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VI La prévision : sciences de la nature – technologie – sciences morales et politiques 1 La réflexion sur la notion de « prévoir » s’impose en raison de malentendus dont la racine commune est la naïveté qui caractérise la plupart des discours sur l’avenir. On l’a bien vu, typiquement, à la suite des événements de l’hiver 2010‑2011, curieusement qualifiés de « prin‑ temps arabe », qui – à partir d’un incident quelque part en Tunisie – ont provoqué la chute de Ben Ali puis celle de Hosni Moubarak en Égypte, et mis en mouvement d’autres forces, comme en Libye ou en Syrie. Que n’a‑t‑on entendu, alors, sur « l’incompétence des diplomates » ou sur la cécité des prévisionnistes ! Ces polémiques ont l’intérêt de faire ressortir la nécessité d’une réflexion comme celle qui fait l’objet de la présente étude. J’aborderai le sujet très en amont, en invoquant les quatre préceptes de la méthode selon Descartes, et sur‑ tout le texte de Pascal sur l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. En les relisant, gardons en tête que ces deux grands esprits furent à la fois des mathématiciens et des philosophes géniaux. Commençons par les préceptes (Descartes en parle comme d’une découverte antérieure, donc à l’imparfait) 2 : 1 Communication de Thierry de Montbrial à l’Académie des sciences morales et politiques, le 16 juin 2014. 2 Les passages entre crochets ont été rajoutés par l’auteur.

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La pré vi sion : sciences de la na ture – tech no lo gie – sciences mo rales et po li tiques1

La ré flexion sur la no tion de « pré voir » s’impose en rai son de ma len ten dus dont la ra cine com mune est la naïveté qui ca rac té rise la plu part des dis cours sur l’avenir. On l’a bien vu, ty pi que ment, à la suite des évé ne ments de l’hiver 2010‑2011, cu rieu se ment qua li fiés de « prin‑temps arabe », qui – à par tir d’un in ci dent quelque part en Tu ni sie – ont pro vo qué la chute de Ben Ali puis celle de Hosni Mou ba rak en Égypte, et mis en mou ve ment d’autres forces, comme en Li bye ou en Sy rie. Que n’a‑t‑on en tendu, alors, sur « l’incompétence des di plo mates » ou sur la cé cité des pré vi sion nistes ! Ces po lé miques ont l’intérêt de faire res sor tir la né ces sité d’une ré flexion comme celle qui fait l’objet de la pré sente étude.

J’aborderai le su jet très en amont, en in vo quant les quatre pré ceptes de la mé thode se lon Des cartes, et sur‑tout le texte de Pas cal sur l’esprit de géo mé trie et l’esprit de fi nesse. En les re li sant, gar dons en tête que ces deux grands es prits fu rent à la fois des ma thé ma ti ciens et des phi lo sophes gé niaux.

Com men çons par les pré ceptes (Des cartes en parle comme d’une dé cou verte an té rieure, donc à l’imparfait)2 :

1 Communication de Thierry de Montbrial à l’Académie des sciences morales et politiques, le 16 juin 2014.

2 Les passages entre crochets ont été rajoutés par l’auteur.

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686 SUITES DE L’ACTION ET LE SYSTÈME DU MONDE

« Le pre mier était de ne re ce voir ja mais au cune chose pour vraie que je ne la con nusse évi dem ment être telle ; c’est‑à‑dire d’éviter soi gneu se ment la pré ci pi ta tion et la pré ven tion [les pré ju gés], et de ne com prendre rien de plus en mes ju ge ments que ce qui se pré sen te rait si clai re‑ment et si dis tinc te ment à mon es prit que je n’eusse au cune oc ca sion de le mettre en doute.

Le se cond, de di vi ser cha cune des dif fi cul tés que j’exa ‑minerais en au tant de par celles qu’il se pour rait et qu’il se rait re quis pour les mieux ré soudre.

Le troi sième, de con duire par ordre mes pen sées, en com men çant par les ob jets les plus simples et les plus ai sés à con naître, pour mon ter peu à peu comme par de grés jusqu’à la con nais sance des plus com po sés, et sup po sant même de l’ordre entre ceux qui ne se pré cè dent point na tu rel le ment les uns les autres.

Et le der nier, de faire par tout des dé nom bre ments si en tiers et des re vues si gé né rales, que je fusse as suré de ne rien omettre. »

Les pré ceptes de Des cartes ca rac té ri sent « l’esprit de géo mé trie », qui triomphe ef fec ti ve ment en ma thé ma‑tiques (bien au‑delà de ce que l’on ap pelle au jourd’hui la géo mé trie) et dans les sciences de la na ture.

Pas sons main te nant la pa role à Pas cal : « Ce qui fait donc que de cer tains es prits fins ne sont pas géo mètres, c’est qu’ils ne peu vent du tout se tour ner vers les prin‑cipes de géo mé trie [cf. les pré ceptes de Des cartes] ; mais ce qui fait que des géo mètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est de vant eux, et qu’étant ac cou‑tu més aux prin cipes nets et gros siers de géo mé trie, et à ne rai son ner qu’après avoir bien vu et ma nié leurs prin‑cipes, ils se per dent dans les choses de la fi nesse, où les

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prin cipes ne se lais sent pas ainsi ma nier. On les voit à peine, on les sent plu tôt qu’on ne les voie ; on a des peines in fi nies à les faire sen tir à ceux qui ne les sen tent pas d’eux‑mêmes : ce sont choses tel le ment dé li cates et si nom breuses, qu’il faut un sens bien dé li cat et bien net pour les sen tir, et ju ger droit et juste se lon ce sen ti ment, sans pou voir le plus sou vent les dé mon trer par ordre comme en géo mé trie, parce qu’on n’en pos sède pas ainsi les prin cipes, et que ce se rait une chose in fi nie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul re gard, et non pas par pro grès de rai son ne ment, au moins jusqu’à un cer tain de gré. Et ainsi il est rare que les géo mètres soient fins et que les fins soient géo mètres, à cause que les géo mètres veu lent trai ter géo mé tri que‑ment les choses fines, et se ren dent ri di cules, vou lant com men cer par les dé fi ni tions et en suite par les prin‑cipes, ce qui n’est pas la ma nière d’agir en cette sorte de rai son ne ment. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait ta ci te ment, na tu rel le ment et sans art [sans se plier à des règles], car l’expression en passe [dé passe] les moyens de tous les hommes, et le sen ti ment n’en ap par‑tient qu’à peu d’hommes.

Et les es prits fins, au con traire, ayant ainsi ac cou tumé à ju ger d’une seule vue, sont si éton nés – quand on leur pré sente des pro po si tions où ils ne com pren nent rien, et où pour en trer il faut pas ser par des dé fi ni tions et des prin cipes si sté riles, qu’ils n’ont point ac cou tumé de voir ainsi en dé tail – qu’ils s’en re bu tent et s’en dé goû tent. »

Pas cal pour suit : « les es prits faux ne sont ja mais ni fins ni géo mètres », c’est‑à‑dire qu’ils se per dent dans la lo gique au tant qu’ils ne voient rien. Ainsi, d’ailleurs, peut‑on dé fi nir l’esprit faux. Et s’« il est rare que les géo‑mètres soient fins et que les fins soient géo mètres », cela

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688 SUITES DE L’ACTION ET LE SYSTÈME DU MONDE

ar rive – l’auteur de l’Essai sur les co niques (à 16 ans !) et des Pen sées, cet « ef frayant gé nie », di sait Cha teau briand, en est un pro di gieux exemple – et les heu reux es prits ainsi coif fés de la double cas quette peu vent être qua li fiés de « justes ». Dans les meil leurs des cas, on peut même dire qu’ils sont « sages ».

J’ajouterai que l’expérience des plus grands dé cou‑vreurs scien ti fiques montre que l’intuition pré cède gé néra le ment la rai son, la quelle joue plu tôt le rôle de vé ri fi ca teur1. En ce sens nul ne peut être un grand géo‑mètre s’il ne pos sède une cer taine fi nesse, c’est‑à‑dire une vi sion ex cep tion nelle au moins dans cer taines di rec tions. Tout cela étant dit, il ar rive aux plus grands géo mètres de com mettre des er reurs de rai son ne ment, et même les plus fins d’entre les fins n’ont pas cons tam ment la vue par faite dans toutes les di rec tions. Au tre ment dit, les es prits les plus justes peu vent se trom per quel que fois.

Dans la vie « mon daine », que mé pri sait Pas cal, les fins sont à l’évidence mieux pla cés pour réus sir que les géo mètres et, s’ils pra ti quent en maîtres la voie « basse, in digne et étran gère » de « l’art d’agréer », cela donne des per son nages comme son con tem po rain Ma za rin, ou plus tard Tal ley rand ou Mitterrand. L’art d’agréer, c’est ce lui de plaire et de con vaincre, fort éloi gné de la dé ‑mons tra tion2. Or, nul ne peut pré tendre gou ver ner des hommes s’il ne pos sède cet art. Plus d’un siècle avant Pas cal, Érasme écri vait, dans l’Éloge de la fo lie : « Ad mire qui vou dra cette belle sen tence de Pla ton : “Les ré pu‑bliques se raient heu reuses si les phi lo sophes gou ver‑naient, ou si ceux qui gou ver nent phi lo so phaient.“ Fausse

1 Voir dans le présent volume, « Laurent Schwartz ».2 Pour ce qui suit, voir dans le présent volume, L’Action et le

système du monde, chapitre XI : « Morale et politique ».

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idée. Con sul tez l’Histoire, elle vous ap pren dra que les plus grands mal heurs qui puis sent ar ri ver à un em pire, c’est de tom ber entre les mains d’un de ces pé dants, d’un homme en terré dans les livres. » Et l’on trouve, sous la plume de Na po léon, un ju ge ment pi quant sur Pierre‑Si mon de La place, un des plus grands ma thé ma‑ti ciens de son temps. L’empereur fait im pli ci te ment ré fé‑rence à Pas cal : « À l’Intérieur, le mi nistre Qui nette fut rem placé par La place, géo mètre de pre mier rang, mais qui ne tarda pas à se mon trer ad mi nis tra teur plus que mé diocre, dès son pre mier tra vail. La place ne sai sissait au cune ques tion sous son vrai point de vue : il cher chait des sub ti li tés par tout, n’avait que des idées pro blé ma‑tiques, et por tait en fin l’esprit des in fi ni ment pe tits dans l’administration. » On pense à ce cha pitre du Tes ta ment po li tique du car di nal Ri che lieu, in ti tulé : « Qui fait connaître qu’un des plus grands avan tages qu’on puisse pro cu rer à un État est de des ti ner un cha cun à l’emploi au quel il est propre. » Il y a là, en réa lité, un prin cipe uni‑ver sel de ma na ge ment, dont la mise en œuvre re quiert au tant de fi nesse que de géo mé trie.

J’en viens main te nant à la thèse que je dé ve lop pe rai dans la suite : l’analyse et la pré vi sion, prises comme un tout, est un art dont la pra tique sup pose tou jours une com bi nai son d’esprit de géo mé trie et d’esprit de fi nesse, dans des pro por tions va riables en fonc tion de la na ture du pro blème traité. Je sup pose qu’il a fallu des deux à ceux de nos an cêtres qui ont iden ti fié net te ment les ré gu la ri tés comme la suc ces sion des jours et des nuits, leur iné ga lité en fonc tion des sai sons, les rap ports entre cli mat, sai son, faune et flore, les ver tus mé di ci nales ou au con traire le dan ger de cer taines plantes, etc.

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690 SUITES DE L’ACTION ET LE SYSTÈME DU MONDE

Avec la ré vo lu tion scien ti fique, le re gard des ob ser va‑teurs a dû se faire plus acéré, en traî nant une mon tée en im por tance de l’esprit de géo mé trie, même si un homme comme Ke pler (1571‑1630) était as tro logue plus en core qu’astronome. Les trois lois, re mar quables de pré ci sion géo mé trique, aux quelles son nom reste at ta ché, ont été for mu lées comme des faits d’expérience, éta blis à par tir de ce que l’on ap pelle au jourd’hui une base de don nées, comme les as tro logues et les as tro nomes en ont cons ti tuée de puis les temps les plus re cu lés : (1) les pla nètes (du sys tème so laire) dé cri vent des el lipses dont le So leil oc cupe un foyer ; (2) le rayon vec teur qui joint le So leil à la pla nète ba laie des aires égales en des temps égaux ; (3) les car rés des temps mis par les pla nètes à par cou rir leur or bite sont pro por tion nels aux cubes des grands axes de ces or bites.

Quelques dé cen nies plus tard, dans son ou vrage Des prin cipes ma thé ma tiques de la phi lo so phie na tu relle, Isaac Newton, un ti tan dans l’ordre de l’esprit de géo mé trie, énonça la loi de la gra vi ta tion uni ver selle : « Deux corps quel conques s’attirent par des forces di rec te ment op po‑sées, pro por tion nelles à leurs masses, et in ver se ment pro‑por tion nelles au carré de leur dis tance. » Cette loi per met de dé mon trer les lois de Ke pler et de pré voir (au sens le plus fort de ce terme) d’innombrables phé no mènes pré‑cé dem ment inen vi sa gés, comme les or bites pa ra bo liques ou hy per bo liques de cer taines co mètes. Tel est le point de dé part de la mé ca nique cé leste. Une dé marche pro pre‑ment car té sienne per met ainsi d’aboutir à des pré vi sions épous tou flantes. Pour au tant, ces pré vi sions ne sont pas par faites. Les lois de Ke pler (et leurs gé né ra li sa‑tions aux autres or bites) ne sont exactes que dans le cas de l’attraction mu tuelle de deux corps (le So leil et la Terre par exemple), en les sup po sant ri gou reu se ment

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seuls dans le vide1. Or, à s’en te nir au seul sys tème so laire, c’est‑à‑dire en igno rant le reste de notre Ga laxie ou a for tiori les autres ga laxies, il y a plu sieurs pla nètes qui s’attirent mu tuel le ment, et cer taines ont un ou plu‑sieurs sa tel lites (la Lune dans le cas de la Terre). Le triomphe de la mé ca nique cé leste, entre les mains de gé nies comme Pierre‑Si mon de La place déjà cité, a été d’introduire des mé thodes ma thé ma tiques per met tant de cal cu ler les « per tur ba tions » ap por tées par ces in te‑rac tions ac ces soires.

Grâce à ces mé thodes (et de nos jours à la puis sance de cal cul des or di na teurs), on peut pré voir avec une re mar quable pré ci sion, des cen taines d’années à l’avance, les tra jec toires des pla nètes, les phé no mènes comme les éclipses, etc. Mieux en core, l’étude at ten tive des ano ma‑lies dans les per tur ba tions du mou ve ment de la pla nète Ura nus (dé cou verte par Her schel en 1781) a con duit l’astro nome fran çais Le Ver rier à pré voir l’existence de Nep tune, ef fec ti ve ment con fir mée en 1846. On re mar‑quera que, dans ce qui pré cède, nous avons uti lisé le concept de pré vi sion tan tôt dans un sens faible (par exemple, date des éclipses), tan tôt dans un autre beau‑coup plus fort (tra jec toires hy per bo liques des co mètes, dé cou verte d’une nou velle pla nète). Du point de vue qui nous in té resse ici, le pre mier est ma ni fes te ment le plus im por tant. Mais le se cond est fas ci nant, et éta blit un pont entre pré‑vi sion et dé cou verte.

Pour au tant, même en mé ca nique cé leste, il existe des li mites à la ca pa cité de pré voir. À la fin du xixe siècle, Henri Poin caré a dé mon tré que le pro blème des trois corps (par exemple, le So leil, la Terre et la Lune) était

1 Et en négligeant leurs aspérités.

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struc tu rel le ment ins table1. En termes simples, une mo ‑di fi ca tion in fime des coor don nées pla né taires (po si‑tions, vi tesses) à une date quel conque est sus cep tible d’entraîner, à une date ul té rieure in cal cu lable à l’avance (puisque tout cal cul est ap pro ché, c’est‑à‑dire équi va lent à une pe tite mo di fi ca tion des don nées), une vé ri table bi fur ca tion de tra jec toires, dont la mor pho lo gie peut brus que ment de ve nir ra di ca le ment dif fé rente. Telle est l’origine de la théo rie du chaos, dont la rai son pro fonde est la non‑li néa rité des phé no mènes, c’est‑à‑dire la non‑propor tion na lité des causes et des ef fets2. Nous pou vons être ras su rés sur le de ve nir du sys tème so laire à l’horizon de quelques mil lé naires, mais pas à l’échelle des mil lions d’années, très in fé rieure pour tant à l’espérance de vie du So leil. Parmi les phé no mènes cou rants mar qués par les non‑li néa ri tés, je ci te rai les mou ve ments at mos phé‑riques. Il est par exemple en core im pos sible de pré voir des in ci dents comme cer taines tor nades lo cales très vio‑lentes, alors même que l’on est ca pable d’écrire ri gou reu‑se ment les équa tions de la mé ca nique des fluides. C’est d’ailleurs un mé téo ro logue, Ed ward Lo renz, qui a po pu‑la risé l’idée de chaos (1963) avec la mé ta phore de « l’effet pa pil lon » (1972). À me sure que s’approfondissait l’étude du chaos, une nou velle dis ci pline s’est cons ti tuée, sous le nom de com plexité3. La non‑li néa rité, les bi fur ca‑tions brusques et im pré vi sibles, le chaos en cons ti tuent l’essence. Bien qu’il soit sage de ne ma nier les ana lo gies

1 Les Méthodes nouvelles de la mécanique céleste, 3 volumes publiés en 1892, 1893 et 1899

2 Voir par exemple David Ruelle, Hasard et Chaos, Paris, Odile Jacob, 1991.

3 Edgar Morin a fait de « la pensée complexe » un thème central de sa philosophie.

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qu’avec pru dence, je sou li gne rai dès main te nant que la plu part des in te rac tions à l’intérieur des so cié tés hu maines doi vent être con si dé rées comme com plexes, et l’on com‑prend in tui ti ve ment pour quoi nous nous trou vons si sou vent sur pris par des bi fur ca tions dont on pou vait à la ri gueur ima gi ner la pos si bi lité, mais qu’il était ra di ca le‑ment vain de cher cher à da ter. Et en ef fet com ment pour‑rait‑on es pé rer faire mieux pour an ti ci per le mo ment d’une ré vo lu tion que pour pré voir le jour et l’heure du pro chain trem ble ment de terre ma jeur à To kyo, ou de la pro chaine tor nade dans une cer taine com mune de la Belgique ? Re mar quons ce pen dant que la tra gé die du chaos est at té nuée dans cer taines classes de phé no mènes par les mé ca nismes de ré troac tion (ou de dé fense, comme on dit en bio lo gie) et, le cas échéant, la pos si bi lité d’exercer des ac tions dites de con trôle. La théo rie du contrôle est une dis ci pline ma thé ma tique qui est née et s’est con si dé ra ble ment dé ve lop pée au xxe  siècle. Ses ap pli ca tions sont mul tiples. Pour res ter dans l’ordre de la mé ca nique cé leste, je ci te rai la na vi ga tion spa tiale. Tou‑jours par ana lo gie, on peut in ter pré ter le pro blème gé né‑ral de la gou ver nance des so cié tés hu maines comme un pro blème de con trôle.

Après cette brève dis cus sion de la non‑li néa rité, je ci te rai en core plus suc cinc te ment une autre cause tout aussi es sen tielle de li mi ta tion à la ca pa cité de pré voir. Du point de vue de l’esprit de géo mé trie, toute pré vi‑sion est en ef fet at ta chée à une théo rie1. Nous ve nons de men tion ner l’immense suc cès de la mé ca nique cé leste fon dée sur la théo rie new to nienne de la gra vi ta tion, et

1 En ce sens, les lois de Kepler constituaient une théorie, avant même la formulation de la gravitation universelle.

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l’on com prend que cer tains pen seurs, parmi les plus émi‑nents, aient pu se lais ser gri ser par d’aussi ad mi rables prouesses. Avec les lois éta blis sant l’identité de l’électro‑magnétisme et de la lu mière, syn thé ti sées en 1864 par James C. Max well dans les quatre équa tions d’une es thé‑tique su blime, qui por tent son nom, on avait pu croire le temple de la phy sique achevé1. Mais la science est une tour de Ba bel. Le som met n’en est ja mais at teint et l’orgueil qu’elle sus cite est pas sible de pu ni tion. L’histoire de la théo rie de la re la ti vité et celle de la mé ca nique quan‑tique il lus tre ront ces deux as pects. À la fin du xixe siècle, la dé cou verte de phé no mènes op tiques con tre di sant les théo ries éta blies mit des sa vants comme H. A. Lo rentz (à ne pas con fondre avec le mé téo ro logue pré cé dem ment men tionné) et Henri Poin caré sur un che min dont l’aboutissement fut l’audacieuse for mu la tion par Al bert Eins tein, en 1905, de la théo rie de la re la ti vité res treinte. Celle‑ci bou le verse les con cep tions pré cé dem ment ad mises comme na tu relles de l’espace et du temps, et in tro duit le prin cipe ré vo lu tion naire de l’équivalence de la masse et de l’énergie (la fa meuse équa tion E = mc2). Une des con sé quences inat ten dues de cette ré vo lu tion fut de ré con ci lier les échelles de temps des phy si ciens et celle des na tu ra listes, de ve nus ra di ca le ment in com pa‑tibles de puis Dar win. Il est re mar quable, du point de vue épis té mo lo gique, que le point de dé part d’Einstein ait cité une ana lyse pu re ment for melle de con di tions a priori que de vaient sa tis faire les équa tions de Max well, con di‑tions qui pa rais saient in com pa tibles avec l’héritage de Newton. Du point de vue de la ca pa cité de pré voir, qui

1 À la fin du xixe siècle, la physique repose sur trois piliers : les lois de la gravitation (Newton) ; les lois de l’électromagnétisme (Maxwell) ; la thermodynamique (premier et second principes).

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est notre su jet, la re la ti vité res treinte per mit à la phy sique nu cléaire de prendre son es sor. Sur le plan tech no lo gique, elle con dui sit no tam ment à la bombe ato mique et aux pré‑misses de « l’arme ab so lue » dans la quelle d’aucuns pour‑raient voir comme le châ ti ment de Dieu face à l’hubris de l’homme dé sor mais réel le ment de venu ap prenti‑sor cier. Mais ceci est une autre his toire.

Pour Eins tein, le tra vail de 1905 ne fut que le point de dé part – à par tir cette fois d’une ana lyse ex trê me ment sub tile de la gra vi ta tion – d’un réexa men en core beau‑coup plus fon da men tal des con cep tions de l’espace et du temps, dont l’aboutissement fan tas tique, en 1917, fut la théo rie de la re la ti vité gé né rale. Ce lui‑ci con duit à se re pré sen ter l’espace‑temps comme un bloc à quatre di men sions courbé par l’énergie‑ma tière. La no tion de temps, déjà cha hu tée dans la re la ti vité res treinte, s’éloigne en core un peu plus des don nées im mé diates de la cons‑cience. Sub siste ce pen dant la no tion de temps propre at ta chée à un ob jet, à con di tion de pou voir en dé fi nir l’identité en de hors du bloc d’espace‑temps. Dans ce cadre su perbe mais peu ac ces sible au non‑ma thé ma ti‑cien, la loi de Newton sur la gra vi ta tion, dont la for mu‑la tion est au con traire si simple, garde sa va li dité, mais seu le ment ap proxi ma ti ve ment. Il n’est guère sur pre nant que les pre mières va li da tions de la re la ti vité gé né rale soient ve nues de la mé ca nique cé leste. Une ano ma lie dans le mou ve ment du pé ri hé lie de Mer cure (point de son or bite où sa dis tance au So leil est la plus courte) avait con duit les as tro nomes à re cher cher une pla nète in fra‑mer cu rielle, se lon la dé marche de Le Ver rier. Mais, cette fois, les re cherches avaient été vaines. Le pre mier triomphe de la nou velle théo rie fut l’explication de l’anomalie de Mer cure. On voit donc bien com ment la

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science, en pro gres sant, per met d’affiner les pré vi sions, en les ren dant tou jours plus pré cises, mais ce pen dant ja mais par faites. On pour rait aussi il lus trer cette vé rité gé né rale en ra con tant l’histoire, en core plus sur pre nante sur le plan in tel lec tuel, de la mé ca nique quan tique, l’autre pi lier de « l’âge d’or de la phy sique théo rique », dans le pre mier xxe siècle1, avant sa fas ci nante mois son de pré vi sions justes (par exemple celle, par Paul Di rac, de l’existence de l’électron po si tif ). Qu’il nous suf fise ici d’avoir mon tré com ment, poussé aux ex tré mi tés du gé nie, l’esprit de géo‑mé trie, guidé par un rayon d’esprit de fi nesse, c’est‑à‑dire d’intuition con cen trée, con duit à une ca pa cité d’analyse et de pré vi sion des phé no mènes na tu rels, si bou le ver sante que l’on peut, au moins par des in ter mit tences de l’esprit, être tenté de se dis tan cier du pes si misme pas ca lien et de s’émerveiller de la « gran deur de l’Homme » plus que de ver ser des larmes sur sa « mi sère ».

Je ne m’attarderai pas trop sur la ques tion de l’analyse et de la pré vi sion dans le do maine de la tech no lo gie, dont j’ai traité ail leurs2. Sché ma ti que ment, l’ingénieur

1 Cf. Jagdish Mehra, The Golden Age of Theorical Physics, vol. 1 et 2, Singapour, World Scientific, 2001. Notons qu’au début du xxie siècle, la physique repose toujours sur trois piliers : le modèle standard, qui unifie l’électromagnétisme et les deux forces nucléaires fondamentales identifies avec le développement de la physique des particules ; la gravitation (Einstein) ; la physique statistique, qui généralise la vielle thermodynamique. Le boson de Higgs, identifié en 2011, a joué pour valider le modèle standard un rôle équivalent à celui de l’anomalie de Mercure pour la relativité générale. Les efforts pour unifier le modèle standard et la gravitation au sein de la théorie des cordes ou des super‑cordes n’ont pas (encore) abouti de manière décisive. Ils n’ont pas non plus conduit à des prévisions équivalentes au boson de Higgs (ou, au xixe siècle, à l’identification d’éléments manquants de la classification périodique de Mendeleev).

2 Voir dans le présent volume, L’Action et le système du monde, chapitre XIII : « L’ingénieur et l’économiste ».

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doit con ce voir et réa li ser un sys tème ré pon dant à cer‑taines spé ci fi ca tions, dé fi nies dans un ca hier des charges. L’automobile, l’avion, la cen trale nu cléaire, l’usine chi‑mique, de vra avoir telle ou telle ca rac té ris tique. Pour ac com plir sa mis sion, ses res sources de base con sis tant en un stock de con nais sances, ainsi qu’en des col lec tions de briques de tech no lo gie di rec te ment uti li sables. Il doit à la fois ana ly ser tous les as pects du sys tème et ac qué rir une vi sion d’ensemble de son fonc tion ne ment et de son contrôle. La réa li sa tion de l’ouvrage passe par l’élabora‑tion d’un mo dèle, qu’il faut va li der et tes ter. La pre mière opé ra tion con siste à s’assurer que, pour toutes les cir cons‑tances con nues, les va leurs des « va ria tions en do gènes » (ca rac té ris tiques de l’état du sys tème), cal cu lées à par tir des « va riables exo gènes » (ca rac té ris tiques des in fluences ex té rieures), sont suf fi sam ment proches des va leurs ob ser vées. Cet exer cice, à la fois in tui tif et em pi rique, s’effectue en mo di fiant les pa ra mètres, après avoir cher‑ché à lo ca li ser les rai sons des écarts ob ser vés. Au bout du compte, va leurs cal cu lées et ob ser vées doi vent pra ti que‑ment coïnci der. En prin cipe, du moins à l’intérieur d’un cer tain champ pour les va riables exo gènes, il est alors pos sible, en toutes cir cons tances, de pré dire exac te ment les va ria tions des va riables en do gènes. Il faut bien com‑prendre les li mites de va li dité du mo dèle, es sayer d’iden‑tifier toutes les formes d’incidents ou d’accidents. En quelques mots, voilà com ment les voi tures rou lent, les avions vo lent, les cen trales nu cléaires pro dui sent de l’électricité, ou en core les ro bots ar ri vent sur la pla nète Mars et y font le tra vail prévu, tout cela avec un haut de gré de fia bi lité, et mal gré tout sans sé cu rité ab so lue.

On ajou tera deux ob ser va tions. La pre mière est que les sys tèmes tech niques sont con çus pour opé rer dans un

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cadre stric te ment dé ter miné et, quelles que soient les pré‑cau tions prises, des ac ci dents peu vent se pro duire, qui sou vent s’analysent a pos te riori comme des « er reurs de pré vi sion ». Dans la me sure où un sys tème ac ci denté n’est pas le seul de son es pèce, toute dé fail lance doit faire l’objet d’un exa men ap pro fondi pour ré duire le risque de sa re pro duc tion (ty pi que ment, ca tas trophes aé riennes, in ci dents sur les cen trales nu cléaires). La pré vi sion par‑faite en tech no lo gie est une uto pie, d’où l’inanité des in ter pré ta tions ex trêmes du « prin cipe de pré cau tion ». La deu xième ob ser va tion est re la tive à l’aspect hu main du tra vail de l’ingénieur. En règle gé né rale, les ou vrages sont con çus et réa li sés par des équipes, ce qui met en jeu tous les res sorts des re la tions hu maines. Au fil du temps, les écoles de ma na ge ment ont mis au point des mé thodes de ges tion de pro jets re po sant sur une com pré hen sion ap pro fon die des com por te ments in di vi duels ou col lec‑tifs. Dans une moindre me sure, il en va de même pour la con duite des sys tèmes tech niques de ve nus opé ra tion‑nels. En con sé quence, l’origine des in ci dents ou ac ci‑dents est fré quem ment hu maine plu tôt que tech nique, ou alors mixte (ca tas trophe de Tcher no byl en 1986, et sans doute celle de Fu kus hima en mars 2011). On voit donc, et ce sera ma con clu sion pour ce pe tit dé ve lop pe‑ment sur l’analyse et la pré vi sion en tech no lo gie, que dans les rap ports entre es prit de géo mé trie et es prit de fi nesse, la ba lance est ici moins dé sé qui li brée en fa veur du pre mier que dans le cas de la science. Il en est ainsi pour deux rai sons. D’une part, la con cep tion et la réa li‑sa tion d’un ou vrage sont tou jours un art où il faut de l’expérience et de l’intuition, avec un éven tail déjà as sez ou vert. D’autre part, de même que la plon gée du tech no ‑logue dans la na ture est scien ti fi que ment plus large que

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pro fonde, de même en va‑t‑il sur le plan hu main, en raison de l’aspect en tre pre neu rial. Un chef de pro jet n’est pas seu le ment une mi nia ture de dé miurge, il doit aussi faire cir cu ler l’énergie au sein de son or chestre.

Abor dons main te nant la ques tion du ha sard. À la fin du xixe siècle, Au gus tin Cour not en a donné une dé fi ni‑tion fort simple, comme la ren contre entre deux ou plu‑sieurs sé ries cau sales in dé pen dantes. Je quitte un ma tin mon do mi cile pour me rendre à pied chez le mar chand de jour naux. Sur ma route une tuile se dé tache for tui te‑ment d’un toit, tombe sur ma tête et me blesse griè ve‑ment. Me voilà (ou voilà Cy rano de Ber ge rac…) vic time du ha sard. Je se rais parti une mi nute plus tôt ou plus tard, un oi seau n’aurait pas mar ché ma len con treu se ment sur la tuile voi sine à ce mo ment‑là, le vent au rait souf flé un peu plus ou un peu moins, et tout au plus au rais‑je pu pen ser que j’étais passé à côté d’un dan ger. Cet exemple sus cite deux re marques im mé diates. D’abord cer tains ap pel lent des tin ce que Cour not nomme ha sard. Les philo so phies orien tales, à com men cer par le Yi‑King, soulignent l’interdépendance uni ver selle. En con sé‑quence, le ha sard pur n’existe pas, sans que l’on puisse pour au tant par ler de dé ter mi nisme, au sens mo derne. Et Pas cal lui‑même a cette pen sée : « Donc toutes choses étant cau sées et cau santes, ai dées et ai dantes, mé diates et im mé diates, et toutes s’entretenant par un lien na tu rel et in sen sible qui lie les plus éloi gnées et les plus dif fé rentes, je tiens im pos sible de con naître les par ties sans con naître le tout, non plus que de con naître le tout sans con naître par ti cu liè re ment les par ties. » Si l’on pousse ce point de vue à l’extrême, je de vais être vic time de cette tuile et, in ver se ment, si j’échappe de peu à un ac ci dent, je dois y voir un signe à in ter pré ter. Ce genre de rai son ne ment

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vaut aussi pour cer tains évé ne ments heu reux. On pense à la no tion grecque de kai ros, de mo ment pro pice. Mais au ni veau de notre étude, et mal gré le fait que Pas cal est l’un des fon da teurs du cal cul des pro ba bi li tés, la spi ri‑tua lité et la science ne font pas bon mé nage. Res tons en donc à Cour not, et ob ser vons l’analogie avec la non‑linéa rité évo quée pré cé dem ment : ici comme alors le plus pe tit chan ge ment des « con di tions ini tiales » est sus‑cep tible de pro vo quer un chan ge ment ra di cal des « tra jec‑toires ». C’est bien ce que ré vèle, dans beau coup de cas, l’autopsie des ac ci dents. Cela dit, dans notre his toire ini‑tiale, à s’en te nir à cette ma nière de la ra con ter, c’est‑à‑dire sans cons truire un mo dèle plau sible où elle trouve sa place, nul ne sau rait par ler de la « pro ba bi lité » de l’occur rence d’un tel ac ci dent. Ou plu tôt, on se rait sub‑jec ti ve ment en clin à af fir mer qu’a priori cette pro ba bi‑lité était à peu près nulle. Pre nons main te nant un autre exemple1. Cette fois, j’ai de vant moi une sé rie de lignes que je de vrais fran chir. Je sais que cha cune de ces lignes est mi née sur les deux tiers de sa lon gueur, avec une ré par ti tion des mines qui peut va rier d’une ligne à l’autre et qu’en tous cas j’ignore. L’esprit tend na tu rel le ment à cons truire un mo dèle et à dire que j’ai une chance sur trois de fran chir sans ex plo sion la pre mière, une sur neuf (un tiers mul ti plié par un tiers, c’est‑à‑dire un tiers au carré) de fran chir la se conde, une sur vingt‑sept (un tiers au cube) la troi sième et ainsi de suite. J’ai moins d’une chance sur sept cents de res ter sauf après la sixième ligne, etc. À par tir de ces chiffres, je peux con fron ter l’enjeu et le risque de fran chis se ment et dire par exemple quel « prix » je se rais prêt à payer pour être dis pensé

1 Cet exemple est inspiré d’un travail de l’auteur pour le Centre opérationnel de l’armée de Terre, en 1965‑1966.

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d’engager la tra ver sée. La sen si bi lité par rap port aux con di tions ini tiales – ici mon tra jet exact à par tir de mon point de dé part – est aussi réelle que pré cé dem‑ment. La dif fé rence, que nous pou vons sen tir in tui ti ve‑ment, est qu’ici nous avons un mo dèle pro ba bi liste im pli cite, de même que lors que nous di sons, en ti rant à pile ou face, que cha cune des deux is sues a une pro ba bi‑lité égale à un demi, ou en lan çant un dé que l’apparition d’une face mar quée à l’avance à une pro ba bi lité d’un sixième, en lan çant si mul ta né ment deux dés que la pro ba bi lité d’occurrence de deux faces pré‑iden ti fiées est un trente‑sixième, etc. Ainsi pou vons‑nous tou cher du doigt ce que l’on a long temps ap pelé le « cal cul des proba bi li tés », et qui mé rite l’appellation de « théo rie des pro ba bi li tés » de puis qu’un ma thé ma ti cien russe, A.N. Kol mo go rov, lui a donné ses lettres de no blesse et ou vert toutes ses po ten tia li tés en 19331. Si par exemple on vou lait don ner au pre mier exemple ci‑des sus (Cy rano) un cadre pro ba bi liste, il fau drait ana ly ser en dé tail mes ha bi tudes du ma tin (heures de sor tie, iti né raires…), les ré gu la ri tés af fec tant la chute des tuiles, etc.

D’une ma nière gé né rale, nous ne ces sons d’être ex ‑po sés à des risques in tui ti ve ment per çus comme peu vrai sem blables, et nous pré fé rons ne pas nous en préoc‑cu per pour ne pas vivre dans une an goisse per ma nente. Montaigne, après Sha kes peare dans Jules Cé sar, a écrit de belles choses sur le fait que la peur de mou rir re vient à ne ces ser de mou rir avant que de mou rir. Mais s’il s’agit de prendre une dé ci sion sur la sû reté ou la sé cu rité d’une cen trale nu cléaire ou d’une ligne de TGV, on con çoit

1 A.N.Kolmogorov, Grundbegriffe der Warsheinlichkeitrechnung, 1933. Le pilier central de la théorie des probabilités est la loi des grands nombres, selon laquelle l’incertitude est dissoute par la répétition.

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que la si tua tion soit très dif fé rente. Dans des cas de ce genre, les mo dèles de l’ingénieur, faute de pou voir iden ti‑fier toutes les cir cons tances ima gi nables dans les dé tails les plus fins, doi vent in té grer des sché mas pro ba bi listes afin d’aboutir à des con clu sions opé ra tion nelles du genre : tel type d’accident a moins d’une chance sur mille de se pro duire. Re mar quons que, dans une cer taine me sure, le rai son ne ment pro ba bi liste se subs ti tue au dé fi‑cit de fi nesse, au sens pas ca lien du terme. Faute d’avoir une vi sion tout à fait nette du champ des pos sibles, on rai sonne, avec le se cours de l’esprit de géo mé trie, sur des sché mas certes gros siers, mais qui pour tant ré dui sent le de gré d’ignorance.

Quand il s’agit d’utiliser le cal cul des pro ba bi li tés, il con vient tou te fois de gar der l’œil ou vert. Que vaut l’affirmation que la pro ba bi lité qu’un aé ro nef s’écrase sur une cen trale nu cléaire est in fé rieure, di sons, à un cent mil lième (je me hâte de pré ci ser que ce chiffre est en l’occurrence to ta le ment ar bi traire), si le mo dèle qui y a con duit n’a pas in clus l’hypothèse d’attaques ka mi kazes, dans un con texte po li tico‑sé cu ri taire où pa reille pers‑pec tive ap pa raî trait plau sible ? Les « dé ci deurs » et leurs conseil lers doi vent donc res ter aux aguets, face à des bâ tis‑seurs de mo dèles sou vent en fer més dans l’esprit de géo‑mé trie, et res ter dis po nibles vis‑à‑vis d’esprits plus fins qui pour raient avoir, en rai son de leurs fa cul tés de dis cer ne‑ment, des vues plus ai guës sur la vrai sem blance de tel ou tel évé ne ment inat tendu. Le cal cul des pro ba bi li tés a ren‑con tré de grands suc cès en re cherche opé ra tion nelle – un think tank1 comme la Rand Cor po ra tion en a tou jours fait grand usage – pour des pro blèmes comme ty pi que ment

1 Sur la notion de think tank, voir dans le présent volume, « Qu’est‑ce qu’un think tank ? ».

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l’optimisation des tac tiques liées à l’emploi de di verses ca té go ries d’armement (avia tion, etc.), ou en core l’analyse des pour cen tages de pièces dé fail lantes dans une pro‑duc tion de masse ; mais, dans ces do maines comme dans d’autres, rien n’est plus dan ge reux que la mys tique des chiffres. Les pro ba bi li tés re la ti vi sent la no tion de pré vi‑sion, et doi vent elles‑mêmes être re la ti vi sées.

Il est re mar quable qu’à l’origine, le cal cul des pro ba‑bi li tés doive da van tage à l’analyse de pro blèmes de dé ci‑sion (si tua tions de jeux, fia bi lité des té moi gnages, etc.) qu’aux sciences de la na ture1. De nos jours en core, il est un ou til pri vi lé gié dans les sciences so ciales, di rec te ment ou par l’intermédiaire de la sta tis tique ma thé ma tique qui en dé rive. Par fois, de fa çon fort so phis ti quée, comme en fi nance, avec le risque que l’esprit de géo mé trie n’écrase l’esprit de fi nesse et ne s’égare. Par fois de fa çon frustre, comme dans les son dages. On pense ty pi que ment aux opé ra tions qui sont sup po sées per mettre, avec une « faible pro ba bi lité » de se trom per (on dit aussi : avec un bon in ‑ter valle de con fiance), de pré voir plus ou moins à l’avance les ré sul tats d’une élec tion. Des er reurs sont évi dem ment pos sibles. Tout dé pend du mo dèle sous‑ja cent. Aux élec‑tions pré si den tielles fran çaises de 2002, au cun ins ti tut de son dage n’avait an noncé la pos si bi lité que Jean‑Ma rie Le Pen par vienne au deu xième tour.

Les pro ba bi li tés s’introduisent aussi d’une ma nière na tu relle dans les sciences phy siques, du fait qu’aucun phé no mène n’étant to ta le ment isolé, elles per met tent sou vent d’appréhender de ma nière syn thé tique la my riade de fac teurs se con daires qui peu vent les af fec ter2. Il n’est

1 Au xxe siècle, la théorie économique et la théorie des jeux ont donné une nouvelle vie à ce courant de pensée.

2 Telle est l’origine de la « loi des erreurs », ou loi de Gauss, qui s’exprime par la fameuse « courbe en cloche ». Cette loi joue par

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pas sur pre nant que l’astronomie y ait re cours, et La place, déjà plu sieurs fois cité, fut aussi l’un des grands maîtres du cal cul des pro ba bi li tés. À la fin du xixe siècle a émergé la phy sique sta tis tique, qui ap plique avec bon heur ses mé thodes pour abou tir à des ré sul tats quasi cer tains con cer nant de vastes po pu la tions d’atomes et de mo lé‑cules, ap pré hen dées comme des touts. La mé ca nique quan tique re pose sur l’idée de pro ba bi li tés in trin sèques, ir ré duc tibles à des com bi nai sons de ha sard, ce contre quoi Al bert Eins tein s’insurgeait en di sant : « Dieu ne joue pas aux dés. » Ajou tons en fin que la théo rie mo derne de l’information, dont les ap pli ca tions aux tech no lo gies de la trans mis sion des don nées sont éten dues, dé rive en tiè re ment de la théo rie des pro ba bi li tés, dont elle cons‑ti tue une branche. Elle ex ploite ty pi que ment l’idée que, dans la trans mis sion d’un mes sage en voyé comme une suite de lettres, toutes n’ont pas la même pro ba bi lité d’apparaître. Le schéma pro ba bi liste sous‑ja cent re pose sur une ana lyse du lan gage na tu rel em ployé (les con sonnes s, t, w ou z ap pa rais sent plus fré quem ment en po lo nais qu’en ita lien…). En théo rie de l’information, on ap pelle bruit la ré sul tante des causes se con daires de faible am pli tude qui per turbe la trans mis sion des mes sages. Le bruit est ty pi‑que ment re pré senté par une loi gaus sienne1.

Avec les con si dé ra tions qui pré cè dent, nous nous ap pro chons des mé thodes cou ram ment uti li sées pour l’analyse et la pré vi sion des phé no mènes so ciaux. De tous temps, des États ont cher ché à cons truire des bases de don nées con cer nant leurs po pu la tions. Le mot Sta tis tik a été in tro duit par Achen wall au mi lieu du xviiie siècle.

exemple un rôle central dans la méthode des moindres carrés à la base de l’économie contemporaine.

1 Cf. note ci‑dessus.

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Lit tré dé fi nit la sta tis tique comme la « science qui a pour but de faire con naître l’étendue, la po pu la tion, les res‑sources agri coles et in dus trielles d’un État » et con si dère la sta tis tique comme une « par tie de l’économie po li‑tique ». Ainsi, la no tion de sta tis tique, dans le sens des bases de don nées, est‑elle étroi te ment liée, à l’origine, à l’art de gou ver ner et donc de prendre des dé ci sions en ga‑geant l’intérêt d’une com mu nauté. Aux États‑Unis, un think tank comme la Broo kings Ins ti tu tion a été fondé sur le cons tat de l’insuffisance des bases de don nées né ces saires pour bien gou ver ner les États‑Unis à l’époque. Cons tat re mar quable en soi, mais aussi parce que la dé ci‑sion d’y re mé dier a été pu re ment pri vée, ce en quoi on peut voir l’un des traits cul tu rels les plus fon da men taux de l’Amérique, que Tocqueville avait clai re ment iden ti fié, à sa voir que l’État n’y a pas le mo no pole de l’intérêt gé né‑ral. Mais dans l’ensemble les think tanks sont da van tage uti li sa teurs que pro duc teurs de bases de don nées. L’exploitation des don nées fait ap pel à di verses mé thodes parmi les quelles la sta tis tique ma thé ma tique, fon dée sur le cal cul des pro ba bi li tés, tient une place im por tante.

Pre nons l’exemple de la dé mo gra phie. Un de ses concepts de base est la py ra mide des po pu la tions. Il s’agit d’un gra phique qui montre, à une cer taine date, le nombre d’hommes et de femmes en vie, ré par tis par tranches d’une an née. Les sta tis tiques ba siques étant dé gros sies de cette ma nière, le tra vail de pré vi sion consiste à pro je ter, à par tir de la date ac tuelle, les py ra mides pour les an nées fu tures. À cette fin, on doit faire des hy po‑thèses sur les nais sances à ve nir et sur la mor ta lité à chaque âge. Pour les nais sances, on cherche à an ti ci per l’évolution du taux de fé con dité des femmes en âge de

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pro créer. Ce tra vail est na ture es sen tiel le ment so cio‑logique. Ainsi, semble‑t‑il bien éta bli que, dans les pays dé ve lop pés, les femmes ont leur pre mier en fant à un âge de plus en plus re culé, et qu’elles ten dent à en avoir in suf fi‑sam ment pour as su rer le re nou vel le ment des gé né rations. Du côté de la mor ta lité, l’élaboration des pro jec tions re quiert la prise en compte de fac teurs comme l’évolution de la mé de cine, de l’organisation de la santé pu blique et aussi, bien évi dem ment, des com por te ments. Alors que l’évolution de la fé con dité peut ré ser ver des sur prises même à court terme, celle de la mor ta lité est plus stable dans un pre mier temps. On con çoit en tous cas que le rai son ne ment pro ba bi liste ait sa place dans tous les cas. On com prend aussi ai sé ment pour quoi la dé mo gra phie a la ré pu ta tion d’être la plus ri gou reuse des sciences so ciales. Cela tient au ca rac tère géo mé trique de ses mé thodes de base, en rai son de la len teur des évo lu tions na tu relles1. Ainsi une di mi nu tion ac tuelle des nais sances ne com men cera‑t‑elle à avoir un im pact no table que lorsque les filles nées au jourd’hui at tein dront leur pé riode de fé con dité. En ce sens, la bonne per for mance de la dé mo gra phie dans le do maine de la pré vi sion n’a rien de mys té rieux. Au‑delà d’un ou de deux siècles, les pro jec‑tions re trou vent un très haut de gré d’incertitude. D’où le re cours à la mé thode de scé na rios chère aux pros pec ti‑vistes, qui con siste ici à pro je ter les py ra mides fu tures en fonc tion d’hypothèses a priori sur les pa ra mètres de base (fé con dité, mor ta lité). Un tel exer cice est pu re ment for‑mel et ne re quiert qu’une dose mi ni male de fi nesse. Il n’en est pas moins fort utile pour ca ta ly ser des ré flexions

1 Pour la même raison, de nombreux phénomènes écologiques se prêtent bien à la modélisation mathématique (méthodes du type équations intégrales, cycles limites, etc.).

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et for mu ler des ques tions per ti nentes en vue de dé ci sions qui ne peu vent pas at tendre.

Cela dit, la dé mo gra phie a ses théo ries, utiles pour éclai rer les scé na rios. Celle de la tran si tion dé mo gra‑phique est suf fi sam ment gros sière pour que l’on puisse l’exposer en quelques lignes. Elle pro cède de l’obser va‑tion que, dans des pays sous‑dé ve lop pés, le taux de fé con dité est élevé pour es sen tiel le ment deux rai sons : d’une part, l’importance de la mor ta lité in fan tile ; d’autre part, la pra tique du tra vail des en fants. Avec le dé ve lop pe‑ment éco no mique, ces deux fac teurs di mi nuent. Mais des com por te ments en ra ci nés dans le temps ne s’adaptent que len te ment. D’où le phé no mène de l’explosion dé mo gra phique, qui se pro duit dans un pre mier temps, lors que la ré duc tion de la fé con dité tarde à suivre celle de la mor ta lité. Dans un se cond temps ce pen dant, les pa ra mètres s’ajustent au point d’en ar ri ver, mais bien plus tard, aux si tua tions de maints pays mûrs dans les‑quels la fé con dité n’assure plus le re nou vel le ment des gé né ra tions. La po pu la tion com mence par vieil lir avant de di mi nuer dras ti que ment.

Dis ci pline an cienne et donc bien éta blie, la dé mo gra‑phie a ses propres ins tru ments de re cherche et ne se prête pas di rec te ment à la lo gique des think tanks, dont la vo ca‑tion est d’éclairer les dé ci sions con crètes dans un champ in ter mé diaire, aussi bien du point de vue de l’activité (entre le mi cro et le ma cro) que de ce lui de la tem po ra lité (moyen terme). Mais cer taines des ques tions qu’elle sou‑lève peu vent être con si dé rées sous cet angle. Je pren drai deux exemples. Le pre mier con cerne le champ cou vert par la sta tis tique. En France, par exemple, au nom du mythe « ré pu bli cain », la loi in ter dit de cons ti tuer des bases de don nées eth niques ou re li gieuses, et res treint la

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li berté d’expression. La tra di tion cul tu relle amé ri caine est aux an ti podes : le pre mier amen de ment de la Cons ti‑tu tion, cons tam ment con forté par la ju ris pru dence de la Cour su prême, s’oppose à toute li mi ta tion de la li berté d’expression, de quelque na ture que ce soit. Mé thode Coué d’un côté, li cence de l’autre ? Voilà un su jet es sen‑tiel, qui as su ré ment res sor tit da van tage à l’esprit de fi nesse qu’à l’esprit de géo mé trie, et qui per met trait un dé bat se rein. Le se cond exemple nous per met tra aussi de mieux com prendre le rôle des think tanks. Nous avons vu qu’à l’horizon d’une tren taine d’années, ty pi que ment, les pro‑jec tions dé mo gra phiques sont très sûres. Ainsi en France, comme dans d’autres pays com pa rables à cet égard, la ques tion du vieil lis se ment de la po pu la tion, avec les dif fi‑cul tés qu’elle sou lève pour le fi nan ce ment de la santé pu blique ou ce lui des re traites, est‑elle par fai te ment iden ti fiée de puis les an nées 1970. On est donc fondé à s’étonner de l’impasse où nous nous trou vons, quatre dé cen nies plus tard. En core faut‑il ex pli quer cette si tua‑tion aber rante. Au ni veau le plus fon da men tal, cela tient à la na ture de la po li tique. L’activité de l’homme po li‑tique res sor tit clai re ment à l’esprit de fi nesse et à « l’art d’agréer », et le pra ti cien moyen de cet art cherche à sé duire ses com pa triotes plu tôt qu’à pré ve nir leurs maux fu turs. Pour par ve nir à ses fins, il a re cours sans ver gogne à tous les sub ter fuges de la dé ma go gie et de l’idéologie. Hor mis des drames ex cep tion nels, on ne se main tient pas au pou voir en pro met tant du sang et des larmes au nom d’un piège mal iden ti fié par les élec teurs. Il était plus payant pour François Mitterrand d’abaisser que d’allonger l’âge de la re traite, et il ne man quait pas d’« in tel lec tuels » zé lés au tour de lui pour lé gi ti mer même à ses propres yeux la re traite à 60 ans. Le même scé na rio de vait se pro duire

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avec la se maine de 35 heures, in ven tée si l’on peut dire par Do mi nique Strauss‑Kahn. Si la France avait alors été do tée de think tanks, dans le sens exi geant du terme, ou til lés pour trai ter ce genre de pro blèmes ou d’autres sur la base d’analyses et de pré vi sion so lides et trans pa rentes, le dé bat pu blic au rait peut‑être pris une tour nure plus in for mée et moins pas sion nelle. Des vagues idéo lo giques et la dé ma go gie peu vent sub mer ger tem po rai re ment un pays comme les États‑Unis, mais aussi long temps qu’il con ser vera la li berté de pen ser et des ins ti tu tions comme les think tanks qui jouent un rôle de force de rap pel vers la réa lité, il gar dera sa ca pa cité de re bon dir. En écri vant ces lignes, l’auteur est cons cient d’esquisser à la fois une ana lyse et une pré vi sion !

Après avoir évo qué la dé mo gra phie, c’est tout na tu rel‑le ment que j’en viens à l’économie. Ed mond Malivaud, l’un des cher cheurs fran çais les plus con nus in ter na‑tio na le ment dans la se conde par tie du xxe siècle dans ce do maine, pro po sait la dé fi ni tion sui vante : « L’économie est la science qui étu die com ment les res sources rares sont em ployées pour la sa tis fac tion des be soins des hommes vi vant en so ciété ; elle s’intéresse, d’une part, aux opé ra‑tions es sen tielles que sont la pro duc tion, la dis tri bu tion et la con som ma tion des biens, d’autre part, aux ins ti tu‑tions et aux ac ti vi tés ayant pour ob jet de fa ci li ter ces opé‑ra tions. » En pra tique, cette dis ci pline se laisse di vi ser en deux grandes branches bien que ce soit con tes table au ni veau le plus fon da men tal de la ré flexion : la mi cro‑écono mie et la ma croé co no mie. La pre mière, dont le sommet le plus élevé est la théo rie des jeux, éla bore des mo dèles abs traits d’interactions entre des agents con si dé‑rés comme des dé ci deurs in di vi duels, re pré sen tés par des sortes de ro bots (pro duc teurs iden ti fiés à leur « fonc tion de

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pro duc tion », con som ma teurs à leur « fonc tion d’utilité »). On en dé duit des en sei gne ments per ti nents pour le fonc ‑tion ne ment des éco no mies réelles, par exemple, pour com prendre la loi de l’offre et de la de mande ou pour « dé mon trer » la su pé rio rité des éco no mies de mar ché sur les éco no mies à pla ni fi ca tion cen tra li sée, une ques tion fort sen sible à l’époque de la guerre froide ; ou en core pour ana ly ser les avan tages de l’ouverture des fron tières et du com merce in ter na tio nal et à l’inverse, les in con vé‑nients du pro tec tion nisme. La ma croé co no mie rai sonne sur des ca té go ries agré gées d’agents (par exemple, mé ‑nages, en tre prises, ins ti tu tions fi nan cières, ad mi nis tra‑tions) et se con centre sur un pe tit nombre de ques tions im por tantes pour la po li tique éco no mique des États et des ins ti tu tions in te ré ta tiques, comme la crois sance et donc le pro grès tech nique, l’emploi, la dis tri bu tion des re ve‑nus, l’inflation ou l’équilibre de la ba lance des paie ments. En théo rie éco no mique, la ro bo ti sa tion s’étend jusqu’à la ma nière dont on re pré sente – fort géo mé tri que ment et sou vent fort élé gam ment  –  la no tion de pré vi sion, ty pique dans le mo dèle des « an ti ci pa tions ra tion nelles ». La comp ta bi lité na tio nale s’est dé ve lop pée pen dant le se cond xxe siècle pour per mettre à l’économie de se rap‑pro cher des sciences ex pé ri men tales.

L’économétrie est la branche de la sta tis tique ma thé‑ma tique adap tée à la con fron ta tion des mo dèles avec des bases de don nées. Un as pect par ti cu lier de l’économétrie est dé volu à la ques tion de la pré vi sion dans ce con texte. Je me bor ne rai à ce su jet à re mar quer que l’on ne doit pas con fondre deux sources d’incertitude. L’une re vient à la no tion pro pre ment sta tis tique d’intervalle de con fiance, dans le cadre d’un mo dèle sup posé exact et uti li sant des don nées sup po sées par fai te ment fiables, ou en ta chées

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d’erreurs pro ba bi li sables. L’autre, beau coup plus fon da‑men tale et gé né ra le ment igno rée, est le de gré de per ti‑nence du mo dèle lui‑même, et ne se laisse pas cer ner en termes de pro ba bi li tés. L’analyse et la pré vi sion dans le cadre d’un mo dèle donné sont af faire de géo mé trie. Le choix d’un « bon » mo dèle est af faire de fi nesse. Et tant il est vrai, comme on l’a vu, qu’« il est rare que les géo mètres soient fins et que les fins soient géo mètres », l’écono mé trie n’a pas porté les fruits qu’en at ten daient naïve ment même de grands es prits comme Paul Samuelson (1915‑2009), le plus cé lèbre des éco no mistes du xxe siècle après Keynes. Comme bien d’autres en ef fet, Samuelson avait pen dant un temps cédé à l’illusion de croire que grâce aux pro‑grès de la ma croé co no mie et de l’économétrie, la pré ci‑sion de la pré vi sion en éco no mie ap pro che rait celle de la mé ca nique cé leste et que l’on pour rait ainsi éla bo rer et mettre en œuvre des po li tiques éco no miques quasi par‑faites (crois sance et plein‑em ploi sans in fla tion ni dé sé‑qui libre des paie ments, etc.). Je peux té moi gner d’une con ver sa tion avec lui sur ce su jet dans les an nées 1980. Plus ré cem ment, après les suc cès ini tiaux de la mon dia li‑sa tion et la chute du sys tème so vié tique, et donc l’échec du so cia lisme pré ten du ment scien ti fique, le monde a été tem po rai re ment sub mergé par une va riante op po sée de la même idéo lo gie, celle de la fin de l’Histoire. Tout cela s’est ef fon dré avec la crise de 2008 et le re tour du spectre des an nées 19301.

Dans sa mo nu men tale His tory of Eco no mic Ana ly sis, pu bliée en 1954 après sa mort, Jo seph A. Schumpeter (1883‑1950), dont la gloire a été in jus te ment sup plan tée

1 Voir dans le présent volume, « L’économie entre science, idéologie et gouvernance ».

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par celle de son con tem po rain John May nard Keynes, classe les mé thodes de sa dis ci pline en trois ca té go ries prin ci pales : l’histoire, la sta tis tique et la théo rie (il en a, ul té rieu re ment, ra jouté une qua trième : la so cio lo gie éco‑no mique). L’histoire éco no mique est, pour Schumpeter, la ca té go rie es sen tielle, pour trois rai sons. Pre miè re ment, la ma tière de l’économie est un pro ces sus his to rique unique. Il faut à la fois con naître les faits re la tifs au passé et pos sé der ce que l’auteur ap pelle un « sens de l’histoire ». Deuxiè me ment, la con nais sance de l’histoire éco no‑mique est la meil leure ap proche pour sai sir l’interaction des phé no mènes éco no miques avec les autres phé no‑mènes so ciaux. En fin, notre au teur at tri bue la plu part des er reurs im por tantes com mises par les éco no mistes au manque d’« ex pé rience his to rique ». Plus gé né ra le ment, toute con nais sance pro cède es sen tiel le ment de com pa rai‑sons dans le temps (ana lyse dia chro nique) et dans l’espace (ana lyse syn chro nique). Dans un im por tant ou vrage pu blié en 20091, Car men Rein hart et Kenneth Ro goff étu dient sys té ma ti que ment des cen taines de crises fi nan‑cières ayant af fecté 66 pays à tra vers les cinq con ti nents, au cours de huit siècles. Mal gré les con tro verses sta tis‑tiques que leur étude a sus ci tées, leur con clu sion pa raît sans ap pel : « L’accumulation ex ces sive de dettes, que ce soit par les gou ver ne ments, les banques, les en tre prises ou les con som ma teurs, crée sou vent un risque sys té mique plus grand qu’il ne pa raît pen dant une phase d’expansion […] De telles ac cu mu la tions à grande échelle en gen drent des risques parce qu’elles ren dent l’économie vul né rable aux crises de con fiance, en par ti cu lier quand la dette est à court terme et doit être cons tam ment re fi nan cée. » Il y a

1 Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, This Time is Different, Princeton, N. J., Princeton University Press, 2009.

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dans ce pro pos un point es sen tiel pour la no tion de pré‑vi sion. Rein hart et Ro goff dé non cent les dan gers d’un en det te ment ex ces sif, mais il faut se gar der de dé fi nir des seuils pré cis. Ils di sent en subs tance qu’une crise de confiance risque de se pro duire, à par tir d’un in ci dent quel conque sans que l’on puisse re lier cette pré vi sion à un ni veau pré cis de l’endettement en ques tion. On re trouve ainsi la no tion de non‑li néa rité. Mais, de même que l’on con naît les failles le long des quelles peu vent se pro duire des trem ble ments de terre, de même on sait que les pays lour de ment en det tés sont me na cés par des crises de con fiance. Con trai re ment à l’exemple géo lo gique, nous sommes ici dans une si tua tion que l’on pour rait pré ve‑nir. En l’occurrence, avant 2008, les éco no mistes n’ont glo ba le ment pas joué leur rôle, les plus au dibles étant res tés en fer més dans des doc trines (mo né ta risme ou key‑né sia nisme) in suf fi sam ment sen sibles à l’expérience his‑to rique. Et les voix qui ont pu ti rer la son nette d’alarme n’étaient pas suf fi sam ment libres ou in fluentes pour l’emporter sur la pré fé rence gé né rale des po li tiques pour la fa ci lité et le court‑ter misme. La crise de 2008, am ‑pli fiée en rai son de la gé né ra lité du phé no mène de l’endet tement, il lustre à la per fec tion le pre mier point de Schumpeter, où il est clair qu’il s’agit bien da van tage d’esprit de fi nesse que d’esprit de géo mé trie.

En deu xième po si tion, Schumpeter cite « la sta tis‑tique », c’est‑à‑dire la cons ti tu tion de bases de don nées re la tives aux prin ci paux phé no mènes éco no miques. Je n’insiste pas sur ce su jet. La plu part des pays, en par ti cu‑lier les plus grands, ont créé di vers ins ti tuts à cet ef fet.

En troi sième lieu, la théo rie. En éco no mie, comme dans d’autres do maines, le mot « théo rie » a deux ac cep‑ta tions per ti nentes. Pour l’une, il s’agit des « hy po thèses

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ex pli ca tives » fa mi lières aux his to riens (Pi renne, Brau del, etc.). Comme le re marque Schumpeter, l’historien le plus at ta ché aux faits n’évite pas de for mu ler de telles hy po‑thèses, de même que le sta tis ti cien struc ture gé né ra le ment ses don nées à par tir d’une base con cep tuelle1. La deu‑xième ac cep ta tion est plus riche : la théo rie éco no mique est con çue comme un en semble de mo dèles, lo gi que ment co hé rents et sug gé rés par des « faits » plus ou moins sty li sés, quoique – avec ou sans ap pel à l’économétrie – le lien entre le mo dèle et les faits soit en règle gé né rale in fi‑niment plus lâche que dans le cas des sciences de la na ture. Ainsi, na guère en core, tous les étu diants en éco‑no mie étaient‑ils prin ci pa le ment ex po sés au « mo dèle clas sique », au « mo dèle key né sien » ou en core à la « syn‑thèse néo‑clas sique »2. Au cun de ces mo dèles, qui vi sent à com pa rer les mé rites res pec tifs ou con joints des po li‑tiques mo né taires et bud gé taires3, n’incluait l’endette‑ment dans ses équa tions. Ils res tent en core fort utiles pour ré flé chir à la po li tique éco no mique, toute la dif fi‑culté pour l’utilisateur étant de ma nier fi ne ment ces êtres

1 Pour un exemple, cf. la méthode de Kepler. De nos jours, des algorithmes permettent de découvrir des régularités cachées dans d’immenses masses de données (Big Data).

2 En particulier mes élèves à l’École polytechnique ! Je me permets de renvoyer à Thierry de Montbrial, La Science économique ou la stratégie des rapports de l’homme vis­à­vis des ressources rares. Méthodes et modèles, Paris, PUF, 1988. J’en extrais trois citations de Keynes, qui datent de 1938 et qui suggèrent qu’à ses propres yeux aucune théorie générale n’était vraiment possible : « It seems to me that economics is a branch of logic, a way of thinking » ; « Economics is a science of thinking in terms of models joined to the art of choosing models which are relevant to the contemporary world » ; « Economics is essentially a moral science and not a natural science. That is to say, it employs introspection and judgments of value ».

3 En anglais Monetary and Fiscal Policies.

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géo mé triques. Schumpeter dé non çait vi gou reu se ment les dan gers des ap pli ca tions « ir res pon sables » de la théo‑rie aux pro blèmes pra tiques. On en re vient à l’importance de l’histoire et de l’expérience – comme celle des banques cen trales ou d’une ins ti tu tion comme le Fonds mo né‑taire in ter na tio nal – et à la né ces sité de dé bats struc tu rés.

Ce der nier point est ca pi tal car, dans un pays comme la France où l’idéologie prime sur la cul ture dans le do maine éco no mique, l’opinion pu blique a ten dance à per ce voir les éco no mistes ayant pi gnon sur rue comme les mé de cins de Mo lière qui dis si mu lent leur igno rance der rière un vo ca bu laire abs cons et s’acharnent à se con‑tre dire les uns les autres, alors qu’ils de vraient s’imposer de mettre en lu mière les zones d’accord et de re la ti vi ser les points de di ver gence.

Écou tons le doc teur Dia foi rus : « À vous en par ler fran che ment, notre mé tier au près des grands ne m’a ja mais paru agréable, et j’ai tou jours trouvé qu’il va lait mieux, pour nous autres, de meu rer au pu blic. Le pu blic est com mode. Vous n’avez à ré pondre de vos ac tions à per sonne ; et pourvu que l’on suive le cou rant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut ar ri ver. Mais ce qu’il y a de fâ cheux au près des grands, c’est que, quand ils vien nent à être ma lades, ils veu lent ab so lu ment que les mé de cins les gué ris sent1. » D’où vient que, « lorsqu’ils vont au pu blic », tant d’économistes s’ingénient à se con tre dire les uns les autres et, ou bliant l’art de rai son ner, ne pra ti quent que ce lui d’agréer ? Pour quoi per dent‑ils de vue la re cherche de la vé rité, et en vien nent‑ils à se prendre pour des hommes po li tiques qu’ils ne sont pas ou pour ceux qu’ils ser vent alors qu’ils

1 Le Malade imaginaire, acte II, scène V.

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de vraient seu le ment les con seil ler ? C’est que pour plaire aux mé dias, il faut « suivre le cou rant des règles de l’art », mais un art qui n’est pas ce lui de la dé marche scien ti‑fique, qui en réa lité est son op posé. Il y faut de la pro vo‑ca tion, de l’impertinence, de la po lé mique ; et non de la pon dé ra tion, du res pect, de l’échange in formé entre pairs pour éclai rer spec ta teurs, au di teurs ou lec teurs. Et même dans les meil leurs jour naux, la ré dac tion s’évertuera sou‑vent à pré sen ter à éga lité deux thèses dia mé tra le ment op po sées sans se de man der si leurs au teurs jouent dans la même ca té go rie, et sans or ga ni ser entre eux un dé bat qui éclai rera vrai ment, c’est‑à‑dire où l’on verra clai re ment où l’on est d’accord et où on ne l’est pas, et pour quoi. Dès lors que l’on n’est pas res pon sable de gué rir les grands – en ten‑dons ici, que l’on n’exerce pas de res pon sa bi li tés au sein d’une unité ac tive, pri vée ou po li tique –, on se lâche. Tout cela donne une image dé sas treuse des éco no mistes fus sent‑ils « dis tin gués », comme on dit. Pour tant, il suf fit d’examiner les ma nuels uni ver si taires en usage par tout dans le monde pour cons ta ter que les plages d’accord sont bien plus im por tantes que les plages de dé sac cord, et que s’il y a dé sac cord (comme en core dans cer tains do maines de la mé de cine !) c’est en rai son de zones d’ignorance. Et parce que l’ignorance est ra re ment to tale, il y a place pour le dé bat entre pairs.

Les uni ver si tés et les centres de re cherche fon da men‑tale sont les lieux ap pro priés pour les dé bats scien ti‑fiques. La place na tu relle des think tanks est la ré flexion et le dé bat in formé sur les po li tiques éco no miques dans des si tua tions con crètes, avec la par ti ci pa tion des pu blics di rec te ment ou in di rec te ment in té res sés. Toute la dif fi‑culté est ici dans l’identification et le res pect des « règles de l’art », qui ne sont ni celles de la dé marche scien ti fique,

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ni celles des mé dias. Et rien n’est plus pa thé tique qu’un « ex pert » in connu de ses pairs, in vité par une chaîne de té lé vi sion parce qu’il se montre tou jours dis po nible quand on le con voque, et qui as sène de vant les ca mé ras des pla ti tudes idéo lo giques pré sen tées comme des ar gu‑ments d’autorité, de vant un jour na liste préoc cupé de l’audimat et sou cieux de ne pas dé pas ser les qua rante‑cinq se condes im par ties. Ce qui pré cède est ca ri ca tu ral, j’en con viens, mais capte à mon sens un as pect d’une réa lité qui mé rite at ten tion, parce que por teur des plus graves dé con ve nues dans l’ordre de la pré vi sion. À cer tains égards, ce qui vient d’être dit pour l’économie vaut évi‑dem ment pour d’autres do maines, comme la géo po‑litique au sens cou rant du terme. On pour rait ima gi ner qu’avec un bon vi vier de think tanks ca pables d’organiser des dé bats so lides en ar rière‑plan, les dé bats po li tiques de vien nent moins pol lués par les rai son ne ments par fois com plè te ment aber rants qui, les choses étant ce qu’elles sont, non seu le ment ne dis cré di tent pas ceux qui les tien‑nent, mais ren con trent l’accueil fa vo rable d’un pu blic qui hé las les en cou ra gent à s’enfoncer.

S’agissant de l’analyse et de pré vi sion, on ne peut guère par ler d’économie sans par ler de fi nance, sur tout à l’ère de la mon dia li sa tion. Sché ma ti que ment, il existe deux sortes d’investissements, ou de fonds1. Ceux qui, à l’instar du plus ad miré d’entre eux, War ren Buf fett, re fu‑sent de se lais ser pié ger par les aléas du « court terme » et por tent leur at ten tion sur les ten dances « à long terme » ; et ceux, qua li fiés du vo cable plus ou moins pé jo ra tif de « spé cu la teurs », comme le très mé dia tique George So ros,

1 Les investisseurs dont nous parlons placent leurs propres res‑sources mais aussi et généralement surtout celles qui leur sont confiées par des clients, sur lesquelles ils se rémunèrent.

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qui sur fent au con traire sur les vagues du court terme. Buf fett a cons ti tué une im mense for tune (et a fait ga gner beau coup d’argent à ses clients) en s’appropriant les en sei‑gne ments de Ben ja min Gra ham et de Da vid Dodd, au teurs en 1934 d’un best­sel ler iné galé, in ti tulé Se cu rity Ana ly sis, dans le quel ils ex po sent des mé thodes pour iden ti fier et ache ter des ac tions et des obli ga tions « which are sel ling well bel low the le vel ap pa ren tly jus ti fied by a ca re ful ana ly sis of the re le vant facts ». Ces mé thodes, dont cer taines comme la comp ta bi lité, ont un ca rac tère for te ment « géo mé trique », per met tent d’organiser les pré vi sions sur la base des quelles, in fine, un ju ge ment syn thé tique est opéré. Ce ju ge ment sup pose de la fi nesse, sans quoi Buf fett ne se rait pas unique. La fi nesse con siste à voir, dans tel ou tel cha pitre tech nique d’un dos sier ou di rec te ment dans le tout le ou les pe tits dé tails dé ci sifs. En d’autres termes, il s’agit de s’affranchir des œil lères dont se pa rent les ana lystes et pré vi sion nistes or di naires, en fer més dans des rou tines (im po sées dans le cas des con sul tants).

Je parle là d’un fonds d’investissement. La dé marche est com pa rable pour une en tre prise – hors si tua tion d’urgence liée, par exemple, à un pro blème d’endettement et à la né ces sité de re cons ti tuer ra pi de ment une tré so re‑rie – qui fait des ac qui si tions et/ou qui se sé pare d’une branche d’activité. La dif fé rence est que, dans le cas d’un fonds, l’objectif opé ra tion nel de l’investissement est la maxi mi sa tion de la va leur – ou plu tôt de la va leur es pé rée à un cer tain ho ri zon. Dans la réa lité, cette no tion est qua li ta tive et ne se ré duit pas à une es pé rance ma thé ma‑tique cal cu lable dans un mo dèle. Les mo ti va tions psy‑cho lo giques plus fon da men tales de l’investisseur (di sons War ren Buf fett) peu vent être plus sub tiles que cela.

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Elles dé pen dent de sa per son na lité, dans l’acceptation la plus pro fonde du terme. Dans le se cond cas, la dé ci sion re pose tou jours sur un couple ana lyse‑pré vi sion aussi so lide que pos sible, mais se rat tache à une stra té gie (telle que la re cherche à un ho ri zon fixé d’un avan tage con cur ren tiel, d’un ob jec tif de crois sance et/ou de marge opé ra tion‑nelle, etc.) qui ne dé coule pas en ligne di recte de l’objectif de maxi mi sa tion de la va leur (es pé rée) de l’entreprise, au quel se ré sume en prin cipe la vo lonté des ac tion naires.

L’activité de fu sions‑ac qui si tions, comme l’émission des titres (ac tions et obli ga tions), est sou te nue par les banques d’affaires, dont c’est le mé tier, mais, comme on l’a déjà dit, les con sul tants et les think tanks ont sou vent un rôle à jouer, les pre miers fo ca li sés sur les ac ti vi tés, les se conds sur l’environnement.

Ajou tons qu’à l’époque con tem po raine, le ma na ge‑ment d’une en tre prise doit te nir compte d’un en semble de par ties pre nantes (sta ke hol ders) qui dé passe les seuls ac tion‑naires (sha re hol ders), et que les mo ti va tions in times des di ri geants sont a priori au moins aussi va riées que celles des di ri geants des grands fonds1. En par ti cu lier, elles ne coïnci dent pas par fai te ment avec celles des ac tion naires.

Avant d’en ar ri ver aux spé cu la teurs, ar rê tons‑nous un ins tant sur la ca té go rie in ter mé diaire des hedge funds et du pri vate equity. Dans les deux cas, le but est d’identifier des en tre prises sous‑éva luées, non pas à cause d’imper‑fections d’un quel conque mar ché, mais du fait de dé fi ciences ma na gé riales2. Ces fonds achè tent tout ou par tie de telles en tre prises, s’emploient à les res truc tu rer

1 Précisons qu’un fonds peut être coté.2 Dans le vocabulaire du management, on appelle due diligence

l’analyse de la compétence du management. Il s’agit d’une étape essentielle pour l’évaluation d’une entreprise.

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(en pas sant le plus sou vent par un chan ge ment com plet du ma na ge ment), et les re ven dent plus ou moins ra pi de‑ment en dé ga geant un sur plus aussi élevé que pos sible, sur plus qui de vient dis po nible pour d’autres opé ra tions. Ce qui dif fé ren cie ces fonds de la ca té go rie pré cé dente, c’est la ro ta tion plus ra pide du por te feuille. Cela change ra di ca le ment la no tion de la re la tion entre l’entreprise et son pro prié taire. En par ti cu lier, le souci de ren ta bi li ser ra pi de ment l’acquisition n’est pas neutre vis‑à‑vis des choix stra té giques. Le biais court‑ter miste est ag gravé du fait que ces fonds ne sont pas as treints à in ves tir sur leurs fonds propres, c’est‑à‑dire qu’ils peu vent em prun ter de fa çon théo ri que ment il li mi tée pour réa li ser leurs opé ra‑tions. On com prend que, dans cer taines si tua tions af fec‑tant les mar chés fi nan ciers dans leur en semble, il puisse y avoir là les germes d’une crise sys té mique.

Les fonds spé cu la tifs pous sent la lo gique du court‑ter me à l’extrême. Ils uti li sent leurs res sources propres ou em prun tées pour ache ter et vendre au comp tant (long sel ling) ou à dé cou vert (short sel ling), au jour le jour et même heure par heure ou mi nute par mi nute, tout ce qui est né go ciable sur les mar chés : ac tions, obli ga tions, dettes pu bliques, mon naies, etc. So ros a at teint la cé lé‑brité in ter na tio nale en ga gnant un mil liard de dol lars dans une at taque de la livre ster ling, en 1992. De puis lors, grâce à son ins tinct hors pair, ses af faires n’ont fait que pros pé rer. Pa ral lè le ment à son ac ti vité ca pi ta liste, il est de venu fon da teur de think tanks et au teur à suc cès. Mon but ici est seu le ment de faire res sor tir l’extrême com plexité de ce type d’activité. Un spé cu la teur doit en ef fet trai ter et in té grer à chaque ins tant au moins quatre ni veaux d’analyse et de pré vi sion. Il lui faut avoir une vi sion claire d’un pe tit nombre de scé na rios pos sibles, des

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prin ci pales com po santes de la po li tique et de l’économie in ter na tio nale à court et moyen terme, au‑delà des tur‑bu lences im mé diates, et de leur de gré de vrai sem blance (on ne peut évi dem ment pas par ler de pro ba bi lité au sens ma thé ma tique du terme) ; il doit com prendre et an ti ci‑per les dé ci sions des États et des autres ac teurs ma jeurs sus cep tibles d’affecter les mar chés, et si mul ta né ment an ti ci per les réac tions des dits mar chés à ces dé ci sions ; il doit con naître les fon da men taux des ins tru ments fi nan‑ciers sur les quels il in ter vient (par exemple, les en tre prises d’un cer tain sec teur) ; il doit être à l’affût des ma cro‑infor ma tions aussi bien que des « si gnaux faibles » sus cep‑tibles d’avoir des ré per cus sions im mé diates sur ses ac ti vi tés (par exemple, la pu bli ca tion d’un in di ca teur de chô mage ou d’un aver tis se ment de baisse de note par une agence de no ta tion dans un cas, un pro pos inat tendu tenu par une per son na lité in fluente, c’est‑à‑dire dans le jeu, dans l’autre), et de pré voir ces ré per cus sions. Pour ac com plir ces tâches, le spé cu la teur ras semble un grand nombre de don nées et doit s’organiser pour iden ti fier et re cueil lir les in for ma tions per ti nentes en temps réel. À cette fin, il peut s’entourer, en de hors de ses propres col‑la bo ra teurs, de con seil lers ex pé ri men tés dont le ju ge ment a été éprouvé dans le temps, ou en core de con sul tants ex té rieurs parmi les quels cer tains think tanks. Mais en fin de compte, comme tous les vrais dé ci deurs, qui par dé fi‑ni tion sont res pon sables de leurs actes, il se dé ter mine et as sume ses risques sur la base d’une syn thèse in tui tive, ir ré duc tible à un rai son ne ment « géo mé trique ».

Le tra vail d’un fonds spé cu la tif est com pa rable à ce lui des scien ti fiques qui, face à un pro blème com plexe comme l’avènement d’un trem ble ment de terre ou d’une tor nade, s’acharnent à iden ti fier les bi fur ca tions pos sibles

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et à les an ti ci per, ne fût‑ce que très peu de temps avant leur oc cur rence. Il se si tue même un cran au‑des sus dans l’ordre des dif fi cul tés, puisque l’on ne parle pas ici de ma tière ina‑ni mée, mais d’une my riade de com por te ments hu mains dont l’interaction n’obéit à au cune loi sta tis tique. Nous sommes donc là dans un do maine où le suc cès exige un haut de gré de fi nesse, avec cette ca rac té ris tique sup plé‑men taire que le mé tier s’exerce dans un stress per ma nent et d’autant plus grand que la si tua tion exige da van tage de lu ci dité de la part des dé ci deurs.

Ce n’est pas ici le lieu de s’interroger sur l’utilité so ciale des di verses ca té go ries de fonds, sur l’interaction entre l’économie réelle et les mar chés fi nan ciers, sur le pro blème de la ré gu la tion et de la gou ver nance, etc. J’ajouterai ce pen dant un com men taire sur une ques tion qui a une in ci dence di recte sur notre pro pos. Il s’agit du rap port entre la théo rie éco no mique et l’idéologie. Les dé buts pro met teurs de la mon dia li sa tion et la chute du com‑mu nisme ont pro vo qué un en goue ment idéo lo gique pour l’économie de mar ché – en réa lité su brep ti ce ment confon due, les pas sions et les in té rêts ai dant, avec l’économie des mar chés fi nan ciers, et plus pré ci sé ment le lais ser‑faire‑lais ser‑pas ser dans la sphère fi nan cière. Il n’est pas éton nant, dans ces con di tions, que la « théo rie néo‑clas sique de la fi nance » ait triom phé, au point de se voir at tri buer des prix No bel. L’idée cen trale en est une gé né ra‑li sa tion du prin cipe de non‑ar bi trage : le sys tème des prix d’équilibre des ac tifs fi nan ciers est uni vo que ment dé ter‑miné par l’impossibilité pour un « ar bi tra giste » de pro fi ter d’une dif fé rence de prix re la tifs, car le mar ché est sup posé in cor po rer toute l’information dis po nible1. Mal gré l’élégance

1 Voir par exemple Stephen A. Ross. Neoclassical Finance, Princeton, N. J., Princeton University Press, 2005.

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for melle de cette théo rie – un pe tit bi jou pro duit par l’esprit de géo mé trie –, la no tion d’information dis po‑nible n’est pas dé fi nie de fa çon pré cise, et si l’on a suivi les dé ve lop pe ments qui pré cè dent, on sent qu’elle ne peut pas l’être. Et, à sup po ser qu’il existe des « prix d’équilibre », com ment sont‑ils re liés à l’économie réelle et avec quelles con sé quences ? Ces prix sont‑ils stables ? Et s’ils ne le sont pas, un dé sé qui libre peut con duire à des bi fur ca tions ca tas tro phiques. Quoi qu’il en soit, en tant qu’elle a pu ser vir d’argument d’autorité à des pra ti ciens de la fi nance in ter na tio nale, moins ins pi rés par la beauté des mo dèles théo riques que par le ren for ce ment de leur pou voir et de leur for tune, la théo rie néo clas sique a con tri bué à pré pa‑rer la crise de 2008. À ce titre, elle mé ri tait d’être men‑tion née dans notre étude.

Dans tout ce qui pré cède, je me suis sur tout placé du point de vue de la ma croé co no mie et de la fi nance, mais on pour rait sans dif fi culté pour suivre l’analyse dans l’ordre de la mi croé co no mie, en s’intéressant à des su jets comme l’organisation des mar chés réels (par op po si tion aux mar chés fi nan ciers), la pro duc tion des biens pu blics, l’incidence de la fis ca lité, etc. Entre les ins ti tuts spé cia li‑sés et les uni ver si tés d’une part, les gou ver ne ments et les ad mi nis tra tions de l’autre, il y a place pour des think tanks afin de pro duire et d’animer des dé bats pour amé lio rer la qua lité des pré vi sions dans ces do maines, en dé ve lop pant le ju ge ment de ceux qui y par ti ci pent.

J’en ar rive en fin à un do maine où je se rais tenté de trans po ser une for mule cé lèbre et d’afficher : « Que nul n’y entre s’il n’a l’esprit de fi nesse. » Il s’agit du po li tique, la res pu blica, c’est‑à‑dire la chose pu blique, ce qui con cerne les uni tés ac tives en tant que telles – par ti cu liè re ment

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celles qui se con si dè rent sou ve raines, c’est‑à‑dire les uni‑tés po li tiques – ainsi que les sys tèmes d’unités ac tives (en par ti cu lier les « re la tions in ter na tio nales »).

Comme dans tous les do maines, l’analyse et la pré vi‑sion (ou pré dic tion) s’effectuent ici à dif fé rentes échelles. À l’échelle ma cros co pique, on con si dère des uni tés ac tives, voire des sys tèmes d’unités ac tives, comme des touts, que l’on peut ca rac té ri ser au moyen d’un pe tit nombre de cri tères. Pour un État, il s’agira par exemple des don nées géo gra phiques et dé mo gra phiques de base (y com pris eth niques), ou plus gé né ra le ment des fac teurs de puis sance ou de fai blesse, de la na ture du ré gime po li‑tique ; pour une al liance mi li taire (par exemple, le traité de sé cu rité mu tuelle entre les États‑Unis et le Ja pon) ou pour un car tel (par exemple, l’OPEP), de son ob jet, de son his toire et de son en vi ron ne ment, de sa com po si tion et de son or ga ni sa tion. Avec un bon choix de cri tères (c’est là que la fi nesse com mence à in ter ve nir), on peut déjà for mu ler des pré vi sions/pré dic tions sé rieuses. Ainsi sait‑on que tout ré gime au to ri taire ou a for tiori to ta li taire fi nit par dis pa raître, que « tout em pire pé rira » (titre d’un livre de Jean‑Baptiste Du ro selle1), ou que tout car tel est ins table et donc sus cep tible de se dé sin té grer. La théo rie élé men taire des jeux éclaire bien ce genre des ques tions. En core faut‑il pous ser l’analyse un cran plus loin, ce qui re quiert un sur croît de fi nesse. Com ment ca rac té ri ser le ré gime al gé rien sous le qua trième man dat du pré si dent Bou te flika ? Qu’est‑ce qu’un em pire ? Faut‑il con si dé rer l’Union so vié tique d’autrefois ou la Ré pu blique po pu laire de Chine d’aujourd’hui comme des em pires ? Com ment

1 Jean‑Baptiste Duroselle, Tout empire périra, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981.

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pré ci ser les fra gi li tés de la Rus sie post so vié tique ? Quel est le rap port des forces au sein de l’OPEP, et com ment ju ger les in fluences ex té rieures qui s’exercent sur cette or ga ni sa tion ? La ré ponse à ce genre de ques tions ne sau‑rait ré sul ter di rec te ment d’une col lecte de don nées, comme pour un ex pé ri men ta teur ou un in gé nieur face à une réac tion chi mique. In dé pen dam ment de la dif fi‑culté de ras sem bler cer taines don nées, il faut de la fi nesse pour les in ter pré ter. Cer tains ex perts bar dés de don nées, par fois biai sées par des im pli ca tions émo tion nelles (ty pi‑que ment eth niques ou idéo lo giques), se four voient, tan‑dis que d’autres ana lystes moins lour de ment en com brés voient juste, avec seu le ment l’aide de quelques points de re père ou d’observation. C’est tout l’art du ju ge ment, ou de l’intuition, qui n’a à mon avis qu’un loin tain rap‑port avec la dis tinc tion « Thin king, fast and slow » du psy cho logue et prix No bel Da niel Kah ne man, ou avec le point de vue du so cio logue Raymond Bou don se lon le quel l’intuition n’est que de la ra tio na lité com pres sée. Je ne crois pas que l’on puisse com pa rer l’analyste s’inter‑rogeant en 1980 sur la sur vie de l’Union so vié tique et le ca pi taine de pom piers or don nant à ses hommes d’évacuer le plan cher d’une mai son en flammes quelques se condes avant qu’il ne s’écroule. Dans le pre mier cas, il s’agit d’une si tua tion his to rique par ti cu lière et donc unique. Le fait est qu’aucun ana lyste de re nom, pas même Raymond Aron (cf. son livre Les Der nières An nées du siècle), n’avait osé for mu ler l’hypothèse d’un écrou le‑ment ra pide de l’URSS. Dans le se cond cas, on a af faire à une si tua tion ré pé ti tive, où donc les ré flexes peu vent s’éduquer, certes avec plus ou moins de bon heur se lon les su jets. Ces deux cas sont entre eux comme la stra té gie et la tac tique.

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Le point es sen tiel der rière cette dis cus sion est le fac‑teur du temps. Une chose est de pré voir ou de pré dire l’écroulement d’une dic ta ture (Ben Ali, As sad…) ou d’un em pire (avec la chute de l’URSS, il y a en fait deux phé no mènes, la dé com po si tion d’un ré gime et, ef fec ti‑ve ment, celle d’un em pire). Sous cou vert d’une af fir ma‑tion par ti cu lière, on ne fait en réa lité que for mu ler un syl lo gisme : tout em pire fi nit par s’écrouler ; or l’URSS est un em pire ; donc l’URSS fi nira par s’écrouler. Pour que la pré vi sion/pré dic tion soit bonne, il suf fit d’avoir cor rec te ment qua li fié le su jet (l’URSS dans cet exemple). Tout autre chose est la da ta tion de l’événement ou des évé ne ments ainsi an non cés. Nous sommes ici dans une si tua tion très dif fé rente de la phy sique, même si la dé com po si tion des élé ments ra dioac tifs, par exemple, ne peut in di vi duel le ment s’analyser qu’en termes pro ba bi‑listes, au sens pré cis de la théo rie ma thé ma tique des pro‑ba bi li tés. Dans ce type de si tua tions la loi des grands nombres, sans doute le ré sul tat le plus fon da men tal de la théo rie des pro ba bi li tés, per met de con ver tir des pro ba‑bi li tés à l’échelle mi cros co pique en cer ti tudes à l’échelle ma cros co pique. Af fir mer en 1980 que l’Union so vié‑tique était con dam née à pé rir n’avait au cune por tée pra‑tique, si l’on était in ca pable de pré ci ser, au moins en termes sub jec tifs, la pro ba bi lité (et les mo da li tés !) de cette mort à un ho ri zon rap pro ché (par exemple, avant la fin du siècle). C’est pour quoi les évé ne ments de 1989‑1991 (de la chute du Mur à la dis so lu tion de l’URSS) sont un par fait exemple de ce que, dans son livre sym pa thi que ment pro vo cant sur « la puis sance de l’imprévisibilité », Nas sim Ni cho las Ta leb ap pelle un « cygne noir », c’est‑à‑dire un évé ne ment de grande por tée que l’on n’avait pas ima giné ou que l’on avait con si déré

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comme pra ti que ment im pos sible1. De même, au mo ment où j’écris ces lignes, bien ma lin se rait ce lui qui pour rait dire à quelle date et se lon quelles mo da li tés le ré gime nord‑co réen dis pa raî tra, alors même que l’on peut te nir cette dis pa ri tion pour cer taine, et que l’on com prend bien le jeu des forces ex té rieures à la Co rée du Nord. No tons que ce type d’incertitude est ra di ca le ment dif fé rent de ce lui qui en toure, di sons, toute pré vi sion sur l’état de la phy sique ou de la tech no lo gie en l’an 2200 (cf. ci‑des sus Dar win et la phy sique vers 1860). Dans l’exemple de la Co rée du Nord, nous fai sons face à un évé ne ment cer tain, mais a priori mul ti forme et ra di ca le‑ment non da table, du moins au ni veau de l’observation ma cros co pique. Face à de tels évé ne ments, la seule at ti‑tude rai son nable est de vivre avec la cons cience qu’ils peu vent se pro duire à n’importe quels mo ments. N’est‑ce pas ce que la sa gesse re com mande à tout un cha cun, face à sa propre mort ?

Cela dit, même s’agissant d’événements comme la chute d’un ré gime dic ta to rial ou to ta li taire, il peut être pos sible dans cer taines con di tions, en chan geant lé gè re‑ment d’échelle, de ré duire le de gré d’incertitude. Au moins de puis Paul Va léry, on sait com bien il faut se mé fier des « le çons de l’histoire ». Le moindre des charmes de cette dis ci pline n’est pour tant pas qu’en of frant une mul ti ‑tude d’études de cas, elle rend pos sible, entre des mains ha biles, la for mu la tion de « lois », qu’il ne faut certes pas

1 Cf. Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Bien que très stimulante, la critique de Taleb est un peu caricaturale. Il est vrai que son ire est particulièrement dirigée contre l’utilisation irresponsable (cf. Schumpeter) des mathématiques financières, ce sur quoi je le rejoins entièrement.

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con fondre avec celles de la na ture, mais qui peu vent uti‑le ment gui der des ana lystes suf fi sam ment fins.

On peut en for mu ler de nom breuses et j’en ai déjà donné des exemples. J’en ajou te rai trois. J’appelle le pre‑mier « pa ra doxe de Tocqueville ». D’un côté, on peut af fir mer que tout ré gime sclé rosé ne peut évi ter la mort bru tale que par des ré formes ; de l’autre, il n’est ja mais aussi vul né rable qu’au mo ment où il les en tre prend. Tocqueville a for mulé cette loi dans le con texte des ré vo‑lu tions eu ro péennes de 1848, mais son ca rac tère a une por tée uni ver selle. Elle s’applique par exemple à la Russie de 1917 et à l’URSS de la fin des an nées 1980 [fin du ré gime tsa riste qui a dé gé néré après 1917, chute en dou‑ceur en 1991 : cela fait une énorme dif fé rence dans le vécu des bi fur ca tions !], à l’Iran du Shah, à la chute de Ben Ali et de Mou ba rak. Son co rol laire est qu’il faut ré for mer en po si tion de force et non de fai blesse, ce qu’avaient com‑pris Bis marck ou Deng Xiao ping. Cer tai ne ment pas Gorbatchev. La trans for ma tion de la Chine de puis la mort de Mao en 1976 est un par fait exemple de « mu ta‑tion lente »1. Ainsi peut‑on par fois ré duire l’incertitude re la tive à la date d’un évé ne ment an noncé comme cer‑tain. En core faut‑il bien s’entendre sur la na ture de cet évé ne ment. Se lon la ma nière dont un ré gime aborde la ques tion de sa propre ré forme, il peut soit évi ter sa chute en se trans for mant (mort douce par mé ta mor phose) soit au con traire la pré ci pi ter (mort vio lente par dé com po si‑tion). Reste, pour l’analyste, à bien ap pré hen der la si tua‑tion d’un ré gime face aux ré formes (quid, par exemple, de l’avenir de la Bir ma nie ou a for tiori de la Co rée du Nord ?). On n’échappe d’autant moins à l’impératif ca té go rique de

1 Cf. Thierry de Montbrial, La Revanche de l’Histoire, Paris, Julliard, 1985.

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la fi nesse que l’esprit re nâcle à faire évo luer ses propres struc tures (mind set) et à sai sir en temps réel le chan ge‑ment de son en vi ron ne ment, ce qui évi dem ment biaise le ju ge ment ou même le pa ra lyse. Un es prit qui se rait suf fi sam ment souple pour s’adapter im mé dia te ment aux méandres de son en vi ron ne ment utile, en cap tant et en in ter pré tant cor rec te ment un mi ni mum de « si gnaux faibles », se rait moins dé muni de vant les cygnes noirs. Comme – sans doute pour des rai sons psy cho lo giques et peut‑être même bio lo giques pro fondes – rares sont les per sonnes suf fi sam ment flexibles et sen sibles, celles qui le sont cou rent le risque de l’isolement. Vox cla man tis in de serto. Mais s’il est vrai que saint Jean‑Baptiste prê chait dans le dé sert, il ne s’en adres sait pas moins à une foule… L’efficacité d’une pré vi sion ré sulte d’une in te rac tion entre un ana lyste et un pu blic, ce qui ren voie à des no tions comme la ré pu ta tion et la con fiance…

La deu xième « loi », éga le ment due à Tocqueville (dans le cadre de son étude sur « l’Ancien Ré gime et la Ré vo lu tion »), sti pule qu’après une ré vo lu tion, les nou‑velles élites ten dent à imi ter celles qui ont été chas sées.

La troi sième pour rait s’énoncer ainsi : ce sont tou‑jours les mêmes qui sont du bon côté. L’histoire de la Ré vo lu tion fran çaise par exemple montre que les plus ha biles, comme Tal ley rand ou Fou ché, se re trou vent tou‑jours du côté du pou voir, même à tra vers les cir cons‑tances les plus dra ma tiques. La barre de sur vie, si l’on peut dire, est beau coup moins haute quand un ré gime ne sombre pas dans la dé com po si tion vio lente, mais sous l’effet de ré vo lu tions pa ci fiques, ce qui fut le cas de la plu part des pays com mu nistes dans ce que l’on ap pe lait au tre fois « l’Europe de l’Est », et na tu rel le ment des États is sus du dé mem bre ment de l’Union so vié tique. De ce

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point de vue, seuls les naïfs peu vent s’étonner du rôle que les an ciens com mu nistes jouent en core dans des pays de ve nus membres de l’Union eu ro péenne comme la Bul ga rie ou la Rou ma nie, ou na tu rel le ment la Rus sie et dans les ré pu bliques de l’Asie cen trale.

La deu xième et la troi sième « lois » con dui sent à rap‑pe ler que l’on a tou jours ten dance à su res ti mer les chan‑ge ments à court terme, et donc l’incidence d’événements con si dé rés sur le mo ment comme des rup tures, alors qu’ils ne sont que des fluc tua tions. En ce sens beau coup de cygnes noirs sont peut‑être plus gris qu’on ne le pense. À l’inverse, on a non moins ten dance à sous‑es ti mer les chan ge ments à long terme, alors même qu’ils s’effectuent en dou ceur, sans rup ture ap pa rente (mu ta tion lente). Ces biais s’expliquent sans doute par des épi sodes de stress ou d’affolement qui, dans le pre mier cas, ac com‑pa gnent la mise en lu mière de si tua tions non viables ou, dans le se cond, par la dé dra ma ti sa tion des adap ta tions bien en ga gées.

En com men çant ce dé ve lop pe ment sur l’analyse et la pré vi sion dans le do maine du po li tique, j’ai sou li gné l’importance de la no tion d’échelle. Par tant d’un point de vue ma cros co pique, nous avons su brep ti ce ment glissé de la vi sion té les co pique vers la vi sion mi cros co pique. Quand on dit que tout em pire pé rira – ou d’ailleurs quand on énonce d’autres vé ri tés ba siques comme la ten dance pour les po pu la tions des pays pauvres à émi‑grer vers les pays voi sins plus riches –, point n’est be soin ty pi que ment d’invoquer le rôle de per son na li tés in di‑vi duelles. Mais quand il s’agit de da ter, les dé tails comptent. On en re vient tou jours à l’histoire du nez de Cléo pâtre. Ainsi, les cir cons tances par ti cu lières de la chute de l’Union so vié tique met tent en scène des per sonnes en

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chair et en os, mais aussi en es prit, comme Gorbatchev ou Elt sine et bien d’autres moins cé lèbres. L’analyse sur le vif des cir cons tances sus cep tibles de pro vo quer de vraies ou fausses bi fur ca tions et les pré vi sions qui en dé cou lent, sup po sent un de gré de fi nesse beau coup plus élevé que les syl lo gismes du plan ma cros co pique. Or le ni veau d’analyse n’est ja mais suf fi sam ment pe tit, il faut tou jours al ler voir de plus près, et chaque ni veau a son po ten tiel de cygnes noirs, comme la ten ta tive avor tée de coup d’État contre Gorbatchev en août 1991. Nous sommes là très proches de l’idée de non‑li néa rité. Mais plus on tra vaille à l’échelle mi cros co pique, moins les ren sei gne ments né ces saires à l’analyse con crète sont ai sé ment dis po nibles. Dans l’Égypte post‑Mou ba rak, par exemple, il était fa cile de pro nos ti quer d’emblée que le nou vel équi libre dé pen‑drait prin ci pa le ment du rap port entre l’armée et les Frères mu sul mans, les ma ni fes tants ini tiaux de la place Ta hrir ne jouant qu’un rôle tran si toire. Un ob ser va teur non biaisé par l’idéologie (et donc par un « mo dèle » er roné) ne pre‑nait pas grand risque en pré voyant que l’armée avait da van tage de chances de sor tir ga gnante. Mais in ter pré‑ter en temps réel, en août 2012, l’annonce par le pré si dent Morsi de la mise à l’écart du vieux ma ré chal Tan taoui et de quelques autres gé né raux au pro fit d’un cer tain gé né‑ral El‑Sissi plu tôt bien vu des isla mistes, n’avait rien d’évident, même pour un es prit très fin, mais qui igno‑rait tout d’El‑Sissi. Avec les échecs du ré gime dans les mois qui ont suivi, la pré vi sion est de ve nue plus ai sée. On en ar rive ainsi à une con clu sion es sen tielle : dans le do maine du po li tique (res pu blica, chose pu blique), les pré vi sions ma cros co piques sont re la ti ve ment fa ciles mais peu opé ra toires en rai son de la dif fi culté voire l’impos‑sibilité de leur don ner une forme pré cise et sur tout de les

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da ter ; les pré vi sions mi cros co piques, sus cep tibles d’avoir un ca rac tère opé ra toire, sont dif fi ciles car elles re quiè rent à la fois de l’information non tri viale et un haut de gré de fi nesse.

À ce stade de l’exposé, nous fe rons quelques re marques suc cinctes sur la no tion de ren sei gne ment, ou d’infor‑mation. L’anglais uti lise le mot in tel li gence, qui dit bien ce qu’il veut dire et qui est d’ailleurs de plus en plus uti‑lisé en fran çais. Tout d’abord, l’information n’a de sens que par rap port à une ques tion cor rec te ment for mu lée et dans un cadre ana ly tique – ou mo dèle – ex pli ci te ment ou le plus sou vent im pli ci te ment posé (mind set, dans la forme im pli cite), ce cadre ren voyant à son tour à des préoc cu pa tions clai re ment iden ti fiées. En gros, il s’agit de con fir mer ou d’infirmer ce cadre. Je n’insiste pas sur les ré sis tances psy cho lo giques qui se ma ni fes tent dans le se cond cas. Par fois, les ré ponses à une bat te rie de ques‑tions bien po sées peu vent en ef fet don ner à un cadre ana‑ly tique un haut de gré de fia bi lité. Or de tout cadre ana ly tique per ti nent dé cou lent des pré vi sions justes. Ce qui ne veut pas dire que toutes les pré vi sions qui en dé cou lent soient justes ; tout cadre, tout mo dèle a ses li mites de va li dité. Sou vent les ré ponses, parce qu’on ne les at ten dait pas, con dui sent à mo di fier le cadre ou le mo dèle, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’ensemble soit co hé rent. Tel est, en subs tance, le tra vail des or ga ni sa tions de ren sei gne ment de toutes na tures : ser vices di plo ma‑tiques et ser vices se crets des États, cel lules d’intelligence éco no mique, etc. Ob ser vons qu’à cet égard les think tanks se si tuent à un ni veau mé sos co pique : ni trop « ma cro » (on n’a pas be soin d’eux pour cela) ; ni trop « mi cro », en rai‑son de leur vo ca tion d’intérêt gé né ral. Quant à leurs sources de ren sei gne ment, elles sont le plus sou vent,

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mais pas tou jours, ou vertes : presse spé cia li sée, in te rac‑tion entre pairs et avec les ré seaux de sta ke hol ders qui leur cor res pon dent.

On re mar quera que, du point de vue des prin cipes fon da men taux, l’activité d’analyse et de pré vi sion dans les sciences mo rales et po li tiques – mieux vaut dire ici ex pli ci te ment : d’analyse, de ren sei gne ment (ou d’infor‑mation) et de pré vi sion – s’apparente à l’activité scien ti‑fique, celle des sciences « dures », mais aussi des sciences « molles ». Je pense par exemple à l’économie où, comme je l’ai déjà dit, la ten dance n’est plus – comme chez Keynes de la théo rie gé né rale de l’emploi, de l’intérêt et de la crois­sance ou chez les théo ri ciens de l’équilibre et de l’optimum – à la ri chesse d’une grande théo rie uni fi ca‑trice, mais à la cons ti tu tion et uti li sa tion de pe tits mo dèles où l’intuition et le « ju ge ment », donc la fi nesse, jouent le rôle pré pon dé rant. Beau coup d’erreurs de pré vi sion sont la con sé quence de cadres ana ly tiques, ou de mo dèles, mal con çus (et in suf fi sam ment ima gi na tifs), dé ca lés par rap port à l’évolution de l’environnement (syn drome de la ligne Maginot) et in suf fi sam ment do cu men tés. Et dans tout mo dèle bien conçu (ex pli ci te ment ou im pli ci‑te ment), il de vrait y avoir place pour les cygnes noirs ! À cet égard, il est vrai sem blable que l’évolution des tech‑no lo gies de l’information fera émer ger des mé thodes nou velles sus cep tibles dans cer tains cas de sup pléer l’intuition. La ca pa cité tech nique de trai ter ra pi de ment d’immenses quan ti tés de don nées (Big Data) ouvre d’ores et déjà la pos si bi lité d’identifier à l’avance des évé‑ne ments pos sibles si non pro bables (une ma ni fes ta tion « spon ta née » contre telle ou telle cible par exemple), aux‑quels per sonne n’aurait eu de rai son de son ger, évé ne‑ments qui n’auraient au cune place dans un ba nal mo dèle

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pro ba bi liste. Ce qui est en cause en ef fet, c’est la con cep‑tion du mo dèle, et non pas, comme le pré tend l’auteur du Cygne noir, la loi de Gauss en tant que telle. Or l’imagi‑nation des gens « nor maux » et leur ca pa cité de re mettre en ques tion leurs sché mas men taux (mind sets) sont d’autant plus bor nées qu’ils doi vent ré sis ter en per ma‑nence contre le bruit de fond des in for ma tions er ra tiques plus ou moins in ten tion nées qui cir cu lent à tra vers les mé dias (y com pris so ciaux !), en par ti cu lier les ru meurs dont les ef fets peu vent être dé sas treux. On peut pen ser par exemple au stress des mar chés fi nan ciers dans cer tains épi sodes de la saga de la crise de l’euro, ou plus exac te‑ment de la crise de la gou ver nance de l’euro. Au cune pré‑vi sion sé rieuse ne peut ré sul ter de pa reille soupe, sauf peut‑être pour les rares es prits suf fi sam ment fins pour fil‑trer ins tinc ti ve ment ce qui va cor ro bo rer ou au con traire in fir mer un mo dèle per ti nent et non moins in tui tif.

In sis tons aussi sur le fait que, dans tous les cas où elles sont con çues pour être utiles, l’analyse et la pré vi sion sont or ga ni sées comme des ou tils praxéo lo giques, donc en vue de la pres crip tion, ceci dans le cadre d’objectifs tac tiques ou stra té giques. En re mon tant la chaîne, on voit qu’il faut par tir de ces ob jec tifs (ceux d’un État ou plu tôt de telle ou telle par tie d’un État, d’une en tre prise, d’un think tank et plus gé né ra le ment d’une unité ac tive) pour ca drer toute ac ti vité d’analyse et de pré vi sion : à qui s’adresse‑t‑on, à quelle fin, etc.

Je re viens main te nant au con cept le plus large du po li tique, de chose pu blique, qui con cerne au sens large toutes les uni tés ac tives, ou sys tèmes d’unités ac tives, et qui s’oppose à ce lui de chose pri vée, re la tive aux per‑sonnes phy siques. In sis tons sur le fait qu’une unité ac tive n’est pas né ces sai re ment une unité po li tique, et

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qu’elle peut ne com prendre que deux per sonnes phy siques (un « couple »). En con sé quence, notre ap proche du concept de po li tique est plus con tras tée que l’opposition tra di tion nelle entre chose pu blique – re la tive à une unité po li tique, le plus sou vent un État –, et chose pri vée – re la‑tive à une unité ac tive (à la li mite une seule per sonne phy sique) non po li tique. Ici en core, l’échelle d’obser‑vation im porte. La plu part des uni tés ac tives peu vent s’analyser comme des sys tèmes de sous‑uni tés ac tives et ainsi de suite, un peu comme en phy sique un atome se ré sout en élec trons et nu cléons (pro tons et neu trons), ces der niers se com po sant de quarks, toutes ces par ti cules in te ra gis sant grâce à la mé dia tion d’autres par ti cules ap pe lées bo sons. À un pre mier ni veau, l’analyse peut et à vrai dire doit s’effectuer avec l’esprit de géo mé trie. Ainsi, dans tout État, peut‑on dis tin guer le sys tème des trois branches de gou ver ne ment (exé cu tif, lé gi sla tif et ju di‑ciaire), cha cune de ces branches cons ti tuant un sous‑système d’unités ac tives (par exemple, la pré si dence, les se cré ta riats d’État et autres agences à ca rac tère mi nis té‑riel dans le cas des États‑Unis) qui lui‑même est un sys‑tème de sous‑sys tèmes. La pré si dence est elle‑même un or ga nisme com plexe, avec par exemple le Na tio nal Se cu‑rity Coun cil qui s’analyse en sous‑sys tèmes et ainsi de suite. La « science po li tique » se fixe parmi ses tâches d’identifier, de dé crire et d’analyser ces en che vê tre ments de sys tèmes, pour les uni tés po li tiques, et d’élaborer des con cepts et des mo dèles pla to ni ciens pour ten ter d’en sai sir la struc ture, c’est‑à‑dire l’essence ou les in va riants1. La « science du ma na ge ment » pro cède de même pour le

1 Invariants dans un sens profond, puisque les Idées platoni‑ciennes se situent en dehors du temps, les phénomènes « réels » et donc temporels n’étant que des réalisations « dégradées » des Idées.

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monde des en tre prises, la « cri mi no lo gie » pour ce lui des uni tés ac tives cri mi nelles, etc. Ainsi par vient‑on à cons‑truire in tel lec tuel le ment une géo mé trie du po li tique dont l’utilité pra tique est trop évi dente (com pré hen sion des « usines de fa bri ca tion des dé ci sions » par exemple) pour qu’il soit né ces saire de s’y at tar der.

Mais à s’en te nir à ce type d’analyses, on s’interdirait d’expliquer ou même de voir com ment le car di nal de  Ri che lieu a sur vécu à la « jour née des dupes » le 11 no vembre 1630, ce qui a eu une im por tance dé ter‑mi nante sur le cours de l’Histoire de la France, com‑ment Robespierre est tombé ou au con traire le coup d’État du 18 Bru maire a réussi, et tant d’autres grandes ou pe tites his toires dé ci sives des États mais aussi du monde des en tre prises ou de la pègre, qui fu rent ou sont au tant de cygnes noirs ou de bi fur ca tions dans la chaîne des évé ne ments. Si d’ailleurs, après la mode du mar‑xisme ou l’époque de l’École des An nales, en France, on a re trouvé le goût de la bio gra phie, c’est peut‑être en rai‑son du be soin de com prendre les sin gu la ri tés et pour‑quoi l’Histoire (au sens large) n’est pas dé ter mi niste, alors que l’illusion du dé ter mi nisme ré tros pec tif est l’un des biais les plus na tu rels de l’esprit. À la li mite, cer tains phé no mènes mi cros co piques même les plus mar quants de l’Histoire ou plus gé né ra le ment de toute his toire ne pour raient avoir été an ti ci pés qu’en ayant été ca pables de « mo dé li ser » par un la beur guidé par l’intuition le fonc‑tion ne ment cé ré bral de telle ou telle per sonne phy sique, ou, plus dif fi cile en core, l’interaction entre quelques cer‑veaux ex cep tion nels. Pa reil fonc tion ne ment, ou pa reilles in te rac tions, sont émi nem ment ins crits dans une du rée berg so nienne con crète, certes par fois très courte, et ne se lais sent donc pas sai sir à tra vers des re pré sen ta tions

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« ci né ma to gra phiques » tou jours pour par ler comme Berg son. Celles‑ci tra ves tis sent la no tion de du rée, dont elles ef fa cent l’essentiel, c’est‑à‑dire la créa tion. Tout juste peut‑on ten ter de re cons ti tuer ces évé ne ments uniques a pos te riori, comme peu vent le faire des his to riens ou par‑fois des ro man ciers pour vus d’une in tui tion hors normes. Je m’appuierai à cet égard sur Ste fan Zweig, qui fut tou‑jours fas ciné par les per for mances ex trêmes des forces de l’esprit. Ce n’est pas sans rai son que cet au teur, frappé par des re marques de Bal zac, avait choisi d’écrire une bio gra‑phie de Jo seph Fou ché, pré sen tée « comme utile et très ac tuelle [son ou vrage date de 1929] con tri bu tion à la psy cho lo gie de l’homme po li tique », ou en core « comme une con tri bu tion à une étude bio lo gique en core inexis‑tante et pour tant très né ces saire, du di plo mate, de cette race d’esprit qui n’a pas en core été com plè te ment exa mi‑née et qui est la plus re dou table de notre uni vers ». Zweig va même jusqu’à écrire de ce grand cri mi nel (je me ré fère à Cha teau briand, dé cri vant Tal ley rand ap puyé sur le bras de Fou ché : « le vice ap puyé sur le crime ») qu’il fut « le plus re mar quable de tous les hommes po li tiques ».

Voilà le grand mot lâ ché : homme po li tique. Quand on re garde « la po li tique » avec un gros sis se ment de plus en plus fort (comme on parle du gros sis se ment d’une loupe ou d’un mi cros cope), on cons tate que l’approche « géo mé trique » échoue à re pré sen ter les phé no mè nes – hu mains pour ce qui nous con cerne ici – à la ra cine des bi fur ca tions et autres cygnes noirs. Voir par exemple le cas des at ten tats du 11 sep tembre 2001. Il faut af fron ter ce fait, et com plé ter la dé fi ni tion gé né rale du po li tique (au mas cu lin) comme do maine de la chose pu blique par une autre, d’un autre ordre, et qui vise à cap ter l’essence de l’homo po li ti cus : la po li tique (au fé mi nin) et, dans la

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réa lité vé cue dans la du rée berg so nienne de la chose pu blique, tout ce qui n’est pas d’ordre géo mé trique. Cela vaut au ni veau d’un État ou de toute sub di vi sion d’un État, d’une en tre prise, etc. Pour toute unité ac tive, les cir‑cons tances per met tent à cer taines per sonnes phy siques d’exercer une in fluence ou un pou voir cri tique à cer tains mo ments, au‑delà de toute réa lité ju ri dique ou fonc tion‑nelle. On trouve dans cette ca té go rie les per son nages les plus re mar quables de l’Histoire, mais aussi du monde de l’entreprise ou de la fi nance, de la re li gion, de la cri mi na‑lité (car ce dont nous par lons ne re lève pas du bien ou du mal)… Tous ces per son nages ont en com mun une ca pa‑cité unique de voir et d’anticiper des si tua tions com plexes, c’est‑à‑dire échap pant à l’esprit de géo mé trie. Ils ont la ca pa cité de « chan ger le monde ». Bal zac écri vait à pro pos de Fou ché : « Cet homme au pâle vi sage élevé dans les dis‑si mu la tions mo nas tiques […] avait len te ment et si len‑cieu se ment étu dié les hommes, les choses, les in té rêts de la scène po li tique. » Il nous est pré senté comme un ani mal au sang froid, pourvu en toute cir cons tance d’un masque im pé né trable, dé pourvu de tout sens de cul pa bi lité, d’une amo ra lité ab so lue, doté d’une in tui tion ex traor di naire des si tua tions et de leur de ve nir, et qui en con sé quence mé nage ses po si tions pour tou jours fi nir par tom ber du bon côté, c’est‑à‑dire de la ma jo rité, quelle qu’elle soit.

Au ni veau de gros sis se ment le plus fort qui nous soit ac ces sible, au sein d’une unité ac tive par ti cu lière, on peut iden ti fier un pe tit nombre d’hommes ou de femmes po li‑tiques qui sont avec les autres dans des re la tions pro fon‑dé ment asy mé triques, dont l’art est tout en fi nesse, et dont la com pré hen sion par les « géo mètres » peut être dif fi cile si non im pos sible en temps réel. Bal zac cé lé brait en Fou ché « l’un de ces per son nages qui ont tant de faces

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et tant de pro fon deur sous chaque face, qu’ils sont im pé‑né trables au mo ment où ils jouent et qu’ils ne peu vent être ex pli qués que long temps après la par tie ». En ce sens, les grands hommes po li tiques – bé né fiques ou ma lé‑fiques – sont comme les grands ar tistes ou les grands dé cou vreurs : ils sont uniques, et donc im pré vi sibles, sauf pour des ob ser va teurs dont la fi nesse con fi ne rait au don de la voyance. Il n’y a pas que le nez de Cléo pâtre qui puisse chan ger la face du monde. Voilà pour quoi on doit tou jours se pré pa rer psy cho lo gi que ment et donc pra ti‑que ment à l’émergence pos sible de cygnes noirs et s’il faut se gar der de tout at tendre de l’esprit de fi nesse, il est en core moins sage de s’en re mettre ex clu si ve ment à  l’esprit de géo mé trie, ce qui n’empêche nul le ment d’admirer ses œuvres, jusques et y com pris dans les sciences mo rales et po li tiques.