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VERSETI , CHAPITREII - MobileRead

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A

VERSET Ier, CHAPITRE II

u fait, pourquoi la petite marquise

de Castel-Chambord – Suzette,comme l’appelaient ses amies – était-elle enfroid avec son mari, le placide Gaston ? Est-ce qu’on sait jamais ! Madame avait trouvétrès ennuyeuse Monsieur Betsy, la dernière

pièce des Variétés ; monsieur l’avait trouvéedésopilante et avait ri d’un rire absurde pen-dant tout le deuxième acte. Il n’en fallait pasplus pour que madame insinuât avec ai-greur que l’indulgence du monsieur était

sans doute motivée par son admiration pourl’artiste – Thérèse Brincard – qui jouait lagrande coquette. Gaston, fort de son inno-cence, s’était rebiffé ; —je vous, demande unpeu, Thérèse Brincard ! – un mot en avaitamené un autre ; bref, depuis huit jours, huitgrands jours, la porte de Suzette était restéefermée au verrou, et je dois ajouter, àl’honneur du sexe fort, que le marquis, deson côté, n’avait fait aucune lâche tentativepour franchir le seuil interdit.

Et le soir, dans la grande chambre élé-gante suggérant l’amour, madame se désha-billait pensive ; elle relevait ses bras mer-veilleux pour dénouer sa noire et touffuechevelure, et après avoir donné dans la psy-ché un coup d’œil à son torse, merveilleuxde vie, de jeunesse et de perfection, elle

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s’étendait toute frissonnante dans le grandlit de milieu jadis témoin de tant de caressesfolles, dans te grand lit où les nuits avaientété si heureuses et si douces, aujourd’huidésert, froid, abandonné.

Non, elle ne céderait pas, non elle neferait pas amende honorable ! C’est Gastonqui avait eu tous les torts, et, d’ailleurs, eût-il raison, un homme doit toujours se sou-mettre à une femme ! Or, le marquis, de soncôté, s’obstinait ; la situation était devenueintolérable et était d’autant plus absurdequ’au fond Suzette se l’avouait bien parfoisavec un sourire, dans cette querelle puérile,il n’y avait pas de quoi fouetter un pauvrepetit chat.

Plus désolée qu’elle ne voulait le pa-raître, elle alla confier ses chagrins au vé-

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nérable abbé Maubuée, premier vicaire deSaint-Augustin, directeur spirituel de toutesles âmes féminines du boulevard Male-sherbes, abbé mondain, tolérant, très mo-derne, très fin de siècle, connaissant tous lesdessous de la vie et sachant donner au be-soin l’avertissement qui arrête ou le conseilqui sauve. D’ailleurs, homme d’un tact par-fait, avec une pointe de philosophie scep-tique et de tendresse paternelle et attendriepour cet être tout nerfs, tout sentiment,pour cette nature exquise, mais un peu dé-traquée, que l’on nomme la Parisienne.

Aussi, après avoir écouté dans un petitcoin de la sacristie solennelle et sombre laconfession prolixe de la marquise, aprèsavoir pesé à leur juste valeur les griefs arti-culés par l’épouse, il se garda bien de pres-

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crire immédiatement, une soumissionhumble qui eût sans doute amené une nou-velle explosion de révolte ; mais son cœurde vieux prêtre se sentit tout assombri parl’idée de ce bonheur auquel il avait bien unpeu contribué, car c’est lui qui avait arrangécette union s’annonçant sous les plus heu-reux auspices. Ce premier nuage n’était-ilpas l’avant-coureur d’orages futurs ?… Toutcela était très triste, très inquiétant… Sansdoute la marquise avait raison ; mais peut-être le marquis, de son côté, n’avait-il pastout à fait tort. Enfin, il verrait, il réfléchi-rait, et le ciel lui enverrait, l’inspiration né-cessaire.

« — Ayez confiance, ma chère enfant,chuchota-t-il avec un dernier geste qui sem-blait bénir ; ayez confiance et allez en paix.

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Là-dessus Suzette se releva avec uneenvie de pleurer ; ces conseils étaient bienvagues, ces consolations bien platoniques ;elle avait espéré mieux. En paix ! c’est facileà dire !… Mais en s’éloignant de son prie-dieu, elle entendit tout à coup un petit bruitbizarre sur les dalles de l’église, et se retour-nant, elle aperçut l’abbé Maubuée qui ra-massait à terre un petit objet qu’il lui remitrespectueusement. Et la pauvre marquisedevint pourpre, car l’objet ramassé n’étaitautre que sa jarretière, une adorable jarre-tière de soie vieux rose terminée par deuxpetites plaques d’or sur lequel brillaientdeux S, en diamants. Si encore c’eût été unsimple élastique, éveillant des idées de mé-nage austère et chaste ; mais cette merveille

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fanfreluchée, si voluptueuse, si suggestive,si profane !…

— Monsieur l’abbé, vraiment je suisconfuse…

Je vous en prie, que puis-je faire pourvous remercier et pour me faire pardonnerce manque de respect au saint lieu ? Allons !commandez, ordonnez, ajouta-t-elle dansun élan de reconnaissance, et vous êtes sûrque votre désir sera accompli.

Le vieux prêtre cherchait. Ah ! s’il pou-vait se servir de ce bon vouloir pour la ré-conciliation tant désirée ! Qui sait ? Lesvoies de la Providence sont parfois impéné-trables…

— Ma chère enfant, dit-il tout à coup,je ne vous demande qu’une chose. Ce soir,en vous couchant, promettez-moi de lire le

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verset Ier, chapitre II, de l’épître selon saintJean.

— Je vous le promets, monsieur l’abbé ;vous pouvez absolument y compter.

La pénitence, dans sa simplicité évan-gélique, était en somme bien douce, et Su-zette se jura bien de l’accomplir scrupuleu-sement.

À vrai dire, une fois rentrée dans letourbillon mondain, la marquise oublia unpeu l’épître selon saint Jean. Elle allacontempler la nouvelle installation de l’Épa-

tant, rue Boissy-d’Anglas, fit trois visites ;

mangea dans la troisième une petite bou-chée aux crevettes arrosée de vin muscat,passa chez Birot pour essayer des chapeauxde printemps et chez Poncet pour examinerdes bengalines et des pékins merveilleux.

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Puis elle dina en face de Gaston, qui la re-gardait en dessous avec des petits sourirestendres. Elle sentait qu’elle n’aurait euqu’un mot, qu’un seul mot à dire pour seraccommoder, et qu’il mourait d’envie de luisauter au cou ; mais on a sa dignité, et le re-pas s’acheva dans un silence glacial. Aprèsle dîner, comme c’était vendredi, elle se ren-dit seule à l’Opéra, dans l’avant-scène des

Doublemare, trouva que Mlle Eames étaitune Juliette adorable, et que la musique deGounod était très mauvaise pour unepauvre petite femme sevrée de toutes lesjoies de l’existence conjugale. Puis, toute re-muée encore par ces accents de poésie capi-teuse, par ces duos débordant de passion etd’ivresse, elle rentra à l’hôtel un peu maus-sade, et toute seule, faisant mille réflexions

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folles, elle se mit à procéder à sa toilette denuit.

Assise devant la cheminée, les cheveuxépars sur ses épaules harmonieuses,presque nue dans sa chemise de crêpe deChine ouverte comme un peignoir de bas enhaut, elle regardait la braise qui formait aufond de l’âtre comme des châteaux incan-descents lorsque tout à coup, tandis quellebalançait au bout du pied sa mule garnie decygne, sa vue tomba sur la jarretière vieuxrose avec les deux S en diamants qui tendaitle bas de soie brodé de papillons multico-lores sur la jambe fine, arquée et fière.

Et, soudain, par une association d’idéesbien naturelles, elle revit la scène de la jour-née : la sacristie, la confession, l’abbé Mau-buée ramassant la jarretière perdue et fai-

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sant promettre de lire le soir avant de se

coucher le verset Ier, chapitre II de l’épîtreselon saint Jean. Étourdie qu’elle était ! Unpeu plus, elle allait oublier la pénitence im-posée par le digne prêtre ; c’eût été mal, bienmal ! Sans hésiter, elle se dirigea vers unevitrine spécialement réservée à la biblio-thèque religieuse, chercha un moment duregard, et choisit sur le premier rayon unpetit livre coquettement relié portant surson dos en lettres d’or : « Épîtres selon saintJean ; » Ceci fait, elle retourna se blottir fri-leusement dans son fauteuil » et, grave, re-cueillie, chercha le chapitre II. Lorsqu’ellel’eut trouvé, elle jeta instinctivement undernier regard à la jarretière qui lui avait sià point rappelé son vœu, et lut pieusement

le verset Ier :

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Le bonheur est plus haut…

Et alors Suzette s’arrêta toute rougis-sante. Que voulait dire saint Jean avec sonbonheur plus haut ? Elle relut à nouveau leverset. Les lettres de l’épître avaient l’airde danser devant ses yeux, et leur assem-blage formait des mots ayant un sens aphro-disiaque et pervers : Le bonheur est plus

haut…» Et par la chemise entrebâillée, sa

vue se reporta sur la jarretière pomponnéeet, remontant graduellement, arriva jusqu’àla cuisse blanche, satinée, avec des tons denacre que le feu nuançait de lueurs roses.

Elle ferma les yeux, agitée d’un frissonexquis qui courut le long de sa chair, déjàémue et vibrante, et surexcita jusqu’au pa-roxysme toutes les papilles énervées del’épiderme. Ah ! comme sait Jean avait rai-

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son ! Comme toutes ces querelles de ménagesont absurdes, enfantines, et comme onperd ainsi par des bouderies bêtes un tempsqui pourrait si adorablement être consacré àl’amour.

Le bonheur est plus haut…, se répéta-t-elle encore à elle-même ; et sa voix étaitdevenue : molle, caressante, avec je ne saisquelles intonations alanguies.

Alors, elle étendit le bras vers la son-nette située auprès de la cheminée, et aprèsune suprême lutte entre l’amour-propre etl’amour, ce fut l’amour qui emporta, et lamarquise se décida à sonner.

— Monsieur est-il rentré ? demanda-t-elle à la femme de chambre qui accourait.

— Oui, madame, il y a un quart d’heureà peine.

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— Eh bien !… eh bien ! dites-lui qu’ilvienne me voir. Je désire lui parler.

Et comme Gaston accourait fou de joieet couvrait de baisers ardents une tête ren-versée et jouisseuse, et une bouche dont lesdents claquaient d’appel, les épîtres de saintJean roulèrent sur le tapis.

… Et ce jour-là, on ne lut pas plus avant.

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P

DISTRAITE !…

« Vous qui faites l’endormie…»« N’entendez-vous pas ?…»

ar quarante degrés de chaleur,

notre ami Bertrand débarquait àAix-les-Bains et, suivant son invariable ha-bitude, descendait au grand hôtel du lac.Bien qu’il fût environ dix heures, rien nebougeait dans le vaste local, qui ressemblaitau château de la Belle-au-Bois-dormant.

À force de coups de sonnette donnéspar le chasseur, M. Perdrigaux, le patron fi-nit cependant par arriver, et manifesta à lavue de Bertrand une vraie joie :

— Ah ! voilà, monsieur le marquis reve-nu. Je me disais : la saison ne se finira passans que nous voyons poindre la silhouetteélégante de M. le marquis. Sans lui, Aix neserait plus Aix et la vieille Savoie perdraitson plus noble visiteur.

— Merci, monsieur Perdrigaux, merci ;et, dites-moi, ma femme est installée ici ?

— Oui, oui, toujours votre même appar-tement : les chambres 19 et 23 ouvrant surle salon 21. Vous serez très bien. Madame lamarquise est arrivée il y a une semaine etoccupe le 23 ; mais je croyais que madame

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n’attendait, monsieur que ce soir ; aussi elledort encore.

— J’ai préféré voyager la nuit et prendrele rapide de neuf heures. Mais d’où vient cesilence complet qui règne à l’hôtel du lac ?

— Ah ! dame, monsieur, il fait si chaudqu’on ne se couche guère avant cinq heuresdu matin ; on reste à jouer au Casino, on vasouper à la villa des Fleurs, et, dans la jour-née, ces dames n’apparaissent qu’aux envi-rons de cinq heures du soir.

— Drôle de mode ! marmotta Bertand ;il faudra que je change ces habitudes ab-surdes. Enfin, menez-moi à ma chambre.

Conduit par le maître d’hôtel, il grimpaau 19, traversa sur la pointe du pied le salon21 et ouvrit, avec la plus extrême précau-tion, la porte de la chambre 23 où reposait la

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marquise. L’andrinople, qui avait été tenduedevant les fenêtres pour atténuer les rayonsdu soleil, répandait sur toute la chambreune lueur rose, et, sur son grand lit de cre-tonne à bouquets, la marquise reposait, sou-riante, le bras droit replié sur la nuque,presque nue dans sa chemise décolletée enbébé, dont l’épaulette avait glissé et qui lais-sait émerger l’épaule ronde et le sein gonflé,avec la pointe en l’air, triomphante.

Était-ce la « trépidation excitante dutrain » dont parle le poète Marot, était-celes huit jours d’absence, était-ce le débrailléprovoquant de ce déshabillé nocturne, ouencore l’odor di femina, lourde, capiteuse,

répandue dans la chambre obscure ? Je nesais… Mais les yeux de Bertrands’allumèrent, et, tandis qu’il regardait sa

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femme avec attendrissement, il se sentit se-coué par un certain frisson très spécial. Prisd’une idée subite, il rentra vivement dans sachambre et défit les objets de toilette conte-nus dans sa valise. Il dépouilla son poussié-reux costume de voyage ; il se rasa, se par-fuma de son mieux ; puis, revêtant une co-quette chemise de soie pompadour retenuepar une simple cordelière, il reprit le cheminde la chambre 23, et se glissa en maître au-près du corps satiné de la marquise.

Il y eut quelques grognements de mau-vaise humeur, quelques soubresauts de ter-rain sous la couverture, dont les ondulationsbrusques rappelèrent vaguement le tremble-ment de terre à Nice, puis la dormeuse tour-na brusquement le dos, et Bertrand n’eutplus devant lui qu’un promontoire de neige

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immobile dont les masses potelées ca-chaient le reste du torse en perspective per-due.

Était-ce la trépidation excitante dutrain ?… Oui, je l’ai déjà dit. Bref, malgrécette marque de mépris apparent, Bertrandvoulut prouver que cet effet de lune n’était-pas capable d’éteindre le soleil de l’amour,et, par des caresses préalables, il se mit,comme c’était son devoir, je dirai plus,comme c’était son droit, à ranimer ce beaucorps endormi.

Rendons justice à la marquise : en dépitde son sommeil, elle ne protesta pas lemoins du monde et, avec une docilité tou-chante, elle se prêta de la meilleure grâceaux exigences de son époux. Elle n’ouvritpas les yeux, mais deux ou trois cris de : Ma-

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man ! poussés avec conviction, prouvèrent à

l’heureux Bertrand que madame était bien àla situation ou, comme on dit au théâtre, « àla réplique ».

Après ces velléités de réveil, le sommeil,ainsi qu’il arrive souvent en pareil cas, re-prit ; plus fort, plus lourd, plus impérieuxque jamais, et Bertrand, convaincu del’inutilité qu’il y aurait à engager uneconversation, satisfait de cette preuved’obéissance passive – au fond très contentde lui, car, livré à ses propres ressources,il avait su évoquer à deux reprises, sur leslèvres de sa femme, le souvenir de sa mère,– Bertrand, dis-je, se décida à ne pas insisterdavantage.

— Bah ! dit-il, laissons-la tranquille,pour aujourd’hui. Demain, je changerai ces

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habitudes ; mais comme elle ne m’attendaitpas, il est plus court de la laisser reposer en-core tout à son aise.

Et ayant appris de M. Perdrigaux que,

selon toute probabilité, Mme la marquise nese lèverait pas avant quatre heures pour al-ler avec sa bande à la villa, Bertrands’habilla, sortit, et s’en alla déjeuner toutseul au casino. En dépit des amis et des ca-marades de club rencontrés, la journée luiparut bien un peu longue ; mais on est gent-leman ou on ne l’est pas… Et d’ailleurs, quisait ? Sa femme, prévenue – on ne peut pasmieux prévenue – de son retour, allait peut-être venir le rejoindre avant l’heure. Pourtuer le temps, il écouta sans broncher leconcert des dames viennoises, composé – ôgoût viennois, je te reconnais bien là ! – de

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six violons, et… d’une grosse caisse ; il étu-dia avec conviction son addition, où il avaitvu écrit : Mutton chop et Fil. Il apprit avec

surprise qu’il s’agissait simplement d’unecôtelette de mouton et de café passé aufiltre. Seulement, si la côtelette vaut vingt-

cinq sous et le café dix sous, le Mutton chop

vaut trois francs et le Fil un franc vingt-

cinq. Le tout est de s’entendre, et l’ons’instruit toujours en voyageant.

Il rencontra le grand Coquelin, le seul,le vrai, et eut le plaisir d’entendre de sabouche la promesse formelle qu’il joueraitun rôle dans les Tricoteuses, à la Porte-Saint-

Martin, et cela en dépit du procès queveulent lui intenter les sociétaires.

— Je plaiderai les vœux éternels ! criait-il avec sa voix de trompette.

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Tout cela était très intéressant, sansdoute, mais la marquise continuait à ne pasparaître. Alors, de guerre lasse, Bertrand serendit à la salle du jeu, et là, pendant prèsd’une demi-heure, il entendit la voix na-sillarde des croupiers répéter leur litanie :À qui la banque, Messieurs ? À vingt-louis– vingt-cinq louis – trente – une fois, deuxfois, trois fois ! Adjugée, Messieurs ; lescartes passent. Il y a un banco. Vous perdezmoitié. Faites votre jeu, messieurs, avantque les cartes ne soient données. Rien neva plus – quatre à la banque. Messieurs, labanque est remise. Il y a une suite. Voit-onla suite ? Messieurs la banque est aux en-chères.

Et pendant que cette mélopée, toujoursla même, chantait à ses oreilles comme une

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chanson monotone, Bertrand, hypnotisé, nequittait pas des yeux la porte d’entrée parlaquelle devait sans doute bientôt apparaîtresa femme. Et les doux souvenirs de la mati-née lui revenaient à l’esprit avec une exacti-tude lancinante. Au fond, la marquise avaitdû être très touchée de cette preuve de ten-dresse au débotté.

Tout à coup, il se leva vivement. Ma-dame venait en effet d’entrer toute fraîche,toute rose, toute souriante, environnée d’unescadron d’amis qui papillonnaient autourd’elle et lui faisaient comme une cour. Enapercevant son mari, sa physionomie expri-ma moins la joie qu’une stupéfaction pro-fonde :

— Comment, vous ici ! s’écria-t-elle. Envoilà une surprise ? Ah ça ! à quelle heure

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êtes-vous donc arrivé ? Je ne vous attendaisque par le train du soir.

Le tonnerre tombant aux pieds de Ber-trand ne l’eût pas plus ahuri que cettephrase au moins bizarre ; il balbutia :

— Vous ne saviez pas que j’étais débar-qué ?

— Comment pouvais-je le deviner ?— Mais sacrebleu, ce matin, à dix

heures… je suis venu dans votre chambre…je vous ai prise dans mes bras…

Mais rappelez-vous donc !… Vousm’avez dit ; maman…

— Comment, c’était vous ! s’écria étour-diment la marquise.

Puis, afin de corriger ce que cette ex-clamation naïve pouvait avoir d’inquiétant

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pour le pauvre époux subitement rembruni,elle dit câlinement :

— Excuse-moi, mon ami, mais vois-tu,quand je dors, je suis si distraite…

Et elle ajouta avec sa voix mélodieuse,en le dardant avec ses yeux vicieux et per-vers, tandis que Bertrand, rêveur, tortillaitsa moustache.

— Allons ! Ne regrette rien, grandebête ! Tu en seras quitte pour me prouver cesoir qu’erreur ne fait pas compte.

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C

LES APPARENCES

Quid femina possit !…

’était au five o’clock de la duchesse

d’Arcole, et tout en mangeant dessandwiches, tout en dégustant un mer-veilleux sherry, on bavardait centre femmessur l’injustice de certains jugements mon-dains.

— Oui, disait la marquise de Castel-Chambord, la vie devient vraiment impos-sible : on ne peut pas être rencontrée deux

fois de suite avec la même femme sansqu’immédiatement le public en tire lesconclusions les plus… monstrueuses.

— On ne peut plus donner le bras à une

amie dans la rue, soupira Mme de Pontades.— Et quant à moi, j’ai été obligée de

laisser repousser mes cheveux, ajouta laprincesse Pelotodowska ; c’était pourtantbien commode cette coiffure en garçon.

— Ah ! oui, le monde est bien méchant,bien dépravé, bien injuste, s’exclama-t-onen chœur.

— Écoutez, vous avez entendu parler dela liaison qui existait entre nos amies Mar-guerite de Folbeuf et Diane de Mesbos, re-prit la duchesse.

— Oui, oui, s’exclama-t-on, mais pourcelles-là il n’y avait pas d’erreur. Il y a même

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eu un scandale dans un entresol rue Bassa-no.

— Eh bien ! Mesdames, Marguerite etDiane étaient absolument innocentes.

— Allons donc ! fit-on à la ronde, mais ily a eu flagrant délit, descente de police ; onen a assez parlé !

— Je sais tout ce que vous allez me dire,et tant que le pauvre comte de Folbeuf aété de ce monde, il a été impossible de ré-tablir la vérité, puisque, par un préjugé bi-zarre, un homme se considère moins désho-noré lorsque sa femme possède une maî-tresse que lorsqu’elle a un bien-aimé. Vousconnaissez, n’est-ce pas ? le mot du petitduc : « Ma sœur, décidément, se range : ellea un amant. » C’est par ces motifs de moralespéciale que, ma foi, nous avons préféré

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laisser accréditer le bruit d’un scandale rueBassano ; mais maintenant que Folbeuf arendu à Dieu sa belle âme dans un corpséreinté, rien ne m’empêche plus de vous ra-conter tous les détails de l’histoire.

On se rapprocha sur les poufs, sur lescoussins, dans les poses gracieuses du Dé-caméron popularisé par Winterhalter, et laduchesse, après avoir avalé une gorgée desherry et passé voluptueusement sa petitelangue rose sur ses lèvres gourmandes,commença :

— Une chose, Mesdames, qui va profon-dément vous étonner, c’est que Margueritede Folbeuf avait bel et bien un amant, etcet amant n’était autre que le petit Jacquesde Saturnal. Oh ! je vois vos figures incré-dules, et, de fait, Jacques avait à ce sujet-

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là une honnêteté bien rare chez les gent-lemen d’aujourd’hui. Il trouvait que la dis-crétion, que la négation même d’une bonnefortune ne suffisent pas. Il y a des silencesqui en disent long, et certaines négationssont tellement molles qu’elles valent une af-firmation. Lui, il poussait le scrupule plusloin. À tout venant, il professait bien hautson horreur des femmes du monde et desliaisons sérieuses ; il affirmait qu’il n’aimaitque les amours vénales, les caprices sansveille et sans lendemain, qui se nouent parune vibration des sens et qui se dénouentaprès le premier spasme ; à ce petit jeu-là, ilétait parvenu à se faire un renom de mau-vais sujet des mieux accrédités, et, brochantsur le tout, il avait inventé pour les besoinsde la cause une passion momentanée pour

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une certaine Sylvia, de la Cigale – un petit

concert de Montmartre.— Et Sylvia ? lui disions-nous parfois en

souriant.— Je l’adore. Elle est si canaille.Ceci une fois admis, jamais il ne fût ve-

nu à personne l’idée que Saturnal pût êtreaimé de la Marguerite des Marguerites. Ilavait une réputation exécrable, maisl’honneur de sa bien-aimée était sauf.

— Ça, c’est, bien, c’est tout à fait cheva-

leresque ! dit Mme de Pontades avec élan.— Marguerite n’avait confiée son secret

qu’à une seule femme, à Diane de Mesbos ;et encore c’était à l’insu de Jacques, qui l’eûtvigoureusement blâmée, car, hélas ! il fautbien l’avouer entre nous, c’est toujours à lasuite de ces épanchements-là que se pro-

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duisent les indiscrétions. Chaque jour,c’était de longues litanies sur les mérites in-commensurables de Jacques, sur sa vigueur,sur sa science consommée du plaisir, sur latendresse de son cœur et surtout sur son im-peccable fidélité. Paonne femme dans toutParis n’était aimée comme elle, personnen’étais si adulée, si choyée, si fréquemmentet si vaillamment… conquise. Bref, elle endit tant et tant que Diane finit par être éner-vée de ce concert de louanges perpétuelles,et il lui vint la pensée coupable de s’assurerpar elle-même si réellement Jacques était siamoureux et surtout si exclusivement fidèlequ’on voulait bien le dire.

— Ah ! les amies ! fiez-vous donc auxamies ! soupira la princesse.

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— Question d’amour-propre, ma chère.Quand une amie se croit très aimée, onéprouve une satisfaction indiscutable à luiprouver le contraire. C’est assez malpropre,mais c’est très féminin. Or, à la suite d’ungrand dîner qui avait eu lieu chez les Fol-beuf, dîner pendant lequel Jacques avait faitmontre d’une indifférence absolue pourtoutes les femmes présentes – y compris la

maîtresse de la maison – Mme de Mesbos,lorsqu’elle vit arriver minuit, dit négligem-ment :

— De quel côté allez-vous en sortantd’ici, monsieur Saturnal ?

— Moi, Madame ?… Du côté du boule-vard Rochechouard… J’ai des intérêts par là.

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— Oui, je sais… Eh bien ! cela ne vousdérangerait pas de me reconduire rue duGénéral-Foy ? C’est votre direction.

— Comment donc, mais avec plaisir.

Mme de Mesbos s’enveloppa dans sasortie de bal, et quelques secondes après,elle montait dans le coupé de Jacques dontelle levait frileusement les glaces. Une foisinstallée, elle ôta ses longs gants le plus na-turellement du monde, ce qui fit apparaîtreses bras nus, puis, tout en causant de chosesbanales, elle appuya comme par mégarde samain blanche et potelée sur la jambe de soncompagnon, qui ne pût s’empêcher de tres-saillir à ce contact. On a souvent discutépour savoir quel devait être dans ce cas laconduite d’un parfait gentleman. Jacques,nature très primesautière, ne se posa pas de

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cas de conscience et embrassa galammentla main qui venait de lui causer une sensa-tion voluptueuse. Ce fut au tour de Diane àéprouver le divin frisson, et je ne sais com-ment ce frisson fit glisser la sortie du bal,si bien que les épaules nacrées apparurenttriomphantes dans un encadrement de re-nard bleu.

Que vous dirais-je… Le dîner avait étéexquis, les vins capiteux. Diane, toujoursparfumée à outrance dégageait une grisanteodeur d’impérial russe… et de bien d’autreschoses encore. Bref, je ne défends pas M. deSaturnal, mais enfin il fut certainement ex-cusable de risquer un baiser brûlant sur lesépaules qui s’offraient ainsi dans une obscu-rité propice.

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— Il ne pouvait pas faire autrement,opina la marquise de Castel-Chambord, au-trement il eût manqué aux règles les plusstrictes du savoir-vivre.

Non seulement la perfide Diane ne serévolta pas, mais, feignant de céder elle aus-si à un entraînement irrésistible, elle se tré-moussa convulsivement, comme si elle eûtété touchée par un fer rouge – au fait, elleétait peut-être sincère ? – et, fermant lesyeux, elle tendit ses lèvres à Jacques, quine put faire autrement que d’y coller lessiennes. Le baiser fut long, savant, volup-tueux, et dura presque jusqu’à la rue duGénéral-Foy. Arrivé devant l’hôtel, Satur-nal, excité jusqu’au paroxysme, balbutiad’une voix rauque :

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— Voyons ! quand nous reverrons-nous ? J’ai un petit pied-à-terre très sûr, rueBassano…

— Et si je viens, que dira une belle amieque je connais ?

— Sylvia ! riposta Jacques, ressaisi parle désir de dissimuler loyalement sa liaison ;Sylvia, cela ne compte pas, et mon cœur estabsolument libre.

— Votre cœur n’est pas pris par unefemme du monde… cherchez bien.

— Rien, rien, absolument rien ?Et pour lui prouver encore mieux

qu’elle se trompait, il insista avec ardeurpour quelle vînt le lendemain dans son rez-de-chaussée… en tout bien tout honneur,bien entendu !

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— Eh bien ! dit Diane après avoir faitsemblant d’hésiter, c’est convenu… demainà cinq heures ; mais j’ai très mauvaise mé-moire, je ne me souviendrai jamais del’adresse.

N’est-ce que cela ? fit Jacques.Et il déchira une feuille de son carnet

sur laquelle il écrivit : 27, rue Bassano, entre-

sol, à gauche.

Mme de Mesbos prit le papier, tenditune dernière fois sa bouche et sauta hors ducoupé en disant :

— C’est convenu, à cinq heures, comp-tez sur moi.

Le lendemain immédiatement après sondéjeuner, elle se présente triomphante chezMarguerite.

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— Eh bien ! tu sais, ton fidèle Jacques,qui t’aimait tant, il m’a presque prise deforce dans la voiture hier soir.

— Pas possible ! dit Mme de Folbeuf enpâlissant.

— Ah ! ma chère, si je n’avais pas étéautant ton amie… cela n’a tenu qu’à un fil,mais j’ai vaillamment lutté, et il ne m’a lais-sé descendre du coupé que sur la promesseque j’irai le voir aujourd’hui à cinq heures.

Tiens, voilà l’adresse qu’il m’a écritesur son calepin.

Et avec des yeux allumés d’une mé-chanceté perverse, elle tendit le petit pa-pier ! C’était bien l’écriture de Jacques : 27,

rue Bassano, entresol, à gauche. La trahison

était certaine. Marguerite se raidit dans un

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suprême effort, et le sourire sur les lèvres,elle répondit gaiement :

— Eh bien ! ma chère, voilà qui me va àmerveille, car je commençais à avoir tout àfait assez de cette liaison. C’est désormais fi-ni, bien fini ; mais auparavant, sais-tu ce quenous allons faire : pour lui prouver notresuprême indifférence, nous allons aller en-semble au rendez-vous.

— Oh ! la bonne idée ! dit Diane en sefrappant les mains. Va-t-il être assez vexé etfroissé dans son amour-propre d’homme àbonnes fortunes ! Je vois d’ici sa tête. Par-tons ! mais partons vite !…

Pendant ce temps, Jacques, dans son en-tresol mis sur le pied de fête, avec le bonfeu, les fleurs, les cigarettes turques et le vind’Alicante, était pris comme d’un vague re-

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mords. Évidemment ce qu’il faisait là étaitmal ; mais y avait-il moyen d’agir autrementet de se conduire en Joseph avec une femme

qui s’offrait ? Bah ! Mme de Mesbos seraitdiscrète… Il serra dans un tiroir la photogra-phie de Diane qui trônait sur la cheminée,mais non sans avoir – ô mystère du cœurhumain – donné un dernier baiser au por-trait, puis comme on sonnait, il alla ouvrirsans empressement et sans émotion.

Il se trouva nez à nez avec Diane etMarguerite !

— Eh bien ! dit Mme de Mesbos en pouf-fant de rire, qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtestout décontenancé, mon pauvre monsieur ;vous attendez une jolie femme, il vous envient deux, et vous n’êtes pas satisfait ! Que

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vous faut-il donc ? Allons, où est le vind’Alicante ? Nous allons boire à vos amours.

Et tandis que son amie raillait agréable-

ment, Mme de Folbeuf disait à son tour :— Vraiment, monsieur de Saturnal,

vous n’êtes pas galant. Ce n’est pas parceque nous ne sommes plus rien l’un pourl’autre – car nous ne sommes plus rien –pour ne pas mieux nous recevoir.

En une seconde, Jacques comprit le tourqu’on lui avait joué et la vilenie dont il étaitvictime.

— Mesdames, dit-il, je n’essayerai pasde me défendre. J’ai cédé, moi, à un en-traînement des sens très excusable chez unhomme jeune ; vous avez cédé, vous, je nesais à quelle venimeuse et cauteleuse in-citation de perfidie féminine. J’aime mieux

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ma part que la vôtre. Cependant, commeen somme, je suis tombé dans votre piègeet que ma situation est, à l’heure actuelle,la plus ridicule, permettez-moi d’égaliser lesrôles.

Là-dessus, il sortit brusquement… enenfermant les deux amies à double tour.

A neuf heures du soir, les passants at-tardés qui descendaient la rue Bassano en-tendirent deux femmes qui, par la fenêtre,envoyaient des appels désespérés, disantqu’elles mouraient de faim et demandant dusecours. On alla quérir un agent de police.Celui-ci, ne pouvant ouvrir, envoya cher-cher un serrurier, qui arriva accompagnéd’un commissaire. Quand on ouvrit, ontrouva les deux amies toutes honteuses dansle petit boudoir capitonné, aux lourdes ten-

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tures, au sofa moelleux, aux senteursétranges. L’affaire fit du bruit, on en tira lesconclusions que vous savez…

Et voilà, conclut la duchesse d’Arcole,comment on écrit l’histoire.

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J

LA PUCE

e vous répète, Yolande, que j’ai trou-

vé Bertrand très tendre pour vous de-puis son retour de voyage.

— Voyons, mon pauvre Jacques, c’estabsurde, vous n’allez pas me faire une scènede jalousie à cause de mon mari.

— J’ai horreur du partage. Quand j’étaistout jeune, jamais je n’ai voulu, comme tantd’autres, avoir une grande demi-mondaineen syndicat ; j’aimais mieux une bonne pe-tite modiste à laquelle je donnais une ving-taine de louis par mois, et qui m’appartenait

en propre. Du moins, je le croyais, et dansce cas l’illusion est tout. Il me serait atroced’embrasser des lèvres que je saurais avoirété même effleurées une heure avant par unautre.

— Mon cher ami, je reconnais la délica-tesse exquise de vos sentiments, mais vouspouvez vous rassurer, Bernard est blond,d’un blond, fadasse, et je n’ai jamais aiméque les bruns ; il y a bien deux ans que touteespèce de rapports conjugaux a cessé entrenous. Nous sommes deux camarades quiavons l’un pour l’autre une grande estime,une sincère affection, et qui marchons côteà côte dans le sentier de la vie en nous don-nant la main ; rien de plus. Et « pour leschoses essentielles » comme disait la Péri-

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chole, je suis toute à vous et rien qu’à vous,mon adoré !

— Oui, oui, je sais bien… on dit toujourscela. Enfin, je veillerai, et si je découvraisquoi que ce soit, foi de gentilhomme, je quit-terais la Ronceraye le jour même et vousn’entendriez plus parler de votre Jacques.

Cette conversation avait lieu un beaudimanche entre la marquise de La Grange-rie et son hôte Jacques de Pardaillan, dansla grande allée qui conduisait à l’église duvillage. La messe avait lieu à dix heures, etcomme toujours le marquis n’était pas prêt ;nos amoureux avaient donc pris les devants,et mettaient à profit ce moment de tête-à-tête pour se faire une petite dispute, ce qui atoujours été l’occupation favorite des amou-reux… lorsqu’ils ne font pas autre chose.

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On s’installa dans le banc-d’œuvre en chênesculpté, situé sur un des bas côtés au mi-lieu de tous les paysans, fermiers, bergers,vachers, etc., etc., et à l’élévation seulement,La Grangerie arriva, frais, pimpant, commeun homme bien reposé et qui a passé unetrès bonne nuit.

On sortit dans une bousculade inévi-table au milieu de braves gens et de my-riades de marmots plus ou moins mouchés,désireux de voir de près le châtelain et lachâtelaine qu’ils contemplaient bouche bée,puis l’on revint déjeuner au château. C’étaitvrai pourtant !… Jamais Bertrand ne s’étaitmontré aussi assidu auprès de sa femme.Riant, plaisantant, faisant mille folies, il sefrôlait contre elle dans les allées étroites,tandis que Jacques, bon gré, mal gré, était

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obligé de rester derrière en spectateur im-passible.

Aussi, après le déjeuner, pendant lequella marquise s’était livrée à une agitation bi-zarre et à des mouvements d’épaule inexpli-cables, Pardaillan voulut profiter de ce queLa Grangerie avait été fumer dans le parcpour recommencer ses doléances.

— Turlututu ! lui dit Yolande en lui fer-mant la bouche de sa main mignonne, vousm’ennuyez avec vos grincheries perpé-tuelles, et vous feriez bien mieux de venirm’aider à trouver la puce qui me ronge.

— Vous avez une puce ? dit Jacques, su-bitement rasséréné par l’idée de cette chasseattrayante.

— Oui, j’ai attrapé cela ce matin au mi-lieu de tous ces villageois, et ce doit être la

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grande espèce, car je suis littéralement dé-vorée.

— Eh bien ! nous allons chercher cela,et mon dévouement irait même jusqu’àm’offrir en pâture à cette maudite puce pourvous débarrasser.

— Oh ! brun comme vous êtes, vousn’avez rien à craindre ; on a constaté que lespuces n’aimaient pas les blonds ; affaire degoût.

— Tiens ! tiens ! Alors si j’étais blond ?…— Dans ce cas, je serais bien tranquille,

et je serais délivrée après cinq minutes detête-à-tête avec vous.

Égayés par cette idée, Yolande etJacques montèrent ensemble dans la

chambre dite de François Ier. C’était unegrande pièce située dans une aile isolée, et

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l’on avait scrupuleusement respecté l’étatdans lequel l’avait laissée le roi-chevalier,lors de son passade au château de la Ronce-raye, vers 1544. Assez délabrée, elle conte-nait cependant un grand lit à baldaquin, re-couvert d’une riche housse avec des sala-mandres en soie brochée, et ce meuble his-torique était plus que suffisant pour causeravec la certitude de ne pas être dérangé,car défense expresse avait été donnée à qui-conque de jamais pénétrer dans la chambreroyale.

C’est là que nos deux amis se donnaientleurs rendez-vous dans une sécurité abso-lue, et c’est là encore que Yolande vint sedéshabiller afin que Pardaillan pût procéderà une chasse en règle.

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La marquise espérait pouvoir s’en tirerrien qu’en enlevant le corsage, et, de fait,après avoir étalé sous les yeux extasiés deJacques toutes les splendeurs de sa poitrinemarmoréenne, elle le laissa fouiller le paysen liberté, remontant le long des mamelons,descendant dans les vallées, soulevant lesbras potelés et ronds, pénétrant même enchasseur consciencieux sous les aissellestouffues, véritables oasis où la puce auraitpu remiser, mais celle-ci continua à resterinvisible. Il fallut donc que la marquise sedécidât à laisser tomber une à une toutesles pièces de l’armure, et à s’étendre surles salamandres dans le costume que priten son temps la princesse Pauline Borghèsepour poser devant Canova. Ce n’était pas,d’ailleurs, des régions inexplorées : Jacques

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les connaissait pour les avoir maintes foisparcourues non seulement du regard, maisdes lèvres, et avoir égrené des chapelets debaisers depuis la pointe des cils jusqu’audoigt de pied retroussé, comme la statued’Isis de Franceschi. La vérité m’oblige àdire qu’il revint de cette agréable chasse ab-solument bredouille, ayant non seulementperdu la piste de la bête, mais n’ayant pasété autorisé à en suivre une autre qui, vu lescirconstances, était tout indiquée.

— Non, non, mon cher ami, dit Yolandeen se remettant sur pied et en se rhabillantavec rapidité. J’espère que je suis mainte-nant débarrassée de cette maudite puce, et…quant au reste, à cette heure-ci, en pleinjour, ce serait trop imprudent.

Jacques se regimba :

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— Franchement, ma chère amie, onn’entr’ouvre pas ainsi la porte du paradispour vous la fermer ensuite brusquement aunez ; c’est une mauvaise plaisanterie.

— Allons ! allons ! ne grognez pas ! Je tâ-cherai de vous donner une compensation cesoir, après dîner.

Oh redescendit au premier ; mais en en-trant dans le billard où le marquis, lui aussi,était en train de manquer son carambolage,Yolande dit : tout bas à Jacques :

— Vous savez… je l’ai toujours !— Quoi donc ?— La puce. Je la sens qui recommence

ses promenades.— Voulez-vous que nous remontions ?

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— Ah ! non, par exemple ! D’ailleurs,vous n’êtes pas blond, et cela ne servirait àrien.

La journée se passa sans encombre,Jacques comptant les minutes qui le sépa-raient du rendez-vous promis, la pauvremarquise continuant à lutter stoïquementcontre son ennemi invisible. Quant à Ber-trand, il devenait littéralement insuppor-table. Se rapprochant de sa femme,s’asseyant à ses pieds, s’appuyant sur sesgenoux, ayant en un mot une tenue déplo-rable pour un châtelain qui se respecte. En-fin, à dix heures, comme il était en train defumer une cigarette sur le perron, Jacquess’approcha tendrement de Yolande.

— Eh bien ?… Et cette, chambre de Fran-

çois Ier ?

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— Oh ! mon ami, pas ce soir, réponditYolande un peu embarrassée. Cette mauditebête m’a donné la fièvre ; je me sens éner-vée, fatiguée…, bref, je vais vous demanderla permission de me retirer dans mes appar-tements. Bonsoir !

Pardaillan resta tout penaud, voyantencore s’évanouir le bonheur rêvé, etquelques minutes après, Bertrand revenait àson tour en se frottant les mains :

— Mon cher Jacques, vous m’excusez,n’est-ce pas ? J’arrive de voyage… et puisdemain, nous avons à nous lever de bonneheure pour faire le bois… bref, je vous de-manderai l’autorisation de regagner mes ap-partements.

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Faites donc ! faites donc ! répartit Par-daillan pris d’un doute terrible… et bonnenuit !

Il remonta tout seul dans sa chambresolitaire, et, le cœur battant à tout rompre,se mit à contempler la lumière qui éclairaitles fenêtres de Yolande. Elle avait pourtantjuré, bien juré que tout rapport était finientre elle et Bertrand… Elle avait ajoutéqu’elle détectait les blonds fadasses. Peut-être n’y avait-il qu’une simple apparence,mais les femmes sont si fausses, et leur chairest si faible !…

Toute la nuit, il se tourna et se retournasur sa couche solitaire, sans pouvoir trouverle sommeil, en proie à la fièvre, évoquantmalgré lui des visions érotiques qui le tor-turaient, revoyant par l’imagination le corps

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de Yolande étendu sur les salamandres, cebeau corps qu’il avait respecté… l’imbécile !et que peut-être un autre était en train deserrer dans ses bras ! Non !… Après tous sesserments sur les « choses essentielles », cen’était pas possible. À six heures, n’y tenantplus, il se leva, et trouva dans le jardin Ber-trand, qui, tout guêtré, le fusil sur l’épaule,se préparait à partir pour la chasse avec legarde.

— Eh bien ! demanda Jacques, avez-vous bien dormi ?

— Mon cher, pas fermé l’œil. J’ai attrapécette nuit une sacrée puce. Ce doit être la

grande espèce, car je suis littéralement dévoré.

Puis il ajouta avec un gros rire :— Voilà ce que c’est que d’être blond.

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Et quand, à onze heures, Yolande en-tr’ouvrit ses paupières meurtries par les fa-tigues de la nuit précédente, la femme dechambre lui remit le mot suivant :

« Je sais tout ce que je voulais savoir.Comme je vous l’ai dit, je n’admets pas lepartage… pas même celui des puces…Adieu, madame.

« Vous ne reverrez jamais »

« Jacques de Pardaillan. »

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M

LA RELIQUE

on ami, avait dit un jour la petite

marquise des Vaussions à son ma-ri Bertrand, je n’ai oublié que c’était demainvotre jour de naissance, et j’ai songé à vousdonner un souvenir.

Et elle remit au marquis, très touché, unpetit médaillon d’or en forme de cœur flam-boyant et d’aspect très clérical. Bertrand nefut qu’à moitié étonné de ce bijou, car ilconnaissait de longue la piété fervente de safemme. Sa chambre à coucher était trans-formée en oratoire ; partout des statues de

la Vierge, des christs, des petites chapelles ;comme journaux, la Semaine du Bon-Pasteur

et les Annales de la propagation de la foi.

Bref, Mme des Vaussions était une sainte.Bertrand fit jouer le ressort et aperçut,

dans le médaillon, une boucle brune.— Ah ! ce sont de vos cheveux !… C’est

tout à fait gentil à vous.La marquise prit un air blessé :— Ah ! mon pauvre Bertrand, comment

pouvez-vous croire que je vous fasse un ca-deau aussi profane et aussi frivole. Ce nesont pas mes cheveux, mon ami, mais uneboucle de la barbe de saint Pierre, ni plus nimoins. Quand la duchesse de Castel-Cham-bord, ma mère, fut admise en audience par-ticulière par le pape, elle reçut de lui,comme faveur spéciale, ce don d’une valeur

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inestimable, cette relique devant laquelles’agenouilleraient tous les fidèles et à la-quelle sont attachés des milliersd’indulgences. Eh bien ! mon cher, c’est decette boucle sacrée que je me suis dessaisieen votre faveur.

— Ah ! dit Bertrand sans enthousiasme,moi… j’aurais autant aimé de vos cheveux àvous, vous savez un de ces petits frisons quevous avez sur la nuque et qui se tordent survotre cou blanc et satiné.

— Fi ! le vilain blasphémateur, dit lamarquise en lui fermant les lèvres avec samain.

— D’ailleurs, qui est-ce qui me prouveque ce paquet de poils provient réellementde la barbe du divin apôtre ?

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— Mais puisque je vous dis que c’estle pape lui-même qui l’a remis à ma mère.Vous savez bien que Sa Sainteté est in-faillible. Vous allez accrocher ce médaillonà votre chaîne, et vous ne le quitterez ja-mais, vous entendez si vous ne voulez pasme faire beaucoup de peine.

Bertrand, très attendri, attira sa femmesur son cœur, et promit tout ce qu’on vou-lut ; c’est même pour ce motif que nous levoyons au cercle avec ce médaillon flam-boyant qui lui a déjà attiré force plaisan-teries. La mode n’est plus aux breloques,ni même aux bijoux de sentiment ; mais lepauvre marquis, fidèle à sa promesse, tenaitbon, d’autant plus que de temps à autre

Mme des Vaussions passait une inspectionen règle :

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— Bertrand, disait-elle, approchez, monami. Alors elle plongeait ses doigts effilésdans le gousset du gilet, en retirait le cœurd’or, regardait si la boucle était toujours là,puis remettait le tout en place, après avoirbaisé pieusement la Sainte relique.

Quand Bertrand voulait taquiner safemme, il n’avait qu’à émettre de nouveauxdoutes sur l’authenticité de la boucle ; maisbientôt, pour avoir la paix, il confessait safoi pleine et entière, et jurait de respectertoujours ce précieux souvenir, apostolique.

Or, à la dernière revue, donnée par soncercle en l’honneur de S. A. R. le prince deGalles, Bertrand avait été vivement impres-sionné par la vue de Carmen Monzalès,connue des joyeux viveurs sous le nom har-monieux de « Fleur-de-Tub », et remplissant

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ce soir-là le rôle sympathique de la TourEiffel. Elle était charmante, cette Carmen,avec sa peau chaude et ambrée, sa boucherouge ombragée d’un léger duvet, ses che-veux courts et bouclés – tout à faitl’Andalouse au teint bruni, célébrée par

Musset, la brune piquante faisant rêver decastagnettes, de boléros et de sérénades…Ce soir-là elle portait sur sa tête un petitcasque représentant le monument cher ànos Parisiens en général et à M. Brebant enparticulier, et elle chantait ce couplet divin :

C’est moi qui suis la Tour Eiffel.Ma tête se perd dans le ciel :

Monte sur moi, mon beau Daniel,Et ça te fera un rude… eiffel !

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Elle avait une façon de dire « Monte surmoi » en clignant de l’œil et en regardant lesfauteuils d’orchestre qui étaient des plus en-gageants, et qui avait fait un rude… eiffel àBertrand et au prince de Galles, mais sur-tout à Bertrand. Aussi, au souper qui suivitdans la grande salle à manger du cercle, ils’arrangea de manière à se trouver près deCarmen, non sans avoir préalablement de-mandé dans l’oreille à un camarade pour-quoi on appelait cette belle fille « Fleur-de-Tub ».

— Mon cher ami, c’est par antiphrase.On prétend, en effet, que la belle enfantne se lave jamais. Mais comme elle est trèsjeune et très jolie, il y a des décadents quiprétendent que c’est un piment de plus.

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— Tiens ! tiens ! dit Bertrand devenu rê-veur. Et nullement refroidi par cette confi-dence réaliste, il se mit, tout en mangeant,à faire une cour assidue à sa voisine. Ah !si la marquise des Vaussions avait vu sonBertrand, ainsi penché sur la poitrine ultra-décolletée de la tour Eiffel ! Il plongeait sonnez entre les deux arches, au risque d’avoirle vertige, il grimpait sans ascenseur sur lesplates-formes, il reniflait avec volupté leparfum spécial, l’odor di femina, si grisant

pour le nerf olfactif d’un vrai mâle. Commele cercle avait raison de donner deux soiré-es, une réservée aux femmes du monde etl’autre aux artistes ! Sous la table, il avaitemprisonné dans ses escarpins un petit piedcambré qu’on ne lui avait pas refusé, et touten buvant le vin de Champagne, il montrait

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à Fleur-de-Tub, rougissante et confuse, quela serviette avait été donnée à l’hommepour dissimuler sa pensée.

À trois heures du matin, on arrivait en-semble chez Carmen, dans un appartementétonnant, avec un fouillis extravagant demeubles, de tableaux, de cages d’oiseaux, deperroquets, de vieilles guitares et de cro-codiles empaillés. Planant sur le tout, unevague odeur de miroton… Une heure après,Bertrand, qui rendossait le gilet de soiréequ’il avait sans doute ôté parce que la cha-leur était accablante, reprit en même tempsla montre qu’il avait déposée sur la console.

— Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ?s’écria Fleur-de-Tub en apercevant le mé-daillon qui se balançait au bout de la chaîne.

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Et avant que le marquis eût pus’opposer à cette profanation, elle ouvrit lepetit cœur d’or et aperçut la boucle brune.

— Tiens ! des cheveux de femme, n’est-ce pas ? Un souvenir d’amour ?

— Mais non ! ne touche pas à cela ! C’estsacré, dit Bertrand impatienté.

— Ah ! c’est ainsi ! dit Carmen dans lecerveau de laquelle montaient les fuméesdu vin de Champagne, monsieur me défendquelque chose ! Monsieur aime une autrefemme dont il conserve les mèches commeune relique. Caramba !… Et ; saisissant brus-quement la boucle, elle la lança par la fe-nêtre, et bientôt les poils s’éparpillèrent augré du vent.

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— Malheureuse ! s’écria Bertrand enmeurtrissant le poignet de Fleur-de-Tub, tuviens de jeter la barbe de saint Pierre !

Et il expliqua tout à Carmen atterrée.Il lui raconta le don spécial du pape, le ca-deau de la marquise des Vaussions, la pro-messe qu’il avait faite de ne jamais se sé-parer de la relique. Qu’allait-il dire mainte-nant ? Comment expliquer la disparition dela sainte boucle ? Comment même oser ren-trer ? La situation était épouvantable. Ils res-taient en face l’un de l’autre, comme deuxcoupables, deux complices s’efforçant de ré-soudre un problème insoluble. L’Espagnole,les cheveux embroussaillés, la chemise fri-pée par la sueur et découvrant la gorge, setenait campée toute droite, cherchant au

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plafond un moyen de tirer son ami d’affaire.Tout à coup, elle eut un sourire diabolique :

— N’aie pas peur, dit-elle, mon pauvreami, je me rappelle très bien comment étaitla barbe de ton apôtre, et je vais te donnerune boucle absolument semblable. Elle saisitles ciseaux, passa dans son cabinet de toi-lette, et deux minutes après, elle revenaittriomphante, le petit cœur d’or muni à nou-veau d’une petite mèche brune très frisée.

Bertrand regarda attentivement la sub-stitution :

— Bah ! dit-il, il faudra bien que celaaille comme cela.

Et embrassant une dernière fois la ca-piteuse Fleur-de-Tub, il reprit le chemin dudomicile conjugal, non sans une certaine in-

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quiétude de conscience. Précisément la mar-quise attendait, à genoux sur son prie-Dieu.

— Il se faisait tard, mon cher ami, etj’avais peur qu’il ne vous fut arrivé quelquechose.

— Oh ! rien du tout, riposta le marquis,seulement la revue a fini à des heures ab-surdes.

— Oui, je sais, on ne peut avoir les ar-tistes qu’après les théâtres… et puis,d’ailleurs, avec votre relique, je sais bienque vous n’avez jamais rien à craindre.

Elle prit une fois de plus le médaillon,l’ouvrit, et porta la boucle à ses lèvres avecune ferveur attendrie. Mais tout à coup, elleregarda, rayonnante de joie, le marquis. Sonvisage était transfiguré.

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— Tenez, dit-elle, vilain sceptique, vousavez parfois émis des doutes surl’authenticité de la relique que je vous avaisdonnée.

— Mais non ! mais non ! balbutia Ber-trand. Je ne conteste pas…

— Si, si, vous doutez, mais ce soir je vaisvous donner une preuve convaincante, irré-futable. Saint Pierre était un simple pêcheur,n’est-ce pas ?

— Oui, il vivait de sa pêche… Mais oùvoulez-vous en venir ?

— Eh bien ! dit la marquise triom-phante, voyez : la boucle sent encore lepoisson !

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N

FRUIT VERT

ous étions réunis l’autre soir

après le dîner dans le fumoir duduc d’Arcole, et la conversation vint à tom-ber sur la fin malheureuse du général Mol-kingen, un vaillant pourtant, un preux à lamanière des Murat, qui avait chargé la cra-vache à la main et portait au front une glo-rieuse balafre reçue à Gravelotte. Un grandnom, une immense fortune, un beau com-mandement, et tout cela pour aboutir à unsuicide navrant dans une maison isolée, à la

suite de je ne sais quelle histoire de petitesfilles…

— Oui, disait le duc d’Arcole en hochantgravement la tête, il faut faire attention,nous autres vieux viveurs, qui avec la mous-tache blanche n’avons pas encore renoncéau culte du cotillon ; c’est dangereux,d’autant plus dangereux que nous occuponsune position sociale plus élevée et que parconséquent nous donnons plus de prise auchantage. Paris est sous ce rapport une villeterrible ; les occasions nous assaillent àchaque pas, et dame, si on ne sait pas résis-ter, on finit un jour ou l’autre par sombrerdans une lamentable aventure où on laisseson honneur. Tenez, voulez-vous savoir cequi m’est arrivé pas plus tard que la semainedernière ?

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On se rapprocha avec intérêt, tandisque les cigarettes s’allumaient à la ronde.

— D’abord, commença le duc, je com-mence par vous déclarer que je ne pose paspour la vertu. Je suis célibataire ; malgré mescinquante-neuf ans j’ai encore bon pied,bon œil, et ma foi, lorsque je rencontre unebonne fortune sortant un peu du pro-gramme banal auquel m’ont habitué trente-cinq années de fête, je ne la laisse pas échap-per. Ce n’est pas qu’il faille à mon palais bla-sé des primeurs ou des piments extraordi-naires ; non, je suis resté sous ce rapport un« primitif » avec des goûts très simples, maisj’avoue que – si jolie que soit la femme – lagalanterie tarifée à l’heure ou au mois ne medit plus rien. Je tiens à la position sociale :pour que mon vieux cœur se mette à battre,

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il lui faut l’illusion que la créature qui sedonne n’est pas une denrée qu’on peut seprocurer comme on achète un sac de choco-lat.

Or, un certain soir de janvier, je me pro-menais sur les boulevards encore envahispar les petites boutiques, lorsque ma vue futattirée par une très jolie maman, qui flâ-nait devait les étalages en tenant par la mainune fillette d’une douzaine d’années. C’étaitle commencement de la trentaine dans soncomplet épanouissement, à l’heure où lafemme éprouve et sait, peut sentir dans sonêtre bien équilibré tous les frémissements dela passion et peut donner par sa science del’amour tous les raffinements des suprêmesjoies. Ceci pour bien vous expliquer mongoût très spécial, très sincère pour ces beaux

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commencements d’automne. Sa jaquette deloutre, sa robe en drap noisette ornée debroderies en chenille dessinant des plumes,sa capote de velours fauve, tout cela consti-tuait un ensemble élégant, sobre à l’œil,mais d’une exquise distinction. Quant à lapetite fille, elle était quelconque, et pour lemoment elle tombait en admiration devantune superbe poupée qui trônait à l’une desboutiques.

— Oh ! maman, disait la petite, je t’enprie, achète-la-moi. Elle me remplaceraMarguerite, qui est cassée.

— Combien la poupée ? demanda lamère de sa voix harmonieuse.

— Trente francs, madame, répondit lemarchand. Remarquez que la robe est en su-rah, et le corsage en pékin pompadour.

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— C’est égal, c’est trop cher. Et elle seprépara à emmener sa fille, qui déjà avait leslarmes aux yeux.

Je crus le moment venu dem’approcher.

— Madame, dis-je en saluant très bas,en ma qualité de vieux garçon, je n’ai passouvent la joie de faire plaisir aux enfants.Je suis le duc d’Arcole. Voulez-vous me per-mettre d’offrir à votre petite fille la poupéequ’elle désire ?

— Mon Dieu ! monsieur, je ne sais si jedois… Vous aimez les enfants ? me dit-elletout à coup en me fixant avec ses grandsyeux clairs.

Je crus plus diplomatique de masquersous une affection paternelle les sentimentsbeaucoup moins chastes que j’éprouvais

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pour la maman, et je répondis d’un airconvaincu :

— Je les adore !Puis, prenant la poupée en pékin pom-

padour, je la mis entre les mains de la petite,qui se mit à sauter d’allégresse. La glaceétait brisée. Nous continuâmes la route côteà côte. Mon inconnue m’apprit qu’elle se

nommait Mme Darthez, qu’elle était veuved’un chef de division au ministère des tra-vaux publics, et qu’elle menait une vie trèsretirée en compagnie de sa petite mignonne

Mlle Louise, ou plutôt Loulou, et de deuxanciens serviteurs. Dans mon imaginationcharmée j’entrevis immédiatement un inté-rieur patriarcal avec la lampe à abat-jourrose, le foyer, l’ouvrage en tapisserie, la ser-vante aux bandeaux plats, aux cheveux gri-

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sonnants, et lorsque arrivé devant une mai-son de la rue de Choiseul, à l’aspect so-lennel, on me permit de revenir le mardisuivant, vers les cinq heures, j’avoue quej’éprouvai une vive satisfaction.

Persuadé que je venais de lire le pro-logue d’un joli roman qui allait peut-êtreapporter un intérêt dans ma vie passable-ment désœuvrée, je fus exact au rendez-vous, et au jour fixé je montais le grand es-calier de la rue de Choiseul. Moquez-vousde moi, si vous voulez, mes bons amis, maisje vous l’avouerai, j’avais soigné mon rame-nage plus que de coutume, j’avais retrous-sé victorieusement au petit fer ma mous-tache de vieux guerrier, et une rosette touteneuve d’officier de la Légion d’honneur pi-

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quait une note éclatante sûr le revers en soiede ma plus belle redingote.

Je sonnai, un peu ému ; une vieillebonne vint m’ouvrir. C’était bien l’intérieurbourgeois que j’avais rêvé. Un salon en mo-quette, une garniture de cheminée style em-pire avec des sphinx comme candélabres,et un Marius sur les ruines de Carthagecomme pendule. Un portrait, celui du chefde division sans doute, décoré et cravaté dehaut ; un grand christ en ivoire ; tout y était,jusqu’à l’ouvrage de tapisserie commencédans une corbeille, jusqu’à la lampe à abat-

jour rose éclairant une table où Mlle Louloufaisait une page d’écriture. J’étais ravi.

À tout hasard et comme entrée de jeu,je sortis une boîte de bonbons que j’offrisà la petite en lui caressant la joue d’une

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tape amicale, puis, ce devoir rempli, jem’absorbai dans la contemplation de la ma-man. Elle était tout à fait charmante avec sarobe de chambre en armure bleue formantpour ainsi dire tablier et serrée autour de lataille par une ceinture lâche.

— Décidément, monsieur, me dit-elle,vous gâtez Louise. L’autre jour, une poupée ;ce soir, des bonbons. Vous aimez donc bienles petites filles ?

— Que voulez-vous, madame ? tous lesvieux messieurs sont comme ça, répondis-jeavec modestie.

Je ne sais ce qu’elle comprit, mais elleeut un étrange sourire que dans ma fatuitéj’interprétai par : Allons donc ! Vous n’êtespas si vieux que vous le dites.

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Vieux ! non certes, je ne l’étais pas, sur-tout à ce moment-là, et très empoigné parle cadre au milieu duquel commençait mabonne fortune, j’allais prendre tendrementla main de Mme Darthez, lorsque je fus ar-

rêté par la vue de Mlle Loulou, qui conti-nuait tranquillement à faire des jambages.Et ce distique latin appris dans mon enfanceme revint à l’esprit :

Maxima debetur puero reverentia.Si quid turpe paras, ne tu pueri contempseris

annos.

Mme Darthez surprit mon regard, etcomprit sans doute la délicatesse du senti-ment auquel j’obéissais, car elle me dit aus-sitôt :

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— Désirez-vous passer dans une autrepièce ? Oui, il me semble qu’on serait mieuxpour causer.

Elle ouvrit une porte et me fit entrerdans un boudoir dont l’ameublement mesurprit, tant il faisait contraste avec le stylefroid et rococo du salon. Les murs étaienttout tendus en taffetas rose pâle brodé debouquets de fleurs ; les rideaux en soie bleueà rayures cannetillées étaient gracieuse-ment relevés par des cordelières ; le toutgarni de franges et de passementeries rap-pelant les nuances de différentes fleurscomposant les bouquets du broché. Sur lacheminée, une paire de candélabres à troislumières forme vases, montés en bronze ci-selé, avec des anses en tête de satyre, fai-saient pendant à une pendule Louis XVI re-

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présentant une allégorie, l’Amour à l’oiseau,

de Pigalle. Sur la console d’entre-croisées’élevait une vitrine incrustée d’écaille etd’ivoire avec moulures guillochées et rem-plies de figurines, de bonbonnières, de sta-tuettes, etc. ; un grand vase en ancien émailcloisonné de Chine contenait une planteverte dont le feuillage s’élevait au-dessusd’un vaste divan recouvert d’une belle ten-ture en velours du Caucase à dessin poly-chrome et abrité par un paravent à troisvantaux. Le jour des fenêtres était tamisépar des stores en ancienne guipure au filet.Un véritable nid d’amour ; je croyais rêver.

Madame Darthez se laissa tomber surla chaise-longue, et je m’empressai de venirm’asseoir à côté d’elle. Déjà je m’escrimaisaprès les agrafes de la robe de chambre-

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armure avec des mains maladroites quis’égaraient ; mais elle se débattait commeune femme qui veut gagner du temps, en medisant :

— Patience ! patience ! Je vous ménageune surprise.

Au fait, j’allais peut-être un peu vite…La veuve d’un chef de division… Mais quevoulez-vous ? On n’a pas été impunémentcolonel dans un régiment de hussards, Aussije m’apprêtais à reprendre les hostilités,quand, à ma stupéfaction profonde, je vis

entrer Mlle Loulou, mais absolument nue,son petit corps enfantin se détachant maigreet svelte sur la tenture vieux rose.

— Vous m’avez dit que vous adoriez les

enfants, dit Mme Darthez. Allons, Loulou,

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viens t’asseoir sur les genoux de monsieur.Il te donnera encore des bonbons.

Je me levai très rouge, ahuri, écœuré,comprenant tout à coup la fausseté de maposition, craignant un guet-apens, un es-clandre.

— Madame balbutiai-je, il fautm’excuser ; aujourd’hui je suis un peu pres-sé, mais… je reviendrai vous voir.

— Vous nous le promettez ?— Absolument, comptez sur moi !…Et je me dirigeai rapidement vers la

porte. Au moment où j’allais franchir ceseuil exécré, la maman m’arrêta et me dit :

— Ah ! j’oubliais, monsieur le duc ; sivous nous faites votre visite après jeudi, nevenez qu’après trois heures, parce qu’avant

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il faut que ma Loulou aille au catéchismepour faire sa première communion.

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C

UN CENTIMÈTRE PAR MOIS

’était un bien brave homme que le

docteur Tressergues, qui depuistrente ans exerçait à Bailleau-sur-Galardon.Membre du conseil général, bien vu par lesriches à cause de ses lumières toutes spé-ciales, adoré des pauvres qu’il soignait pourrien avec un dévouement angélique, il étaitconsidéré comme un oracle à dix lieues à laronde, et lorsqu’il passait trottant menu surson petit bidet d’Auvergne, les coups dechapeau pleuvaient le long de la route.

Très robuste, haut en couleur, les favo-ris grisonnants entourant une face réjouieaux lèvres sensuelles, Tressergues, par tousles temps, sous la pluie, sous la neige,n’hésitait jamais à se rendre auprès des ma-lades, et c’est à peine si ces fatigues phy-siques pouvaient suffire à sa dévorante ac-tivité. D’ailleurs peu de distractions àBailleau-sur-Galardon ; les soirées parais-saient un peu longues, un peu tristes pourle vieux célibataire qui vivait dans sa Villa

des Glaïeuls avec son jardinier Pierre et sa

chambrière Catherine. Aussi – pourquoi nepas l’avouer ? – il avait fini par user desdroits du seigneur avec Catherine, une bellefille de vingt ans, aux yeux luisants, avecdes formes solides qui eussent pu lui per-mettre de chanter comme la pauvre Demay :

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Moi, j’ cass’ des noisettesEn m’asseyant dessus.

Comment cela était-il arrivé ? Est-cequ’on sait jamais ? Un soir d’hiver, qu’il fu-mait sa pipeau coin de l’âtre, Tresserguesavait demandé à Catherine de lui apporterson pot à tabac placé sur la planchette ; pouratteindre cette planchette, Catherine avaiteu besoin de monter, sur un escabeau, etcette ascension avait tout à coup révélé audocteur un mollet rond moulé dans un grosbas à côtes, et au-dessus une peau satinée…Était-ce la digestion ? Était-ce le feu quinuançait cette peau de teintes roses, ou biensimplement le diable passait-il à ce momentpar la villa des Glaïeuls ?… Qui pourrait ledire ? Toujours est-il que Catherine, empoi-gnée brutalement sur son escabeau, n’eut

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pas même le temps de saisir le pot à tabacet fut emportée comme une plume dans lachambre du docteur, où elle passa cettenuit-là… suivie de beaucoup d’autres.

Cela marcha ainsi quelque temps, avecune discrétion absolue de part et d’autre, etsans que personne, même dans la maison,pût jamais suspecter Tressergues, bienconnu par son austérité et la dignité de savie, lorsqu’un beau malin, Catherine entratout en larmes chez le médecin. Elle étaitenceinte, et éclatait en reproches violents.Qui eût pu jamais croire cela d’un docteur ;ces gens savants vous faisaient donc des en-fants comme les autres !… Ah ! si elle avaitsu ! Mais voilà, elle n’avait pas eu de mé-fiance, et aujourd’hui qu’elle était engrosséepar Tressergues comme par le premier bou-

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vier venu, qui en voudrait dans le pays, quiconsentirait à l’épouser ? Elle était perdue,déshonorée.

— Allons ! allons ! fit le docteur avecbonhomie, c’est au contraire ta faute quiva te permettre de t’établir, car je te donnetrois mille écus de dot, et sois tranquille, jeme charge de te trouver un mari – et unbon.

Un peu rassérénée par ces douces pa-roles, Catherine sauta au cou de Tres-sergues, essuya ses larmes, et se remit àl’ouvrage, tandis que le docteur descendaitau jardin trouver Pierre. Bien souvent, ilavait surpris les regards d’ardente convoi-tise que jetait le jardinier sur la chambrière.

— Eh bien ! Pierre, lui dit-il à brûle-pourpoint, est-ce que tu ne songes pas à te

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marier ? Te voilà pourtant en âge, mon gar-çon.

— Oui, Monsieur le docteur, mais pourse marier, faut être deux.

— Sans doute, et je connais pas bienloin une belle fille qui ferait ton affaire.

— Qui ça, demanda Pierre en rougis-sant.

— Eh bien ! Catherine donc, ta com-pagne d’ici. Tu n’y as jamais pensé ?

— Si, Monsieur le docteur, j’y ai bienpensé… surtout le matin en me levant, mais,voyez-vous, Catherine est sage, je le sais,et ne prendrait pas un galant. Quant àl’épouser, elle n’a rien, moi non plus, et, ennous unissant, nous pourrions dire commedans la chanson :

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Gai, gai, marions-nous ; mettons-nous dans lamisère.

Gai, gai, marions-nous ; mettons-nous la cordeau cou. !

— Eh bien ! mon ami, c’est ce qui tetrompe. Elle a trois mille écus que je luidonne en témoignage de satisfaction au mo-ment de son mariage.

— Trois mille écus !… Mais c’est unefortune !

— Comme tu dis, et avec cela, jolie,sage, honnête, un vrai morceau de roi.

— Ah ! Monsieur le docteur, dans cecas-là, j’épouse ! mais savoir, de son côté, sielle voudra.

— Je m’en charge, mon ami, et je vaisplaider chaudement ta cause.

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Tressergues plaida, en effet, chaude-ment tous les jours la cause du jardinier, –je crois bien que la veille des noces il la plai-dait encore, plus chaudement que jamais –et le lendemain le mariage avait lieu avecune grande pompe à la chapelle de Bailleau-sur-Galardon. Le jour même le ménage quit-tait la villa des Glaïeuls, l’honnête docteur,sans doute pour s’éviter toute nouvelle ten-tation, ayant décidé que les jeunes épouxseraient remplacés à son service et iraienthabiter dans une métairie qu’il possédait àquelques lieues de là.

Puis le temps passa, Tressergues un peuassombri, mais consolé par la satisfaction dudevoir accompli, – en somme il avait faitdeux heureux… peut-être trois – lorsqu’unbeau matin il vit arriver Pierre chez lui, très

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soucieux, et tournant son chapeau entre sesdoigts d’un air embarrassé.

— M’sieu le docteur, je viens vous an-noncer que Catherine est accouchée ce ma-tin d’un gros garçon.

— Ah ! fit Tressergues sans sourciller.Tous mes compliments, mon gaillard, tun’as pas perdu ton temps !

— Il n’y a pas à me féliciter, fit brus-quement Pierre, car le petit est venu à cinqmois – cinq mois, vous entendez, Monsieurle docteur – donc le petit n’est pas légi-time… et je vais quitter ma femme, cettegueuse qui m’a trompé !

— Allons-donc ! Que me racontes-tu là ?— Allez à la ferme, vous y trouverez

l’enfant. Or, calculez : je me suis marié enoctobre. D’octobre à janvier, cela fait cinq

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mois. Et moi qui avais eu confiance en vous,car c’est bien vous qui me l’avez conseillé,en m’affirmant qu’elle était sage, honnête…Alors, tout à coup, j’ai songé aux trois milleécus que vous aviez donnés… Pardonnez-moi, Monsieur le docteur, mais ça m’a don-né quasiment un soupçon. Voyons, dites-moi la vérité. Vous que tout le monde es-time, que tout le monde vénère, vousn’aurez pas commis une vilenie semblable !

Tressergues était dans ses petits sou-liers. Le paysan était campé devant lui, leregardant bien en face avec des yeux quine promettaient rien de bon. Il pouvait yavoir esclandre, scandale ; sa position pou-vait être à jamais compromise… Et puis siPierre quittait Catherine, celle-ci, abandon-née, reviendrait forcément s’installer aux

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Glaïeuls… Le mari pas content causerait ;l’histoire serait sue de tout le pays, et toutl’échafaudage laborieusement combinés’écroulerait. Il faudrait dire adieu nonseulement à la clientèle des châteaux, nonseulement au conseil général, mais à tousles beaux projets d’avenir entrevus, à la dé-putation qu’on lui avait déjà proposée…C’était terrible. Et Pierre était toujours làanxieux, grondant comme une bête brutequi n’attend qu’un mot, qu’un signe pouréclater.

Tout à coup, Tressergues tressaillitcomme frappé d’une idée subite.

— Cinq mois ! dit-il, comme se parlant àlui-même, cinq mois. Ah ! le cas est bien bi-zarre, et ce doit être de ta part un vice deconformation.

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— Comment, demanda le jardinier indi-gné, mais je vous prie de croire que je n’aipas le moindre vice, que je suis sain commel’œil, et que tout ce qui devait être fait a étébien fait. Y a pas de ma faute, pour sûr !

— Tu ne m’entends pas. Laisse-moiprendre ta mesure.

— Vous allez me mesurer ?— Oui, je vais mesurer ton nez. Ce n’est

pas une opération douloureuse.— Oh ! non, Monsieur le docteur, vous

pouvez y aller carrément, mais je ne voispas…

Sans répondre, Tressergues prit un cen-timètre, l’appuya délicatement depuisl’origine de l’appendice jusqu’à son extré-mité, et s’écria triomphalement :

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— Là, j’en étais sûr ! Tu n’as que cinqcentimètres.

— Eh bien ?— Eh bien ! comme je le supposais, mon

pauvre ami, il te manque quatre centimètrespour avoir la longueur normale qui est deneuf centimètres. Il faut un centimètre parmois. C’est ainsi que certains enfantsnaissent à huit et même à sept mois avec despères plus ou moins mal conformés. Commetu n’as que cinq centimètres – ce qui esttout à fait extraordinaire – ton garçon est néà cinq mois, au lieu d’apparaître à neuf – cequi se fût produit inévitablement si tu étaiscomme tout le monde. Donc, je le répète :vice de conformation.

— C’est bien sûr, ce que vous meracontez-là ?

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— C’est mathématique.Au fait, M. le docteur Tressergues ne

pouvait pas commettre une erreur. Du mo-ment qu’il affirmait, lui, une lumière de lascience, ce devait être la vérité, et puis, oncroit aisément ce qu’on désire. Pierre aimaitbien sa Catherine, et ça lui faisait commeune grosse joie au cœur de penser qu’elle nel’avait pas trompé et qu’il était bien le pèredu mioche.

— Monsieur le docteur, ajouta-t-il, j’aiune requête à vous faire. Peut-être que lepetit venu dans ces conditions-là et par lafaute de ma conformation sera moins fortqu’un autre, moins robuste. Il aura besoinde soins, de précautions… Voulez-vous êtreson parrain ?

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— Avec plaisir, mon brave Pierre, tupeux compter sur moi, et jamais ton garçonne manquera de rien. Il serait trop injusteque le pauvre petit eût à souffrir parce quela Providence t’a refusé quatre malheureuxcentimètres. Quant aux autres, tu peux terassurer… je m’arrangerai pour qu’ilsviennent à neuf mois.

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E

PLAISIR DES DIEUX !…

« Faites cela en mémoire de moi. »

t comme Marguerite, après avoir

parcouru avec moi pendant unelongue demi-heure tous les sentiers embau-més des paradis artificiels, revenait enfin dece voyage aux pays des délices, elle ouvritun œil plein d’aveux reconnaissants, et rap-prochant sa jolie tête sur mon oreiller, elleme dit :

— Ça ne vous étonne pas de m’avoir là,dans vos bras ?

— Mais si ! Mais si ! fis-je avec convic-tion, car il faut toujours avoir l’air stupéfaitde bonheur – quand ce ne serait que par po-litesse pure.

— Vous ne vous êtes pas parfois deman-dé quels étaient les motifs qui avaient pu mepousser à devenir votre maîtresse ?

Je l’avouerai, je ne suis pas un analysteni un compliqué ; quand une femme se

donne, du diable si je vais chercher des mo-tifs à cette donation entre vifs, mais je flairai

une histoire ; or, dans la disposition…d’esprit où je me trouvais momentanément,rien de reposant comme un semblable in-termède. D’ailleurs, je me rappelais vague-ment une aventure romanesque, une rup-

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ture éclatante avec son mari le marquis dePontades. Bref, je pris l’air aussi morale-ment intéressé que me le permettait monabrutissement physique, et après avoir choi-si confortablement une pose dontl’enchevêtrement ne manquait pas d’un cer-tain charme, je répondis :

— Je t’en prie ! raconte-moi tout ! tout !— Vous avez connu Jacques de Pon-

tades, reprit Marguerite, un beau garçon,très lancé, très élégant, déjà un peu marqué,que je retrouvais menant les cotillons danstous les bals où j’allais. Impeccable dans sacravate blanche et dans son frac au reversde satin fleuri, il m’éblouissait, moi, fillette,par l’autorité avec laquelle il invitait les

petites-jeunes à retourner s’asseoir à leurplace. « – Je ne distribue les bibelots qu’à

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domicile, » disait-il, en fronçant ses sourcilsolympiens. Et les petites-jeunes obéissaient.Il était si grand, si fort, sa moustache étaitsi noire et sentait si bon !… Bref, je fus litté-ralement subjuguée, et un beau jour, je dé-clarai à maman que si je n’épousais pas lemarquis de Pontades je serais la plus mal-heureuse des Marguerites.

Les pourparlers commencèrent. Pon-tades était flatté d’avoir été distingué endépit de ses trente-huit printemps par unejeune fille ; de plus, je n’étais pas mal et madot était fort bien ; enfin, au bout d’un mois,le mariage avait lieu à Sainte-Clotilde, luirésigné, moi triomphante. Peu après nouscommencions nos visites de noce, et l’undes premiers salons où mon mari meconduisit fut celui de la princesse Olga Tra-

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jowska. La princesse fut charmante,m’accueillit à bras ouverts et, de ce jourcommença une intimité à laquelle jem’abandonnai sans aucune arrière-pensée.

Nous allions ensemble chez les mo-distes, chez les couturières, au Bois, authéâtre. Parfois, quand nous apparaissionsà une avant-scène avec le marquis derrièrenous, je surprenais bien dans la sallequelques sourires, quelques chuchotementsderrière les éventails, mais moi, aveugle, jene comprenais rien ! Olga était veuve, libre,seule, et il était tout naturel qu’elle réunîtson existence à la nôtre.

D’ailleurs, j’adorais Jacques de toutesmes forces, de toute mon âme, avec les illu-sions de mes vingt-ans. Il était pour moicomme un être supérieur, comme un Dieu

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que je vénérais à genoux et que j’admiraisdans une gloire ; quant à lui, il daignait selaisser aimer de très bonne grâce – et jen’en demandais pas davantage. Jamais je nelui demandais une explication sur ses ab-sences, jamais je ne me permettais de discu-ter ses actes. Il sortait, c’était bien ; il ren-trait, c’était mieux ; et je marchais ainsi, ra-dieuse, dans mon rêve étoilé.

Cela dura ainsi très longtemps ; quandnos maris font la fête, nous sommes tou-jours les dernières à le savoir, n’est-ce pas ?Enfin, un matin, je reçus la lettre suivante :

« Vous jouez un rôle ridicule ; M. dePontades vous trompe avec votre meilleureamie, la princesse Olga Trajowska. Si vousen doutez, rendez-vous ce soir, 18, rue duCirque, vers les onze heures. »

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Pas de signature. Je crus d’abord à uneinfamie, à quelque vengeance lâche et ano-nyme, et comme c’était mardi, je priaiJacques de venir le soir avec moi à laComédie-Française, dans la loge de matante. Ah ! s’il m’avait dit oui, commej’aurais eu honte de mes soupçons ! Mais,hélas ! Jacques, d’un air embarrassé, prétex-ta je ne sais quel rendez-vous au cercle… Ondevait discuter le cas du comité qui avaitécrit une lettre imprudente ; c’était une pe-tite révolution intérieure à laquelle, lui mar-quis de Pontades, devait s’associer… Et toutcela en bredouillant, avec des mots qui tra-hissaient l’effort. Pour la première fois, jesentis que Jacques mentait impudemment.J’étais navrée !…

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À neuf heures, je sortais seule pour laComédie-Française ; puis, après avoir faitune apparition dans la loge de ma tante, jeprétextai une migraine et je rentrai. Mon-sieur était déjà sorti. Je m’enveloppai préci-pitamment dans une de ces grandes mantesbretonnes auxquelles ma vieille servanteBrigitte est restée fidèle, puis, rabattant lecapuchon, m’appuyant sur une cannecomme une pauvresse, j’allai me camper de-vant la porte du numéro 15 rue du Cirque.Une large lumière filtrait entre les grands ri-deaux et le plafond par les fenêtres du rez-de-chaussée, et moi je restai hypnotisée parcette lumière, ne pouvant en détacher mesyeux.

À mesure que l’heure avançait, ma ja-lousie s’accentuait plus violente. Était-ce

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une hallucination ? Parfois, je croyais voircomme des ombres sur cette partie du pla-fond qui était éclairée ; puis, après quelquesinstants, la ligne de feu reparaissait claire,nette. Évidemment, les deux amants étaientlà. Devaient-ils assez se moquer de la naïveMarguerite ! Et tandis que transie, grelot-tante, je restais à défaillir dans la rue, ilsétaient, eux, dans les bras l’un de l’autre,dans la grande chambre tiède et close, heu-reux… comme nous venons de l’être, moncher ami. Je me représentai Jacques, lesyeux allumés, disant à Olga toutes ces foliesqu’il m’avait dites à moi, balbutiant cesmots étranges et surhumains dont jeconservais un souvenir si âcre et si précis.À cette pensée, je me sentais envahie parune rage atroce ! Saisie par la fraîcheur de

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la nuit, j’avais cependant la tête en feu, moncœur battait à tout rompre. Jamais je n’avaiséprouvé une souffrance aussi aiguë…

— Allons, fis-je en secouant ma torpeur,je vais sonner, entrer, et ce sera drôle !… Si lalettre avait menti, pourtant !… Ce suprêmeespoir me retenait encore… Mais à ce mo-ment, je tressaillais comme frappée d’unecommotion électrique. La ligne de lumièreavait disparu, les fenêtres étaient toutesnoires. On venait d’éteindre les bougies etl’on s’en allait. Je me rangeai centre la portecochère, et au moment où elle s’ouvrait,j’aperçus Jacques, le collet du pardessus re-levé, qui sortait donnant le bras à unefemme dont le visage était caché par unvoile épais. Je m’approchai appuyée péni-

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blement sur mon bâton, croyant mourir, etje tendis une main qui tremblait.

— Allons, mon ami, dit une voix que jereconnus immédiatement pour celle d’Olga,soyez généreux avec cette pauvre femme,nous avons été si heureux !

— Oui, le bonheur rend l’âme bonne, re-prit Jacques.

Il me mit un louis dans la main, puis lesdeux misérables s’éloignèrent en riant, et ense serrant tendrement l’un contre l’autre.

Je restai seule dans la nuit, avec cetteaumône qui me brûlait la main, et tout àcoup je sentis en moi comme un grand vide.Mon cœur était mort. Traditions, pudeur,préjugés, sentiments de famille, respect dunom, tous ces obstacles à nos fantaisies,toutes ces entraves à nos vices venaient de

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se briser et de disparaître comme par en-chantement, ne laissant en moi qu’un seuldésir, celui de me venger follement, de medéshonorer, de me vautrer dans toutes lesfanges, dans toutes les ivresses et danstoutes les ignominies.

Dès le lendemain j’avais quitté la mai-son, et à quatre heures, je me présentai chezle petit duc d’Arcole. – Dieu sait s’il m’avaitfait la cour celui-là ! – donnant seulementcomme condition de mes faveurs le cadeaud’un louis, d’un beau louis d’or à envoyer aumarquis de Pontades.

Depuis, j’ai eu des amants à la dou-zaine, et chaque fois que je me suis donnée,je n’ai jamais manqué d’exiger d’eux unsemblable envoi. Hein ! vingt francs ! cen’est pas trop cher pour se payer la mar-

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quise de Pontades ? Aussi, je te prie decroire que les demandes ne chôment pas ;je suis devenue une des clientes les plusassidues de la mère Leprince qui m’a ins-crite sur ses registres comme une de sesmeilleures clientes et réalise avec moi desbénéfices considérables sur lesquels elle aseulement à prélever le louis du marquis. Jefais ainsi une rente de pièces de vingt francsà mon mari ; chacune d’elles représente unenouvelle chute, c’est l’intérêt au centuple dela pièce d’or donnée le soir de son rendez-vous, c’est la revanche, en jouissances folles,de l’heure qu’il a passée rue du Cirque.

Et voilà pourquoi je suis ici dans tesbras…

Je regardai ma compagne. Cette histoirel’avait animée ; la poitrine soulevée par

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l’émotion, le teint vif, l’œil brillant, elle étaitplus désirable que jamais. Peut-être un autrese fût-il mis à philosopher sur une déprava-tion de cette grande dame partie de si hautet tombée si bas, sur cette chair aristocra-tique devenue chair à plaisir ; mais, je le ré-pète, je ne suis pas un analyste, ni un com-pliqué, et comme l’intermède de cette nar-ration intéressante m’avait tout à fait repo-sé, je dis en rapprochant mes lèvres de sonoreille :

— Écoute, Marguerite, je lui dois déjàun louis, au marquis.

— Parfaitement.— Eh bien ! je me sens en veine de gé-

nérosité ; comme il te le disait : le bonheurrend l’âme bonne… Si tu veux, nous lui enenverrons deux.

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— Tant que tu voudras ! me répondit lamarquise délirante et me tendant ses lèvres ;mais à une condition… c’est que je les aiegagnées.

Elle en a bel et bien gagné trois, ce soir-là, consciencieusement gagné, je vous priede le croire, et nous avons fidèlement en-voyé ces trois pièces d’or à M. de Pontades.Jamais je n’ai si bien compris la vérité de ladéfinition : Vengeance, plaisir des dieux.

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A

FRISSON D’AMOUR

« Qui va piano, va sano. »

u fait, d’où pouvait provenir le suc-

cès du pianiste Mario Pedal-stein ?… Était-ce sa face glabre, sur laquelles’étalait un nez autoritaire et majestueux ?Était-ce ses grands yeux dans lesquels pas-saient au courant de l’improvisation deslueurs diaboliques ? Était-ce enfin ses longscheveux embroussaillés tombant sur le col-let de l’habit, suivant la mode hoffma-

nesque, qui faisaient que toutes ces damesse l’arrachaient, le vénéraient comme uneidole et l’adoraient comme un Dieu ?

Est-ce qu’on peut jamais expliquer ceschoses-là ! Beaucoup de gens, et je suis dunombre, préféreraient de beaucoup se ren-contrer au coin d’un bois avec l’assassinDauga, plutôt que face à face avec un pia-niste dans un salon, exposé sans défenseà toutes les fugues d’un mélomane impla-cable. Je comprends à la rigueur le petit ta-peur auquel on donne quinze francs et unverre de sirop pour faire danser les jeunesfilles de minuit à cinq heures du matin ; maisle pianiste adulé, triomphant, le pianiste au-

quel la Hongrie offre un sabre, et Mme Run-kaczy des roses, ce pianiste-là constitue un

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phénomène inquiétant dont ma raisons’effraie.

Donc, Pedalstein se promenait dans lessalons, vendant son piano, ce piano qu’il

domptait depuis vingt ans et qu’il tuait souslui tous les soirs, quitte à le ressusciter pardes gammes chromatiques. Ces temps der-niers il avait composé une mélodie intitu-lée : Frisson d’amour, qui avait le don de

faire se pâmer littéralement tout un stock defemmes hystériques et détraquées. Je ne saisce qu’elles percevaient dans les sonoritésétranges, les ralentissements et les accordsfurieux qui émaillaient cette œuvre, à coupsûr pas banale, mais dès que Mario entamaitson Frisson d’amour, on les voyait se ren-

verser dans leurs fauteuils, la bouche sou-riante, entr’ouverte comme dans un spasme

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jouisseur, les paupières animées d’un mou-vement vibratoire très rapide, les globesoculaires subissant de brusques mouve-ments de bas en haut, tandis que les pau-pières se fermaient. Le torse secoué jus-qu’au paroxysme était agité de soubresautsnerveux et inconscients jusqu’à ce qu’ils’affaissât dans une résolution complète.

C’est une pluie de notes, un feud’artifice, une gerbe de sons qui s’élèventen fusées sonores pour retomber ensuite surles admiratrices mortes de joie, et l’ons’expliquait que Dantan eût jadis représentéPedalstein avec dix doigts à chaque main.

Bertha Pedalstein, la digne épouse del’artiste, avait subi, elle aussi, le charme dece doigté vertigineux, et si, riche, adorable-ment jolie, elle avait épousé, malgré sa fa-

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mille, le petit professeur, alors qu’il était en-core inconnu et besogneux, c’est que, dès lapremière leçon de piano à 3 francs le cachet,elle avait senti son cœur aller à Mario dansun accord parfait et radieux.

Depuis, elle avait toujours été la mé-nagère impeccable, vivant à l’ombre de lagloire maritale, et se contentant de suffragesqui, avec un peu de coquetterie, eussent puêtre conquis par sa seule beauté.

Parfois, elle s’inquiétait bien un peu deces invitations multiples, de ces bouquets,de ces billets parfumés qui arrivaient au pe-tit lever de Pedalstein ; mais, comme lui ex-pliquait ce dernier avec la sérénité del’innocence, toutes ces passions étaient pla-toniques, éthérées ; on adorait en lui, nonl’homme, mais l’artiste. Et il ajoutait :

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— Elles sont toutes cérébralementamoureuses de moi, voilà tout !

Puisque ce n’était que cérébral, il n’yavait rien à dire, et Bertha s’inclinait devantla nécessité, mais s’il en eût été, autrement,si l’on eût pris une parcelle de l’amour phy-sique auquel elle avait légitimement droiten vertu du contrat passé par-devant lemaire, ah ! je vous prie de croire qu’elle nese fût pas gênée une minute pour infliger àl’infidèle la peine du talion.

À cette seule idée, son cœur battait àtout rompre, et ses narines palpitaient d’uneétrange façon, tandis que ses yeuxs’allumaient d’un feu sombre. Déjà, pour sanature exubérante et plantureuse, Pedal-stein était à peine suffisant ; il avait parfoisdes défaillances inexplicables, mais, dans ce

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cas, elle le priait simplement d’avoir recoursau piano ; il entamait Frisson d’amour avec

ce merveilleux doigté dont nous avons parléet… l’imagination de Bertha faisait le reste.

Parmi les admirateurs toujours tenus àdistance par l’austère Bertha, on remarquaitle baron Gotschild, le richissime banquier.Venu d’abord pour acheter certain divan in-dien, merveilleusement fouillé, racontantles amours de Boudha, de Vichnou et de Si-va, divan jadis offert à Mario par une vieillelady en délire à la suite d’un concert àDrury-Lane, il avait prétexté un défautd’entente sur le prix pour faire de fré-quentes visites à la maîtresse de la maisondans le coquet boudoir oriental où s’étalaitle fameux divan.

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Ces jours-là, Bertha, tenue en méfiance,exigeait que son mari assistât à l’entrevue,et Mario Pedalstein, en mari bien élevé etdiscret, se tenait dans le grand salon voisin,et occupait ses loisirs en laissant courir dis-traitement ses doigts sur les touchesd’ivoire. Cela durait ainsi depuis quelquetemps, l’épouse toujours inexorable, et lebanquier toujours amoureux, lorsque, enfeuilletant une partition, Bertha trouva unjour le petit billet suivant :

Mon beau Mario,« Tu m’as laissée si fatiguée, si affolée

hier au soir que je n’ai pas eu le couragede sortir. Et je suis restée au coin du feu,avec ton souvenir plein mon cœur, ton por-trait en face de moi, lasse, brisée, mais bienheureuse. Malgré moi je me suis mise à son-

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ger à toutes ces femmes que tu as eues ;aucune cependant ne s’est donnée commemoi, depuis le jour béni où après avoir en-tendu Frisson d’amour, je suis tombée dans

tes bras. Je suis à toi, absolument et entière-ment à toi ; tu m’as prise, toute, toute, corpset âme, et je ne puis plus être que par toi oufollement heureuse, ou tout plein malheu-reuse.

« Tends tes lèvres, mon idole, monDieu, mon roi !…

« Princesse Rinoli. »

En lisant ce billet ardent, si clair, si pré-cis dans sa déclaration flamboyante et dansses aveux reconnaissants, Bertha devinttoute pâle. Elle reprit le billet, mot parmot…, « lasse, » « brisée…» « aucune ne s’est

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donnée comme moi…» « je suis tombée dans

tes bras…» « tends tes lèvres…» Les caractères

dansaient devant ses yeux obscurcis par leslarmes. Allons, il n’y avait pas à douter :c’est cela sans doute que Pedalstein appelaitun amour cérébral. Quel misérable…

Puis tout à coup, refoulant son chagrin,odieusement blessée dans son amour-propre de femme, elle fut prise d’un désirfou de se venger d’une manière éclatante,complète, et comme à ce moment on lui an-nonçait la visite du baron Gotschild :

— Faites entrer le baron dans le boudoiroriental, dit-elle au domestique, et prévenezmonsieur.

Une minute après, le banquier apparais-sait, baisait galamment la main qu’on luitendait, et s’asseyait à côté de Bertha sur

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le fameux divan indien. Puis, Mario étantsurvenu, après qu’on eut échangé quelques

phrases de politesse banale, Mme Pedalsteinlui dit avec sa voix harmonieuse comme unchant d’oiseau :

— Mon ami, laisse-moi traiter avec M.Gotschild la question du meuble indien, etpendant ce temps-là, jouez-nous donc : Fris-

son d’amour ; voulez-vous ?

— Parfaitement, dit Mario en riant, ondit que la musique adoucit les mœurs ; elleattendrit peut-être les banquiers.

Il passa dans le grand salon dont la por-tière retomba derrière lui, et se mit au piano.

Tandis qu’il commençait à préluder,Bertha se rapprochant vivement du ban-quier, lui dit, en le regardant fixement lesyeux dans les yeux :

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— Vous tenez toujours à ce divan indi-en ?

— Plus que jamais, répondit Gotschilden lui serrant les mains.

— Voyez-vous, baron, aujourd’hui, jeme sentirais assez disposée à perdre quelquechose dessus.

Ah ! ça, que signifiait cette phrase énig-matique ? Mario avait commencé son Fris-

son d’amour et, du salon voisin, les notes ar-

rivaient molles, voluptueuses, lancinantes,comme une caresse d’éventail, et Bertha, àson tour, secouée par cette mélodie qu’elleconnaissait si bien, et qui avait eu toujoursune action si directe sur ses nerfs exacerbés,avait brusquement jeté ses deux bras autourdu cou du baron en lui donnant ses lèvres…

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… Et pendant ce temps Mario jouaittoujours. Jamais il n’avait mis tant d’âmetant de passion tant de fougue dans ses« Frissons ». C’était le thème se déroulant àl’infini, se perdant peu à peu dans un inex-tricable enchevêtrement de broderies folles.La marche continuait généreuse et fière parmoments, s’alanguissant comme un adieude femme, pour reprendre plus résolue, plusimpérieuse et plus farouche, et sur lerythme précipité des êtres surhumains descréatures bizarrement enlacées, s’élevaienten spirales comme les anges du Tintoret etse perdaient dans l’éther. À la fin, il y eut,sur le piano, un grand accord final, retentis-sant comme un point d’orgue déchirant ettriomphal, accord qui coïncida et se perdit

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avec un cri de joie, et une sorte de rugisse-ment fauve dans le salon voisin.

Et quand fermant le divin instrumentavec des précautions infinies, Mario Pedal-stein rentra lentement dans le boudoiroriental, il trouva Bertha un peu rouge, lebaron un peu congestionné, ainsi qu’ilconvient après une vive discussiond’intérêt, et Gotschild disait en riant :

— Nous sommes d’accord pour le di-van ; madame a bien voulu perdre quelquechose dessus, mais vous, vous n’y perdrezrien, au contraire.

— Ah ! mon ami, s’écria Bertha, je n’aijamais si bien compris l’influence exquisede la musique pour conclure une bonne af-faire ! C’est pourtant votre piano qui a ame-né cette heureuse conclusion.

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— Oui, appuya Pedalstein, c’est un desmeilleurs pianos à queue que je connaisse.

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A

CHEZ BALTHAZAR

lors, demandait anxieusement le

vicomte Edgard de Saint-Pourcens,vous croyez que c’est définitif et que le cielne bénira jamais mon union ? Ce n’est pour-tant pas faute de faire consciencieusementmon devoir.

— Oh ! cher monsieur, vous êtes hors decause, vous représentez même – pardonnez-moi ma familiarité – ce que nous appelonsun robuste mâle et un vigoureux gaillard ;

mais l’obstacle provient de Mme la vicom-tesse. Un de nos plus illustres praticiens ex-

pliquait un jour que les femmes galantessont toujours stériles, en disant : « L’herbene pousse pas sur les grandes routes ». Lerésultat est le même avec un sol inculte, in-suffisamment préparé, pour ainsi dire ro-cailleux, sur lequel la pluie du ciel glisseraitsans la féconder. Je ne sais pas si je me faisbien comprendre…

— Pas très bien, docteur, car je vous as-sure qu’Yvonne n’a rien de rocailleux… Aucontraire.

— Eh bien ! alors, je précise : Mme deSaint-Pourcens, élevée dans une famillepieuse, et selon des principes austères, estune nature froide qui pour s’ouvrir aux joiesde l’amour aurait besoin de stimulants cé-rébraux. Le corps est nubile, maisl’imagination est vierge. Il ne suffit pas,

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voyez-vous, de dire comme le fameux ducde Précy-Bussac : « Approchez-vous, ma-dame, et faisons un chrétien. » Les troisquarts du temps, dans ces conditions, la vi-bration nécessaire fait défaut et le petitchrétien manque à l’appel.

— Enfin, je saisis bien, vous voulezque… je déprave un peu ma femme ?

— Oui et non. Ce qu’il faudrait surtout,ce serait de changer le cadre. Dans le grandhôtel de la rue Saint-Dominique, dans lachambre haute et triste tendue de tapisse-ries sombres, et ornée de portraitsd’ancêtres avec des brassards et des cuis-sards – je la connais votre chambre à cou-cher ! – vous n’arriverez jamais à rien debon.

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— Je vous assure que ces chevaliers-làne me gênent pas du tout. Il y a même uncertain Guy de Saint-Pourcens, vous savezle petit blond en casque qui a fait une de cesnoces en Palestine !… On en parle encore àJérusalem.

— C’est possible, mais, je vous le répète,vous n’êtes pas en cause, et j’ajoute quedans le grand lit Henri III, avec ses colonneset ses écussons sculptés, la vicomtesse res-tera stérile comme Sarah.

— Je croyais qu’elle avait un fils.— Je ne vous parle pas de Sarah Bern-

hardt, mais de Sarah – celle de l’Écriture.— Ah ! je la connais si peu !… Enfin, que

me conseillez-vous ? Un pèlerinage à Saint-Kerpiniou, en Bretagne, un voyage àLourdes ?… Je suis disposé à tout.

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— Non, non, vous n’êtes pas du toutdans la note. À votre place, je m’en irais plu-tôt dîner au restaurant Balthazar.

— Qu’est-ce que c’est que ce restaurantBalthazar ? On y mange bien ?

Pour toute réponse le docteur tendit àEdgard un prospectus sur lequel il y avaitécrit :

Restaurant Balthazar

« Depuis longtemps, les restaurateurss’occupaient trop des amours illicites et pasassez des ménages. Il n’y a qu’à donner uncoup d’œil aux noms gravés sur nos glacespour comprendre que les murs de nos cabi-nets particuliers n’abritent que le plus hon-teux concubinage. C’est pour l’adultère quenous élaborons nos cuisines savantes et nos

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menus cantharidés ; nos tapisseriesétouffent les cris de la victime, mais ce sontdes cris illégaux ; nos divans gémissent sousle poids des corps enlacés, mais ces étreintesn’ont pas la sanction de M. le maire. Aux fa-milles, il ne reste souvent que la salle à man-ger banale du ménage, ou le lit monotone dela chambre conjugale.

« J’ai pensé, le premier, à protestercontre de si révoltants abus, en créant chezmoi le salon des gens mariés. Impossible d’ypénétrer si l’on ne peut montrer au maîtred’hôtel un contrat de mariage en bonneforme. En entrant dans ce sanctuaire, onpeut se dire : Ici ne se sont aimés que desgens qui en avaient le droit, et les échosn’ont jamais résonné que des baisers del’honnêteté.

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« Il ne faudrait pas croire cependant quej’aie enlevé au cabinet des familles ce pi-ment spécial qui excite les conjoints à unechaste débauche. Sans cela, ce ne serait pasla peine de changer de cadre. Tout, aucontraire, a été mis en œuvre pour emporterles imaginations délirantes dans les sentiersembaumés des paradis artificiels. Des sa-chets cousus dans les tentures répandentdans les airs ce parfum spécial mélange demusc et d’odeurs de femme, bien connu desjoyeux viveurs, et qui chatouille le nerf ol-factif dès qu’on a poussé la porte de certainsmauvais lieux. Nos menus, fruits de sa-vantes méditations, sont moins des repasque des combinaisons chimiques pleines dephosphore dégageant en même temps lu-mière, chaleur et électricité ; nos vins ca-

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piteux noient les yeux de langueur et rap-prochent follement les lèvres qui se sonttrempées dans nos coupes de cristal ; nos di-vans, larges, bas et moelleux invitent à lachute et, dès qu’on y est tombé, le poids seuldes deux corps suffit pour mettre en branleune musique céleste, qui exécute la « Nuitd’amour », d’Esclarmonde.

« En même temps, comme la pudeur neperd jamais ses droits, je n’oublie pas quej’ai affaire à des femmes comme il faut, legaz se baisse de lui-même, le lustre ne brûleplus qu’au bleu, et une obscurité propicevient couvrir de ses voiles ces épanche-ments ardents, comme tout ce qu’ordonneVénus, mais licites comme tout ce que pro-tège Thémis.

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« Prix du cabinet, dîner avec café et li-queurs compris : deux cents francs.Cinquante-francs de plus pour avoir le sys-tème d’extinction du gaz et la symphonied’Esclarmonde.

« N. B. – Vu le nombre multiple des de-mandes, prière de s’inscrire au moins huitjours d’avance ; et joindre à l’appui de la de-mande le contrat de mariage. »

— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?dit Edgard, après avoir lu.

— Pas du tout, cher monsieur, le res-taurant Balthazar existe parfaitement boule-vard des Italiens, et vous ne sauriez croirecombien il a déjà amené de réconciliationsdans des ménages jusque-là assez froids. Ila moralisé le dîner en cabinet particulierqui jouissait d’une assez mauvaise réputa-

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tion. Encore quelques cures et M. FrançoisCoppée est sur d’obtenir l’année prochaine,pour le digne patron, le prix de vertu fondépar l’Académie Française.

— Alors, vous croyez que si je condui-

sais là Mme de Saint-Pourcens ?…— Hé ! hé ! Qui sait ? Ces sachets, ce re-

pas pimenté, ces divans, cette musique, cetteobscurité… En tout cas, c’est à essayer et, àvotre place, je retiendrais le cabinet des fa-milles chez Balthazar pour un des premiersjours de la semaine prochaine.

— Avec la marche d’Esclarmonde ?

— Bah ! pour cinquante francs de plus…faites l’expérience complète.

— Vous avez raison, docteur, je ne vaispas regarder à deux louis et demi pour don-

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ner un héritier à l’antique lignée des Saint-Pourcens. Ce soir même j’écris à Balthazar.

Elle fut bien un peu étonnée, la petitevicomtesse, lorsque le lundi suivant, Edgardlui annonça qu’on allait dîner au restaurant.C’était une telle dérogation aux habitudespatriarcales ; jamais elle n’avait pénétrédans un cabinet particulier, et l’idée seule decette petite fête en tête à tête avec son ma-ri emplissait sa jeune âme d’un doux émoi.Aussi se fît-elle plus élégante que jamaisavec sa robe de pékin broché rose pâle et pâ-querettes. Le devant était à tulle à pois fran-gé de pâquerettes et le corsage plissé à lavierge avec des coques de ruban au décolle-té, et des pâquerettes aux épaules. Ce qu’elleétait jolie ainsi, la chère Yvonne ! Elle jetasur ses épaules un manteau en velours lierre

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orné de renard de Sibérie, et toute joyeusesauta en voiture.

Arrivés chez Balthazar, nos convivesfurent introduits par un maître d’hôtel, vé-nérable vieillard aux favoris blancs, dans lesalon des familles. Un nid ravissant tout ca-pitonné de satin mousse ; rien de l’aspectbanal du restaurant. Dans les vitrines, despetits Saxe, une douzaine de petits culs nusd’Amour, les bras en l’air, ailés, palpitants,lumineux, formant un joli monde charmantet mignard : L’Amour médecin, l’Amour re-

mouleur, l’Amour désarmé, l’Écolière

d’amour, les Comparaisons de l’amour, ber-

gères bien poudrées mais en guimpe défaite,bergers décolletés, bien plantés sous destonnelles à treillage tarabiscoté, avec desmontagnes peintes en camaïeu bleuâtre. Sur

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la table couverte de fleurs, les éclairs irisésdes cristaux se croisaient avec le rayonne-ment des glaces biseautées dont l’or formaitune opposition harmonieuse sur la tenturesombre.

Et dans l’air, un parfum grisant, âcre,capiteux ; Yvonne était déjà toute troubléeet sous l’œil caressant de son mari, se sen-tait rougir sans trop savoir pourquoi. Quelledifférence avec la salle à manger aux boi-series sculptées de la rue Saint-Dominique.Et quel menu ! Les huîtres Victoria et le ca-napé de homard en hors-d’œuvre, le potagebisque, les rissoles à la Pompadour, les noi-settes d’agneau et les cailles à la Souwaroff,la salade de céleri, les cèpes au gingembre,la glace archiduc, tout cela léger, délicat, ex-quis. Et la carte des vins : Xérès pour com-

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mencer ; Lure-Saluces 1864 en relevé,Château-Laffitte aux entrées, Romanée-Conti 53 au rôti, et au dessert une certainecuvée de réserve 1874… Jamais Edgard nes’était montré si gai, si spirituel, si aimable.C’est qu’il était vraiment très bien avec sonplastron impeccable, son bouquet blanc à laboutonnière et son air un peu mauvais su-jet.

Il parlait, il parlait, ses yeuxs’allumaient d’étranges lueurs ; il avait rap-proché sa chaise, et tandis qu’Yvonne rouge,confuse, mangeait distraitement, pour sedonner une contenance, il lui chuchotait àl’oreille les choses les plus tendres dumonde, effleurant sa joue de sa moustacheparfumée, lui faisant du bout de ses doigtsfuselés, des chatouilles lancinantes dans le

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cou à la racine des cheveux, tant et tant quela pauvre vicomtesse n’y tint plus, et pâméetendit ses lèvres à son mari, en balbutiant :Ah ! Edgard ! que je t’aime !…

Il l’entraîna vers le large divan et toutà coup la lumière s’éteignit, et la marched’Esclarmonde retentit, vibrante et bienscandée dans son rythme isochrone et har-monieux. Peu à peu le mouvement alla encrescendo, les accords devinrent plus so-nores jusqu’au grand coup de cymbale quitermine cette brûlante page d’amour par unpoint d’orgue magistral, coup de cymbalequi coïncida avec la chute d’un corps sur letapis.

— Où êtes-vous, mon ami ? disait lavoix brisée de la vicomtesse.

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Alors, dans l’obscurité, on entendit Ed-gard qui répondait avec mauvaise humeur :

Moi, je suis là… mais l’enfant est parterre.

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C

LE MARIAGE

’était une adorable enfant que

mademoiselle Lili ; avec ses che-veux blonds tout ébouriffés, ses grands yeuxremplis de points d’interrogation, sa phy-sionomie en même temps espiègle et naïve,elle éveillait l’idée de ces têtes de keepsakesentrevues aux beaux jours de la prime jeu-nesse, et parfois quelque sexagénaire atten-dri l’arrêtait aux Champs-Élysées pourl’embrasser.

— J’aime pas ben ça, les vieux mon-

sieurs, disait Lili en subissant ces accolades ;

mais enfin elle se résignait, pensant quec’était le tribut inévitable payé à sa beauté.Car elle était très précoce, cette fillette, et lamarquise de Prestavères était parfois, d’unregard, obligée de rappeler à l’ordre le mar-quis revenant avec de bonnes histoires decercle que Lili écoutait de toutes ses oreilles,cherchant à comprendre, surexcitée par jene sais quelle dépravation instinctive.

À Marguerite, sa sœur aînée, Gri-Gri,une grande jeune fille de dix-huit ans,mince, brune, au teint mat, semblantquelque Aurore du Guide, ou quelquenymphe de Carrache, elle posait les ques-tions les plus saugrenues, les plus indis-crètes, très étonnée quand Marguerite, la

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fixant de son regard limpide avec un œilbleu dont l’azur n’avait jamais été terni paraucune mauvaise pensée, lui répondait :

— Mais, Lili, je ne sais pas : tu me de-mandes des choses !… Où vas-tu cherchertoutes ces idées-là ?

Où Lili allait les chercher ? mais un peupartout. Dans des bouts de conversation en-tendus à table, dans les journaux illustrésouverts au salon, dans les propos de l’officeparfois soulignés par les lazzi des domes-tiques, et Lili grandissait ainsi, l’œil auxaguets, l’imagination en éveil, se formant debric et de broc une éducation bizarre, où leslacunes étaient remplacées par les supposi-tions et l’intuition personnelle, où il y avaitdes trous sans doute, mais aussi des aperçusbizarres et inattendus, déroutant par leur

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originalité même ; et cet état d’esprit dé-traqué, incomplet, absolument anormal setrahissait parfois par quelque exclamationd’enfant terrible, par quelque remarque in-convenante qui faisait d’abord pouffer derire, mais d’un rire inquiet, comme si l’oneût été tenté de se demander quel serpent ily avait sous les fleurs de ces douze ans.

Que fut-ce lorsqu’elle apprit que sœurMarguerite se mariait, lorsqu’elle vit un soirprésenter dans le grand salon un beau lieu-tenant de dragons, répondant au nom de vi-comte de Chabert, lieutenant auquel il futdès lors permis d’aller causer avec Margue-rite en tête à-tête dans les petits coins ! Lilise plaçait à distance, se dissimulant derrièreune chaise ou un paravent, ne perdant pasun seul des gestes, une seule des attitudes

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du jeune couple, et lorsque parfois, au ha-sard du flirt, l’officier, surexcité par la pré-sence de la merveilleuse créature qu’il avaitdevant lui, se permettait quelque privauté,quelque effleurement des doigts, quelqueserrement de mains un peu prolongé, lors-qu’il rapprochait sa moustache conquéranted’une oreille finement ourlée pour y glisserquelque doux propos que Marguerite écou-tait en rougissant et en baissant les yeux,la physionomie de Lili s’illuminait, elle eûtdonné sa plus belle poupée pour entendre ceque le lieutenant avait bien pu murmurer àMarguerite, et quand il partait, elle accou-rait vivement vers sa grande sœur, en luidisant : « Je t’en prie, Gri-Gri, je t’en prie !qu’est-ce qu’il te racontait ce soir, M. deChabert ? Mais Marguerite, à laquelle la

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marquise de Prestavères avait fait la leçon,répondait avec dignité :

— Il me racontait des choses qui ne re-gardent pas les enfants.

— Mais quelles choses ?— Des choses ayant trait au mariage.— Mais qu’est-ce que c’est que le ma-

riage ?— Ah ! tu m’ennuies. Va demander à

maman. Et Lili sans se rebuter entrait dans

la chambre de Mme de Prestavères, et secampait toute droite, après avoir, dans sonémotion, une ou deux fois tiré la langue,puis, de sa voix flûtée, elle recommençait :

« Maman, je voudrais bien te poser unequestion.

— Quoi, mon enfant ?— Qu’est-ce que c’est que le mariage ?

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Elle fixait sa mère de ses yeux clairs, vi-cieux, et la marquise, un moment déconte-nancée, songeait à la difficulté de répondre.Le mariage ? Le paradis ou l’enfer, suivantle point de vue ; un homme et une femmese fondant en un ange, le ciel ! Ou encorel’accouplement brutal de deux êtres seconnaissant à peine, élevés dans des milieuxdifférents, n’ayant pas une idée commune ;en apparence, une cérémonie éthérée, poé-tique, que l’Église environne de toutes sespompes, au milieu du chant des orgues, desparfums des fleurs et des fumées del’encens. En réalité… comme a dit le grandphilosophe, bien souvent un échange demauvaise humeur pendant le jour et demauvaise odeur pendant la nuit. Le mariagec’était tout cela… et bien d’autres choses en-

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core. Mais comment donner ces explicationsà Lili ?

Celle-ci continuait en tapant du pied.« Petite mère ! réponds-moi. Je veux sa-

voir ce que c’est que le mariage ; réponds-moi, réponds-moi !

Elle persistait avec la ténacité bruyanted’un frelon bruissant aux oreilles sa chan-son lancinante et monotone, tant et tant queM. de Prestavères, qui dans la chambre voi-sine, écrivait au notaire des lettres impor-tantes, finit, impatienté, par faire son appa-rition.

« Nom d’un tonnerre ! Lili, vas-tu unpeu nous laisser tranquilles !

— Je veux savoir ce que c’est que le ma-riage ! na, je veux ! je veux !

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— Eh bien ! puisque tu le désires abso-lument, je vais te le montrer. « Et sans faireattention à l’allégresse de la fillette, il décro-cha au coin de la cheminée un joli marti-net à manche d’ébène qui servait parfois àmenacer les chiens quand ils n’étaient passages, puis renversant délicatement Lili surses genoux, il souleva ses juges, et, malgréses réclamations indignées, il lui administraune fessée bien comprise sur les parties po-telées et charnues de ce petit corps blanc etrose. Quand ce fut fini, il remit Lili sur sespieds, puis il lui dit gravement :

« Voilà ce que c’est que le mariage. Etmaintenant que tu sais tout ce que tu vou-lais savoir, retourne chez toi, et ne nousromps plus les oreilles.

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Un peu endolorie, mais ravie au fondd’être renseignée par papa – papa qui savaittout – papa la lumière de la famille – papaqui ne mentait jamais, Lili rentra dans sachambre avec une gravité singulière, et dece jour, loin d’envier sœur Marguerite, ellese prit à la considérer avec une commisé-ration profonde. Le beau vicomte de Cha-bert, charmant dans son dolman à brande-bourgs, orné de tresses d’argent et de sou-taches en hongroises, avait beau se montrerchaque soir de plus en plus tendre, de plusen plus amoureux, de plus en plus pressantsous les yeux attendris des parents feignantde ne rien voir, Lili n’enviait plus le sort desa sœur, et ne s’intéressait plus à ces épan-chements discrets dont l’épilogue devait setraduire par une formidable fessée. Ainsi, il

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arriverait un jour où cet officier, qui parais-sait si doux, si câlin, prendrait pauvre Gri-Gri sur ses genoux, comme avait fait le mar-quis pour elle, il retrousserait les jupes de labelle brune, et le martinet viendrait marbrerde cinglures rouges la jolie chair de grandesœur ! N’était-ce pas épouvantable ? À cetteseule idée, les larmes lui venaient aux yeux.

Évidemment Marguerite ignorait lemalheureux sort qui lui était réservé. Ellenon plus, ne savait pas… sans cela !…N’était-il pas de son devoir à elle – elle laplus jeune, mais elle qui savait – de ren-seigner Gri-Gri sur l’épreuve atroce qu’elleaurait à subir. Déjà elle avait eu envie deprendre le lieutenant dans un coin, de luidemander un moment d’audience, et là, sejetant à ses genoux, elle l’aurait supplié de

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ne pas frapper trop fort ; mais M, de Chabertétait si grand, il avait de si grosses mous-taches, un si beau sabre, et des bottes avecdes éperons qui résonnaient si fort… bref,elle n’avait pas osé ; mais elle sentait bien aufond du cœur qu’elle avait un devoir de fa-mille, un devoir impérieux à remplir.

Le grand jour approchait ; la cérémoniedevait avoir lieu le lendemain, et un dînerde vingt-cinq couverts réunissait les fa-milles de Prestavères et de Chabert, sans ou-blier les quatre témoins, le prince de Tou-louse et le marquis de Castel-Chambord ducôté de la mariée, le maréchal duc d’Arcoleet le colonel de Boisonfort du côté del’officier. Le dîner avait été cordial, mais unpeu solennel, comme il convient à la veillede graves événements, et Lili, le cœur gros,

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anxieuse, préoccupée, avait refusé de labombe pralinée, ce qui était un symptômeinquiétant. Au dessert, le maréchal ducd’Arcole se leva, et, en termes dignes, rap-pelant les souvenirs glorieux des ancêtres, levieux guerrier porta la santé des nouveauxépoux ; on éleva son verre de vin de Cham-pagne à la ronde, et, comme il arrive tou-jours après un speech de ce genre, il y eutun instant de silence avant que les conver-sations particulières n’eussent repris autourde la table.

Et, dans ce silence, on entendit tout àcoup la voix de Lili qui disait :

« Décidément, c’est demain le mariage ?— Mais oui, répondit là marquise de

Prestavères. Tu le sais bien.

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Alors Lili, fondant en larmes, cria àhaute voix cette phrase qui éclata commeun coup de tonnerre au milieu des convivesstupéfaits :

« Demain le mariage ! Ah ! bien, mapauvre Grigri, tu peux préparer ton der-rière !

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S

FANTAISIE ANGLAISE

ir John Burnett, venu pour passer

à Paris les vacances de Christmas,

sortit l’autre soir du Grand-Hôtel avec lamine en même temps réjouie et décidée del’étranger ayant, comme le baron de Gon-dremark, la ferme intention de « s’en four-rer jusque-là. »

Il ne se rendit chez aucune « Métella » àla mode, car il ne mit le cap ni sur le quartierdes Champs-Élysées, ni sur celui du parcMonceau, mais en véritable original qu’il

était, notre Anglais se dirigea du côté duPalais-Royal. Drôle d’idée, me direz-vous,que d’aller faire la fête dans ces quartierssombres réservés au haut commerce ! Quevoulez-vous, chacun comprend la joie à samanière, et, comme disait mon professeurde rhétorique, un vieux libidineux : Trahit

sua quemque voluptas. Quoi qu’il en soit, sir

Burnett prit la rue des Petits-Champs, dé-passa le passage Choiseul, tourna à gauche,enfila une ou deux ruelles et s’arrêta devantune haute maison dont les fenêtres à tousles étages étincelaient derrière les per-siennes fermées.

Il appuya sur un bouton d’argent repré-sentant un croissant finement ciselé, et im-médiatement la porte s’ouvrit. Dès l’entrée,son nerf olfactif se trouva agréablement

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chatouillé par cette odeur toute spéciale,mélange de patchouli et de sueur féminineque connaissent bien les philosophes ayantramené le besoin de la femme au maximumde simplicité et au minimum de temps per-du aux marivaudages inutiles. Il monta unlarge escalier recouvert d’un tapis turc.Dans la cage, émergeant au milieu de fleursrares et de plantes vertes, une grande statuereprésentant la Vérité sortant du puits, por-tait une torchère terminée par un globe deverre rose qui jetait, une lueur douce surtous les objets environnants.

Arrivé au premier, en homme quiconnaît les êtres et se sait chez lui, il soulevaune lourde portière : dans le salon étince-lant de lumières, une quinzaine de femmescostumées étaient étendues sur de grands

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divans, dans des attitudes pleines d’un gra-cieux abandon, attitude que les glaces ré-pétaient à l’infini. Au centre de la salle, unjet d’eau envoyait dans les airs un panached’argent et retombait en pluie mélodieusedans une vasque de marbre rose. Il y avaitdans ce salon les types les plus bizarres etles nationalités les plus diverses. Ici, une Es-pagnole, en mantille, avec une robe de satinbleu de ciel très courte, avec des jambes ad-mirables moulées dans des bas de soie bleueà côte brodée. Là, une Circassienne, laissanttomber jusqu’à terre une immense cheve-lure noire dans laquelle étaient enrouléesdes perles. Ailleurs, une Arabe au teint cui-vré comme une orange, portant une richetunique de soie écarlate toute soutachéed’or.

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Ce qu’il y avait de particulier dans cescostumes, c’est qu’on eût dit qu’il n’y avaitqu’une agrafe à ouvrir ou un bouton à lâ-cher pour que tout tombât à terre. Dès quesir John entra dans le salon, immédiatementcomme si un machiniste invisible eût tiréune ficelle, les physionomies s’éveillèrent,les yeux se mirent à flamber, les bouchessourirent, montrant les dents tandis que leslangues animées d’un mouvement vibra-toire très rapide promettaient les suprêmesjoies ; çà et là un sein, sans doute mal em-prisonné dans un corsage apparut gonflé etdur mettant son… nez à la fenêtre.

Une vieille dame, très vénérable, le cheforné de ces bandeaux plats qui commandentle respect, était entrée derrière l’Anglais, etattendait très digne, comme un soldat au

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port d’arme, toute droite, dans une robe sé-vère de soie sombre, que le pacha Burnett sedécidât à jeter le mouchoir. Mais à sa grandesurprise, l’Anglais se retira, et comme si lemême machiniste eût tiré une autre ficelle,les yeux s’éteignirent, les bouches se fer-mèrent, les visages reprirent leur impassibi-lité animale et résignée, et les seins, – dontla permission de dix heures était expirée, –rentrèrent dans leur niche.

— Alors, mylord, disait la vieille damesur un ton de reproche, il n’y a aucune denos dames qui parle à votre cœur blasé ?

— Je demande pardon à vô, répétaitnotre Anglais, charming, very nice, indeed,

mais ce soir, je voudrais quelque chose –comment vous dites ? du typique… typical…pour faire « a change ».

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— Nous avons ça, riposta la matrone,nous avons tout. Ce ne serait pas la peined’être te premier établissement de Paris, quedis-je ? du monde, pour ne pas pouvoir ser-vir à nos hôtes toute la lyre.

— Oh ! je n’avais pas besoin d’une lyre…je n’en joue pas, seulement mon idée seraitd’avoir une femme malade.

— Pas possible ! On ne m’a jamais de-mandé cela !

— Justement, voilà pourquoi je deman-dais à vô. Tout à fait nouveau, n’est-ce pas ?Typical ! Bref, je désire une femme qui ait…l’influenza. Si vous n’avez pas dame in-fluenzée… je m’en vais !

— Mylord, je vous ai dit que nousavions tout. Vous voulez, une dame malade,

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vous aurez une dame malade. Attendez-moiune minute.

Puis d’une voix sonore, elle cria :« Monsieur monte : Préparez la

chambre de Léda. »Sir John Burnett grimpa au second

étage et fut introduit par la camériste dansla chambre de Léda, ainsi nommée parceque le centre était occupé par un lit forméd’une grande coquille d’argent supportéepar un cygne. Quelques secondes après unejeune fille très pâle faisait son entrée, traî-nant péniblement la jambe et s’appuyant àtous les meubles comme si elle allait tomber.

Les yeux de l’Anglais s’allumèrent.— Oh ! dit-il, all right ! Vous paraissez

bien malade.

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— Ah ! je te crois ! riposta la doucejeune fille d’un air accablé.

— Et vous avez l’influenza.— En plein, mon bonhomme ! Je ne fais

que me moucher, une vraie fontaine !Burnett était de plus en plus ravi.— La grosse espèce, alors, la grosse es-

pèce, infectieuse, avec fièvre ?— La fièvre, mal à la tête, mal aux reins

– oh ! les reins surtout ! tout le tremblement,quoi, Es-tu content, mon vieux toqué ?

— Je suis delighted, tout à fait delighted,

et pour prouver à vô ma satisfaction, voilàvingt livres sterling :

— Combien cela fait-il en francs ?— Cinq cents francs.— Oh ! mon mylord, mon petit mylord

chéri, tu es un amour, un véritable amour !

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Tu sais, tu n’es pas joli, joli, tu as une fichuemine ; de plus à en juger par tes exigencessaugrenues, tu dois certainement avoir lecoco un peu fêlé… eh bien ! aussi vrai que jem’appelle Sapho, je t’adore.

Et lui jetant ses deux bras autour ducou, elle l’entraîna vers la coquille d’argent.

Alors pendant une grande heure, Mlle Saphose montra, tendre, passionnée, se prêtantavec une bonne volonté touchante aux plusfolles fantaisies, parcourant avec son An-glais tous les sentiers embaumés et fleurisdes paradis artificiels, tantôt s’élevant jus-qu’au grand art avec des coups d’ailes don-nés vers l’idéal… tantôt retombant à des dis-tractions plus terre à terre, – le calme aprèsla tempête.

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Et après chaque dialogue, sir Burnett,extasié, sortait de son portefeuille quelquenouvelle banknote que Sapho fourrait pré-cipitamment dans son bas rose, et, grâce àces largesses graduées et successives, la fêterecommençait avec une nouvelle ardeur etune surprenante énergie.

À la fin, ce fut l’Anglais qui demandadu repos, et plutôt que de s’avouer vaincu,il préféra mettre son désistement sur lecompte d’une tendre sympathie et d’unecommisération toute chrétienne pour sonsemblable.

— Oh ! dit-il, stop ! stop ! dearest ! Je ne

voulais pas abuser ; une pauvre femme ma-lade comme vous. Il faut des ménagements.Tenez, voilà encore une guinée.

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À cette nouvelle libéralité, la brave fillese sentit véritablement émue, et toute atten-drie, le cœur débordant de reconnaissance,elle éprouva le besoin de soulager saconscience et de décharger son cœur d’unpoids, d’un gros poids.

— Écoutez, mylord, dit-elle, vous êtes sibon, si généreux, j’ai comme un remords,comme des scrupules de vous avoir trompé.

— Quoi ! vous avez trompé moi ?— Oui, c’est la faute de madame. Elle

m’a dit : « Il y a en bas un original d’Englishqui veut absolument une femme malade ;sans cela, il va s’en aller. Or, je désireraisle contenter, parce que c’est un vieux clienttrès riche et très généreux. Voulez vousavoir l’influenza ? Ça lui fera plaisir. » Alors,moi ça m’était égal, n’est-ce pas ? cette

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comédie-là ou une autre. Ne sommes-nouspas de la chair qu’on peut pétrir suivantses caprices ? Avons-nous seulement le droitd’avoir une volonté ou une répugnance ?J’ai dit à madame : « Je serai la malade qu’ilvous faut. » Alors, j’ai mis un peu de blancde perle sur mes joues, je me suis enrouléune dentelle autour des épaules, et je suismontée dans la chambre de Léda. Voilà maconfession.

— Vous n’avez pas l’influenza ?— Je vous le répète, j’ai dit cela pour

vous faire plaisir, et parce qu’on m’avait faitla leçon, mais la vérité vraie… c’est que jeme porte parfaitement.

Alors l’Anglais, avec un grand flegme :

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— Vous faites erreur, miss Sapho : car sivous n’aviez pas l’influenza tout à l’heure,vous l’avez maintenant, certainly.

— Hein ! s’écria Sapho.— Yes… C’est précisément parce que

j’avais, moi, l’influenza, que j’avais deman-dé une dame malade.

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L

NE BISSEZ JAMAIS !

e marquis Robert de Villepreux,

bien qu’ayant dépassé quelque peula quarantaine, est encore très vert : Lescheveux sont rares mais bien servis, lamoustache d’un blond roux se retrousse fortagréablement, et quant au torse moulé dansdes habits de forme impeccable, il a conser-vé toute la sveltesse nécessaire à l’élégance.Ces résultats n’ont pas été obtenus sans unrégime et une hygiène sévères : pas de fari-neux, peu d’alcools, un exercice modéré, delongs séjours à la campagne, et aussi une fi-

délité absolue à la devise des ancêtres : Non

bis in idem.

Lorsque la marquise de Villepreux – labelle Carmen comme l’appelaient ses amiesavant son mariage – avait demandé à sonépoux l’explication de cette formule latine,Robert lui avait répondu d’un ton en mêmetemps grave et paternel :

« Ma chère amie, cette devise a toujoursété la règle de mon existence, et si vous vou-lez, je vous la traduirai par l’explication sui-vante : Ne faites une chose qu’une fois, maisfaites-la bien. N’essayez pas de recommen-cer sous prétexte que vous avez eu du suc-cès. Ne forcez pas la nature. Que de fois authéâtre avez-vous vu un chanteur, auquelon avait crié bis après un morceau brillam-ment exécuté, après une cavatine artiste-

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ment enlevée, céder, dans un moment devain amour-propre, au désir irraisonné dupublic ? Combien il avait à s’en repentir !D’abord fréquemment il arrivait que, ayantdonné tout son effort à la première émissionde voix, il n’était plus, pour le bis à la hau-teur de lui-même. Les cordes vocales étaientfatiguées, le souffle n’était plus aussi éten-du, la gamme aussi perlée. Mais en suppo-sant qu’il recommençât exactement le tourde force de la première fois, par cela mêmeque c’était une répétition, ce n’était plusune surprise. Le chant n’excitait plus lemême enthousiasme chez un public préve-nu et blasé. C’est être inférieur à soi-mêmeque de ne pas se surpasser. Conclusion : Sivous voulez qu’une chose soit bien faite, ne

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la recommencez pas. Ne bissez jamais ! Non

bis in idem.

La marquise, une brune aux lèvresrouges, humides et gourmandes, aux yeuxétincelants d’une câlinerie unique – provo-cante et chaste – aux seins superbes, auxposes naïves et hardies révélant toutel’ardeur et la jeunesse d’un sang endiablé,avait écouté ce beau raisonnement un peupensive… Il lui semblait, à elle, que certainsairs, au contraire, ne se savouraient bienqu’à la seconde audition. La première fois,une surprise de l’oreille, un bruit confus,une prise de possession brutale et rapidequi vous laissait un peu de lassitude, unpeu de désarroi et d’énervement… tandisque la deuxième fois, au contraire, – ah ! ladeuxième fois !… – on pouvait déguster à

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loisir les arpèges, les trémolos et les trilles,parcourir en toute sécurité le terrain déjàconnu et savourer avec béatitude un régaldélicat et artistique dont la première audi-tion n’avait pour ainsi dire constitué quel’apéritif. Voilà ce qu’elle croyait dans soningénuité de jeune fille ardente et inexpéri-mentée… Mais sans doute le marquis, avecsa science de la vie, devait avoir raison. Etelle se résigna à ne jamais lui voir rien re-commencer ; Robert ne fit jamais qu’unepartie de billard, ne joua jamais qu’une pol-ka que sa pauvre femme essayait de com-prendre vite, sachant qu’il ne fallait pascompter sur une seconde exécution, et à lachasse ne tira jamais qu’une cartouche, gar-dant précieusement son deuxième coup, si

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bien que Carmen lui demandait, en riant,pourquoi son fusil avait deux canons.

— C’est pour la symétrie de l’arme, ré-pondait Villepreux.

Comme, en somme, tout est affaired’entraînement et d’habitude, les Villepreuxétaient très unis, très heureux, tout mar-chait admirablement dans le meilleur desmondes, et Robert restait pimpant, frais, dis-pos et d’une étonnante jeunesse qui faisaitle désespoir de ses contemporains moinspondérés.

La semaine dernière, le ménage, peut-être pour profiter des premiers beaux jours,était allé passer une huitaine au château dela Ronceraye. La campagne était déjà mer-veilleusement jolie avec ses prairiesémaillées de pâquerettes, ses arbres d’un

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vert émeraude si tendre, si éclatant, ses mar-ronniers en fleurs ; dans les allées om-breuses, le soleil perçait à travers lesbranches dessinant sur le sol de grands lo-sanges mi-partie ombre et lumière.

Aussi, dès le lendemain de leur arrivée,le marquis et la marquise s’étaient empres-sés de descendre au matin faire une bonnepromenade dans le parc. L’herbe était hu-mide de rosée ; il s’était attaché aux fleursde petites gouttes d’eau qui brillaientcomme des perles, tandis qu’ailleurs ils’était formé comme de longs fils de laVierge. Dans les branches, les oiseaux vo-letaient en gazouillant ; partout le calme leplus complet ; avec cela, il soufflait un petitvent frais délicieux et le couple se sentaitenvahi par un bien-être indéfinissable.

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C’était un décor élégant, un petit paradismoderne avec des floraisons d’azalées, de li-las blancs et de roses.

La marquise, dans une robe de foulardclair, égayée de gros bouquets pompadour,marchait avec un mouvement onduleux deshanches. Sous le corsage, les seinss’enflaient et s’abaissaient dans un rythmeharmonieux, et à travers la bouche en-tr’ouverte aspirant à pleins poumons le par-fum de toutes ces sèves odorantes, la languepointait, effilée et pourpre, entre deux ran-gées de perles.

Émue, troublée, toute vibrante d’un dé-sir inconscient, elle avait mis sa main danscelle de Villepreux ; ses yeux luisaient étran-gement, et, ma foi, au détour d’une allée,elle n’y tint plus : elle avança lentement sa

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tête et tendit ses lèvres divines au baiser dumâle. Leurs bouches restèrent un momentunies et Villepreux aspira le nectar volup-tueux, distillé par les papilles de l’épidermeet, attendri, se sentit pris comme d’unevague envie de pleurer, pénétré de recon-naissance pourtant de bonheur immérité.

— Encore ! bégaya Carmen d’une voixjouisseuse, en tendant de nouveau seslèvres.

— Jamais deux fois, répondit stoïque-ment Robert.

Ils étaient arrivés au bout d’une alléeouvrant sur une clairière, et là, tout auprèsd’une ferme, un spectacle nouveau s’offrit àleur regard.

Un taureau magnifique tout noir, trapu,râblé, aux reins courts et ramassés, au mufle

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bavant, était maintenu à grand’peine par unsolide campagnard, tandis que l’animal enrut soufflait, beuglait, se battait les flancsde sa queue et frappait le sol de ses pieds,creusant sous lui un sillon et faisant volerau loin la terre labourée. En effet, une petitegénisse blanche, avec des reflets roses, l’œilimpassible et rond, venait de sortir de laferme, amenée par un jeune paysan. On eûtdit une douce épousée se laissant docile-ment conduire à l’autel pour y consommerle sacrifice.

À ce moment le garçon bouvier se sen-tit incapable de maîtriser le taureau pluslongtemps. Il lâcha la corde qu’il avait en-roulée autour des deux cornes, et la bête, li-vrée enfin à ses instincts impétueux, se pré-cipita en deux bonds vers la génisse et, se

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profilant sur le bleu du ciel, sous l’éclatantelumière du soleil, l’acte de possessions’accomplit furieusement, avec une sorte depoésie grandiose. Rien d’éhonté, riend’impudique dans cette saillie bestiale, tantces beaux animaux réveillaient dans l’espritsatisfait que des idées d’harmonie, de no-blesse, de perfection, et leurs amours ap-paraissaient comme une manifestation su-blime de la force qui impose et s’impose.

Carmen, frissonnante, en même tempsintimidée et confuse, avait cependant regar-dé de tous ses yeux ce spectacle si nouveaupour elle ; sur son masque impressionnableavaient passé tous les étonnements, toutesles sensibilités, toutes les tendresses. Quandle taureau, stupide et lourd, fut retombé àterre, la marquise baissa les paupières, un

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peu confuse, puis elle les releva lentementavec des arrêts fripons, et murmura en rou-gissant :

Oh ! Robert ! Robert !… Que c’est beau !— Oui… c’est très intéressant, répondit

Villepreux avec calme, mais ce n’est pas unspectacle pour une jeune femme… et je vousdemande pardon, ma chère, de vous y avoirexposée. Allons-nous-en !

Mais, à la grande surprise de Carmen, letaureau recommençait à donner de nouveaudes traces d’une vive agitation. Comme pré-cédemment, il battait le sol, humait l’air enmugissant et se fouettait les flancs de saqueue en révolte. C’est qu’une nouvelle gé-nisse, mais celle-ci brune avec de grandestaches blanches, venait d’apparaître àl’horizon, amenée par le même petit pâtre.

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On eût dit que l’animal était même plus fu-rieux que, la première fois. À nouveau legarçon de ferme lâcha la corde, et le tau-reau emporté par le rut, se précipita tout fu-mant sur la proie qui lui était offerte. On eûtdit quelque groupe de bronze, bloc sublimeconçu par quelque sculpteur génial.

Très ennuyé, Villepreux avait voulu,emmener la marquise, mats celle-ci, les na-rines frémissantes, les pupilles dilatées parla surprise, s’était cramponnée au solcomme hypnotisée par le spectacle qu’elleavait sous les yeux.

Et, comme le marquis profitant de cettedétente de nerfs, la ramenait rapidementvers le château, la marquise se mit à regar-der Villepreux, puis lui dit avec un sourireun peu ironique :

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— Eh ! mais, mon cher Robert, voilà quicontredit absolument votre belle devise :Non bis in idem.

— Comment cela ?— Ne m’avez-vous pas affirmé que…

pour que ces choses-là fussent bien faites…il ne fallait jamais les recommencer deuxfois ?

Villepreux, interloqué, tortilla un mo-ment sa moustache, puis il riposta :

— Ma chère amie, je vous ferai très ami-calement observer qu’on a changé de vache.

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LE CARAMEL

e petit Gaston des Esbroufettes

était certes le plus joli sous-lieute-nant qu’on eût jamais vu sous le dolmanbleu de ciel des chasseurs à cheval. Grand,mince, taillé comme un jeune dieu, il portaitles cheveux tout frisés rejetés en arrière, à laBrossant, ce qui dégageait les cinq pointessur le front large, et sa bonne figure touteneuve, avec les grands yeux frangés delongs cils, eût paru presque enfantine si elle,n’avait été virilisée par une superbe mous-

tache blonde qui se retroussait triomphantevers le ciel.

À l’École de Saint-Cyr, où il était très ai-mé de ses chefs, ses camarades l’appelaient :« Le Grand Bébé. » Et de fait il avait conser-vé du premier âge un amour effréné pourles friandises. Son bahut était toujours pleinde terrines de pâtés de foies gras, de choco-lat, de sucreries apportées le dimanche parla marquise des Esbroufettes, qui connais-sait le faible de son fils, et la plus grandepartie de son argent de poche passait enl’achat de cornard, qui était ensuite dégusté

sous le zinguot, en compagnie des bons ca-

marades. Il rachetait, d’ailleurs, ce léger ri-dicule par une grande aptitude à tous lesexercices du corps, une science de cavalierconsommé, et par une vigueur herculéenne,

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qui faisaient l’admiration du premier esca-dron de France.

Or, après son arrivée de Saumur, Gas-ton venait d’être nommé sous-lieutenant au

35e chasseurs, à Carcassonne – et la nou-velle de son arrivée avait été accueillie avecun doux frémissement par les femmesd’officiers, peu favorisées en général sousle rapport des jeunes cadres. Quant à notreami, ce n’était pas sans terreur qu’il s’étaitpréparé à rendre ces visites d’arrivée, dont

peut parfois dépendre toute la carrière. Decette première impression, en effet, du juge-ment que portera sur vous la femme du co-lonel ou celle du gros major résultera pourle nouveau, venu une vie tissée d’or et desoie, ou l’existence navrée, pleine de dé-boires, de rebuffades, de punitions et de

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passe-droits qui est l’apanage de l’officier

malheureux.

On lui avait dit et redit tout cela, à Sau-mur, dans des conférences spéciales, et desEsbroufettes ne l’avait pas oublié. Aussi, dèsson arrivée au corps, avait-il pris des infor-mations, et des renseignements recueillis, ilétait évident que tout dépendait de la com-mandante, comtesse du Bossoir – celle queles cavaliers appelaient Caroline, mais nonsans une certaine terreur secrète.

En effet, le colonel et le lieutenant-co-

lonel du 35e chasseurs étant garçons, c’estchez la commandante du Bossoir que sedonnaient toutes les soirées ; c’est dans sessalons, entre le baba et la tasse de thé, que setramaient toutes les petites intrigues, toutesles demandes de permission ou de congé,

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toutes les propositions au choix. Le colonelSaint-Chavoye, absolument ébloui par laprestance, les épaules rondes et la poitrineopulente de la comtesse, lui accordait sur unmouvement d’éventail tout ce qu’elle dési-rait, et cette petite main blanche, potelée,ornée de fossettes, faisait marcher tout le ré-giment, depuis les officiers supérieurs jus-qu’au dernier élève trompette. Lorsque lacommandante avait dit : – « C’est bien,votre demande sera appuyée, vous pouvezcompter sur moi, » c’était une affaire faite,et le candidat pouvait se considérer commenommé.

Certes, il eût été doux pour la femmed’un officier supérieur, pour une gaillardeayant quelque peu dépassé la quarantaine,d’éveiller le doux sentiment de la reconnais-

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sance chez les jeunes cadres et de savourerles joies de la toute-puissance sur lesmembres de cette grande famille militairequ’on appelle régiment. Ces sentiments desympathie tendre eussent été une consola-tion pour un cœur avide d’amour, pour uncorps affamé de caresses, deux choses que lebrave commandant du Bossoir ne remplis-sait que d’une manière insuffisante, sans sedemander si l’horreur du vide n’existe paschez les commandantes aussi bien que dansla nature.

Malheureusement Carcassonne, enstyle de troupier, a toujours passé pour un« fichu port de mer », et jusqu’ici les cadres

du 35e chasseurs n’étaient guère composésque de capitaines quinquagénaires, chauveset ventripotents, de lieutenants arrivés à la

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force du poignet après je ne sais combiend’années de lutte, et des sous-lieutenantspour lesquels la société s’était montrée aussimarâtre que la nature. C’est à peine si l’onpouvait trouver quelques compensationsdécevantes et fugitives parmi les élèves bri-gadiers.

— Soignez la comtesse du Bossoir,avaient dit les anciens au jeune Gaston desEsbroufettes. Soyez humble, respectueux,d’une correction indiscutable. Elle tientvotre sort dans sa main, et tout dépendra dela manière dont elle vous aura coté à cettepremière entrevue.

Ce n’était donc pas sans une certaineémotion que notre sous-lieutenant, en tenuede jour, boutonné, ficelé, astiqué, chaussé debottes vernies et ganté de blanc, gravissait

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la rue de la « Truie qui file », conduisant à laplace d’Armes, où s’élevait l’hôtel imposanthabité par la comtesse. En passant devantune boutique de nouveautés, il se vit dansune glace et se sentit joli garçon, ce qui luidonna un peu de courage, et, ma foi ! ce futd’un pas assez délibéré qu’il gravit le per-ron et laissa retomber le lourd marteau de laporte cochère. – À Carcassonne, on en estencore aux marteaux.

Une ordonnance taillée en Hercule Far-nèse, avec la trogne allumée et le poil rude,vint ouvrir et introduisit l’officier dans lepetit boudoir attenant au grand salon de ré-ception. Là, tout en attendant, des Esbrou-fettes se mit à inspecter les êtres. D’abord,sur un panneau, le portrait du commandantdu Bossoir. Heu ! Heu ! bien fatigué le

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pauvre commandant : le crâne en pointe,deux pochons sous les yeux, le dos voûté…l’heure de la retraite devait avoir sonné de-puis longtemps, sinon sur l’Annuaire, dumoins dans la vie privée. Lui faisant face, lacommandante, dans tout l’épanouissementd’un bel automne, ses épaules de déessemûre émergeant au-dessus d’un corsage develours cramoisi qui faisait encore plus res-sortir sa pâleur mate de brune, ses cheveuxenroulés tombant en torsades lourdes surses épaules et dans l’œil encore un satanéregard…

— Elle devait être rudement jolie quandje suis né, pensait des Esbroufettes rêveur.

Çà et là des bronzes, des petits Saxes,des bonbonnières, des bibelots de goût, etdans une assiette en craquelé des caramels

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en chocolat qui avaient fort bonne appa-rence. Le jeune Guy tomba immédiatementen arrêt devant ce cornard. Sans doute, la

comtesse du Bossoir, occupée à sa toilette,allait le faire attendre quelque temps, etpuis, un caramel est bien vite croqué. Il sai-sit donc délicatement du bout de son gantglacé un bonbon, et houp ! il l’engloutit sousla moustache blonde, se préparant à le cro-quer à belles dents c’était bien le cas de ledire. Hélas ! la chaleur avait enlevé au ca-ramel sa rigidité et l’avait transformé enune pâte molle, malléable, dans laquelle lesdents s’engluaient sans parvenir à croquerquoi ce fût. Et c’est au moment précis oùle sous-lieutenant était le plus occupé parcette lutte inquiétante que la porte s’ouvritet que la comtesse du Bossoir fit son appa-

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rition. On voyait qu’elle avait médité sa toi-lette avec un soin tout particulier ; la cheve-lure artistement étagée dissimulait quelquesplis imperceptibles ; une robe mauve de chezle bon faiseur moulait des formes d’une ri-gidité impeccable, et le corsage ouvert encarré dégageait la nuque et laissait voir unepeau d’un ton chaud, ambré, sous laquellecoulait un sang ardent ; les yeux avivés parle kohl brillaient étrangement sous un sour-cil rectifié au pinceau, et de toute cette plan-tureuse personne s’exhalait un parfum deChypre âcre et pénétrant.

— Soyez le bienvenu au 35e chasseurs,monsieur, dit-elle en tendant sa main à desEsbroufettes. Vous êtes un nouveau dansnotre grande famille ; mais au régiment,

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comme ailleurs, on a toujours un faible pourles Benjamins.

Évidemment c’était très aimable, et ileût fallu répondre quelque chose : Miséri-corde ! Impossible de décoller les dents in-crustées dans le poisseux caramel ! Enfin,dans un effort héroïque, Gaston parvint àdétacher le bonbon et le fit passer dans lefond de la bouche ; mais, même dans cettenouvelle position, cette masse non fondues’opposait à toute émission de voix. On eûtpu à la rigueur faire passer le chocolat àdroite ou à gauche ; mais dans une seconderapide comme l’éclair des Esbroufettes eutl’intuition qu’une fluxion subite et inexpli-cable allait se produire sur une de ses joues.La situation était atroce, et notre sous-lieu-tenant sentait la sueur lui perler sur le front,

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tandis qu’en esquissant un douloureux sou-rire – c’est tout ce qu’il pouvait faire – il ac-ceptait le petit pouf que la commandante luioffrait auprès du canapé.

Comme le silence continuait, la com-tesse mit ce mutisme sur le compte de la ti-midité, bien excusable chez un officier su-balterne, et pour le rassurer elle continuaavec une voix très douce :

— Il ne faut pas avoir peur de nous, al-

lez, monsieur ! Au 35e nous avons toutes lesindulgences, toutes les sympathies pour lajeunesse, et nous accueillons les nouveauxarrivants à bras ouverts, prêts à tout excu-ser, à tout comprendre… et à tout pardon-ner.

Et pendant ce discours si tendre lepauvre Gaston, toujours souriant, regardait

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la commandante avec ses yeux frangés delongs cils, tâchant de mettre dans son regardtoute l’éloquence qu’il ne pouvait traduireen paroles, et ce regard désespéré était simagnétique, ce sourire était si doux, que lacomtesse du Bossoir, troublée, palpitante, neput s’empêcher de tendre les deux mains àdes Esbroufettes, on lui disant très émue :

— Voyons, grand enfant, pourquoi nedites-vous rien ? Pourquoi me regardez-vous comme cela ? Et elle fredonna sur l’air

de Mme de Rothschild :

Si vous n’avez rien à me direPourquoi venir auprès de moi,Pourquoi me faire ce sourire

Ma foi ! notre sous-lieutenant n’y tintplus. La commandante avait dit qu’elle était

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prête à tout comprendre, à tout pardonner.Il fallait risquer le tout pour le tout et brûlerses vaisseaux…

Et soudain, comme perdant la tête, ilsaisit dans ses bras la commandante effarée,colla ses lèvres sur les siennes, et dans unbaiser triomphant lui fourra le caramel dansla bouche !!! Ce baiser dura si longtempsque lorsque Gaston sortit des bras de lacomtesse pâmée, le chocolat était complète-ment fondu.

Le soir, la commandante du Bossoir di-sait au colonel Saint-Chavoye :

— J’ai reçu tantôt le petit des Esbrou-fettes. Il est charmant, bien élevé, et sousune timidité apparente cache une grandeaudace et une merveilleuse énergie. Je crois

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que c’est une excellente acquisition pour le

35e chasseurs.

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C

LA SURPRISE DE SAM

e fut une grande joie au numé-

ro 4724 de la 72e avenue de New-York, lorsqu’un télégramme apprit que SamJefessa, après un mois de séjour au milieudes plaisirs parisiens, se décidait à réinté-grer le domicile conjugal. Sa digne épouseDeborah – née Fonnymoon – passa immé-diatement la revue des onze enfants – onzeenfants en neuf ans de mariage – pours’assurer que le petit bataillon était irrépro-chable, mit toute la maison en ordre parfait,et s’empressa de préparer les confitures, les

tartes et les divers pies qui devaient fêter leretour du voyageur, par un déjeuner cata-pultueux.

Le salon fut ciré, les meubles furentbrossés et dc grandes bougies neuves étin-celantes de blancheur apparurent dans lelustre et dans les candélabres. On vit denouveau au coin des glaces, sur les tables,sur les chaises tous ces petits nœuds roses,tous ces menus ouvrages au crochet, toutesces housses élégantes dont la bonne mis-tress raffolait peut-être un peu plus que deraison, persuadée que ces fanfreluches don-naient à l’appartement un aspect de richessebourgeoise.

Ah ! c’était, en effet, une maîtressefemme que cette Deborah – un peu pro-lifique, mais santé merveilleuse, – et c’est

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précisément ce que se disait Sam Jefessa,l’œil encore ébloui des fontaines lumi-neuses, des danses du ventre… et de biend’autres choses encore, tandis que le grandpaquebot transatlantique l’emportait à toutevapeur à travers l’Océan. À vrai dire, partiavec des idées morales un peu primitives etd’une simplicité biblique, comme un dignetrappeur du Nouveau-Monde, il revenait lé-gèrement corrompu. Il connaissait mainte-nant tous les raffinements de la volupté per-verse. S’était-il assez amusé, mon Dieu ! Enavait-il connu de ces Parisiennes, brunes,blondes, rousses, avec des poitrines altièreset des bras blancs et satinés dans lesquelsl’austère père de famille oubliait tout : le de-voir, le foyer, les petites trousses enruban-

nées, et le numéro 4724 de la 72e avenue !…

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Cependant, il avait une justice à serendre, et non sans une certaine fierté : ilpouvait dire qu’il rentrait chez lui sain decorps et d’esprit, et sans avoir laissé surcette dangereuse terre gauloise le plus petitJefessa. Il en était absolument sûr. Ces Fran-çais qui se piquent d’être légers sont desgaillards autrement pratiques en affairesd’intérêt que ces braves Yankees : dans leursménages, on aperçoit un, deux, enfants auplus, et il est bien évident que du train oùallait mistress Deborah, elle pourrait, àquarante-cinq ans, avoir mis au mondevingt-cinq rejetons mâles ou femelles.

— Vingt-cinq !… c’est beaucoup, son-geait Sam rêveur, et il faudra que je mettefin à cet état de choses. En somme, ce n’estqu’une habitude à prendre, et si Dieu bénit

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les nombreuses familles, j’ai déjà largementdroit à ma part de bénédiction fans avoir be-soin de supplément.

À onze heures du soir, Sam Jefessa sa-luait au passage la statue colossale de la Li-berté, qui, sans doute, éclairait le monde,mais qui, faute de fonds… ne pouvait paséclairer le port de New-York et, moins d’uneheure après, il était dans les bras de sonépouse irradiée.

— Venez voir les enfants, lui dit-elle.Et Sam embrassa les onze enfants au

milieu desquels il ne se reconnaissait plusguère, en allant de la droite à la gauche, parrang de taille.

Il lui arriva de prendre Tom pour Willyet le petit Bob pour Dick, mais il s’excusasur l’émotion du retour.

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— Maintenant, venez visiter la maison.Mais pour le coup Sam se récusa. Il sa-

vait le temps que prenait ce tour de proprié-taire, avec l’admiration obligatoire et dé-taillée pour chaque petit nœud, chaque rondau crochet, chaque housse, et alléguant sonimmense fatigue, il déclara qu’il n’avaitqu’un désir, celui d’aller se coucher au plusvite sans même s’occuper des bagages restésdans le vestibule.

— Demain, ma chère amie, je visiteraitout ce que vous voudrez, et vous prouveraimieux ma tendresse… mais pour le moment,excusez-moi, je tombe de sommeil.

— C’est cela, mon amour, reposez-vousbien ; d’autant plus que nous avons à déjeu-ner les Burnett, les Wilmott, les Dodge, et

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tous les Perkins, une vingtaine de personnesque j’ai invitées en votre honneur.

— Je serai enchanté de revoir tous cesbraves amis. Ah ! vous savez, je vous ai rap-porté quelques petits bibelots de Paris. Il y amême une surprise. J’espère qu’elle vous fe-ra plaisir, mais ce soir je n’ai pas le couragede rien déballer. Bonsoir, ma bonne Debo-rah.

Là-dessus, Sam Jefessa regagna sachambre, où bientôt il s’endormit du som-meil du juste en ronflant comme un tuyaud’orgue. Le lendemain matin, Deborah se le-va à sept heures, selon son habitude, et, tan-dis que son époux sommeillait encore, elleeut la pensée louable de lui éviter l’ennui dedéfaire sa malle. Peut-être aussi, – car il fauttout dire, – la curiosité féminine la poussait-

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elle à voir plus vite la « surprise » rapportée.On a tant de goût à Paris !

Sur la pointe du pied, elle s’empara dutrousseau, puis, se rendant dans le vestibule,elle s’agenouilla devant la grande malle, eten retira avec un soin extrême les chemises,les gilets de flanelle et toute la garde-robede son seigneur et maître. Çà et là, elle trou-vait dans quelque coin et soigneusement en-veloppé avec du papier de soie, quelque bi-jou en similor, quelque presse-papier ensimili-marbre, quelque tour Eiffel en simili-bronze, petits souvenirs quil’attendrissaient au passage. Puis, tout àcoup, continuant ses investigations, elle tiraun paquet dont le contenu ne laissa pas quede l’intriguer fort. Dix séries de petits sacsen baudruche, réunis par douzaine, étaient

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rangées avec un soin méthodique. Qu’est-ceque cela pouvait bien être ?… Deborah pritun de ces sacs, l’ouvrit, en coiffa son doigtsans pouvoir trouver à cet objet bizarre uneutilité quelconque. Tout à coup elle se frap-pa le front. Son mari, connaissant ses pré-dilections pour les housses, avait voulu flat-ter sa manie et ses jolies enveloppes de bau-druche étaient évidemment destinées à pré-server les bougies des traces laissées par lesmouches. C’était la « surprise ».

Eh bien ! alors, elle allait répondre à sagracieuseté par une autre attention. Il seraitbien étonné lorsque, en se levant, il trouve-rait le lustre, les candélabres, déjà munis deleur étoffe protectrice. Sans perdre un ins-tant, elle prit les dix douzaines de sacs et en

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coiffa avec amour toutes les bougies du sa-lon.

Malheureusement, les bougies étaientun peu longues et les sacs ne les couvraientpas entièrement ; aussi, pour enlever à cespetits vêtements leur aspect flottant et dis-gracieux, mistress Deborah les termina à labase par une fronce à coulisse fermée parune petite faveur rose. Ce fut un vrai travail,mais lorsque les cent vingt lumières furentainsi coquettement attifées avec les centvingt sacs, la bourgeoise qui était en ladigne femme ne put s’empêcher de tres-saillir d’aise et de trouver le coup d’œil ra-vissant.

Le salon avait certainement gagné dutout au tout, et nulle part, même chez le pré-sident, à la Maison-Blanche, même chez les

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Vanderbilt, elle n’avait jamais vu autant deluxe. Oh ! ces Parisiens, quels artistes ! Ilsont le génie de l’ameublement et de la déco-ration.

Comme l’heure avançait, et que Sam Je-fessa continuait à ronfler, elle le fit réveillerafin qu’il fût prêt à temps pour le déjeuner.

Déjà, en effet, les voitures commen-çaient à arriver, et l’on entendait le roule-ment des roues sur le sable du parc. LesDodge entrèrent d’abord, et furent légère-ment étonnés de l’aspect du salon. Tandisque les femmes approuvaient avec complai-sance, les hommes restaient froids, et levieux Philéas Dodge murmura entre sesdents que c’était d’un goût douteux. Maiscomme Philéas est un grincheux, on ne pritpas garde à son observation. Chez les Per-

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kins l’impression fut différente ; mistressJenny Perkins devint littéralement pourprede honte, et Stephen Perkins fit un nezénorme, si bien que sa mauvaise humeur je-ta un froid. Heureusement que les Burnettvinrent sauver la situation. Là, il y eut uneexplosion de joie délirante. Jonathan Bur-nett, surtout, se roulait littéralement, avecde grosses larmes qui coulaient dans ses fa-voris.

— Oh ! les faveurs roses ! les faveursroses !… disait-il en regardant le lustre entredeux accès de folle gaieté qui secouaientson gros ventre de tressautements convul-sifs. Son hilarité était si bruyante, si franche,si communicative, qu’elle finit par gagnerles Wilmott, les Perkins et même le vieuxPhiléas Dodge. Les onze enfants étant en-

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trés se mirent à leur tour à battre des mainset à sauter en riant, dès qu’ils eurentcontemplé les bougies, et ce fut au milieu duvacarme produit par cet esclaffement géné-ral que le digne Sam Jefessa fit son appari-tion.

— Eh bien ! Sammy, dit Deborah, tuvois, dearest, moi aussi j’ai voulu te faire une

« surprise ».Sam regarda… Le tonnerre tombant au

milieu de son salon ne l’eût pas plus stu-péfait que la vue de ses candélabres ainsitransformés. Ah ! certes, il était surpris. Ildevint vert, rouge, bleu… puis, ma foi !comme tout le monde riait autour de lui, ilprit le sage parti de rire à son tour.

— Ah ! vous avez eu là une riche idée,ma pauvre Déborah, finit-il par dire à la

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pauvre épouse un peu interdite en voyant lesuccès de son invention.

— Est-ce que ça va mal ?— Ce n’est pas précisément que ça aille

mal, mais…— Oui, oui, je sais, c’est un peu court,

mais ce n’est pas ma faute, c’est parce quej’ai des bougies grand modèle. On n’en faitpas d’autres à New-York.

— Rassurez-vous, ma chère amie, ditavec bonhomie Sam Jefessa ; je vous mon-trerai ce soir un petit modèle auquel cela iracomme un gant.

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L

AMOUR ET TRÉPIDATION

e docteur Tournier avait eu vérita-

blement une idée géniale en condui-sant ce soir-là son meilleur ami MaximeBoulard à la taverne de l’illustre RodolpheSalis.

D’abord Mme Boulard, la belle Caroline,avait échangé avec le docteur un regard dereconnaissance profonde à l’idée d’être dé-barrassée pendant toute une après-dînée deMaxime, toujours amoureux comme au pre-mier jour, bien que ses forces physiques nefussent plus à hauteur de son exaltation cé-

rébrale ; et dans la poignée de main qu’elleéchangea au départ, elle mit toute la ten-dresse, toute l’émotion attendrie que peutéprouver une pauvre petite femme délivréemomentanément d’un époux collant, fati-gué et par conséquent raseur.

De plus, c’était an vendredi, et il y avaitgrande représentation au Chat Noir. Dès

l’entrée, Salis, avec sa barbe en pointe et saredingote marron sanglée à la taille, avaitfort bien accueilli les deux amis avec ce lan-gage en vieux français dont il a le secret :

« Adoncques, messeigneurs, soyez lesbienvenus dans mon hostellerie et venezgouster un vieil flacon de vin chinonnais re-nommé parce qu’il est chauld au cœur etvrai breuvage déificque tel qu’ambroisie etaultres nectars. Goustez bien, et qu’il y ait

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beaucoup de cocus ceste nuictée, s’il plaît àl’archonte Carnot !

Puis, nos deux amis avaient entendu lesbelles chansons patriotiques de Fragerolles,les satires gouailleuses de Jules Jouy, lespoésies de Jean Rameau et les bonnes fumis-teries de Mac Nab ; lorsqu’un petit monsieurbrun, moustachu, à figure énergique, se pla-ça à son tour devant le piano où trônait Tin-chant.

« Messeigneurs, hurla Salis, notre ca-marade Paul Marrot va avoir à son tourl’honneur de débiter quelques vers devantvous, vous le cerveau de Paris, attirés parcette mamelle de la France qu’on appelleMontmartre !

Le poète avait quelque chose de délicat,de maladif et de recherché dans la forme qui

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rappelait la nervosité artistique des frèresde Goncourt. Soulignant sa pensée avec desgestes onduleux esquissés par une main auxdoigts fuselés, il commença :

La trépidation excitante des trainsVous glisse des désirs dans la moelle des reins…

C’était un refrain qui revenait aprèschaque strophe, un peu comme la mélopéetraînante que chantent à nos oreilles lesroues d’un wagon dans leur mouvement ca-dencé. Et tandis que Boulard, très intéressé,écoutait avec une attention profonde, PaulMarrot expliquait les tendances de la natureà réparer sans cesse les pertes subies et lesdéfaillances. Deux amoureux se caressentdans un wagon ; la machine éclate, le traindéraille, les membres des voyageurs sont

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dispersés aux quatre vents, maisqu’importe ! D’autres amoureux repassentsur la même ligne qui recommencerontl’éternelle chanson et répareront le dom-mage causé à l’humanité.

La trépidation excitante des trainsVous glisse des désirs dans la moelle des reins…

Le suggestif poète fut couvertd’applaudissements.

« Voyons, disait Maxime Boulard, endescendant la rue Victor-Massé au bras deson ami, est-ce que vraiment il y a du vraidans la théorie de ce Paul Marrot ? Toi quies docteur, tu dois savoir cela.

— Quelle théorie ?— Tu l’as bien entendu. Il prétend que le

mouvement du chemin de fer a une action

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excitante pour… réveiller… les sens endor-mis.

— Eh bien ! mon cher, c’est absolumentvrai. L’expérience a été faite cent fois pardes joyeux viveurs un peu sur les boulets, etelle leur a toujours parfaitement réussi.

— Alors, tu crois que moi ?… Mon Dieu,nous sommes si liés, je peux bien t’avouercela… Eh bien ! il y a des jours où Carolineme trouve un peu inférieur à ma tâche. Aveccela, c’est une femme très froide…

— Tiens ! tiens ! je n’aurais pas cru !— Si, si, une femme à principes aus-

tères, pas perverse, pas dépravée, pas ca-ressante, et recevant toujours fort mal mesavances, si bien que mon éloquence déjàcompromise devient nulle. Et alors ce sontdes moqueries, des sarcasmes qui me décon-

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tenancent encore davantage. Ah ! si, la tré-pidation excitante des trains…

La figure du docteur Tourniers’illumina tout à coup comme éclairée parune idée subite, et il dit à Boulard : « Monpauvre vieux, que ne m’as-tu dit cela plustôt, je t’aurais fait une prescription et tracéun itinéraire ! D’autant plus que pour com-mencer tu n’as pas besoin d’aller bien loin.

— Oui, oui, je ne voudrais pas forcer ladose.

— Demain soir, je dîne chez toi, n’est-ce pas ? Eh bien ! à neuf heures un quart,après le café, tu nous quitteras : tu t’en irasà la gare Saint-Lazare, et tu prendras le trainpour Asnières. Ah ! choisis bien ta place ;assieds-toi de préférence dans un des com-partiments à l’extrémité du wagon. Il y a

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là plus de roulis. Tu arriveras à Asnières àdix heures moins le quart. Tu reprendras letrain revenant sur Paris à dix heures, et àdix heures et demie tu peux être rentré cheztoi. Pendant ce temps-là je tiendrai compa-gnie à ta femme. Bref, c’est un voyage d’unepetite heure, pas plus.

— Ah ! mon ami, tu me sauves la vie.Le lendemain, Maxime, après le dîner,

prétextait une affaire quelconque, puis, cli-gnant de l’œil au docteur, il s’excusait d’êtreobligé de s’absenter, et promettait d’êtretrès vite revenu. Chose curieuse, quand ilrevint de sa petite excursion à Asnières, iltrouva Caroline le teint animé, les yeuxbrillants, exactement comme si ce fût ellequi eût fait le voyage ; d’ailleurs on eût ditqu’elle avait comme un remords de

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conscience, comme quelque chose à se fairepardonner ; jamais elle n’avait été si ai-mable, si caressante, si chatte. Quant audocteur, il avait, paraît-il, filé à l’anglaisequelques minutes auparavant.

Boulard, au septième ciel, entraîné parun désir fou, prit dans ses bras Carolinetoute vibrante et déjà pâmée et l’emportacomme une proie vers la chambre à coucher,sans s’apercevoir du désordre qui y régnait,et pendant ce temps revenait, comme uneobsession dans son cerveau, le refrain sivrai, si juste, si providentiel :

La trépidation excitante des trainsVous glisse des désirs dans la moelle des reins.

Et cela marcha ainsi quelque temps, lebon Maxime faisant à jours fixes son petit

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déplacement et de préférence les jours oùTournier était là, afin que son absence fûtmoins remarquée et que Caroline s’ennuyâtmoins.

Mais, un beau jour, il revint à nouveaufrapper chez le docteur.

« Hélas ! mon pauvre ami, lui dit-il, jene sais pas ce qu’avait ma femme hier ausoir. Quand je suis parti, tu te le rappelles,elle était très gaie. Eh bien ! lorsque je suisrevenu, je l’ai trouvée pâle, alanguie, maus-sade, d’une humeur exécrable. Bref, je nesais si c’est parce que j’ai été mal reçu, maisje me suis trouvé aussi déplorablementmuet que jadis.

— C’était prévu. Il est nécessaire de for-cer la dose. Il faudra maintenant quepousses jusqu’à Versailles ; mais tu pourras

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encore être revenu pour une heure du ma-tin. Le principal est que tu ne découchespas.

Mais cela fera la soirée bien longuepour Caroline. Ah ! si je ne craignais pasd’abuser de ton temps, si tu étais un ami, tului tiendrais encore compagnie jusqu’à cetteheure-là.

— C’est entendu.Il faut rendre justice d’ailleurs à

Mme Boulard. Elle ne récriminait jamais, etacceptait ces absences peu justifiées avecune abnégation touchante. Elle avait main-tenant deux ou trois soirées libres par se-maine, et l’on eût dit que pour elle l’horizons’éclaircissait et qu’elle voyait la vie à unautre point de vue.

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Un jour Boulard un peu embarrassé dit :« Ma chère amie, je m’absente ce soir, mais,à mon grand regret, je ne pourrai pas êtrerevenu pour une heure du matin. Il fautque je pousse jusqu’à Joigny. Tourniert’expliquera… affaire indispensable ; c’est lapremière fois que je passerai une nuit sanstoi, mais je serai de retour demain matinvers les neuf heures.

— Libre ! toute une nuit libre ! ne puts’empêcher de s’écrier la belle Caroline dontla figure parut transfigurée comme par unejoie intense. Puis elle ajouta en éteignantson regard et relevant hypocritement sespaupières :

— C’est égal, je vais avoir bien peur,toute seule !…

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Et de semaine en semaine, sur lesconseils de cet excellent docteur, Maximese mit à allonger la corde et à augmenterles kilomètres parcourus. Il alla jusqu’à Di-jon, jusqu’à Lyon. Au bout de deux mois ilroulait jusqu’à Marseille, puis jusqu’à Nice,restant absent des trois jours entiers. Aprèssoixante-douze heures de voyage, il rentraitexténué mais triomphant et trouvait safemme d’une humeur adorable et d’une dis-crétion parfaite, ne lui demandant jamais leplus petit mot d’explication. Sans doute ellese sentait heureuse et fière d’avoir enfin re-trouvé un mari, un vrai mari, souvent ab-sent sans doute, mais sachant prouver au re-tour une tendresse profonde et virile.

Enfin les limites de la France ne suf-firent plus : il fallut franchir la frontière, al-

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ler jusqu’à Gênes, Milan, Rome, Naples, Ca-tane en Sicile.

La dernière fois que Maxime Boulardest venu à la consultation du docteur, celui-ci lui a dit :

« Mon cher, au point où tu en es, il fauty aller du tour du monde. Mais, rassure-toi ;on le fait maintenant en quatre-vingts jours.

— Quatre-vingts jours ! mais cela faitprès de trois mois d’absence. Que dira Caro-line ?

— Sois tranquille ! je suis là pour toutarranger, et, après ces trois mois de cheminde fer… Ah ! mon ami, tu verras, tu m’en di-ras des nouvelles.

La trépidation excitante des trainsVous glisse des désirs dans la moelle des reins.

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SEULE CONTRE CINQ

ertes, c’était avec une certaine

émotion qu’Eusèbe Lanfylé, chefde section dans la Ligue des Patriotes etmembre influent du « Parti national », se di-rigeait avec son épouse Virginie vers laporte des Ternes, afin d’assister aux exer-cices du célèbre colonel Cody, dit Buffalo-Bill. Ce n’était pas, d’ailleurs, qu’il éprouvâtun vif désir de contempler les cow-boys, lesIndiens comanches ou apaches, les pion-niers canadiens ou les vaqueros mexicains ;non, il connaissait la popularité du colonel

dans le nouveau monde, il avait entenduparler de ses exploits, de son cheval noir.Il avait admiré sur toutes les murailles sonportrait en chromo – l’œil clair et la mous-tache soyeuse – et, ma foi ! soit associationd’idées, soit similitude de situation, il vou-lait demander au héros américain son opi-nion sur le général Boulanger. Il était, en ef-fet, curieux de connaître l’avis de celui quiavait dompté les buffles sur celui qui avaitdompté les… mufles.

Quant à Virginie Lanfylé, je suis sûrque vous la croyez ravie à l’idée d’admirerde près le beau Buffalo-Bill. Ah ! mes en-fants, quelle erreur est la vôtre ! Virginieétait froide comme un marbre, comme unglaçon, comme le talent de Worms ou lestyle d’Ohnet. Ses yeux calmes, placides, un

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peu ronds, d’où toute pensée paraissait ab-sente, ne s’étaient jamais allumés d’un désircharnel ; elle buvait, elle mangeait, elle ac-complissait ses devoirs conjugaux en son-geant au compte de la blanchisseuse ou aulivre de la cuisinière ; – son cœur – simpleviscère mécanique – n’avait pas palpité àl’idée des suprêmes joies, et sa chair im-passible ignorait encore le divin frisson quedonne l’amour bestial en vous frôlant deses ailes. Froide comme Virginie ! avaitl’habitude de dire Eusèbe, lorsqu’il deman-dait au restaurant une carafe frappée, et,soulagé par cette fine épigramme, il n’étaitqu’à moitié mécontent d’une infirmité qu’iltrouvait rassurante à tous égards.

Sans enthousiasme et sans ennui, ellese rendait au camp des « Western prairie

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cow boys » parce qu’Eusèbe l’avait désiré ;il avait dit : Allons ! et elle allait avec sabonne passivité de bête de somme. Pourtant,elle ne put s’empêcher de manifester unecertaine terreur à la vue des escadronsd’Indiens qui arrivaient sur la piste, galo-pant à des allures insensées et couchés surl’encolure de leurs chevaux. Leur torse vi-goureux et nu, peint des couleurs les pluséclatantes, depuis le bistre jusqu’au lilas,leurs faces lunaires encadrées de cheveuxnattés et enluminées de dessins fantaisistes,leur immense manteau de plumesd’autruche, tout cela lui causa un certainétonnement qui ressemblait à de la crainte,et quand, à l’arrivée de Buffalo-Bill à cheval,ils poussèrent leur Yu ! Yu ! dans une im-

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mense clameur guerrière, elle se rapprochad’Eusèbe avec inquiétude.

— Bah ! lui dit ce dernier, avec le grosrire sceptique que doit avoir un membreéclairé du « Parti national », tous ces gens-làsont des farceurs, natifs des Batignolles oude la place Maubert et engagés comme desfigurants à la Porte Saint-Martin.

— Pourtant, je connais les romans deGustave Aymard, et j’ai lu les aventures dela « Pluie-qui-Marche ».

— Eh bien ! précisément, ma chère amie,Gustave Aymard n’avait jamais quitté Cour-bevoie, et la « Pluie-qui-Marche » était unsimple canotier d’Asnières-les-Égouts.

— Ah ! tu m’en diras tant, dit Virginietout à fait rassurée et qui, tout d’un coup,reprit son calme olympien.

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Après la prise au lazzo des chevaux sau-vages, après les danses du scalp, aprèsl’attaque de la diligence, la foule quitta lesgradins du vaste hippodrome pour se rendredans les jardins, et là Eusèbe Lanfylé se pré-cipita vers la tente du colonel Cody, qui dai-gnait donner une audience. On entrait parséries de douze dans la baraque ornée detêtes de buffles et meublée avec une élé-gante simplicité. Le colonel, campé sur unehanche, avec ses grandes bottes, son cos-tume gris soutaché d’argent et sa belle têteémergeant hors du col largement ouvert, re-cevait tous les visiteurs avec une courtoisieexquise, mais les entrevues étaient courtes.Aussi Eusèbe, après avoir pénétré en mêmetemps que sa fournée, après avoir serré trèsému la main que lui tendait le grand chef

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avec une touchante familiarité, absolumentcomme « l’autre », se préparait à demander :« Wat do you think about brave general ?…»

lorsque deux, sergents de ville lui crièrent :« Circulez ! circulez ! » et le mirent à la portepar les deux épaules, afin de laisser la placeà d’autres.

— Toujours la persécution ! murmuraLanfylé d’une voix sombre ; mais je revien-drai.

Il repassa à travers les allées entre deuxhaies d’Indiens qui, grimaçants et grinçantdes dents, se montraient la belle Virginie,en poussant des yu ! yu ! d’admiration, et,

quant à lui, riant de cette bonne fumisterie,il pensa seulement que ces Parisiens-là y

avec leur torse bombé et leurs biceps, fe-raient d’excellents adhérents pour la sainte

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ligue. Il dîna en hâte dans une petite guin-guette près des fortifications, et, la nuit ve-nue, il se glissa avec Mme Lanfylé derrièrela palissade, afin de se diriger à nouveauvers la tente de Buffalo-Bill. – À cette heure-là, se disait-il, je suis sûr de trouver le co-lonel seul, et je pourrai l’interviewer tout àmon aise.

Cherchant à s’orienter, il avait déjàfranchi plusieurs petites allées sinueuses,lorsque, en arrivant dans une espèce de clai-rière il entendit un grand cri, et immédia-tement il se vit entouré de cinq êtres qui,à la lueur de la lune, lui parurent absolu-ment fantastiques. L’un était jaune safranavec des plumes campées dans un petit chi-gnon ; le second était rayé de raies mauvessur lilas, et sur sa face brique tombaient

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des cheveux dénoués, longs et plats commeceux d’une vieille femme ; le troisième étaitvert d’eau avec des teintes lavées qui, trèsfoncées à la poitrine, allaient en decrescen-do jusqu’au nombril ; le quatrième était sangde bœuf tout tacheté de pois jaunes, et,quoique entièrement nu comme ses cama-rades, on l’eût dit revêtu d’un complet poin-

tillé acheté à la Belle-Jardinière ; enfin, le

cinquième, le chef sans doute, avait sur ledos une grande saie rouge, et sa tête, d’ungris ardoise, était coiffée d’un casque deplumes en forme de tiare.

« Tiens ! les farceurs de tantôt, dit Lan-fylé.

Il n’avait pas achevé qu’il était saisi, li-goté, et en un rien de temps attaché à ungros platane qui se dressait sur la pelouse.

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Puis les cinq Indiens se prirent par la mainet exécutèrent autour de Virginie une dansemacabre entremêlée de cris suraigus.

« Messieurs, leur fit observer Mme Lan-fylé avec hauteur, je vous ferai observer quevotre plaisanterie est d’un goût douteux.

— Oa ! Oa ! Tchu ! Tchu ! ripostèrent les

Indiens en ricanant.Puis le chef s’avança vers elle, les yeux

flamboyants, tandis que les quatre autres,toujours dansant, poussaient des yu ! yu ! qui

ressemblaient à des hennissements de che-vaux en rut. Il la prit dans ses bras et lacouvrit de baisers fous avec des caresses quisemblaient mordre, tant et tant qu’il finitpar rouler avec elle sur le gazon.

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« Messieurs les figurants !… De grâce,cela passe la plaisanterie, cria Eusèbe. Puistout à coup une idée lui vint :

— Si c’était de vrais indiens ! Il essayade se dégager ; mais les cordes étaient so-lides, et il fut obligé de rester attaché à sonarbre.

Ah ! mon pauvre ami, dit Mme Lanfylé,tu sais que ce ne sont pas du tout des figu-rants. Il faut nous résigner… Contre la forceil n’y a pas à lutter.

Et immédiatement sa figure reprit safroideur et sa sérénité accoutumées.

— Évidemment c’est fâcheux, se disaitpendant ce temps-là Eusèbe avec philoso-phie ; surtout pour un mari, il est toujoursdésagréable d’assister à ces facéties-là ; ce-pendant une seule chose me console, c’est

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que je suis sûr de la froideur de Virginie, etpuis, si ce sont réellement des sauvages, aumoins nous aurons la chance de ne pas lesrencontrer dans le monde.

Après le chef, ce fut le tour de l’Indienjaune safran, puis de l’Indien mauve, puis del’Indien vert, chacun d’eux embrassant Vir-ginie, qui, d’ailleurs, ne bronchait pas, avecles marques de la plus vive tendresse.

— Allez ! allez ! mes gaillards, pensaitEusèbe. Ah ! si vous lui arrachez seulementun soupir de satisfaction, vous serez des ma-lins ! On voit bien que vous ne la connaissezpas : Froide comme Virginie.

Cependant le tour était arrivé del’Indien sang de bœuf avec des pois jaunes– le Pointillé, comme l’avait baptisé Eusèbe.

C’était un gaillard superbe, de six pieds de

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haut, une musculature d’Hercule, unelongue chevelure noire et un regard d’uneétrange énergie. Sous son baiser ardent, sa-vant et continu, Virginie parut enfins’éveiller d’un long rêve ; un flot de sangmonta à ses joues qui devinrent pourpre, sespaupières furent animées d’un mouvementvibratoire très rapide, tandis que les yeux sefermaient.

Les Indiens, qui n’avaient cessé de dan-ser en chantant une mélopée bizarre, pous-sèrent à nouveau un grand cri de triomphe,puis, coupant les cordes du patient avec leurbowie-knife ils disparurent dans la nuit.

« Fuyons ! fuyons ! dit Lanfylé, en pre-nant avec humeur le bras de Virginie. Quit-tons ce lieu maudit. En voilà une jolie soi-rée ! Qui croirait qu’il peut vous arriver des

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aventures semblables en 1889 ! Ah ! la policeest bien faite à Neuilly-sur-Seine !…

Le couple sortit vivement des jardins deBuffalo, et l’on reprit le chemin de Paris ensilence.

Jamais Eusèbe n’avait paru si taciturne.« Voyons, dit enfin Virginie, ce n’est pas

ma faute, après tout ; je ne suis pas cou-pable : la force prime le droit, tu me l’as ré-pété bien souvent quand on a arrêté Dérou-lède, et, par conséquent, tu as bien tort deme bouder.

Lanfylé réfléchit un moment : « Pourles quatre premiers sauvages, je ne dis rien,finit-il par répondre… mais pour le cin-quième, le Pointillé… Voyons, Virginie,avoue que tu es un peu coupable pour lePointillé.

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Et comme Virginie, confuse, gardait unsilence qui était plus qu’un aveu, Eusèbeajouta en secouant la tête :

« Au reste, tout cela ne serait encorerien ; mais ce qui est malheureux, c’est queje n’ai pas pu avoir mon renseignement surle général Boulanger.

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N

LA STATUE DE MERCURE

on, monsieur Poirel, je vous en

conjure, pas ici ! disait suppliantela jolie femme de chambre Félicie à un jeune

sapeur du 89e de ligne, aux yeux flam-boyants, au nez retroussé, à la barbe fine etfloconneuse comme celle d’un jeune dieu ;avec cela, un cou de taureau, des épaulesd’Hercule, et une poitrine bombée commeun coffre sous la tunique boutonnée àl’ordonnance.

Mais Poirel, emporté dans une griseried’amour, n’écoutait rien. Ah ! ça lui était

bien égal que Félicie fût à la cuisine ou auboudoir ! que lui importait le cadre, pourvuqu’il eût dans ses bras cette belle fille avecses yeux éreintés, sa bouche rouge, ses jouespleines, le sang à fleur de peau, canaille etplaisante comme un refrain de café-concertà la cantine, entre deux moments de ser-vice !

Rendons-lui justice. Il était d’abord en-tré à l’office ; puis ne trouvant pas Félicie, ilavait gagné l’antichambre et pénétré dans lepetit salon de Mme de Saint-Pourcens, où ilavait trouvé sa bonne amie huchée sur unescabeau et nettoyant les vitres de la croi-sée. L’escabeau avait plusieurs marches, sibien qu’on apercevait sous la jupe courteles jambes de Félicie moulées dans le basbien tiré, éveillant, en dépit de leurs formes

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plébéiennes, cet émoustillement, cette jouis-sance de l’œil, ce frisson de la chair quedonne la vue des belles choses.

Aussi, sans se soucier des mille bibelotsqui encombraient le boudoir, des petitssaxos, des bronzes, des ivoires qui se dres-saient sur les vitrines, il saisit brutalementla femme de chambre par la taille. Celle-ci perdit l’équilibre et se raccrocha à unestatue de Mercure qui, merveilleuse danssa nudité élégante et divine, courait sur unsocle, des ailes à la tête et au talon, un cadu-cée à la main.

Le Mercure tomba à droite sur lemarbre du foyer ; Félicie tomba à gauchesur une épaisse peau d’ours. Le Mercure nedit rien et se contenta de rendre un bruitsourd ; Félicie murmura : « Ah ! Poirel ! Poi-

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rel ! si Madame rentrait !…» Puis elle balbu-tia des mots inconnus, au milieu desquelsle cri « maman » revenait doux et plaintifcomme un chant d’oiseau.

Quand le chant fut fini, lorsque le der-nier « maman » étouffé sous un baiser eutretenti dans le boudoir silencieux, au milieudes floraisons des corbeilles dorées, dans unépanouissement de lilas blancs, de gardé-nias et de violettes, Félicie se releva rougeet confuse, rajusta d’un geste charmant salourde chevelure brune écroulée.

Ô éternelle puissance de la femmetriomphante ! Il n’y avait là en présencequ’un soldat et une fille, et leurs embrasse-ments convaincus étaient aussi beaux, aus-si charmants, aussi idylliques que ceux dequelque couple idéal échappé d’une

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églogue. Aussi le désir revint chez le jeuneguerrier, le besoin d’empoigner sa maîtressecomme une proie, et d’apaiser de nouveausur sa bouche charnue ses lèvres brûlées del’envie de sa beauté.

— Non, Poirel, mon beau Poirel !… mur-murait encore Félicie avec une voix promet-teuse, aux intonations alanguies… J’ai troppeur ! Si Madame rentrait !…

Cependant, le jeune sapeur sentait déjàla chair de sa compagne qui s’animait vi-brante sous ses caresses, et sans doute allait-il remporter une nouvelle victoire, lorsqueles yeux de Félicie qui, avant de partir pourle pays des rêves, jetaient un dernier regardde prudence sur le monde matériel, tom-bèrent par hasard sur la statue gisant àterre.

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Le Mercure de madame ! s’écria-t-elleavec terreur. Elle releva la terre cuite. Le filsde Jupiter et de Maïa courait toujours, lesailes étaient intactes, le caducée n’avait au-cun mal, mais le nez était brisé et traînaittristement à terre, sur le marbre, près descendres du foyer.

Ah ! pour le coup elle ne pensa plus à labagatelle, et les désirs d’amour s’envolèrentbien loin ; et elle expliquait au soldat dé-contenancé toute l’histoire de cette statue.M. de Saint-Pourcens avait été jadis dansla banque ; il prêtait de l’argent à des tauxusuraires, du moins à ce qu’assuraient lesmauvaises langues, et c’est ainsi qu’il avaitfait sa fortune. Des clients très étrillés luiavaient envoyé un jour pour sa fête le dieudu commerce… et des voleurs, et Monsieur

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tenait essentiellement à cette statue qui luirappelait le souvenir d’une des plus bellesaffaires conclues de sa vie. En mourant, ill’avait bien recommandée à son épouse enlarmes qui, depuis ce temps, avait eu pourson Hermès un culte quasi superstitieux, etl’époussetait elle-même avec un petit plu-meau de plumes roses.

« Cela pourrait peut-être se recoller ?disait Poirel en maniant dans ses doigts detroupier ce petit membre rose, puis il ajoutaen riant d’un gros rire :

— C’est égal ! c’est rudement farce unefois que c’est cassé !

Cette indifférence, ce manque de sensartistique exaspérèrent Félicie.

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« Va-t'en, dit-elle, tu m’agaces ; tu es lacause de la catastrophe, et je ne tiens pas àce que Madame te trouve ici en rentrant.

— Alors à quand le prochain rendez-vous ?

— Est-ce que je sais seulement si je seraiencore ici ce soir ?

Le pauvre Poirel reboucla son ceintu-ron, puis poussé par les deux épaules,s’enfuit, laissant sa maîtresse livrée à detriste réflexions sur la fragilité de la vertuet des terres cuites. Cependant le conseil dusapeur lui revenait à l’esprit… Cela pourraitpeut-être se recoller ? Si l’on essayait ?… Àforce de fureter dans l’appartement, elle fi-nit par trouver un petit pot de colle munide son pinceau et, fiévreusement, elle se mitaussitôt à l’œuvre. Avec un sourire étrange,

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évoquant je ne sais quelles réminiscencesvoluptueuses, elle replanta le nez du dieubien en face, appuya quelque temps avecson mouchoir pour attendre que la colle eûtbien adhéré, et quand elle eut retiré le fintissu, elle constata avec ravissement quec’est à peine si la brisure entre les deux par-ties raccordées s’accusait par une fente im-perceptible.

Le Mercure était redevenu completcomme jadis ; il avait repris son aspect viril,et même il avait un air plus gaillardqu’auparavant, sans qu’on pût comprendreau juste ce qui lui était arrivé.

« C’est drôle, il est mieux depuis son ac-cident ! dit Félicie après avoir un momentcontemplé son œuvre. Bah ! espérons que

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Madame ne s’apercevra de rien. À la grâcede Dieu !

Et, après avoir reposé la statue sur lesocle, avec des précautions infinies ; aprèsavoir réparé le désordre du salon et remis enplace la peau d’ours tordue et roulée commesi on y eût livré bataille, Félicie attendit nonsans un certain battement de cœur, le retourde sa maîtresse.

Madame rentra bientôt, et après être al-lée retirer son manteau et son chapeau danssa chambre, elle revint s’installer dans leboudoir où elle passait la plus grande partiede sa journée. Là, assise devant l’âtre, elleévoquait le souvenir des belles annéesd’autrefois, des années de jeunesse où Saint-Pourcens était si malin, si roublard et savaitgagner tant d’argent ! À vrai dire, il n’avait

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jamais été un amoureux bien enthousiaste ;il était certainement un peu vieux, un peufatigué, mais il l’entourait de soins sitendres, si paternels que malgré son insuf-fisance notoire, elle avait toujours été par-faitement heureuse, et n’avait jamais songéune minute à le tromper.

Par une association d’idées bien natu-relle, elle se mit insensiblement à songeraux belles affaires entreprises, aux bénéficesréalisés, puis ses yeux se reportèrent sur laterre cuite, suprême souvenir, témoignaged’admiration donné par les vaincus de la vieau vainqueur et, tout à coup, tandis que savue se promenait avec plaisir sur les formesgracieuses du jeune dieu, madame de Saint-Pourcens aperçut un changement bizarre,une métamorphose dans l’aspect général de

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Mercure qui la fit bondir. La statue qui jadisavait un nez bourbonien, incliné vers laterre dans une position en même tempsaristocratique et normale, avait maintenantun nez à la Roxelane, un nez en trompettequi se dressait impétueusement vers le ciel,et donnait à Mercure la physionomie d’ungavroche surexcité jusqu’à la révolte.

Alors Madame s’approcha, cherchant àcomprendre le pourquoi de ce nez surna-turel, et, regardant de près, elle aperçut lapetite fissure, où brillait encore un peu decolle. Et alors la lumière se fit : Félicie avaitcassé la statue, avait essayé de réparer elle-même le dommage et, par une étourderieinexplicable, avait recollé le nez à l’envers,tournant vers le ciel l’extrémité qui, d’après

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les lois ordinaires, aurait dû être dirigée versla terre.

Après un premier mouvement de colèreprovoqué par le regret de son cher chef-d’œuvre abîmé, comme elle était bonne, ellese sentit envahie par une pitié profondepour les terreurs qu’avait dû éprouver lapauvre fille après son méfait, et, renonçantà lui faire aucun reproche, elle voulut seule-ment lui donner des idées d’esthétiqueexacte. Aussi l’ayant sonnée, elle lui dit avecdouceur :

— Félicie, quand on casse un objet, ciquand on se mêle de le réparer, il faudraitau moins avoir le bon goût de le remettredans son état primitif. Ainsi, voulez-vousm’expliquer pourquoi vous avez recollé cenez à l’envers ?

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— Comment, Madame, s’écria la femmede chambre, il n’est pas dans sa positionnormale ?

— Mais non, ma pauvre amie, voyons,regardez vous-même comme il se dresse enl’air.

Alors. Félicie, songeant au sapeur Poi-rel, – et peut-être bien à d’autres, réponditen baissant les yeux :

— Je demande pardon à Madame,mais… mais… les nez que j’ai connus étaienttoujours dans ce sens-là.

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E

LE FLOTTARD

t comme le café venait d’être ap-

porté par Mohamed, le serviteurque je connaissais depuis plus de quinze ansau service du commandant Chabert, je nepus m’empêcher de faire remarquer à monami la profonde tristesse de son Arabe.

« Mohamed est toujours comme cela,me répliqua le commandant.

— Il regrette l’Afrique ?— Non, il s’est très bien acclimaté à Pa-

ris, et les vastes perspectives de la place de

la Concorde suffisent à cet enfant du désert,mais ce qu’il regrette, c’est la belle Aïcha.

— Il y a une histoire là-dessous.Raconte-la-moi.

— C’est tout un roman. Il y a deux ans,j’avais permis à Mohamed d’aller dans jene sais quelle fête de bienfaisance donnéeaux Tuileries. Il flânait avec la majestueuseimpassibilité orientale devant les baraques,lorsque son oreille fut frappée par la mu-sique rythmée de l’alouba, une musique mo-notone, coupée seulement par des cris gut-turaux qui lui rappelaient le pays natal. Mo-hamed suivit la foule et aperçut bientôt labelle Aïcha elle-même assise sur une es-trade au milieu de sa famille, telle que tupeux la contempler tous les soirs aux Folies-Plastiques.

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Certes, elle est encore bien jolie mainte-nant avec son étrange coiffure de fleurs do-rées qui forme sur sa tête mutine un casquesi étrange, mais à l’époque dont je te parle,Aïcha, bien que commençant à peine à êtreconnue des Parisiens, était véritablementmerveilleuse. Mohamed la contemplait detous ses yeux, admirant sa veste de veloursgrenat brodée d’argent, son étroit pantalonde damas bleu soutaché de perles, ses ba-bouches en « filali », sa ceinture de soiebleue et blanche frangée d’argent, et sesbracelets de pied pesant au moins vingtdouros. Puis bientôt, au son du piano dontla mesure était scandée par le bruit des tam-bourins, elle commença le pas que tuconnais. Les pieds spirituels esquissaientsur le plancher toutes sortes d’arabesques,

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tandis que le corps se renversait en arrièreavec des attitudes lasses ; les deux mainsélevées autour de la tête agitaient des fou-lards bleus et roses et retombaient ensuite lelong du corps en décrivant une spirale vo-luptueuse ; les doigts fuselés étanchaient uneffleurement imaginaire, et la taille flexiblecomme une liane exécutait une rotationlente et lascive accompagnée à chaque tourpar un déhanchement brusque ; toutes lesséductions, les gamineries exquises del’amour le plus corrompu et le plus raffinéétaient contenues dans ce pas du mouchoir

qu’Aïcha dansait en dardant Mohamed avecses grands yeux noirs qui attirent, et fas-cinent.

À ce petit jeu-là, mon pauvre serviteurdevint littéralement fou. Tout l’argent de ses

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gages passait à payer les entrées dans labaraque, et là, il restait en extase, suivantson rêve oriental et se croyant revenu auxépoques primitives où la danse était un rite,quand les houris passaient devant Maho-met, puissantes et langoureuses… Bref, unbeau jour, il se jeta à ses pieds. Avec sonidée naïve de la toute-puissance militaire, ilétait persuadé que si moi, commandant despahis, officier supérieur français, attaché àl’état-major du ministre, je consentais à al-ler demander la main d’Aïcha pour mon ser-viteur, elle lui serait certainement accordée.Il était d’ailleurs de bonne famille, descen-dait de l’agha Mohamed-ben-Ali, et avaitréalisé à mon service de notables écono-mies. Il apportait en dot huit cents douros,vingt mètres d’étoffe à kaïchs, un burnous

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de Mascara, une selle de Tlemcen, etc. ; toutcela n’était pas à dédaigner, et Mohamedétait en somme un parti très sortable pourAïcha, surtout à cette époque où elle n’avaitpas encore réalisé la grosse fortuned’aujourd’hui.

Je n’avais rien à refuser à mon braveMohamed ; je revêtis mon uniforme afin dedonner à ma demande plus de solennité etplus de prestige, et je pris le chemin de labaraque. Une entrevue avec le père, dit leColosse oranais et la maman, dite la Vénus

de Médéah, fut épique. Ces deux êtres, dif-

formes, débordant de graisse, s’agitaient, enparlant un arabe bizarre que j’avais beau-coup de peine à saisir, malgré ma connais-sance de la langue ; en revanche, ils com-prenaient assez bien le mien ; d’ailleurs, une

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vénération religieuse pour leur fille si belle,si chaste, qui leur semblait – et je le com-prends parfaitement – un être presque sur-naturel. Je ne sais ce que Aïcha est devenuedepuis, mais à cette époque, et malgré lesourire sceptique que je te vois esquisser, jepuis t’affirmer que c’était une jeune fille ab-solument pure, et que, gardée comme ellel’était avec un soin jaloux, elle n’avait ja-mais entendu le plus petit propos malséant,n’avait jamais été offusquée par le moindregeste malhonnête. Étant donnée la staturedu Colosse oranais, il n’eût pas fait bon des’y frotter.

Je rencontrai bien quelques tiraille-ments, quelques difficultés ; la dot semblaitassez mince, cependant, grâce à un légersupplément de six mesures d’orge pour le

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père et d’une casserole en fer pour la ma-man, l’affaire fut conclue à l’amiable. Moha-med fut autorisé à venir faire sa cour, maisAïcha exigea seulement qu’il ne se présentâtdevant elle qu’avec un flottard, c’est-à-dire

avec le pantalon à la turque et non vêtu dela simple gandourah, comme le sont en gé-néral les Arabes habitués à un costume pri-mitif et quasi biblique.

Je croyais que mon Mohamed allait êtrefou de joie lorsque je lui rapportai la bonnenouvelle, Évidemment il fut content, trèscontent, et sa joie se traduisit avec autant devivacité qu’on peut en demander au flegmeoriental. Cependant, il paraissait soucieux…

« Voyons, qu’est-ce qui te trouble ? luidis-je, tu n’as pas l’air content, satisfait ? –Si, mon commandant, je suis très heureux ;

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mais, voyez-vous, c’est la question du flot-

tard… je n’en ai jamais porté… et je suis sûr

que cela va beaucoup me gêner.N’est-ce que cela ? dis-je en éclatant de

rire ; je t’achèterai un drap si fin, si soyeuxque tu ne ressentiras aucune gêne. Tu ver-ras ! et au moins tu pourras te présenter dé-cemment devant ta fiancée.

Je passai chez Gerfaut, mon tailleur, etlà sur son conseil je choisis quatre mètrescinquante d’un tissu blanc merveilleux,Gerfaut m’ayant affirmé que ce métrage se-rait suffisant. L’étoffe mit en joie Mohamedqui ne cessait de l’admirer, de la palper, dela regarder au soleil, et immédiatement ilse mit à la besogne. Trois jours après il seprésentait devant moi avec un flottard ir-

réprochable. Il n’avait même pas eu besoin

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d’employer tout le drap, et trois mètresavaient suffi amplement ; il serra d’ailleursavec amour le mètre cinquante de tissu quirestait en supplément, comptant l’employerà quelque autre usage.

— Eh bien ! lui dis-je, maintenant quete voilà vêtu convenablement, tu peux allervoir Aïcha. Pour la première visite, jeconsens à t’accompagner.

Mohamed, très touché, porta la mainà son front, à son cœur, et partit radieux,bien que visiblement gêné par son flottard.

Il marchait les jambes écartées et n’avaitplus sa belle allure martiale ; d’ailleurs plusému par cette entrevue qu’il ne voulait lelaisser paraître. Je ne sais si cette émotioneut une influence sur son organisme, maisarrivé à la hauteur du bassin des Tuileries,

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voilà mon Arabe qui se met à pâlir et à bal-butier :

— Mon commandant, mille excuses,mais… je me sens un peu indisposé ; il fautque je vous quitte.

— Eh bien ! lui dis-je, en lui montrantle petit chalet situé en bas de la terrasse,va, mon garçon, et ne fais pas attendre troplongtemps ton vieux chef.

Quelques minutes après, Mohamed ras-séréné me rejoignait, et, cette fois, nousnous remettions en marche pour de bonvers la baraque d’Aïcha. L’estrade avait ététransformée en salon, et la belle fille, assiseles jambes croisées sur un siège plus élevéqui semblait lui servir de trône, était flan-quée à droite du Colosse Oranais, et àgauche de la Vénus de Médéah. C’était très

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imposant. Les yeux baissés modestement,elle regardait venir son fiancé dans une poseen même temps langoureuse et chaste, touten s’éventant avec un éventail de maraboutdont les plumes effleuraient chaque fois sonvisage de molles caresses.

Après les salamalecs d’usage, le pèreme prit à part et me dit :

— J’espère qu’il a songé au pantalon.— Au flottard ? Oui, certainement,

répondis-je, et pour plus de sûreté, c’est moiqui ai acheté l’étoffe.

Mon Mohamed, qui avait entendu, vou-lut à son tour prouver qu’il avait tenu à dé-férer aux désirs d’Aïcha, et se campant de-vant elle, dans une pose noble, il souleva sagandourah et dit d’un air triomphant :

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— Hein ! qu’est-ce que vous en dites ?Est-ce assez beau ? Et j’en ai encore unmètre cinquante comme ça à la maison.

Aïcha regarde, pousse un cri terrible,et pourpre de honte, se cache derrièrel’éventail en marabout, et je m’aperçoisavec stupeur que mon Arabe n’a pas lemoindre flottard. Peu habitué à en porter,

il l’avait oublié, là-bas, dans le petit cha-let !… Évidemment, dans ces conditions, laphrase était malheureuse. La Vénus de Mé-déah s’était évanouie et gisait à terrecomme une masse énorme soulevée par dessoubresauts convulsifs. Quant au ColosseOranais, il s’était levé, terrible, et, pâle decolère, rabattant brusquement la gandou-rah :

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— Hors d’ici, misérable ! Raca ! Fils dechienne ! Si tu n’étais pas sous la protectiondu cheik français, je te tuerais immédiate-ment pour avoir osé insulter ma fille.

Et de sa poigne formidable, il expulsa dela baraque Mohamed désespéré, tandis queje faisais, moi, des efforts impossibles pourne pas éclater de rire au nez de ce père jus-tement irrité.

Et voilà pourquoi la belle Aïcha est res-tée fille et possède aujourd’hui plus dequatre cent mille francs en rentes sur l’État ;voilà pourquoi Mohamed est triste. Queveux-tu, le prophète avait sans doute décidéque cet homme-là ne porterait jamais deflottard. C’était écrit.

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T

ON EN REVIENT TOUJOURS…

rès joli garçon, Dumartroy, très

élégant, très artiste, très riche, toutce que vous voudrez… J’allais oublier un im-mense talent sur le piano, qui le faisait ré-clamer comme amateur dans tous lesconcerts de charité. Alors, pourquoi LaureShumann ne se décidait-elle pas à lui accor-der ses faveurs ?

C’est que… mon Dieu ! c’est assez diffi-cile à dire… mais il courait sur Dumartroydes bruits assez peu orthodoxes. Rien deprécis, bien entendu, mais de ces rumeurs

vagues qui laissent l’esprit indécis. Quelquechose d’inquiétant dans les allures, dans ladémarche, dans les chapeaux à bords troppetits, dans les vestons trop courts et lescols trop évasés. Trop de poudre de riz surles joues, trop de parfums dans le mouchoir,un tas de petits détails qui eussent pu par-faitement passer inaperçus, mais qui, ras-semblées par un procureur général de génie,eussent pu constituer de ces preuves infini-tésimales qui permettent de condamner unhomme.

Laure Shumann pouvait, d’ailleurs, êtretrès flattée de cet amour du pianiste, car ja-mais on ne lui avait connu de maîtresse, etc’était bien la première fois que sa banded’amis familiers le voyaient faire la courà une femme. Cela lui était venu de nuit,

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non pas en entendant chanter le rossignol,comme le tambourinaire de Daudet, maisen constatant l’esprit endiablé déployé dansplusieurs dîners sur la terrasse de l’hôtelde Paris à Trouville par la séduisante demi-mondaine.

Celle-ci, qui se sentait en verve, s’étaitmise à « piaffer » comme elle le disait dansses bons jours, et pendant des heures ç’avaitété un véritable feu d’artifice.

On parlait devant elle de la distinctiondu prince de Raglan.

« Il a grand air, avait dit Précy-Bussac.— Peuh ! avait riposté Laure, il a des gi-

lets.À l’autre bout de la table, un rasta-

quouère assez panné agitait avec ostenta-

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tion un petit doigt où brillait un anneaud’or.

« Comment s’appelle ce genre debague ? avait demandé Laure.

— Chère Madame, cela s’appelle unjonc.

— Alors, Monsieur, comment se fait-ilqu’ayant un jonc, vous ne possédiez pas…un rotin ?

Et de rire. Dumartroy paraissait trèsémoustillé par ces saillies qui pétillaientcomme du vin de Champagne, par ces his-toires, par ces mots crus qui déshabillaienttout un petit monde spécial de Paris. Il yavait, dans les potins et dans les histoires deLaure, de la cantharide, du sel attique, mêmedu poivre de Cayenne, et le menu ainsi as-

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saisonné était servi chaud, mais chaud às’en brûler les doigts.

« Quelle femme adorable ! » répétaitDumartroy, qui l’écoutait les coudes sur latable, tout en dégustant son verre de sherry-brandy, tandis que son gilet blanc était se-coué par les transports d’une gaieté irrésis-tible.

Et après le dîner, il avait offert son brasà la blonde enfant pour la conduire sur laterrasse du Casino, ce qui avait causé unevive surprise aux camarades.

En se promenant, Laure avait constatéqu’on se retournait beaucoup sur son cava-lier, puis elle avait entendu un lambeau dephrase qui l’avait passablement étonnée :

«…raste, mais il joue si bien du piano ! »

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Enfin, le lendemain, lorsqu’elle était ve-nue dîner, on avait chanté des couplets im-provisés sur les Parisiens présents, entreautres celui-ci :

Dumartroy n’a pas eu besoin d’aïeuxPour s’illustrer. En r’vanche

Tous les gigots ont besoin d’ail, eux.… C’est une autr’ paire de manche !

Ces derniers vers avaient eu un succèsprodigieux, et tous les convives avaient re-pris en chœur, au milieu des éclats de rire :

… C’est une autr’ paire de manche !

Ah ! çà, de quelle autre paire de mancheétait-il question ? Tout cela n’était pas sanstroubler légèrement Laure, qui cependantne pouvait s’empêcher d’être très sensible

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aux égards exceptionnels dont elle étaitl’objet. Graduellement Dumartroy se laissaitprendre chaque jour davantage au charmecapiteux dégagé par sa blonde amie : c’estavec elle maintenant qu’il se promenait surles planches depuis la jetée jusqu’aux

Roches-Noires ; on les rencontrait flânantbras dessus, bras dessous, devant les bou-tiques de la rue de Paris, et il était bien rareque ces visites ne se terminassent pas parl’achat de quelque curiosité ou de quelquecoûteux bibelot.

« C’est une réhabilitation ! » disait-ond’un air goguenard à Laure qui ouvrait degrands yeux.

Un soir, un nouvel incident était venurenouveler les perplexités de la demi-mon-daine. En se promenant du côté des cabines,

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Dumartroy l’avait tout à coup laissée pourse jeter sur un individu à mine patibulaire,et en lui disant :

« Ah ! canaille ! tu as volé mes souliers.— Mais, monsieur le comte, avait balbu-

tié l’homme, je ne l’ai pas fait exprès. C’estune erreur, et même ils me gênaient assezavec leur bout pointu.

Que signifiait cette erreur de souliers ?Dumartroy expliqua je ne sais quelle his-toire embrouillée où il était question debain, d’erreur de cabine, de chaussureséchangées, toutes choses assez invraisem-blables, étant donné que l’interlocuteurn’allait jamais à la mer ; mais ce qu’il y eutde certain, c’est que le voyou s’en alla en ti-tubant et en gardant les escarpins vernis.

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Laure finissait par être à son tour trèsintriguée, et avait été prise d’un vif désir deconnaître le secret de son compagnon. Dephysique, elle le connaissait, et il était fortélégant, mais le moral lui échappait ; or, cecôté psychologique ne se découvre bien quela tête sur le même oreiller. C’est là, dansle vague du réveil matinal, alors que l’espritindécis flotte encore dans le pays des rêves,qu’on se dit tout, qu’on se raconte tout, sesjoies, ses espérances, ses goûts, ses maniesmême, et Laure, sans s’être bien décidée àfranchir le pas, admettait déjà comme pos-sible, comme probable, l’éventualité d’uneliaison avec Dumartroy. Il est vrai de direque lorsqu’elle en parlait, on pouffait de rireen haussant les épaules en lui disant :

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« Ah ! bien, ma chère, vous auriez faitun joli miracle !

Et pourquoi pas après tout ? N’était-ellepas assez jolie, assez intelligente, assez ado-rablement femme jusqu’au bout desongles !…

Aussi ce soir-là, lorsqu’elle eut acceptéd’aller faire avec Dumartroy un dîner entête-à-tête à Guillaume le Conquérant, elle

mit toutes voiles dehors, désireused’affirmer une fois de plus la victoire desa beauté rayonnante. Un costume de surahcrème avec entre-deux de dentelles laissaitvoir la peau blanche et satinée par le cor-sage évasé très bas dans le dos, par les cre-vés de la manche faisant deviner les ron-deurs de l’avant-bras ; sur la tête un grandchapeau Devonshire tout garni de plumes

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blanches sous lequel apparaissaient lesmèches dorées, tordues par un coiffeur degénie ; sur les épaules un grand manteau,très long, en soie changeante, dont la rucheformée de poufs juxtaposés semblait envi-ronner le haut du buste comme d’une guir-lande de roses ; lorsque la jupe se soulevait,on apercevait un bas de soie bleu de ciel,très tendu, brodé de papillons d’or. Bref, detoute cette toilette si gracieuse, si pimpante,si gaie, se dégageait la séduction de de l’éter-

nel féminin dans ses raffinements les plus

exquis.À sa grande surprise, Dumartroy ne

prêta qu’une attention très mince à ce chef-d’œuvre d’élégance et de nuances confuseset fondues ; mais comme toujours il se laissabien vite prendre au bagout étourdissant de

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Laure Shumann. Pendant tout le dîner ellele tint sous le charme, lui racontant seschasses en Écosse, vêtue d’un costumesemi-masculin, très simple, qui la faisait res-sembler à un petit garçon, puis de largeschevauchées dans les plaines à la poursuitede cerfs, avec fossés, haies vives, sansd’obstacles, et le soir on rentrait au châteaude lord Halifax, exténuée, éreintée, sanssouci de tous les atours, de toutes les fan-freluches qui lui semblaient aujourd’hui in-dispensables. Et les yeux de Dumartroys’allumaient, et il se rapprochait insensible-ment de sa compagne, de plus en plus pas-sionné, de plus en plus tendre.

« Revenons à Trouville, voulez-vous ? »dit-il tout à coup d’une voix rauque.

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« Allons, cette fois, mon homme estpris », se dit Laure en souriant. Je savaisbien que je réussirais.

On revint côte à côte dans la victoria. Lanuit était superbe et la lune éclairait toutela nature d’une radieuse clarté, baignant lesmaisons et les arbres dans une lumièred’apothéose. Tout le long de la route, les cri-cris chantaient dans les herbes… au loin mi-nuit sonnait aux cloches d’un village loin-tain et toute la campagne endormie reposaitdans une sérénité profonde.

« Laure ! Laure ! murmurait Dumartroy,ma parole, je crois que je vous aime ;d’ailleurs cela ne dépend que de vous !

On était arrivé rue Thiers, devant la vil-la de Shumann.

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« Et en quoi cela dépend-il de moi ? de-manda la belle blonde en fixant son interlo-cuteur avec ses grands yeux clairs.

Eh bien ! vous m’avez parlé de ce cos-tume de chasse… Je vous en conjure, pource soir… mettez-vous en petit garçon !

— Enfin, je connais donc la vérité ! C’esttout ce que je voulais savoir, s’écria Laure.

Et, entrée, elle ferma sa grille au nez deDumartroy décontenancé.

« Bah ! dit celui-ci en s’éloignant, toutest pour le mieux. Je crois que j’allais faireune bêtise…

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D

TROP OBLIGEANT !

ans un hôtel ? jamais de la vie !

s’écriait la petite baronne de San-sytive.

— Pourtant, ma chère Diane, répondaitHercule de Poigne, c’est la seule manièred’avoir un confort relatif.

— Oui, oui, mais je connais les transeset les émotions par lesquelles il faut passer,les regards soupçonneux du personnel, lesourire de la fille de chambre apportantl’eau chaude et les serviettes. Et les rideauxde damas pleins de poussière. Et la vaisselle

ébréchée, et le lit qui craque… Et, au départ,l’humiliation de la note, à l’heure du règle-ment, tandis que le maître d’hôtel froid, im-passible, tout en tendant le plateau, inspectede l’œil le pillage de l’alcôve, le désordre desoreillers et des eaux de toilette, et semblefouiller les deux clients – je dirais presqueles deux complices, jusqu’au fond de leurconscience criminelle.

— Tout cela arrivait parce que vous exi-giez toujours de petits hôtels borgnes, maisil y a certains grands établissements…

— Ah ! oui, parlons-en. Dans ceux-là onrencontre toutes les personnes qu’onconnaît. Rappelez-vous la dernière fois àl’hôtel Pyramidal, nous avons croisé dans lasalle le général Bourgachard, un ami intimede mon mari. Il n’a rien dit parce que c’est

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un galant homme, mais il a cligné de l’œilen passant…, ce qui voulait dire : « Hé ! hé !vous allez bien !…» J’ai trouvé ce clignementd’un goût déplorable.

— Que voulez-vous ? ils sont ainsi lesvieux guerriers. Toujours farceurs. C’est lemétier qui veut ça.

— Et rappelez-vous : à peine avions-nous poussé le verrou qu’on est venu frap-per. J’ai été me cacher plus morte que vivedans le cabinet de toilette, car j’étais persua-dée que c’était le commissaire de police avecle général. Et après force pourparlers, vousavez fini par ouvrir… au garçon qui appor-tait du vin de Madère. Vous aviez demandédu vin de Madère !

— Il faut bien faire à l’hôtel quelquespetites dépenses, sans cela on est mal vu.

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— Eh bien ! c’est possible, mais voyez-vous, toutes ces émotions me tuent. J’ai despalpitations de cœur atroces, et après, vousvous étonnez que je ne sois pas à la hauteurde votre enthousiasme. Je vous aime beau-coup, mon cher Hercule, vous le savez, et lesheures divines que vous m’avez données nes’oublient pas. Malgré tout, je préférerais neplus jamais vous considérer que comme unfrère – un frère adoré – si je devais repasserpar des angoisses semblables.

— Je n’ai nullement envie de devenirvotre frère adoré.

Et Hercule serrait contre lui le bras desa cousine Diane avec une conviction quiprouvait la véracité absolue de ses paroles,tout en descendant à petits pas l’avenue desChamps-Élysées. Comment, il aurait la

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chance de se trouver au mois d’août à Parisen même temps que la baronne, et l’on nemettrait pas à profit cet heureux hasard !Le baron de Sansytive, confiait, sa femmeà sa loyauté de cousin au troisième degré,et il n’abuserait pas immédiatement de cetteconfiance ! Et, alors, plaidant sa cause, ilévoquait les souvenirs du passé, souvenirsqui, en dépit des petites contrariétés énu-mérées par Diane, avaient, en somme, étéexquis. Il rappelait les longues litaniesd’amour chantées dans ces chambres ba-nales d’hôtel meublé, les baisers échangés,les envolées à tire d’aile dans ces pays mer-veilleux, dans ces paradis artificiels d’oùl’on revient le corps brisé, mais l’âme épa-nouie par une jubilation et un épanouisse-ment de tous les sens.

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« Rappelle-toi, Diane, rappelle-toi…Et la baronne de Sansytive se rappelait,

et il lui montait de chaudes bouffées au vi-sage, tandis que ses yeux se voilaient de lan-gueur, et que son petit cœur battait vite,vite, vite, et, secouée par un singulier fris-son, elle balbutiait :

— Hercule, je vous en prie, taisez-vous !… je ne peux plus marcher.

— Alors, prenons une voiture.— Une voiture ! s’exclama Diane ; et

comme frappée en même temps de la mêmepensée, les amoureux se regardaient. Ensomme, elle avait dit pas à l’hôtel ! mais ellen’avait pas parlé de voiture. Là, on seraittranquille, isolé, sans témoins…

Précisément en face de la rue de Balzac,s’étendait une longue station de fiacres dont

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les chevaux sommeillaient sous les rayonsardents du soleil. En tête de la file, il y avaitun coupé trois quarts, assez propre, très spa-cieux, et le cocher montrait la portière d’ungeste engageant et aimable.

« Il a une bonne figure cet homme, ditla baronne, après avoir encore un peu hési-té.

— Oui, il a l’air très obligeant. Eh bien !montons.

Diane ramassa les plis froufroutants desa jupe et s’engouffra dans le véhicule, tan-dis que le cocher demandait :

« Où allons-nous, bourgeois ?— Où nous allons ? Ah ! il faudrait aller

un peu loin… par exemple au jardin desPlantes.

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— C’est cela, menez-nous au Jardin desPlantes. Cela vous va, cousine, le Jardin desPlantes ?

— Oh ! parfaitement.— D’ailleurs, vous savez, mon bon

homme, prenez votre temps. Je ne suis paspressé.

La voiture s’ébranla cahin-caha, au pe-tit trot, tandis que Hercule s’empressait debaisser les quatre stores…

Et maintenant que se passa-t-il dans lemodeste char numéroté transformé momen-tanément en boudoir, ou, si vous voulez, entemple de Vénus, comme eussent dit nostroubadours de pères ? Hélas ! je voudraisbien le savoir, car je serais très heureux depouvoir vous le décrire par le menu, sansoublier aucun détail, persuadé que vous y

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prendriez un tout autre plaisir que si l’onvous contait Peau d’âne. Mais, ainsi que je

vous l’ai dit, notre ami Hercule de Poignea tiré les quatre carrés de satinette rouge,qui empêchent l’intrusion de tout regard in-discret, et nous en sommes réduits à notreseule imagination pour nous figurer lesélans d’autant plus vifs qu’ils sont compri-més, les caresses d’autant plus délirantesqu’elles sont gênées, retardées par une fouled’obstacles matériels, les baisers d’autantplus longs qu’ils sont plus gauchementéchangés. Avez-vous songé, parfois, Pari-siens mes frères, au supplice atroce causédans ce cas spécial pour le chapeau haut deforme, ce chapeau qu’on ne peut garder sursa tête, si l’on veut embrasser, et pour le-quel il n’existe aucune place dans la voiture

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à deux places, ce chapeau qui sur le frontest un rempart, et qui, posé dans un coin,se transforme – au bout de quelques oscilla-tions nécessaires – en un lamentable et gro-tesque accordéon ?

Et pendant ce temps, la voiture roulaità travers les Champs-Élysées, traversait laplace de la Concorde, suivait les quais, tan-dis que le cocher bon enfant, les rênes flot-tantes, essuyait sans sourciller les plaisan-teries des confrères qui esquissaient en lecroisant quelque joviale pantomime à sensclair. Cela lui était bien égal, à cet homme,et en philosophe, tout en fumant sa pipe surson siège, il pensait peut-être comme Er-nest Renan, que la beauté vaut bien la ver-tu. À peine se donnait-il de temps en tempsle plaisir de tourner la tête en arrière par-

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dessus son épaule gauche, et de jeter un re-gard à travers l’interstice du store, de ma-nière à avoir, lui aussi, sa légère part du fes-tin – comme un pauvre qui vient mangerson pain sec au fumet des cuisines. Puis, sa-tisfait sans doute de ce qu’il avait entrevu,il esquissait un bizarre sourire, et allongeaitun gai coup de fouet en disant : « Hue, Co-cotte ! »

Pauvre Cocotte ! C’était elle seule quin’avait aucune compensation ; elle trottaitsur les durs pavés, suant, soufflant, poursui-vie par les rayons d’un soleil implacable quifaisait miroiter les ornements de cuivre desharnais dansant sur son échine maigre. En-fin on arriva au Jardin des Plantes. Le co-cher sauta en bas de la voiture, et ouvrit ga-lamment la portière. Il aperçut vaguement

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la tête de son, client noyé dans des flots dedentelle, et coiffé d’un chapeau en accordé-on – ce qui prouve que mon observation detout à l’heure était profondément juste.

« Nous sommes arrivés, mon bourgeois.— Ah ! dit Hercule, qui paraissait sortir

d’un rêve ; eh bien ! nous avons changéd’idée. Nous préférons aller maintenant auPère-Lachaise.

— Ce n’est pas gai, le Père-Lachaise.— Mais si ; vous passerez par le boule-

vard Voltaire.— Et vous n’avez besoin de rien ? Tout à

votre service, vous savez.— Non, mon brave, non, merci de votre

obligeance, mais roulez.L’interpellé remonta sur son siège et

Cocotte, en trottinant, se remit en chemin,

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de grosses gouttes de sueur roulant sur sontorse efflanqué. Malgré toute sa philoso-phie, le cocher ne pouvait s’empêcher detrouver qu’il n’y avait pas de bon sens àfaire, sans s’arrêter, des courses pareilles.

« Ah çà ! ils sont donc enragés, disait-il en jetant encore parfois un regard en ar-rière. Qu’ils s’éreintent, ça les regarde ; maisma bête, c’est autre chose.

Que fut-ce, lorsque, en arrivant au Père-La-chaise, il apprit qu’il fallait retourner à latour Eiffel ! Cela ne pouvait durer. La pauvrejument n’en pouvait plus ; il fallait absolu-ment un moment de repos. Et comme unenouvelle inspection de l’intérieur venait delui prouver que ses clients, sans doute ar-rivés à leurs fins, se tenaient relativementtranquilles, il se dit que l’instant était bien

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choisi pour rafraîchir sa pauvre bête avecun peu d’eau froide. Il descendit devant lerobinet d’une station ; mais tout à coup, parune association d’idées bien naturelle, etson obligeance reprenant encore le dessus,il ouvrit la portière et dit la baronne effarée :

— Et maintenant, si Madame désire

l’éponge et le seau de Cocotte, qu’elle ne segêne pas. Je les mets à son service.

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O

IN EXTREMIS !…

n a bien raison de dire qu’un mal-

heur n’arrive jamais seul.Faverjeon, la tête dans ses mains, en

faisait la triste remarque. Le mois dernier,c’était l’oncle Moulinet qui mourait subite-ment d’une attaque d’apoplexie, Moulinet,le vieux Moulinet qui l’avait élevé et quil’aimait comme un fils. Ah ! Faverjeonl’avait bien pleuré… Et voilà que sa femmeCaroline allait le quitter à son tour. Assisau pied du lit dans la chambre conjugale, ilregardait les ravages causés par la maladie

sur ces traits jadis si beaux, sur cette figuremince, diaphane, qui avait déjà dans seslignes ce quelque chose d’immatériel et devague qui annonce le grand départ pour l’audelà.

Les grands yeux bleus où toute la viesemblait s’être retirée flamboyaient cepen-dant d’un feu étrange et se posaient parfoisavec une tendresse passionnée sur Faver-jeon qui se mordait les lèvres pour ne paspleurer. Charmante encore dans sa chemisede crêpe de Chine garnie de dentelles, che-mise qui rappelait de si doux souvenirs, elledissimulait sa maigreur sous des jabots,sous des fraises, sous des coques et desnœuds de ruban, ayant gardé dans toutesles phases de sa maladie une coquetterie su-prême de jolie femme.

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De quoi mourrait-elle, en somme ? Lesmédecins ne l’avaient jamais bien su : Né-vrose, avaient dit les uns ; maladie de lan-gueur, avaient dit les autres. Certainsavaient conseillé des ménagements. Tour-nier, surtout, le grand Tournier, ayant affir-mé que la moindre fatigue, que la plus lé-gère émotion pouvait la tuer net, Faverjeonétait, de ce jour-là, devenu un simple frèrepour sa femme, et malgré ses instances,malgré sa tendresse, s’était refusé à toutépanchement. Nature très simple, trèsdroite, un peu naïve, il avait refréné toutesles ardeurs d’un sang jeune et chaud, refou-lé tout désir, et n’avait pas songé une mi-nute à aller chercher ailleurs les joies qu’ilne pouvait plus goûter d’un manière légi-time. Cette abstention, d’ailleurs, n’avait

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pas sauvé Caroline qui, graduellement, étaitun peu plus faible et se sentait un peu plusbas. D’abord elle avait commencé par neplus se promener que de deux jours l’un,avec de longs repos le lendemain sur le ca-napé ; puis les promenades, avaient été ré-duites à deux fois par semaine. Puis ellen’était plus sortie, faisant encore le tour del’appartement ; puis elle n’avait plus quittésa chambre, restant couchée une partie de lajournée. Maintenant elle ne se levait plus dutout. Chaque jour l’horizon s’était rétréci, etil y avait fatalement une chose qu’elle nepouvait plus faire aujourd’hui, bien qu’ellel’eût encore faite la veille.

Faverjeon, tout en serrant dans sesdoigts crispés une petite main trop blanchequi semblait fondre dans la sienne, remuait

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toutes ces pensées tristes, comparant le pré-sent, revivant le passé, lorsque le docteurTournier entra.

Il marcha droit au lit de Caroline, laregarda longuement, écouta sa respiration,puis d’une voix un peu brusque, mais quivoulait paraître enjouée :

« Eh bien ! chère Madame, dit-il, celava mieux. Je suis content, très content. Au-jourd’hui je ne vous défends rien. Vouspourras faire absolument tout ce qui vousplaira.

La physionomie de Caroline s’éclairad’une joie céleste, tandis que celle de sonmari rayonnait d’espoir ; mais au momentde partir, Tournier, d’un clin d’œil imper-ceptible, lui fit signe qu’il avait à lui parler,et Faverjeon l’entraîna dans son cabinet.

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« Eh bien ? dit-il anxieusement, elle estmieux ?

— Mon pauvre ami, soyez brave… Elleest absolument perdue.

Faverjeon se laissa tomber sur unechaise, brisé, anéanti ; cependant il voulutencore lutter, se raccrocher à un espoir :

« Pourtant, docteur, vous disiez quevous ne prescriviez rien, que vous ne défen-diez rien, qu’elle pourrait faire aujourd’huitout ce qui lui plairait…

— Précisément. Est-ce qu’on refusequelque chose à un condamné à mort ? Celan’a plus aucune importance. Si elle veutmanger, laissez-la manger ; si elle veut se le-ver, laissez-la se lever. Ne la tracassons plus,puisque c’est une question de jours…, peut-

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être une question d’heures. Allons ! du cou-rage ; je reviendrai la voir dans la soirée.

Là-dessus, le docteur Tournier se retira,plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître ;quant à Faverjeon, suffoquant de chagrin, ilse plongea bientôt la tête dans l’eau froide,épongeant ses yeux rougis, rentrant seslarmes ; puis, lorsque, devant la glace, il sefut composé une physionomie calme, sou-riante, il rentra stoïquement dans lachambre de Caroline.

Jamais celle-ci n’avait paru plus belle.Ses prunelles rayonnaient de je ne sais quelfeu intérieur. Ses cheveux blonds épais etvoilant tout l’oreiller formaient autour de latête comme un nimbe d’or. En apercevantFaverjeon, elle se souleva péniblement, puislui tendant les deux mains :

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« Le docteur a dit que je pouvais faireaujourd’hui tout ce que je voudrais ?

— Oui, ma chère, tout. As-tu envie dequelque chose ? Veux-tu des fraises ? Veux-tu boire un verre de vin de Champagne ?

— Non, je ne désire qu’une chose aumonde.

— Quoi donc ?— Toi !Et l’attirant dans ses bras avec une

force qu’il ne lui eût pas supposée, elle leserra sur sa poitrine, tout en lui faisant cou-rir des baisers sur les yeux, sur les joues, surle cou, sa langue s’énervant parmi les petitspoils des moustaches et cherchant les lèvres.

Cependant Faverjeon, affolé, essayed’échapper à l’étreinte, à ces mains hardies

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qui s’égarent et le fouillent, à ce baiser ar-dent qui veut sa bouche.

— Non, ma Caro ! je t’en prie… C’est dela foie !… Tu peux te tuer.

— Je te veux ! je te veux ! hurle Carolined’une voix rauque. Il y a longtemps que je tedésire. Le docteur a dit : Tout ce que je vou-drais !

La lutte recommence, irritante, volup-tueuse. Malgré l’horreur de la situation,cette chair palpitante le grise et l’emportedans une sorte d’état fiévreux tout près durêve. Et, pendant ce temps, Caroline, trans-figurée, semble à elle seule, un chœurd’âmes supérieures qui frissonnent, tandisqu’elle confesse sa tendresse d’une voix mé-lodieuse. Un éclat de beauté s’est allumésous son épiderme ; enfin, elle trouvé les

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lèvres de Faverjeon, elle le prend etl’absorbe dans une irrésistible étreinte.

— Bah ! se dit Faverjeon. Comme l’a ditle docteur, on ne refuse rien aux condamnésà mort. Donnons-lui cette suprême joie.

Et sans lutter davantage, navré, déses-péré, avec des larmes qui pointaient sous sescils, il s’abandonna.

Et tendis que Caroline dormait d’unsommeil lourd, avec ses paupières battues,et sur les lèvres je ne sais quel sourire ex-tatique, Faverjeon, assis de nouveau à sonposte, au pied du lit de la malade, la contem-plait, bourrelé de remords, avec la vagueidée d’avoir commis un sacrilège. Ensomme, il s’était bien défendu… C’est ellequi avait voulu absolument…

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Tout à coup elle s’éveilla, poussa un cride joie en voyant son mari assis auprèsd’elle, et dit :

Ah ! mon ami, je me sens une faim !Est-ce que l’on me permettrait un œuf à lacoque ?

— Mais oui, mais oui ! dit Faverjeon serappelant les derniers mots du docteur, toutce que tu voudras.

— Et puis j’aimerais bien aussi un doigtde notre vieux Corton. Cela me ferait unplaisir !…

— Va pour le vieux Corton.Il sortit donner les ordres. Qui sait ?

c’était peut-être le dernier repas de la mal-heureuse ! Caroline avala son œuf avecgloutonnerie, redemanda deux fois du Cor-ton ; elle semblait toute ragaillardie. C’est la

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lueur de la lampe qui va s’éteindre, pensaitFaverjeon ; elle est toujours plus brillante.

À neuf heures, Tournier arriva, trèsgrave, marchant sur la pointe du pied, avecla figure d’un homme qui s’attend àl’annonce d’un malheur. Faverjeon avaitl’air d’ailleurs si abattu !

« Eh bien ! dit le docteur, est-ce que ?…Il n’osa pas achever.

— Elle vit toujours. Venez la voir.Il entra dans la chambre et fut stupéfait

d’apercevoir Caroline assise sur son séantet arrangeant ses cheveux devant une petiteglace à main. Il regarda les yeux, écouta larespiration, tâta le pouls, puis envahi parune joie profonde, il s’écria :

« C’est un miracle ! un vrai miracle !…— Hein ! s’écria Faverjeon ahuri.

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Le médecin entraîna son ami dans le ca-binet de travail, puis il lui dit :

« Je n’y comprends rien ; j’y perds monlatin : votre femme, agonisante ce matin, està l’heure actuelle absolument hors de dan-ger.

— Non !… Vrai !… Ah ! docteur, ce seraitmal de me donner une fausse espérance !…

— Je vous dis qu’elle est sauvée, absolu-ment sauvée. Dans quinze jours, elle pourrase lever. Ah ! ça, que lui avez-vous donc faitprendre ? Quel remède puissant lui avez-vous administré ?

Faverjeon rougissait, et malgré son allé-gresse, un peu décontenancé par la questionindiscrète :

— Dame ! vous avez dit qu’on pouvaitlui accorder tout ce qu’elle demanderait, que

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cela n’avait plus aucune importance.Alors… comme elle m’aimait beaucoup…elle a désiré une dernière fois goûter les su-prêmes joies… et je n’ai pas cru de voir re-fuser…

— Parfait ! mon ami ! Parfait ! La naturea de ces mystères. La révolution qui en estrésultée dans tout son être a précisémentproduit dans l’organisme général la crise sa-lutaire, la crise libératrice que je n’avais puobtenir avec tous mes stimulants. C’est àvotre amour qu’elle doit la vie.

Alors Faverjeon, ému, attendri, fou dejoie, tomba en sanglotant dans les bras deTournier. Puis dans une réminiscence in-consciente, comme si sa félicité actuelle eûtété gâtée par un regret rétrospectif, il s’écria

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naïvement et sans trop songer à ce qu’il di-sait :

— Ah ! docteur ! Quel dommage que jen’aie pas connu ce remède plus tôt. Quisait ? Mon pauvre oncle Martinet seraitpeut-être encore de ce monde !…

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M

LE LIT RUSSE

on cher, me disait mon vieil ami

Faiblemard, c’est décidé, j’épousela petite Cerneuil.

— Marguerite ! Mais sapristi ! elle a dix-neuf ans et vous cinquante-quatre !

— Aussi j’ai longtemps hésité, mais lehasard m’a fait flâner au Champ-de-Mars,du côté de la section russe ; j’y ai causé avecCoglionski, le le fameux Coglionski… Il m’adonné confiance et, ma foi, d’après sesconseils, je me décide à franchir le Rubicon.

— Qu’est-ce que c’est que ce Coglions-ki ?

Tout simplement un fabricant de litsrusses, mais un fabricant génial qui a consa-cré toute sa vie à l’amélioration de cemeuble indispensable, où l’on naît, où l’ondort, où l’on aime, où l’on meurt. Avez-vousparfois songé que nous passons au lit prèsdu tiers de notre existence ? Or, Coglionski ainventé des lits pour tous les tempéraments,pour tous les caprices, pour toutes les cir-constances de la vie. Ses ballots venaientd’arriver, et il m’a fait visiter en détail sonexposition ; c’est merveilleux.

— Monsieur, m’a-t-il dit, à l’Expositionde 1878, le docteur Blackstone – un précur-seur que je-salue avec respect – avait dé-jà inventé le luxurious bed C’était un cer-

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tain lit dont le sommier au lieu de présenterun plan horizontal, offrait vers le centre uncertain renflement qui soulevait légèrementles jambes de la mariée, rejetant le haut ducorps en arrière ; c’était une modificationbien simple, en somme, à la vieille routinede nos pères, mais de nombreux gentlemendu Royaume-Uni de Grande-Bretagne etd’Irlande, des lords un peu fatigués l’avaientessayée et s’en étaient fort bien trouvés. Lapose reste gracieuse, mais simplifie singu-lièrement le rôle du mari à ce moment psy-chologique et délicat où il doit unir la foide Déroulède et le calme d’Ira Paine à lascience de Lesseps. Le docteur avait aussiinventé le trapèze d’alcôve qui permet auxmembres de la chambre des pairs affligés dereins délicats de mettre en action la belle de-

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vise : « Relève-toi toi-même. » Vous savez que

le relèvement physique est un grand ache-minement vers le relèvement moral. C’est lemodèle que vous voyez au n° 1 avec la de-vise écrite en lettres d’or ; le trapèze est gar-ni de velours et réglé de manière à produiredes oscillations isochrones et régulières.

— Tiens ! tiens ! m’écriai-je, voilà quime semble très bien imaginé. C’est un lit deménage et de manège.

— Oh ! Monsieur, ceci n’est quel’enfance de l’art ! Ainsi à Moscou, vous sa-vez qu’on est très mélomane ; non seule-ment les rues sont infestées d’orgues deBarbarie pouvant moudre pendant desheures tout le répertoire de Verdi ou de Pau-lus, mais chaque restaurant possède dans sagrande salle un orgue de vastes dimensions

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qui vaut quelquefois trente mille roubles etqui de cinq à neuf heures du soir réjouitles tympans des bons Moscovites. Ceci nefait pas d’ailleurs de tort aux romances bo-hémiennes accompagnées sur la mandolineque chantent les tziganes lorsqu’on va auxîles, pour souper, se griser et faire la fête.

Constatant cet amour immodéré pourla musique, j’ai eu un jour l’idée deconstruire des lits munis d’orgues. Ainsi, te-nez le modèle n° 2, il joue le Miserere du

Trouvère. Il est destiné à une veuve ver-

tueuse qui regrette son conjoint, un superbecapitaine aux régiments Preobrajenski.

— Alors, demandais-je très intéressé,vous avez également appliqué la mélodie aulit nuptial.

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— Bien entendu, c’est là une de mesprincipales innovations et j’ose dire quej’obtiens des résultats stupéfiants quilaissent bien loin les secours apportés par lesommier bossu ou le trapèze isochrone dudocteur anglais.

— C’est que, voyez-vous, monsieur,j’aurais comme une vague idée de me ma-rier, moi aussi.

— La future est-elle blonde ou brune ?— Brune, une ravissante brune.— Est-elle beaucoup plus jeune que

vous ?— Heu ! heu ! Il y a bien une trentaine

d’années de différence, – largement, – etc’est même cela qui me fait un peu hésiter.

Coglionski réfléchit un moment, puis ilme demanda :

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— Quel genre de musique désirez-vous ? Violent et passionné ou bien tendreet langoureux ?

— Dame ! ce serait à vous de graduer ce-la. Si le lit possède plusieurs airs, on pour-rait peut-être commencer par le langoureuxet finir par le passionné ? Ne connaissez-vous pas ces valses charmantes de JulesKlein : Lèvres avides, Peau de satin, Fraises

au Champagne, Radis roses ? Il me semble

que ce serait très suggestif.— J’ai tout cela, mais… – ici le fabricant

fit une moue significative – d’après ce quevous m’avez dit je supprimerais le langou-reux ; pas de musique alanguisante, pasd’énervement. À votre place, je voudraisquelque chose de gai, de sonore, de cuivré ;tenez, écoutez mon modèle numéro 3, il at-

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taque tout de suite : Tout à la joie, de Farh-

bach. Ne trouvez-vous pas que ce : Ah ! ah !ah ! répété trois fois en suivant une gammeascendante est un véritable coup de fouetsur les nerfs exacerbés.

— Non, vous savez, c’est gai… mais çane me dit pas. J’aimerais mieux, je vous lerépète, quelque chose de doux, de tendre.Vous n’auriez pas la Valse des Aimées ou en-

core le Songe d’une nuit d’Été ?

— Mais non, monsieur, je vous assure– ce que je vous dis, en somme, c’est dansvotre intérêt – vous n’arriverez à rien avecvos valses. Tenez, que diriez-vous de monnuméro 4 : Pizzicato polka de Strauss. Hein !

voilà un rythme scandé. Écoutez-moi ça :Tra la la ! Tra la la !… C’est un pas à réveiller

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un mort, et je suis sûr que madame votreépouse partagerait votre allégresse.

Et, comme je restais un peu rêveur, nevoyant pas dans mon imagination vaga-bonde, la petite Marguerite Cerneuil exé-cutant avec moi un pas de polka, j’aperçustout à coup la physionomie de Coglionskiqui s’illuminait.

— Étourdi que j’étais. J’ai votre affaire !me cria-t-il. Et, me prenant par la main, ilme fit descendre la galerie et m’amena de-vant un superbe lit d’ébène portant enexergue cette belle devise : Sursum corda !

Il poussa un ressort et immédiatementj’entendis l’hymme national russe, vous sa-vez, cet air si large, si généreux, en mêmetemps prière d’invocation et chant deguerre, cet air que chantaient à

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l’Hippodrome les chœurs russes dans lagrande pantomime de Skobeleff.

— Comment, fis-je étonné, vous vousservez aussi de l’air national ? D’abord, c’estpeu respectueux pour la majesté del’hymme, et puis ensuite… permettez-moide vous faire observer que c’est peu exci-tant.

— Peu excitant ! s’écria Coglionski ! Peuexcitant ! Ah ! monsieur, on voit bien quevous ne connaissez pas comme moi lesmœurs russes, sans cela vous sauriez que,dès qu’on joue l’hymne, à la cour, authéâtre, dans un endroit quelconque, le pu-blic l’écoute toujours debout et tête décou-verte.

— Eh bien ! où voulez-vous en venir ?

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— À ceci, monsieur, c’est que ce diabled’air est un air mystérieux dont j’ai centfois remarqué la puissance magique. Il n’ya pas à lutter contre le fluide qu’il répand,contre son action sur le système nerveux.Dès qu’on le joue, retenez bien ceci, mon-sieur, tout se lève !! Et c’est pourquoi j’ai pu

mettre sans crainte au fronton de mon litd’ébène : Sursum corda !

— Tout se lève ? – Vous en êtes sûr ?Alors j’achète votre meuble.

— Ce n’est pas tout ; vous n’en connais-sez pas encore toutes les beautés.

Il appuya sur un deuxième ressort etje vis soudain le ciel de lit tomber commeune masse, appuyant de tous son poids surle sommier, si bien que les occupants sefussent trouvés serrés entre lui et le ciel de

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lit comme dans un étau, et autour du balda-quin flamboyait une nouvelle devise dont jecompris aussitôt la beauté :

— Aide-toi… le ciel t’aidera.

Ma foi ! ce dernier perfectionnementme décida. Je ne lésinai pas sur la dépense,et je me payai le lit modèle numéro 8, lelit dit : système grand jeu, ayant en même

temps le sommier bossu, le trapèze iso-chrone, l’air national russe, et le ciel à per-cussion centrale. Dans ces conditions, j’aipensé que je pouvais me risquer à épouserla petite Cerneuil.

Et quand auras-tu ce chef-d’œuvre ?— Coglionski me l’a absolument promis

pour le 14 juillet. Ce sera ma petite façon, àmoi, de fêter la prise de la Bastille.

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Et Faiblemard s’éloigna radieux, melaissant tout émerveillé de cette nouvellemanifestation de l’intelligence humaine etde ce ravitaillement moral apporté parl’industrie russe à la nation sœur.

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E

LE FLAIR

lle avait, certes, du flair, la belle

Mme Flandrin, et l’on pouvait direque son nerf olfactif possédait une sensibili-té tout à fait exceptionnelle. Avec son petitnez en trompette dont les ailes frémissantespalpitaient au moindre zéphyr, à la moindreodeur bonne ou mauvaise, elle avait l’aird’un chien d’arrêt qui respire sans cesse unebonne piste.

C’était même désolant pour son mariGustave, un peu coureur, un peu noceur,mais au demeurant mari très tendre et le

meilleur garçon du monde. Quand il rentraitle soir, après quelque escapade, il était hu-mé, respiré par ce nez inquisiteur quil’inspectait de la tête aux pieds, et alorsc’étaient des questions bizarres :

— Gustave, vous sentez la chartreuse ?Vous avez donc été dans un café, mon ami ?

— Non, j’ai été chez les Bezuchet.— Les Bezuchet ne boivent que du

cherry-brandy. Vous mentez, Gustave, votreredingote exhale un parfum de musc ?

— Ce n’est pas du musc, c’est du vétivercontre les mites.

— Et votre moustache, Gustave, cettemoustache défrisée, humide, qui pend d’unemanière lamentable, voulez-vousm’expliquer l’odeur bizarre de votre mous-tache ?

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Je ne me rappelle plus comment Gus-tave expliquait l’odeur étrange de sa mous-tache, peut-être le cigare, peut-être les cre-vettes, mais le fait est qu’ainsi flairé, espion-né, reniflé chaque jour dans ses arômes lesplus subtils il demandait aux cieux qu’ilsvoulussent bien envoyer à son épouse Pul-chérie quelque rhume incurable, quelquecoryza extravagant qui la privât de toutesensibilité nasale pour le restant de sesjours. En vain il lui tenait d’intéressantesconversations entre deux courants d’air, envain sortant de l’Opéra, il faisait comme sison pardessus s’était trouvé retenu dans uneporte, et il s’attardait entre les deux tam-bours si meurtriers du vestibule ; en vain, ilouvrait brusquement les fenêtres sans au-cun motif apparent, rien n’y faisait.

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Mme Flandrin restait invulnérable et sonflair demeurait intact.

Aussi employait-il avec elle des rusesde sauvage. Il avait un petit appartement enville où il changeait complètement de cos-tume, où il se lavait aux eaux les plus ca-piteuses, ayant soin de choisir les mêmesparfums que ceux usités pour la toilette dudomicile conjugal, en un moment où il fai-sait complètement peau neuve ; et après cesprécautions multiples, ce n’est pas encoresans une certaine inquiétude qu’il se glissaitle soir en rentrant dans sa chambre atte-nante à celle de Pulchérie, et dont la portedevait toujours rester entr’ouverte. La se-maine dernière, justement, son plan avaitété très bien combiné. On devait dîner chez

les Marmontel. À trois heures, Mme Flan-

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drin s’étant senti une légère migraine, priaGustave de porter lui-même un petit motpour l’excuser de manquer ainsi de parole inextremis.

— Au reste, ajouta-t-elle, tu pourrastoujours y aller, et tu représenteras le mé-nage.

C’était une aubaine inespérée, touteune soirée de liberté qu’il fallait savoirmettre à profit. Aussi, se gardant bien de re-mettre la lettre, Gustave expliqua verbale-ment aux Marmontel l’indisposition de safemme, indisposition qu’il exagéra à plai-sir… Évidemment ce n’était pas encoregrave, mais on ne savait pas trop ce quec’était ; tant de maladies commencent parun mal de tête… Le médecin avait hoché latête d’un air qui ne présageait rien de bon.

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Bref, il croyait de son devoir de rester soi-gner sa femme, en bon mari, et de ne pasprofiter de la latitude qu’elle lui avait accor-dée de dîner dehors.

Cette abnégation, ce dévouement su-blime furent vivement admirés de

Mme Marmontel, qui en profita pour dire ai-grement à son mari : – Ce n’est pas vous,monsieur, qui auriez de ces attentions déli-cates ! – Puis, un peu honteux et confus sousla pluie de fleurs dont on le couvrait, Gus-tave s’esquiva, joyeux comme un écolier envacance, pour aller raconter à Sylvia Nichonqu’on avait une bonne soirée à passer en-semble.

Ils partirent bras dessus, bras dessous,dîner dans des parages pas fréquentés, pasdangereux, aux Batignolles, dans une petite

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guinguette que Gustave connaissait sur leboulevard extérieur, et où l’on buvait un re-

ginglard qui grattait un peu, mais qui était

remarquable. Il y eut comme menu un po-tage, bisque, un tournedos Rossini garni detruffes appétissantes, un petit poulet degrain léger et délicat, et surtout, surtout, desasperges immenses, des phénomènes queSylvia plongeait dans la sauce blanche etavalait ensuite lentement, à petits coups dedents d’une manière gourmande ; Gustavela contemplait, rêveur, tandis qu’elle se li-vrait à cette intéressante opération. Lesdeux amis avalèrent tout le plat, et ellesétaient si bonnes, – ces asperges – qu’il s’enfallut de peu qu’on ne réclamât un petit sup-plément. Le tout fut copieusement arrosé dureginglard en question, et ce fut d’un pas

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très allègre que nos deux amis prirent lechemin de la rue de Berne où Flandrin avaitson petit pied à terre, ou, comme il le disait,sa Tour de Nesle.

— Ces murs étouffent les sanglots, ab-sorbent l’agonie, ajoutait-il en riant.

Mais la vérité m’oblige à dire que lesmurs capitonnés du petit nid n’étouffèrentpas le moindre sanglot. Il y eut des petitscris très doux, des soupirs prolongés, desmots incohérents balbutiés par Sylvia Ni-chon dans le grand lit de milieu, maisl’agonie fut remplacée par quelques pâmoi-sons, et des baisers longs et savants courantsur l’épiderme suffirent pour ramener à ellela victime qui rouvrit peu à peu des yeuxtout pleins d’aveux reconnaissants.

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— Diable ! onze heures ! dit tout à coupGustave en tirant sa montre en dehors dugilet jeté je ne sais plus trop pourquoi surun fauteuil. Il faut rentrer à la maison car,chez les Marmontel, les petites fêtes ne seprolongent jamais bien tard.

Flandrin se livra sur sa personne auxvaporisations accoutumées, rendossa soi-gneusement des habits qui n’avaient pas su-bi le moindre contact impur, et qui, pourplus de sûreté, avaient été suspendus dansune pièce voisine ; puis, après avoir refaitune raie impeccable, après avoir redonnéun pli naturel à la moustache, il reprit le

chemin du domicile légal, sans remords, lecœur à l’aise comme un homme qui est sûrde ne pas être pincé.

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Rentré chez lui, Gustave passa un ins-tant souhaiter le bonsoir à sa femme, instanttrès court, car, pour des raisons à luiconnues, il ne tenait pas à entamer ce soir-là le chapitre des grandes tendresses, il se li-vra sans inquiétudes aux baisers chastes desa moitié qui flaira partout dans le cou, dansles cheveux, sur les tempes, mais ne trouvarien d’anormal.

L’inspection de Pulchérie était passée.Flandrin poussa un grand soupir de sou-lagement comme les conscrits à la revue,lorsque le colonel les a dépassé sans se trou-bler, sans les fourrer au clou, et entra dansla chambre voisine pour jouir enfin d’un re-pos bien gagné.

Il laissa la porte entr’ouverte selon lacoutume et Pulchérie rassurée s’endormit

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en riant aux anges. Dans un demi-sommeilelle perçut le craquement de bottines enle-vées, de meubles tirées, des bruits de vais-selle intime, puis Gustave qui disait : « Sacrévin blanc ! Ah ! il était temps de rentrer ! »puis, tout à coup, elle se mit sur son séant,son nez palpitant et humant l’air avec at-tention. Une vive odeur d’asperge venantde la pièce voisine avait pénétré parl’entrebâillement et s’était répandue dans lachambre à coucher.

Pulchérie ne dit rien, mais elle esquissaun sourire étrange, et le lendemain au ré-

veil, le groom partait chez Mme Marmontel,avec le petit mot suivant :

« Chère madame,« Je n’ai pu à mon grand regret assister

à votre dîner, mais je désirerais au moins

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posséder une de ces jolies cartes que vousplacez toujours devant chacun de vosconvives. Voulez-vous être assez bonnepour remettre au porteur un de ces délicieuxmenus et agréer à l’avance tous mes remer-ciements. »

Une demi-heure après, le groom ren-trait, rapportant le bristol demandé. Il re-présentait une jolie bergère rose, jouant duchalumeau au pied d’un berger jonquille.

C’était ravissant, mais Mme Flandrin, sanss’attarder aux détails du dessin, alla droit aumenu du dîner qu’elle lut in extenso. Tout

à coup, elle devint pourpre et, pénétrantcomme une fusée chez Gustave qui dormaitencore, les poings fermés, rêvant sans douteà Sylvia, et cuvant sa fatigue voluptueuse,

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et, le campant effaré sur son séant, elle luidit ;

— Vous avez dîné, hier au soir, chez lesMarmontel ?

— Mais oui, ma bonne amie, mais oui,balbutia Gustave. Où veux-tu que j’aie dî-né ?

— Et il y avait des asperges comme lé-gume ?

— Mais… oui, de très bonnes asperges…Comment peux-tu savoir ?…

— Alors, monsieur, comment se fait-ilque vous ayez mangé hier au soir des as-perges, puisque chez les Marmontel, il yavait des petits pois !

Et elle lui tendit triomphalement le me-nu sous le nez.

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— Pincé ! Oh ! le flair de ma femme !s’écria, Flandrin en retombant avec décou-ragement sur l’oreiller.

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R

LES CRÊPES

aymond ne trompait Sylvia qu’en

pensée – peut-être bien en pa-roles… mais jamais en actions. Il n’était infi-dèle que cérébralement. Après avoir passésa soirée aux Braconniers, après avoir traîné

son être blasé dans quelque souper, dansquelque baluchon, à l’Eden, à l’Opéra,n’importe où, et s’être frôlé pendant desheures contre les plus jolies filles de Paris, iln’avait qu’un plaisir, qu’une idée, qu’une

volupté suprême… rentrer rue Murillo chezSylvia. Ainsi qu’il le disait, il rabattait.

Ces flirtations de la soirée, ces proposégrillards, ces demi-caresses échangées, cesaperçus de bras et d’épaules rondes émer-geant de robes à décolletage fanfreluché,tout cela était précisément le piment,l’apéritif qui lui faisait trouver sa maîtresseplus désirable. Il ne l’aimait jamais tant quepar comparaison. Et, de fait, où aurait-il putrouver une plus splendide créature quecette Sylvia si blonde, avec ses frisons ébou-riffés et voltigeurs, la douceur chatouillantede ses cils, sa silhouette onduleuse, ses seinsmenus et durs, ses grands yeux semblables àdes miroirs qui auraient gardé des reflets delac bleu ?

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Et quand, à des heures avancées, il ren-trait dans la chambre tiède et parfumée sug-gérant l’amour, lorsqu’il apercevait Sylvianue, sauf une chemise de batiste transpa-rente, et des chaussettes noires, lisant à lalueur de la lampe sur le grand lit solennel,il se disait dans un frisson de béatitude qu’ilavait bien raison de rabattre, puisque nullepart – parmi les évocations perverses de lasoirée – il n’aurait pu trouver un régal aussiexquis.

Ce raisonnement – d’ailleurs parfaite-ment égoïste ne faisait qu’à moitié l’affairede Sylvia, et après avoir attendu patiem-ment le bien-aimé, il arrivait que prise desommeil, elle se cachait rageusement la têtedans les oreillers et refusait carrément,lorsque Raymond arrivait, la plus minime

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preuve d’amour. Celui-ci avait beau sup-plier, implorer, et employer pour laconvaincre les moyens les plus… persuasifs,il n’avait plus entre les bras, au lieu de lamaîtresse vibrante et passionnelle, qu’unecréature lourde, endormie, à moitié mortequi, entr’ouvrant à peine un œil torpide, neparlant que par monosyllabes incohérents…bien heureux encore lorsque ces onomato-pées n’étaient pas des injures envoyées aumâle et des insultes lancées à l’intrus.

Aussi une convention avait-elle été éta-blie entre les deux amants. Sylvia attendraiten lisant jusqu’à deux heures du matin –grande maximum – limite suprême de to-lérance. Mais après deux heures, Raymonddevrait se glisser sans bruit, sans velléitéde combat à ses côtés, neutre, passif, muet,

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et attendre jusqu’au lendemain matin dixheures, – au plus tôt – pour engager les hos-tilités, et prouver ses facultés viriles.

Je dois dire, à la louange de notre ami,que les premiers temps il observa scrupu-leusement le traité. Entendons-nous : il nerespectait pas après deux heures, mais ilrentrait avant. Au milieu de ses plaisirs etde ses fêtes, on le voyait tout à coup tirer samontre et calculer combien il lui faudrait detemps pour arriver rue Murillo. Et pendantla route, c’étaient des objurgations au co-cher, des menaces, des promesses : « Mais,marchez donc, misérable ! Cent sous depourboire, mais galopez ! » Il arrivait juste àdeux heures moins quelques minutes, mon-trant triomphalement la pendule, – unependule dont les aiguilles indiquaient par

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leur direction superbe que les heures heu-reuses allaient sonner dans la petitechambre où l’on était si bien !…

Mais, peu à peu ; il en vint à se relâcherde son exactitude, à dépasser l’heure pres-crite, ce qui ne l’empêchait pas de vouloirquand même, et en dépit des conventions,user des droits du seigneur. De là des luttes,des scènes et des orages intérieurs, Sylviatenant bon, et persistant, malgré les améni-tés échangées, à ne vouloir se réveiller à au-cun prix.

Or, au dernier Mardi-Gras, il y avait euune fête très gaie au Cercle de l’Union lit-téraire. Cela avait commencé par une repré-sentation théâtrale avec Talazac, Gibert, Ca-det, Galipaux, la jolie Gilberte, Mily-Meyer ;puis Barbe-bleuette, la pantomime géniale

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avec Larcher et l’étonnante Félicia Mallet ;et enfin, après la partie dramatique, on avaitsoupé à des petites tables de huit. Et le ha-sard, toujours bienveillant pour notre amiRaymond, l’avait placé entre deux ravis-santes artistes, l’une des Bouffes, l’autre duPalais-Royal que, par discrétion, nous ap-pellerons si vous le voulez bien, Toto et Ta-ta.

Tata avait une façon à elle de mangerdes écrevisses, avec de jolis mouvements debras nus et de mains ornées de bagues, toutesa frimousse jouisseuse exprimant la béati-tude de la gourmandise satisfaite. Tata bu-vait des verres de Champagne, en levantle petit doigt en l’air, sa gorge se gonflant,à chaque gorgée comme celle d’une tour-terelle amoureuse, et sa bouche riant aux

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anges. Aussi Raymond, les yeux perdusdans la contemplation de ses deux voisines,les jambes noyées dans leurs jupes frou-froutantes, le nerf olfactif chatouillé par desparfums de musc, de fraises et de truffes,la peau caressée par des effleurements dechair satinée, éprouvait une satisfaction detous les sens et se laissait aller à la joiede vivre, lorsque tout à coup, au momentoù l’on venait d’apporter des crêpes légères,dorées, appétissantes, il tira sa montre ets’aperçut avec stupeur qu’il était deuxheures un quart.

— Saperlipopette !… s’écria-t-il, me voi-là bien !

Disons tout de suite qu’il ne pensa pasune minute à prolonger la fête et à risquer,après une soirée aussi excitante, d’aller re-

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poser tout seul dans sa chambre froide etdéserte de garçon.

Sans hésiter, il se leva de table, au mi-lieu des exclamations des convives.

— Comment ! vous n’allez pas goûteraux crêpes ? s’écria Toto.

— Vous savez que rien ne porte laguigne comme de passer un Mardi-Grassans manger des crêpes, appuya Tata.

— Je vous jure qu’il faut absolumentque je m’en aille… et je suis déjà en retard.

— Au moins, dit son ami Dorsy,emportes-en quelques-unes dans du papier ;tu les mangeras chez toi.

Et, au milieu des plaisanteries, on de-manda au maître d’hôtel un journal ; on en-veloppa une demi-douzaine des plus bellescrêpes, et on fourra bon gré mal gré le pa-

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quet dans la poche de Raymond qui partiten riant, tandis que tous les convives luichantaient en chœur le couplet de Mac-Nabsur le Bal de l’Hôtel de Ville :

Quand on a bon cœur,On pense à sa sœur,

A sa femme, à ses mioches.

— Cocher, dit-il en se jetant dans unevoiture du Cercle, rue Murillo, et ventre àterre !

Il était près de deux heures et demiequand Raymond fit son entrée dans lachambre de sa maîtresse. Les cheveuxblonds épars, la tête enfouie entre les deuxoreillers, Sylvia dormait profondément touten gardant entre les deux sourcils un diablede pli qui ne présageait rien de bon.

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Et précisément, comme par un fait ex-près, jamais Raymond ne l’avait aussi ar-demment désirée que ce soir. Les vins bour-donnaient dans sa tête… il revoyait lesdoigts fuselés de Toto, la gorge roucoulantede Tata… il contemplait Sylvia, la tête en-tourée de ses bras potelés, magnifiques, fos-setés au coude, tandis que de tout son êtrechaud et alangui s’exhalait ce parfum âcre,subtil, capiteux que Raymond connaissait sibien.

Alors, dans cette griserie de Cham-pagne, il essaya de tous les moyens pour laréveiller. Caresses, éclats de voix, brusque-rie, colère, supplications, menaces…, Sylviacontinuait à dormir d’un sommeil impla-

cable, rageur, tenace, le sommeil de la ven-geance. À peine obtint-il deux ou trois mou-

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vements de corps étiré, comme une pan-thère qui fait sa méridienne ; puis, aprèsavoir balbutié quelque imprécation hai-neuse, elle se retourna complètement et satête disparût dans un nouvel enfouissementde duvets et de dentelles, tandis que seslèvres murmuraient :

— Non ! non ! Je t’exècre ! Fiche-moi lapaix !

Raymond, très vexé, réfléchit ; comme ilarrive toujours en pareil cas, l’obstacle avaitencore augmenté son désir, en ce momentsurexcité jusqu’au paroxysme. Un momentil pensa à se jeter sur Sylvia, à abuser desa force, à la brutaliser, à la mordre, et à seconduire envers elle comme avec une filledans une ville prise d’assaut… Mais queldommage de perdre par ce rut violent, par

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cette possession brutale toute la tendressedes effleurements, toute la douceur des ca-resses ébauchées, tous les préliminaires raf-finés de cette femme en même temps la maî-tresse la plus ardente et la courtisane la pluscorrompue, Joignant les voluptés du ciel àcelles de l’enfer, ayant par sa science duplaisir la clef d’or qui ouvre la porte enchan-tée des paradis artificiels. Oh ! oui, c’étaitdommage !… bien dommage !… Il faudraitqu’elle se réveillât – mais d’elle-même – se-couée par une surprise, par une émotionquelconque…

Tout à coup Raymond, pris d’une idéesubite, courut à son paletot, prit dans lapoche le paquet qu’y avaient fourré sesamis, puis passant dans le cabinet de toiletteil s’appliqua les six crêpes sur le ventre. Ceci

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fait, il rentra dans la chambre de Sylvia,souffla la veilleuse et se glissa dans le litsans proférer une parole.

Au bout de quelques minutes, il com-mença à geindre, d’abord à mi-voix, puisplus fort :

— Aïe ! Aïe !… Mon Dieu ! que jesouffre ! Mais c’est atroce !

À la fin, Sylvia impatientée finit pardire :

— Allons ! qu’est-ce qu’il y a encore ?Tu es malade ?

— Ah ! je ne sais pas ce que j’ai, mapauvre amie, mais j’ai peur d’être empoi-sonné.

Pour le coup, Sylvia qui, jusque-là, avaitobstinément tourné le dos, consentit à exé-cuter un quart de conversion.

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— Tiens, tâte ; il me semble que monventre est glacé.

Et prenant la main de son amie sous lescouvertures, il l’appliqua sur les crêpes déjàtoutes froides. Celle-ci ne put s’empêcher depousser un cri en sentant cette surface ru-gueuse.

— Même, c’est bizarre… Il me sembleque je pèle ! Mais oui ! Voilà ma peau quis’en va, maintenant.

Et enlevant la première crêpe, il la mitdans main de Sylvia stupéfaite.

— Miséricorde ! je sens maintenantcomme une deuxième peau puis une troi-sième. Je vais être à vif !

Pour le coup, Sylvia se réveilla complè-tement, et, en proie à une terreur folle, elles’écria :

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— C’est horrible ! mon pauvre Ray-mond. Attends ! attends ! je vais allumer unebougie. Mon Dieu, si tu allais mourir !…

Et, d’une main qui tremblait, elle frottaune allumette et se jeta en pleurant dans lesbras de Raymond, qui riait à se tordre.

— Je ne suis nullement malade, grandebête !… C’étaient des crêpes, de simplescrêpes ! Es-tu réveillée, maintenant ?

Cependant Sylvia, claquant des dents,secouée par un tremblement nerveux, ser-rait convulsivement le cou de son amant, enlui disant entre deux sanglots :

— Ah ! que c’est mal !… que c’est mal deme faire des peurs semblables !

Lui, cependant, buvant ses larmes, en-dormant sa douleur, la rassurant comme unenfant effrayé, murmurait :

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— Pardon, ma Sylvia chérie, pardon…Mais cela t’apprendra à mal me recevoir.

Puis, tout à coup, d’une voix trèsdouce :

— Tu sais, c’était rudement froid, cescrêpes sur le ventre. Tu serais bien gentillede venir me réchauffer.

Et comme, à ce moment, il était bel etbien trois heures, la pendule – en dépit desconventions – sonna lentement trois coupsdans la chambre silencieuse.

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Q

LA PÉNITENCE

ui donc a prétendu, madame, que

certain péché capital – le plusagréable – était le seul pour lequel il fallaitun complice ? N’y a-t-il donc pas diversesfaçons de pécher : par pensée, par parole,par action, et – même ce qui peut paraîtreplus extraordinaire – par omission ? Nepeut-on, toute seule, dans le vague du réveilmatinal, alors que l’esprit indécis flotte en-core dans le rêve, se laisser emporter versces pays bleus où l’on rencontre le hérosidéal, l’amoureux extraordinaire beau

comme le jour et fort comme un Dieu ; nepeut-on pas mollement étendue dans lapose popularisée par la Vénus de Médicis,les yeux perdus au ciel à la poursuite de jene sais quel songe intérieur, s’envoler versces paradis où l’on réalise en imaginationles plus folles chimères. Le poète n’a-t-il pasdit :

Tout bonheur que la main n’atteint pas n’estqu’un rêve.

Et, si je vous pose ces questions indis-crètes, madame, ce n’est pas pour que vousy répondiez.

Je suis trop persuadé que vous tour-nerez la tête en rougissant et en disant –ce qui ne serait peut-être pas trop exact –que vous ne savez pas du tout où Richard

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O’Monroy veut en venir. La vérité est que jesuis très embarrassé pour vous raconter lecas de la baronne de Bondoys, et c’est sansdoute pour cela que je me perds dans desdissertations philosophiques dont je ne sor-tirai jamais si votre indulgence ne m’aide unbrin.

Donc, la baronne, restée veuve aprèsquelques mois de mariage, s’était retiréedans un vieux château branlant qui venaitde son mari et qui s’appelait « la Roselle ».Là, elle n’avait d’autre distraction que la vi-site intermittente de l’abbé Moderan, curéde la commune de Gallardon, le village voi-sin. Ce brave abbé, à figure vénérable, lecrâne entouré d’une couronne de cheveuxblancs qui lui faisait comme une auréole,était un primitif, un simple, et n’entendait

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rien aux questions compliquées de la né-vrose moderne.

Il vivait tranquille au milieu de ses ro-bustes paysans auxquels, le dimanche aprèsl’Évangile, il prêchait la concorde, le travail,l’amour du prochain et le respect de la loi,tonnant contre l’égoïsme et prétendant, nonsans raison, que l’essence de toutes les reli-gions est contenue dans le dogme chrétien :« Aimez-vous les uns les autres. »

Quand, au dessert, la baronne le ques-tionnait, et l’embarrassait par quelque pro-blème de théologie difficile, par quelque casde conscience un peu épineux, il ne se met-tait pas la tête à la torture et écrivait simple-ment à son évêque, monseigneur Andoche,qui envoyait la solution désirée. Certes, lapieuse baronne de Bondoys menait une

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conduite exemplaire, d’une correction abso-lue, lisant, rêvant, ne recevant jamais per-sonne, mais précisément l’abbé lui repro-chait cette solitude outrée, cette vie un peuégoïste qui eût pu s’épanouir dansl’accomplissement des devoirs imposés parsa situation mondaine. Il la blâmait de vivreainsi repliée sur elle-même, pâle, alanguie,et, avec un gros bon sens, il eût voulu lavoir remariée, à quelque gentilhomme cam-pagnard du voisinage.

— Vœ solis ! madame la baronne, disait-il

parfois ; malheur aux gens qui vivent seuls.Et la baronne souriait en hochant la

tête. Elle avait tâté du mariage avec le baronde Bondoys, ce vieil hobereau qui portaitsur son écusson la noble devise accordée à

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ses ancêtres par Henri IV : « En mon Bon-doys j’ai confiance. »

Et lorsqu’il avait rendu à Dieu sa belleâme dans un corps éreinté, la baronne, touten restant fidèle à la devise ancestrale,n’avait pas éprouvé le besoin d’aliéner in-utilement sa liberté.

— Voyons madame, insistait l’abbé,vous êtes trop jeune trop belle pour gâcherainsi votre existence. Comment ne laconfiez-vous pas à un digne époux, à unbrave garçon qui serait heureux de vous ai-mer, de vous servir…

— Bah ! bah ! monsieur le curé, on n’estjamais si bien servi que par soi-même.D’ailleurs, je ne m’ennuie pas une minute,j’ai mon piano.

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Ah ! ce Piano !… C’était encore un desgriefs de l’abbé Moderan. La musique, bienque d’essence divine, est un énervant et unamollissant si on en abuse. Dans le boudoirtout capitonné de satin vieil or, au demi-jourmystérieux, aux lourdes tentures, dans uneatmosphère toute embaumée des parfumstroublants des cyclamens et de la tubéreuse,la baronne s’enfermait des longues heuresdevant l’instrument, abusant des gammes,des trilles et des arpèges, recommençantsans cesse le même morceau, à la recherchede je ne sais quel air très doux, de quel can-tique idéal promenant ses doigts fuselés etagiles le long du clavier d’ivoire et cher-chant à lui faire chanter la romance follequ’elle rêvait dans son cœur inassouvi. Etelle ne s’arrêtait que lorsque lasse, brisée,

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ses doigts raidis lui refusaient tout service ;alors elle fermait le piano, s’étendait sur sachaise longue et s’endormait bercée dansses rêves d’or, tandis que bruissait encore àson oreille, dans un écho affaibli, les accordslointains de la mélodie rêvée…

Or, le piano ainsi compris est, parait-il,un péché, du moins c’était l’avis de l’abbéModeran ; un péché pour lequel il n’est pasbesoin de complice, ainsi que nous le di-sions en commençant. Il absorbel’intelligence ; il annihile la volonté dans unplaisir égoïste profane, et l’empêched’accomplir ces grandes choses qui exigentl’union et la collaboration de deux forces.Qui va piano va sano sans doute, mais qui

va sano va lontano, loin, loin, dans ces pays

dangereux où l’on rencontre le terrible nir-

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vana, l’anéantissement total cher au culte

bouddhiste. De là à verser dans un schisme,il n’y a qu’un pas. Tel avait été l’avis demonseigneur Andoche, dans une longueépître adressée au vicaire relativement àcette brebis qui, décidément, s’égarait dansdes petits chemins trop isolés, suivant à lalettre le beau vers de l’immortel Ronsard :

Je hais les grands sentiers frayés du populaire.

Aussi ce jour-là, la baronne de Bondoystout en se rendant au confessionnal de lachapelle, où elle avait donné rendez-vousà l’abbé Moderan, n’était-elle pas sans unecertaine inquiétude. Était-ce une dispositionparticulière d’esprit ? Était-ce le temps ora-geux ? Mais le fait est que, pendant la der-nière semaine, le piano avait encore été très

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travaillé. Étant entrée dans la petite églisede Gallardon, elle aperçut vaguement dansla pénombre le grillage, la silhouette del’abbé Moderan, et ce représentant de la di-vinité se mit à prendre une prise de tabacpour sa donner une contenance, tandis quela belle pécheresse s’agenouillait avec un lé-ger froufrou d’étoffes soyeuses, et commen-çait d’une voix émue :

— Bénissez-moi, mon père, parce quej’ai péché.

Oui, certes, elle avait péché, beaucouppéché. Après le Confiteor débité hâtivement,

elle arriva à l’énumération de ses petitesfautes vénielles : un peu de colère envers lesdomestiques, un peu de gourmandise au dé-jeuner délicat, un peu de paresse au lever lematin, alors qu’elle se sentait toute lasse de

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la journée de la veille… puis enfin elle arrivaau péché capital, au péché du piano :

— Mon père, dit-elle en tremblant unpeu, mon père… je l’ai fait dix fois.

Dix fois ! Pour le coup le vieux prêtreexécuta un bond qui fit craquer le banc enchêne du vieux confessionnal. Dix fois !Ainsi c’était là le résultat des admirablesconseils de monseigneur Andoche ! Et il re-prit avec indignation toute l’antienne surle nirvana, le bouddhisme, le schisme, mé-langeant un peu des aperçus quis’embrouillaient dans son pauvre cerveausénile, inapte à comprendre de pareillesaberrations musicales.

— Ma fille, finit-il par dire d’une voixpénétrée de douleur, ma fille, pour dix fois,je ne vois trop quelle pénitence je puis vous

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infliger, et il me faut avoir recours aux lu-mières de notre digne prélat. J’irai demainexprès pour vous à l’évêché, ne voulant pasconfier au papier des secrets aussi… pro-fanes, et je vous rapporterai la punition in-fligée par Son Éminence. Alors seulement jepourrai vous accorder l’absolution.

Le lendemain, il revenait avec la ré-

ponse de Mgr Andoche, réponse qu’il avaitécrite sur le dos de son bréviaire afin demieux s’en souvenir. Pour dix fois : cinq Pa-

ter, cinq Ave et un pèlerinage à Notre-Dame-

des-Champs, située sur la montagne, à dixkilomètres de Gallardon.

La pauvre baronne exécuta scrupuleu-sement la pénitence, puis, pénétrée de re-mords, s’efforça de s’amender ! Je ne dis pasque le piano fût complètement fermé à clef

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– l’habitude est une seconde nature – maiscependant elle l’ouvrit plus rarement, et lesséances furent moins longues dans le bou-doir vieil or, aux parfums lourds de tubé-reuse et de cyclamen. Aussi ce fut avec unsourire de triomphe qu’elle se présentaquinze jours après au tribunal de l’abbé Mo-deran.

Comme toujours, elle commença pardes fautes moins importantes, puis, arrivéeau péché du piano, elle dit, non sans unecertaine nuance de fierté relative :

— Mon père, il y a progrès : je ne l’aifait que sept fois.

Elle croyait qu’elle allait recevoir descompliments, des encouragements à persis-ter dans cette nouvelle voie, mais, à sagrande surprise, l’abbé parut très contrarié.

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— Sept fois ! marmottait-il, sept fois !C’est très désagréable, mon enfant… ce n’estpas un compte.

— Comment, ce n’est pas un compte !

— Non, vous comprenez, Mgr Andochem’a indiqué la pénitence pour dix fois ; c’estprécis, mais il ne m’a pas parlé de sept fois.Pour sept fois, je ne sais plus, et il m’est im-possible de vous absoudre.

— Mon père, s’écria la baronne en fon-dant en larmes, ne tiendrez-vous pascompte de mes efforts pour arriver au bien ?Allez-vous ainsi me laisser partir en état depéché mortel ? C’est épouvantable !

Son désespoir était si profond, si sin-cère, que le brave vicaire fut attendri :

— Écoutez, lui dit-il, il y aurait peut-êtreun moyen d’arranger les choses. Je connais

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votre pénitence pour dix fois, n’est-ce pas ?Alors… puisque nous sommes à sept…faites-le encore trois fois, et je vous donne-rai l’absolution.

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C

L’OBSESSION

’était au cercle, l’autre soir, et la

conversation languissait un peudans le petit salon qui donne sur l’avenueGabriel, lorsque Pardaillan agita son journalen criant tout à coup :

— Grande nouvelle, messieurs. On vendSylvia Sergent : rue Drouot, salle n° 12.Meubles, tableaux, tapisseries anciennes, ta-bleaux de maîtres, bijoux, argenterie. C’estla débâcle complète.

— Ah ! dit Grangeneuve, je suis sûr quel’éléphant d’argent se vendra très bien ;

vous savez, ce petit éléphant sur quatrepieds supportant une cuvette, avec unetrompe aspirante et foulante qui servait auxusages les plus intimes.

— Oui, oui, c’était très ingénieux, ap-puya le comte Aqua-Sacerty, mais s’il fauten croire la chronique, il ne servait plusguère le pauvre éléphant. Sylvia avait la ré-putation de paralyser… les meilleures vo-lontés.

— Évidemment sa ruine vient de là ;c’était pourtant une jolie fille. Qui avait pufaire courir ce bruit ?

— Ma foi ! messieurs, dit Pardaillan, jecrois que je ne suis pas tout à fait étrangerà l’événement et, à franchement parler, j’aicertainement une part dans la catastrophe.Tenez, vous avez entendu parler de cette

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guérite où tous les factionnaires se suici-daient sans qu’on ait jamais su pourquoi. Ehbien ! le cas de Sylvia est analogue. C’est unevictime de l’obsession.

— Nous ne voyons pas le rapport.— Attendez. Il faut d’abord vous dire

qu’au mois de mai dernier, j’avais enfin ob-tenu de la belle enfant la permission de lareconduire après un certain dîner fait enbande sur la tour Eiffel. Le menu avait étébon, les convives suffisamment idiots, lesfontaines lumineuses avaient bien marché ;bref, je rentrai très bien disposé au petit hô-tel de la rue Rembrandt.

Ce que Sylvia était désirable ce soir-là,avec sa toilette mauve et héliotrope, avecapplication de velours brodé héliotrope ; surla tête une mignonne capote en velours hé-

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liotrope bordée de dentelle d’or et ornéed’une plume mauve… Tout cela, si sobre,si correct, si comme il faut ! J’étais abso-lument séduit. Minuit venait de sonner àla pendule en vieux saxe, et la tête sur lemême oreiller, tandis que la lampe persanerépandait dans la chambre une douce lueur,nous bavardions tranquillement comme unepaire d’amis. Vous savez, moi je n’aime pasbrusquer les dénouements, et je préfère cau-ser d’abord, dire des bêtises et me mettre entrain par un entraînement graduel et biencompris.

Ma compagne avait une chemise decrêpe de chine noir ne tenant sur les épaulesque par deux nœuds de satin vieil or, etje me disais déjà depuis quelques minutesque j’allais certainement dénouer un de ces

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nœuds, – on a ses idées, n’est-ce pas ? –lorsque la conversation, un peu à bâtonsrompus, vint à tomber sur Clara Mireille.Sylvia se leva sur son coude, et très animée :

— Ah ! par exemple, ne la défends pas,celle-là, car on a bien fait. Moi, j’excusetoutes les folies, je comprends toutes les fai-blesses, mais il faut rester une bonne Fran-çaise. Ainsi moi, l’autre soir, j’étais rentréeavec le baron de Bensfeld, un étranger trèsbien, qui m’avait été présenté à Longchamppar le prince Poulo-Cordato. Le baron étaitlà où tu es. Eh bien ! quand il m’a eu ditqu’il était capitaine de uhlans à Breslau, –ah ! mon cher, cela m’a produit une révo-lution ! – Ce Prussien, là, dans mes bras !…je ne pouvais plus me montrer le moins dumonde caressante. J’étais si froide, si figée,

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que le capitaine, – un superbe gaillard,pourtant ! – se sentit à son tour tout para-lysé, et comme il ne trouvait plus rien à medire, mais là, rien, je finis par fredonner la

romance de Mme Rothschild :

Si vous n’avez rien à me dire,Pourquoi rester auprès de moi ?…

Il comprit, et très grognon il remit sesbottes et disparut. Voila ce que c’est qued’être une bonne Française !…

Évidemment j’aurais dû admirer cetamour de la patrie et féliciter Sylvia de sonchauvinisme, mais tandis qu’elle parlait, jene sais ce qui se passait en moi. L’idée quece gros soudard allemand avait reposé satête carrée là où j’étais, et qu’il s’était sentisoudain paralysé… Je me le figurais rouge,

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blond, congestionné, muet, ridicule… Cetteidée m’envahit tellement qu’elle tourna àl’obsession et que la paralysie finit par megagner à mon tour. Pour le coup la conver-sation était plus que jamais à bâtons rom-pus… tout ce qu’il y a de plus rompus.Comme disait le roseau au chêne : « Je plieet ne romps pas » ; mais, dans certains cas,plier c’est pis que rompre. Bref, moi nonplus je n’avais plus rien à dire, et je me sau-vai, laissant Sylvia dans un état de stupéfac-tion difficile à décrire, tandis que la trompede l’éléphant d’argent restait aussi dessé-chée que si elle eût été en plein Sahara…

— Pauvre Sylvia !… dit Grangeneuve.— Pauvre éléphant !… appuya le comte.— Alors, continua Pardaillan, comme je

n’étais pas habitué à de semblables dé-

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faillances, j’eus le malheur de raconterl’histoire à Castel-Chambord. Lui aussi avaitété, jadis, un des soupirants de Sylvia !… Ap-prenant que je laissais la place libre, il seprécipita rue Rembrandt, fut accueilli avectransport, si bien que, le voyant partir aucombat dans la tenue d’un jeune dieu,l’éléphant d’argent dans le cabinet de toi-lette tressaillit d’aise, attendant la mannecéleste.

Mais quand mon ami se trouva à sontour sur l’oreiller de dentelle, alors il se mittout à coup à songer au uhlan, à cet uhlandont Sylvia n’avait pas voulu, et à moi quin’avais pas pu. Pourquoi ? Plus il voulaitéchapper à cette pensée obsédante, à cetteidée fixe, plus elle s’ancrait profondémentdans son cerveau. Là-haut, dans les grands

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rideaux du lit, le Prussien apparaissaitmorne et défrisé… et derrière lui, venant àsa suite, apparaissait un Pardaillan honteuxet penaud. Que vous dirai-je, mes amis ? Laconversation de Castel-Chambord n’étaientmême pas languissante, même pas à roseaurompu, et si l’Allemand, par une associationd’idées bien naturelle, amenait l’évocationdu drapeau, c’était un drapeau sans hampe,un chiffon, une loque… Et ce soir-là onn’alla pas plus avant et l’éléphant d’argentcontinua à brandir désespérément satrompe, réclamant une goutte d’eau commeun mendiant demande un sou.

Castel-Chambord, très énervé,s’épancha dans le sein du commandant deChavoye. Six pieds deux pouces, bombécomme un coffre, les cheveux drus, la mous-

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tache noire, la voix sonore, et avec cela sen-timentale comme sa grande latte. Il pouffade rire, d’un gros rire qui lui secouait sesépaules d’Hercule, et ajouta avec sa fatuitébonhomme qui est le fond même de sa na-ture, qu’il allait prendre sur le uhlan Bens-feld une terrible revanche de Reichshoffen.Il partit tout gaillard, faisant sonner ses épe-rons, tendant le jarret et se sentant dansune de ces dispositions d’esprit où, dans uneville enlevée d’assaut, l’on ferait passertoute la population féminine au fil de l’épée.Il entra chez Sylvia avec un cri de bravoure :

Je suis sergentBrave et galant.

Et je mène tambour battantEt l’amour et le sentiment.

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Sylvia accueillit ce superbe soudardcomme un messie chargé de conjurer enfinle mauvais sort. Hélas ! lui aussi songea auPrussien, à Pardaillan et à Castel-Cham-bord ; la peau du tambour était sans doutemouillée, et aucun ra ni même aucun fla

ne purent résonner, tant les cordes del’instrument étaient détendues.

— Va donc, officier supérieur !s’exclama Sylvia exaspérée, en le flanquantà la porte.

Le mot était dur, mais injuste, car le soirmême Chavoye prouvait à une autre belle-petite, pas enguignonnée, que l’épaulette àgraine d’épinard du commandant était au-trement résistante que l’épaulette à frangedes sous-lieutenants.

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Dès lors, ce fut un défilé lamentable.L’histoire s’était répandue dans tout le Parisqui s’amuse, et l’on se rendait à la rue Rem-brandt comme on va visiter les maisonshantées par un esprit malfaisant. Chaquejour la procession s’augmentait d’un inca-pable ; chaque nuit un nouveau noms’ajoutait au martyrologe ; c’était la grandelitanie des impuissants. Des pariss’organisaient, toujours perdus par leurs te-nants ; la porte d’entrée, fermée à tour debras par des gens de mauvaise humeur, bat-tant comme celle d’un hôtel borgne ; les ta-pis de l’escalier montraient la corde, lesmeubles s’élimaient, les chiens eux-mêmesen passant devant ce lieu maudit serraientla queue entre les jambes. Bref, la légendes’accrédita tellement que le dénouement fa-

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cile à prévoir est arrivé : on vend demain, àla salle 12 de la rue Drouot, les meubles, lestableaux et l’argenterie. C’est triste !

— Tiens ! s’écria le comte Aqua-Sacerty,nous devrions acheter l’éléphant et l’offrir àla comtesse Trajowska. Au moins là, il pour-ra boire à sa soif, le pauvre !

— Messieurs, dit modestement Par-daillan, j’achèterai l’éléphant, et chez lacomtesse, je contribuerai, pour ma part, à legriser… d’eau de Lubin. Ce sera ma réhabili-tation.

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N

LES CHATTES HYSTÉRIQUES

on sans un certain scepticisme

de bon goût, l’autre soir, au cercle,on causait de la femme-chat, examinée der-nièrement à la Salpêtrière par le docteurCharcot. L’on rappelait les courses à quatrepattes sous les fauteuils, les miaulements,les jeux félins avec une boule de papierfroissé, les frottements pleins de câlineriecontre le professeur, et aussi les coups degriffe avec le pffft pffft du chat en colère.

Et les observations narquoises, les ré-flexions saugrenues ou paillardess’échangeaient entre deux éclats de rire, aumilieu de la fumée des cigares, lorsque toutà coup Saint-Machin, l’ancien sous-préfetde l’ordre moral, prit la parole et dit :

Messieurs, vous pouvez plaisanter tantque vous voudrez, pour peu que cela vousamuse de dire des légèretés après boire,mais quand j’avais l’honneur d’administrerla petite sous-préfecture des Allinges –Haute-Savoie – j’ai été témoin d’un cas degaléanthropie hystérique bien plus extraor-dinaire. Cette fois ce n’était plus une femme,mais deux cents de nos Savoyardes qui secroyaient métamorphosées en chattes.

On se récria ! Allons donc ! Deux centschattes ! C’est insensé ! Puis, tout à coup, de

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tous les coins du salon partirent les cris :Des détails, Saint-Machin, nous voulons desdétails !

L’interpellé s’installa commodémentdans le grand fauteuil de cuir, alluma sa ci-garette, trempa ses lèvres dans son verre decherry-brandy et commença :

— Oui, mes amis, vous savez qu’aprèsle 16 Mai j’avais été, comme tant d’autres,mordu par le désir de faire un peu de poli-tique au service du brave maréchal, et soitque j’inspirasse peu de confiance commeadministrateur, soit qu’il n’y eût rien demieux à m’offrir, on m’avait nommé, pourmes péchés, sous-préfet des Allinges. La pe-tite ville, située sur le flanc d’une collinetoute garnie de sapins, n’était pas absolu-ment laide, le site était pittoresque… mais

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les distractions étaient nulles, et bien quele type des femmes fût assez gracieux, magrandeur m’attachait au rivage etm’interdisait toute mésalliance.

Ce n’est pas que les occasions fussentdifficiles, car les hommes étaient employésaux travaux des champs, dans la vallée, etlaissaient toute la journée leurs épousesdans le plus complet désœuvrement. Elless’ennuyaient ferme. Le préfet d’Annecy, lecomte de Favermont, m’avait dit ; – Saint-Machin, méfiez-vous ! Aux Allinges vousvous arrangerez toujours avec les hommes,mais les femmes ont une réputation de ner-vosité excessive, et si des ennuis doiventsurgir, ils vous viendront certainement de cecôté.

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Moi, je me l’étais tenu pour dit etj’observais ; très gracieux, très poli ; la mainde fer était absolument dissimulée dans legant de velours. Un matin, le brigadier degendarmerie entre tout effaré dans mon ca-binet ; c’était un peu avant les élections gé-nérales, les indigènes, une fois les travauxterminés, ne quittaient guère les cabarets,et il y avait une certaine effervescence danstoute la contrée.

— Monsieur le préfet, me dit-il, il nousen arrive une belle.

— Une belle quoi ? fis-je, encore peu aucourant du langage militaire de ce guerrier.

— Eh bien ! monsieur le préfet, toutesles femmes du pays sont changées enchattes ; elles se sont retirées sur la mon-tagne et, grimpées dans les sapins, elles

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miaulent, qu’on les entend à une lieue à laronde.

Je ne pus m’empêcher de pouffer de rireau nez de Pandore, mais celui-ci me dit :« Prêtez l’oreille un moment. »

En effet, il me semblait percevoircomme des cris suraigus, déchirants,n’ayant rien d’humain. Sans perdre detemps, je sortis, et, conduit par le brigadier,je me dirigeai vers la montagne. Ah ! mesamis, quel spectacle ! Toutes nos Allin-geoises, sautant, gambadant, grimaçant,étaient grimpées sur les sapins, et s’y pour-suivaient à coups de griffes, en poussantdes miaulements épouvantables. Dans la ba-garre, il y en avait déjà de complètementdévêtues, exhibant sans vergogne au grandsoleil leurs solides appas de paysannes, et

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leurs mollets enserrés dans le grossier basde laine avec la jarretière sous le genou,laissant voir des cuisses énormes, blancheset dodues.

Il y en avait d’échevelées qui faisaientleur toilette en se léchant la main et en lapassant ensuite derrière l’oreille, il y enavait qui descendaient des arbres et bondis-saient à quatre pattes ; d’autres faisaient legros dos en se frottant contre l’écorce desarbres ; c’était comique et terrifiant à la fois.

— Mesdames, m’écriai-je enm’avançant très poliment, mon chapeau àla main, cette plaisanterie, si bonne qu’ellesoit, a suffisamment duré. Voici l’heure de lasoupe, vos maris vont revenir des champs,et après cette charmante partie de chat-per-

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ché, je vous conseille très amicalement derentrer dans vos demeures.

À peine avais-je terminé ce petit speechcourtois et conciliant que je fus tout à coupentouré par quatre ou cinq de ces mégères.Il me fut absolument impossible de savoir sielles voulaient m’embrasser ou me dévorer,mais mon brave gendarme me dégagea, et jem’enfuis sans demander mon reste.

Séance tenante j’en référai à mon amiFavermont, le préfet d’Annecy, qui me télé-graphia :

« J’arrive avec Bridieu, le célèbre méde-cin spécialiste d’Aix-les-Bains. Cas de zoan-thropie nerveuse très connu. Espère en ve-nir à bout. Convoquez les pompiers avecpompe. »

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À midi, Favermont débarquait avec ledocteur Bridieu. Je retournai avec eux surla montagne où attendaient déjà les quatrepompiers d’Allinges, avec leur pompe enbatterie. Je vous dirai par parenthèse queces pompiers avaient bien trois cents ans àeux quatre et étaient désopilants avec leurscasques ancien modèle. Notre retour avaitproduit un redoublement de cris, et tandisque Bridieu examinait curieusement avec salorgnette les femelles dévêtues, je voulususer à nouveau de mon influence sur mesadministrées.

— Voyons, commençai-je, mesdames,vous me connaissez bien, je suis votre pré-fet, votre petit préfet d’Allinges. Allons,soyez gentilles avec papa…

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Les membres du cercle pouffaient.Saint-Machin continua sans s’émouvoir :

— Vous avez beau rire, je vous assureque la situation n’était pas drôle. Cette fois,heureusement, je m’étais fait accompagner,outre le brigadier, de ses quatre gendarmes.Le docteur, très intéressé, avait fait déposerau pied de chaque sapin de vastes récipientsremplis d’éther qui dégageaient des vapeurscalmantes ; mais pour échapper à leur ac-tion, mes deux cents chattes avaient grimpéau plus haut sommet des arbres. Pour les endéloger, sur l’ordre de Favermont, les pom-piers leur envoyaient, en guise de douche,un jet de leur pompe ; mais cette eau eutpour résultat de redoubler encore la crisequi tourna à la frénésie.

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— Pardon, fis-je observer au médecin, siréellement mes Allingeoises se croient deschattes, il me semble que rien ne sauraitleur être plus atrocement désagréable quevotre pompe.

— Vous avez peut-être raison, me ditBridieu, rêveur ; le chat n’aime pas l’eau.

— Voyez-vous, reprit le préfet, pour moices femmes-là sont des possédées, commeles religieuses de Loudun, et le clergé seulpeut nous tirer d’affaire. Je vais télégraphier

à Mgr François, évêque d’Annecy.— Essayons. Si cela ne fait pas de bien,

cela ne peut pas faire de mal, repartit lesceptique docteur.

Deux heures après, le vénérable prélatarrivait avec son chapitre, ses enfants dechœur, ses chantres. Vu la gravité des cir-

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constances, il avait revêtu le grand costumeépiscopal, et avançait mitre en tête et crosseen main.

Je dois dire qu’à ce moment le scandaleétait arrivé à son comble. Il n’y avait plusguère qu’une vingtaine de femmes quieussent conservé un semblant de costume,fichu ou débris de jupon. Toutes les autresétaient complètement nues, et étalaient ànos yeux leurs formes rebondies. Il y enavait des jeunes assez agréables à voir ;mais, en revanche, il y avait de vieilles sor-cières avec dos mamelles flasques, desventres ridés, des cheveux gris… Je vous as-sure que c’était épouvantable.

Si habitué que fût Mgr François aux per-versités humaines, il ne put s’empêcherd’être profondément troublé à ce navrant

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spectacle, et le chrétien qui était en lui semit à sangloter. Néanmoins, au milieu deschants religieux, de la fumée de l’encens,il continua à avancer seul jusqu’au pied dela montagne, et là, aspergeant les possédéesavec le goupillon trempé dans l’eau bénite,il cria d’une voix forte :

— Domine, ne in furore tuo corripias,

Erubescat et conturbatur vehemente mali spi-

ritus. Convertatur retro Satanas !

Ah ! mes amis ! Il paraît que les chattesn’aimaient pas plus l’eau bénite que l’eausimple, car l’effet produit par l’exorcisme futterrible. Par centaines elles dégringolaientde leurs sapins en faisant : pffft ! pffft ! puis

elles se jetèrent sur Son Éminence, le mor-dant, le déchirant, le griffant, jouant au bal-lon avec sa mitre et faisant rouler à terre

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comme une bille l’anneau sacerdotal. Gen-darmes et pompiers eurent beaucoup depeine à le retirer de leurs mains, et toutela procession s’enfuit épouvantée devant lesfemelles maudites.

— Enfin, comment cela se termina-t-il ?demandâmes-nous très intéressés.

— Voici : Favermont, sous ses appa-rences mondaines, était ce qu’on peut appe-ler un préfet à poigne.

— Sacrebleu ! il faut pourtant en finiravec ces gaillardes, s’écria-t-il, et je suis res-ponsable de l’ordre dans mon département !

Et, sur l’heure, il télégraphia au majorde la garnison à Annecy de lui envoyer parle premier train deux compagniesd’infanterie. Il faut vous dire que nousavons là un bataillon de chasseurs à pied

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alpins, véritable troupe d’élite où tous leshommes, triés sur le volet, sont superbes,agiles, merveilleusement vigoureux, entraî-nés et prêts à tout. À neuf heures du soir,ils arrivaient, campaient au pied de la mon-tagne, avec ordre de faire, dès le lendemainmatin, rentrer les deux cents chattes, manu

militari au domicile conjugal.

Que se passa-t-il ensuite ? Je ne sais,mais ce fut pendant toute la nuit, dans laplaine comme un étrange concert de crisd’amour, de soupirs et de baisers. Dèsl’aube, complètement calmées, mes Allin-geoises, confuses de leur nudité, reprenaientle chemin de leur domicile, non sans avoiréchangé une dernière étreinte passionnéeavec nos petits soldats, et nos braves chas-seurs, un peu fatigués, regagnaient leur gar-

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nison avec la satisfaction du devoir accom-pli. L’année d’après, la population des Al-linges avait doublé, et Favermont recevaitles compliments du ministre.

— Alors, pour guérir la galéanthropiehystérique, le contact du sabre a suffi ?

— Heu ! heu ! ajouta Saint-Machin ensouriant et en tortillant sa moustache, jecrois qu’il a fallu aussi celui du fourreau.

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LE ROSIER D’INGOUVILLE

a maréchale duchesse d’Arcole

avait élevé son fils Gaétan dans lesprincipes d’une vertu austère. Restée veuvetoute jeune, lorsque le digne maréchal avaitrendu au dieu des batailles une belle âmedans un corps éreinté, elle s’était toute en-tière consacrée à l’éducation du petit duc,qu’elle avait préservé de toute souillure, detout péché, de toute pensée profane.

Pour lui, elle s’était astreinte à vivreau château d’Ingouville, isolée, sans plaisirs,sans distractions mondaines, n’ayant

comme voisinage que la marquise de Boi-sonfort, qui, veuve aussi, était restée, avecsa fille Diane, enfermée à la Ronceraye.

Gaétan avait vingt ans ; Diane en avaitdix-huit, et l’on allait bientôt pouvoir réali-ser le rêve des deux mères, c’est-à-dire ma-rier ces enfants qui avaient joué côte à côteet grandi dans les allées du parc en se don-nant la main. Sans doute le petit duc étaitencore bien jeune : sans doute, élevé sousl’égide d’un vénérable précepteur, l’abbéKeraël, il ignorait toutes les choses de lavie ; mais l’expérience vient toujours assezvite. Es d’ailleurs, n’est-ce pas idéal que demettre en pratique la belle thèse soutenuepar Alexandre Dumas fils : « L’hommevierge épousant la femme vierge ; l’hommen’ayant jamais effleuré d’autres lèvres que

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celles de sa fiancée ; la fiancée n’ayant ja-mais connu d’autres caresses que celles deson époux. Un homme et une femme se fon-dant en un ange. Le ciel !…»

On se conformait d’ailleurs en cela àune nouvelle mode adoptée depuis peu parle faubourg Saint-Germain, où maintenanton marie les jeunes filles au sortir du ber-ceau et les jeunes gens au sortir de l’école.Aujourd’hui, dans les régiments de cavale-rie, le mess des officiers subalternes est videet tous les sous-lieutenants sont pères defamille. Que deviendront ces ménages dansdix ans ? Que feront ces maris lorsque, ar-rivés à la trentaine, en pleine vigueur, enpleine sève, ils commenceront à être un peublasés sur leur femme légitime, avec toutela tentation des amours illicites et toute

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l’action prestigieuse du fruit inconnu ? Je nesais si Alexandre Dumas, en développant sathèse, a volontairement oublié ce côté de laquestion : pour ma part, je suis un peu del’avis de ce beau-père auquel de bons amisvenaient raconter que son gendre avait faitjadis une forte noce, et qui coupait court àtous les potins par cette phrase, si grande etsi digne, dans sa simplicité :

— Je voulais un gendre qui ait vécu, etcelui-là dépasse mes espérances.

Et certainement, la vieille coutume dutemps jadis, où les jeunes gens ne pensaientà prendre femme qu’après avoir jeté leurgourme, et en connaissance de cause, ayantpratiqué la vie, et apportant à leur jeuneépouse l’autorité de l’âge et de l’expérienceavait du bon.

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Telle n’était pas l’opinion de la du-chesse d’Arcole, et nous n’avons qu’à nousincliner devant sa décision, d’autant plusque nous sommes intimement persuadés del’inutilité qu’il y aurait à plaider devant elleune façon de voir, à son avis, entachéed’immoralité.

Donc, aussitôt que Gaétan eut terminéses études avec l’abbé Keraël, dès qu’unemoustache juvénile eut commencé à ombra-ger ses lèvres d’adolescent, on fit les prépa-ratifs du mariage. Les bans furent publiés àla mairie d’Ingouville, et les journaux mon-dains ciselèrent leurs alinéas les plus cha-toyants pour exprimer en termes pompeuxla joie délirante que leur causait cette unionsi touchante entre les deux vieilles famillesd’Arcole et de Boisonfort.

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Ils n’auront pas quarante ans à euxdeux, disait-on avec attendrissement.

À la chapelle du château, décorée avecune profusion merveilleuse de lumières etde fleurs, on vint de dix lieues à la ronde,et le brave abbé Keraël, y allant de sa petitelarme, compara Gaétan à un lis, mais un lisqui serait au même temps un robuste chêneauquel la flexible mademoiselle Diane,pourrait s’accrocher comme un lierre.C’était un peu embrouillé, mais l’intentionétait bonne. Cependant, quand il parla dulis, la petite comtesse d’Hautemerle ne puts’empêcher de demander tout bas à sa jeuneamie, Suzanne de Mezensac :

— Est-ce que vraiment, le petit duc ?…lis autant que cela ?

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— Oh ! ma chère, absolument. Le rosierd’Ingouville, comme on l’appelle dans lepays.

— Est-ce que cela ne vous paraît pas unpeu ridicule, un homme vierge ?

— Moi, je trouve cela inconvenant.Les deux amies avaient pouffé de rire

et s’étaient ensuite rendues au lunch et augarden-party qui avaient lieu dans le grandparc pour fêter cet heureux événement. Ce-pendant, la maréchale n’était pas sans in-quiétude. Il lui était pénible d’aborder cer-tain sujet avec son fils et de lui donner lesconseils d’usage. Ah ! si le maréchal avaitencore vécu ! Il n’y eût pas fait tant de fa-çons, lui, et en un temps deux mouvements,il eût initié le néophyte aux devoirs pro-fessionnels… Mais, pour une mère, c’était

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très délicat. Il y avait une espérance, c’estque, de son côté, la marquise de Boisonforteût suffisamment catéchisé sa fille ; cela eûtsimplifié la question ; mais dans ce cas…c’eût été un peu le monde renversé, et ilest mauvais en principe que dès la premièrenuit l’homme se sente dans un étatd’infériorité vis-à-vis de sa femme. Et lamarquise se rappelait en souriant le qua-train très talon-rouge que lui débitait sou-vent le vieux duc :

Madame, en luttant avec vous,Avoir le dessus, le dessous,

Palsambleu ! ça m’est bien égal !Que pensez-vous du madrigal ?

Dans son trouble elle consulta l’abbéKeraël. En somme, il avait été le précepteur,

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et c’était à lui de compléter jusqu’au boutl’éducation de son élève. Mais, dès les pre-miers mots, le bon curé l’arrêta :

— Rapportez-vous-en à la Providence,dit-il avec béatitude. Voyez dans la nature– (et il chercha une comparaison poétique) :un moment il songea aux taureaux, maisc’était trop grossier, et il se rabattait surles petits oiseaux. Est-ce que vous croyezqu’ils ont besoin d’un précepteur pour obéirà cette sublime loi, à ces préceptes du Créa-teur : « Croissez et multipliez. » Aimez-vous, telle est la loi et les prophètes. Faitesà autrui ce que vous voudriez… Et main-tenant, madame la marquise, allez en paix.Pax sit vobiscum. Amen.

Et après avoir esquissé du doigt unsemblant de bénédiction, il reprit le chemin

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du buffet installé sur la pelouse, non sansun certain attendrissement pour les bontésdu Créateur qui a créé les petits oiseaux, lessandwichs et les tartes aux fraises.

Cependant la pauvre duchesse d’Arcolen’était rassurée qu’à moitié. Évidemment,les oiseaux !… mais il y avait bien peu derapport ! Pendant toute la soirée elle regardadu coin de l’œil Gaétan. Il avait l’air encoresi enfant, si poupard, avec ses grands yeuxclairs et sa figure ronde, et il était facilede voir que jamais une mauvaise penséen’avait effleuré ce front pur. Ah ! oui ! Le ro-sier d’Ingouville. Il était bien nommé, et Du-mas n’aurait pas pu trouver un sujet plusdigne de tenter son expérience. Et Diane ?La marquise avait-elle donné quelqueconseil, insinué quelque révélation ? Elle

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avait aussi l’air d’une madone ; mais qui saità quoi songent les jeunes filles ? Qui saitce qu’il y avait peut-être de passion cachéedans ces yeux verts, ombragés de longs cils ?

À minuit, Gaétan et Diane se retiraientdans la grande chambre nuptiale, et inca-pable de maîtriser plus longtemps sescraintes, la maréchale duchesse d’Arcole seglissait dans une pièce contiguë et collaitson oreille, qu’elle avait très fine, contre laportière. Par une exquise galanterie qui sen-tait bien son gentilhomme, le petit duc avaitdécidé de se passer du concours des camé-ristes et avait promis à Diane de faire auprèsd’elle office de femme de chambre. Et avecles extases d’un Vasco de Gama découvrantune terre inconnue, il apercevait graduel-lement des contrées inexplorées, admirant

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des beautés toutes nouvelles, à chaque obs-tacle écarté, à chaque lacet dénoué, à chaqueagrafe prestement enlevée. Déjà le corsageet la jupe étaient tombés à terre traçant degrands ronds clairs sur les rosaces du tapis ;déjà le jupon de soie bleu de ciel terminépar un volant de valenciennes avait suivi,et Gaétan allait s’escrimer après le corset desatin crème, avec des mains qui s’égaraient,tournant autour de cette œuvre d’art, decette forteresse crénelée en même temps sidouce, si solide et si compliquée !

— Cela s’ouvre par-devant, dit douce-ment Diane en voyant son embarras.

Le petit duc fit un essai ; mais dans samaladresse inexpérimentée, il faussa lebusc, si bien qu’il devint impossible depousser le ressort. On allait donc être obligé

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de délacer comme au vieux temps jadis, etd’extraire lentement de chaque œillère lelong cordon de soie.

Mais un tel travail eût été trop long,beaucoup trop long. Gaétan sentait dechaudes bouffées qui montaient au visage,et il lui tardait d’avoir enfin devant lui sa pe-tite femme débarrassée de toutes les piècesde l’armure.

Alors, un peu égaré, il chercha des yeuxautour de lui en criant :

— Un couteau ! un couteau ! Il nous fau-drait un couteau !…

… Mais la duchesse, toute pâle, apparutsoudain à la porte et s’écria d’une voix ter-rifiée :

— Non, non, mon enfant, pas un cou-teau. Du cold-cream.

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P

LE SCANDALE DU "5"

auvre abbé Keraël ! Il a le cœur

bien triste pour le moment, car ilvient, à la suite d’un gros scandale, de rece-voir un avertissement très sec, presque unblâme de Monseigneur. Le digne prélat luifaisait comprendre que, lorsqu’on aquarante-cinq ans, qu’on est gros, sanguin,pansu, avec un teint fleuri et une exubé-rance de santé inquiétante, il faut non seule-ment ne pas pécher, mais surtout ne pas enavoir l’air. Et cependant, il n’est pas cou-pable, pas coupable du tout, l’abbé Keraël, et

son âme n’est pas moins immaculée que lablanche hermine ou que le calice de puretédans lequel on fait reposer les lis.

Et si vous voulez la vérité vraie… ehbien ! la voici, la vérité vraie.

La semaine dernière, l’abbé arrivait àFontainebleau avec son élève, le jeune Jehand’Extravagues, cousin germain du fameuxBob, dont les incartades ont été célébréespar notre spirituel, confrère Gyp. Jehan de-vait jouer la comédie le lendemain chez laduchesse d’Arcole ; oh ! le rôle n’était pasbien important : il devait crier : Vive ma-dame la marquise ! dans la Rosière de Sale-

ney, une honnête comédie de Mme de Gen-

lis ; mais Jehan prétendait que la phraseavait besoin d’être creusée, qu’il y avait criet cri, et depuis plus d’un mois il piochait

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son Vive madame la marquise ! en se regar-

dant devant la glace pour constater les jeuxde physionomie.

Comme le château était encombré parles premiers rôles, la duchesse n’avait pudonner l’hospitalité ni à l’abbé ni à Jehan,et le comte d’Extravagues avait décidé quele précepteur et son élève coucheraient àl’hôtel de la Cloche, où il s’arrêtait parfois

dans ses déplacements de chasse. Les deuxvoyageurs arrivèrent le soir par le train de9 heures 10, et furent installés dans deux ex-cellentes chambres du premier, le 3 et le 8,qui communiquaient, bien entendu, et quiavaient été retenues par dépêche.

Comme l’abbé, très dormeur, se prépa-rait à se coucher :

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— M’sieu l’abbé, dit Jehan, je n’ai pasencore comme qui dirait bien sommeil, etsi vous voulez me permettre d’aller seule-ment jusqu’à la librairie qui est au coin dela place, j’achèterai Madame de Genlis, et jepourrai piocher un peu mon rôle avant dem’endormir.

— Comment, Jehan, vous ne savez pasencore votre rôle d’une ligne ?

— Si, m’sieu l’abbé, je le sais plus quevous, mon rôle d’une ligne, mais je voudraisrelire toute la pièce pour me faire une idéed’ensemble. Vous comprenez.

— Eh bien ! soit, je vous permets ; maisne soyez pas longtemps… Vous aurez de-main à vous coucher très tard… Je ne vousdonne que dix minutes.

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— Bien, m’sieu l’abbé, je vais et je re-viens. Jehan descendait l’escalier en caval-cadant, et arrivé dans le vestibule, il se trou-va nez à nez avec une belle dame qui avaitun cache-poussière gorge-pigeon à tonschangeants, et sur la tête un grand chapeaude paille maïs tout garni de fleurs. Sous lechapeau apparaissait un minois chiffonnétrès maquillé, une bouche plus pourpre quenature, et des cheveux jaunes tout frisés,avec un tas de tortillons par devant, qui luidonnaient une physionomie toute drôlette.Et avec cela elle sentait si bon, si bon, la pe-tite dame, que le vestibule était embaumé.

Jehan s’arrêta émerveillé, écarquillantdes yeux et reniflant avec volupté la bonneodeur de chypre et d’impérial russe, sesdeux parfums préférés.

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— Puisque vous n’avez pas de chambreau premier, disait la voyageuse avec sa voixlégèrement faubourienne, je vais aller auGrand-Cerf mais c’est bien ennuyeux.

J’avais dit au capitaine d’Estignac de venirme chercher demain matin…

— Eh bien ! madame Andrée, restez, ré-pondait le patron ; je vous assure qu’au se-cond il y a le 19, la chambre du général, oùvous serez très bien.

— Non, non, je refuse la chambre dugénéral ; si vous croyez qu’une Andrée deConmagne perche à des seconds étages !Mais je suis bien contrariée !

Ce nom d’Andrée de Conmagne avait

encore augmenté, si possible, l’admirationde M. Jehan. Il avança en tirant la langue,

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ce qui était chez lui le signe d’une émotionprofonde, puis il dit :

— Madame Andrée, je n’ai pas encoredéfait mon baluchon, et j’ai une bonnechambre au premier étage. Si vous la vou-lez ; moi, ça m’est bien égal, et je prendraivolontiers le 19 à la place.

— Vraiment, mon petit ami, dit la jolieMonde, vous êtes tout plein gentil, etj’accepte.

Puis, le regardant en riant :— Vous avez été élevé à la bonne école,

à ce que je vois.— Papa m’a toujours dit qu’on ne sau-

rait s’y prendre trop tôt pour être galantavec les femmes, riposta Jehan un peu trou-blé, Adieu, madame de Conmagne.

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Puis il s’esquiva très intimidé, bien qu’iln’en voulût rien laisser paraître. Cinq mi-nutes après, suivant la promesse qu’il avaitfaite, il revenait armé de Madame de Genlis,et grimpait au 19, où bientôt il s’endormaiten rêvant à Stella et en lui criant : « Vivemadame la marquise ! »

Pendant ce temps, l’abbé, qui commen-çait déjà à ronfler comme un chantre, futvaguement tiré de son premier sommeil parle bruit d’une porte qui s’ouvrait au 5, dansla chambre voisine de la sienne.

— Ah ! pensa-t-il avec satisfaction, voilàM. Jehan qui rentre ; il n’a pas été long !Dans cette obéissance admirable à mesordres, je reconnais le fruit de mes leçons, etje puis être fier de mon œuvre.

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Mais tout à coup il dressa l’oreille ; dansle toc-toc des talons qui trottinaient dans lachambre avec un léger craquement de bot-tines, il ne reconnaissait pas du tout, maispas du tout, le pas gambillard de son élève.Chose grave, il entendit bientôt comme unfroufrou de soie froissée, puis, tandis qu’unparfum diabolique pénétrait par la cloison,il percevait maintenant des bruits de toiletteintime, un sifflement absolument anormalde pompe aspirante et foulante.

Stupéfié, le pauvre Keraël se mit sur sonséant, se demandant s’il était le jouet d’unsonge et s’il avait la berlue… Ce n’était paspossible ! Comment le petit Jehan, ce gar-çonnet de quinze ans, aurait ramené unefemme dans sa chambre ! L’achat de Ma-dame de Genlis, – si invraisemblable à neuf

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heures du soir ! – n’était qu’un prétextepour aller retrouver une prostituée, etl’introduire, pendant le sommeil du précep-teur, dans la chambre de l’hôtel. Et lui avaitété assez bête pour se laisser ainsi bernerpar un enfant, comme un simple Basile.Abomination de la désolation ! Car il n’yavait pas d’erreur maintenant, le bruit in-fernal de la pompe ne pouvait laisser aucundoute et présageait sans doute d’infâmesprojets…

Et ce pauvre petit Jehan, cette âme sifière, si chaste, qu’on avait confiée à sagarde, voilà comment il avait veillé sur cerosier mystique !… Tout à coup, un craque-ment du lit lui annonça qu’on se couchaitau 5. Ce craquement était sinistre, et si l’onvoulait encore empêcher un malheur, il fal-

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lait agir avec promptitude. Sans réfléchirau costume léger dans lequel il se trouvait,l’abbé Keraël rejeta vivement les couver-tures et bravement, en bannière, s’élançavers la porte de communication. Miséri-corde ! Elle était fermée à clef !

— Ouvrez, ouvrez-moi vite ! cria l’abbéen frappant la porte avec rage.

Andrée, très étonnée, répondit :— Ah çà ! qu’est-ce que vous voulez ?— Ah ! je savais bien qu’il y avait une

femme ! Madame, je vous somme dem’ouvrir.

— À cette heure-ci ! Et pourquoi cela ?— Parce que c’est mon devoir ; je dirai

plus, parce que c’est mon droit.Comme les coups continuaient à pleu-

voir, des coups de poing formidables qui ré-

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sonnaient avec un bruit de canon et ébran-laient toute la charpente, Andrée pensaqu’elle aurait plus vite fait de parlementeravec cet original dont le bras paraissait sisolide et la voix si vibrante. Qui sait ?…C’était peut-être un très joli garçon ?… Et lecapitaine d’Estignac ne venait le lendemainmatin qu’à neuf heures…

Elle passa donc vivement un peignoirde surah crème tout garni de dentelles, etsans prendre la peine de le croiser plus qu’iln’était nécessaire sur son altière poitrine,elle alla curieusement entrebâiller la porte.Mais quand elle eut aperçu la trogne sacer-dotale de son voisin, elle n’eut pas enviede pousser plus loin la connaissance. Il fautdire la vérité : ainsi aperçu en costume denuit, il n’était pas joli, joli, l’abbé Keraël.

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Le nez rouge, les longs cheveux gris em-broussaillés, la chemise courte dessinant labedaine énorme supportée par deux petitesjambes courtes et velues.

— Quelle horreur ! s’écria Andrée ens’efforçant de refermer la porte au nez del’intrus. Mais le solide vicaire, profitant deson avantage, s’arc-boutait et poussaitferme, tandis que la belle blonde, sentantqu’elle perdait du terrain, poussait des crisperçants qui ameutaient tout le personnelde la Cloche.

Et lorsque les garçons de l’hôtel, ac-compagnés du patron, pénétrèrent dans lachambre 5, ils trouvèrent Andrée terrifiée,demi-nue, pelotonnée sous les couverturesque l’abbé Keraël persistait à soulever pourtrouver Jehan d’Extravagues.

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On juge du scandale ! On parlementa,on s’expliqua de part et d’autre ; le pauvreprécepteur, désespéré, se confondit en ex-cuses et en justifications. Le patron le crutun peu, et Andrée pas du tout ; quant auxgarçons, ils racontaient à la ronde qu’onavait trouvé un curé en chemise fourrageantle lit de la cocotte et essayait de la violenter.

Voilà pourquoi le pauvre abbé Keraël areçu un blâme de Monseigneur. Quant à M.Jehan, cause première de la catastrophe, ils’est contenté de dire avec sérénité :

— C’est bien fait. Ça apprendra à m’sieul’abbé à ne pas venir m’embêter la nuit. Il atout le jour pour ça !

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H

L’INFLUENZA

ier, en dépouillant son courrier

du matin, Pardaillan aperçut uneenveloppe très parfumée dans le coingauche d’un petit chien qui tirait langue.Ces dessins-là sont de mauvais goût, maisde bon augure. Il s’empressa de décacheteret lut :

« Le domino rose tient parole. Il n’a pasvoulu vous laisser monter en revenant dela redoute parce qu’il était trop tard, maischose promise, chose due. J’ai promis…tout,

j’accorderai tout. Venez vendredi, à 5 heures10, rue Murillo. »

Pardaillan bondit. Dix, rue Murillo !Mais c’est Edwidge Laurens, la femme ado-rable qui l’a si bien intrigué à la fête duGil Blas ! Et soudain il revit par la pensée

le corps jeune et souple dont sa main auda-cieuse avait deviné les contours sous la soiefanfreluchée ; du marbre, du vrai marbre ! cebras blanc et satiné qui s’était, pendant unegrande heure, appuyé sur la manche de sonhabit rouge avec une main qui parfois secrispait dans un spasme jouisseur de chatte,étirant ses griffes, lorsque les paroles chu-chotées à l’oreille étaient trop ardentes. Surle tard et la chaleur aidant, elle avait enle-vé son loup, et Pardaillan avait aperçu unteint pâle, des yeux immenses, un nez de pa-

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tricienne et une bouche écarlate qui riait encarré comme les femmes de Grévin.

Elle le connaissait d’ailleurs depuislongtemps, sachant tous les détails de sa viede club et de caserne, lui racontant ses fo-lies, ses amours, ses duels. Elle avait tantentendu parler de lui qu’il lui semblait êtreavec une ancienne connaissance, et elle étaitravie de l’occasion qui se présentait. Pen-dant toute la nuit, Pardaillan avait fait unrêve radieux, jalousé par les camarades decercle qui se rangeaient sur son passage enlui murmurant leurs félicitations. On avaitsoupé ensemble dans la grande salle du pre-mier, isolés dans le brouhaha de la grandefête, débitant, entre deux verres de Cham-pagne, mille promesses, mille projets

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d’avenir, tandis que l’orchestre roumain fai-sait entendre des rythmes endiablés.

Et au départ, dans la voiture qui la ra-menait, envahie par un engourdissementdélicieux, elle avait donné son nom… Ed-wige Laurens ; elle avait tendu sa bouche…oh ! ce baiser, mouillé, capiteux, pimenté deje ne sais quelle épice enragée !… Pardaillanen sentait encore la brûlure sur les lèvres…mais elle n’avait pas voulu le laisser allerplus loin.

— Ne brusquons rien, avait-elle dit avecsa voix d’or, toute vibrante de frissons mys-térieux. Ne gâtons pas notre bonheur envoulant aller trop vite. Ce matin noussommes fatigués, énervés… Je vous jure devous revoir cette semaine ; attendez un mot

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de moi, et ce jour-là je serai votre maîtresse.Bien vrai !

Là-dessus, elle avait glissé dans les brasqui voulaient la retenir encore, elle avaitsauté légèrement hors de la voiture, et laporte du petit hôtel s’était refermée avec ungrand bruit. Et voilà qu’Edwidge tenait pa-role en écrivant cette lettre si claire dansson sens amoureux. « J’ai promis tout.J’accorderai tout ». Elle accordera tout au-jourd’hui vendredi à cinq heures.

Pardaillan se sentait le cœur envahi parune ivresse indéfinissable ; mais soudain ilse frappa le front. Vendredi ! mais, sapristi,c’est le jour de Diane de Tournecourt. Tousles vendredis, en effet, la petite marquise apris la douce habitude de venir luncher vers

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les trois heures dans son rez-de-chaussée degarçon.

Elle arrive frileusement emmitoufléedans sa fourrure de renard bleu, elle gri-gnote des sandwiches, elle boit un ou deuxyverres de sherry quelquefois trois – puisquand la chaleur est revenue, bien revenue,elle ôte sa fourrure… et le reste, et la journéese passe ainsi délicieusement dans la grandechambre tiède et close, éclairée par la lueurmourante du feu qui s’éteint, tandis que,sous la capote de velours garnie de rose,la pendule de Saxe sonne doucement desheures heureuses. La petite fête dure ainsijusqu’à ce que la voix de la raison viennechuchoter à l’oreille perdue dans les den-telles que le marquis de Tournecourt n’aimepas attendre.

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Voilà déjà trois mois que cette liaisondure, et jamais Diane n’a manqué unrendez-vous. Elle va venir aujourd’huicomme tous les vendredis, et alors commentla renvoyer avant cinq heures ? D’ailleurs,en supposant même qu’on trouvât un pré-texte, comment refuser les sandwiches, lesverres de sherry et… les caresses accoutu-mées ? Et alors quels préliminaires déplo-rables pour se présenter chez Edwidge ! Évi-demment, Pardaillan est jeune, vigoureux,et ne compte pas le nombre des sacrificesfaits à la blonde déesse ! mais… il a donnédes habitudes déplorables à Diane, et quandelle s’en va, il se sent un peu dans la situa-tion d’un monsieur qu’on inviterait à un dî-ner, même exquis, au sortir d’un plantureuxfestin.

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L’appétit – si merveilleux qu’il soit –a ses limites, et si l’on veut faire brillam-ment honneur au second menu, – ce menuqui a tout l’attrait de la nouveauté et del’inconnu, – il faut absolument refuser lepremier. Et l’heure approche, et la marquiseva venir… Que faire, mon Dieu, que faire ?Tout à coup Pardaillan, pris d’une idée su-bite, disposa sur sa table deux ou trois fiolesprises au hasard, enroula sa tête dans unfoulard de soie comme nos pères, au tempsde Gavarni, puis, défaisant la couverture, ilse précipita dans le lit du milieu, qui jamaisne lui avait paru si grand pour un hommeseul.

À trois heures, la marquise faisait sonentrée, mais elle recula toute surprise envoyant son ami ainsi accoutré.

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— Je suis pincé, disait-il d’un ton do-lent ; cela m’a pris ce matin. Une fièvre decheval, des douleurs intolérables sur lespaupières… Le médecin sort d’ici. Commetout le monde, j’ai l’influenza, la fâcheuse

influenza ! Il me semble que tous mes os

sont brisés.— Mon pauvre ami ! s’écria Diane en

s’avançant toute compatissante vers le lit,souffrez-vous beaucoup ?

— Oh ! beaucoup.— Eh bien ! je vais m’installer à votre

chevet et vous soigner comme une sœur ;voulez-vous ?

Et de sa petite main, elle tapotait lesoreillers elle ramenait le couvre-pied de sa-tin vieil or jusqu’au menton, et, en se pen-chant, sa fourrure exhalait un parfum fauve

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mêlé à une bonne odeur de femme, cha-touillait Pardaillan avec des caresses lanci-nantes. Tout son désir lui était revenu. Ils’en fallut de peu que le pseudo-malade, re-jetant ses béquilles comme Sixte-Quint,n’attirât brusquement la marquise à côté delui, à la place où si souvent son beau corpsavait marqué sa tiède empreinte. Mais lesouvenir d’Edwidge lui revint à l’esprit, et ilmurmura en fermant les yeux pour échap-per à la tentation :

— Merci ! merci ! je suis très touché, trèsreconnaissant… vous êtes bonne ; maisvoyez-vous, dans l’état de torpeur où je suis,je n’ai qu’un désir : la tranquillité et le re-pos.

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La pauvre petite marquise était un peudéfrisée pourtant elle voulut, tenter un der-nier effort.

— N’est-ce pas, dit-elle, lorsqu’on a l’in-

fluenza on a très froid ?

— Oui, c’est l’effet de l’antipyrine quirefroidit le sang. J’en ai pris dix cachets avecde la phénœtine, de la quinine et du salol,que sais-je… aussi je suis glacé.

— Eh bien ! – ici Diane hésita un peu– j’ai souvent entendu dire que, pour seréchauffer, rien ne valait la chaleur natu-relle. Voulez-vous que je m’étende à côté devous ? Je vous serrerai bien contre moi, etnous serons bien sages, bien sages, je vousle jure.

Ah çà ! qu’est-ce que Mme de Tourne-court avait donc à l’aimer comme ça, ce

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jour-là ? Oh ! les femmes ! il suffit qu’ellesvoient qu’on ne peut pas ou qu’on ne veutpas pour qu’immédiatement cet obstacledonne un coup de fouet à leurs sens. Néan-moins Pardaillan, très attendri, éprouvaitdevant ce dévouement comme une grosseenvie de pleurer. Et de chaudes bouffées luimontaient au visage, et il sentait tous sesnerfs tendus dans un désir exacerbé… Maisle domino rose !…

— Non, eut-il la force surhumaine de ré-pondre encore, non ! Revenez demain, j’iraisans doute mieux ; mais aujourd’hui – sivous voulez me faire plaisir – laissez-moigeindre dans mon coin, et allez-vous-en.

— Alors, puisque vous le voulez, adieu,mon pauvre ami. Un bon baiser, un seul…

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un baiser, ça ne peut pas vous faire du mal.Là, maintenant je me sauve. Je t’adore !

Il était temps qu’elle partît, car Par-daillan allait certainement commettrequelque sottise, sans compter que ces émo-tions à froid sont très mauvaises pour le cer-velet. À peine Diane avait-elle refermé laporte qu’il sautait à bas du lit, arrachant sonfoulard et s’habillait avec une rapidité fé-brile.

— Ah ! se disait-il, la vertu a cela de bon,c’est qu’elle porte en elle-même sa récom-pense, et après cette chaste visite je vais ar-river chez Edwidge dans un état… exquis.C’est comme une infusion de thé qui estd’autant meilleure qu’elle est restée pluslongtemps sur le feu. Saperlipopette, jamaisje ne me suis senti si bien disposé, et rien

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que d’y songer mon cœur bat à tout rompre.Comme j’ai bien fait de résister !

Pimpant, parfumé, dans un étatd’exaltation difficile à décrire, Pardaillansauta en coupé :

— 10, rue Murillo, dit-il à son cocher, etmarche vite !

Il arrive devant le petit hôtel, il sonnenerveusement… Mon Dieu, qu’on est long àouvrir ! Enfin une femme de chambre paraît.

— Monsieur, dit-elle, depuis ce matin,madame Laurens est atteinte de l’influenza.Elle est couchée avec la fièvre. Elle regrettebeaucoup, mais il lui est impossible de rece-voir monsieur. La porte se referma…

Il y a certaines douleurs qu’il ne fautmême pas essayer de dépeindre.

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EN CARÊME

orsque Hector de la Paillardière,

après avoir procédé aux soins méti-culeux de sa toilette nocturne, vint toutpomponné et tout parfumé frapper chez lamarquise de la Paillardière – dans cesmoments-là, il l’appelait plutôt Berthe – ilfut fort étonné de trouver la porte fermée.

— Toc ! toc ! Berthe, vous ne m’entendezpas ?

Une douce voix répondit de l’autre cô-té :

— Mais si, mon ami, je vous entendsparfaitement.

— Eh bien ! c’est moi, Hector, votre petitTotor.

— C’est précisément parce que c’est To-tor que je n’ouvre pas. Ah ! si ce n’étaitpas Totor… Pour le coup, le marquis dela Paillardière se sentit un peu méchant,comprenant le ridicule qu’il y avait à resterainsi en bannière devant cette porte close,et il se mit à frapper avec les poings, lespieds, avec… tout ce qu’il avait de dur sousla main, pensant à rééditer le mot fameuxdu comte de N… voulant pénétrer chez laprincesse : – Ah ! Mathilde, si tu savais avecquoi je frappe !

À la fin la douce voix se fit à nouveauentendre. On demandait à parlementer,

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mais on n’accordait que cinq minutesd’audience. Va pour cinq minutesd’audience, opina le conciliant Hector ; maisau moins, pendant ces cinq minutes, j’auraile droit de plaider ma cause.

Il y eut un bruit de verrou poussé, etquand le marquis entra dans le sanctuaire,c’est à peine s’il eut le temps de voir desformes divines qui, dans un tourbillon dedentelles, allaient au galop se reblottir sousles couvertures. Il s’assit penaud au chevetdu lit, restant ainsi à la porte d’un paradisqui n’était pourtant gardé par aucun ange àépée flamboyante – et il contempla d’un œilde reproche une adorable petite tête brunequi lui souriait les cheveux épars surl’oreiller.

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Eh bien ! Berthe, voyons, quel est ce ca-price au moins bizarre ?

— Ce n’est pas un caprice ; mais vousavez l’air, Monsieur, d’avoir complètementoublié que nous sommes en carême.

— Je ne vois pas le rapport…— Comment ! vous ne voyez pas ?…

Mon confesseur, l’abbé Keraël, m’a prescritpendant ce temps-là une mortification, enm’ordonnant de me priver… de la chose quej’aimais le mieux au monde. Alors… nesoyez pas fat, mon ami ; je lui ai réponduque ce que-je préférais à tout – oh ! oui àtout ! – c’était de m’endormir dans vos bras.Alors il s’est écrié : « La voilà bien la morti-fication ! – il avait un peu la voix de Dupuis– la voilà bien la vraie mortification qui seraagréable au Seigneur ! »

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— Alors, vous croyez bonnement quependant quarante jours je vais me priver dema femme ?

— Oh ! il n’a pas été jusque-là. L’abbéKeraël est très moderne ; il sait que noussommes jeunes, mariés seulement depuissix mois ; il comprend la situation ; il m’apermis de vous recevoir une fois par se-maine, le jour que vous voudrez. Il y a, sixsemaines d’ici Pâques ; vous aurez droit à sixvisites, pas une de plus.

— Il est encore bien aimable cet abbémoderne. Quel jour sommes nous au-jourd’hui ?

— Nous sommes lundi.— Eh bien ! je choisis le lundi.Et, fort de son droit, Hector, qui com-

mençait à frissonner, se glissa à son tour

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sous un élégant couvre-pied vieil or, où –ai-je besoin de le dire ? – il reprit bien viteson calorifique et même une températuretrès au dessus de la normale, aidé en celapar deux beaux bras blancs et satinés qu’onavait gentiment jetés autour de son cou. Ja-mais la tiédeur du nid conjugal ne lui avaitparu aussi exquise. Il songeait que main-tenant il allait être obligé d’attendre unegrande semaine avant de refranchir le seuilaimé, et, dame ! il s’efforçait de prendre descaresses pour huit jours. Ce fut une nuitfolle, entrecoupée de cris, de soupirs, demorsures et de baisers. Berthe avait bien uncertain remords, au fond du cœur, de res-pecter aussi mal le temps de l’abstinence,mais l’abbé Keraël avait permis une visitehebdomadaire, il n’y avait pas de mal à en

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profiter… et puis ce pauvre Hector avaitbien droit à quelques compensations.

Au petit jour seulement, le marquis re-gagna sa chambre, tandis que Berthe, per-due dans le désordre d’un lit au pillage, di-sait d’une voix mourante :

— Bonsoir, petit homme. Tu m’as tuée,mais je t’adore.

Le lendemain soir, Berthe, après avoirfait ses dévotions, poussa à nouveau le ver-rou ; elle avait certes confiance dans la pa-role de la Paillardière, mais enfin deux pré-cautions valent mieux qu’une. Bien lui enprit, car elle n’était pas couchée depuis unquart d’heure qu’Hector vînt à nouveaufrapper à la porte.

— Berthe, écoutez-moi, je vous en sup-plie.

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— Non ! non ! Vous avez choisi le lundi.Nous sommes aujourd’hui mardi. À hui-taine !

— Ouvrez-moi toujours, cela ne vousengage à rien. J’ai à vous proposer une com-binaison.

— Que je serai libre d’accepter ou de re-fuser ?

— Évidemment.La porte s’ouvrit, et la Paillardière, très

sérieux, vint se rasseoir, comme la veille,dans le fauteuil.

— Ma chère Berthe, commença-t-il, j’airéfléchi que le carême ayant six semaines etvotre abbé vous ayant permis de me rece-voir une fois par semaine, cela faisait six vi-sites que j’avais le droit de vous rendre d’iciPâques.

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— Osez soutenir, Monsieur, que vousn’avez pas eu votre dû pour la première se-maine – tout votre dû…

— Oh ! je ne me plains pas ! J’avoueraimême, si vous voulez, que j’ai eu des sup-pléments. Mais que voulez-vous, pourl’abstinence comme pour le reste, il faut del’entraînement, et je ne me sens pas encoresuffisamment entraîné. Bref, je viens vousdemander de m’avancer mon lundi de lasemaine prochaine. Après, je pourrai sansdoute être tranquille.

— Soit ; mais vous voudrez bien voussouvenir que vous avez déjà mangé unequinzaine de vos revenus.

Il faut rendre justice à la marquise ; ré-fléchissant que l’entraînement était la seulemanière d’obtenir d’Hector la fidélité à la

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parole jurée, elle fit en sorte que cette nuit-là fût encore meilleure que la première etque l’entraînement fût aussi complet quepossible. Avec une docilité touchante, elle seprêta aux plus folles fantaisies, tantôt se lan-çant à tire-d’aile vers l’idéal, tantôt descen-dant aux sujets les plus terre à terre. Jamaisles deux époux ne s’étaient tant aimés ; ja-mais l’ode à Éros n’avait été chantée plus à

l’unisson. Au matin, Mme de la Paillardière,un peu pâle, les yeux meurtris, balbutia :

Eh bien ! vous croyez-vous maintenantassez fort ou… assez faible pour attendrequinze jours ?

— Je l’espère, répondit modestementHector, il me semble que ça va mieux.

Hélas ! cela n’allait pas mieux du tout.Étrange attraction de la chose défendue !

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Certainement, jadis, il y avait bien des soirsoù, revenant du théâtre ou du cercle,la Paillardière, voyant qu’il était un peutard, rentrait tranquillement dans sa proprechambre sans réveiller la marquise. Eh bien !depuis qu’il savait sa nuit mal assurée, sonplaisir problématique, il ne pouvait plus sedécider à ne pas user de ses prérogatives, etquand il vit arriver minuit, il sentit bien quel’entraînement n’était pas encore arrivé à cepoint de satiété où l’obéissance aux pres-criptions ecclésiastiques devient facile.

Et comme un pauvre chien qui craintd’être battu – avez-vous remarqué l’attitudespéciale des chiens qui craignent d’être bat-tus ? – il avait encore frappé à la porte.

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— Ah ! pour le coup, c’est trop fort !s’écria Berthe ; nous sommes aujourd’huimercredi ; allez-vous-en !

— Ma petite femme… avance-moi en-core le lundi de la troisième semaine. Je t’ensupplie.

Il pria, tant, supplia tant, se fit sihumble, trouva dans son désespoir des pa-roles si douces, si passionnées que, ma foi !

Mme de la Paillardière se laissa attendrir. Aufait, l’abbé Keraël avait permis six visitespendant le carême. Peu importait qu’ellesfussent rendues au commencement, au mi-lieu ou à la fin, avec des intermèdes ou parséries espacées ou en bloc ! pourvu que lecompte y fût et ne fût pas dépassé… Bref,elle ouvrit encore. On est si faible avec ceuxqu’on aime, et je vous prie de croire que

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cette nuit de carême ne fut pas encore per-due pour Vénus, la blonde déesse.

Que vous dirai-je ? Cela devint de larage. Le jeudi Hector exigeait sa quatrièmesemaine ; le vendredi il se faisait avancerla cinquième, et ayant décidé avec Bertheque, pendant qu’on y était, il valait mieuxadopter décidément le système des visitesen bloc, il n’eut pas trop de peine à obtenir

sa réception le samedi, où il mangea gou-lûment et superbement les revenus de sasixième semaine dans des performancessurhumaines et des irradiationsd’apothéose.

Quand arriva le dimanche, la Paillar-dière réfléchit bien qu’il avait maintenantcinq semaines de chômage sur la planche ;mais, avouons-le pour lui, au point

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d’entraînement où il était arrivé cette pers-pective ne parut pas trop lui déplaire. Lesoir arrivé, il se préparait donc cette, fois àrentrer sagement dans sa chambre solitaireet à jouir enfin d’un repos bien gagné, lors-qu’il vit entrer Berthe, les yeux brillants lalangue pourpre pointant à travers les dentsblanches.

— Eh bien ! lui dit-elle, méchant… vousne venez donc pas ce soir ?

— Mais, dit Hector un peu inquiet, nem’avez-vous pas dit que maintenant il mefallait attendre jusqu’à Pâques ?

— C’est vrai, dit la marquise, mais j’airevu mon confesseur, l’abbé Keraël. Il esttrès moderne, comme vous le savez, et puis-qu’il fallait absolument une pénitence, ilm’a permis de remplacer la mortification

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qu’il m’avait demandée par de la musiqueclassique. Alors, tantôt, j’ai avalé bravementdeux heures du concert Colonne.

Et elle ajouta en rougissant :— Tu vois bien que tu peux venir.

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S

PRINCE ET TENDRESSE

« Aimez qu’on vous conseille et« non pas qu’on vous loue.

« J. Grévy. »

on Altesse Royale le prince de

Chypre vient à nouveau de passerquelques jours dans nos murs.

Dernier représentant d’une race dispa-rue, il continue à être le joyeux viveur an-cien modèle, aimant les théâtres de genre,les Folies-Bergère, le Cirque et les petites

femmes. Toujours jeune, pimpant et folâtre,il reparaît ainsi de temps à autre pour nousmontrer sa large face de blond sanguin etheureux. Il déjeune à l’Union, dîne à la rueRoyale, soupe à la Maison d’Or, applauditen passant Dailly et la grosse Mathilde, M.Loyal et le clown Auguste, Mily-Meyer etGrille-d’Égout, puis, après s’en être fourré

jusque-là, comme le baron de Gondremark,

il retourne pensif dans le fief maternel.Or, dans un de ses derniers voyages,

ayant demandé à son ami, le divin marquis,quelle était en ce moment la tendresse à lamode, celui-ci indiqua sans hésiter la belleAndrée de Conmagne. C’était elle qui avaitsans contredit les plus beaux chevaux, leduc le mieux attelé, les toilettes les plus ca-tapultueuses, et surtout le petit hôtel le

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mieux installé, dans la rue Christophe-Co-lomb, une rue centrale, dans un quartiercommode et cependant suffisamment désertpour qu’on pût y descendre sans provoquerde rassemblement.

Fort de ces renseignements, Son Altessese rendit chez la belle qui, prévenue à temps,le reçut vêtue d’un galant déshabillé encrêpe indien feuille de rose, ouvert sur unvolant de mousseline de soie brodée à jour.Au corsage orné de rubans de satin passésdans la dentelle, un grand col garni devieilles malines se rattachait à de longs plispartant de l’épaule et formant traîne. C’étaitvaporeux, exquis, et surtout cale glissait surle tapis avec une surprenante facilité pourlaisser voir devant la glace à trois vantaux,et éclairée à la bougie, le beau corps

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d’Andrée dans son impeccabilité marmoré-enne.

— Hé ! hé ! se dit le prince en lorgnant,ce satané marquis a du goût, et, franche-ment, c’est un plaisir, par ces temps de répu-blique, de pouvoir encore trouver à Paris desemblables morceaux de roi.

Bien entendu, il ne fut pas question

d’argent. Mlle de Conmagne a reçu une édu-cation excellente quoique laïque, et sait leségards qu’on doit aux têtes chauves maiscouronnées. Ne fallait-il pas laisser à cetteentrevue toute la douceur du rêve, tout lecharme de l’amour partagé, toute la poésieidyllique d’une nuit d’amour entre Roméoet Juliette ? Pendant ce tête-à-tête, Andréesut concilier le respect du trône avecl’hospitalité de l’hôtel ; son imagination, fer-

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tile en ressources, sut trouver pour réveillerle prince, un peu fatigué, un peu blasé, desdistractions nouvelles, imprévues, mêlant ladéférence à la gaminerie, patiente commeil faut l’être avec les grands de la terre, etdouce comme il convient avec les faibles oules affaiblis.

Le lendemain matin, seulement, commele prince de Chypre rentrait ses augustesjambes dans un caleçon brodé d’une grossecouronne fermée, Andrée dit avec une voixdouce comme un chant d’oiseau :

— Eh bien ! Votre Altesse est-elle satis-faite ?

— Oui, je suis très content de vous et…assez content de moi. Il n’y a que des élogesà vous adresser pour la manière à la fois cor-

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recte et convaincue avec laquelle vous com-prenez votre mission en ce demi-monde.

— Alors, lorsqu’on est content…— Oui, oui, je saisis, on paye en sortant

n’est-ce pas ?Et avec un rire bonhomme qui lui se-

couait les épaules, le prince déposa un largebillet bleu dans la coupe d’onyx réservéeaux offrandes des fidèles. Puis, baisant avecune galanterie toute française cette mainaux ongles roses, aux doigts fuselés, cettemain adorable à laquelle il devait de s’êtrepour ainsi dire senti relevé vis-à-vis de lui-même, il s’inclina et rentra d’un pas alourdià l’hôtel Bristol.

Je ne vous apprendrai rien en vous di-sant qu’à peine était-il sorti de la chambreà coucher qu’Andrée sautait hors de sa

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couche voluptueuse, descendait l’estrade etse précipitait vers la coupe d’onyx. Il y a,dans ce brusque mouvement résultant de lacuriosité et peut-être aussi de la cupidité,un atavisme féminin spécial que les philo-sophes constatent sans l’expliquer. Elle pritle billet bleu, le déplia et s’aperçut avec stu-peur que, malgré sa taille, il n’était que de500 francs.

Je vous demande un peu pourquoi lesage législateur a permis que le billet de500 francs fût plus grand, plus imposant,plus majestueux que le billet de 1000 ? Ano-malie absurde résultant sans doute d’un dé-sir inavoué de flouer les pauvres femmes, enles leurrant d’un décevant espoir.

— Comment, 25 louis ! rugit Andrée. Ahçà ! mais Son Altesse Royale se fiche du

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monde. On lui en donnera des chambres ca-pitonnées en soie brochée pompadour, desdéshabillés feuille de rose, des parfums ausandringham, des draps garnis de dentellesde Bruxelles, et surtout, surtout ! des An-drée de Conmagne à 25 louis ! Comment lemarquis ne l’a-t-il pas prévenu que, pourle public, c’était 50 louis – un prix fait –sans discussion ni marchandage. Or, si c’est50 louis pour le public, c’est bien 100 louispour un prince, pour un vieux prince !

Très mécontente, elle jeta à la hâte surses rondes épaules un peignoir de crêpe deChine et s’assit à son bureau. Un moment,rejetant en barrière d’un geste charmant seslongs cheveux épars qui la faisaient ressem-bler ainsi, dans le désordre du lever matinal,

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à la Salomé de Regnault, elle resta pensive,

la plume en l’air…Certes, elle avait la plume facile, on le

lui avait dit cent fois ; mais encore fallait-iltrouver une formule convenable, une phrasepas trop compromettante pour le cas où lalettre viendrait à tomber entre les mainsd’un secrétaire ou d’un aide de camp.

Après quelques minutes d’hésitation,Andrée prit son plus beau papier eau du Nilet écrivit :

« Que Votre Altesse Royale me par-donne, mais Elle a commis une légère erreurdans le payement de l’appartement que jelui ai loué. Le prix convenu était de1,000 francs et non de 500 francs. Je seraisreconnaissante à Votre Altesse de bien vou-

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loir me faire parvenir au plus tôt cette lé-gère différence.

Je reste aux genoux de Votre Altesse safidèle servante.

« Andrée de Conmagne »

Le prince de Chypre était à sa toilette,en train, comme il le disait lui-même, de« réparer ce vieux monument » lorsqu’il re-çut la lettre que lui apportait le petit groom.Mon Dieu ! il n’en était pas à 25 louis près ;mais réflexion faite – de ces réflexionscomme on en a le lendemain quand on n’aplus faim – il trouva que 500 francs étaientun cadeau très convenable. Cependantl’idée de la location le fit sourire, ainsi que

la posture agenouillée de la quémandeuse ;aussi, pour prouver que lui aussi savait ma-

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nier la plaisanterie parisienne, il répondit,non sans de joyeux tressautements qui fai-saient, sous le plastron, bondir de joie sonpetit ventre rondelet :

« À mes genoux à cette heure-ci, etpourquoi, Madame ? Cela pourrait donnerlieu à de fâcheuses suppositions. Aussi jeme hâte de vous répondre comme votre roiHenri IV : « Relevez-vous bien vite ! Oncroirait que je vous pardonne. »

« Ce point « d’attitude » réglé, abordonsla question de… l’appartement que vousm’avez loué. À vrai dire, il ne m’a pas par-faitement convenu. Je l’ai trouvé trop grand,un peu humide, mal éclairé ; la ported’entrée était trop voisine de celle de certainretiro intime, d’où plusieurs inconvénientssur lesquels je n’ai pas besoin d’insister.

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Bref, pour toutes ces raisons, je trouve que25 louis représentent un prix de locationsuffisant pour un immeuble dont je n’ai eu,en en somme, que la très courte jouissanceet dont je ai toujours laissé la nue propriété.Bien que m’ayez un peu traité par dessus lajambe, – j’aime assez ça, – croyez, Madame,que je conserve quand même un excellentsouvenir de nos bons rapports – si naturels !

« Bertie. »

Et s’esclaffant dans sa barbe blonde, leprince de Chypre remit sa spirituelle ré-ponse à son aide de camp, le général Proxe-nett, afin qu’il la portât immédiatement rueChristophe-Colomb. Ah ! si l’on se figurequ’on ne sait être facétieux qu’en France !on n’a pas impunément fréquenté dans sa

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première jeunesse Grammont-Caderousseet sa bande de viveurs familiers.

Le général arriva au petit hôtel et fûtimmédiatement reçu par Andrée, quicroyait certainement trouver sousl’enveloppe le supplément demandé. Mais,lorsqu’elle eut déchiffré le contenu imperti-nent du billet, elle se sentit envahie par unecolère terrible, et toute pâle, se précipitantvers sa table, elle répondit :

« À S. A. R. le prime de Chypre :« Monseigneur,« Je reçois une lettre de Votre Altesse, à

laquelle je désire répondre point par point :« 1° Ce n’est pas mon appartement qui

était trop grand, ce sont vos meubles quiétaient trop petits.

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« 2° S’il était humide, ce n’est pas éton-nant, puisque vous en sortiez.

« 3° S’il était mal éclairé, cela tient sansdoute à ce que Votre Altesse a la fâcheusehabitude d’éclairer d’une façon insuffisante.

« 4° Enfin, si la porte d’entrée était tropvoisine de celle de certain retiro, cela n’a pasdû vous gêner, puisqu’on prétend – les pe-tits télégraphistes l’affirment – que vous ypassez votre vie.

« Andrée de Conmagne. »

Quand le général Proxenett eut rappor-té de nouveau la réponse à l’hôtel Bristol, leprince, loin de se fâcher, tomba sur un cana-pé, en proie aux transports d’une joie déli-rante.

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— Bravo ! s’écria-t-il. Général, envoyez50 louis cette noble dame. Sa lettre est en-core plus drôle que la mienne.

FIN

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TABLE

verset 1er, chapitre iidistraite

les apparencesla puce

la reliquefruit vert

un centimètre par moisplaisir des dieuxfrisson d’amourchez balthazar

le mariagefantaisie anglaise

ne bissez jamaisle caramel

la surprise de samamour et trépidation

seule contre cinqla statue de mercure

le flottardon en revient toujours…

trop obligeantin extremisle lit russe

le flairles crêpes

la pénitencel’obsession

les chattes hystériquesle rosier d’incouvillele scandale du « 5 »

l’influenzaen carême

prince et tendresse

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