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 VERS LA FIN DU MODÈLE DISCIPLINAIRE ?  Jean-Louis Fabiani C.N.R.S. Editions | Hermès, La Revue 2013/3 - n° 67 pages 90 à 94  ISSN 0767-9513 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-3-page-90.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Fabiani Jean-Louis,« Vers la fin du modèle disciplinaire ? », Hermès, La Revue , 2013/3 n° 67, p. 90-94. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour C.N.R.S. Editions. © C.N.R.S. Editions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o      U   n    i   v   e   r   s    i    t   y   o    f    W    i   s   c   o   n   s    i   n   -    M   a    d    i   s   o   n     -    1    2    8  .    1    0    4  .    4    6  .    2    0    6      0    8    /    0    4    /    2    0    1    5    0    8    h    5    5  .    ©    C  .    N  .    R  .    S  .    E    d    i    t    i   o   n   s m é é g d s w c r n n o U v s y o W i s n M s 1 1 4 2 0 0 2 0 © C N R S E o

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VERS LA FIN DU MODÈLE DISCIPLINAIRE ?

 Jean-Louis Fabiani 

C.N.R.S. Editions | Hermès, La Revue

2013/3 - n° 67

pages 90 à 94

 ISSN 0767-9513

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-3-page-90.htm

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Pour citer cet article :

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Fabiani Jean-Louis,« Vers la fin du modèle disciplinaire ? »,

Hermès, La Revue , 2013/3 n° 67, p. 90-94.

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  Jean-Louis FabianiCentral European University, BudapestEHESS, Paris

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Constitué il y a plus de deux siècles, le modèled’organisation du savoir en un ensemble de disciplinesressemble encore aujourd’hui à un ordre naturel. PeterWeingart (2010) rappelle que l’émergence des disciplinesau sens contemporain du terme est pour une bonne part

l’effet de la pression exercée par la collection des données,dont le rythme s’est accéléré dans la deuxième moitié du

e siècle. L’enregistrement « spatial » des informationsdonnait lieu à des fichiers de plus en plus volumineux etrapidement ingérables : c’est le cas du Système de la Naturede Linné qui identifiait 549 espèces en 1735 et 7 000  en1766-1768. Le cadre disciplinaire est né de la nécessité delimiter le champ de l ’expérience en maîtrisant la collecte del’information à partir de procédures qui « temporalisent »,

écrit Weingart (à la suite de Lepenies, 1976), les procéduresde collecte et de traitement de l’information. Cadres d’ana-lyse, schèmes d’ interprétation et programmes de recherchesont issus du nouvel impératif de productivité que fait naîtrel’accumulation de l’information. La division disciplinaireest donc l’expression d’un processus de rationalisation de lacollecte et de l’analyse des données. Il ne faut pas confondreun tel impératif gestionnaire avec la question du caractèrelogique d’un système des savoirs qui organiserait l’espace

des disciplines en fonction de principes directeurs ou d’un

processus de différenciation fonctionnelle : concurrence etchevauchements ont été contemporains du développementdes savoirs disciplinaires. La tentative la plus intéressantede présentation d’une division fonctionnelle des disciplinesest sans doute celle que propose Rudolf Stichweh en s’ins-

pirant du cadre théorique développé par Niklas Luhmann :elle permet de penser le passage d’un mode hiérarchique àun mode de différenciation fonctionnelle des disciplines.L’organisation présente de la connaissance par disciplinesest le produit de cette transformation historique : l’ordredisciplinaire n’est pas le produit d’une histoire des luttespour la sécurisation d’une niche institutionnelle, maisl’expression d’un ordre fonctionnel de la différenciation dusavoir.

Un tel point de vue est plutôt minoritaire aujourd’hui.L’idée même d’un système des sciences est assez vite apparuecomme une vision utopique de l’articulation des connais-sances. Bien avant l’émergence des science studies, le savoirpratique des savants leur a permis de concevoir l’ampleurdes querelles de frontière et la nécessité de défendre despositions contre d’autres disciplines : les rapports com-plexes que Durkheim a entretenus avec la psychologie ensont une illustration. L’organisation disciplinaire du savoir

semble aujourd’hui à bout de souffle, et les injonctions à

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l’interdisciplinarité sont devenues monnaie courante,même s’il s’agit souvent d’une « interdisciplinarité cosmé-tique » pour parler comme Dan Sperber (2003).

La dimension contextuelle et relative des dispositifsdisciplinaires fait désormais partie de l’équipement ordi-naire du chercheur, qui est devenu franchement réflexifà propos de la question de la croissance des savoirs, sur-tout depuis que Thomas Kuhn (1962) a proposé la notionde révolution scientifique en associant le changement deparadigme à un remaniement disciplinaire. Nous le savons,l’anthropologie n’a pas les mêmes contours en France et auxÉtats-Unis. Outre-Atlantique, celle-ci inclut l’archéologie etl’anthropologie physique. L’archéologie ici appartient plutôtà l’histoire, et l’anthropologie française s’est développée –depuis Bastide et Lévi-Strauss, mais surtout dès le momentdurkheimien – contre toute forme de déterminisme biolo-gique. Nous le savons, puis nous l’oublions, car les institu-tions nous rappellent à l’ordre disciplinaire. Chacun saitpar exemple que la division entre sociologie et anthropo-

logie n’a aucune justification épistémologique car nous necroyons plus au grand partage des sociétés. La séparationdoit l’essentiel de ses traits à l’histoire coloniale, grandeaccoucheuse des sciences de l’homme. Les institutions nousfont croire que les disciplines existent indépendammentdes configurations institutionnelles qui les disposent à telou tel moment à un endroit du monde universitaire. PeterWeingart (2010) fait remarquer que les disciplines finissentpar apparaître comme les « structures données » du monde.

L’histoire et la sociologie des sciences nous montrent à l’envique les principaux enjeux de l’innovation se situent auxfrontières disciplinaires, et que nombre de controverses se

 jouent sur les manières de construire l’objet et de le reconfi-gurer. Souvenons-nous que le coup de génie de la sociologie« française » fut d’arracher, avec Durkheim, le suicide à lapsychologie et à la criminologie, en le requalifiant en uneassociation inédite entre une construction théorique et unprotocole d’enquête.

La concurrence des disciplinesL’interrogation sur l’utilité de la notion de discipline

pourrait sembler vaine tant nous vivons dans un âgedisciplinaire. Nous entendons sous ce terme l’ensembledes relations entre des objets et des personnes qui font laspécificité d’un domaine du savoir ou d’un programmede recherche. La notion de discipline présente donc uncaractère universel quand on entend désigner un corpsde savoir entendu comme articulation d’un objet, d’uneméthode et d’un programme, d’un côté, et commemode d’occupation reconnaissable d’une configurationplus vaste (i.e.  l’ensemble des opérations de savoir à unmoment donné du temps) de l’autre (Heilbron, 2003 ;Fabiani, 2006). La prégnance de la notion tient au faitqu’elle permet de penser conjointement l’organisation dela recherche et de l’enseignement, fondée sur la délimi-tation d’un type d’objet et la répartition de tâches spé-cifiques, et la cohérence d’un horizon de savoir entendu

comme maîtrise cognitive croissante d’un objet préala-blement défini comme limité.

Il est clair qu’une discipline n’existe pas en soi : elleapparaît elle-même comme un vaste réseau d’échanges depersonnes, de notions et de flux de matière, mais elle s’ins-crit dans des réticulations plus vastes qui supposent desmodes d’articulation toujours instables. La concurrencedes disciplines est la règle, à l’intérieur de configurationsrégionales d’abord. Mais la concurrence porte aussi sur

les objets à étudier : les neurosciences ont l’ambition nondissimulée, et quelquefois goulue, d’annexer les domainesautrefois impartis aux sciences sociales. Il ne peut existerde paix disciplinaire. La cartographie des savoirs ne pré-sente pas de caractère pérenne. La question ancienne del’unité du savoir – qu’il prenne la forme d’une mathesis uni-versalis ou dans la perspective d’un système des sciencesordonné de manière onto-encyclopédique – reste centrale.Comment les savoirs découpés dans la forge disciplinaire

peuvent-ils se comprendre entre eux, ou seulement s’envi-

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sager comme d’autres savoirs ? On tend à prendre commeallant de soi la croyance en l’existence d’un ensemblecohérent de savoirs particuliers, offrant la perspectived’un mode d’articulation postulant la complémentaritédes disciplines entendues comme formes particulièreset temporelles, découpées d’un ensemble plus vaste, ins-crites dans une visée scientifique générale qu’on ne peutdissocier de la totalité ni de la possibilité – au moins à titred’idée régulatrice – d’une « théorie du tout ». En dépit deson caractère rassurant, la postulation de l’existence d’unordre disciplinaire fondée sur la cohérence et la complé-mentarité des savoirs – en d’autres termes, sur une confi-guration onto-encyclopédique – est davantage une réalitéinstitutionnelle qu’une unité épistémologique.

La discipline est une opération de domination avantd’être une structure de production de savoir. La conquêted’un nouveau territoire disciplinaire peut se faire auxdépens d’installations plus anciennes sur le même sol, ousur le défrichement de terres nouvelles. La discipline, c’est

aussi un style propre et des normes de présentation stan-dardisées, qui incluent la présentation de soi aussi bien quecelle de l’objet. Lorsque Raymond Boudon (1992), s’inter-rogeant sur les manières d’écrire l’histoire de la sociologiedans un numéro de la revue Communications, constatela diversité des manières d’écrire l’histoire des sciencessociales, il remarque que toute histoire disciplinaire estordonnée à un point de vue particulier et le plus souventidéologique sur le monde du savoir.

On peut s’interroger sur la possibilité de maintenirindéfiniment l’hypothèse d’un ordre disciplinaire quiserait adéquat à un ordre du savoir. Une telle conceptionrend proprement impensable les nombreux chevauche-ments entre disciplines, les survivances institutionnellesde savoirs inertes, et les nombreux dysfonctionnementsdes institutions de savoir contemporaines, lesquels n’af-fectent pas uniquement les sciences sociales. Si, commele signale Steve Fuller, il existe effectivement des justifi-

cations, d’ordre socio-historique aussi bien que d’ordre

épistémologique, pour la constitution de connaissancesdans un espace disciplinaire particulier, il n’en reste pasmoins que nous nous posons rarement la question desavoir si d’autres formes d’arrangement ou de groupementn’auraient pas été, ou ne seraient pas, plus efficaces. Laréussite institutionnelle de certaines disciplines peut êtrelargement déconnectée de leur productivité scientifique.Une position radicale par rapport à l’hypothèse d’un ordredisciplinaire fonctionnel semble aujourd’hui la mieux jus-tifiée par l’étude empirique de la croissance des savoirs.L’inconvénient est qu’elle peut aussi saper les fondementsde la croyance en la légitimité d’une activité scientifiqueindépendante capable de tenir à distance les exigences desordres politiques, religieux et aujourd’hui principalementéconomiques qui peuvent avoir intérêt à une libéralisationde l’ordre disciplinaire afin de rationaliser les investisse-ments dans la production scientifique. Comme souvent,les positions radicales n’auraient été ici que les avant-cour-riers d’une déstabilisation massive de l’institution univer-

sitaire. L’enquête historique conduit à la critique radicaledu fait qu’on prenne comme un optimum la stabilisationdisciplinaire. À l ’inverse, un point de vue plus « syndical »sur l’organisation de la production scientifique peutconduire à l’expression d’une prudence légitime si l’onconsidère les intérêts de la corporation.

En effet, il est impossible de traiter de la question dis-ciplinaire aujourd’hui sans l’associer à la dimension poli-tique de l’activité scientifique. Depuis la fin de la Seconde

Guerre mondiale, de véritables politiques publiques derecherche se sont développées qui ont tendu à réorienter età requalifier l’espace disciplinaire en fonction d’un agendade développement. Sous ce rapport, la notion d’autonomiecomme condition d’exercice de l’activité scientifique doitêtre sérieusement réexaminée. Le jeu des incitations sur la

 vie des disciplines est très largement antérieur à la mise enplace de ce qu’on appelle les politiques néolibérales. Il estcertain que l’injonction à sortir des cadres et des routines

disciplinaires est plutôt à situer du côté des bureaucraties

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de la science que des chercheurs de base, encore que toutegénéralisation à ce sujet doive être évitée. La distinctiondéveloppée par Gibbons, Nowotny et leurs collègues (1994)entre deux modes de production du savoir est devenue unesorte de cliché post-kuhnien adopté par des agences gou-

 vernementales et internationales pour distinguer un âgedisciplinaire qui serait celui de la Structure des révolutionsscientifiques de Kuhn (Fabiani 2006 ; 2012) de la période quis’annonce, caractérisée par des reconfigurations d’ordretransdisciplinaire. Au mode de production ancien (Mode 1,à dominante disciplinaire) s’oppose un Mode 2 qui n’est pluscelui de l’autonomisation des savants et de la différenciationfonctionnelle des savoirs, mais celui d’un processus pilotépar une interrogation critique sur le mode de productiondisciplinaire : l’objectif est de combler les trous épistémo-logiques qui ont émergé entre les disciplines à la suite deleur spécialisation croissante (Fuller, 2010). Le Mode 2 peutêtre aussi considéré comme un mode post-universitaire,puisqu’il est destiné à produire des questionnements s’ins-

crivant largement dans une problématique de la demandesociale : c’est le cas en particulier des sciences de l’envi-ronnement ou des problématiques savantes liées au  care.Jusqu’à présent, ce nouveau mode de production est plutôtresté de l’ordre de l’injonction bureaucratique que de la réa-lité de la cité savante. Les travailleurs de la preuve ont encoreles plus grandes chances de poursuivre leurs recherches àl’ombre de leur tutelle disciplinaire. Mais cette distinctiona au moins le mérite de rendre palpable le fait que le mode

de développement habituel des disciplines leur permetd’approfondir leur point de vue centré sur des problèmesspécifiques au détriment d’un projet unifié de constructiondu sens, laissant ainsi en jachère la dimension proprementcivique de l’activité scientifique.

Comment peut-on aller plus loin ? Pour Craig Calhounet Diana Rhoten (2009), les sciences sociales sont caracté-risées par des découpages largement arbitraires que le sys-tème d’enseignement reproduit et renforce. L’intégration

des sciences sociales s’opère plutôt, au plus loin des reven-

dications de singularités disciplinaires, à travers les pro-tocoles d’enquête et les outils techniques mis en œuvrepour la collecte et l’analyse de données : c’est ainsi que lesarea studies, les méthodes de recherche et plus récemmentl’analyse de réseaux ont pu fournir à des disciplines auxlabels très variés et aux prétentions concurrentes la possi-bilité d’un sol commun. Les situations de crise ou d’affron-tement constituent des occasions privilégiées pour saisirà vif une forme disciplinaire. L’émergence et le déclinentrent évidemment dans cet espace d’interrogation. Ledébat qui touche aujourd’hui le caractère heuristique del’espace du programme des sciences sociales, bien qu’ilsoit majoritairement vécu par les chercheurs comme uneimpitoyable agression bureaucratique, constitue un excel-lent terrain d’investigation.

La question du regroupement des disciplines et deleur hybridation constitue l’horizon actuel de la réflexionsur les régimes disciplinaires. Au rebours de la réflexionen cours sur les recompositions disciplinaires, les pra-

tiques des commissions spécialisées insistent toujours surl’allégeance à des formes ou à des rites considérés commeconstituant le cœur de la discipline.

Vers un âge post-disciplinaire ?

L’objectivation de nos statuts disciplinaires estd’autant plus difficile qu’elle menace de mettre en ques-

tion la stabilité de nos arrangements institutionnels. Undes mérites de la notion de discipline est qu’elle nous aapporté la stabilité dont les entreprises de connaissanceavaient besoin, associée à une forme d’autonomie au sensque Bourdieu donnait à ce terme. La notion est irrémé-diablement associée au développement de l’Université,dont elle est un principe organisateur, et elle est en rap-port avec la stabilité de la tenure, de l’emploi à vie deschercheurs. On comprend que le déclin des universités et

celui des disciplines puisse être synchrone. L’âge post-dis-

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ciplinaire trouve une traduction parfaite dans le lexiquede la f lexibilité et de l’humeur anti-institutionnelle. À cetitre, le discours gestionnaire sur les disciplines pourraitêtre la traduction idéologique d’un cauchemar néolibéra l :oubliez vos garanties disciplinaires pour entrer dans lemonde fluide des configurations provisoires. Substituonsle contrat à la discipline, le projet à l’ institution. Le mana-gement par projet n’est-il pas l’incarnation rêvée de l’âgepost-disciplinaire ? La discipline est-elle l’incarnationde la routinisation de la libido sciendi ou au contraire lagarantie de l’autonomie du champ scientifique, au sensque Bourdieu donnait à ce terme ? C’est bien dans un

réexamen de la notion d’autonomie et du jugement parles pairs que peut se loger l’espoir d’une approche à lafois renouvelée et prometteuse de la mise en question desdisciplines. La montée de la question environnementalefournit un concentré des tensions qui vont marquer lefutur proche : comment concilier la nécessaire autonomiedes savants avec le contrôle citoyen ? Qui doit décider desprogrammes scientifiques ? Si l’on pressent que le mondedisciplinaire est en crise, on doit pourtant constater sagrande résilience, alors qu’un mode alternatif de pro-duction des connaissances n’est pas encore en vue. Notreindiscipline est sans doute encore trop timide.

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

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