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Verbes de mouvement et grammaticalisation : le cas du sicilien vaffazzu Matilde Accattoli 1 et Giuseppina Todaro 2 Introduction Dans les langues romanes, les constructions verbales impliquant un verbe de déplacement sont, le plus souvent, « hypotactiques », ce qui signifie que le verbe de déplacement (V1) est suivi par un deuxième verbe (V2) à l’infinitif (1) : (1) [ITA] Vado a dormire. aller.1SG à dormir.INF ‘Je vais dormir’. En plus de la construction infinitivale, le sicilien occidental possède une construction « doublement fléchie » (Doubly inflected construction, Cruschina 2013 : 264, dorénavant DIC), ayant la forme [V1 a V2], où tant V1 que V2 présentent une forme fléchie, partagent le même sujet et affichent les mêmes marques de personne, nombre, temps et mode. Cette contribution porte sur la variété de Trapani, où la DIC n’est possible qu’avec quelques verbes de mouvement. Notre analyse se foca- lisera sur le verbe iri ‘aller’, car, dans ce cas, la DIC présente actuellement deux variantes formelles en compétition libre, une variante « étendue » (2) et une variante « réduite » (3) : 1 Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis (UMR 7023) et Université de Toulouse 2 Jean Jaurès (CLLE-ERSS). Courriel : [email protected]. 2 Université Roma Tre et Université de Toulouse 2 Jean Jaurès (CLLE-ERSS). Courriel : [email protected].

Verbes de mouvement et grammaticalisation: le cas du

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Page 1: Verbes de mouvement et grammaticalisation: le cas du

Verbesdemouvementetgrammaticalisation:lecasdusicilienvaffazzu

MatildeAccattoli1etGiuseppinaTodaro2

Introduction

Dans les langues romanes, les constructionsverbales impliquantunverbe de déplacement sont, le plus souvent, «hypotactiques», ce quisignifie que le verbe de déplacement (V1) est suivi par un deuxièmeverbe(V2)àl’infinitif(1):

(1) [ITA] Vado adormire. aller.1SG àdormir.INF

‘Jevaisdormir’.Enplusde la construction infinitivale, le sicilienoccidental possède

une construction «doublement fléchie» (Doubly inflected construction,Cruschina2013:264,dorénavantDIC),ayantlaforme[V1aV2],oùtantV1 que V2 présentent une forme fléchie, partagent le même sujet etaffichentlesmêmesmarquesdepersonne,nombre,tempsetmode.

Cette contribution porte sur la variété de Trapani, où la DIC n’estpossiblequ’avecquelquesverbesdemouvement.Notreanalysesefoca-liserasurleverbeiri‘aller’,car,danscecas,laDICprésenteactuellementdeuxvariantes formellesencompétition libre,unevariante«étendue»(2)etunevariante«réduite»(3):

1UniversitéParis8Vincennes-Saint-Denis (UMR7023) etUniversitédeToulouse2 JeanJaurès(CLLE-ERSS).Courriel:[email protected] Université Roma Tre et Université de Toulouse 2 Jean Jaurès (CLLE-ERSS). Courriel:[email protected].

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(2) a. Vaju a fazzu aspisa. aller.1SG à faire.1SG les-courses ‘Jevaisfairelescourses’. b. Vannu a fannuaspisa. aller.3PL à faire.3PL les-courses ‘Ilsvontfairelescourses’.(3) a. Vaffazzu aspisa. va-faire.1SG les-courses ‘Jevaisfairelescourses’. b. Vaffannu aspisa. va-faire.3PL les-courses ‘Ilsvontfairelescourses’.

Comme ces exemples lemontrent, dans la variante réduiteV1perd

sesmarques flexionnelles et se réduit àunélément invariableva-.Destelles données, que nous détaillerons davantage au cours de l’article,soulèventaumoinsdeuxquestionsd’ordrethéorique:

(i) Comment faut-il analyser le passage de la forme étendue à laformeréduite,entenducommechangementdiachronique?

(ii)Quelstatutsynchroniquepeut-onattribuerausegmentva-?Ainsi, nousprésenteronsdes arguments en faveurd’une analyse en

termes de grammaticalisation, et plus précisément de «morphologi-sation»: d’une construction syntaxique à deux verbes [V1 a V2], l’onpasse à une forme synthétique [vaV], où il n’y a désormais qu’un seulverbe fléchi proprement dit, précédé de l’élément invariable va-. Noustraitons ce dernier comme un préfixe «andatif», qui ajoute lasignification de déplacement physique au sens du verbe auquel ils’attache.Nousmontrerons que cette évolution est rare,mais non iné-dite,dansledomaineroman,etqu’onentrouvedenombreuxparallèlesdansdeslanguestypologiquementdifférentes.

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1.Laconstructiondoublementfléchie

Dans le domaine italo-roman, les DIC ne se retrouvent que dansquelques variétés de l’extrême sud de l’Italie et présentent, selon leslieux,descaractéristiquesdifférentes3.

EnsicilienoccidentallaDICconcernequatreverbes:troisverbesdemouvements(iri‘aller’,vèniri‘venir’etpassari‘passer’)etunverbecau-satif de mouvement (mannari ‘envoyer’). En plus de la DIC (4a), cesmêmes verbes possèdent aussi une construction hypotactique (4b), oùilssontsuivisd’uninfinitif:

(4) a. Ti vegnu a[dd]icu na cosa. à-toi.CL venir.1SG àdire.1SG une chose ‘Jevienstedirequelquechose’. b. Ti vegnu a[dd]iri nacosa. à-toi.CL venir.1SG àdire.INF unechose ‘Jevienstedirequelquechose’.

Comme nous l’avons signalé graphiquement, lea qui relie les deux

verbesdéclenche,tanten(4a)qu’en(4b), lagéminationdelaconsonneinitiale de V2. Il s’agit d’un phénomène bien connu de sandhi externe,appelé «redoublement syntaxique» (dorénavant RS), propre à l’italienstandard,ausardeetauxdialectesducentreetdusudde laPéninsule(cf.Loporcaro1997).

Ilestimportantdesoulignerque,bienqu’aujourd’huileaen(4a)etle a en (4b) soient parfaitement homophones [a+RS], ils correspondentdiachroniquement à deux étymons différents. En effet, dans la cons-tructioninfinitivale(4b),avientdelaprépositionlatineAD‘à’,alorsquedans laDIC (4a) ildérivede la conjonctionAC ‘et’ (Rohlfs1969: §710,§761). Ilyadoncdebonnesraisonsdepenserque, initialement, laDICétait une construction coordinative (‘je viens et fais’). Toutefois,aujourd’hui,celan’estqu’unenoteéruditedont les locuteursn’ontplusconscience:leaen(4a)estperçucommeunepréposition,aumêmetitrequeleaen(4b).Parconséquent,synchroniquementilnes’agitpasd’uneconjonction coordinative mais d’un élément de connexion fossile

3 Voir Manzini & Savoia (2005: 688-701) pour un panorama complet, Giusti & Di Caro(2015)pourunrésumédescaractéristiquesdesDICsiciliennes.

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(connectingelement,Cruschina2013:271)entre lesdeuxverbes.Nousreviendronssurcepointen§1.3.1.1.Contraintesmorphologiques

Dans la variété de Trapani, la DIC est soumise à des contraintes

morphologiques.Eneffet, sa réalisationest limitéeaux troispersonnesdu singulier et à la troisième personne du pluriel du présent del’indicatif.Cettedispositionàl’intérieurduparadigmecorrespondàunedistributionmorphomique,le«patronN»(N-pattern,Maiden2004),quiesthautementrécurrentdansleslanguesromanes(Figure1)4:

V1=iri

‘aller’V1=vèniri‘venir’

V1=passari‘passer’

V1=mannari‘envoyer’

1SG vajuafazzu vegnuafazzu passuafazzu mannuafazzu

2SG vaiafai veniafai passiafai manniafai

3SG vaafa veneafa passaafa mannaafa

1PL

2PL

3PL vannuafannu vennuafannu passanuafannu mannanuafannu

Figure1.LeparadigmedéfectifdesDIC

Les paradigmes des DIC comprennent aussi une forme pour la

deuxièmepersonnedusingulierdel’impératif(5):

(5) a. Va mancia n’casatua. aller.2SG.IMP manger.2SG.IMP à-ta-maison ‘Vamangercheztoi!’

b. Veni mancia n’casamia. venir.2SG.IMP manger.2SG.IMP à-ma-maison

‘Viensmangerchezmoi!’

4 Pour les raisons historiques de cette défectivité, qui ne font pas l’objet de cette étude,nousrenvoyonsauxhypothèsesquiontétéavancéesparCardinaletti&Giusti(2001:383)etparCruschina(2013:278).

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À l’impératif, la construction n’inclut pas le connecteur renforçanta(Cruschina2013:271)etonn’observedoncpasdeRS.

N’étant pas concernés par la DIC (6a), les autres personnes del’indicatifprésent(1PLet2PL)etdel’impératif(2PL)etlesautrestempsverbauxsontalorsexprimésaumoyendelaconstructioninfinitivale[V1aV2.INF](6b):

(6) a. 1PL.IND *Emuafacemu 2PL.IND *Itiafaciti 3PL.IMP *Vinitiamanciati b. 1PL.IND Emuafari ‘Nousallonsfaire’ 2PL.IND Itiafari ‘Vousallezfaire’ 3PL.IMP Vinitiamanciari ‘Venezmanger!’

Plus en général, même en dehors de ces cas où elle représente la

seuleoptiondisponible,laconstructioninfinitivaleasouventtendanceàse substituer à la DIC dans les registres les plus contrôlés et chez lesnouvelles générations.Eneffet, dansun contextediglossiqueoù ledia-lecteestencorevivant,maisenrégression,leslocuteursonttendanceàsubir la pression de l’italien, où l’infinitif est le seul choix possible. Sidans l’usagecesdeuxconstructionssontgrossomodo interchangeables,elles exhibent en réalité des différences syntaxiques et sémantiquessubtiles(§1.2,1.4).

1.2.Propriétéssyntaxiques

Cardinaletti et Giusti (2001, 2003) et Cruschina (2013) ontmontré

que la DIC, à la différence de la construction infinitivale, est (i)monoclausale, ce qui signifie qu’elle se comporte comme un seulconstituantverbal; (ii) indivisible, car toute insertiondematérielentrelesdeuxverbesest impossible, et (iii) fait référencesémantiquementàunévènementunique.

Ces propriétés émergent lorsqu’on applique des tests syntaxiquestels que l’insertion d’un pronom clitique ou d’un adjoint (adjunct)temporel(7et8)5:

5Lesexemples(7),(8a),(9),(10),(12),(13)et(18b)sonttirésdeCruschina(2013).Danscertainscas,nousavonseffectuédeslegèresadaptationsphonographiques.

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(7) a. U vene apigghia dopu. le.CL venir.3SG àprendre.3SG après ‘Ilvientlechercherplustard’.

b. *Vene a u pigghiadopu. venir.3SG à le.CL prendre.3SGaprès

‘Ilvientlechercherplustard’.

(8) a. (Tuttiimatini) civa aaccatta upani (tuttiimatini). touslesmatins yaller.3SGàacheter.3SG du-pain touslesmatins ‘(Touslesmatins)ilvayacheterdupain(touslesmatins)’.

b. *Civa tuttiimatini aaccatta upani. y aller.3SGtouslesmatins àacheter.3SG du-pain

‘Ilvatouslesmatinsyacheterdupain’.Le clitique, en effet, se trouve systématiquement à la gauche du

constituant[V1aV2],tandisquel’adjointtemporelsesitueàsagaucheouàsadroite ;end’autrestermes, leur insertionentre lesdeuxverbesrendlaphraseagrammaticale.

Encequiconcernelesadjoints,Cruschina(2013:268)affirmequelaconstruction est «incompatible with the arguments or the adjunctstypically selected by this category of verbs,which are instead possiblewiththeirinfinitivalcounterparts».Ilendonne,entreautres, l’exemplesuivant(9):

(9) a. *Peppe va amancia c’ a machina. Peppe aller.3SG àmanger.3SG avec la voiture b. Peppe va amanciari c’ a machina. Peppe aller.3SG àmanger.INF avec la voiture ‘Peppevamangerenvoiture’.

Lefaitqu’unadjointcommec’amachina(‘envoiture’),normalement

compatibleaveciri‘aller’(ex.:civac’amachina‘ilyvaenvoiture’),n’estpas admis en (10a) signifie, d’après Cruschina (2013: 268), que «themotion verb involved in DIC has lost its full lexical meaning ofmovement». À notre avis, l’agrammaticalité de (9a) est due, plus

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exactement,àlanaturemonoclausaledelaDIC.Contrairementà(9a),laphraseen(10),s’avère,eneffet,toutàfaitgrammaticale:

(10) Maria u va apigghia c’ a machina. Maria le.CLaller.3SG àprendre.3SG avec lavoiture ‘Mariavalechercherenvoiture’.

Cet exemple révèle que les adjoints et les arguments propres aux

verbes en V1 sont en réalité admis, mais seulement quand ils sontcompatiblesaveclasémantiquedeV2:en(10),l’adjoint‘envoiture’estpossiblecarl’actionde‘passerchercherquelqu’un’,danssesdifférentesétapesexpriméesparV1etV2,sefaitaumoyend’unevoiture;en(9a),ilest impossible, car en ce cas la voiture est utilisée seulement pour sedéplacer(V1)etnonpourmanger(V2).

Parailleurs,siV1avaitperdusonsensdemouvement,laDICdevraitalors admettredes adjoints compatibles exclusivement avecV2, etnonavecV1,cequin’estpaslecas(11):

(11) *Peppeva amancia c’ a furchetta. Peppe aller.3SG àmanger.3SG avec la fourchette ‘Peppevamangeraveclafourchette’.

L’exemple (11), tout comme (9a), est impossible, la seule lecture

grammaticalecorrespondantàunscénarioétrangeoùPeppesedéplace-raitavecsafourchetteavantdel’utiliserpourmanger.Celamontrequelacontrainteagissantsurlesadjointsn’estpasdueàladésémantisationdeV1(semanticbleaching)maisàlanaturemonoclausaledelaDIC:toutadjointnepeutpas limitersaportéeà l’undesdeuxverbes(V1ouV2)maisdoitobligatoirementseréférerauconstituantindivisible[V1aV2]danssonensemble,doncêtresémantiquementcompatiblesàlafoisavecV1etavecV2,commeen(8a)eten(10).Unedésémantisationpartiellede V1 constitue la conséquence, plutôt que la cause, d’une tellecontrainte, et elle n’est pas à concevoir comme une perte du sens demouvement(quiestmaintenu)maiscommeuneréductiondesavalence,c’est-à-dire de la possibilité de détailler davantage ce mouvement aumoyen d’adjoints. Le lieu vers lequel on se rend6, ou le moyen de

6 Le lieu peut être précisé seulement s’il est exprimé à travers une forme ambiguë luipermettantd’êtreinterprétéà lafoiscommeladirectiondumouvementdeV1etcomme

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transport,parexemple,nepeuventêtreprécisésquedans lesrarescasoùilssontconciliablesaveclavalencedeV2.

Lamonoclausalitéde [V1a V2] semanifeste aussi lorsqu’on essayedenierexclusivement l’actionexpriméeparV2.Une telleopération,eneffet,s’avèreirréalisabledanslecasdelaDIC(12a),alorsqu’elleesttoutàfaitpossiblequandV1estsuivid’uninfinitif(12b):

(12) a. *Vajua accattu acicoria gnignornu, ma unn’ aller.1SG àacheter.1SG de-la-chicorée tous-les-jours maisne a trovu mai. la.CL trouver.1SG jamais ‘Jevaisacheterdelachicoréetouslesjours,maisj’entrouvejamais’. b. Vaju aaccattari acicoria gnignornu, ma unn’ aller.1SG àacheter.INF de-la-chicorée tous-les-jours maisne a trovu mai. la.CL trouver.1SGjamais ‘Jevaisacheterdelachicoréetouslesjoursmaisj’entrouvejamais’.

Le constituant [V1 a V2] exprime donc un évènement «unique»

(single event), du fait que les deux sous-évènements qui le constituent(V1 et V2) forment un tout conceptuellement inséparable ayant lecomportementsyntaxiqued’unprédicatunique.

Un dernier test révèle, enfin, que la DIC permet tant la cliticisation(13a)quel’extraction(13b)del’objetdeV2:

(13) a. Ui vaju apigghiu ti. le.CL aller.1SG àprendre.1SG ‘Jevaislechercher’. b. Cu soccui vai aaggiusti a machinati? avec quoi aller.2SG àréparer.2SG la voiture ‘Avecquoituvasréparerlavoiture?’Cela ne correspond pas à ce qu’on observe dans les constructions

coordinativesordinaires,oùl’extractionestpermiseseulementàcondi-

l’emplacement de l’action de V2. Une phrase comme *Va amangia agghiri a casa (‘Il vamangerverslamaison’)estdoncimpossible,alorsqueVaamangiaacasa(‘Ilvamangeràlamaison’)esttoutàfaitacceptée.

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tiond’êtreréaliséesimultanémentsurtouslesconjoints,c’est-à-diretantsurV1quesurV2(Ross1967:§4.2).

L’ensemble de ces testsmontre, en somme, que laDIC possède despropriétés syntaxiques spécifiques, qui la différencient tant desconstructionsinfinitivalesquedesconstructionscoordinatives.

1.3.Uneconstructionsérielleasymétrique

Les propriétés de la DIC ont été mises en relation par Cruschina

(2013),aveccellesdesconstructionssérielles(serialverbconstructions,dorénavant SVC)7 propres à de nombreuses languescréoles, amérin-diennes,del’Afriquedel’Ouest,del’AsieduSud-Estetdel’Océanie.Dansces constructions, en effet, deux ou plusieurs verbes «are strungtogether in listlike fashion, one after the other, but constitute a singlegrammatical unit» (Frawley 1992: 344). De plus, selon la définitiond’Aikhenvald (2006: 1), «serial verb constructions describe what isconceptualized as a single event. They aremonoclausal; […] and theyhavejustonetense,aspect,andpolarityvalue»,cequicoïncideaveclescaractéristiquesdelaDICdusicilienoccidental.

LesSVCsedivisentendeuxcatégories:(i)lesséries«symétriques»,où tous les verbesproviennentde classes verbalesouvertes et ne sontsoumisàaucunrestrictionsémantique;(ii)lesséries«asymétriques»,oùl’undesverbesdelaséquence(appeléminorverbouverbe«léger»)appartientàuneclassesémantiquefermée(verbescausatifs, inchoatifs,deposition,etc.).Parmicessériesasymétriques,cellesoùleminorverbest représenté par un verbe de mouvement, comme dans la DICsicilienne, s’avèrent « extremely common in most productivelyserializinglanguages»(Aikhenvald2006:22).

L’inclusion de la DIC dans la catégorie des SVC asymétriques nerencontre qu’un obstacle. Dans une SVC prototypique, les verbes de laséquence ne sont séparés par aucune marque de dépendance

7 Cardinaletti et Giusti (2001) refusent d’analyser les DIC en tant que SVC à cause del’absenced’objectsharingentreV1etV2,cetteconditionétantnécessairedansladéfinitionde SVC proposée par Baker (1989). Cruschina (2013), en revanche, se base sur unedéfinitionmoinsrigideproposéeparAikhenvald(2006:12)–quenousadoptonsaussi–selonlaquelleilsuffitlepartaged’unseulargument,etnotammentdusujet.

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syntaxique8;àpremièrevue,donc,cetteconditionn’estpasremplieensicilienoccidental,àcausedelaprésenceduconnecteuraentreV1etV2.Toutefois, nous avons déjà remarqué que, bien qu’il dérivediachroniquementd’uneconjonctiondecoordination(lelatinAC‘et’,cf.§1),cetaneremplit,synchroniquement,unefonctionnidecoordinationni de subordination. Son statut correspond, en revanche, à celui desemptyoudummymarkersdécritsparAikhenvald(2011:21):

An erstwhile marker of dependency between two verbs may lose itproductivity, its meaning and gradually become an empty morpheme.Thesequenceofverbscontainingsuchasemanticallyemptymarkermayhave all the features of a serial verb construction. Themarker itself nolongerindicatesadependencyrelation–itisapureandsimpleindicatorofaserialverb.

DesemptymarkersdansdesSVCsontsignalés,parexemple,enyimas

(Foley 1991, Foley et Olson 1985), en khwe (Kilian-Hatz 2006) et enurarina(Olawsky2006)9.Parconséquent,laprésencedumarqueurvidean’empêchepasd’analyserlaconstructionsiciliennecommeuneSVCàpartentière.Nousverronsdansladeuxièmepartiedecetarticle(§2.4.)que l’appartenance de la DIC à cette catégorie typologique permet demieux cerner l’évolution qu’elle subit lorsque la position de V1 estoccupéeparleverbeiri‘aller’.1.4.Caractérisationsémantique

D’un point de vue sémantique, laDIC du sicilien occidental désigne

uneaction,celledeV2,dont laréalisationrequiertd’abordundéplace-mentphysique,expriméparV1.QuandV1est iri ‘aller’,vèniri ‘venir’etpassari ‘passer’, lesujetde laconstructiondoitdoncquittersapositiondanslebutd’accomplirl’actiondénotéeparV2.

Quantauverbemannari ‘envoyer’, ilnécessited’êtretraitéàpartenraison de sa structure argumentale. En effet, contrairement aux autrestrois verbes admis dans la DIC, mannari est un verbe causatif de8Cf.Aikhenvald(2006:1):«Aserialverbconstruction(SVC)isasequenceofverbswhichacttogetherasasinglepredicate,withoutanyovertmarkerofcoordination,subordination,orsyntacticdependencyofanyothersort».9Haspelmath(2016:§2.4)préfèretraitercescascommerelevantd’unecatégorieàpart,pourlaquelleilproposeladénominationde«verbseriationorseriationalconstruction».

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mouvement,donctransitif.Parconséquent,danslaDICavecmannari,lapersonnequisedéplacepourexécuterl’actiondeV2n’estpaslesujetdeV1, c’est-à-dire la personne qui envoie, mais son objet, c’est-à-dire lapersonneenvoyée.LesactionsdeV1etV2 sontdonc réaliséespardessujets logiquesdifférents,mais,ensurface,V1etV2partagent lemêmesujetgrammatical(14):

(14) Ti mannu adicu na cosa. à-toi.CLenvoyer.1SG àdire.1SG une chose ‘J’envoie(quelqu’un)tedirequelquechose’.

Nous interprétonscetteparticularitécommeuncasde«concordant

marking of different underlying subjects» (Aikhenvald 2006 : 40).Aikhenvaldsignale,eneffet,quedansquelqueslangues,commel’akanetle tariana, «the components of an SVC may have different underlyingsubjectswhichacquirethesamesurfacemarking»(ibid.).

ContrairementàV1,lapositiondeV2n’estpasréservéeàuneclasseferméedeverbes,maiselleestnéanmoinssujetteàquelquescontraintessémantiques. En effet, comme la DIC exprime une action programméeexigeant un mouvement préalable, V2 doit correspondre à une actiondélibérée d’un sujet animé. Ainsi, certaines catégories lexicales sontexcluesdecetteposition.Ils’agitnotammentdesverbesd’état(15a),desverbesquirenvoientàdesactionsnonintentionnelles,commelesverbesdeperceptioninvolontaire(15b),etdesverbesdemouvement10(15c):

(15) a. *Vajua sugnu malato. aller.1SGàêtre.1SGmalade ‘Jevaisêtremalade’. b. *Rumanivaju asentu friddu. demain aller.1SGàsentir.1SG froid ‘Demainjevaisavoirfroid’. c. *Vaju avaju n’campagna. aller.1SG àaller.1SG à-la-campagne ‘Jevaisalleràlacampagne’.

10 Les seuls V2 de mouvement admis sont les verbes de mouvement inergatifs comme‘danser’,‘courir’ou‘nager’.

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Ces contraintes attestent donc que V1 conserve sa signification demouvement. Pour mieux comprendre ce point, il est utile de rappelerque la construction infinitivale avec ‘aller’ a donné lieu, dans d’autreslanguesromanes,àdespériphrasestemporelles.Enportugais(16a),enespagnol (16b) et en français (16c), la construction infinitivale avec‘aller’ a développé la valeur de futur et compète actuellement avec lefutursynthétique:

(16) a. [POR] Nunca vou ser feliz. jamais aller.1SG être.INF heureux b. [ESP] Nunca voy aser feliz. jamais aller.1SG àêtre.INF heureux c. [FRA] Jenevaisjamaisêtreheureux.

En catalan, en revanche, lapériphrase avec ‘aller’ exprime la valeur

deprétériteetdanscertainesvariétés,commecelledeBarcelone,elleacomplètementremplacéleprétéritsynthétique(17):

(17) Ahir vaig anar al cinema. hier aller.1SG aller.INF au cinéma ‘Hierjesuisallé/j’allaiaucinéma’.Nousn’analyseronspascescasdegrammaticalisation,quisontbien

connus. Nous nous limiterons ici à en évoquer un aspect: lorsque laconstruction infinitivale est utilisée pour exprimer un temps verbal, leverbe‘aller’nevéhiculeplusunesignificationdemouvement;ilmarqueseulementlefaitquel’actionexpriméeparl’infinitifseréaliseradanslefuturou,dans le casdu catalan, qu’elle s’est réaliséedans lepassé.Or,dès que le déplacement disparait, l’infinitif n’est plus soumis auxcontraintes qu’on observe en sicilienet il peut alors désigner unévènement qui ne dépend pas de l’intention du sujet (il va tombermalade),unverbed’état(ilvarester ici)ouunverbedemouvement(ilvapartir).Deplus,laconstructionacceptedessujetsinanimés(lachaisevatomber)etdesverbesimpersonnels(ilvapleuvoir).

Ensicilien,ni laDIC,ni laconstructioninfinitivaleneprésententcespossibilités, car les verbes de mouvement impliqués maintiennent lesens de déplacement. Dans le cas de la DIC, cela est confirmé, en

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résumant, par deux faits: (i) les adjoints à [V1 a V2] doivent êtresémantiquement compatibles avec le mouvement; (ii) les catégoriesverbalesincompatiblesaveclemouvementsontexcluesdelapositiondeV2.

IlyapourtantdesusagessporadiquesdelaDICaveciri ‘aller’oùcedernier apparaît complètement désémantisé. Dans ces cas, lescontraintes (i) et (ii) disparaissent: les adjoints ne doivent plus êtrecompatiblesaveclesensdemouvement(18a),quis’estperdu,etV2peutdésigneruneaction involontairecomme ‘seblesser’ (18a)ou ‘ressentirdelajoie’(18b):

(18) a. Mi manciava i busiate, mi distraivi me.DAT11manger.1SG.IMPFles busiatesme.REFL distraire.1SG.PST e mi vaju astruppìo c’ a furchetta?! et me.REFL aller.1SG àblesser.1SG avec la fourchette

‘Jemangeaisdesbusiate[typedepâtes],jen'aipasfaitattentionetjemesuisblesséavec la fourchette [litt. jevaismeblesseravec lafourchette]!’

b. Cuannu u vitti ca sunava nnabanna, quand le.CL voir.1SG.PST que jouer.3SG.IMPF dans-la-fanfare vaju apruvu na gioia! aller.1SG àressentir.1SG une joie

‘Quandjel’aivujouerdanslafanfare,j’airessentiunetellejoie!’Commecesexempleslemontrent,lescasoùiriestdésémantisésont

toujoursinsérésdansuncontexteaupassé.Danscescas,laDICavecirisemble donc remplacer la forme synthétique de prétérit, comme encatalan. Toutefois, si en catalan la construction avec anar ‘aller’ s’estspécialisée dans une forme productive de prétérit périphrastique, lesicilien semble en faire un usage très marginal, limité à des contextesnarratifs, où la DIC parait apporter une nuance emphatique et êtreutiliséepour créeruneffetde contrasteoude surprise à l’intérieurdurécit (Cruschina (2013: 281) parle, à ce propos, d’«emphatic pastmarkeremployedinnarrativecontexts»).

Ces cas particuliers mis à part, la DIC exprime sans exceptions undéplacement subordonné à un but. Dans beaucoup de contextes, cette

11Ils’agitd’undatiféthique.

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valeur s’accompagned’unenuance aspectuelle prospective. Cela est dûaufaitquelaDIC–qui,nouslerappelons,possèdeseulementcertainespersonnes du présent de l’indicatif et de l’impératif – est très souventemployée pour exprimer une action (impliquant un déplacement) quiauralieudansunfutureimminent(ex.:Mivajuafazzunadoccia‘Jevaisprendre une douche’). C’est à partir de ce type de contextes que laconstruction infinitivale s’est spécialisée en portugais, espagnol etfrançaisdanslecodagedufutur,abandonnantladeixisspatialeenfaveurdeladeixistemporelle.Ensicilien,ceglissementn’apaseulieu:quandilest présent, l’aspect prospectif cohabite avec le mouvement, sans leremplacer.

2.Lavarianteréduite:letypevaffazzu

Commenousl’avonsvuen§1.2,laDICafficheundegrétrèsélevédecohésion et de figement syntaxique: comme il est impossible d’insérerd’autresmatériels lexicaux, lestroismembresdelaconstruction(V1,a,V2) sont toujours positionnés dans le même ordre et immédiatementadjacents.

Dans la DIC avec iri ‘aller’, cette contiguïté constante a mené audéveloppement d’une variante «réduite», le type vaffazzu (Figure 2),qui,synchroniquement,estenvariationlibreaveclaformeétendue:

Typeétendu Typeréduit

1SG vajua[ff]azzu vaffàzzu

2SG vaia[ff]ai vaffài

3SG vaa[ff]a vaffà

3PL vannua[ff]annu vaffànnu

Figure2.Typeétenduettyperéduit

Letypevaffazzumaintientladéfectivitédelaformeétendue(cf.§1.1)

etexprimelesmêmesvaleurssémantiquesquecelle-ci(cf.§1.4).

Page 15: Verbes de mouvement et grammaticalisation: le cas du

2.1.Formesréduitesvs.formesélidées

Le type réduit ne doit pas être confondu avec des simples formes

élidées telles que vaj’a fazzu (1SG.IND) ou vann’a fannu (3PL.IND), où lavoyelle finale de V1 s’amuït devant le [a] du connecteur. En effet,l’élision,typiqueduparlerhypo-articulé,n’aboutitpasàunV1identiquepourl’ensembledespersonnesverbalesnidanslecasdeiri,niaveclesautrestroisverbesadmisdanslaDIC.Encequiconcernevèniri,mêmesil’élision efface la voyelle désinentielle, les traitsmorphosyntaxiquesdeV1restentpartiellementexprimésparl’alternancethématique[vɛɲɲ-]~[ven-]~[venn-](Figure3):

Formeétendue Formeélidée

1SG vegnuamanciu [vɛɲɲ]’amanciu ‘jeviensmanger’

2SG veniamanci [ven]’amanci ‘tuviensmanger’

3SG veneamancia [ven]’amancia ‘ilvientmanger’

3PL vennuamancianu [venn]’amancianu ‘ilsviennentmanger’

Figure3.Formesélidéesavecvèniri‘venir’

Dans le cas de mannari et passari, l’elision donne lieu à un V1

identique pour les trois personnes du singulier (mann’ [mann], pass’[pass]),maispaspour3PL(mannan’[mannan],passan’[passan]).

Contrairementauxformesélidées,lesveritablesformesreduitesavecirinesontpaslerésultatd’unesimpleréductionphonétiquecauséeparla rapidité du débit de parole: l’on assiste plutôt à un nivellementcomplet du sous-paradigme d’iri, obtenu par généralisation dumonosyllabe va. Ce va est homophone à la fois du segment initialcommunàtouteslesformesfléchiesimpliquées(vaju,vai,va,vannu)etdelaformevade3SG.INDetde2SG.IMP.

Uneautredifférenceentreformesréduitesetformesélidéesestque,dansledeuxièmecas, leconnecteurademeureautonomeetreconnais-sable (1SGvaj’a fazzu, vegn’a manciu; 3PL vann’a fannu, venn’a

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mancianu);dans le typevaffazzu, enrevanche, ilestabsorbépar le [a]final de va, tout en continuant à déclencher le redoublement de laconsonneinitialedeV2(1SGvaffazzu,3PLvaffannu).

Lecasd’unV2commençantparvoyelle(V)estillustréen(19):

(19) a. V2commençantpar[a]:va#a#a-→[va-] Ex.: accattare‘acheter’

1SGvajuaaccattu→vaccattu[vak'kattu]‘jevaisacheter’

b. V2commençantparVautreque[a]:va#a#V-→[vaV-] Ex.: isare‘soulever’ 1SGvajuaisu→vaisu[va'isu]‘jevaissoulever’

2.2.Delaformeétendueàlaformeréduite

Danslepassageàlaformeréduite,V1,occupéoriginalementparune

formefléchieduverbe iri,seréduit,pourtouteslespersonnesverbalesconcernées,àunélément invariablevaneportantplusaucunemarquede flexion. Ainsi, la construction cesse d’être doublement fléchie, cardésormais les traits morphosyntaxiques ne sont affichés que par ledeuxièmeverbe(20):

(20) Formeétendue Formeréduite

vaju afazzu vaffazzu aller.1SG àfaire.1SG va-faire.1SGDeplus,lesdeuxpremiersconstituantsdelaformeétendue(iri+FIN+

a)sesoudentenunseulélément[va+RS].ÀlaDIC[iri.PRS.INDaV2.PRS.IND]se substitue alors la construction [vaV.PRS.IND], où il n’y a désormaisqu’unseulverbefléchiproprementdit,l’ancienV2.

D’un point de vue diachronique, l’évolution qu’a subie le verbe iri‘aller’dans ledéveloppementdu typevaffazzu correspondauxcaracté-ristiques formelles et structurelles d’une grammaticalisation trèsavancées(Figure412):

12LaterminologiedelapremièrecolonneestreprisedeMarchello-Nizia(2006:39-42).

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Typeétendu Typeréduit

Erosionphonétique Formemono-oubi-syllabique(selonlapersonneverbale) Formemonosyllabique

Affaiblissementaccentuel Formetonique Formeproclitique

Figementsyntaxique PositiondeV1 Positionpréverbale

Décatégorisationmorphologique Formefléchie Elémentinvariable

Figure4.Grammaticalisationdeiri‘aller’

On assiste, en effet, à la disparition des traits flexionnels, à la

réductionduvolumephonologiqueetàlaperted’autonomieaccentuelle.Leva-[va+RS]quienrésulteestunmonosyllabeinvariableetproclitique(vaffàzzu, vaffài, etc.): étant restreint à une position fixe préverbale, ilestsynchroniquementanalysablecommeunpréfixeàvaleurandative.

Tous les indices formels plaident donc en faveur d’une analyse entermes de «morphologisation», où, par ce terme, nous entendonsl’ensemble des changements qui, diachroniquement, transforment desunitéssyntaxiquesencomposantsmorphologiques13.

D’aprèsladéfinitiondeLehmann(2002:12):Grammaticalization starts from a free collocation of potentially unin-flected lexical words in discourse. This is converted into a syntacticconstruction by syntacticization, whereby some of the lexemes assumegrammatical functions so that the construction may be called analytic.Morphologizationreducestheanalyticconstructiontoasyntheticone.

Le type vaffazzu est donc concerné par la pente de grammatica-

lisationsuivante(21):

(21)free collocation > syntactic construction > analytic construction > syntheticconstruction

13 Cf. Joseph (2003: 472): «“morphologization”, in a particular sense – a set ofdevelopmentsbywhichsomeelementorelements ina languagethatarenotamatterofmorphology at one stage come to reside in amorphological component – or at least tobecomemorphologicalintype–atalaterstage».

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LaDIC correspond à l’étapede construction analytique, où, à partir

vraisemblablement d’une configuration coordinative et biclausale, lespositionsdeV1etV2sefigentdanslaconstructionmonoclausale[V1aV2],spécialiséedansl’expressiondelafonctionandative.Danslecasdeiri‘aller’,quiestleplusgénéraldesverbesdedéplacementetparconsé-quent le plus fréquent, cette construction se routinise au point qu’ellesubitdestransformationsderéductionphonologiqueetmorphologiquedébouchant sur une forme synthétique, morphologisée, où la fonctionandativeestexpriméeparunpréfixe.Ceschangements formelsontétécertainementfavorisésparlespropriétéssyntaxiquesetsémantiquesdela DIC: la forme étendue étant déjà indivisible et monoclausale, lechemin à parcourir jusqu’au développement d’une forme synthétiqueétait,sommetoute,assezcourt.

2.3.Élargissementdescontextesd'emploi

Au fur et àmesure qu’une forme se grammaticalise, «sa fréquence

d’apparition dans les énoncés augmente: cette croissance du nombredesoccurrencespeutêtrel’undessignesd’unegrammaticalisationàsesdébuts» (Marchello-Nizia2006: 42).Ainsi, dansnotre cas, l’hypothèsed’unemorphologisationdelaDICaveciriestconfirméeparlefaitqu’onobserveuneaugmentationgraduelledes typesde contexteoùva-peutapparaitre. En effet, bien que la DIC étendue ne soit possible qu’auprésent (22), les locuteurs que nous avons interrogés produisent etacceptentdes formessynthétiquesoùva-précèdeunverbeconjuguéàl’imparfait(23):

(22) a. *Ìa afacìa aller.1SG.IMPF àfaire.1SG.IMPF ‘J’allaisfaire’ b. *Ìano afacìano aller.3PL.IMPF àfaire.3PL.IMPF ‘Ilsallaientfaire’(23)a. Vaffacìa va-faire.1SG.IMPF ‘J’allaisfaire’

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b. Vaffacìano va-faire.3PL.IMPF ‘Ilsallaientfaire’Lefaitqueva-aitacquislacapacitédeselieràunautretempsverbal

démontre, que, bien qu’il dérive du présent, il est synchroniquementdépourvude toutespécification temporelle.Deplus, les formescommevaffacìa,nepouvantd’aucunefaçonêtre«réduites»synchroniquementà partir d’une forme étendue correspondante [V1 a V2], attestentl’existence d’un procédé morphologique autonome, qui, indépendam-mentdelaDIC,génèredesformes[vaV]aumoyend’unpréfixe.Synchro-niquement,laproductivitédeva-vadoncau-delàdesonnoyaud’origine,même si ses contextes d'applicabilité restent assez restreints. En effet,s’ilestvraiqu’ilpeutapparaîtredansdesformesàl’imparfait,ilsemblepourtant exclu des deux premières personnes du pluriel (1PL.IMPF*vaffacìamo,2PL.IMPF*vaffacìavo), cequicorrespondauschémadéfectifdu présent. Ces données suggèrent que la personne verbale – ou, auniveau morphomique, le N-pattern – résiste mieux que le temps àl'expansiondutypesynthétique.

2.4.Parallèlesromansetnonromans

Le cas du sicilien occidental n'est pas unique : comme le signaleDi

Caro (2015: §3.1.1.), une forme andative synthétique se retrouve, enSicile,dansledialectedeMarinadiRagusa(préfixe[vo+RS])etd’Acireale([o+RS]). Des évolutions tout à fait analogues s’observent aussi desvariétésdesPouillesetduSalento:dansledialectedeMesagne(Lecce),par exemple,V1 se réduit àune forme invariable sta lorsqu’il s’agit duverbe stari (correspondant à l’anglais ‘stay’) et à deux allomorphesalternantsva etsa/ʃa,quand il s’agitduverbe ‘aller’ (Manzini&Savoia2005, I: 691, Cruschina 2013: 276-277). La DIC évolue donc en deuxformes synthétiques, ayant l’une une valeur progressive (‘être en trainde’), l’autre une valeur andative. Dans le dialecte de Putignano (Bari),quandstareest insérédansuneDIC, ilseréduitàuneformeinvariablestapourcertainespersonnesverbales,maispaspourd’autres(Manzini& Savoia 2005, I: 689, Cruschina 2013: 276). On assiste, alors, à unstadeévolutif intermédiaireentre laDICet la formesynthétique,oùV1subitunedéflexionpartiellequin’aboutitpas,oupasencore,àuneseuleformeinvariable.

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Lapropensionà lamorphologisationestdoncpartagée, àdifférentsniveaux, par l'ensemble des DIC de l'extreme sud de l'Italie. Une telleévolutionestatypiquedansledomaineroman,où,commeonl’avu, lesconstructionsinfinitivalesavec‘aller’onteutendanceàévoluerversdespériphrases temporelles,doncà segrammaticaliser, sansdonner lieuàune forme synthétique. En d’autres termes, lorsque la construction estinfinitivale, le changementest limitéauplan sémantiqueet fonctionnelet n’entraine pas de changements formels ; dans le cas de la DIC, aucontraire, le changement touche le plan formel et structurel, jusqu’audeveloppementd’une formesynthétique,mais la sémantique,aumoinspour l’instant, ne semble pas affectée, car le trait de mouvement estmaintenu.

À notre connaissance, la littérature signale un seul cas où laconstruction infinitivale avec ‘aller’ a donné lieu à une forme soudéeunique: Anderson (1979: 34) rapporte que, dans certaines variétéscentroaméricainesde l’espagnol, lapériphraseexprimant le futur (typevoy a dormir ‘je vais dormir’) a évolué vers une forme invariablevadormir,communeàtouteslespersonnesverbales,oùl’onretrouvelemême segment va du sicilien. Comme il s’agit, à la base, d’uneconstructioninfinitivale,laformeverbalequienrésulte(vainvariable+infinitif)n’exprimepluslestraitsmorphosyntaxiquesdepersonneetdenombre.L’invariabilitéduverbeir‘aller’entraînealorslanécessité,nonattestéeparailleursenespagnol,d’unemploi systématiquedupronompersonnelsujet(yovadormir‘jevaisdormir’,túvadormir‘tuvasdormir’,etc.). Le changement conduit ainsi, dans ce cas, à un type plusisolant/analytique, alors que la construction sicilienne évolue vers untypeplussynthétique.

Cecasisolé,malheureusementpeudocumenté,semblesuggérerquela décatégorisation d’‘aller’ – et par conséquent samorphologisation –est plus susceptible de se produire à partir d’uneDIC que d’une cons-truction infinitivale: lorsqu’il y adouble flexion, eneffet, lepassagedeV1àunélémentinvariableneprovoquepasladéflexiondelaconstruc-tion entière, ce qui, pour une langue flexionnelle, constitue un change-menttrèscouteux.

LatendancedesDICromanesàsemorphologiserestàplacerdansuncontexteplusgénéral,celuidesdestinsdiachroniquesdesSVC,dont lesDICpartagentlespropriétésdéfinitoires(cf.§1.3).Or,lessériesverbalesconnaissentunedoubledérive,selonqu’ils’agitdesériessymétriquesou

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de séries asymétriques (Aikhenvald 2006 : 30). Dans le premier cas,commelesverbesdelaséquencenesontpashiérarchisésetontlemêmestatut, la construction a tendance à se lexicaliser et à acquérir unesignification idiomatique;dans ledeuxième, correspondant à laDIC, laconstructionatendanceàsubirdesprocessusdegrammaticalisationetleminor verb à devenir unmarqueur grammatical pré- ou post-verbal,selonlapositionqu’iloccupaitdanslaconstructiondedépart.Vued’uneperspectivetypologique,l’évolutiondelaDICsiciliennerentredoncdansun pattern de grammaticalisation bien connu etmême attendu (minorverb>marqueurgrammatical).

Dans le cas des verbes de mouvement, la grammaticalisation duminor verb peut prendre plusieurs directions. Celle qu’on observe ensicilien est celle où leminor verb évolue enmovement gram (Nicolle2007), c’est-à-dire en un marqueur grammatical exprimant le mouve-ment14.Plus fréquemment, sansnécessairementpasserparcetteétape,lagrammaticalisationmèneàlapertedusensdemouvement:lesminorverbsdeviennentalorsdesmarqueurstemporels,aspectuelsoumodauxdenaturevariéeoualorssetransformentenmarqueursdirectionnelsoulocatifs(Aikhenvald2006:30).

Conclusion

Dans cette contribution, nous avons analysé la DIC andative dusicilien occidental, en la comparant à la construction infinitivale trèsrépandue dans le domaine roman. La comparaison fait ressortir que,lorsqu’elles subissent un processus de grammaticalisation, ces deuxconstructions affichent deux tendances évolutives différentes : lesconstructionsinfinitivalesonttendanceàperdrelesensdemouvementse transformantainsienpériphrases temporo-aspectuelles; lesDIC, enrevanche, ont tendance à se morphologiser, donnant lieu à desconstructionssynthétiquesoùlemouvementestexpriméparunpréfixe([prefV]). Cette deuxième pente de grammaticalisation correspond à

14VoirCinque(2006:47,n.4)pourunelistedetravauxconcernantlesmovementgramsdedifférenteslangues.

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l’évolution normale des constructions sérielles asymétriques (dont lesDIC font partie), où le minor verb a tendance à se transformer enmarqueurgrammatical.

Lemouvementestdoncunevaleursémantiquequi,dansleslanguesdu monde, peut être portée tant par des unités lexicales que par desunitésgrammaticales(aumêmetitrequelesvaleursaspectuelles).Dansle domaine italo-roman, la transformation des unes dans les autres sefait en passant par une construction monoclausale se référant à unévènement unique, où le mouvement est subordonné à une deuxièmeaction(‘allerdanslebutdeX’).LedialectedeTrapanioffrelapossibilitéd’examiner en synchronie toute les étapes de cette évolution, desconditions syntactiques de départ à la formation d’un préfixe dontl’applicabilités’estdéjàétendueàquelquesnouveauxcontextes.BibliographieAikhenvald,AlexandraY. (2006), “Serialverbconstructions in typologicalpers-

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