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Victor Hugo - Le Dernier Jour d Un Condamne

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Pour pratiquer la langue française, pour ceux qui l'aiment.

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  • 1Une comdie propos d'une tragdie

    PERSONNAGES

    MADAME DE BLINVALLE CHEVALIER

    ERGASTEUN POTE LGIAQUE

    UN PHILOSOPHEUN GROS MONSIEUR

    UN MONSIEUR MAIGREDES FEMMESUN LAQUAIS

  • 2 Un salon

    UN POTE LGIAQUE, lisant.

    Le lendemain, des pas traversaient la fort,Un chien le long du fleuve en aboyant errait ;Et quand la bachelette en larmesRevint sasseoir, le cur rempli dalarmes,Sur la tant vieille tour de lantique chtel,Elle entendit les flots gmir, la triste Isaure,Mais plus nentendit la mandoreDu gentil mnestrel !

    TOUT LAUDITOIREBravo ! charmant ! ravissant !

    On bat des mains.

    MADAME DE BLINVALIl y a dans cette fin un mystre indfinissable qui tire les larmes des yeux.

    LE POTE LGIAQUE, modestement.La catastrophe est voile.

    LE CHEVALIER, hochant la tte.Mandore, mnestrel, cest du romantique a !

    LE POTE LGIAQUEOui, monsieur, mais du romantique raisonnable, du vrai romantique. Quevoulez-vous ? il faut bien faire quelques concessions.

    LE CHEVALIERDes concessions ! des concessions ! cest comme cela quon perd le got.Je donnerais tous les vers romantiques seulement pour ce quatrain :

    De par le Pinde et par Cythre,Gentil-Bernard est avertiQue lArt dAimer doit samediVenir souper chez lArt de Plaire.

    Voil la vraie posie ! LArt dAimer qui soupe samedi chez lArt de Plaire ! la bonne heure ! Mais aujourdhui cest la mandore, le mnestrel. On ne

  • 3fait plus de posies fugitives. Si jtais pote, je ferais des posies fugitives ;mais je ne suis pas pote, moi.

    LE POTE LGIAQUECependant, les lgies .

    LE CHEVALIERPosies fugitives, monsieur. Bas Mme de Blinval : Et puis, chtel nest pasfranais ; on dit castel.

    QUELQUUN, au pote lgiaque.Une observation, monsieur. Vous dites lantique chtel, pourquoi pas legothique ?

    LE POTE LGIAQUEGothique ne se dit pas en vers.

    LE QUELQUUNAh ! cest diffrent.

    LE POTE LGIAQUE, poursuivant.Voyez-vous bien, monsieur, il faut se borner. Je ne suis pas de ceux quiveulent dsorganiser le vers franais, et nous ramener lpoque desRonsard et des Brbeuf. Je suis romantique, mais modr. Cest comme pourles motions. Je les veux douces, rveuses, mlancoliques, mais jamais desang, jamais dhorreurs. Voiler les catastrophes. Je sais quil y a des gens,des fous, des imaginations en dlire qui . Tenez, mesdames, avez-vous lule nouveau roman ?

    LES DAMESQuel roman ?

    LE POTE LGIAQUELe Dernier Jour

    UN GROS MONSIEURAssez, monsieur ! Je sais ce que vous voulez dire. Le titre seul me fait malaux nerfs.

    MADAME DE BLINVALEt moi aussi. Cest un livre affreux. Je lai l.

  • 4LES DAMESVoyons, voyons.

    On se passe le livre de main en main.

    QUELQUUN, lisant.Le Dernier Jour dun

    LE GROS MONSIEURGrce, madame !

    MADAME DE BLINVALEn effet, cest un livre abominable, un livre qui donne le cauchemar, un livrequi rend malade.

    UNE FEMME, bas.Il faudra que je lise cela.

    LE GROS MONSIEURIl faut convenir que les murs vont se dpravant de jour en jour. Mon Dieu,lhorrible ide ! dvelopper, creuser, analyser, lune aprs lautre, et sans enpasser une seule, toutes les souffrances physiques, toutes les tortures moralesque doit prouver un homme condamn mort, le jour de lexcution ! Celanest-il pas atroce ? Comprenez-vous, mesdames, quil se soit trouv uncrivain pour cette ide, et un public pour cet crivain ?

    LE CHEVALIERVoil en effet qui est souverainement impertinent.

    MADAME DE BLINVALQuest-ce que cest que lauteur ?

    LE GROS MONSIEURIl ny avait pas de nom la premire dition.

    LE POTE LGIAQUECest le mme qui a dj fait deux autres romans, ma foi, jai oubli les titres.Le premier commence la Morgue et finit la Grve. chaque chapitre, ily a un ogre qui mange un enfant.

    LE GROS MONSIEURVous avez lu cela, monsieur ?

  • 5LE POTE LGIAQUEOui, monsieur ; la scne se passe en Islande.

    LE GROS MONSIEUREn Islande, cest pouvantable !

    LE POTE LGIAQUEIl a fait en outre des odes, des ballades, je ne sais quoi, o il y a des monstresqui ont des corps bleus.

    LE CHEVALIER, riant.Corbleu ! cela doit faire un furieux vers.

    LE POTE LGIAQUEIl a publi aussi un drame, on appelle cela un drame, o lon trouve cebeau vers :

    Demain vingt-cinq juin mille six cent cinquante-sept.

    QUELQUUNAh, ce vers !

    LE POTE LGIAQUECela peut scrire en chiffres, voyez-vous, mesdames :

    Demain, 25 juin 1657.Il rit. On rit.

    LE CHEVALIERCest une chose particulire que la posie d prsent.

    LE GROS MONSIEURAh ! il ne sait pas versifier, cet homme-l ! Comment donc sappelle-t-il dj ?

    LE POTE LGIAQUEIl a un nom aussi difficile retenir qu prononcer. Il y a du goth, du visigoth,de lostrogoth dedans.

    Il rit.

    MADAME DE BLINVALCest un vilain homme.

  • 6LE GROS MONSIEURUn abominable homme.

    UNE JEUNE FEMMEQuelquun qui le connat ma dit .

    LE GROS MONSIEURVous connaissez quelquun qui le connat ?

    LA JEUNE FEMMEOui, et qui dit que cest un homme doux, simple, qui vit dans la retraite, etpasse ses journes jouer avec ses petits-enfants.

    LE POTEEt ses nuits rver des uvres de tnbres. Cest singulier ; voil un versque jai fait tout naturellement. Mais cest quil y est, le vers :

    Et ses nuits rver des uvres de tnbres.

    Avec une bonne csure. Il ny a plus que lautre rime trouver. Pardieu !funbres.

    MADAME DE BLINVALQuidquid tentabat dicere, versus erat.

    LE GROS MONSIEURVous disiez donc que lauteur en question a des petits enfants. Impossible,madame. Quand on a fait cet ouvrage-l ! un roman atroce !

    QUELQUUNMais, ce roman, dans quel but la-t-il fait ?

    LE POTE LGIAQUEEst-ce que je sais, moi ?

    UN PHILOSOPHE ce quil parat, dans le but de concourir labolition de la peine de mort.

    LE GROS MONSIEURUne horreur, vous dis-je !

    LE CHEVALIERAh ! cest donc un duel avec le bourreau ?

  • 7LE POTE LGIAQUEIl en veut terriblement la guillotine.

    UN MONSIEUR MAIGREJe vois cela dici ; des dclamations.

    LE GROS MONSIEURPoint. Il y a peine deux pages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste,ce sont des sensations.

    LE PHILOSOPHEVoil le tort. Le sujet mritait le raisonnement. Un drame, un roman neprouve rien. Et puis, jai lu le livre, et il est mauvais.

    LE POTE LGIAQUEDtestable ! Est-ce que cest l de lart ? Cest passer les bornes, cest casserles vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais ? mais point. Qua-t-ilfait ? on nen sait rien. Cest peut-tre un fort mauvais drle. On na pas ledroit de mintresser quelquun que je ne connais pas.

    LE GROS MONSIEUROn na pas le droit de faire prouver son lecteur des souffrances physiques.Quand je vois des tragdies, on se tue, eh bien ! cela ne me fait rien. Maisce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tte, il vous fait venir lachair de poule, il vous donne de mauvais rves. Jai t deux jours au litpour lavoir lu.

    LE PHILOSOPHEAjoutez cela que cest un livre froid et compass.

    LE POTEUn livre ! un livre !

    LE PHILOSOPHEOui. Et comme vous disiez tout lheure, monsieur, ce nest point l devritable esthtique. Je ne mintresse pas une abstraction, une entitpure. Je ne vois point l une personnalit qui sadquate avec la mienne. Etpuis le style nest ni simple ni clair. Il sent larchasme. Cest bien l ce quevous disiez, nest-ce pas ?

    LE POTESans doute, sans doute. Il ne faut pas de personnalits.

  • 8LE PHILOSOPHELe condamn nest pas intressant.

    LE POTEComment intresserait-il ? il a un crime et pas de remords. Jeusse fait tout lecontraire. Jeusse cont lhistoire de mon condamn. N de parents honntes.Une bonne ducation. De lamour. De la jalousie. Un crime qui nen soitpas un. Et puis des remords, des remords, beaucoup de remords. Mais leslois humaines sont implacables : il faut quil meure. Et l jaurais trait maquestion de la peine de mort. la bonne heure !

    MADAME DE BLINVALAh ! Ah !

    LE PHILOSOPHEPardon. Le livre, comme lentend monsieur, ne prouverait rien. Laparticularit ne rgit pas la gnralit.

    LE POTEEh bien ! mieux encore ; pourquoi navoir pas choisi pour hros, parexemple . Malesherbes, le vertueux Malesherbes ? son dernier jour, sonsupplice ? Oh ! alors, beau et noble spectacle ! Jeusse pleur, jeusse frmi,jeusse voulu monter sur lchafaud avec lui.

    LE PHILOSOPHEPas moi.

    LE CHEVALIERNi moi. Ctait un rvolutionnaire, au fond, que votre M. de Malesherbes.

    LE PHILOSOPHELchafaud de Malesherbes ne prouve rien contre la peine de mort engnral.

    LE GROS MONSIEURLa peine de mort ! quoi bon soccuper de cela ? Quest-ce que cela vousfait, la peine de mort ? Il faut que cet auteur soit bien mal n, de venir nousdonner le cauchemar ce sujet avec son livre !

    MADAME DE BLINVALAh ! oui, un bien mauvais cur !

  • 9LE GROS MONSIEURIl nous force regarder dans les prisons, dans les bagnes, dans Bictre. Cestfort dsagrable. On sait bien que ce sont des cloaques ; mais quimporte la socit ?

    MADAME DE BLINVALCeux qui ont fait les lois ntaient pas des enfants.

    LE PHILOSOPHEAh, cependant, en prsentant les choses avec vrit

    LE MONSIEUR MAIGREEh ! cest justement ce qui manque, la vrit. Que voulez-vous quun potesache sur de pareilles matires ? Il faudrait tre au moins procureur duroi. Tenez, jai lu dans une citation quun journal fait de ce livre, que lecondamn ne dit rien quand on lui lit son arrt de mort ; eh bien, moi, jai vuun condamn qui, dans ce moment-l, a pouss un grand cri. Vous voyez.

    LE PHILOSOPHEPermettez

    LE MONSIEUR MAIGRETenez, messieurs, la guillotine, la Grve, cest de mauvais got ; et lapreuve, cest quil parat que cest un livre qui corrompt le got, et vousrend incapable dmotions pures, fraches, naves. Quand donc se lverontles dfenseurs de la saine littrature ? Je voudrais tre, et mes rquisitoiresmen donneraient peut-tre le droit, membre de lacadmie franaise . Voil justement monsieur Ergaste, qui en est. Que pense-t-il du Dernier Jourdun condamn ?

    ERGASTEMa foi, monsieur, je ne lai lu ni ne le lirai. Je dnais hier chez Mme deSnange, et la marquise de Morival en a parl au duc de Melcourt. Ondit quil y a des personnalits contre la magistrature, et surtout contre leprsident dAlimont. Labb de Floricour aussi tait indign. Il parat quil ya un chapitre contre la religion, et un chapitre contre la monarchie. Si jtaisprocureur du roi !

    LE CHEVALIERAh bien oui, procureur du roi ! et la charte ! et la libert de la presse !Cependant un pote qui veut supprimer la peine de mort, vous conviendrezque cest odieux. Ah ! ah ! dans lancien rgime, quelquun qui se serait

  • 10

    permis de publier un roman contre la torture ! Mais depuis la prise dela Bastille on peut tout crire. Les livres font un mal affreux.

    LE GROS MONSIEURAffreux. On tait tranquille, on ne pensait rien. Il se coupait bien de tempsen temps en France une tte par-ci par-l, deux tout au plus par semaine. Toutcela sans bruit, sans scandale. Ils ne disaient rien. Personne ny songeait. Pasdu tout, voil un livre un livre qui vous donne un mal de tte horrible !

    LE MONSIEUR MAIGRELe moyen quun jur condamne aprs lavoir lu !

    ERGASTECela trouble les consciences.

    MADAME DE BLINVALAh ! les livres ! les livres ! Qui et dit cela dun roman ?

    LE POTEIl est certain que les livres sont bien souvent un poison subversif de lordresocial.

    LE MONSIEUR MAIGRESans compter la langue, que messieurs les romantiques rvolutionnent aussi.

    LE POTEDistinguons, monsieur ; il y a romantiques et romantiques.

    LE MONSIEUR MAIGRELe mauvais got, le mauvais got.

    ERGASTEVous avez raison. Le mauvais got.

    LE MONSIEUR MAIGREIl ny a rien rpondre cela.

    LE PHILOSOPHE, appuy au fauteuil dune dame.Ils disent l des choses quon ne dit mme plus rue Mouffetard.

    ERGASTEAh ! labominable livre !

  • 11

    MADAME DE BLINVALEh ! ne le jetez pas au feu. Il est la loueuse.

    LE CHEVALIERParlez-moi de notre temps. Comme tout sest dprav depuis, le got et lesmurs ! Vous souvient-il de notre temps, madame de Blinval ?

    MADAME DE BLINVALNon, monsieur, il ne men souvient pas.

    LE CHEVALIERNous tions le peuple le plus doux, le plus gai, le plus spirituel. Toujours debelles ftes, de jolis vers. Ctait charmant. Y a-t-il rien de plus galant quele madrigal de M. de La Harpe sur le grand bal que Mme la marchale deMailly donna en mille sept cent . lanne de lexcution de Damiens ?

    LE GROS MONSIEUR, soupirant.Heureux temps ! Maintenant les murs sont horribles, et les livres aussi.Cest le beau vers de Boileau :

    Et la chute des arts suit la dcadence des murs.

    LE PHILOSOPHE, bas au pote.Soupe-t-on, dans cette maison ?

    LE POTE LGIAQUEOui, tout lheure.

    LE MONSIEUR MAIGREMaintenant on veut abolir la peine de mort, et pour cela on fait des romanscruels, immoraux et de mauvais got, le Dernier Jour dun condamn, quesais-je ?

    LE GROS MONSIEURTenez, mon cher, ne parlons plus de ce livre atroce ; et, puisque je vousrencontre, dites-moi, que faites-vous de cet homme dont nous avons rejetle pourvoi depuis trois semaines ?

    LE MONSIEUR MAIGREAh ! un peu de patience ! Je suis en cong ici. Laissez-moi respirer. monretour. Si cela tarde trop pourtant, jcrirai mon substitut .

  • 12

    UN LAQUAIS, entrant.Madame est servie.

  • 13

    IBictre

    Condamn mort !Voil cinq semaines que jhabite avec cette pense, toujours seul avec

    elle, toujours glac de sa prsence, toujours courb sous son poids !Autrefois, car il me semble quil y a plutt des annes que des semaines,

    jtais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure,chaque minute avait son ide. Mon esprit, jeune et riche, tait plein defantaisies. Il samusait me les drouler les unes aprs les autres, sans ordreet sans fin, brodant dinpuisables arabesques cette rude et mince toffe de lavie. Ctaient des jeunes filles, de splendides chapes dvque, des bataillesgagnes, des thtres pleins de bruit et de lumire, et puis encore des jeunesfilles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers.Ctait toujours fte dans mon imagination. Je pouvais penser ce que jevoulais, jtais libre.

    Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot,mon esprit est en prison dans une ide. Une horrible, une sanglante, uneimplacable ide ! Je nai plus quune pense, quune conviction, quunecertitude : condamn mort !

    Quoi que je fasse, elle est toujours l, cette pense infernale, comme unspectre de plomb mes cts, seule et jalouse, chassant toute distraction,face face avec moi misrable, et me secouant de ses deux mains de glacequand je veux dtourner la tte ou fermer les yeux. Elle se glisse sous toutesles formes o mon esprit voudrait la fuir, se mle comme un refrain horrible toutes les paroles quon madresse, se colle avec moi aux grilles hideusesde mon cachot, mobsde veill, pie mon sommeil convulsif, et reparatdans mes rves sous la forme dun couteau.

    Je viens de mveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : Ah !ce nest quun rve ! Eh bien ! avant mme que mes yeux lourds aienteu le temps de sentrouvrir assez pour voir cette fatale pense crite danslhorrible ralit qui mentoure, sur la dalle mouille et suante de ma cellule,dans les rayons ples de ma lampe de nuit, dans la trame grossire de la toilede mes vtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la gibernereluit travers la grille du cachot, il me semble que dj une voix a murmur mon oreille : Condamn mort !

  • 14

    IICtait par une belle matine daot.Il y avait trois jours que mon procs tait entam ; trois jours que mon

    nom et mon crime ralliaient chaque matin une nue de spectateurs, quivenaient sabattre sur les bancs de la salle daudience comme des corbeauxautour dun cadavre ; trois jours que toute cette fantasmagorie des juges,des tmoins, des avocats, des procureurs du roi, passait et repassait devantmoi, tantt grotesque, tantt sanglante, toujours sombre et fatale. Les deuxpremires nuits, dinquitude et de terreur, je nen avais pu dormir ; latroisime, jen avais dormi dennui et de fatigue. minuit, javais laiss lesjurs dlibrant. On mavait ramen sur la paille de mon cachot, et jtaistomb sur-le-champ dans un sommeil profond, dans un sommeil doubli.Ctaient les premires heures de repos depuis bien des jours.

    Jtais encore au plus profond de ce profond sommeil lorsquon vint merveiller. Cette fois il ne suffit point du pas lourd et des souliers ferrs duguichetier, du cliquetis de son nud de clefs, du grincement rauque desverrous ; il fallut pour me tirer de ma lthargie sa rude voix mon oreille etsa main rude sur mon bras. Levez-vous donc ! Jouvris les yeux, je medressai effar sur mon sant. En ce moment, par ltroite et haute fentre dema cellule, je vis au plafond du corridor voisin, seul ciel quil me ft donndentrevoir, ce reflet jaune o des yeux habitus aux tnbres dune prisonsavent si bien reconnatre le soleil. Jaime le soleil.

    Il fait beau, dis-je au guichetier.Il resta un moment sans me rpondre, comme ne sachant si cela valait

    la peine de dpenser une parole ; puis avec quelque effort il murmurabrusquement :

    Cest possible.Je demeurais immobile, lesprit demi endormi, la bouche souriante,

    lil fix sur cette douce rverbration dore qui diaprait le plafond. Voil une belle journe, rptai-je. Oui, me rpondit lhomme, on vous attend.Ce peu de mots, comme le fil qui rompt le vol de linsecte, me rejeta

    violemment dans la ralit. Je revis soudain, comme dans la lumire dunclair, la sombre salle des assises, le fer cheval des juges charg dehaillons ensanglants, les trois rangs de tmoins aux faces stupides, les deuxgendarmes aux deux bouts de mon banc, et les robes noires sagiter, et lesttes de la foule fourmiller au fond dans lombre, et sarrter sur moi leregard fixe de ces douze jurs, qui avaient veill pendant que je dormais !

    Je me levai ; mes dents claquaient, mes mains tremblaient et ne savaiento trouver mes vtements, mes jambes taient faibles. Au premier pas que

  • 15

    je fis, je trbuchai comme un portefaix trop charg. Cependant je suivis legelier.

    Les deux gendarmes mattendaient au seuil de la cellule. On me remitles menottes. Cela avait une petite serrure complique quils fermrent avecsoin. Je laissai faire ; ctait une machine sur une machine.

    Nous traversmes une cour intrieure. Lair vif du matin me ranima. Jelevai la tte. Le ciel tait bleu, et les rayons chauds du soleil, dcoups parles longues chemines, traaient de grands angles de lumire au fate desmurs hauts et sombres de la prison. Il faisait beau en effet.

    Nous montmes un escalier tournant en vis ; nous passmes un corridor,puis un autre, puis un troisime ; puis une porte basse souvrit. Un air chaud,ml de bruit, vint me frapper au visage ; ctait le souffle de la foule dansla salle des assises. Jentrai.

    Il y eut mon apparition une rumeur darmes et de voix. Les banquettesse dplacrent bruyamment, les cloisons craqurent ; et, pendant que jetraversais la longue salle entre deux masses de peuple mures de soldats, ilme semblait que jtais le centre auquel se rattachaient les fils qui faisaientmouvoir toutes ces faces bantes et penches.

    En cet instant je maperus que jtais sans fers ; mais je ne pus merappeler o ni quand on me les avait ts.

    Alors il se fit un grand silence. Jtais parvenu ma place. Au moment ole tumulte cessa dans la foule, il cessa aussi dans mes ides. Je compris tout coup clairement ce que je navais fait quentrevoir confusment jusqualors,que le moment dcisif tait venu, et que jtais l pour entendre ma sentence.

    Lexplique qui pourra, de la manire dont cette ide me vint elle ne mecausa pas de terreur. Les fentres taient ouvertes ; lair et le bruit de la villearrivaient librement du dehors ; la salle tait claire comme pour une noce ;les gais rayons du soleil traaient et l la figure lumineuse des croises,tantt allonge sur le plancher, tantt dveloppe sur les tables, tantt brise langle des murs ; et de ces losanges clatants aux fentres chaque rayondcoupait dans lair un grand prisme de poussire dor.

    Les juges, au fond de la salle, avaient lair satisfait, probablement dela joie davoir bientt fini. Le visage du prsident, doucement clair parle reflet dune vitre, avait quelque chose de calme et de bon ; et un jeuneassesseur causait presque gaiement en chiffonnant son rabat avec une joliedame en chapeau rose, place par faveur derrire lui.

    Les jurs seuls paraissaient blmes et abattus, mais ctait apparemmentde fatigue davoir veill toute la nuit. Quelques-uns billaient. Rien, dansleur contenance, nannonait des hommes qui viennent de porter unesentence de mort ; et sur les figures de ces bons bourgeois je ne devinaisquune grande envie de dormir.

  • 16

    En face de moi une fentre tait toute grande ouverte. Jentendais rire surle quai des marchandes de fleurs ; et, au bord de la croise, une jolie petiteplante jaune, toute pntre dun rayon de soleil, jouait avec le vent dansune fente de la pierre.

    Comment une ide sinistre aurait-elle pu poindre parmi tant de gracieusessensations ? Inond dair et de soleil, il me fut impossible de penser autrechose qu la libert ; lesprance vint rayonner en moi comme le jour autourde moi ; et, confiant, jattendis ma sentence comme on attend la dlivranceet la vie.

    Cependant mon avocat arriva. On lattendait. Il venait de djeunercopieusement et de bon apptit. Parvenu sa place, il se pencha vers moiavec un sourire.

    Jespre, me dit-il. Nest-ce pas ? rpondis-je, lger et souriant aussi. Oui, reprit-il ; je ne sais rien encore de leur dclaration, mais ils auront

    sans doute cart la prmditation, et alors ce ne sera que les travaux forcs perptuit.

    Que dites-vous l, monsieur ? rpliquai-je indign ; plutt cent fois lamort !

    Oui, la mort ! Et dailleurs, me rptait je ne sais quelle voix intrieure,quest-ce que je risque dire cela ? A-t-on jamais prononc sentence de mortautrement qu minuit, aux flambeaux, dans une salle sombre et noire, etpar une froide nuit de pluie dhiver ? Mais au mois daot, huit heuresdu matin, un si beau jour, ces bons jurs, cest impossible ! Et mes yeuxrevenaient se fixer sur la jolie fleur jaune au soleil.

    Tout coup le prsident, qui nattendait que lavocat, minvita me lever.La troupe porta les armes ; comme par un mouvement lectrique, toutelassemble fut debout au mme instant. Une figure insignifiante et nulle,place une table au-dessous du tribunal, ctait, je pense, le greffier, pritla parole, et lut le verdict que les jurs avaient prononc en mon absence.Une sueur froide sortit de tous mes membres ; je mappuyai au mur pourne pas tomber.

    Avocat, avez-vous quelque chose dire sur lapplication de la peine ?demanda le prsident.

    Jaurais eu, moi, tout dire, mais rien ne me vint. Ma langue resta colle mon palais.

    Le dfenseur se leva.Je compris quil cherchait attnuer la dclaration du jury, et mettre

    dessous, au lieu de la peine quelle provoquait, lautre peine, celle que javaist si bless de lui voir esprer.

  • 17

    Il fallut que lindignation ft bien forte, pour se faire jour travers lesmille motions qui se disputaient ma pense. Je voulus rpter haute voixce que je lui avais dj dit : Plutt cent fois la mort ! Mais lhaleine memanqua et je ne pus que larrter rudement par le bras, en criant avec uneforce convulsive : Non !

    Le procureur gnral combattit lavocat, et je lcoutai avec unesatisfaction stupide. Puis les juges sortirent, puis ils rentrrent, et le prsidentme lut mon arrt.

    Condamn mort ! dit la foule ; et, tandis quon memmenait, tout cepeuple se rua sur mes pas avec le fracas dun difice qui se dmolit. Moi jemarchais, ivre et stupfait. Une rvolution venait de se faire en moi. Jusqularrt de mort, je mtais senti respirer, palpiter, vivre dans le mme milieuque les autres hommes ; maintenant je distinguais clairement comme uneclture entre le monde et moi. Rien ne mapparaissait plus sous le mmeaspect quauparavant. Ces larges fentres lumineuses, ce beau soleil, ce cielpur, cette jolie fleur, tout cela tait blanc et ple, de la couleur dun linceul.Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se pressaient sur mon passage, jeleur trouvais des airs de fantmes.

    Au bas de lescalier, une noire et sale voiture grille mattendait. Aumoment dy monter, je regardai au hasard dans la place. Un condamn mort ! criaient les passants en courant vers la voiture. travers le nuagequi me semblait stre interpos entre les choses et moi, je distinguai deuxjeunes filles qui me suivaient avec des yeux avides. Bon, dit la plus jeuneen battant des mains, ce sera dans six semaines !

  • 18

    IIICondamn mort !Eh bien, pourquoi non ? Les hommes, je me rappelle lavoir lu dans je

    ne sais quel livre o il ny avait que cela de bon, les hommes sont touscondamns mort avec des sursis indfinis. Quy a-t-il donc de si chang ma situation ?

    Depuis lheure o mon arrt ma t prononc, combien sont morts quisarrangeaient pour une longue vie ! Combien mont devanc qui, jeunes,libres et sains, comptaient bien aller voir tel jour tomber ma tte en place deGrve ! Combien dici l peut-tre qui marchent et respirent au grand air,entrent et sortent leur gr, et qui me devanceront encore !

    Et puis, quest-ce que la vie a donc de si regrettable pour moi ? En vrit,le jour sombre et le pain noir du cachot, la portion de bouillon maigre puiseau baquet des galriens, tre rudoy, moi qui suis raffin par lducation, trebrutalis des guichetiers et des gardes-chiourme, ne pas voir un tre humainqui me croie digne dune parole et qui je le rende, sans cesse tressaillir etde ce que jai fait et de ce quon me fera ; voil peu prs les seuls biensque puisse menlever le bourreau.

    Ah ! nimporte, cest horrible !

  • 19

    IVLa voiture noire me transporta ici, dans ce hideux Bictre.Vu de loin, cet difice a quelque majest. Il se droule lhorizon, au front

    dune colline, et distance garde quelque chose de son ancienne splendeur,un air de chteau de roi. Mais mesure que vous approchez, le palais devientmasure. Les pignons dgrads blessent lil. Je ne sais quoi de honteux etdappauvri salit ces royales faades ; on dirait que les murs ont une lpre.Plus de vitres, plus de glaces aux fentres ; mais de massifs barreaux de ferentrecroiss, auxquels se colle et l quelque hve figure dun galrien oudun fou.

    Cest la vie vue de prs.

  • 20

    V peine arriv, des mains de fer semparrent de moi. On multiplia les

    prcautions ; point de couteau, point de fourchette pour mes repas ; lacamisole de force une espce de sac de toile voilure, emprisonna mesbras ; on rpondait de ma vie. Je mtais pourvu en cassation. On pouvaitavoir pour six ou sept semaines cette affaire onreuse, et il importait de meconserver sain et sauf la place de Grve.

    Les premiers jours on me traita avec une douceur qui mtait horrible.Les gards dun guichetier sentent lchafaud. Par bonheur, au bout de peude jours, lhabitude reprit le dessus ; ils me confondirent avec les autresprisonniers dans une commune brutalit, et neurent plus de ces distinctionsinaccoutumes de politesse qui me remettaient sans cesse le bourreau sousles yeux. Ce ne fut pas la seule amlioration. Ma jeunesse, ma docilit,les soins de laumnier de la prison, et surtout quelques mots en latin quejadressai au concierge, qui ne les comprit pas, mouvrirent la promenadeune fois par semaine avec les autres dtenus, et firent disparatre la camisoleo jtais paralys. Aprs bien des hsitations, on ma aussi donn de lencre,du papier, des plumes, et une lampe de nuit.

    Tous les dimanches, aprs la messe, on me lche dans le prau, lheurede la rcration. L, je cause avec les dtenus ; il le faut bien. Ils sontbonnes gens, les misrables. Ils me content leurs tours, ce serait fairehorreur ; mais je sais quils se vantent. Ils mapprennent parler argot, rouscailler bigorne, comme ils disent. Cest toute une langue ente surla langue gnrale comme une espce dexcroissance hideuse, comme uneverrue. Quelquefois une nergie singulire, un pittoresque effrayant : il ya du raisin sur le trimar (du sang sur le chemin), pouser la veuve (trependu), comme si la corde du gibet tait veuve de tous les pendus. Latte dun voleur a deux noms : la sorbonne, quand elle mdite, raisonne etconseille le crime ; la tronche, quand le bourreau la coupe. Quelquefois delesprit de vaudeville : un cachemire dosier (une hotte de chiffonnier), lamenteuse (la langue) ; et puis partout, chaque instant, des mots bizarres,mystrieux, laids et sordides, venus on ne sait do : le taule (le bourreau), lacne (la mort), la placarde (la place des excutions). On dirait des crapaudset des araignes. Quand on entend parler cette langue, cela fait leffet dequelque chose de sale et de poudreux, dune liasse de haillons que lonsecouerait devant vous.

    Du moins ces hommes-l me plaignent, ils sont les seuls. Les geliers,les guichetiers, les porte-clefs, je ne leur en veux pas, causent et rient, etparlent de moi, devant moi, comme dune chose.

  • 21

    VIJe me suis dit : Puisque jai le moyen dcrire, pourquoi ne le ferais-je pas ? Mais

    quoi crire ? Pris entre quatre murailles de pierre nue et froide, sanslibert pour mes pas, sans horizon pour mes yeux, pour unique distractionmachinalement occup tout le jour suivre la marche lente de ce carrblanchtre que le judas de ma porte dcoupe vis--vis sur le mur sombre, et,comme je le disais tout lheure, seul seul avec une ide, une ide de crimeet de chtiment, de meurtre et de mort ! Est-ce que je puis avoir quelquechose dire, moi qui nai plus rien faire dans ce monde ? Et que trouverai-je dans ce cerveau fltri et vide qui vaille la peine dtre crit ?

    Pourquoi non ? Si tout, autour de moi, est monotone et dcolor, ny a-t-il pas en moi une tempte, une lutte, une tragdie ? Cette ide fixe qui mepossde ne se prsente-t-elle pas moi chaque heure, chaque instant, sousune nouvelle forme, toujours plus hideuse et plus ensanglante mesure quele terme approche ? Pourquoi nessaierais-je pas de me dire moi-mmetout ce que jprouve de violent et dinconnu dans la situation abandonneo me voil ? Certes, la matire est riche ; et, si abrge que soit ma vie, il yaura bien encore dans les angoisses, dans les terreurs, dans les tortures qui larempliront, de cette heure la dernire, de quoi user cette plume et tarir cetencrier. Dailleurs ces angoisses, le seul moyen den moins souffrir, cestde les observer, et les peindre men distraira.

    Et puis, ce que jcrirai ainsi ne sera peut-tre pas inutile. Ce journal demes souffrances, heure par heure, minute par minute, supplice par supplice,si jai la force de le mener jusquau moment o il me sera physiquementimpossible de continuer, cette histoire, ncessairement inacheve, mais aussicomplte que possible, de mes sensations, ne portera-t-elle point avec elle ungrand et profond enseignement ? Ny aurait-il pas dans ce procs-verbal dela pense agonisante, dans cette progression toujours croissante de douleurs,dans cette espce dautopsie intellectuelle dun condamn, plus dune leonpour ceux qui condamnent ? Peut-tre cette lecture leur rendra-t-elle la mainmoins lgre, quand il sagira quelque autre fois de jeter une tte qui pense,une tte dhomme, dans ce quils appellent la balance de la justice ? Peut-tre nont-ils jamais rflchi, les malheureux, cette lente succession detortures que renferme la formule expditive dun arrt de mort ? Se sont-ils jamais seulement arrts cette ide poignante que dans lhomme quilsretranchent il y a une intelligence, une intelligence qui avait compt sur lavie, une me qui ne sest point dispose pour la mort ? Non. Ils ne voientdans tout cela que la chute verticale dun couteau triangulaire, et pensentsans doute que, pour le condamn, il ny a rien avant, rien aprs.

  • 22

    Ces feuilles les dtromperont. Publies peut-tre un jour, elles arrterontquelques moments leur esprit sur les souffrances de lesprit ; car ce sontcelles-l quils ne souponnent pas. Ils sont triomphants de pouvoir tuer sanspresque faire souffrir le corps. Eh ! cest bien de cela quil sagit ! Quest-ceque la douleur physique prs de la douleur morale ! Horreur et piti, des loisfaites ainsi ! Un jour viendra, et peut-tre ces Mmoires, derniers confidentsdun misrable, y auront-ils contribu

    moins quaprs ma mort le vent ne joue dans le prau avec cesmorceaux de papier souills de boue, ou quils naillent pourrir la pluie,colls en toiles la vitre casse dun guichetier.

  • 23

    VIIQue ce que jcris ici puisse tre un jour utile dautres, que cela arrte le

    juge prt juger, que cela sauve des malheureux, innocents ou coupables, delagonie laquelle je suis condamn, pourquoi ? quoi bon ? quimporte ?Quand ma tte aura t coupe, quest-ce que cela me fait quon en coupedautres ? Est-ce que vraiment jai pu penser ces folies ? Jeter bas lchafaudaprs que jy aurai mont ! Je vous demande un peu ce qui men reviendra.

    Quoi ! le soleil, le printemps, les champs pleins de fleurs, les oiseaux quisveillent le matin, les nuages, les arbres, la nature, la libert, la vie, toutcela nest plus moi ?

    Ah ! cest moi quil faudrait sauver ! Est-il bien vrai que cela ne sepeut, quil faudra mourir demain, aujourdhui peut-tre, que cela est ainsi ? Dieu ! lhorrible ide se briser la tte au mur de son cachot !

  • 24

    VIIIComptons ce qui me reste.Trois jours de dlai aprs larrt prononc pour le pourvoi en cassation.Huit jours doubli au parquet de la cour dassises, aprs quoi les pices,

    comme ils disent, sont envoyes au ministre.Quinze jours dattente chez le ministre, qui ne sait seulement pas quelles

    existent, et qui, cependant, est suppos les transmettre, aprs examen, lacour de cassation.

    L, classement, numrotage, enregistrement ; car la guillotine estencombre, et chacun ne doit passer qu son tour.

    Quinze jours pour veiller ce quil ne vous soit pas fait de passe-droit.Enfin la cour sassemble, dordinaire un jeudi, rejette vingt pourvois en

    masse, et renvoie le tout au ministre, qui renvoie au procureur gnral, quirenvoie au bourreau. Trois jours.

    Le matin du quatrime jour, le substitut du procureur gnral se dit, enmettant sa cravate : Il faut pourtant que cette affaire finisse. Alors, sile substitut du greffier na pas quelque djeuner damis qui len empche,lordre dexcution est minut, rdig, mis au net, expdi, et le lendemainds laube on entend dans la place de Grve clouer une charpente, et dansles carrefours hurler pleine voix des crieurs enrous.

    En tout six semaines. La petite fille avait raison.Or, voil cinq semaines au moins, six peut-tre, je nose compter, que je

    suis dans ce cabanon de Bictre, et il me semble quil y a trois jours, ctaitjeudi.

  • 25

    IXJe viens de faire mon testament. quoi bon ? Je suis condamn aux frais, et tout ce que jai y suffira

    peine. La guillotine, cest fort cher.Je laisse une mre, je laisse une femme, je laisse un enfant.Une petite fille de trois ans, douce, rose, frle, avec de grands yeux noirs

    et de longs cheveux chtains.Elle avait deux ans et un mois quand je lai vue pour la dernire fois.Ainsi, aprs ma mort, trois femmes sans fils, sans mari, sans pre ; trois

    orphelines de diffrente espce ; trois veuves du fait de la loi.Jadmets que je sois justement puni ; ces innocentes, quont-elles fait ?

    Nimporte ; on les dshonore, on les ruine ; cest la justice.Ce nest pas que ma pauvre vieille mre minquite ; elle a soixante-

    quatre ans, elle mourra du coup. Ou si elle va quelques jours encore, pourvuque jusquau dernier moment elle ait un peu de cendre chaude dans sachaufferette, elle ne dira rien.

    Ma femme ne minquite pas non plus ; elle est dj dune mauvaise santet dun esprit faible, elle mourra aussi.

    moins quelle ne devienne folle. On dit que cela fait vivre ; mais dumoins, lintelligence ne souffre pas ; elle dort, elle est comme morte.

    Mais ma fille, mon enfant, ma pauvre petite Marie, qui rit, qui joue, quichante cette heure, et ne pense rien, cest celle-l qui me fait mal !

  • 26

    XVoici ce que cest que mon cachot :Huit pieds carrs ; quatre murailles de pierre de taille qui sappuient

    angle droit sur un pav de dalles exhauss dun degr au-dessus du corridorextrieur.

    droite de la porte, en entrant, une espce denfoncement qui fait ladrision dune alcve. On y jette une botte de paille o le prisonnier est censreposer et dormir, vtu dun pantalon de toile et dune veste de coutil, hivercomme t.

    Au-dessus de ma tte, en guise de ciel, une noire vote en ogive cestainsi que cela sappelle laquelle dpaisses toiles daraigne pendentcomme des haillons.

    Du reste, pas de fentres, pas mme de soupirail ; une porte o le fercache le bois.

    Je me trompe ; au centre de la porte, vers le haut, une ouverture de neufpouces carrs, coupe dune grille en croix, et que le guichetier peut fermerla nuit.

    Au-dehors, un assez long corridor, clair, ar au moyen de soupirauxtroits au haut du mur, et divis en compartiments de maonnerie quicommuniquent entre eux par une srie de portes cintres et basses ; chacunde ces compartiments sert en quelque sorte dantichambre un cachot pareilau mien. Cest dans ces cachots que lon met les forats condamns par ledirecteur de la prison des peines de discipline. Les trois premiers cabanonssont rservs aux condamns mort, parce qutant plus voisins de la gele,ils sont plus commodes pour le gelier.

    Ces cachots sont tout ce qui reste de lancien chteau de Bictre tel quilfut bti, dans le quinzime sicle, par le cardinal de Winchester, le mme quifit brler Jeanne dArc. Jai entendu dire cela des curieux qui sont venusme voir lautre jour dans ma loge, et qui me regardaient distance commeune bte de la mnagerie. Le guichetier a eu cent sous.

    Joubliais de dire quil y a nuit et jour un factionnaire de garde la portede mon cachot, et que mes yeux ne peuvent se lever vers la lucarne carresans rencontrer ses deux yeux fixes toujours ouverts.

    Du reste, on suppose quil y a de lair et du jour dans cette bote de pierre.

  • 27

    XIPuisque le jour ne parat pas encore, que faire de la nuit ? Il mest venu

    une ide. Je me suis lev et jai promen ma lampe sur les quatre murs de macellule. Ils sont couverts dcritures, de dessins, de figures bizarres, de nomsqui se mlent et seffacent les uns les autres. Il semble que chaque condamnait voulu laisser trace, ici du moins. Cest du crayon, de la craie, du charbon,des lettres noires, blanches, grises, souvent de profondes entailles dans lapierre, et l des caractres rouills quon dirait crits avec du sang. Certes,si javais lesprit plus libre, je prendrais intrt ce livre trange qui sedveloppe page page mes yeux sur chaque pierre de ce cachot. Jaimerais recomposer un tout de ces fragments de pense, pars sur la dalle ; retrouver chaque homme sous chaque nom ; rendre le sens et la vie cesinscriptions mutiles, ces phrases dmembres, ces mots tronqus, corpssans tte, comme ceux qui les ont crits.

    la hauteur de mon chevet, il y a deux curs enflamms, percs duneflche, et au-dessus : Amour pour la vie. Le malheureux ne prenait pas unlong engagement.

    ct, une espce de chapeau trois cornes avec une petite figuregrossirement dessine au-dessus, et ces mots : Vive lempereur ! 1824.

    Encore des curs enflamms, avec cette inscription, caractristique dansune prison : Jaime et jadore Mathieu Danvin. Jacques.

    Sur le mur oppos on lit ce mot : Papavoine. Le P majuscule est broddarabesques et enjoliv avec soin.

    Un couplet dune chanson obscne.Un bonnet de libert sculpt assez profondment dans la pierre, avec

    ceci dessous : Bories. La Rpublique. Ctait un des quatre sous-officiers de La Rochelle. Pauvre jeune homme ! Que leurs prtenduesncessits politiques sont hideuses ! Pour une ide, pour une rverie, pourune abstraction, cette horrible ralit quon appelle la guillotine ! Et moi quime plaignais, moi, misrable qui ai commis un vritable crime, qui ai versdu sang !

    Je nirai pas plus loin dans ma recherche. Je viens de voir, crayonneen blanc au coin du mur, une image pouvantable, la figure de cet chafaudqui, lheure quil est, se dresse peut-tre pour moi. La lampe a failli metomber des mains.

  • 28

    XIIJe suis revenu masseoir prcipitamment sur ma paille, la tte dans les

    genoux. Puis mon effroi denfant sest dissip, et une trange curiosit marepris de continuer la lecture de mon mur.

    ct du nom de Papavoine jai arrach une norme toile daraigne, toutpaissie par la poussire et tendue langle de la muraille. Sous cette toile ily avait quatre ou cinq noms parfaitement lisibles, parmi dautres dont il nereste rien quune tache sur le mur. Dautun, 1815. Poulain, 1818. JeanMartin, 1821. Castaing, 1823. Jai lu ces noms, et de lugubres souvenirsme sont venus. Dautun, celui qui a coup son frre en quartiers, et qui allaitla nuit dans Paris jetant la tte dans une fontaine, et le tronc dans un gout ;Poulain, celui qui a assassin sa femme ; Jean Martin, celui qui a tir uncoup de pistolet son pre au moment o le vieillard ouvrait une fentre ;Castaing, ce mdecin qui a empoisonn son ami, et qui, le soignant danscette dernire maladie quil lui avait faite, au lieu de remde lui redonnait dupoison ; et auprs de ceux-l, Papavoine, lhorrible fou qui tuait les enfants coups de couteau sur la tte !

    Voil, me disais-je, et un frisson de fivre me montait dans les reins, voilquels ont t avant moi les htes de cette cellule. Cest ici, sur la mme dalleo je suis, quils ont pens leurs dernires penses, ces hommes de meurtreet de sang ! Cest autour de ce mur, dans ce carr troit, que leurs dernierspas ont tourn comme ceux dune bte fauve. Ils se sont succd de courtsintervalles ; il parat que ce cachot ne dsemplit pas. Ils ont laiss la placechaude, et cest moi quils lont laisse. Jirai mon tour les rejoindre aucimetire de Clamart, o lherbe pousse si bien !

    Je ne suis ni visionnaire, ni superstitieux, il est probable que ces idesme donnaient un accs de fivre ; mais, pendant que je rvais ainsi, il masembl tout coup que ces noms fatals taient crits avec du feu sur le murnoir ; un tintement de plus en plus prcipit a clat dans mes oreilles ; unelueur rousse a rempli mes yeux ; et puis il ma paru que le cachot tait pleindhommes, dhommes tranges qui portaient leur tte dans leur main gauche,et la portaient par la bouche, parce quil ny avait pas de chevelure. Tous memontraient le poing, except le parricide.

    Jai ferm les yeux avec horreur, alors jai tout vu plus distinctement.Rve, vision ou ralit, je serais devenu fou, si une impression brusque

    ne met rveill temps. Jtais prs de tomber la renverse lorsque jaisenti se traner sur mon pied nu un ventre froid et des pattes velues ; ctaitlaraigne que javais drange et qui senfuyait.

    Cela ma dpossd. les pouvantables spectres ! Non, ctait unefume, une imagination de mon cerveau vide et convulsif. Chimre la

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    Macbeth ! Les morts sont morts, ceux-l surtout. Ils sont bien cadenasssdans le spulcre. Ce nest pas l une prison dont on svade. Comment sefait-il donc que jaie eu peur ainsi ?

    La porte du tombeau ne souvre pas en dedans.

  • 30

    XIIIJai vu, ces jours passs, une chose hideuse.Il tait peine jour, et la prison tait pleine de bruit. On entendait ouvrir et

    fermer les lourdes portes, grincer les verrous et les cadenas de fer, carillonnerles trousseaux de clefs entrechoqus la ceinture des geliers, trembler lesescaliers du haut en bas sous des pas prcipits, et des voix sappeler etse rpondre des deux bouts des longs corridors. Mes voisins de cachot, lesforats en punition, taient plus gais qu lordinaire. Tout Bictre semblaitrire, chanter, courir, danser.

    Moi, seul muet dans ce vacarme, seul immobile dans ce tumulte, tonnet attentif, jcoutais.

    Un gelier passa.Je me hasardai lappeler et lui demander si ctait fte dans la prison. Fte si lon veut ! me rpondit-il. Cest aujourdhui quon ferre les

    forats qui doivent partir demain pour Toulon. Voulez-vous voir ? cela vousamusera.

    Ctait en effet, pour un reclus solitaire, une bonne fortune quunspectacle, si odieux quil ft Jacceptai lamusement.

    Le guichetier prit les prcautions dusage pour sassurer de moi, puis meconduisit dans une petite cellule vide, et absolument dmeuble, qui avaitune fentre grille, mais une vritable fentre hauteur dappui, et traverslaquelle on apercevait rellement le ciel.

    Tenez, me dit-il, dici vous verrez et vous entendrez. Vous serez seuldans votre loge, comme le roi.

    Puis il sortit et referma sur moi serrures, cadenas et verrous.La fentre donnait sur une cour carre assez vaste, et autour de laquelle

    slevait des quatre cts, comme une muraille, un grand btiment de pierrede taille six tages. Rien de plus dgrad, de plus nu, de plus misrable lil que cette quadruple faade perce dune multitude de fentres grillesauxquelles se tenaient colls, du bas en haut, une foule de visages maigres etblmes, presss les uns au-dessus des autres, comme les pierres dun mur, ettous pour ainsi dire encadrs dans les entrecroisements des barreaux de fer.Ctaient les prisonniers, spectateurs de la crmonie en attendant leur jourdtre acteurs. On et dit des mes en peine aux soupiraux du purgatoire quidonnent sur lenfer.

    Tous regardaient en silence la cour vide encore. Ils attendaient. Parmi cesfigures teintes et mornes, et l brillaient quelques yeux perants et vifscomme des points de feu.

    Le carr de prisons qui enveloppe la cour ne se referme pas sur lui-mme.Un des quatre pans de ldifice (celui qui regarde le levant) est coup vers

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    son milieu, et ne se rattache au pan voisin que par une grille de fer. Cettegrille souvre sur une seconde cour, plus petite que la premire, et, commeelle, bloque de murs et de pignons noirtres.

    Tout autour de la cour principale, des bancs de pierre sadossent lamuraille. Au milieu se dresse une tige de fer courbe, destine porter unelanterne.

    Midi sonna. Une grande porte-cochre, cache sous un enfoncement,souvrit brusquement. Une charrette, escorte despces de soldats sales ethonteux, en uniformes bleus, paulettes rouges et bandoulires jaunes,entra lourdement dans la cour avec un bruit de ferraille. Ctait la chiourmeet les chanes.

    Au mme instant, comme si ce bruit rveillait tout le bruit de la prison, lesspectateurs des fentres, jusqualors silencieux et immobiles, clatrent encris de joie, en chansons, en menaces, en imprcations mles dclats de rirepoignants entendre. On et cru voir des masques de dmons. Sur chaquevisage parut une grimace, tous les poings sortirent des barreaux, toutes lesvoix hurlrent, tous les yeux flamboyrent, et je fus pouvant de voir tantdtincelles reparatre dans cette cendre.

    Cependant les argousins, parmi lesquels on distinguait, leurs vtementspropres et leur effroi, quelques curieux venus de Paris, les argousins semirent tranquillement leur besogne. Lun deux monta sur la charrette, etjeta ses camarades les chanes, les colliers de voyage, et les liasses depantalons de toile. Alors ils se dpecrent le travail ; les uns allrent tendredans un coin de la cour les longues chanes quils nommaient dans leur argotles ficelles ; les autres dployrent sur le pav les taffetas, les chemises et lespantalons ; tandis que les plus sagaces examinaient un un, sous lil de leurcapitaine, petit vieillard trapu, les carcans de fer, quils prouvaient ensuiteen les faisant tinceler sur le pav. Le tout aux acclamations railleuses desprisonniers, dont la voix ntait domine que par les rires bruyants desforats pour qui cela se prparait, et quon voyait relgus aux croises dela vieille prison qui donne sur la petite cour.

    Quand ces apprts furent termins, un monsieur brod en argent, quonappelait monsieur linspecteur, donna un ordre au directeur de la prison ;et un moment aprs voil que deux ou trois portes basses vomirent presqueen mme temps, et comme par bouffes, dans la cour, des nues dhommeshideux, hurlants et dguenills. Ctaient les forats.

    leur entre, redoublement de joie aux fentres. Quelques-unsdentre eux, les grands noms du bagne, furent salus dacclamations etdapplaudissements quils recevaient avec une sorte de modestie fire. Laplupart avaient des espces de chapeaux tresss de leurs propres mains,avec la paille du cachot, et toujours dune forme trange, afin que dans

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    les villes o lon passerait le chapeau ft remarquer la tte. Ceux-l taientplus applaudis encore. Un, surtout, excita des transports denthousiasme ; unjeune homme de dix-sept ans, qui avait un visage de jeune fille. Il sortait ducachot, o il tait au secret depuis huit jours ; de sa botte de paille il staitfait un vtement qui lenveloppait de la tte aux pieds, et il entra dans la couren faisant la roue sur lui-mme avec lagilit dun serpent. Ctait un baladincondamn pour vol. Il y eut une rage de battements de mains et de cris dejoie. Les galriens y rpondaient, et ctait une chose effrayante que cetchange de gaiets entre les forats en titre et les forats aspirants. La socitavait beau tre l, reprsente par les geliers et les curieux pouvants,le crime la narguait en face, et de ce chtiment horrible faisait une fte defamille.

    mesure quils arrivaient, on les poussait, entre deux haies de gardes-chiourme, dans la petite cour grille, o la visite des mdecins les attendait.Cest l que tous tentaient un dernier effort pour viter le voyage, allguantquelque excuse de sant, les yeux malades, la jambe boiteuse, la mainmutile. Mais presque toujours on les trouvait bons pour le bagne ; etalors chacun se rsignait avec insouciance, oubliant en peu de minutes saprtendue infirmit de toute la vie.

    La grille de la petite cour se rouvrit. Un gardien fit lappel par ordrealphabtique ; et alors ils sortirent un un, et chaque forat salla rangerdebout dans un coin de la grande cour, prs dun compagnon donn par lehasard de sa lettre initiale. Ainsi chacun se voit rduit lui-mme ; chacunporte sa chane pour soi, cte cte avec un inconnu ; et si par hasard unforat a un ami, la chane len spare. Dernire des misres.

    Quand il y en eut peu prs une trentaine de sortis, on referma lagrille. Un argousin les aligna avec son bton, jeta devant chacun deux unechemise, une veste et un pantalon de grosse toile, puis fit un signe, et touscommencrent se dshabiller. Un incident inattendu vint, comme pointnomm, changer cette humiliation en torture.

    Jusqualors le temps avait t assez beau, et, si la bise doctobrerefroidissait lair, de temps en temps aussi elle ouvrait et l dans lesbrumes grises du ciel une crevasse par o tombait un rayon de soleil.Mais peine les forats se furent-ils dpouills de leurs haillons de prison,au moment o ils soffraient nus et debout la visite souponneuse desgardiens, et aux regards curieux des trangers qui tournaient autour deuxpour examiner leurs paules, le ciel devint noir, une froide averse dautomneclata brusquement, et se dchargea torrents dans la cour carre, sur lesttes dcouvertes, sur les membres nus des galriens, sur leurs misrablessayons tals sur le pav.

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    En un clin dil le prau se vida de tout ce qui ntait pas argousin ougalrien. Les curieux de Paris allrent sabriter sous les auvents des portes.

    Cependant la pluie tombait flots. On ne voyait plus dans la cour que lesforats nus et ruisselants sur le pav noy. Un silence morne avait succd leurs bruyantes bravades. Ils grelottaient, leurs dents claquaient ; leursjambes maigries, leurs genoux noueux sentrechoquaient ; et ctait pitide les voir appliquer sur leurs membres bleus ces chemises trempes, cesvestes, ces pantalons dgoutants de pluie. La nudit et t meilleure.

    Un seul, un vieux, avait conserv quelque gaiet. Il scria, en sessuyantavec sa chemise mouille, que cela ntait pas dans le programme ; puis seprit rire en montrant le poing au ciel.

    Quand ils eurent revtu les habits de route, on les mena par bandes devingt ou trente lautre coin du prau, o les cordons allongs terreles attendaient. Ces cordons sont de longues et fortes chanes coupestransversalement de deux en deux pieds par dautres chanes plus courtes, lextrmit desquelles se rattache un carcan carr, qui souvre au moyendune charnire pratique lun des angles et se ferme langle oppos parun boulon de fer, riv pour tout le voyage sur le cou du galrien. Quand cescordons sont dvelopps terre, ils figurent assez bien la grande arte dunpoisson.

    On fit asseoir les galriens dans la boue, sur les pavs inonds ; on leuressaya les colliers ; puis deux forgerons de la chiourme, arms denclumesportatives, les leur rivrent froid grands coups de masses de fer. Cestun moment affreux, o les plus hardis plissent. Chaque coup de marteau,assn sur lenclume appuye leur dos, fait rebondir le menton du patient ;le moindre mouvement davant en arrire lui ferait sauter le crne commeune coquille de noix.

    Aprs cette opration, ils devinrent sombres. On nentendait plus quele grelottement des chanes, et par intervalles un cri et le bruit sourd dubton des gardes-chiourme sur les membres des rcalcitrants. Il y en eut quipleurrent ; les vieux frissonnaient et se mordaient les lvres. Je regardaiavec terreur tous ces profils sinistres dans leurs cadres de fer.

    Ainsi, aprs la visite des mdecins, la visite des geliers ; aprs la visitedes geliers, le ferrage. Trois actes ce spectacle.

    Un rayon de soleil reparut. On et dit quil mettait le feu tous cescerveaux. Les forats se levrent la fois, comme par un mouvementconvulsif. Les cinq cordons se rattachrent par les mains, et tout coupse formrent en ronde immense autour de la branche de la lanterne. Ilstournaient fatiguer les yeux. Ils chantaient une chanson du bagne, uneromance dargot, sur un air tantt plaintif, tantt furieux et gai ; on entendaitpar intervalles des cris grles, des clats de rire dchirs et haletants se

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    mler aux mystrieuses paroles ; puis des acclamations furibondes ; et leschanes qui sentrechoquaient en cadence servaient dorchestre ce chantplus rauque que leur bruit. Si je cherchais une image du sabbat, je ne lavoudrais ni meilleure ni pire.

    On apporta dans le prau un large baquet. Les gardes-chiourme rompirentla danse des forats coups de bton, et les conduisirent ce baquet, danslequel on voyait nager je ne sais quelles herbes dans je ne sais quel liquidefumant et sale. Ils mangrent.

    Puis, ayant mang, ils jetrent sur le pav ce qui restait de leur soupe etde leur pain bis, et se remirent danser et chanter. Il parat quon leur laissecette libert le jour du ferrage et la nuit qui le suit.

    Jobservais ce spectacle trange avec une curiosit si avide, si palpitante,si attentive, que je mtais oubli moi-mme. Un profond sentiment de pitime remuait jusquaux entrailles, et leurs rires me faisaient pleurer.

    Tout coup, travers la rverie profonde o jtais tomb, je vis laronde hurlante sarrter et se taire. Puis tous les yeux se tournrent vers lafentre que joccupais. Le condamn ! le condamn ! crirent-ils tous enme montrant du doigt ; et les explosions de joie redoublrent.

    Je restai ptrifi.Jignore do ils me connaissaient et comment ils mavaient reconnu. Bonjour ! bonsoir ! me crirent-ils avec leur ricanement atroce. Un des

    plus jeunes, condamn aux galres perptuelles, face luisante et plombe,me regarda dun air denvie en disant : Il est heureux ! il sera rogn !Adieu, camarade !

    Je ne puis dire ce qui se passait en moi. Jtais leur camarade en effet.La Grve est sur de Toulon. Jtais mme plac plus bas queux ; ils mefaisaient honneur. Je frissonnai.

    Oui, leur camarade ! Et quelques jours plus tard, jaurais pu aussi, moi,tre un spectacle pour eux.

    Jtais demeur la fentre, immobile, perclus, paralys. Mais quandje vis les cinq cordons savancer, se ruer vers moi avec des paroles duneinfernale cordialit ; quand jentendis le tumultueux fracas de leurs chanes,de leurs clameurs, de leurs pas, au pied du mur, il me sembla que cette nuede dmons escaladait ma misrable cellule ; je poussai un cri, je me jetaisur la porte dune violence la briser ; mais pas moyen de fuir ; les verroustaient tirs en dehors. Je heurtai, jappelai avec rage. Puis il me semblaentendre de plus prs encore les effrayantes voix des forats. Je crus voirleurs ttes hideuses paratre dj au bord de ma fentre, je poussai un secondcri dangoisse, et je tombai vanoui.

  • 35

    XIVQuand je revins moi, il tait nuit. Jtais couch dans un grabat ; une

    lanterne qui vacillait au plafond me fit voir dautres grabats aligns des deuxcts du mien. Je compris quon mavait transport linfirmerie.

    Je restai quelques instants veill, mais sans pense et sans souvenir,tout entier au bonheur dtre dans un lit. Certes, en dautres temps, ce litdhpital et de prison met fait reculer de dgot et de piti ; mais jentais plus le mme homme. Les draps taient gris et rudes au toucher, lacouverture maigre et troue ; on sentait la paillasse travers le matelas ;quimporte ! mes membres pouvaient se droidir laise entre ces drapsgrossiers ; sous cette couverture, si mince quelle ft, je sentais se dissiperpeu peu cet horrible froid de la moelle des os dont javais pris lhabitude. Je me rendormis.

    Un grand bruit me rveilla ; il faisait petit jour. Ce bruit venait du dehors ;mon lit tait ct de la fentre, je me levai sur mon sant pour voir ce quectait.

    La fentre donnait sur la grande cour de Bictre. Cette cour tait pleinede monde ; deux haies de vtrans avaient peine maintenir libre, au milieude cette foule, un troit chemin qui traversait la cour. Entre ce double rangde soldats cheminaient lentement, cahotes chaque pav, cinq longuescharrettes charges dhommes ; ctaient les forats qui partaient.

    Ces charrettes taient dcouvertes. Chaque cordon en occupait une. Lesforats taient assis de ct sur chacun des bords, adosss les uns aux autres,spars par la chane commune, qui se dveloppait dans la longueur duchariot, et sur lextrmit de laquelle un argousin debout, fusil charg, tenaitle pied. On entendait bruire leurs fers, et, chaque secousse de la voiture,on voyait sauter leurs ttes et ballotter leurs jambes pendantes.

    Une pluie fine et pntrante glaait lair, et collait sur leurs genouxleurs pantalons de toile, de gris devenus noirs. Leurs longues barbes, leurscheveux courts ruisselaient ; leurs visages taient violets ; on les voyaitgrelotter, et leurs dents grinaient de rage et de froid. Du reste, pas demouvements possibles. Une fois riv cette chane, on nest plus quunefraction de ce tout hideux quon appelle le cordon, et qui se meut comme unseul homme. Lintelligence doit abdiquer, le carcan du bagne la condamne mort ; et quant lanimal lui-mme, il ne doit plus avoir de besoins etdapptits qu heures fixes. Ainsi, immobiles, la plupart demi-nus, ttesdcouvertes et pieds pendants, ils commenaient leur voyage de vingt-cinqjours, chargs sur les mmes charrettes, vtus des mmes vtements pour lesoleil plomb de juillet et pour les froides pluies de novembre. On dirait queles hommes veulent mettre le ciel de moiti dans leur office de bourreaux.

  • 36

    Il stait tabli entre la foule et les charrettes je ne sais quel horribledialogue ; injures dun ct, bravades de lautre, imprcations des deuxparts ; mais, un signe du capitaine, je vis les coups de bton pleuvoir auhasard dans les charrettes, sur les paules ou sur les ttes, et tout rentradans cette espce de calme extrieur quon appelle lordre. Mais les yeuxtaient pleins de vengeance, et les poings des misrables se crispaient surleurs genoux.

    Les cinq charrettes, escortes de gendarmes cheval et dargousins pied, disparurent successivement sous la haute porte cintre de Bictre ; unesixime les suivit, dans laquelle ballottaient ple-mle les chaudires, lesgamelles de cuivre et les chanes de rechange. Quelques gardes-chiourmequi staient attards la cantine sortirent en courant pour rejoindre leurescouade. La foule scoula. Tout ce spectacle svanouit comme unefantasmagorie. On entendit saffaiblir par degrs dans lair le bruit lourddes roues et des pieds des chevaux sur la route pave de Fontainebleau, leclaquement des fouets, le cliquetis des chanes, et les hurlements du peuplequi souhaitait malheur au voyage des galriens.

    Et cest l pour eux le commencement !Que me disait-il donc, lavocat ? Les galres ! Ah ! oui, plutt mille fois

    la mort, plutt lchafaud que le bagne, plutt le nant que lenfer ; pluttlivrer mon cou au couteau de Guillotin quau carcan de la chiourme ! Lesgalres, juste ciel !

  • 37

    XVMalheureusement je ntais pas malade. Le lendemain il fallut sortir de

    linfirmerie. Le cachot me reprit.Pas malade ! en effet, je suis jeune, sain et fort. Le sang coule librement

    dans mes veines ; tous mes membres obissent tous mes caprices ; je suisrobuste de corps et desprit, constitu pour une longue vie ; oui, tout celaest vrai ; et cependant jai une maladie, une maladie mortelle, une maladiefaite de la main des hommes.

    Depuis que je suis sorti de linfirmerie, il mest venu une ide poignante,une ide me rendre fou, cest que jaurais peut-tre pu mvader si lon myavait laiss. Ces mdecins, ces surs de charit, semblaient prendre intrt moi. Mourir si jeune et dune telle mort ! On et dit quils me plaignaient,tant ils taient empresss autour de mon chevet. Bah ! curiosit ! Et puis,ces gens qui gurissent vous gurissent bien dune fivre, mais non dunesentence de mort. Et pourtant cela leur serait si facile ! une porte ouverte !Quest-ce que cela leur ferait ?

    Plus de chance maintenant ! Mon pourvoi sera rejet, parce que tout esten rgle ; les tmoins ont bien tmoign, les plaideurs ont bien plaid, lesjuges ont bien jug. Je ny compte pas, moins que Non, folie ! Plusdesprance ! Le pourvoi, cest une corde qui vous tient suspendu au-dessusde labme, et quon entend craquer chaque instant jusqu ce quelle secasse. Cest comme si le couteau de la guillotine mettait six semaines tomber.

    Si javais ma grce ? Avoir ma grce ! Et par qui ? et pourquoi ? etcomment ? Il est impossible quon me fasse grce. Lexemple ! comme ilsdisent.

    Je nai plus que trois pas faire : Bictre, la Conciergerie, la Grve.

  • 38

    XVIPendant le peu dheures que jai passes linfirmerie, je mtais assis

    prs dune fentre, au soleil, il avait reparu ou du moins recevant dusoleil tout ce que les grilles de la croise men laissaient.

    Jtais l, ma tte pesante et embrasse dans mes deux mains, qui enavaient plus quelles nen pouvaient porter, mes coudes sur mes genoux, lespieds sur les barreaux de ma chaise ; car labattement fait que je me courbeet me replie sur moi-mme comme si je navais plus ni os dans les membresni muscles dans la chair.

    Lodeur touffe de la prison me suffoquait plus que jamais, javaisencore dans loreille tout ce bruit de chanes des galriens, jprouvais unegrande lassitude de Bictre. Il me semblait que le bon Dieu devrait bien avoirpiti de moi et menvoyer au moins un petit oiseau pour chanter l, en face,au bord du toit.

    Je ne sais si ce fut le bon Dieu ou le dmon qui mexaua ; mais presqueau mme moment jentendis slever sous ma fentre une voix, non celledun oiseau, mais bien mieux, la voix pure, frache, veloute dune jeunefille de quinze ans. Je levai la tte comme en sursaut, jcoutai avidementla chanson quelle chantait. Ctait un air lent et langoureux, une espce deroucoulement triste et lamentable ; voici les paroles :

    Cest dans la rue du MailO jai t coltig, Malur,Par trois coquins de railles,Lirlonfa malurette,Sur mes siqueont fonc,Lirlonfa malur.

    Je ne saurais dire combien fut amer mon dsappointement. La voixcontinua :

    Sur messiqueont fonc, Malur.Ils mont mis la tartouve,Lirlonfa malurette,Grand Meudon est aboul,Lirlonfa malur.Dans mon trimin rencontre

  • 39

    Lirlonfa malurette,Un peigre du quartier,Lirlonfa malur.

    Un peigre du quartier, Malur. Va-ten dire ma largue,Un peigre du quartier,

    Que je suis enfourraill,Lirlonfa malur.Ma largue tout en colre,Lirlonfa malurette,Mdit : Quas-tu donc morfill ?Lirlonfa malur.

    Mdit : Quas-tu donc morfill ? Malur. Jai fait suer un chne,Lirlonfa malurette,Son auberg jai engant,Lirlonfa malur,Son auberg et sa toquante,Lirlonfa malurette,Et ses attachs de cs,Lirlonfa malur.

    Et ses attachs de cs, Malur. Ma largupart pour Versailles,Lirlonfa malurette,Aux pieds dsa majest,Lirlonfa malur.Elle lui fonce un babillard,Lirlonfa malurette,Pour mfaire dfourrailler,Lirlonfa malur,

    Pour mfaire dfourrailler, Malur. Ah ! si jen dfourraille,

  • 40

    Lirlonfa malurette,Ma largue jentiferai,Lirlonfa malur.Jli ferai porter fontange,Lirlonfa malurette,Et souliers galuchs,Lirlonfa malur.

    Et souliers galuchs, Malur.Mais grand dabe qui sfche,Lirlonfa malurette,Dit : Par mon caloquet,Lirlonfa malur,Jli ferai danser une danse,Lirlonfa malurette,O il ny a pas de plancher,Lirlonfa malur.

    Je nen ai pas entendu et naurais pu en entendre davantage. Le sens demi compris et demi cach de cette horrible complainte ; cette lutte dubrigand avec le guet, ce voleur quil rencontre et quil dpche sa femme,cet pouvantable message : Jai assassin un homme et je suis arrt, jai faitsuer un chne et je suis enfourraill cette femme qui court Versailles avecun placet, et cette Majest qui sindigne et menace le coupable de lui fairedanser la danse o il ny a pas de plancher ; et tout cela chant sur lair le plusdoux et par la plus douce voix qui ait jamais endormi loreille humaine !. .Jen suis rest navr, glac, ananti. Ctait une chose repoussante que toutesces monstrueuses paroles sortant de cette bouche vermeille et frache. Onet dit la bave dune limace sur une rose.

    Je ne saurais rendre ce que jprouvais ; jtais la fois bless et caress.Le patois de la caverne et du bagne, cette langue ensanglante et grotesque,ce hideux argot, mari une voix de jeune fille, gracieuse transition de lavoix denfant la voix de femme ! tous ces mots difformes et mal faits,chants, cadencs, perls !

    Ah ! quune prison est quelque chose dinfme ! Il y a un venin qui ysalit tout. Tout sy fltrit, mme la chanson dune fille de quinze ans ! Vousy trouvez un oiseau, il a de la boue sur son aile ; vous y cueillez une joliefleur, vous la respirez ; elle pue.

  • 41

    XVIIOh ! si je mvadais, comme je courrais travers champs !Non, il ne faudrait pas courir. Cela fait regarder et souponner. Au

    contraire, marcher lentement, tte leve, en chantant. Tcher davoir quelquevieux sarrau bleu dessins rouges. Cela dguise bien. Tous les marachersdes environs en portent.

    Je sais auprs dArcueil un fourr darbres ct dun marais, o, tantau collge, je venais avec mes camarades pcher des grenouilles tous lesjeudis. Cest l que je me cacherais jusquau soir.

    La nuit tombe, je reprendrais ma course. Jirais Vincennes. Non, larivire mempcherait. Jirais Arpajon. Il aurait mieux valu prendre duct de Saint-Germain, et aller au Havre, et membarquer pour lAngleterre. Nimporte ! jarrive Longjumeau. Un gendarme passe ; il me demandemon passeport Je suis perdu !

    Ah ! malheureux rveur, brise donc dabord le mur pais de trois piedsqui temprisonne ! La mort ! la mort !

    Quand je pense que je suis venu tout enfant, ici, Bictre, voir le grandpuits et les fous !

  • 42

    XVIIIPendant que jcrivais tout ceci, ma lampe a pli, le jour est venu,

    lhorloge de la chapelle a sonn six heures. Quest-ce que cela veut dire ? Le guichetier de garde vient dentrer dans

    mon cachot, il a t sa casquette, ma salu, sest excus de me dranger, etma demand, en adoucissant de son mieux sa rude voix, ce que je dsirais djeuner

    Il ma pris un frisson. Est-ce que ce serait pour aujourdhui ?

  • 43

    XIXCest pour aujourdhui !Le directeur de la prison lui-mme vient de me rendre visite. Il ma

    demand en quoi il pourrait mtre agrable ou utile ; a exprim le dsir queje neusse pas me plaindre de lui ou de ses subordonns ; sest informavec intrt de ma sant et de la faon dont javais pass la nuit ; en mequittant, il ma appel monsieur !

    Cest pour aujourdhui !

  • 44

    XXIl ne croit pas, ce gelier, que jaie me plaindre de lui et de ses sous-

    geliers. Il a raison. Ce serait mal moi de me plaindre ; ils ont fait leurmtier, ils mont bien gard ; et puis ils ont t polis larrive et au dpart.Ne dois-je pas tre content ?

    Ce bon gelier, avec son sourire bnin, ses paroles caressantes, son ilqui flatte et qui espionne, ses grosses et larges mains, cest la prison incarne,cest Bictre qui sest fait homme. Tout est prison autour de moi ; je retrouvela prison sous toutes les formes, sous la forme humaine comme sous la formede grille ou de verrou. Ce mur, cest de la prison en pierre ; cette porte, cestde la prison en bois ; ces guichetiers, cest de la prison en chair et en os. Laprison est une espce dtre horrible, complet, indivisible, moiti maison,moiti homme. Je suis sa proie ; elle me couve, elle menlace de tous sesreplis. Elle menferme dans ses murailles de granit, me cadenasse sous sesserrures de fer, et me surveille avec ses yeux de gelier.

    Ah ! misrable ! que vais-je devenir ? quest-ce quils vont faire de moi ?

  • 45

    XXIJe suis calme maintenant. Tout est fini, bien fini. Je suis sorti de lhorrible

    anxit o mavait jet la visite du directeur. Car, je lavoue, jespraisencore. Maintenant, Dieu merci, je nespre plus.

    Voici ce qui vient de se passer :Au moment o six heures et demie sonnaient, non, ctait lavant-quart,

    la porte de mon cachot sest rouverte. Un vieillard tte blanche, vtudune redingote brune, est entr. Il a entrouvert sa redingote. Jai vu unesoutane, un rabat. Ctait un prtre.

    Ce prtre ntait pas laumnier de la prison. Cela tait sinistre.Il sest assis en face de moi avec un sourire bienveillant ; puis a secou la

    tte et lev les yeux au ciel, cest--dire la vote du cachot. Je lai compris. Mon fils, ma-t-il dit, tes-vous prpar ?Je lui ai rpondu dune voix faible : Je ne suis pas prpar, mais je suis prt.Cependant ma vue sest trouble, une sueur glace est sortie la fois de

    tous mes membres, jai senti mes tempes se gonfler, et javais les oreillespleines de bourdonnements.

    Pendant que je vacillais sur ma chaise comme endormi, le bon vieillardparlait. Cest du moins ce qui ma sembl, et je crois me souvenir que jaivu ses lvres remuer, ses mains sagiter, ses yeux reluire.

    La porte sest rouverte une seconde fois. Le bruit des verrous nous aarrachs, moi ma stupeur, lui son discours. Une espce de monsieur, enhabit noir, accompagn du directeur de la prison, sest prsent, et ma saluprofondment. Cet homme avait sur le visage quelque chose de la tristesseofficielle des employs des pompes funbres. Il tenait un rouleau de papier la main.

    Monsieur, ma-t-il dit avec un sourire de courtoisie, je suis huissier prsla cour royale de Paris. Jai lhonneur de vous apporter un message de lapart de monsieur le procureur gnral.

    La premire secousse tait passe. Toute ma prsence desprit mtaitrevenue.

    Cest monsieur le procureur gnral, lui ai-je rpondu, qui a demandsi instamment ma tte ? Bien de lhonneur pour moi quil mcrive. Jespreque ma mort lui va faire grand plaisir ; car il me serait dur de penser quilla sollicite avec tant dardeur et quelle lui tait indiffrente.

    Jai dit tout cela, et jai repris dune voix ferme : Lisez, monsieur !Il sest mis me lire un long texte, en chantant la fin de chaque ligne et

    en hsitant au milieu de chaque mot. Ctait le rejet de mon pourvoi.

  • 46

    Larrt sera excut aujourdhui en place de Grve, a-t-il ajout quandil a eu termin, sans lever les yeux de dessus son papier timbr. Nous partons sept heures et demie prcises pour la Conciergerie. Mon cher monsieur,aurez-vous lextrme bont de me suivre ?

    Depuis quelques instants je ne lcoutais plus. Le directeur causait avecle prtre ; lui avait lil fix sur son papier ; je regardais la porte, qui taitreste entrouverte Ah ! misrable ! quatre fusiliers dans le corridor !

    Lhuissier a rpt sa question, en me regardant cette fois. Quand vous voudrez, lui ai-je rpondu. votre aise !Il ma salu en disant : Jaurai lhonneur de venir vous chercher dans une demi-heure.Alors ils mont laiss seul.Un moyen de fuir, mon Dieu ! un moyen quelconque ! Il faut que je

    mvade ! il le faut ! sur-le-champ ! Par les portes, par les fentres, parla charpente du toit ! quand mme je devrais laisser de ma chair aprs lespoutres !

    rage ! dmons ! maldiction ! Il faudrait des mois pour percer ce muravec de bons outils, et je nai ni un clou, ni une heure !

  • 47

    XXIIDe la Conciergerie.

    Me voici transfr, comme dit le procs-verbal.Mais le voyage vaut la peine dtre cont.Sept heures et demie sonnaient lorsque lhuissier sest prsent de

    nouveau au seuil de mon cachot. Monsieur, ma-t-il dit, je vous attends. Hlas ! lui et dautres !

    Je me suis lev, jai fait un pas ; il ma sembl que je nen pourrais faire unsecond, tant ma tte tait lourde et mes jambes faibles. Cependant je me suisremis et jai continu dune allure assez ferme. Avant de sortir du cabanon,jy ai promen un dernier coup dil. Je laimais, mon cachot. Puis, jelai laiss vide et ouvert ; ce qui donne un cachot un air singulier.

    Au reste, il ne le sera pas longtemps. Ce soir on y attend quelquun,disaient les porte-clefs, un condamn que la cour dassises est en train defaire lheure quil est.

    Au dtour du corridor, laumnier nous a rejoints. Il venait de djeuner.Au sortir de la gele, le directeur ma pris affectueusement la main, et a

    renforc mon escorte de quatre vtrans.Devant la porte de linfirmerie, un vieillard moribond ma cri : Au

    revoir !Nous sommes arrivs dans la cour. Jai respir ; cela ma fait du bien.Nous navons pas march longtemps lair. Une voiture attele de

    chevaux de poste stationnait dans la premire cour ; cest la mme voiturequi mavait amen ; une espce de cabriolet oblong, divis en deux sectionspar une grille transversale de fil de fer si paisse quon la dirait tricote.Les deux sections ont chacune une porte, lune devant, lautre derrire lacarriole. Le tout si sale, si noir, si poudreux, que le corbillard des pauvresest un carrosse du sacre en comparaison.

    Avant de mensevelir dans cette tombe deux roues, jai jet un regarddans la cour, un de ces regards dsesprs devant lesquels il semble que lesmurs devraient crouler. La cour, espce de petite place plante darbres, taitplus encombre encore de spectateurs que pour les galriens. Dj la foule !

    Comme le jour du dpart de la chane, il tombait une pluie de la saison,une pluie fine et glace qui tombe encore lheure o jcris, qui tomberasans doute toute la journe, qui durera plus que moi.

  • 48

    Les chemins taient effondrs, la cour pleine de fange et deau. Jai euplaisir voir cette foule dans cette boue.

    Nous sommes monts, lhuissier et un gendarme, dans le compartimentde devant ; le prtre, moi et un gendarme dans lautre. Quatre gendarmes cheval autour de la voiture. Ainsi, sans le postillon, huit hommes pour unhomme.

    Pendant que je montais, il y avait une vieille aux yeux gris qui disait : Jaime encore mieux cela que la chane.

    Je conois. Cest un spectacle quon embrasse plus aisment dun coupdil, cest plus tt vu. Cest tout aussi beau et plus commode. Rien ne vousdistrait. Il ny a quun homme, et sur cet homme seul autant de misre quesur tous les forats la fois. Seulement cela est moins parpill ; cest uneliqueur concentre, bien plus savoureuse.

    La voiture sest branle. Elle a fait un bruit sourd en passant sousla vote de la grande porte, puis a dbouch dans lavenue, et les lourdsbattants de Bictre se sont referms derrire elle. Je me sentais emportavec stupeur, comme un homme tomb en lthargie qui ne peut ni remuerni crier et qui entend quon lenterre. Jcoutais vaguement les paquets desonnettes pendus au cou des chevaux de poste sonner en cadence et commepar hoquets, les roues ferres bruire sur le pav ou cogner la caisse enchangeant dornire, le galop sonore des gendarmes autour de la carriole,le fouet claquant du postillon. Tout cela me semblait comme un tourbillonqui memportait.

    travers le grillage dun judas perc en face de moi, mes yeux staientfixs machinalement sur linscription grave en grosses lettres au-dessus dela grande porte de Bictre : Hospice de la Vieillesse.

    Tiens, me disais-je, il parat quil y a des gens qui vieillissent l.Et, comme on fait entre la veille et le sommeil, je retournais cette ide

    en tous sens dans mon esprit engourdi de douleur. Tout coup la carriole,en passant de lavenue dans la grande route, a chang le point de vue dela lucarne. Les tours de Notre-Dame sont venues sy encadrer, bleues et demi effaces dans la brume de Paris. Sur-le-champ le point de vue de monesprit a chang aussi. Jtais devenu machine comme la voiture. lide deBictre a succd lide des tours de Notre-Dame Ceux qui seront sur latour o est le drapeau verront bien, me suis-je dit en souriant stupidement.

    Je crois que cest ce moment-l que le prtre sest remis me parler. Jelai laiss dire patiemment. Javais dj dans loreille le bruit des roues, legalop des chevaux, le fouet du postillon. Ctait un bruit de plus.

    Jcoutais en silence cette chute de paroles monotones qui assoupissaientma pense comme le murmure dune fontaine, et qui passaient devant moi,toujours diverses et toujours les mmes, comme les ormeaux tordus de la

  • 49

    grande route, lorsque la voix brve et saccade de lhuissier, plac sur ledevant, est venue subitement me secouer.

    Eh bien ! monsieur labb, disait-il avec un accent presque gai, quest-ce que vous savez de nouveau ?

    Cest vers le prtre quil se retournait en parlant ainsi.Laumnier, qui me parlait sans relche, et que la voiture assourdissait,

    na pas rpondu. Eh ! eh ! a repris lhuissier en haussant la voix pour avoir le dessus sur

    le bruit des roues ; infernale voiture !Infernale ! En effet.Il a continu : Sans doute, cest le cahot ; on ne sentend pas. Quest-ce que je

    voulais donc dire ? Faites-moi le plaisir de mapprendre ce que je voulaisdire, monsieur labb ? Ah ! savez-vous la grande nouvelle de Paris,aujourdhui ?

    Jai tressailli, comme sil parlait de moi. Non, a dit le prtre, qui avait enfin entendu, je nai pas eu le temps

    de lire les journaux ce matin. Je verrai cela ce soir. Quand je suis occupcomme cela toute la journe, je recommande au portier de me garder mesjournaux, et je les lis en rentrant.

    Bah ! a repris lhuissier, il est impossible que vous ne sachiez pas cela.La nouvelle de Paris ! la nouvelle de ce matin !

    Jai pris la parole. Je crois la savoir.Lhuissier ma regard. Vous ! Vraiment ! En ce cas, quen dites-vous ? Vous tes curieux ! lui ai-je dit. Pourquoi, monsieur ? a rpliqu lhuissier. Chacun a son opinion

    politique. Je vous estime trop pour croire que vous navez pas la vtre. Quant moi, je suis tout fait davis du rtablissement de la garde nationale. Jtaissergent de ma compagnie, et, ma foi, ctait fort agrable.

    Je lai interrompu. Je ne croyais pas que ce ft de cela quil sagissait. Et de quoi donc ? vous disiez savoir la nouvelle Je parlais dune autre, dont Paris soccupe aussi aujourdhui.Limbcile na pas compris ; sa curiosit sest veille. Une autre nouvelle ? O diable avez-vous pu apprendre des nouvelles ?

    Laquelle, de grce, mon cher monsieur ? Savez-vous ce que cest, monsieurlabb ? tes-vous plus au courant que moi ? Mettez-moi au fait, je vousprie. De quoi sagit-il ? Voyez-vous, jaime les nouvelles. Je les conte monsieur le prsident, et cela lamuse.

  • 50

    Et mille billeveses. Il se tournait tour tour vers le prtre et vers moi,et je ne rpondais quen haussant les paules.

    Eh bien ! ma-t-il dit, quoi pensez-vous donc ? Je pense, ai-je rpondu, que je ne penserai plus ce soir. Ah ! cest cela ! a-t-il rpliqu. Allons, vous tes trop triste ! M. Castaing

    causait.Puis, aprs un silence : Jai conduit M. Papavoine ; il avait sa casquette de loutre et fumait son

    cigare. Quant aux jeunes gens de La Rochelle, ils ne parlaient quentre eux.Mais ils parlaient.

    Il a fait encore une pause, et a poursuivi : Des fous ! des enthousiastes ! Ils avaient lair de mpriser tout le monde.

    Pour ce qui est de vous, je vous trouve vraiment bien pensif, jeune homme. Jeune homme ! lui ai-je dit, je suis plus vieux que vous ; chaque quart

    dheure qui scoule me vieillit dune anne.Il sest retourn, ma regard quelques minutes avec un tonnement

    inepte, puis sest mis ricaner lourdement. Allons, vous voulez rire, plus vieux que moi ! Je serais votre grand-pre. Je ne veux pas rire, lui ai-je rpondu gravement.Il a ouvert sa tabatire. Tenez, cher monsieur, ne vous fchez pas ; une prise de tabac, et ne me

    gardez pas rancune. Nayez pas peur ; je naurai pas longtemps vous la garder.En ce moment sa tabatire, quil me tendait, a rencontr le grillage qui

    nous sparait. Un cahot a fait quelle la heurt assez violemment et esttombe tout ouverte sous les pieds du gendarme.

    Maudit grillage ! sest cri lhuissier.Il sest tourn vers moi. Eh bien ! ne suis-je pas malheureux ? tout mon tabac est perdu ! Je perds plus que vous, ai-je rpondu en souriant.Il a essay de ramasser son tabac, en grommelant entre ses dents : Plus que moi ! cela est facile dire. Pas de tabac jusqu Paris ! cest

    terrible !Laumnier alors lui a adress quelques paroles de consolation, et je

    ne sais si jtais proccup, mais il ma sembl que ctait la suite delexhortation dont javais eu le commencement. Peu peu la conversationsest engage entre le prtre et lhuissier ; je les ai laisss parler de leur ct,et je me suis mis penser du mien.

    En abordant la barrire, jtais toujours proccup sans doute, mais Parisma paru faire un plus grand bruit qu lordinaire.

  • 51

    La voiture sest arrte un moment devant loctroi. Les douaniers deville lont inspecte. Si cet t un mouton ou un buf quon et men la boucherie, il aurait fallu leur jeter une bourse dargent ; mais une ttehumaine ne paye pas de droit. Nous avons pass.

    Le boulevard franchi, la carriole sest enfonce au grand trot dansces vieilles rues tortueuses du faubourg Saint-Marceau et de la Cit, quiserpentent et sentrecoupent comme les mille chemins dune fourmilire.Sur le pav de ces rues troites le roulement de la voiture est devenu sibruyant et si rapide, que je nentendais plus rien du bruit extrieur. Quandje jetais les yeux par la petite lucarne carre, il me semblait que le flotdes passants sarrtait pour regarder la voiture, et que des bandes denfantscouraient sur sa trace. Il ma sembl aussi voir de temps en temps dans lescarrefours et l un homme ou une vieille en haillons, quelquefois les deuxensemble, tenant en main une liasse de feuilles imprimes que les passantsse disputaient, en ouvrant la bouche comme pour un grand cri.

    Huit heures et demie sonnaient lhorloge du Palais au moment o noussommes arrivs dans la cour de la Conciergerie. La vue de ce grand escalier,de cette noire chapelle, de ces guichets sinistres, ma glac. Quand la voituresest arrte, jai cru que les battements de mon cur allaient sarrter aussi.

    Jai recueilli mes forces ; la porte sest ouverte avec la rapidit de lclair ;jai saut bas du cachot roulant, et je me suis enfonc grands pas sousla vote entre deux haies de soldats. Il stait dj form une foule sur monpassage.

  • 52

    XXIIITant que jai march dans les galeries publiques du Palais de Justice,

    je me suis senti presque libre et laise ; mais toute ma rsolution maabandonn quand on a ouvert devant moi des portes basses, des escalierssecrets, des couloirs intrieurs, de longs corridors touffs et sourds, o ilnentre que ceux qui condamnent ou ceux qui sont condamns.

    Lhuissier maccompagnait toujours. Le prtre mavait quitt pourrevenir dans deux heures ; il avait ses affaires.

    On ma conduit au cabinet du directeur, entre les mains duquel lhuissierma remis. Ctait un change. Le directeur la pri dattendre un instant, luiannonant quil allait avoir du gibier lui remettre, afin quil le conduistsur-le-champ Bictre par le retour de la carriole. Sans doute le condamndaujourdhui, celui qui doit coucher ce soir sur la botte de paille que je naipas eu le temps duser.

    Cest bon, a dit lhuissier au directeur, je vais attendre un moment ;nous ferons les deux procs-verbaux la fois, cela sarrange bien.

    En attendant, on ma dpos dans un petit cabinet attenant celui dudirecteur. L on ma laiss seul, bien verrouill.

    Je ne sais quoi je pensais, ni depuis combien de temps jtais l, quandun brusque et violent clat de rire mon oreille ma rveill de ma rverie.

    Jai lev les yeux en tressaillant. Je ntais plus seul dans la cellule. Unhomme sy trouvait avec moi, un homme denviron cinquante-cinq ans, demoyenne taille ; rid, vot, grisonnant ; membres trapus ; avec un regardlouche dans des yeux gris, un rire amer sur le visage ; sale, en guenilles,demi-nu, repoussant voir.

    Il parat que la porte stait ouverte, lavait vomi, puis stait refermesans que je men fusse aperu. Si la mort pouvait venir ainsi !

    Nous nous sommes regards quelques secondes fixement, lhomme etmoi ; lui, prolongeant son rire qui ressemblait un rle ; moi, demi-tonn,demi-effray.

    Qui tes-vous ? lui ai-je dit enfin. Drle de demande ! a-t-il rpondu. Un friauche. Un friauche ! Quest-ce que cela veut dire ?Cette question a redoubl sa gaiet. Cela veut dire, sest-il cri au milieu dun clat de rire, que le taule

    jouera au panier avec ma sorbonne dans six semaines, comme il va faire avecta tronche dans six heures. Ha ! ha ! il parat que tu comprends maintenant.

    En effet, jtais ple, et mes cheveux se dressaient. Ctait lautrecondamn, le condamn du jour, celui quon attendait Bictre, mon hritier.

    Il a continu :

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    Que veux-tu ? voil mon histoire moi. Je suis fils dun bon peigre ;cest dommage que Charlot ait pris la peine un jour de lui attacher sa cravate.Ctait quand rgnait la potence, par la grce de Dieu. six ans, je navaisplus ni pre ni mre ; lt, je faisais la roue dans la poussire au bord desroutes, pour quon me jett un sou par la portire des chaises de poste ;lhiver, jallais pieds nus dans la boue en soufflant dans mes doigts toutrouges ; on voyait mes cuisses travers mon pantalon. neuf ans, jaicommenc me servir de mes louches, de temps en temps je vidais unefouillouse, je filais une pelure ; dix ans, jtais un marlou. Puis jai fait desconnaissances ; dix-sept, jtais un grinche. Je forais une boutanche, jefaussais une tournante. On ma pris. Javais lge, on ma envoy ramer dansla petite marine. Le bagne, cest dur ; coucher sur une planche, boire de leauclaire, manger du pain noir, traner un imbcile de boulet qui ne sert rien ;des coups de bton et des coups de soleil. Avec cela on est tondu, et moi quiavais de beaux cheveux chtains ! Nimporte ! jai fait mon temps. Quinzeans, cela sarrache ! Javais trente-deux ans. Un beau matin on me donnaune feuille de route et soixante-six francs que je mtais amasss dans mesquinze ans de galres, en travaillant seize heures par jour, trente jours parmois, et douze mois par anne. Cest gal, je voulais tre honnte hommeavec mes soixante-six francs, et javais de plus beaux sentiments sous mesguenilles quil ny en a sous une serpillire de ratichon. Mais que les diablessoient avec le passeport ! Il tait jaune, et on avait crit dessus forat libr. Ilfallait montrer cela partout o je passais et le prsenter tous les huit jours aumaire du village o lon me forait de tapiquer. Labelle recommandation ! ungalrien ! Je faisais peur, et les petits enfants se sauvaient, et lon fermait lesportes. Personne ne voulait me donner douvrage. Je mangeai mes soixante-six francs. Et puis il fallut vivre. Je montrai mes bras bons au travail, onferma les portes. Joffris ma journe pour quinze sous, pour dix sous, pourcinq sous. Point. Que faire ? Un jour, javais faim, je donnai un coup decoude dans le carreau dun boulanger ; jempoignai un pain, et le boulangermempoigna ; je ne mangeai pas le pain, et jeus les galres perptuit,avec trois lettres de feu sur lpaule. Je te montrerai, si tu veux. Onappelle cette justice-l la rcidive. Me voil donc cheval de retour. On meremit Toulon ; cette fois avec les bonnets verts. Il fallait mvader. Pourcela, je navais que trois murs percer, deux chanes couper, et javais unclou. Je mvadai. On tira le canon dalerte ; car, nous autres, nous sommescomme les cardinaux de Rome, habills de rouge, et on tire le canon quandnous partons. Leur poudre alla aux moineaux. Cette fois, pas de passeportjaune, mais pas dargent non plus. Je rencontrai des camarades qui avaientaussi fait leur temps ou cass leur ficelle. Leur coire me proposa dtre desleurs ; on faisait la grande soulasse sur le trimar. Jacceptai, et je me mis

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    tuer pour vivre. Ctait tantt une diligence, tantt une chaise de poste,tantt un marchand de bufs cheval. On prenait largent, on laissait allerau hasard la bte ou la voiture, et lon enterrait lhomme sous un arbre, enayant soin que les pieds ne sortissent pas ; et puis on dansait sur la