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Sur une barricade Sur une barricade, au milieu des pavés Souillés d´un sang coupable et d´un sang pur lavés, Un enfant de douze ans est pris avec des hommes. - Es-tu de ceux-là, toi ?- L´enfant dit : Nous en sommes. - C´est bon dit l´officier, on va te fusiller. Attends ton tour. – L´enfant voit des éclairs briller, Et tous ses compagnons tomber sous la muraille. Il dit à l´officier : Permettez-vous que j´aille Rapporter cette montre à ma mère chez nous ? - Tu veux t´enfuir ?- Je vais revenir. – Ces voyous Ont peur ! Où loges-tu ? – Là près de la fontaine. Et je vais revenir, monsieur le capitaine. - Va-t-en, drôle ! – L´enfant s´en va. – Piège grossier ! Et les soldats riaient avec leurs officiers, Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ; Mais le rire cessa car soudain l´enfant pâle, Brusquement reparu, fier comme Viala, Vint s´adosser au mur et leur dit : Me voilà. La mort stupide eut honte, et l´officier fit grâce. Enfant, je ne sais point, dans l´ouragan qui passe Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits, Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis Que ton âme ignorante est une âme sublime. Bon et brave, tu fais, dans le fond de l´abîme, Deux pax, l´un vers ta mère et l´autre vers la mort ; L´enfant a la candeur et l´homme a le remords, Et tu ne réponds point de ce qu´ on te fit faire ; Mais l´enfant est superbe et vaillant qui préfère À la fuite, à la vie, á l´aube, aux jeux permis, Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis. La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore ! Doux ami, dans la Grèce antique, Stésichore T´eût chargé de défendre une porte d´Argos ; Cinégyre t´eût dit : nous sommes deux égaux ! Et tu serais admis au rang des purs éphèbes Par Tyrtée à Messène et par Eschyle à Thèbes. On graverait ton nom sur des disques d´airain ; Et tu serais de ceux qui sous le ciel serein, S´ils passent près du puits ombragés par le saule, Font que la jeune fille ayant sur son épaule L´urne où s´abreuveront les buffles haletants, Pensive, se retourne et regarde longtemps. La Légende des siècles , 1 re série, XIII, 1 Ce poème est, dans sa première partie, un des plus célèbres de Victor Hugo. L´historie de l´enfant, qui se trouve être du côte des communards, défenseurs d´une barricade, et à qui l´officier commandant les troupes versaillaises fait grâce, est une anecdote édifiante. Il est toujours rassurant de penser que la répression, quelle qu´elle soit, n´est pas nécessairement aveugle, et que les garçons rebelles ne sont pas toujours des voyous. Lu ainsi, le poème est complété par l´image ordonnée et sympathique d´une barricade avant l´assaut. La fin du poème suggère une interprétation moins lénifiante. L´officier qui croit faire une bonne action n´a pas compris la véritable moralité de cette fable, et le poète l´explique. L´enfant qui a choisi de mourir est un personnage épique, l´équivalent moderne d´un héros de l´Antiquité. L´attitude de Victor Hugo envers la Commune de Paris ne se borne donc pas, dans ce poème, à tenir la balance égale entre les forfaits. Au-dessus des actions criminelles, qui sont le fait des versaillais comme des communards, il y a des actions héroïques, désintéressées, exemplaires. La balance penche alors du côté des plus faibles, qui représentent ce qu´il y a de meilleur dans l´homme et ce qu´il y a de plus noble dans son histoire et dans sa culture. Commune de paris, 1871. Barricade rue Saint-Sébastien. © Coll. Viollet. 1873 Victor Hugo, par E. Carjat. MVH ©PMVP.

VICTOR HUGO - Sur une barricade, au milieu des pavés

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Ce poème est, dans sa première partie, un des plus célèbres de Victor Hugo.L´historie de l´enfant, qui se trouve être du côte des communards,défenseurs d´une barricade, et à qui l´officier commandant les troupesversaillaises fait grâce, est une anecdote édifiante. Il est toujours rassurantde penser que la répression, quelle qu´elle soit, n´est pas nécessairementaveugle, et que les garçons rebelles ne sont pas toujours des voyous. Luainsi, le poème est complété par l´image ordonnée et sympathique d´unebarricade avant l´assaut.La fin du poème suggère une interprétation moins lénifiante. L´officier quicroit faire une bonne action n´a pas compris la véritable moralité de cettefable, et le poète l´explique. L´enfant qui a choisi de mourir est unpersonnage épique, l´équivalent moderne d´un héros de l´Antiquité.L´attitude de Victor Hugo envers la Commune de Paris ne se borne doncpas, dans ce poème, à tenir la balance égale entre les forfaits. Au-dessus desactions criminelles, qui sont le fait des versaillais comme des communards,il y a des actions héroïques, désintéressées, exemplaires. La balance penchealors du côté des plus faibles, qui représentent ce qu´il y a de meilleur dansl´homme et ce qu´il y a de plus noble dans son histoire et dans sa culture.

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Page 1: VICTOR HUGO - Sur une barricade, au milieu des pavés

Sur une barricade

Sur une barricade, au milieu des pavés Souillés d´un sang coupable et d´un sang pur lavés, Un enfant de douze ans est pris avec des hommes. - Es-tu de ceux-là, toi ?- L´enfant dit : Nous en sommes.

- C´est bon dit l´officier, on va te fusiller. Attends ton tour. – L´enfant voit des éclairs briller, Et tous ses compagnons tomber sous la muraille. Il dit à l´officier : Permettez-vous que j´aille Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?

- Tu veux t´enfuir ?- Je vais revenir. – Ces voyous

Ont peur ! Où loges-tu ? – Là près de la fontaine. Et je vais revenir, monsieur le capitaine.

- Va-t-en, drôle ! – L´enfant s´en va. – Piège grossier !

Et les soldats riaient avec leurs officiers, Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ; Mais le rire cessa car soudain l´enfant pâle, Brusquement reparu, fier comme Viala, Vint s´adosser au mur et leur dit : Me voilà. La mort stupide eut honte, et l´officier fit grâce. Enfant, je ne sais point, dans l´ouragan qui passe Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits, Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis Que ton âme ignorante est une âme sublime. Bon et brave, tu fais, dans le fond de l´abîme, Deux pax, l´un vers ta mère et l´autre vers la mort ; L´enfant a la candeur et l´homme a le remords, Et tu ne réponds point de ce qu´ on te fit faire ; Mais l´enfant est superbe et vaillant qui préfère À la fuite, à la vie, á l´aube, aux jeux permis, Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis. La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore ! Doux ami, dans la Grèce antique, Stésichore T´eût chargé de défendre une porte d´Argos ; Cinégyre t´eût dit : nous sommes deux égaux ! Et tu serais admis au rang des purs éphèbes Par Tyrtée à Messène et par Eschyle à Thèbes. On graverait ton nom sur des disques d´airain ; Et tu serais de ceux qui sous le ciel serein, S´ils passent près du puits ombragés par le saule, Font que la jeune fille ayant sur son épaule L´urne où s´abreuveront les buffles haletants, Pensive, se retourne et regarde longtemps.

La Légende des siècles, 1re série, XIII, 1

Ce poème est, dans sa première partie, un des plus célèbres de Victor Hugo. L´historie de l´enfant, qui se trouve être du côte des communards, défenseurs d´une barricade, et à qui l´officier commandant les troupes versaillaises fait grâce, est une anecdote édifiante. Il est toujours rassurant de penser que la répression, quelle qu´elle soit, n´est pas nécessairement aveugle, et que les garçons rebelles ne sont pas toujours des voyous. Lu ainsi, le poème est complété par l´image ordonnée et sympathique d´une barricade avant l´assaut. La fin du poème suggère une interprétation moins lénifiante. L´officier qui croit faire une bonne action n´a pas compris la véritable moralité de cette fable, et le poète l´explique. L´enfant qui a choisi de mourir est un personnage épique, l´équivalent moderne d´un héros de l´Antiquité. L´attitude de Victor Hugo envers la Commune de Paris ne se borne donc pas, dans ce poème, à tenir la balance égale entre les forfaits. Au-dessus des actions criminelles, qui sont le fait des versaillais comme des communards, il y a des actions héroïques, désintéressées, exemplaires. La balance penche alors du côté des plus faibles, qui représentent ce qu´il y a de meilleur dans l´homme et ce qu´il y a de plus noble dans son histoire et dans sa culture.

Commune de paris, 1871. Barricade rue Saint-Sébastien. © Coll. Viollet.

1873

Victor Hugo, par E. Carjat. MVH ©PMVP.