent le siècle, la philosophie de Descartes, mais aussi la morale religieuse des Jansénistes l’exploration psychologique entreprise par les Jésuites, qui vise à connaître l’homme, à discuter sur lui, à mesurer la puissance de ses passions et de sa volonté. La tragédie classique, qui s'inscrit dans son époque, donne à voir une conception pessimiste de la condition humaine.
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Ainsi, dans Phèdre, le regard tient une place prépondérante et permet parfois d’aller au-delà du langage. La vue permet un jeu entre celui qui voit et celui qui est vu. Le terme de « regard » quant à lui, a une connotation fortement subjective et directive qui permet de mettre en exergue le jugement d’un personnage et, par extension, le jugement du spectateur. Ces mots qui font partie de la sémantique du regard apparaissent essentiellement dans des passages clés, des passages importants de Phèdre, et leur polysémie est fortement exploitée : ce peut être le regard des dieux, la vue en tant que sens, ou encore le regard en tant que jugement porté sur quelque chose. Tous les personnages utilisent au moins une fois ces mots. Il n’y a pas de monopole de l’un ou l’autre personnage, tous ayant une vue particulière sur les évènements. Ses « vues », parce qu’elles ne concordent pas forcément, peuvent engendrer des incompréhensions fatales.
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Les Liaisons dangereuses de Laclos : les paradoxes de l’absence
Elise ROUSSEAU
Le sens du mot libertin a évolué au cours des siècles. Ce mot provient du mot latin libertinus, qui signifie affranchi. Tandis qu’aujourd’hui, il désigne exclusivement une personne ayant une vie sexuelle dissolue, son sens durant l’époque moderne est plus complexe. Il est employé jusqu’au 19e s. afin de désigner l’homme libre penseur, qui manifeste son indépendance d'esprit vis-à- vis des enseignements du christianisme et des autres dogmes préétablis. Il est également celui qui refuse les contraintes, les sujétions ; qui fait preuve de non conformisme.
Le roman libertin voit ses prémices arriver dès le 16e s. et connait son apogée au 18e s. avec des auteurs tels que Sade ou Laclos. L’écriture libertine met en scène, à travers le roman, une liberté de penser et d’agir qui se caractérise le plus souvent par une dépravation morale, une quête égoïste du plaisir. Les liaisons dangereuses est un roman épistolaire rédigé par Pierre Choderlos de Laclos en 1782. Il relate les actions de la marquise de Merteuil et du vicomte de Valmont, qui se jouent de la société pudibonde et privilégiée dans laquelle ils vivent. Se livrant à la débauche, ils ne cessent, tout au long du livre, de se narrer leurs exploits au travers des lettres qu’ils s’envoient et qui constituent le corps de l’intrigue. Ils sont les meneurs de jeu et les autres personnages sont ou leurs victimes ou des témoins abusés. Tandis que l’auteur introduit de nouveaux codes, une nouvelle façon de penser, d’écrire et de décrire le libertinage, la préface de l’auteur et de l’éditeur démontrent qu’il est encore très mal accepté. Ils condamnent tous deux les agissements des libertins, bien qu’ils aient des discours très différents. En effet, tandis que l’éditeur dépeint les mœurs des liaisons dangereuses comme « provenant d’un autre siècle » et « étrangères », l’auteur écrit qu’il s’agit de mœurs de leur siècle, mais qu’il les livre afin qu’elles aient une fonction didactique : « L'utilité de l'Ouvrage, qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c'est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces Lettres pourront concourir efficacement à ce but ». Il emploie le terme de « liaisons », « intrigue », « mensonge », ce qui le place du côté des victimes des personnages
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désignés comme libertins. La mise en valeur de ces derniers dans le roman semble alors contradictoire. Les deux personnages libertins du roman, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont savent contrôler les autres et jouissent même d’une aura mystique : la mort de Valmont, probablement par suicide, lui permet de gagner son duel avec la marquise et la fin de la marquise se fera en Hollande, pays de sorcellerie, et se base sur des « on dit », tel un personnage surnaturel. Leur fin n’est ni plus ni moins enviable que celles des autres personnages du récit. Les libertins ont alors un rôle paradoxal, attirent et effraient. D’ailleurs, le libertin a une fonction complexe et n’est pas toujours reconnu comme tel par les personnages victimes : le libertinage de la marquise, contrairement à celui du vicomte, est caché.
Le libertinage est omniprésent dans le roman et est donc nécessairement évoqué par les protagonistes, qui peuvent se diviser en deux groupes : les libertins et leurs victimes. Or, paradoxalement, le terme « libertin » est fort peu évoqué par les uns comme par les autres. Il convient donc de s’interroger sur les modalités de ses (rares) emplois et sur les significations possibles de cette relative absence.
Le libertinage n’est pas toujours su et assumé publiquement car il effraie. Le mot « libertin » est un mot fort, bien que ne portant pas au premier abord un jugement moral aussi fort que le ferait le mot « roué »6. Il n’est employé que six fois dans un roman de 500 pages dans lequel il s’agit pourtant du thème central.
Tableau des occurrences du mot « libertin », utilisé par les deux personnages catégorisés comme libertins du roman :
Occurrence du mot libertin :
Localisation Qui l’utilise ?
Pour désigner qui/quoi ?
« Je ne crois pas avoir jamais mis tant de soin à plaire, ni avoir été jamais aussi contente de moi. Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un Sultan au milieu de son Sérail, dont j'étais tour à tour les Favorites différentes. »
Lettre 10
Les agissements de la marquise lorsqu’elle était plus jeune
6 « Digne du supplice de la roue », mot souvent employé au XVIIIe s. afin de désigner les gens aux mœurs immorales.
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« Cela est si vrai, qu'un libertin amoureux, si un libertin peut l'être, devient de ce moment même moins pressé de jouir ; et qu'enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges, et la mienne avec la prude Madame de Tourvel, il n'y a que la différence du plus au moins. »
Lettre 57
Le « libertin » en général, comme créature à part
« Pour peu qu'on craigne d'être fripon ou crapuleux, il faut de l'argent pour être joueur libertin, et l'on peut encore aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin il ne serait pas le millième qui aurait vu la bonne compagnie uniquement faute de pouvoir mieux faire. »
Lettre 104
Madame de Volanges
Le libertin en général, employé afin de réduire l’attrait du Chevalier de Danceny
« Si pourtant on aime mieux le genre héroïque, je montrerai la Présidente, ce modèle cité de toutes les vertus ! Respectée même de nos plus libertins ! telle enfin qu'on avait perdu jusqu'à l'idée de l'attaquer ! »
Lettre 115
Le vicomte de Valmont
La marquise de Merteuil
Les libertins en général, employé afin de louer la présidente de Tourvel
Les deux personnages du roman considérés comme libertins n’emploient que quatre fois le terme de « libertin » dans leur correspondance. La marquise écrit dans la lettre 10 : « quelque fois même libertine », afin de se désigner elle-même plus jeune. Il ne s’agit pas d’un aveu total, comme le montre l’adverbe « quelquefois », ni ancré sur le long terme. Elle désigne ici un monde à part, éloignant ainsi les libertins d’elle-même et leur donnant une part de mystère. Valmont utilise le même procédé dans sa lettre 57, dans laquelle il
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écrit : « un libertin amoureux, si un libertin peut l'être, devient de ce moment même moins pressé de jouir ». Ici, le vicomte de Valmont écrit une phrase de vérité générale à propos des libertins, dans laquelle il ne semble pas s’inclure, disant « si un libertin peut l'être », ce qui sous-entend qu’il n’a pas d’avis d’assuré sur la question et n’est donc pas ou plus un vrai libertin. Il montre par la phrase suivante qu’il aime la présidente de Tourvel et il établit un parallèle entre son amour et l’amour ressenti par des personnages non libertins. Il ne s’agit pas d’un aveu total, mais cela montre que la frontière entre libertin et non libertins est plus poreuse que ce qui était prédéfini, et que le Vicomte n’assume pas totalement son statut de libertin, même avec la marquise, pourtant sa complice. Le libertinage lui échappe ici, comme il échappait à la Marquise de Merteuil dans la lettre 10, car n’étant pas ancré dans sa personnalité. Ainsi Tristan Florenne préfère opposer non pas les personnages libertins et non libertins, mais les personnages rhétoriques et ceux non rhétoriques7. Le vicomte évoque la présidente de Tourvel dans sa lettre 115 en la décrivant comme « respectée même de nos plus libertins ». Ici, il ne s’évoque pas non plus totalement. Il utilise ce terme afin de vanter la présidente de Tourvel et de vanter ses exploits s’il parvient à la séduire. Il utilise le pronom « nos » mais celui-là semble vide ne désignant pas explicitement le vicomte et la marquise, pourtant les seuls susceptibles d’être libertins dans le roman, mais renvoyant à une sorte d’entité mystique.
Tandis que le libertin ne semble pas oser se qualifier par ce qu’il est vraiment, Valmont utilise le terme d’ « homme libre » dans sa lettre 133, et écrit dans sa lettre 6 : « je serai vraiment le dieu qu’elle aura préféré ». Le vicomte de Valmont dit à plusieurs reprises dans le roman « croire en d’autres dieux ». Le libertin s’évoque alors comme seul homme libre, un dieu parmi les hommes, le seul tirant les ficelles de l’intrigue. La marquise a un discours similaire, mais passant par d’autres termes. Elle écrit dans sa lettre 81, désignant son passé : « J'étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; je cherchais même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurais ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser et de ce qu'il fallait paraître.(…) Il suffisait de joindre à l'esprit d'un Auteur le talent d'un Comédien. » . Le libertin est ainsi évoqué comme un être à la fois auteur et comédien, autrement dit comme un être maîtrisant totalement la situation. Ceci semble paradoxal pour un être qui ne peut s’évoquer par ce qu’il est lui-même : un libertin.
Le mot libertin n’est pas le seul mot qui est attendu par le lecteur et qui finalement n’apparait que peu. Le terme de « roué » est plus dur et porte un jugement moral plus explicite que le terme de libertin. Bien qu’il soit très courant au 18e s., il n’est pas évoqué une seule fois durant tout le roman. La marquise utilise le terme de « rouerie » dans la lettre 2, afin de désigner l’affaire dont elle veut investir Valmont : « mais jurez-moi qu'en fidèle Chevalier vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez mis celle-ci à fin. Elle est digne d'un Héros : vous servirez l'Amour et la vengeance ; ce sera enfin une rouerie de plus à mettre dans vos Mémoires ». Cette formulation semble ironique, et contradictoire. Un libertin ne peut jurer, car le libertin est libre. De plus le mot fidèle induit une idée de constance, et une idée religieuse : ce qui s’oppose au libertinage. La chevalerie s’accompagne du respect des codes de la chevalerie.
7 Florenne Tristan, « Figures de l'amour dans les Liaisons dangereuses », Littérature, n°60, 1985.
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Elle l’emploie à des fins humoristiques, afin de montrer que le vicomte n’a rien d’un chevalier, mais elle ne définit cependant pas ce que le vicomte est.
Paradoxalement, les personnages victimes de la rouerie n’emploient jamais ce terme afin de définir celui qui les dupe. Comment les victimes et les témoins désignent-ils alors les libertins ?
Tableau des occurrences du mot libertin, utilisé par les personnages catégorisés comme non libertins.
Occurrence du mot libertin
Localisation Qui l’utilise ?
Pour désigner qui/quoi ?
« mais je ne crois pas pouvoir me dispenser de causer avec vous au sujet du Vicomte de Valmont. Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à trouver jamais ce nom-là dans vos Lettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous et lui ? Vous ne connaissez pas cet homme ; où auriez- vous pris l'idée de l'âme d'un libertin ? »
Lettre 9
La présidente de Tourvel
Le vicomte de Vamont
« Je ne sais ; mais il me semble que celui qui est capable d'une amitié aussi suivie pour une femme aussi estimable, n'est pas un libertin sans retour. »
Lettre 11
Le vicomte de Valmont
« À présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour ? S'il n'est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? »
Lettre 22
Le vicomte de Valmont
Les non libertins énoncent trois fois le terme de libertin. Madame de Volanges livre dans la lettre 9 un portrait peu avantageux du vicomte de Valmont, que madame de Tourvel avait dédiabolisé dans sa lettre précédente.
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Elle écrit : « où auriez-vous pris l'idée de l'âme d'un libertin? ». Madame de Volanges évoque ici la réputation du vicomte de Valmont, et non pas l’homme lui-même. Le libertin lui échappe ici, comme nous pouvons le voir à l’aide de l’occurrence du mot « âme », qui évoque un élément abstrait, d’autant qu’il ne s’agit même pas de l’âme, mais de « l’idée de l’âme », ce qui rend cette notion peu accessible.
Madame de Tourvel emploie deux fois le terme de « libertin », dans sa lettre 11 et dans sa lettre 22, toutes deux adressées à Madame de Volanges. Elle utilise ce terme afin de défendre Valmont d’en être toujours un. Dans sa lettre 11, elle utilise ce terme dans la même phrase que « je ne sais », et « il me semble ». Elle oppose dans sa lettre 22 les libertins aux « honnêtes gens », mais ne connait aucun libertin, car elle ne considère pas le Vicomte ainsi, elle ne peut donc s’en faire une définition claire, et atteindre la vérité. De plus, ce mot est ici dans une phrase interrogative, prouvant son propre doute. Elle n’a de toute évidence pas saisi l’essence du libertin, tout comme les personnages initialement désignés comme tels.
Les non libertins n’emploient donc pas le terme de libertin, ni celui de roué, ni celui d’immoral, ni celui d’athée. Ils n’osent jamais dire : « ce personnage est un libertin », même pour les personnages l’étant officiellement tels que Valmont.
Un seul mot apparait non seulement dans les lettres des libertins et les non libertins, et, bien qu’il n’apparaisse que trois fois, semble bien désigner les personnages libertins : il s’agit du mot « monstre ». Ce mot est intéressant, car il recouvre plusieurs réalités : il peut à la fois désigner une personne humaine qui suscite la crainte par sa cruauté, sa perversion ; mais également une créature légendaire, mythique et disparate.
Tableau des occurrences du mot monstre
Occurrence du mot monstre
Localisation Qui l’utilise ?
Pour désigner qui/quoi ?
« Lui avez-vous donc pardonné l'aventure de l'Intendante ? Et moi, n'ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes ? »
Lettre 2
La marquise de Merteuil
Le vicomte de Valmont
Le vicomte de Valmont
« Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle
Lettre 4
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jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux »
« Tourne vers moi tes doux regards ! Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? pour qui prépares-tu cet appareil de mort ? qui peut altérer ainsi tes traits ? que fais- tu ? Laisse-moi : je frémis ! Dieu ! c'est ce monstre encore ! »
Lettre 161
Le vicomte de Valmont
Grâce au mot « monstre », la Marquise et le Vicomte se désignent par ce que le libertin est : un être à la nature insaisissable et qui effraie, bien que ce mot soit utilisé avec détachement, sur un ton humoristique. Ici, ils se désignent directement, contrairement à lorsqu’ils employaient le terme de « libertin ». Ce mot les effraie moins, car il est moins précis et porteur de sens que « libertin ». Un monstre peut tout être, il représente l’inconnu et laisse place à l’imagination. Ce mot est également employé par la présidente de Tourvel, alors sous l’emprise de folie, afin de désigner le Vicomte dans la lettre 161, adressée à plusieurs personnes à la fois. Elle écrit également « Être cruel et malfaisant ». Elle déshumanise ainsi le libertin. Elle comprend que le libertin est monstrueux. Cette folie a en ce sens une part de lucidité, bien que ce soit essentiellement l’aspect mauvais du monstre qui soit ici mis en avant. Ce mot demeure tout de même peu utilisé, bien qu’évoquant paradoxalement plus directement les personnages désignés comme libertins que le mot « libertin » lui-même.
Le mot « libertin » semble être tabou, les personnages n’osent pas se désigner directement ni qualifier les personnes qu’ils connaissent ainsi, si ce n’est afin de les défendre d’en être. Ceci peut être interprété comme une peur du libertinage. Le mot de « roué » n’est pas utilisé, contrairement à ce qui est attendu par le lecteur. Il s’agit peut-être d’un parti pris de l’auteur, qui, contrairement à ce qu’il écrit dans son prologue, ne condamne pas si fermement le libertinage ou l’émancipation féminine.
Le libertin semble au premier abord présent, et bien défini : la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont sont les deux libertins, et tirent les ficelles de l’intrigue. Cependant, une incertitude s’impose dès les préfaces de l’auteur et de l’éditeur : même eux ne peuvent s’accorder sur ce qu’est le libertin, et l’utilité de sa représentation. Il ne peut ensuite être clairement évoqué et défini dans le roman, qui joue sur ce mystère. Le mot « monstre » fait office de substitut à quelques reprises, mais ce mot est vide, car regroupant une infinité de possibilité : un monstre est chimérique et échappe à toute tentative de définition au sens étymologique. Le libertinage échappe donc aux autres personnages, mais également aux libertins eux même, car il n’est pas
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ancré dans le temps, et peut donc les quitter à tout moment. Le libertin est alors un être en perpétuel mouvement, un être échappant, libre, et ne pouvant donc être catégorisé. Son absence d’évocation est logique, car le mot ancre, définit, réduit : ceci ne peut être fait pour le libertin, ce qui en fait un personnage mystique et surhumain, auquel aucune règle ne peut être imposée. Le « Libertin » des Liaisons dangereuses conserve donc, d’une certaine manière, son sens latin d’affranchi. Avec cet être hors norme aux mille visages, les liaisons ne peuvent être que dangereuses tout comme les rapports que les lecteurs entretiennent avec les mots et les catégories.
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Dire l’indicible de l’au-delà : le terme « rayon » dans les Méditations poétiques
de Lamartine
Battiste SIMONPOLI et Andréa LÉONARDI
Les mots « rayons » et « rayonner » apparaissent 29 fois dans les Méditations. « Rayon » est une ligne ou bande lumineuse issue d’une source de lumière8, source de lumière que l’on trouve sur terre et que l’on peut utiliser au quotidien. On peut parler d’un rayon provenant d’une lampe torche ou d’un phare à proximité d’un port. Mais la lumière qu’offre le rayon peut aussi être donnée par un astre, comme le soleil. Ce rayon, constituerait ainsi une brève apparition du soleil, une brève apparition de quelque chose qui se situe à l’extérieur de ce qui se trouve sur terre. De fait, l’homme ne peut observer l’intégralité de l’astre, il ne peut qu’en percevoir des rayons. En effet, la lumière du soleil est trop importante, elle est supérieure à ce que les yeux sont capables de voir. Ces rayons permettent en cela de former un lien entre l’homme et le soleil lui-même. Ils permettent le jour, ils guident la journée de l’homme et sont associés à des heures. Sans eux, il fait nuit noire, et on est obligé d’utiliser d’autres sources lumineuses. Mais les rayons du soleil viennent apporter la lumière de l’astre, de l’espace, du ciel, d’en haut, en bas sur la terre et sur les hommes. Ils proviennent de l’au-delà, d’un endroit que l’homme peut seulement approcher ou imaginer, dont il ne peut parler. On ne peut pas toucher le soleil, ni même ses rayons.
Mais le statut du poète est différent car son langage l’est aussi. La poésie « excède le langage dont elle dispose ; elle le transcende en mystique ». Elle touche alors à l’infini, et permet de mener à Dieu »9. Elle excède le langage, car comme le souligne Lamartine dans sa préface, ses vers sont « un gémissement ou un cri de l’âme »10. Le poète est un être sensible, un visionnaire qui transcende le monde habituel, qui permet la mise en lumière d’une vision d’un monde à laquelle le lecteur ne peut accéder. En cela, l’écriture de la poésie pourrait peut-être amener le poète à exprimer l’inexprimable et à
8 CNRTL [en ligne]. 9 Préface aux Méditations poétiques, p. 28. 10 Ibid., p. 63.
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donner un sens profond et métaphysique aux rayons. En effet, la poésie ne permet-elle pas de rentrer en contact avec ces rayons et surtout avec le soleil ? Qu’est-ce le soleil pour Lamartine ? Que représente-t-il ? Est-ce le soleil de son écriture ou le soleil de la divinité ? N’y a-t-il pas d’autres sources lumineuses ? Il s’agit donc d’étudier comment Lamartine utilise les mots « rayons » et « rayonner » dans le dessein de décrire l’ineffable, de rentrer en contact avec le divin, avec ce qui éclaire sa poésie ; en d’autres termes, de montrer comment Lamartine utilise ces mots afin d’en faire une théologie poétique personnelle.
Le terme « rayon » est utilisé par Lamartine pour traduire une vision spirituelle et le rapport du poète avec le divin. Par l'image du soleil, il donne une image théologique qui permet d'approcher celle de Dieu, celui-ci se dérobant à toute représentation. Ainsi, par l'utilisation du terme, il approfondit cette image et peut exprimer un certain nombre d'images qui lui permettent de composer sa vision théologique. L'une des idées principales est que l'âme de l'homme est une émanation de Dieu, de même que le rayon du soleil émane directement de Dieu. Dans « La Foi », l'âme est issue du « grand flambeau du jour », périphrase désignant le soleil. « Peut-être de ce feu tu n’es qu’une étincelle, /Qu’un rayon égaré, que cet astre rappelle ». Elle est un « rayon égaré » du soleil, ce qui est intéressant puisque cela implique que l'âme émane directement de Dieu, qu'elle en est issue directement, lui est directement liée et qu'elle tend vers lui. De même dans le poème intitulé « Philosophie », Lamartine évoque l'âme comme « ce rayon divin, dans l'argile enfermé ». L'association du terme rayon avec le terme « divin » traduit l'idée que l'âme est ce qu'il y a de Dieu dans l'homme. D'ailleurs, dans le vers précédent, Lamartine évoque cette même âme comme un « souffle du grand Être ». Ce rapprochement entre Soleil et Dieu est mis en relief dans le poème intitulé « L'Hymne au Soleil », qui est un hymne dédié à Dieu. Dans celui-ci, le terme rayon est utilisé à quatre reprises. Dans le vers « L'éclat de tes rayons ne s'est point affaibli », le terme « rayon », associé à « l'éclat » permet de montrer que la présence du soleil est similaire à la présence de Dieu. Cela renvoie au poème intitulé « Dieu », dans lequel le poète évoque le passage des années qui fait progressivement oublier aux hommes le sacré. Les vers suivants sont tout à fait évocateurs : « De cet astre vieilli la sombre nuit des temps/ Éclipsa par degrés les rayons éclatants ». Le lien entre le soleil et Dieu est toujours présent, les « rayons éclatants » étant les rayons du soleil, qui sont éclipsés par la nuit, mais également ceux de Dieu, assombris par le temps qui passent et l'oubli progressif des hommes. Ainsi, en associant le terme « rayon » avec les termes « éclats » et « éclatants », il est possible de montrer que la présence de Dieu est similaire à celle du soleil, dont l'éclat est bel et bien présent, mais souvent oublié par les hommes. Lamartine poursuit d'ailleurs de manière explicite ce rapprochement dans « L'Hymne au soleil » avec les vers suivants : « Il me semble qu'un Dieu, dans tes rayons de flamme / En échauffant mon sein, a pénétré mon âme », puis le poète questionne directement celui-ci : « N'es-tu point, ô soleil ; un rayon de sa gloire ? ». Le soleil devient l'intermédiaire par lequel Dieu est présent chez les hommes. Les rayons du soleil, rayons « de flamme », symbolisent la pénétration de Dieu dans l'âme humaine. De plus, par l'expression « un rayon de sa gloire », Lamartine montre que le soleil est une partie de la gloire de Dieu. Ainsi, par l'usage du terme « rayon », le poète traduit sa volonté de décrire l’indescriptible. Il tente d'illustrer la manière selon laquelle
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Dieu, selon lui, est présent dans l'âme humaine, dans le monde et dans l'univers. Par l'association avec d'autres termes qui rappellent pour la plupart le divin, le sacré ou ce qui se rapporte au soleil, il met le terme « rayon » en relief et lui accorde le plus souvent des facultés divines, d'éclat, de chaleur ou encore de flamme. C'est en effet dans les poèmes traitant directement de Dieu et du sacré que Lamartine a le plus souvent cette utilisation récurrente du terme « rayon », puisque celui-ci apparaît cinq fois dans « La Foi », quatre fois dans «L'Hymne au Soleil », deux fois dans « Dieu » et deux fois dans « Philosophie ».
En plus de traduire la vision métaphysique du poète, le terme « rayon » traduit une véritable interaction entre le poète et l'émetteur du rayon. Cette interaction a réellement une influence sur le poète : elle change son état d'esprit, sa vision du monde et finalement, son existence. Le rayon est en cela, celui qui apporte l’espérance aux hommes, ce qu’ils ne trouvent pas sur terre. Il se trouve que Lamartine, comme il l’indique dans son commentaire du « soir » avait perdu depuis quelques mois par la mort « l’objet de l’enthousiasme et de l’amour de sa jeunesse ». Comme pour Lamartine, le rayon vient alors « briller » sur les « malheureux » pour leur apporter « l’espérance » d’une vie meilleure. Il vient briller la nuit pour apporter l’espérance d’une vie meilleure au jour. Ainsi, les successions de questions dans « Le soir » s’achèvent et laissent place aux ordres de Lamartine, qui apparaissent presque comme des supplications : « revenez », « venez », « ramenez » la paix et l’amour de l’au-delà sur l’ « âme épuisée » du poète. C'est aussi ce qui se passe dans « La Foi », notamment dans la neuvième strophe. Le poète, qui a les « yeux sur [s]on tombeau », est dans « le doute » et le « blasphème », prend soudainement espoir grâce au « rayon » envoyé par la foi. Cela est tout à fait visible dans les vers suivants : « La Foi se réveillant comme un doux souvenir, / Jette un rayon d'espoir sur mon pâle avenir ». En effet, l'association du terme « rayon » avec le terme « espoir » illustre l'idée selon laquelle le sacré entre en interaction directe avec le poète. Ce « rayon » est « jeté » et change totalement le ton du poème, il le « ranime » et l'« enflamme ». Nous passons de « l'ombre de la mort » aux « purs rayons de la céleste flamme ». De même dans la douzième strophe, le sacré interagit avec le poète et a encore une influence directe sur son état d'esprit avec le vers suivant : « Pars du sein du Très-Haut, rayon consolateur ! ». En plus d'être une émanation du divin, le « rayon » a une action concrète sur le poète, grâce à l'association de ce terme avec l'adjectif « consolateur ». Celui-ci passe de l'obscurité à la lumière. Ce sont des rayons de « mystique lumière » que Dieu envoie « aux yeux mourants » du poète.
Cette idée est également présente dans le poème intitulé « Dieu ». Dans celui-ci, les rayons envoyés par le divin ont une influence concrète sur le cheminement de l'homme. Le poète est dans un monde où Dieu est « outragé » ou « ignoré », et grâce aux « rayons pieux des lampes de la nuit », il « s’élève au sanctuaire où la foi l'introduit ». L'aspect divin de ces rayons est augmenté par l'association du terme avec l'adjectif « pieux ». L'homme est ainsi guidé, ces rayons lui permettent d'échapper à ce monde, de s'élever et de « voler au ciel sur des ailes de flamme ». Le rayon est ainsi ce qui éclaire la vie du poète. C'est d'ailleurs ce qu'écrit Lamartine, plus tard, dans le même poème, avec les deux vers suivants : « De cet astre vieilli la sombre nuit des temps / Éclipsa par degrés les rayons éclatants ». L'association entre « rayons » et « éclatants », par opposition à la « sombre nuit des temps », traduit l'idée selon laquelle le poète trouve la lumière grâce aux rayons. Le terme rayon met ainsi en relief toute
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l'opposition entre l'homme seul, dans l'obscurité, le doute et la noirceur et celui qui se laisse guider par le divin et qui rejoint la lumière. C'est pour cela que ce poème insiste sur « les rayons pieux des lampes de la nuit », qui sont les seules « lampes » dans la « sombre nuit des temps » où l'homme est plongé malgré lui. Nous voyons donc bel et bien qu'à travers l'utilisation du terme rayon Lamartine affine sa vision métaphysique et cherc