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1 Vers un paradigme poétique : de Heidegger à Wittgenstein Alessandro De Francesco 29 avril 2009 Centre d’études poétiques École normale supérieure lettres et sciences humaines, Lyon Séminaire « Méthodes poétiques » dirigé par Éric Dayre Introduction Je vais considérer Wittgenstein et Heidegger comme deux paradigmes de pensée de la poésie, sans aucune prétention d’exhaustivité par rapport aux relations et aux influences historiques que leurs théories ont exercées sur l’écriture poétique (et viceversa). Même au-delà de ce que Wittgenstein et Heidegger ont affirmé à propos de la poésie, leurs philosophies, par ailleurs exactement contemporaines vu d’ailleurs qu’ils sont nés la même année (1889), peuvent jeter une lumière sur les développements théoriques et pratiques de la poésie contemporaine. Il s’agira notamment de considérer, par le biais de leurs pensées, le rapport langage- monde et la question du dualisme au sein du discours poétique. Quelques remarques préliminaires. D’abord, il faut rappeler que, pendant que Heidegger a partiellement ou entièrement consacré de nombreux ouvrages à la poésie, Wittgenstein ne s’y est presque jamais intéressé directement, ses réflexions sur l’art étant beaucoup plus souvent consacrées à la musique (on verra néanmoins qu’il y a des exceptions). Un deuxième aspect très important c’est que l’influence de la pensée de Heidegger au cours, du moins, de la première moitié du XXème siècle est beaucoup plus importante que celle de Wittgenstein, notamment en France ; tandis que, grâce aussi (mais pas seulement) à la philosophie analytique, la pensée wittgensteinienne est aujourd’hui

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vers un paradigme poétique

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  • 1Vers un paradigme potique : de Heidegger Wittgenstein

    Alessandro De Francesco

    29 avril 2009

    Centre dtudes potiques

    cole normale suprieure lettres et sciences humaines, Lyon

    Sminaire Mthodes potiques dirig par ric Dayre

    Introduction

    Je vais considrer Wittgenstein et Heidegger comme deux paradigmes de pense de la

    posie, sans aucune prtention dexhaustivit par rapport aux relations et aux influences

    historiques que leurs thories ont exerces sur lcriture potique (et viceversa). Mme

    au-del de ce que Wittgenstein et Heidegger ont affirm propos de la posie, leurs

    philosophies, par ailleurs exactement contemporaines vu dailleurs quils sont ns la

    mme anne (1889), peuvent jeter une lumire sur les dveloppements thoriques et

    pratiques de la posie contemporaine.

    Il sagira notamment de considrer, par le biais de leurs penses, le rapport langage-

    monde et la question du dualisme au sein du discours potique.

    Quelques remarques prliminaires.

    Dabord, il faut rappeler que, pendant que Heidegger a partiellement ou entirement

    consacr de nombreux ouvrages la posie, Wittgenstein ne sy est presque jamais

    intress directement, ses rflexions sur lart tant beaucoup plus souvent consacres

    la musique (on verra nanmoins quil y a des exceptions).

    Un deuxime aspect trs important cest que linfluence de la pense de Heidegger au

    cours, du moins, de la premire moiti du XXme sicle est beaucoup plus importante

    que celle de Wittgenstein, notamment en France ; tandis que, grce aussi (mais pas

    seulement) la philosophie analytique, la pense wittgensteinienne est aujourdhui

  • 2finalement en train de simposer de plus en plus. En ralit, le phnomne de linfluence

    de lun ou de lautre sur la pense et la posie occidentales est trs complexe. La France

    en est un point de vue privilgi, car dans aucun autre pays, probablement, linteraction

    entre posie et philosophie na t si forte au cours du XXme sicle et jusqu prsent,

    finalement mme plus quen Allemagne. Surtout aujourdhui, car la nouvelle gnration

    des potes allemands tend essayer de se librer, avec des rsultats diffrents par

    ampleur et qualit mais souvent trs intressants, du poids de lhritage de la posie

    philosophique, pour ainsi dire, hlderlinienne-celanienne. Je pense notamment Dieter

    M. Grf, Thomas Kling, Durs Grnbein, Michael Lentz, etc.

    Mais revenons la France, car il faut mettre en vidence un phnomne unique :

    pendant que, au cours de la deuxime moiti du XXme, la philosophie de Heidegger

    augmentait son influence en France jusquau point o Wittgenstein, dont la pense tait

    en train de se rpandre normment, depuis plusieurs dcennies, en Allemagne, en Italie

    et aux tats-Unis, ne commencera tre tudi en France que par Jacques Bouveresse et

    Henri Meschonnic vers la fin des annes 70, la posie franaise, et notamment la posie

    exprimentale, avait entrepris un dialogue troit avec la pense wittgensteinienne au

    moins ds les annes 60. ct, pour ainsi dire, de la ligne heideggerienne Char-

    Celan-Deguy, des auteurs comme Jacques Roubaud, Jean Daive, Emmanuel Hocquard,

    Jean-Marie Gleize, Anne-Marie Albiach et Claude Royet-Journoud lisaient Wittgenstein

    et certains dentre eux intgraient sa pense dans la formulation de ce quaurait t

    appel littralisme , ou littralit , une approche au texte qui constitue un des

    principaux objets dtude, comme vous le savez, du Centre dtudes potiques.

    Celui-ci est un premier parcours historique-thorique que je souhaiterais (et que je ne

    pourrai que) esquisser. Paralllement, je pense que la question de la littralit elle-mme

    ne peut tre comprise que si lon se rfre trois autres circonstances thoriques que je

    tcherai de montrer. Elles tournent toutes les trois autour dun point fondamental : il

    sagit de positions thoriques et potiques que je dirais inconsciemment

    wittgensteiniennes.

    1- La premire concerne la proximit surprenante entre la pense de Wittgenstein et

    celle de Paul Valry, notamment autour de la critique du langage et de la

    mtaphysique. Comme Louis Miguel Isava le remarque :

  • 3it does not seem likely that Wittgenstein had read Valrys essays and it is almost

    impossible that he knew of the existence of the Cahiers. By the same token, Valry

    never mentions Wittgenstein and there is no reference to the latters philosophical ideas

    in his works. This would not be surprising were it not for the fact that they were making

    almost the same claims with regard to philosophy and language roughly during the same

    period of time, that is, the first half of the twentieth century.1

    2- La deuxime concerne le potentiel wittgensteinien de la posie de Paul

    Celan. Comme Bertrand Badiou, secrtaire de la Socit Paul Celan (ENS Ulm),

    me la confirm, il parat que Celan ne connaissait pas, ou presque pas, la

    philosophie de Wittgenstein. Par consquent, cet aspect na pas t, mon avis,

    assez analys jusqu prsent. En revanche, on a beaucoup parl de son rapport

    trs controvers Heidegger, tmoign notamment par le clbre pome

    Todtnauberg. Je ne vais pas rentrer dans la question, pour linstant.

    3- La troisime concerne le renouvellement de la pense heideggerienne qua t

    conu par des auteurs franais issus du Dconstructionisme, dont un pote-

    philosophe : Michel Deguy ; et un philosophe-crivain : Jacques Derrida. Ce

    renouvellement est caractris par la rduction de llan mtaphysique de la

    pense heideggerienne, du structuralisme et de la phnomnologie au profit de la

    dconstruction, justement, de la pense dualiste. Or, un tel procd rapproche

    tonnamment le dconstructionisme de Wittgenstein, ce dont ces penseurs ne

    sont dailleurs pas toujours conscients. Des tudes ont commenc, depuis

    quelques annes, a interroger ce sujet.2

    La premire de ces position thoriques est inconsciemment wittgensteinienne pour des

    raisons gographiques et chronologiques, les deux autres sont inconsciemment

    wittgensteiniennes tout en tant, au dpart, heideggeriennes, ce qui est encore plus

    impressionnant.

    1 L. M. Isava, Wittgenstein, Kraus and Valry. A Paradigm for Poetic Rhyme and Reason , New York,Lang, 2002, p. 95.2 Je renvoie notamment M. Stone, Wittgenstein On Deconstruction , in The New Wittgenstein , Londres -New York, Routledge, 2000, pp. 84-117.

  • 4Avant de considrer de plus prs certains aspects de cette constellation potique,

    historique et thorique, je vais essayer de dcrire le rle de la posie en relation la

    philosophie heideggerienne et la thorie du langage wittgensteinienne.

    Heidegger et la posie

    Comme je le disais, Martin Heidegger a consacr une partie importante de son uvre

    ltude du langage potique. Un bon point de dpart afin donner un aperu de sa

    conception de la posie est la notion de diffrence ontologique.

    Sans trop entrer dans les dtails, la diffrence ontologique pourrait tre dfinie comme

    une diffrence irrductible entre ltre et ltant. La mtaphysique traditionnelle, issue

    de la pense religieuse occidentale, a attribu une valeur de prsence et de manifestation

    de ltre dans ltant. Heidegger, par le biais de la diffrence ontologique, introduit une

    perspective critique lgard de la mtaphysique de la prsence et ouvre un autre espace

    pour lontologie : ltre de la diffrence ontologique serait en soustraction

    permanente, ne se donnerait que dans un tat de non-prsence (que Heidegger dfinit

    parfois poch, dans un sens donc bien diffrent de lpoch phnomnologique-

    transcendantale). La prsence de ltant montrerait et cacherait la fois ltre, qui ne

    serait dfinissable quen ngatif, savoir en tant que diffrence par rapport ltant.

    Ainsi ltre se trouverait-il sur un plan ontologique toujours diffrent et privatif, jamais

    rductible la prsence de ltant et dfini en mme temps par diffrence, par non-

    prsence, par ngation de ltant. Ltant, son tour, ne serait pensable comme existant

    que par rapport ltre, mais ltre ne serait pas contenu ontologiquement dans ltant ;

    ltre donnerait vie ltant, pour ainsi dire, tout en ntant pas l.

    Ce qui nous intresse en relation notre sujet, cest que, comme Heidegger lcrit dans

    Unterwegs zur Sprache et dans le Brief ber den Humanismus, le langage est la

    maison de ltre 3, cest--dire que la condition privative de ltre trouve un abri,

    trouve une possibilit dans le langage, et se dfinit, mme, par le biais du langage. Le

    langage, conu au sens ontologique, non pas comme moyen communicationnel,

    3 M. Heidegger, Lettre sur lHumanisme, Paris, Aubier, 1957, p. 25.

  • 5nommerait la diffrence (Unter-Schied), montrerait comment la diffrence est lespace

    o les choses, donc ltant, donc le monde, mergent de la soustraction de ltre :

    La Dif-frence mesure, comme milieu pour le monde et les choses, le mtre de leur

    essence [Innigkeit]. Dans linvite qui appelle chose et monde, ce qui est proprement

    parler enjoint cest : la Dif-frence.4

    Or cet acte de nomination de la diffrence requiert un acte langagier originaire, un

    dpart ontologique qui, au sein de la diffrence, raliserait lessence : cest ce que

    Heidegger nomme Ruf, savoir lAppel originaire. Dans cette conception sinscrit la

    posie, car le langage potique est la ralisation la plus haute et la plus pure du potentiel

    ontologique du langage. La parole potique exprimerait la diffrence en confrant aux

    choses leur existence. Ainsi Heidegger interprte-t-il deux vers clbres de Stefan

    George, qui terminent le pome Das Wort, La parole :

    So lernt ich traurig den verzicht:

    Kein ding sei wo das wort gebricht.

    Commentaire de Heidegger :

    Nous devons souligner : Aucune chose nest, l o le mot, cest--dire le nom, fait

    dfaut. Le mot seul confre ltre la chose.5

    Les choses ne peuvent pas exister sans le langage et en particulier sans le langage

    potique parce que la posie ralise au plus haut degr la diffrence ontologique, elle

    abrite, elle incarne ltre en privation et lamne vers son acte originaire de ltant. Cest

    pourquoi, crit Heidegger plusieurs reprises, la parole potique nat du silence : le

    silence est le silence originaire de lpoch de ltre dans la diffrence, il est le lieu

    langagier de soustraction de ltre. La posie est en quelque sorte linstance de

    rtablissement dune nouvelle forme de mtaphysique ngative, car elle donne un statut

    ontologique absolu au langage, elle rvle ltre par le biais du langage.

    4 Id., Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 29. Jai lgrement modifi la traduction.5 Ibid., p. 148.

  • 6De mme le Was aber bleibet stiften die Dichter hlderlinien. Les potes fondent ce qui

    reste, accomplissent lacte ontologique originaire, confrent lexistence par la parole du

    silence de ltre. Cest pour ainsi dire la rponse que Heidegger donne travers

    Hlderlin la clbre question pose par Hlderlin lui-mme : wozu Dichter in drftiger

    Zeit ? Comme Henri Meschonnic le rappelle, la rponse de Heidegger pourrait tre

    rsume ainsi : pour chanter lessence de la posie 6.

    Or, il apparat assez clair, aujourdhui, il ne faut pas beaucoup dindications, que, par le

    biais de lexaltation du langage potique comme fondation originaire de ltre, la

    philosophie heideggerienne reste une pense essentialiste. Bien que ltre ne soit pas

    prsentifi dans ltant, il reste vrai tout de mme que la ractivation de lorigine au sein

    de la diffrence, opre par le langage potique, pose de srieux problmes conceptuels.

    Dans Identitt und Differenz, o le concept de diffrence (ici Differenz, non plus Unter-

    Schied) est confront au problme de la mtaphysique comme onto-tho-logie,

    Heidegger poursuit dune part sa critique de la mtaphysique positive et dautre part il

    parvient affirmer que le problme onto-tho-logique doit rester un problme ouvert en

    ce qui concerne la logie , le logos, le verbe, donc, encore une fois, le langage.

    Lorsque Heidegger sinterroge sur le langage, il laisse transparatre le caractre

    irrductiblement mtaphysique de son argumentation.

    La critique des rsidus mtaphysiques dans la pense de Heidegger par rapport au

    langage a t formule de plusieurs faons et je ne vais pas my attarder. Je renvoie en

    particulier, en relation au langage potique, au cinquime volume de Pour la potique de

    Henri Meschonnic, intitul Posie sans rponse. Je voudrais en revanche me concentrer

    sur un aspect prcis de la conception de Heidegger, savoir les mots. La posie et la

    philosophie sont dabord une question demploi de mots et les concepts sont toujours

    lis aux mots et aux codes que lon utilise. Or deux citations de Heidegger montrent trs

    bien sa position. La premire est tire de Acheminement vers la parole :

    La posie proprement dite nest jamais seulement un mode (Melos) plus haut de la

    langue quotidienne. Au contraire, cest bien plutt le discours de tous les jours qui est un

    6 H. Meschonnic, Pour la potique V : Posie sans rponse, Paris, Gallimard, 1978, p. 27.

  • 7pome ayant chapp, et pour cette raison un pome puis dans lusure, duquel peine

    encore se fait entendre un Appel.7

    La deuxime citation est de Identit et Diffrence. Heidegger lemprunte son tour

    Hegel :

    Quelquun dsire acheter des fruits et entre dans une boutique o il demande des fruits.

    On lui offre des pommes, des poires, on lui prsente des pches, des cerises, du raisin.

    Mais lacheteur refuse tout ce quon lui offre. Il veut toute force avoir des fruits.

    Pourtant ce quon lui offre, ce sont bien chaque fois des fruits et nanmoins il apparat

    quil ny a pas de fruits vendre. Limpossibilit est infiniment plus grande lorsquon

    veut se reprsenter ltre comme luniversel oppos nimporte quel tant.8

    Dans le premier cas le rsidu mtaphysique du langage est donn par lexistence unique

    du langage potique, langage de fondation originaire duquel le langage ordinaire serait

    issu : si cette authenticit du langage potique pouvait tre dcouverte, on rejoindrait

    lessence du langage comme Ruf, comme Appel originaire. Dans le deuxime cas ltre

    est irreprsentable car il se trouve sur un autre plan ontologique par rapport ltant et il

    nest pas concevable, il est en poch, en privation permanente. Mais, tout en tant en

    privation voici, encore une fois, la diffrence ontologique ltre confre lexistence

    ltant, par diffrence, voire par opposition. Or, il se trouve que la thorie du langage

    wittgensteinienne dcoule du souhait de montrer comment les hypostatisations

    mtaphysiques de la philosophie traditionnelle sont essentiellement un problme de

    langage. Wittgenstein montrerait ici que le mot fruit , exactement comme le mot

    tre , na en ralit aucun statut grammatical, et, par consquent, aucun statut

    conceptuel, au-del du sens particulier des attributs. Je vais vous en parler brivement

    pour voir aprs quel est lintrt de cette critique de la philosophie en relation la

    posie.

    7 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 34-35. Jai lgrement modifi la traduction.8 Id., Identit et Diffrence, in Id., Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 301.

  • 8Wittgenstein, Valry et la critique de la mtaphysique

    Pour maider dcrire ensuite les enjeux potiques contenus dans la thorie du langage

    wittgensteinienne, je vais en suivre le parcours en le rapprochant de Valry, dont la

    perspective est incroyablement semblable, comme je vous le disais dj.

    Dans ses Philosophische Untersuchungen, Wittgenstein affirme :

    Lorsque les philosophes usent dun mot savoir , tre , objet , moi ,

    proposition , nom et quils aspirent saisir lessence de lobjet, il faut se

    demander toujours : Ce mot a-t-il effectivement ce sens-l dans le langage qui est son

    pays dorigine ? - Nous ramenons les mots de leur usage mtaphysique leur usage

    quotidien.9

    Valry, Cahiers : Un problme philosophique est une difficult qui nat entre les

    mots 10.

    Ceci implique que la pense du langage sinterroge sur la fonction des mots, leurs

    usages, les contextes dans lesquels ils sont employs. Par ce biais, il est possible de

    saisir les modalits par lesquelles la pense, et notamment la pense philosophique,

    risque de produire des hypostatisations mtaphysiques dues un mauvais emploi du

    langage. La philosophie traditionnelle na pas assez considr que les mots sont issus de

    grammaires contingentes, produites dans des contextes lintrieur desquels ils sont

    employs. Wittgenstein appelle ce phnomne qui intresse le langage tout court jeux

    de langage dans une forme de vie . Par cette prise de conscience, la pense du langage

    peut se constituer comme une thrapie contre les hypostatisations de la philosophie :

    Ce nest pas de chaque formation propositionnelle que nous saurions tirer quelque

    chose, ce nest pas chaque technique qui trouve son utilisation dans notre vie, et si nous

    sommes tents en philosophie de compter parmi les propositions quelque chose de tout

    fait inutile, cela tient souvent au fait que nous navons pas suffisamment rflchi son

    9 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques , in Id., Tractatus logico-philosophicus suivi deInvestigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961, 116 p. 166.10 P. Valry, Cahiers (textes choisis) : Tome I, d. par Judith Robinson, Paris, Gallimard, 1973, p. 588.

  • 9application.11

    Valry, paralllement, affirme :

    Lerreur dont vit et par quoi se multiplie toute la philosophie consiste prendre pour des

    choses, ou pour des objets de sa mditation, pour des problmes ou pour des entits, les

    mots spars des phrases sans lesquelles ils sont dailleurs impossibles.12

    Cest pourquoi, et l on sapproche directement de la question du langage potique,

    Wittgenstein et Valry considrent les mots comme des instruments et le langage

    comme une bote outils 13. Wittgenstein : Le langage est un instrument. Ses

    concepts sont des instruments. 14. Valry : le langage est un instrument, un outil, ou

    plutt une collection doutils et doprations forme par la pratique et asservie elle 15.

    Le langage, dit Wittgenstein, a donc la tche de rflchir son propre usage et de

    produire des paradigmes de description vous oprer sa mise en relation avec le rel,

    contre les constructions essentialistes qui tendent le dtourner vers des faux problmes.

    Le langage sinscrit ainsi dans le monde non pas parce que, comme chez Heidegger, il

    en dtermine lessence en tant quabri de ltre, mais parce quil produit des modalits,

    des techniques, des pratiques daction dont les rgles et les paradigmes sont dcids de

    fois en fois par ceux qui les conoivent et par les contextes dans lesquels ils sont conus.

    Comme Aldo Giorgio Gargani lcrit, Il linguaggio non dice come sta la realt, ma

    prospetta le modalit alternative possibili secondo cui parlarne 16. Ceci comporte un

    refus inconditionn de la pense mtaphysique, refus que Wittgenstein avait dj

    exprim dans le Tractatus logico-philosophicus (1921) : Les limites de mon langage

    signifient les limites de mon propre monde (5.6)17 et, bien sr : Ce dont on ne peut

    parler, il faut le taire (7)18.

    Je ne vais pas rentrer dans la question du Schweigen (taire) wittgensteinien, car cela

    11 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., 520, p. 272.12 P. Valry, Cahiers (textes choisis) : Tome I, op. cit., p. 580.13 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., 11, p. 120.14 Ibid., 569, p. 282.15 P. Valry, Propos sur la posie , in Id., Varit, in uvres. Tome I , Paris, Gallimard, Bibliothque de laPliade, 1957, p. 1365.16 A.G. Gargani, Wittgenstein: dalla verit al senso della verit, Pise, Plus, 2003, p. 80.17 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., p. 86.18 Ibid., p. 107.

  • 10

    dtournerait lattention de notre sujet. Plutt, il faut maintenant se demander : quel est le

    rle de la posie en tout a ? Dans quelle mesure cette conception du langage et de la

    philosophie peut nous aider produire une thorie du langage potique autrement que

    comme lieu ontologique originaire, autrement que comme lieu de ltre post-

    mtaphysique dorigine heideggerienne ?

    La littralit et les procds potiques wittgensteiniens

    Cest sur ce point, prcisment, que Valry et Wittgenstein sloignent. Valry reste li

    une conception de la posie comme lvation, purification et ontologisation du langage

    ordinaire que lon a galement vue, mutatis mutandis, chez Heidegger et que Valry

    hrite de Mallarm. Valry parle de la posie comme langage intransitif et

    rflexif : ces proprits la distingueraient du langage ordinaire, qui ne peut tre que

    transitif , cest dire toujours finalis un but utilitaire19. Il rcupre en somme une

    vision essentialiste du langage au sein de sa conception de la posie. Pensez galement

    sa clbre distinction entre la marche et la danse. Cette vision est bien rsume par la

    formulation suivante :

    Nous pouvons formuler (assez bien) tout ce que nous pouvons faire. L=F.

    Mais nous ne pouvons pas faire tout ce que nous pouvons formuler. L>F.20

    La posie serait autorise, selon Valry, soccuper dun domaine ontologique qui est

    interdit la philosophie. Ailleurs Valry parle mme d illusions qui ne sont pas

    ddaigner 21. Ces illusions occuperaient lespace de limaginaire potique.

    Wittgenstein, peut-tre justement parce quil nest ni un pote ni un thoricien de la

    posie, nous autorise voir les choses autrement. Une conception rflexive et

    intransitive du langage est, chez Wittgenstein, inacceptable tout court, car elle implique

    encore une forme dhypostatisation mtaphysique qui dcoule de ce quil appelle logic

    19 P. Valry, Les droits du pote sur la langue , in Id., Pices sur lart , in uvres. Tome I , op. cit. , pp.1262-65.20 Id., Cahiers (textes choisis) : Tome I, op. cit., p. 466.21 Ibid., p. 684.

  • 11

    of the double.22 La logic of the double est, pour ainsi dire, une maladie philosophique

    dordre mta-linguistique : elle rsume toute attitude de pense qui est porte

    considrer que la comprhension du signifi dun nonc est due une ralit externe,

    un niveau autre de langage, une rflexion au second degr, justement, de lnonc

    sur lui-mme. Le contenu de lnonc est dans lnonc , crit Wittgenstein.23

    Il y a chez Wittgenstein comme une adhrence permanente du langage lui-mme qui

    nautorise aucune forme dauto-miroitement mta : mtalangagier / mtaphysique.

    Cette adhrence se transfre galement dans le procd connu comme rule following :

    tout jeu linguistique dans une forme de vie est issu dune srie de rgles contingentes,

    qui sont donc en mme temps sujettes tre modifies voici laspect important ici

    par le biais du jeu linguistique lui-mme, cest--dire de lintrieur du jeu pendant quil

    est en train de se produire. Le langage ne se dtermine ni sur la base dun systme

    extrieur et absolu de normes ni en tant quexpression dune ncessit ontologique (ce

    qui est le cas pour Heidegger), mais lintrieur de ses propres procds dnonciation

    et dexpression. Mme une srie mathmatique, comme Wittgenstein le montre, est

    produite sur la base dune rgle qui nest invariable que dans le contexte de la forme de

    vie dans laquelle elle est tablie. Il ny a pas de ncessit ab-solue qui impose au langage

    son comportement. Dans une succession n, n1, n2, , nn les pas ne sont pas

    ontologiquement prtablis par la rgle. Cest pourquoi, crit Wittgenstein, une

    nouvelle dcision est ncessaire en chaque point 24. Ou encore : rien, dans la

    smence, ne correspond la plante qui en nat et crot 25.

    Henri Meschonnic, dont la lecture de Wittgenstein est souvent assez confuse et mme

    imprcise (il faut considrer en mme temps que quand il en a crit, au cours des annes

    70, il ne pouvait forcment pas tre au courant des grands changements produits dans

    l exgse de Wittgenstein par le volume The New Wittgenstein, paru en 2000), saisit

    pourtant trs bien le potentiel potique de cette conception :

    un pome fait les rgles de sa lecture mesure quon avance, et [] elles se modifient

    22 L. Wittgenstein, Preliminary Studies for the Philosophical Investigations: Generally Known as theBlue and Brown Books, Oxford, Blackwell, 1975.23 Ibid.24 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., 186, p. 196.25 Id., Zettel, Oxford, Blackwell, 1981.

  • 12

    mesure quon avance. Par la notion de jeu, Wittgenstein nonce un rapport de crativit

    entre la philosophie du langage, lart et la posie26

    Or, ce point de vue, me semble-t-il, corrobore thoriquement lapproche potique dun

    certain nombre dauteurs franais contemporains. Dabord la formule littraliste selon

    laquelle la posie dit ce quelle dit en le disant , que lon retrouve par exemple dans

    le livre que Jean-Marie Gleize a consacr Anne-Marie Albiach,27 est tout fait une

    forme de rule following. En passant, il faut rappeler quen 2001 un Cahier du Refuge du

    CIPM a t consacr Wittgenstein et il a t intitul, ce nest pas un hasard,

    Wittgenstein la lettre. On reviendra sur cette expression, la lettre . Ce cahier est

    issu dune journe dtudes avec : Jean-Pierre Cometti, Jean Daive, Jean Fremon,

    Marjorie Perloff, Jacques Roubaud, Emmanuel Hocquard, Siegfried Plmper-

    Httenbrink.

    Jacques Roubaud, par exemple, se rfre explicitement (et ironiquement), dans un de ses

    livres les plus importants, Quelque chose noir, aux propositions sur la mort qui se

    trouvent la fin du Tractatus.28 Son livre , publi en 1967, donc presque vingt ans

    avant Quelque chose noir, procde par de textes numrots dune faon qui renvoie trs

    videmment au Tractatus.29

    Jean Daive, qui cite Wittgenstein plusieurs fois dans le Cahier Critique de Posie qui lui

    a t rcemment consacr,30 a publi dans les annes un cycle douvrages intitul

    Narration dquilibre, cycle quil dfinit lui-mme profondment wittgensteinien .

    Pour faire un exemple, en 1985 Jean Daive publie un livre lintrieur de Narration

    dquilibre qui est intitul, peut-tre avec une rfrence au nom de Wittgenstein, W. Le

    processus compositionnel de cet ouvrage est, niveau macrotextuel, une forme trs

    personnelle et trs potique de rule following. Le texte est en quelque sorte modifi par

    son propre processus et les coordonnes expressives sont bouleverses la fois du point

    de vue smantique et temporel par lavancement non linaire de la narration potique. Il

    faudrait citer le livre en entier pour illustrer ce que je viens de dire, ce qui est forcment 26 H. Meschonnic, Sur Wittgenstein. Philosophie du langage et posie , in Id., Pour la potique V. Posiesans rponse, op. cit., p.57.27 Cf. J.-M.. Gleize, Le thtre du pome : vers Anne-Marie Albiach, Paris, Belin, 2000.28 Cf. J. Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986, pp. 66-67.29 Cf. Id., , Paris, Gallimard, 1967.30 Cf. CCP, n. 14, Marseille, Centre international de posie, 2007.

  • 13

    impossible.31 En revanche, jai demand Daive de mcrire un paragraphe sur son

    rapport Wittgenstein en faisant, si possible, rfrence W. En me rpondant que son

    uvre entire engage, entre autres, un dialogue avec la pense de Wittgenstein, il ma

    envoy une prface quil est en train dcrire sur un texte dAndr Malraux. Dans cette

    prface se trouve un passage, qui, selon les mots de Daive lui-mme, peut tre reconduit

    au rapport profond que son uvre a engag avec le penseur autrichien. Je le cite :

    Nous sommes des tres perfors. Nous sommes les instruments de la perforation [].Il y

    a en nous la manifestation dun tat de choses laissant supposer la prsence dun

    mcanisme mental qui imposerait les phnomnes de conscience propres reprsenter la

    mmoire sous forme dimages. Des combinaisons de signes permettent de se transformer

    en schmes presque continus parce que toutes sont entranes par notre propre

    mouvement.

    Les mcanismes sont au nombre de deux et peuvent tre compars la fonction des

    deux serpents de Laocoon : deux serpents au nombre variable de nuds jusqu linfini.

    Ces deux mcanismes relvent du savoir et de la gographie dont les rapprochements ou

    combinaisons constituent autant de perforations par lesquelles passent des lments de la

    mmoire, de linconscient sous la forme dune phrase, dun mot, dune image, dun son.

    Ces perforations sont celles qui font avancer la bande sonore du pianola, crit Ludwig

    Wittgenstein []. Une image nous vient : celle dun mcanisme qui ressemblerait

    celui du pianola. Nous voyons clairement comment fonctionne cet appareil, et la faon

    dont le mouvement des marteaux est guide par la forme des perforations de la bande. 32

    Le langage potique, pour Daive, est comme un pianola o les perforations de la surface

    laissent entrevoir et rsonner des squences de ralit et de mmoire. Daprs ce texte,

    on pourrait dire que pour Daive le langage potique est un modle cognitif du rel et de

    la mmoire, un modle contingent, arbitraire et non-linaire mais qui est en mme temps

    susceptible de produire une gographie , des suggestions, une connaissance. Ceci

    renvoie, Daive lui-mme ma confirm la pertinence de cette intuition, la proposition

    6.341 du Tractatus, o Wittgenstein synthtise dans une image trs efficace cette

    31 Cf. J. Daive, Narration dquilibre 4 W, Paris, P.O.L, 1985.32 Id., Prface, texte indit, 2009. La citation est tire de L. Wittgenstein, The Blue and Brown Books , op.cit.

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    conception du langage comme modle contingent, partiel et trou jet sur le rel et en

    mesure, en mme temps, dagencer une approche descriptive et cognitive33 :

    Reprsentons-nous une surface blanche couverte de taches noires irrgulires. Et nous

    dirons : Quelle que soit limage qui en rsulte, je puis toujours en donner la description

    approximative quil me plaira, en couvrant la surface dun filet fin adquat mailles

    carres et dire de chaque carr quil est blanc ou noir. De cette manire jaurais donn

    une forme unifie la description de la surface. Cette forme est arbitraire, car jaurais pu

    tout aussi bien me servir dun filet mailles triangulaires ou hexagonales et obtenir un

    rsultat non moins satisfaisant. Il se peut que la description au moyen dun filet mailles

    triangulaires et t plus simple : cest--dire que nous pourrions dcrire la surface

    laide dun filet plus grossier mailles triangulaires avec plus dexactitude qu laide

    dun filet plus fin mailles carres (ou inversement), etc. ces diffrents filets

    correspondent diffrents systmes de la description de lunivers.34

    Claude Royet-Journoud, pour sa part, crit dans La posie entire est prposition, un

    texte de potique qui a accompagn la parution de son dernier livre de posie,

    Thorie des prpositions (2007) : Il faut aller jusquau bout du littral. Jaffectionne

    Aristote et Wittgenstein [] Si lon pousse le littral lextrme, comme la fait

    Wittgenstein, on tombe dans la terreur 35. Et, dans le mme ouvrage :

    Il ny a rien dtonnant ce que je ne puisse jamais expliquer la posie que par elle-

    mme, autrement dit ce que je ne puisse pas lexpliquer. (Pseudo-Wittgenstein).36

    Pseudo-Wittgenstein parce que le rule following et limmanence du langage lui-

    mme sont transfrs par Royet-Journoud de la philosophie la posie. Cest cette

    immanence qui fait que Wittgenstein soit all jusquau bout du littral .

    De mme, cette immanence du langage lui-mme, cet acte daller jusquau bout du

    littral , met en question la fonction de la mtaphore comme figure primaire du texte

    potique. Royet-Journoud cite une phrase de Wittgenstein ce sujet : Il y a autant de

    33 Il faut prciser que par cognitif jentends ici producteur de connaissance , gnosologique ,sans rfrence aucune aux sciences cognitives.34 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., 6.341.35 C. Royet-Journoud, La posie entire est prposition, Marseille, ric Pesty diteur, 2007, p. 12-13.36 Ibid., p. 22.

  • 15

    choses dans une phrase quil y en a derrire 37 ; et lui-mme il crit :

    Fonder un rel sur du mtaphorique ! Je prfre la surface, le plat et pour tout dire la

    platitude puisquelle seule met le monde en demeure de nous rpondre.38

    Ou encore, en se rfrant, indirectement, latomisme wittgensteinien :

    Ce qui fait problme, cest la littralit (et non la mtaphore). Cest mesurer la langue

    dans ses units minimales de sens .39

    Lui fait cho Jean-Pierre Cometti dans un essai rcemment paru, consacr Emmanuel

    Hocquard et Wittgenstein :

    Garde-toi de la mtaphore ! Ne crois pas quau-del ou en de du langage cest--dire

    des mots ou de leur usage , rside quelque instance originaire du sens qui pourrait ttre

    miraculeusement restitue ! vite de lui subordonner ce que tu nommes posie !40

    La fonction thrapeutique dont Wittgenstein parle propos de la philosophie serait

    galement transfre par Hocquard la posie. Dans ce sens, remarque trs justemenet

    Cometti, la figure du priv Tanger est une figure thrapeutique, son investigation est

    voue dvoiler le risque dillusion langagire contenue dans une conception

    mtaphorique de la posie. Cometti rappelle le passage suivant, tir de Ma haie :

    Je demeure convaincu que la posie est avant tout une affaire dorganisation logique de

    la pense. Ou, pour paraphraser Wittgenstein, que le but de la [posie] est la

    clarification logique de la pense .41

    Parfois, la rfrence Wittgenstein, chez Hocquard, passe de la thorie la pratique,

    cest--dire quil y non seulement un dialogue thorique ou une architecture

    wittgensteinienne au niveau des procds macrotextuels, mais aussi une influence

    37 Ibid., p. 40.38 Ibid., p. 22.39 Ibid., p. 13.40 J.-P. Cometti, Emmanuel Hocquard et les rhinocros de Wittgenstein , in Critique 735-36, aot-septembre 2008, p. 675.41 E. Hocquard, Ma haie, Paris, P.O.L, 2001, p. 22.

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    stylistique vidente. On le voit bien, par exemple, dans Le Commanditaire :

    5. Tu dis : je me vois dans un miroir. Et tu dis : je me vois sur une photographie. Est-ce

    que, dans les deux phrases, voir a le mme sens ?

    6. Ny a-t-il pas une intention diffrente ?42

    En dernire instance, la question pose par lapproche littraliste en relation

    Wittgenstein est double : dune part, il sagit de dterminer quel est, pour ainsi dire, le

    domaine cognitif accord la posie, dautre part dagencer une critique de la pense

    dualiste.

    Le littralisme potique refuse la distinction venant de Valry mais aussi de Ingeborg

    Bachmann selon laquelle la formule wittgensteinienne ce dont on ne peut pas dire, il

    faut le taire ne sappliquerait pas lart, car lart aurait le droit de dpasser cette limite

    si ce nest quen forme de fiction, dillusion. Lart, selon Valry, nous autoriserait dire,

    pour reprendre la formulation que lon a dj cite, ce que nous ne pouvons pas

    faire . Par contre, le littralisme prend Wittgenstein, justement, la lettre, en confrant,

    de cette faon, une valeur cognitive la posie lgal dautres processus de pense. Le

    domaine cognitif de la posie est au plus haut point mais cest un point plat ! le

    dvoilement de lillusion mtaphysique. Prendre Wittgenstein la lettre signifie faire de

    la clbre remarque (une des rares directement centres sur le langage potique) selon

    laquelle la philosophie il faudrait la faire dichten, en posie , un critre daction

    langagire dans le rel :

    Je crois avoir bien saisi dans son ensemble ma position lgard de la philosophie,

    quand jai dit : La philosophie, on devrait, au fond, ne lcrire quen posie (nur

    dichten). Cela doit montrer, me semble-t-il, jusquo ma pense appartient au prsent,

    lavenir ou au pass. Car je me suis reconnu du mme coup comme quelquun qui nest

    pas tout fait capable de ce dont il souhaite tre capable.43

    Gleize, Royet-Journoud, Hocquard souhaitent en somme accomplir ce dont Wittgenstein

    42 Id., Le Commanditaire (avec Juliette Valry), Paris, P.O.L, 1993.43 L. Wittgenstein, Remarques mles , Paris, Flammarion, 2002, p. 81. Jai lgrement modifi latraduction de Jean-Pierre Cometti.

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    ne se considrait pas capable, savoir raliser en posie les conqutes thoriques

    auxquelles il a donn une contribution si radicale. Rendre posie sa pense de la

    philosophie.

    Cela va de front, disait-on, avec un refus des ordres meta-langagiers et de la mtaphore

    comme figure potique par excellence. Il sagit dune entreprise de dconstruction de la

    pense dualiste. Dans cette perspective dualiste est galement comprise, bien sr, la

    diffrence ontologique, sur la base de laquelle Heidegger construit sa conception de la

    posie. La diffrence ontologique entre ltant et ltre ne pourrait pas tre accepte par

    lcriture plate et anti-mtaphorique propre au littralisme, qui ne saurait pas

    accorder au langage le statut dun au-del ontologique, bien que privatif, du monde. Le

    littralisme, en somme, accomplit en posie le programme de dconstruction des

    illusions conceptuelles exprim par Wittgenstein dans un paragraphe comme le suivant,

    tir des Investigations philosophiques :

    Nous sommes dans lillusion que ce qui constitue le caractre particulier, profond,

    essentiel pour nous, de notre investigation, rsiderait dans le fait quelle sefforce de

    comprendre lessence incomparable du langage. Cest--dire lordre qui existe entre les

    concepts de proposition, de mot, de conclusion, de vrit, dexprience, etc. Cet ordre

    constitue un super-ordre entre des super-concepts, pour ainsi dire. Alors que les mots :

    langage , exprience , monde , sils ont bien une application, doivent en avoir

    une aussi humble que les mots table , lampe , porte .44

    Ce programme a des consquences, en philosophie comme en posie. En posie, le

    rsultat direct de cette vision plate et anti-mtaphysique est une rduction du lyrisme et

    de lapport motionnel du texte, si ce nest quau niveau de la perception stylistique

    immdiate. Ce que Wittgenstein affirme, dans le Big Typescript, propos du

    renoncement motionnel impliqu par sa philosophie pourrait tre facilement rfr la

    conception littraliste de la posie :

    Comme je lai dit souvent, la philosophie ne mamne aucun renoncement, car je ne

    mempche pas de dire quoi que ce soit, mais jabandonne, plutt, une combinaison de

    mots en tant que dpourvue de sens. Mais dans un autre sens la philosophie exige un

    44 Id., Investigations philosophiques, op. cit., 97, p. 161-62.

  • 18

    renoncement, mais il sagit dun renoncement du sentiment, et non de lintellect. Cest

    pourquoi, peut-tre, un grand nombre de personnes la trouvent si difficile. Cela peut tre

    difficile de ne pas utiliser une expression de mme que cest difficile de retenir les

    larmes ou une explosion de colre.45

    Je marrte l, aujourdhui, sur le dialogue entrepris avec Wittgenstein par la posie

    franaise contemporaine. Il faudrait galement voir leffet de Wittgenstein dans la posie

    amricaine. Dautant plus quaux Etats-Unis linfluence philosophique de Wittgenstein a

    t beaucoup plus prcoce quen France.46

    Inconsciemment wittgensteiniens : quelques pistes de rflexion

    Je voudrais, pour conclure, me concentrer brivement sur ce que jai dfini au dbut

    comme des positions inconsciemment wittgensteiniennes . On a dj vu le

    paralllisme avec Valry, donc on ny reviendra pas pour linstant. La posie de Paul

    Celan me parat galement trs wittgensteinienne sans le savoir. Certes, le paralllisme

    est moins frappant quavec la thorie du langage de Valry, mais il y a tout de mme

    chez Celan une approche au langage de la posie qui est profondment immanente et,

    comme dirait Jean-Marie Gleize, reliste .

    Celan et Wittgenstein

    Dans lAllocution prononce lors de la rception du prix de littrature de la Ville libre

    hansatique de Brme, Celan crit :

    Cest dans ce langage que, durant ces annes et les annes daprs, jai essay dcrire des

    pomes : pour parler, pour morienter et apprendre o je me trouvais et o il me fallait aller

    pour que quelque ralit sbaucht pour moi.47

    45 Id., The Big Typescript, Oxford, Wiley-Blackwell, 2005. Cit. par A.G. Gargani, op. cit., p. 73.46 Sur les influences de Wittgenstein dans la posie amricaine, cf. M. Perloff, Wittgensteins Ladder :Poetic Language and Strangeness of the Ordinary, University of Chicago Press, 1996.47 P. Celan, Allocution prononce lors de la rception du prix de littrature de la Ville libre hansatiquede Brme, trad. par Maurice Blanchot, cit. par Philippe Lacoue-Labarthe in La posie comme exprience,Paris, Christian Bourgois diteur, 1986 et 1997, p. 56.

  • 19

    Pour que quelque ralit sbaucht pour moi traduit lallemand um mir Wirklichkeit

    zu entwerfen. Cet acte de jeter et pro-jeter la ralit, dbaucher la ralit par lacte

    dcriture a quelque chose de profondment littraliste et wittgensteinien. Dautant plus

    que chez Celan ce mouvement assume des caractristiques historiques bien prcises. La

    rencontre du rel advient par le biais dune langue qui est passe travers lhorreur de

    lhistoire, une histoire elle-mme du rel . Bless par la ralit et cherchant la

    ralit , crit encore Celan dans lAllocution. Dans Le Mridien Celan se pose une

    question qui est dsormais clbre : devons-nous avant tout disons penser

    Mallarm jusque dans ses dernires consquences ? 48. En annotant cette question dans

    ses esquisses prparatoires, Celan crit : ce nest pas non plus dans le pome qui se

    donne comme une deuxime ralit qui serait llvation symbolique du rel 49. Et,

    comme Philippe Lacoue-Labarthe lcrit propos de Celan : Lacte potique consiste

    percevoir, non reprsenter 50. Il ne sagit donc pas de produire un rgime

    mtaphorique, mais, plutt, de mettre en relation le langage la ralit en le faisant

    passer par la posie. La thse de Lacoue-Labarthe, cependant, tend souligner le

    dialogue entrepris par la posie de Celan avec la philosophie de Heidegger : on peut

    avancer, je crois, que la posie de Celan est tout entire un dialogue avec la pense de

    Heidegger 51. Par consquent, il interprte le thme celanien de la rencontre , que

    cela soit la rencontre de la ralit exprime par la citation de lAllocution que je viens de

    rappeler ou la rencontre avec lautre grand interlocuteur celanien, le tu , comme un

    acte de projection du langage vers ltre : la rencontre [] nouvre rien dautre qu

    lexprience de ltre : du rien dtant que Celan dsigne [] comme louvert, le

    vide, le libre 52. Ou encore : Le pome (lacte potique) [] est [] pense du

    n-ant (de ltre) 53. Ce sont des rfrences videntes la rencontre de ltre en

    privation opre par la posie au sein de la diffrence ontologique. Cette perspective est

    partage par beaucoup de commentateurs et elle a bien sr sa profonde vridicit, tant

    par ailleurs donn que Celan, comme je le rappelais au dbut, connaissait trs bien la

    philosophie de Heidegger, bien que son rapport au philosophe allemand soit trs

    ambivalent et dbattu.

    48 Id., Le Mridien, in Id., Le Mridien & autres proses, Paris, Seuil, 2002, p. 68.49 Ibid., p. 106.50 P. Lacoue-Labarthe, La posie comme exprience, op. cit., p. 99.51 Ibid., p. 50.52 Ibid., p. 98.53 Ibid., p. 96.

  • 20

    Il est vrai en mme temps quune conception privative et ngative de ltre ne

    correspond pas non plus totalement la pense perceptive et reliste de la posie

    avance par Celan, une position qui est galement reconnue par ses commentateurs,

    mme par ceux qui, comme Lacoue-Labarthe, lisent son uvre du point de vue

    philosophique. Je ne peux que laisser cette question ouverte. Jaimerais juste faire

    retentir, la lumire de ce que lon vient de rappeler, le potentiel profondment anti-

    dualiste et reliste de la clbre image du mridien :

    Je trouve le lien qui, comme le pome, mne la rencontre.

    Je trouve quelque chose comme la parole dimmatriel, mais de terrestre, quelque

    chose de rond, qui revient sur soi en passant par les deux ples et faisant mme sur son

    trajet, quon sen amuse, une croix sur les tropes des tropiques - : je trouveun

    mridien.54

    Le mridien est la rencontre du langage avec le rel travers la posie. Son

    immatrialit est physique, est terrestre , comme celle de la parole .

    Wittgenstein, Heidegger et le dconstructionisme potique

    Il me reste trs peu despace pour dvelopper une vritable rflexion sur le rapport entre

    la pense wittgensteinienne et la dconstruction du point de vue de la posie. Je renvoie

    donc nouveau au volume The New Wittgenstein et je me limiterai deux courtes

    remarques respectivement sur Jacques Derrida et Michel Deguy, dont la pense, comme

    vous le savez, a t profondment influence par la philosophie heideggerienne.

    Dans La Dissmination Derrida consacre de nombreuses pages la posie de Mallarm,

    en montrant limpossibilit de lire Mallarm travers des modles dualistes et

    mtaphoriques du texte potique :

    plus de mtaphore, plus de mtonymie. Tout devenant mtaphorique, il ny a plus de

    sens propre et donc plus de mtaphore. Tout devenant mtonymique, la partie tant

    54 P. Celan, Le Mridien, op. cit., p. 84.

  • 21

    chaque fois plus grande que le tout, le tout plus petit que la partie, comment arrter une

    mtonymie ou une synecdoque ? Comment arrter les marges dune rhtorique ?55

    Cest pourquoi Derrida propose de parler de dissmination plutt que de polysmie du

    texte potique :

    Sil ny a donc pas dunit thmatique ou de sens total se rapprocher au-del des

    instances textuelles [] le texte nest plus lexpression ou la reprsentation [] de

    quelque vrit qui viendrait se diffracter ou se rassembler dans une littrature

    polysmique. Cest ce concept hermneutique de polysmie quil faudrait substituer

    celui de dissmination.56

    Le concept de dissmination est en dialogue avec celui, plus connu, de diffrance. Il

    sagit de deux modalits critiques de la pense dualiste opres par llimination, pour

    ainsi dire, dune dialectique signe-rfrent, signifiant-signifi, langage-monde, tre-

    tant. La diffrance derridienne nest plus, proprement parler, une diffrence

    ontologique, car elle dcoule dune conception identitaire, adhrente et auto-

    immanente du langage. Cest dune perspective critique la fois lgard de Heidegger,

    de la rhtorique et du structuralisme, une perspective qui est donc, au dpart, trs

    diffrente de celle de Wittgenstein, que Derrida pouse en quelque sorte une conception

    wittgensteinienne. Ce nest, bien sr, que louverture dun chemin trs complexe.

    Jen ouvre un autre, le dernier. Chez Michel Deguy, ct de concepts post-

    heideggeriens tels que ltre-comme et le logos de la posie, on trouve celui du seuil,

    issu dune perspective clairement dconstructioniste et anti-dualiste : Seuil ? Un nom

    commun : nom commun la chose et au mot, pour le comme-un de la chose et du mot .

    Ltre-comme devient ici un concept unifiant, en de de lanalogie et de la rhtorique :

    La moiti chose et la moiti mot schangent passant lune dans lautre en tout

    point de lanneau du symbolon . Do une conception identitaire et adhrente du

    langage : Il ny a pas de mtalangage parce que la thorie nest pas une mtavue 57.

    55 J. Derrida, La Dissmination, Paris, Seuil, 1972, p. 274.56 Ibid., p.319.57 M. Deguy, La posie nest pas seule : court trait de potique, Paris, Seuil, 1987, p. 71.