Vernant Geometrie Cosmologie-grecque LP 1963

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  • 7/22/2019 Vernant Geometrie Cosmologie-grecque LP 1963

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    GOMTRIE ET ASTRONOMIE

    SPHRIQUE DANS L PREMIRE

    COSMOLOGIE GRECQUE

    '

    par Jean-Pierre VERNANT

    E problme que je me propose d'aborder concerne moins l'histoirede la pense scientifique, au sens propre, que les rapports entre

    certaines notions scientifiques de base une certaine image dumonde et des faits d'histoire sociale. Au dbut du vie sicleavant J.-C, la pense astronomique, en Grce, ne repose pusencore sur une longue suite d'observations et d"expriences ;elle ne s'appuie pas sur une tradition scientifique tablie. S'il

    me fallait expliquer comment une dcouverte a t faite au xixe ou au xx sicle,

    je devrais me rfrer essentiellement au dveloppement de la science elle-

    mme, l'tat des thories et des techniques, en bref la dynamique interne de*recherches dans telle ou telle discipline scientifique. Mais dans la Grce archaqueil n'y a pas encore de science constitue. Les quelques connaissances astrono-

    miques que les Ioniens vont mettre en oeuvre, ils ne les ont pas labores eux-

    mmes ; ils les ont empruntes aux civilisations voisines du Proche-Orient, enparticulier aux Babyloniens. Nous nous trouvons donc devant le paradoxe sui-vant : les Grecs vont fonder la cosmologie et l'astronomie. Ils vont leur donnerune orientation qui va dcider, pour toute l'histoire de l'Occident, du sort deces disciplines. Ds le dpart ils vont leur imprimer une direction dont noussommes encore en partie aujourd'hui tributaires. Et pourtant ce ne sont paseux qui depuis des sicles s'taient livrs un travail minutieux d'observationdes astres, qui avaient not sur des tablettes, comme l'ont fait les Babyloniens,des phmrides signalant les diverses phases de la lune, les levers et les cou-chers des toiles dans le ciel. Les Grecs ont donc utilis des observations, destechniques, des instruments que d'autres avaient mis au point. Cependant ils

    ont intgr les connaissances, qui leur taient ainsi transmises, dans un sys-tme entirement neuf. Ils ont fond une astronomie nouvelle. Comment expli-quer cette novation ? Pourquoi les Grecs ont-ils situ les savoirs emprunt? d'autres peuples dans un cadre neuf et original ? Tel est le problme sur lequel

    je voudrais aujourd'hui rflchir.

    Caractristiques de l'astronomie babylonienne.

    L'astronomie babylonienne, trs dveloppe, possde en gros trois carac-tres :

    1. Cet article a t suscitpar une confrencefaite par l'auteur l'UniversitNouvelle dePans dans le cadre du cycle consacr une esquissede l'histoire de la pense scientifique.

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    M PREMIERE COSMOLOGIE GRECQUE 83

    1 Elle reste intgre une religion astrale. Si les astronomes babyloniensobservent avec beaucoup de soin l'astre que nous appelons Vnus, c'est parcequ'il s'agit pour eux d'une divinit importante : Ishtar, et qu'ils sont con-

    vaincus que, suivant les positions de Vnus, le destin des hommes se tourneradans un sens ou dans un autre. Le monde cleste reprsente leurs yeux despuissances divines. En l'observant, les hommes peuvent pntrer les intentionsdes dieux.

    2 Ceux qui ont pour rle d'observer les astres appartiennent la catgoriedes scribes. Dans la socit babylonienne les scribes ont pour fonction de noterpar crit et de conserver sous forme d'archives tout le dtail de la vie cono-mique. On peut dire qu'ils comptabilisent ce qui se passe dans le ciel commeils comptabilisent ce qui se passe dans la socit humaine. Dans les deux c&sles scribes agissent au service de ce personnage qui domine toute la socitbabylonienne et dont la charge est religieuse autant que politique : le Roi. Il

    est en effet essentiel pour le roi de savoir ce qui se passe dans le ciel. Son destinpersonnel et le salut du royaume en dpendent. Intermdiaire entre le mondecleste et le monde terrestre, il doit connatre exactement quel moment il luifaut accomplir les rites religieux dont il a la charge. L'astronomie est donc lie l'laboration d'un calendrier religieux dont la mise au point est le privilged'une classe de scribes travaillant au service du roi.

    3 Cette astronomie a un caractre strictement arithmtique. Les Babylo-niens, qui ont une connaissance prcise de certains phnomnes clestes, qui

    peuvent empiriquement prvoir une clipse, ne se reprsentent pas les mouve-ments des astres dans le ciel suivant un modle gomtrique. Ils se contententde noter sur leurs tablettes les positions des astres la suite les unes des

    autres, d'en tenir le compte exact. Ils tablissent ainsi des recettes arithm-tiques permettant de prdire si un astre apparatra tel moment de l'anne.L'astronomie n'est pas chez eux projete dans un schma spatial.

    Caractre novateur de l'astronomie grecque

    Sur ces trois points l'astronomie grecque marque ds l'origine une ruptureradicale. En premier lieu, elle apparat dtache de toute religion astrale. Les physiciens d'Ionie un Thaes, un Anaximandre, un Anaximene - se pro-

    posentdans leurs crits

    cosmologiquesde

    prsenterune

    thoria,c'est--dire une

    vision, une conception gnrale qui rende le monde explicable sans aucuneproccupation d'ordre religieux, sans la moindre rfrence des divinits ou des pratiques rituelles. Au contraire les physiciens ont conscience de prendreen beaucoup de points le contrepied des croyances religieuses traditionnelles.

    Nous nous trouvons donc en prsence d'un savoir qui d'emble se rattache un idal d'intelligibilit. Les Ioniens font preuve sur ce plan d'une extraordi-naire audace. Ce qu'ils veulent, c'est que tout homme puisse comprendre l'aide d'exemples simples, souvent emprunts la vie quotidienne et aux pra-tiques les plus familires, comment le monde s'est constitu l'origine. Parexemple, ils expliqueront la formation du monde par l'image d'un crible quel'on

    agiteou

    parcelle d'une eau boueuse

    quitourne dans un

    rcipient,les

    par-ties les plus lourdes restant au centre, les plus lgres allant la circonfrence.Il y a chez eux un effort pour rendre raison de l'ordonnance de l'universd'une faon purement positive et rationnelle.

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    84 JEAN-PIERRE VERNANT

    L'ancienne image du monde.

    En ce sens l'image du monde que proposent les premiers physiciens d'Ionie apparat radicalement diffrente de celle qui existait auparavant, parexemple chez Homre au vme sicle, chez Hsiode au vu". Comparons la concep-tion ancienne, l'image archaque du monde au schma que nous trouvons dj

    bien dgag chez Anaximandre. Vous verrez qu'il s'agit d'un changement dansla reprsentation mme de l'espace. Pour faire comprendre ce que je veux dire,

    je prendrai un exemple plus familier, parce que plus rcent. Pendant dessicles, pendant tout le Moyen Age la suite de l'Antiquit, les hommes ontvcu-en pensant que la terre reposait immobile au centre de l'univers. On sait,

    quelle rvolution intellectuelle a reprsente l'abandon de cette conception au

    profit d'une thorie hliocentrique : la terre n'tait plus immobile, elle n'tait

    pas au centre du cosmos, le monde n'avait donc pas t fait pour l'homme, nil'homme cr l'image de Dieu. Cette nouvelle conception de l'espace entra-nait ainsi une vritable transformation dans l'image que l'homme se faisait delui-mme et de ses rapports avec l'univers.

    La rvolution intellectuelle dont j'ai parler n'est pas moins radicale. Dansla conception d'Homre et d'Hsiode, la terre est un disque peu prs platentour par un fleuve circulaire, Ocan, sans origine et sans fin parce qu'il sejette en lui-mme. On retrouve l un thme qui apparat dj chez les Babylo-niens, dans ces grands tats fluviaux o la terre cultive a t pniblement gagnesur les eaux, grce un systme de digues et de canalisations. Aussi la genseet la mise en ordre du monde sont-elles conues comme un asschement de la

    terre, mergeant peu peu des eaux qui l'entourent. Au-dessus de la terre,comme un bol renvers reposant sur le pourtour de l'Ocan, s'lve le cield'airain. S'il est dit d'airain, c'est pour marquer combien il est solide ; il estindestructible puisqu'il est le domaine des dieux. Au-dessous de la terre, qu'ya-t-il ? Pour le Grec archaque, la terre est d'abord ce sur quoi on peut marcheren toute scurit, une assise solide et sre , qui ne risque pas de tomber.Aussi imagine-t-on sous elle des racines qui garantissent sa stabilit. O vontces racines ? On ne le sait pas exactement. Elles s'enfoncent, dira Xnophane, l'infini, sans limite. Aia reste, peu importe o descendent ces racines ; l'essen-tiel est qu'on soit assur que la terre ne bougera pas. Au lieu de racines quidescendent sans fin, on peut imaginer, avec Hsiode, une immense jarre ter-

    mine par un col troit d'o surgissent les racines du monde. Dans la jarre,des tourbillons de vent soufflent dans tous les sens : c'est le monde du dsordre,d'un espace non encore orient. Les cosmogonies racontent prcisment com-ment Zeus, devenu roi de l'univers, a boucl pour toujours le col de la jarre :il a scell &jamais cette ouverture pour que le monde souterrain du dsordre,le monde o toutes les directions de l'espace sont mles en un chaos inextri-cable, dans la confusion du haut et du bas, de la droite et de la gauche , cemonde-l ne puisse plus merger la lumire. Pourquoi une jarre dans cetteimage mythique du cosmos ? C'est que les anctres des Grecs enterraient dansle sol de leur grenier de grandes jarres contenant les fruits de la terre et aussiles cadavres ds morts de la maison : le monde souterrain, que symbolise la

    jarre,c'est celui d'o montent

    les plantes, o germent les semences, o rsidentles morts.Ce qui caractrise l'image mythique que je viens de dessiner, c'est qu'elle

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    .LA PREMIERE COSMOLOGIE GRECQUE 85

    reprsente un univers niveaux. L'espace d'en haut est compltement diffrentde celui du milieu et de celui d'en bas. Le premier est l'espace de Zeus etdes dieux immortels, le second l'espace des hommes, le troisime l'espace dela mort et des dieux souterrains. Monde

    tageset o on ne

    peut passer,sauf

    conditions spciales, d'un tage l 'autre. De mme sur cette terr les direc-tions de l'espace sont diffrentes : la droite est faste, la gauche est mauvaise.L'orient et l'occident ont des qualits religieuses qui ne sont pas les mmes.

    La nouvelle image du monde : sphrique et gomtrique

    Comparons cette image mythique ancienne celle que nous trouvons chezAnaximandre. Pour Anaximandre la terre est une colonne tronque qui se trouveau milieu du cosmos. Et voici la faon dont il explique que la terre puisse

    demeurer immobile. Il expose que si la terre ne tombe pas, c'est parce qu'tant gale distance de tous les points de la circonfrence cleste, elle n'a pas plusde raison d'aller droite qu' gauche, ni en haut qu'en bas. Nous avons doncdj une conception sphrique de l'univers. Nous voyons la naissance d'unnouvel espace, qui n'est plus l'espace mythique avec ses racines ou sa jarre,mais un espace de type mathmatique. H s'agit bien d'un espace essentielle-ment dfini par des rapports de distance et de position, un espace permettant-de fonder la stabilit de la terre sur la dfinition gomtrique du centre dansses relations avec la circonfrence. Un autre texte, que la doxographie rapporte Anaximandre, montre bien qu'apparat chez lui la conscience du caractrerversible de toutes les relations spatiales. Nous ne sommes plus dans un espace

    mythique o le haut et le bas, la droite et la gauche, ont des significationsreligieuses opposes, mais dans un espace gomtrique constitu par des rap-

    ports symtriques et rversibles. Dans ce texte, Anaximandre admet l'existence-des antipodes . Et on est en droit de penser, d'aprs certains documents dela collection hippocratique, que, selon Anaximandre, ce qui nous apparat commele haut constitue pour les habitants des antipodes le bas, ce qui forme notredroite se trouve pour eux gauche. Autrement dit, les directions de l'espacen'ont plus de valeur absolue. La structure de l'espace, au centre duquel sigela terre, est de type vritablement mathmatique.

    La cit et la lacisation de la vie sociale

    Comment rendre compte de ce tournant dans la pense astronomique, decette mutation intellectuelle ? Un des meilleurs spcialistes de l'astronomieantique a pu crire : Ainsi l'astronomie babylonienne est purement arithm-tique, alors que la cosmologie grecque est gomtrique depuis son tout dbut...La seule explication que je peux trouver de ce phnomne, c'est que les Grecstaient ns gomtres. L'explication apparat un peu courte. Je voudraisessayer de vous en proposer une autre. Entre l'poque d'Hsiode et celle-d'Anaximandre, toute une srie de transformations se sont produites, sur la

    plansocial et sur le

    plan conomique.On en a souvent, et

    justement, soulignl'importance. Pour ma part, je voudrais mettre l'accent sur le point que jeconsidre comme essentiel pour la comprhension prcise du changement que

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    8Q JMN-PIERRE VERNANT

    nous avons expliquer : il s'agit, selon moi, du phnomne politique, c'est-i-

    dire de l'avnement de la polis grecque. Nous cherchons en effet rendre raison

    d'une certaine conception astronomique de l'univers ; nous sommes donc en

    prsence d'une pense qui sesitue

    surle

    plande la conscience

    rflchie,de la

    rflexion labore. Cette pense s'exprime dans un vocabulaire dfini, elle s'or-

    ganise autour de certaines notions fondamentales ; elle se prsente comme un

    systme conceptuel cohrent et structur. Ce vocabulaire, ces notions de base,ce systme conceptuel sont nouveaux par rapport au pass. Pour saisir commentils ont pu. se constituer, il nous faut rechercher sous quelle forme les transfor-mations de la vie sociale se sont elles-mmes traduites sur le plan conceptuel.Autrement dit, il nous faut chercher quel est le secteur de la vie sociale qui servi d'intermdiaire, qui a jou le rle de mdiation par rapport aux construc-tions de la pense, au renouvellement de certaines superstructures. Pour trouverce chanon mdiateur entre la pratique sociale des Grecs et leur nouvel univers

    intellectuel, il faut rechercher comment l'homme grec des vu" et vi sicles,plac devant la crise que provoquaient l'extension du commerce maritime etles dbuts d'une conomie montaire, a t conduit repenser sa vie sociale,

    pour tenter de la remodeler conformment certaines aspirations galitaires,comment par l il en a fait un objet de rflexion, comment il l 'a conceptua-lise. Ainsi nous comparons des ralits qui sont effectivement comparables, deralits homognes ; nous mettrons en relation, pour souligner leur ventuellecorrespondance, leur homologie de structure, deux systmes mentaux, ayantchacun son vocabulaire, ses concepts de base, son cadre intellectuel, l'unde ces systmes ayant t labor dans la pratique sociale, l'autre s'appliquant& la connaissance de la nature.

    Or,de ce

    pointde

    vue,la Grce

    prsenteun

    phnomne remarquable,on

    pourrait mme dire extraordinaire. Pour la premire fois, semble-t-il, dansl'histoire humaine, se dgage un plan de la vie sociale qui fait l'objet d'unerecherche dlibre, d'une rflexion consciente. Les institutions de la cit n'im-pliquent pas seulement l'existence d'un domaine politique , mais aussi celled'

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    LA PREMIERE COSMOLOGIE GRECQUE "87

    public o chacun peut librement intervenir pour y dvelopper ses arguments.Le logos, instrument de ces dbats publics, prend alors un double sens. Il estd'une part la parole, le discours que prononcent les orateurs l'assemble ;

    mais il est aussi la raison, cette facult d'argumenter qui dfinit l'homme entant qu'il n'est pas simplement un animal mais, comme animal politique ,un tre raisonnable.

    Fonctions nouvelles de l'criture : la publicit

    A cette importance que prend alors la parole, devenue dsormais l'instru-ment par excellence de la vie politique, correspond aussi un changement dansla signification sociale de l'criture. Dans les royaumes du Proche-Orient l'cri-ture tait la spcialit et le privilge des scribes. Elle permettait l'adminis-

    tration royale de contrler en la comptabilisant la vie conomique et sociale del'tat. Elle visait constituer des archives toujours tenues plus ou moins secrtes l'intrieur du palais. Cette forme d'criture a exist dans le monde mycnien,entre 1450 et 1200 avant J.-C. Mais elle disparat dans la ruine de la civilisation

    mycnienne, et l o nous nous plaons, c'est--dire au moment de la nais-sance de la cit, elle est remplace par une criture qui a une fonction exacte-ment inverse. Au lieu d'tre le privilge d'une caste, le secret d'une classe describes travaillant pour le palais du roi, l'criture devient chose commune tous les citoyens, un instrument de publicit. Elle permet de verser dans ledomaine public tout ce qui, dpassant la sphre prive, intresse la commu-naut. Les lois doivent tre crites ; par l elles deviennent vritablement la

    chose de tous. Les consquences de cette transformation du statut social del'criture seront fondamentales pour l'histoire intellectuelle. Si l'criture per-met de rendre public, de placer sous les yeux de tous, ce qui dans les civilisa-tions orientales restait toujours plus ou moins secret, il en rsulte que les rglesdu jeu politique, c'est--dire le libre dbat, la discussion publique, l'argumen-tation contradictoire, A'ont devenir aussi les rgles du jeu intellectuel. Commeles affaires politiques, les connaissances, les dcouvertes, les thories sur lanature de chaque philosophe vont tre mises en commun ; elles vont devenirchoses communes : koina. Nous avons une lettre, apocryphe bien entendu, maisqui n'en est pas moins rvlatrice d'une certaine psychologie collective : c'estla lettre que Diogne Laerce attribue Thaes crivant Phrcyde, un contem-

    porain d'Anaximandre, auteur, selon certains, du premier ouvrage publi enprose. Thaes se flicite de la sage dcision de Phrcyde de n'avoir pas gaRdpour lui son savoir mais de l'avoir vers en koin, dans la communaut. Cequi implique : en avoir fait l'objet d'une discussion publique. Autrement dit,que fait un philosophe comme Phrcyde quand il crit un livre ? Il transformeun savoir priv en objet de dbat analogue celui qui s'instaure dans les ques-tions politiques. De fait, Anaximandre va discuter les ides de Thaes, Anaxi-mne celles d'Anaximandre et c'est travers ces dbats et ces polmiques queva se constituer le domaine propre de l'histoire de la philosophie.

    Le nouvel espace social : circulaire et centr

    Il me semble donc que si la cosmologie grecque a pu se librer de la reli-gion, si le savoir concernant la nature s'est dsacralis, c'est parce que, dans

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    le mme temps, la vie sociale s'tait elle-mme rationalise, que l'administra-

    tion de la cit tait devenue une activit, pour la plus grande part, profane^Mais il faut aller plus loin. En dehors de la forme rationnelle et positive de?

    l'astronomie il faut s'interroger sur son contenu et rechercher son origine.Comment les Grecs ont-ils form leur nouvelle image du monde P Ce qui carac-

    trise, avons-nous dit, l'univers d'Anaximandre, c'est son aspect circulaire, sa

    sphricit. Vous savez quel point le cercle prend aux yeux des Grecs une-

    valeur privilgie. Ils y voient la forme la plus belle, la plus parfaite. L'astro-nomie doit rendre raison des apparences, ou, suivant la formule traditionnelle,n sauver les phnomnes , en construisant des schmas gomtriques o les-mouvements de tous les astres se feront suivant des cercles. Or on doit consta-ter que le domaine politique apparat aussi solidaire d'une reprsentation de-

    l'espace qui met l'accent, de faon dlibre, sur le cercle et sur le centre, en-leur donnant une signification trs dfinie. On peut dire cet gard que l'av-

    nement de la cit se marque d'abord par une transformation de l'espace urbain,c'est--dire du plan des villes. C'est dans le monde grec, sans doute d'aborddans les colonies, qu'apparat un plan de cit nouveau o toutes les construc-tions urbaines sont centres autour d'une place qui s'appelle l'agora. Les Ph-niciens sont des commerants, qui plusieurs sicles avant les Grecs, sillonnenttoute la Mditerrane. Les Babyloniens aussi sont des commerants qui ont misau point des techniques commerciales et bancaires plus perfectionnes que*celles des Grecs. Ni chez les uns, ni chez les autres on ne rencontre d'agora.Pour qu'il y ait une agora il faut un systme de vie sociale impliquant, pourtoutes les affaires communes, un dbat public. C'est pourquoi nous voyonsapparatre la place publique seulement dans les villes ioniennes et grecques.

    L'existence de l'agora est la marque de l'avnement des institutions politiquesde la cit.

    D'o vient historiquement cette agora ? Elle a bien entendu un pass. Ellese rattache certains usages caractristiques des Grecs indo-europens, chez,lesquels il existe une classe de guerriers, spare des agriculteurs et des pas-teurs. On trouve chez Homre l'expression ageirien laon, c'est--dire rassem-

    bler l'arme. Les guerriers se rassemblent en formation militaire : ils font 1*Gercle. Dans le cercle ainsi dessin se constitue un espace o s'engage un dbat

    public, avec ce que les Grecs appellent isgoria, le droit de libre parole. A.udbut du Chant II de l'Odysse, Tlmaque convoque ainsi l'agora, c'est--direqu'il rassemble l'aristocratie militaire d'Ithaque. Le cercle tabli,

    Tlmaque-s'avance l'intrieur et se tient en ms, au centre ; il prend en main le sceptreet; parle librement. Quand il a fini, il sort du cercle, un autre prend sa place-et lui rpond. Cette assemble d' gaux , que constitue la runion des guer-riers, dessine un espace circulaire et centr o chacun peut librement dire cequi lui convient. Ce rassemblement militaire deviendra, la suite d'une sride transformations conomiques et sociales, l'agora de cit o tous les citoyens(d'abord une minorit d'aristocrates, puis l'ensemble du dmos) pourrontdbattre et dcider en commun des affaires qui les concernent collectivement.Il s'agit donc d'un espace fait pour la discussion, d'un espace public suppo-sant aux maisons prives, d'un espace politique o l'on discute et o l'on argu-mente librement. Il est significatif que l'expression en kon, dont nous avonsdit la signification politique : rendre public, mettre en commun, a un syno-nyme dont la valeur spatiale est vidente. Au lieu de dire qu'une question estmis-e en koin, qu'elle est dbattue publiquement, on peut dire qu'elle est plac

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    sen mes, qu'elle est mise au centre, dpose au milieu. Le groupe humain se

    lait donc de lui-mme l'image suivante : ct des maisons prives, particu-

    lires, il y a un centre o les affaires publiques sont dbattues, et ce centre

    reprsente tout ce qui est commun , la collectivit comme telle. Dans cecentre chacun se trouve l'gal de l'autre, personne n'est soumis personne.Dans ce libre dbat qui s'institue au centre de l'agora, tous les citoyens se

    dfinissent comme des isoi, des gaux, des homoioi, des semblables. Nous

    voyons natre une socit o le rapport de l'homme avec l'homme est penssous la forme d'une relation d'identit, de symtrie, de rversibilit. Au lieu

    que la socit humaine forme, comme l'espace mythique, un monde tagesavec le roi au sommet et au-dessous de lui, toute une hirarchie de statutssociaux dfinis en termes de domination et de soumission, l'univers de la cit

    apparat constitu par des rapports galitaires et rversibles o tous les citoyensse dfinissent les uns par rapport aux autres comme identiques sur le plan poli-

    tique. On peut dire qu'en ayant accs cet espace circulaire et centr de l'agora,les citoyens entrent dans le cadre d'un systme politique dont la loi est l'qui-libre, la symtrie, la rciprocit.

    Thorie politique, urbanisme, astronomie :

    Tour comprendre les rapports entre les institutions politiques de la cit.?le nouveau cadre urbain et l'avnement d'une nouvelle image du monde, ilfaut prter attention des personnages comme Hippodamos de Milet. II est

    postrieur Anaximandre mais il se rattache AU mme courant de pense. Dans-quelle direction s'exerce son activit ? C'est lui qwi est charg de rebtir Milet-aprs la destruction de la ville. Il la reconstruit selon un plan d'ensemble quimarque une volont de rationaliser l'espace urbain. A la place d'une cit detype archaque, comparable nos villes mdivales, avec un ddale de rues-dgringolant en dsordre les pentes d'une colline, il choisit un espace bien-dgag, trace les rues au cordeau, se coupant angle droit, cre une ville endamier, tout entire centre sur la place de l'agora. De cet Hippodamos, nous

    -disons qu'il est un architecte, le premier grand architecte urbaniste du mondegrec. Mas Hippodamos est d'abord un thoricien politique qui conoit l'orga-nisation de l'espace urbain comme un lment, parmi d'autres, de la rationalisa-

    tion des relations politiques. 11est aussi un astronome qui s'occupe de mto-rologie , c'est--dire qui tudie les astres. On saisit ici snr le vif commentse recoupent, chez le mme homme, des proccupations astronomiques portantsur la sphre cleste, la recherche des meilleures institutions politiques et un

    -effort pour construire une ville conformment %.un modle gomtrique ration-nel. L'auteur comique Aristophane pourrait nous fournir un second exemple.Il met en scne dans sa comdie Les Oiseaux ., pour le ridiculiser, un astro-

    ..nome, Mton, dont nous savons qu'il avait russi faire concider le computdes mois lunaires et de l'anne solaire. Aristophane nous le prsente en traind'arpenter la ville tout en dclarant .: Je mesurerai -avec une querre droiteque j'applique, pour que.le cercle devienne carr t qu'au milieu se trouve

    l'agora ; des rues toutes droites y conduiront, convergeant vers le centre mme,et, comme d'un astre lui-mme rond, partiront en tous sens des rayons droits .Propos qui provoquent cette exclamation admirative des spectateurs : Cet

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    homme est un Thaes. Mton essaye de rsoudre le problme de la quadraturedu cercle. Il prtend tracer le plan d'une ville circulaire dont les rues se

    coupent angle droit touten

    convergeant galementvers le centre. Il faut

    que les rues se coupent angle droit parce que c'est simple et rationnel ; maisil faut que toutes les rues convergent vers le centre parce qu'il n'y a point de

    cit humaine qui n'ait en son centre une place publique et parce que tout

    groupe humain constitue une sorte de cercle. Il faut noter de plus la rfrence

    des considrations astronomiques, aux rayons du soleil : elles sont bien com-

    prhensibles chez cet architecte qui est en mme temps un astronome.Ces deux exemples nous engagent penser qu'il y a pu y avoir des liens

    trs troits entre la rorganisation de l'espace social dans le cadre de la cit,et la rorganisation de l'espace physique dans les nouvelles conceptions cosmo-

    logiques.

    Cosmos social et cosmos physique

    Reprenons les textes d'Anaximandre pour en serrer de plus prs le voca-

    bulaire, les concepts fondamentaux, l'organisation gnrale. Si la terre demeureimmobile au centre de la circonfrence cleste, c'est, dit Anaximandre, en rai-son de son homoiots, de sa similitude (nous dirions, nous, de son galit dedistance par rapport tous les points de la circonfrence) ; c'est cause ausside son isorropia, de son quilibre ou de sa symtrie ; Anaximandre ajoute que,ainsi situe au

    centre,la terre n'est

    hupomdenos

    kratoumen, qu'ellen'est

    domine par personne, sous le pouvoir de personne. Que vient faire dans ceschma astronomique cette ide de domination , qui est d'ordre politique. et non d'ordre physique ? 'C'est que dans l'image mythique de l'univers, laterre, pour demeurer stable, devait s'appuyer sur quelque chose d'autre qu'ellaet dont par consquent elle dpendait. Le fait que la terre avait besoin d'uneassise impliquait qu'elle n'tait pas entirement indpendante, qu'elle tait aupouvoir d'une ralit plus forte. Au contraire chez Anaximandre la centralitde la terre signifie son autonomie . Or si nous prenons maintenant un textede l'historien Hrodote, texte politique cette fois, nous allons retrouver exac-tement le mme vocabulaire, les mmes notions fondamentales et la mm*solidarit conceptuelle entre les ides de centre

    ,de similitude

    ,de non-

    domination . Hrodote raconte qu' la mort du tyran Polycrate, le successeurqu'il avait dsign, Maiandros, gagn l'idal dmocratique, refuse de prendreentre ses mains le pouvoir. Il convoque donc l'assemble. Il rassemble dans cecercle privilgi, dans ce centre de la communaut humaine, tous les citoyensde la ville pour leur dire qu'il dsapprouvait Polycrate rgnant en tyran surdes hommes qui taient ses homioi, ses semblables ; dans ces conditions ildcide de dposer le kratos, le pouvoir, en mes, au centre (c'est--dire de rendre la communaut de tous les citoyens ce qui avait t usurp par un individu)et de proclamer l'isonomia. Ce remarquable paralllisme dans le vocabulaire,les concepts, la structure de la pense, semble bien confirmer notre hypothseque la nouvelle

    image sphriquedu monde a t rendue

    possible parl'labora-

    tion d'une nouvelle image de la socit humaine dans le cadre des institutionde la polis.

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    M PREMIERE COSMOLOGIE GRECQUE l

    Le centre politique, comme mdiationentre le centre mythique et le centre gomtrique

    Poussons l'analyse plus loin et essayons de soumettre notre thse une

    sorte de vrification exprimentale, dans les conditions que permet la recherche

    historique. Prenons, un bout de la chane, la signification et les valeurs du

    centre dans l'image mythique de l'univers ; puis, l'autre bout, la notion

    mathmatique du centre dans la cosmologie d'Anaximandre. Examinons com-ment s'est effectivement opr, sur ce point prcis, le passage.

    Deux termes dsignent le centre dans la pense religieuse des Grecs. L'unc'est Omphalos qui signifie le nombril, l'autre c'est Hestia, le foyer. Pourquoi

    Hestia est-elle un centre ? La maison forme un espace domestique bien dlimit,ferm sur lui-mme, une tendue diffrente de celle des autres maisons : elle

    appartient en propre un groupe familial, elle lui confre une qualit religieuseparticulire. Aussi est-il ncessaire, lorsqu'un tranger pntre dans la maison,de le conduire d'abord au foyer. Il touche le foyer ; il se trouve ainsi intgr l'espace de la maison dont il est l'hte. Le foyer, tabli au centre de l'espacedomestique, est, en Grce, un foyer fixe, implant dans le sol. Il constituecomme Vomphalos de la maison, le nombril qui enracine la demeure humainedans les profondeurs de la terre. Mais il est en mme temps, d'une certainefaon, un point de contact entre le ciel et la surface du sol o vivent les mor-tels. Autour du foyer circulaire, dans la grande salle que les Grecs appellent"

    mgaron, quatre petites colonnes mnagent dans le toit une ouverture, une lan-terne par o s'chappe la fume. Quand on allume le feu sur le foyer, la flammemontant tablit la communication entre la maison terrestre et le monde desdieux. Le centre du foyer est donc le point du sol o se ralise, pour unefamille, un contact entre les trois niveaux cosmiques de l'univers. Il opre lepassage de ce rnonde-ci aux autres mondes. Telle est l'image mythique ducentre que reprsente Hestia. Et chaque centre domestique, chaque foyer de

    chaque maison, est diffrent des autres. Entre foyers il y a comme une sorted'incompatibilit. Les divers foyers ne peuvent pas se mlanger .

    Or que se passe-t-il l'ge de la cit ? Quand on institue l'agora, cet espacequi n'est plus domestique, qui forme au contraire un espace commun tous, un

    espace public et non priv, c'est cet espace qui devient, aux yeux du groupe, 1vritable centre. Pour marquer sa valeur de centre, on y tablit un foyer quin'appartient plus une famille particulire mais qui reprsente la communautpolitique dans son ensemble : c'est le foyer de la cit, le Foyer Commun, la Hes-tia koin. Cette Hestia commune apparat moins comme un symbole religieux quecomme un symboble politique. Elle est dsormais le centre autour duquel se ras-semblent tous les hommes pour entrer en commerce et pour discuter rationnelle-ment de leurs affaires. En tant que symbole politique Hestia doit figurer tous lesfoyers sans s'identifier aucun. On pourrait dire que tous les foyers des diversesmaisons sont en quelque sorte gale distance du Foyer Public qui les reprsentetous galement sans se confondre avec l'un plus qu'avec l'autre. Hestia n'a donc

    plus pour fonction de diffrencier des maisons, ni d'tablir le contact entreles niveaux cosmiques ; elle exprime maintenant la symtrie de toutes les rela-tions qui, au sein de la cit, unissent les citoyens gaux. Slymbole politique.Hestia dfinit le centre d'un espace constitu par des rapports rversibles. Le

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    centre au sens politique va ainsi pouvoir servir de mdiation, d'intermdiaireentre l'ancienne image mythique du centre et la conception nouvelle, ration-

    nelle, du centre quidistant dans un espace mathmatique fait de relationentirement rciproques.

    Les choses se sont-elles effectivement passes de cette faon P Une observa-tion semble en apporter ce que nous avons appel la vrification exprimentale.Le nom que donnent les philosophes & la Terre, immobile et fixe au centre ducosmos, c'est prcisment celui de Hestia. Quand les astronomes et les auteursde cosmologie ont voulu marquer la situation centrale de la terre dans la sphrecleste, ils ont dit que la terre constituait le Foyer de l'univers. Ils ont doncprojet sur le monde de la nature l'image mme de la socit humaine dans 1*forme que la polis lui avait confre. A travers les transformations du symbo-lisme de Hestia, nous saisissons donc, comme sur le vif, la faon dont une pen-se mythique a pu, grce l'avnement de la cit, la discussion publique, l'ided'une communaut d'hommes gaux entre eux, comment cette pense a puse dsacraliser, se rationaliser, et s'ouvrir une conception nouvelle de l'espaces'exprimant sur toute une srie de plans : dans la politique, dans l'organisation}le l'espace urbain, dans la cosmologie et l'astronomie.