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Victor Serge : la véritable personnalité de Lénine

Victor Serge : la véritable personnalité de Lénine · VICTOR SERGE : LA VÉRITABLE ... succomber dans ce combat, comme suc- ... nous indiquent si nettement notre devoir que l’attente

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Victor Serge :la véritablepersonnalité

de Lénine

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LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23

Wilebaldo Solano, le dernier secrétaire du Parti ouvrierd’unification marxiste (POUM), nous a communiqué l’article

suivant sur la personnalité de Lénine, envoyé par Victor Sergeen 1937 pour La Batalla, le journal du POUM.

Rappelons un point : Victor Serge, qui rompit en 1938avec le bolchevisme et avec Trotsky, et condamnait

vigoureusement la répression de l’insurrection de Cronstadten 1921, écrit dans Trente ans après la révolution russe,

rédigé en 1947, quelques mois avant sa mort :“Un auteur américain, M. James Burnham, s’est plu à soutenir

que Staline est le véritable continuateur de Lénine. Le paradoxe,poussé à ce degré hyperbolique, ne manque pas d’un certain

attrait stimulant à l’endroit de la pensée paresseuse et ignorante...Il va de soi qu’un parricide demeure le continuateur biologique

de son père. Il est toutefois autrement évident que l’on necontinue pas un mouvement en le massacrant, une idéologie en la

reniant, une révolution de travailleurs par la plus noireexploitation des travailleurs, l’œuvre de Trotsky en faisant

assassiner Trotsky et mettre ses livres au pilon... Ou les motscontinuation, rupture, négation, reniement, destruction

n’auraient plus de sens intelligible, ce qui peut, au reste, convenirà des intellectuels brillamment obscurantistes” (1).

(1) Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques,Bouquin, R. Laffont, 2001, p. 865.

PRÉSENTATION DU TRADUCTEUR ESPAGNOL

L’article que nous publions ici a été écrit spécialement pour La Batalla en1937 par le grand écrivain révolutionnaire Victor Serge. A l’occasion du centièmeanniversaire de la naissance du dirigeant de la révolution d’Octobre, alors qu’ilse dit et s’écrit tant de choses fausses, il nous semble important de rappeler à noslecteurs quelle fut la véritable personnalité de Lénine.

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VICTOR SERGE : LA VÉRITABLE PERSONNALITÉ DE LÉNINE

IL est mort, épuisé par un travailsurhumain, le 21 janvier 1924. Il yavait deux ans environ que la mala-die l’immobilisait sur son fauteuil

et son visage avait une terrible expres-sion d’angoisse, dont témoignent cer-taines photos de l’époque. Mais son in-telligence restait en éveil et, de temps entemps, se manifestait par de puissantséclats. Dans ces moments-là, il exprimaitsa profonde inquiétude. Les graves dé-fauts du régime qu’il avait fondé, et qu’ilpercevait avec une grande lucidité, l’an-goissaient. Il n’y a rien de plus tragiqueque l’histoire de sa dernière lutte contrela maladie, avec l’obsession de pouvoirde nouveau travailler, de chercher dessolutions et des alliés, d’endiguer lesmenaces. Et il est certain que, si Lénineavait vécu encore quelques années, lecours de la révolution aurait été profon-dément modifié dans un sens favorable.

Il ne fait aucun doute que sa grandeautorité et sa vaste intelligence auraientpesé efficacement sur le cours deschoses. Peut-être aurait-il pu orienterl’Etat socialiste vers un accord avec lespaysans et modérer ainsi, et même sur-monter, les tendances réactionnaires àl’intérieur. Peut-être aurait-il fini parsuccomber dans ce combat, comme suc-comba une autre intelligence égale à lasienne (1).

L’histoire avance en se servant, selonles circonstances, des hommes de génie

ou des médiocres. Après Napoléon, ellea créé l’homme de Sedan, Napoléon lepetit. Le hasard et l’inexorable sontétroitement unis. Le sort des individusdépend du hasard, la résultante socialede l’inexorable, et cet inexorable entraîneet brise le hasard... Tant de causes éco-nomiques et historiques ont contribué àl’usure de la révolution que, si Lénineavait vécu plus longtemps, il aurait pro-bablement connu un sort semblable à celuide ses compagnons des grandes journéesrévolutionnaires. Mais le régime seraitmeilleur.

Ce point de vue n’est en aucune fa-çon pessimiste. Pour dominer la nature,il est nécessaire que l’homme la com-prenne et s’adapte à elle. Pour construirele paratonnerre, il est nécessaire de sa-voir que la foudre va tomber et commentelle va tomber. Il ne faut pas compter surles prières pour s’y opposer. Pour trans-former la société et discerner son évolu-tion, il faut obéir à la nécessité la plusforte, qui est la nécessité économique.Telle est la science marxiste. Marx etEngels, des chercheurs honnêtes, analy-sèrent le processus moderne de la pro-duction et conclurent à la nécessité dusocialisme, aspiration des masses à unplus grand bien-être et à une vie plus jus-te, passant ainsi de l’utopie à la science.

Un nouveau point de départdans l’histoire

(1) Allusion manifeste à Trotsky et à la défaite del’Opposition de gauche dans le combat contreStaline-Boukharine (NDLR).

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LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23

Avec Lénine, le socialisme est passé dela science à l’action.

Peu avant Octobre, les circonstancessimplifiaient les problèmes. La guerreréduisait tout à quelques alternatives dugenre être ou ne pas être. Mais il fallaitdu courage pour le voir, et, après l’avoirvu, pour agir avec audace. Car l’on nepouvait plus être ni vivre comme par lepassé. Il fallait rompre avec ce passé. Etc’est ce qui est habituellement le plusdifficile pour les hommes, qui sont sou-vent prisonniers de la routine et des illu-sions. Les écrits de Lénine sont d’unegrande richesse. Mais ils n’eurent jamaisautant de valeur que dans ces six moisde l’année 1917 où il fut le seul às’orienter d’un pas sûr au milieu d’évé-nements chaotiques, comprenant quel’on se trouvait dans une situation in-stable, entre deux dictatures égalementpossibles, celle de la réaction et celle dela classe ouvrière, et qu’il n’y avait doncpas d’autre choix que l’action ou le dé-sastre. Son point de vue n’était pas lefruit de la passion révolutionnaire, quiaurait pu être aveugle, comme n’importequelle autre passion, mais de la convic-tion de l’homme politique et de l’écono-miste, fondée sur l’analyse quotidienned’une situation donnée.

Lénine tenait compte de tout : del’état de la production, des changements,des intentions et des possibilités de labourgeoisie, de la mentalité des géné-raux et des avocats qui étaient encore aupouvoir, des aspirations des masses de laville et de la campagne. Et, finalement, ilen arriva à la conclusion que l’heureétait venue. Réfugié dans une cabane enFinlande, au bord de la mer, il écrivitdébut octobre au comité central :

“Chers camarades : les événementsnous indiquent si nettement notre devoirque l’attente est déjà un crime. Le mou-vement paysan se développe avec uneforce croissante. Les soldats nous mani-festent une sympathie de plus en plusgrande. A Moscou, nous pouvons comptersur 99 % des voix des soldats ; lestroupes finlandaises et la flotte sont

contre le gouvernement. Unis aux socia-listes-révolutionnaires de gauche, nousavons la majorité dans le pays... Dansces conditions, attendre serait un cri-me...”

Et il poursuit : “La victoire est certaine. Il y a une

probabilité très élevée que nous l’obte-nions sans effusion de sang.”

Je l’ai vu, à diverses reprises, un peuplus tard, dans la période la plus ardentede sa vie. Personne n’était plus simpleque lui. Personne n’était plus éloignéque lui de la tendance à jouer à l’hommede génie, qu’il était sans doute, au grandchef, au fondateur de l’Etat soviétique.Toutes ces expressions à son sujet l’au-raient indigné. Quand les désaccordss’aggravaient à l’intérieur du parti, saplus grande menace était : “Je présentema démission au comité central, je rede-viens un simple militant et je défendraimon point de vue à la base...”

Il portait encore ses vieux costumesd’émigré en Suisse. Quand on voulutfêter son cinquantième anniversaire, il sefâcha presque : et il ne resta qu’unevingtaine de minutes à la soirée dansl’intimité qu’organisèrent quelques ca-marades.

Quand Kamenev lui parla d’éditer sesœuvres complètes, Lénine répondit avecune certaine irritation : “Pourquoi donc ?Il s’en est écrit des choses en trente ans.Non, cela ne vaut pas la peine.”

Il ne se croyait pas infaillible et,d’ailleurs, ne l’était pas. Il commit degrandes erreurs. Et souvent, au cours del’action la plus juste, une erreur ne dimi-nuait pas son extraordinaire perspicacité.Globalement, son œuvre demeure unnouveau point de départ dans l’histoire,un magnifique exemple de désin-téressement, de dévouement à la classeouvrière, une application vigoureuse dela pensée marxiste à la lutte de classes.C’est vers elle que nous regardons commevers une lumière, et non pas vers sesrestes lugubres, embaumés à côté duKremlin dans un monstrueux mausolée.

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LE 30 décembre 1890, naissancede Victor Serge, à Bruxelles, deson vrai nom Victor Kibal-tchitch. En 1909, il s’installe à

Paris, où il fréquente les anarchistes in-dividualistes, et notamment RaymondCallemin, son ami d’enfance. Il collaboreau journal L’Anarchie de Libertad. Il estcondamné pour complicité, lors du pro-cès de la bande à Bonnot, à 5 ans de pri-son. A sa sortie, en 1917, il part pourBarcelone, où il participe à SolidaridadObrera, journal de la CNT, et à Tierra yLibertad. En 1918, il part pour la Russie,où il adhère au Parti communiste et oc-cupe diverses fonctions à Berlin, puisVienne, où il travaille à la rédactiond’une agence de presse communiste. Ilrentre en Russie en 1925, de plus en pluscritique envers le régime, qui l’exclut en1928, puis l’emprisonne, le libère et lecondamne à nouveau en 1933 à la dépor-tation dans l’Oural. En 1935, les intel-lectuels français se mobilisent pour ob-

tenir sa libération, qui sera effective en1936. Il séjourne en Belgique, puis dansle sud de la France, en juin 1940. De là,il obtient un visa pour le Mexique et seconsacre à l’écriture de ses mémoires. Ilmeurt le 17 novembre 1947.

Il nous laisse de nombreux romans etouvrages politiques : Le Rétif (1909-1912), Les Anarchistes et l’expériencede la révolution russe, Mémoires d’unrévolutionnaire, Le Tournant obscur, S’ilest minuit dans le siècle (1939), Villeconquise, etc.

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« Il partit, il disparut. Par une note,en corps sept, reléguée dans l’infimerubrique des faits divers, les Izvestiaannoncèrent sa déportation pour “me-nées insurrectionnelles”, accusationextravagante jusqu’à la bouffonnerie »(Le Tournant obscur).

Victor Serge(1890-1947)

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