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VIE BONNE OU VIE REUSSIE ? Texte de la conférence du 27 mars 2010 Illustrations choisies par Sylvie Prevost, agrégée de Lettres, professeur au Lycée Majorelle à Toul. Dissipons d’abord l’équivoque que la langue française entretient au sujet du mot « vie ». C’est de la vie proprement humaine que je vais vous entretenir aujourd’hui et pas de la vie « nue », autrement dit de la vie envisagée sous le seul plan de ses conditions matérielles, en tant que manifestation purement biologique. Les anciens grecs disposaient à ce propos de deux termes là où nous n’en avons qu’un : « zoé »et « bios », le premier terme renvoyant à la vie telle que l’homme la partage avec tous les autres vivants alors que le second, réservé au vivant humain, désignait la valeur qu’il accorde à la vie selon l’usage qu’il fait de ces conditions. L’animal en effet n’a pas à vivre autrement qu’il ne vit. L’homme, lui, ne se contente pas de vivre passivement, il a le souci de transformer sa vie en une vie digne d’être vécue. C’est d’une telle vie dont il est question dans l’alternative qui nous est proposée. Une vie qualifiée de « bonne » ou de « réussie », c’est dans les deux cas une vie qui vaut le coup, une vie enviable, désirable, préférable à une vie « mauvaise » ou une vie « ratée », qualificatifs toujours péjoratifs. Cependant l’alternative (ou) nous avertit d’emblée que les deux expressions ne sont pas synonymes, que la vie bonne, dans son contenu et dans ses normes, ne s’identifie pas à la vie réussie. Bel Ami, une vie réussie ? Pauline, héroïne de La Joie de vivre : une vie bonne. Commençons par la vie bonne. L’expression « vie bonne » est elle-même remarquable puisqu’elle est la traduction littérale d’une expression grecque eu zein le « bien-vivre ». Dans le contexte grec la vie bonne s’incarnait dans l’idéal transcendant de sagesse, état d’excellence et de perfection à la fois morale et intellectuelle. La vie bonne d’abord était inséparable d’une visée éthique en tant que c’était une vie orientée vers le bien. Ainsi Socrate est-il

Vie bonne ou vie

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Texte de la conférence du 27 mars 2010Illustrations choisies par Sylvie Prevost, agrégée de Lettres, professeur au LycéeMajorelle à Toul.

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  • VIE BONNE OU VIE REUSSIE ?

    Texte de la confrence du 27 mars 2010Illustrations choisies par Sylvie Prevost, agrge de Lettres, professeur au Lyce Majorelle Toul.

    Dissipons dabord lquivoque que la langue franaise entretient au sujet du mot vie . Cest de la vie proprement humaine que je vais vous entretenir aujourdhui et pas de la vie nue , autrement dit de la vie envisage sous le seul plan de ses conditions matrielles, en tant que manifestation purement biologique. Les anciens grecs disposaient ce propos de deux termes l o nous nen avons quun : zo et bios , le premier terme renvoyant la vie telle que lhomme la partage avec tous les autres vivants alors que le second, rserv au vivant humain, dsignait la valeur quil accorde la vie selon lusage quil fait de ces conditions. Lanimal en effet na pas vivre autrement quil ne vit. Lhomme, lui, ne se contente pas de vivre passivement, il a le souci de transformer sa vie en une vie digne dtre vcue.

    Cest dune telle vie dont il est question dans lalternative qui nous est propose. Une vie qualifie de bonne ou de russie , cest dans les deux cas une vie qui vaut le coup, une vie enviable, dsirable, prfrable une vie mauvaise ou une vie rate , qualificatifs toujours pjoratifs.Cependant lalternative (ou) nous avertit demble que les deux expressions ne sont pas synonymes, que la vie bonne, dans son contenu et dans ses normes, ne sidentifie pas la vie russie.

    Bel Ami, une vie russie ? Pauline, hrone de La Joie de vivre : une vie bonne.

    Commenons par la vie bonne. Lexpression vie bonne est elle-mme remarquable puisquelle est la traduction littrale dune expression grecque eu zein le bien-vivre . Dans le contexte grec la vie bonne sincarnait dans lidal transcendant de sagesse, tat dexcellence et de perfection la fois morale et intellectuelle. La vie bonne dabord tait insparable dune vise thique en tant que ctait une vie oriente vers le bien. Ainsi Socrate est-il

  • demeur comme le paradigme de lhomme juste, entre tous ceux de son temps quil nous soit donn de connatre, il fut le meilleur et en outre le plus sage et le plus juste dit de lui un de ses disciples dans le trs beau Phdon de Platon. Lorsque son ami Criton vient le trouver dans sa prison pour lui annoncer que tout est prt pour son vasion, Socrate lui fait observer que ce dont il faut faire le plus de cas, ce nest pas de vivre, mais de vivre bien (Criton, 48b), cest--dire de vivre de faon belle et juste . Quant Platon, il consacrera son grand dialogue La Rpublique la justice, son projet tant de montrer que la vie la plus juste est aussi la vie la plus heureuse. Pour Platon en effet, comme pour la plupart des Grecs, la justice ntait pas seulement une vertu, mais la vertu par excellence, la valeur suprme. Vivre selon la justice, ctait se conformer lordre naturel. Car la justice tait dabord et avant tout lessence du cosmos (lunivers, le rel dans sa totalit). Cest prcisment en cela que le monde tait pour les Grecs un cosmos : le terme renvoie en effet lide de tout ordonn, densemble harmonieux, darrangement, la fois beau et juste. Cest alors dans limitation du cosmos que lhomme devait puiser une reprsentation de la vie bonne. Dans une premire tape, il sagissait dapprendre connatre cet ordre du monde, puis, dans une seconde, de prendre modle sur lui en tablissant lintrieur de sa vie un ordre qui soit le reflet de cet ordre extrieur. Cest pourquoi le mode de vie philosophique tait considr comme le plus haut, parce que le philosophe possdait le savoir dun tel ordre. Une problmatique traditionnelle dans la Grce antique tait celle de ce quon appelait les genres de vie , types de vie qui taient hirarchiss en fonction de leur valeur. Au-del de la vie selon la richesse, au-del galement de la vie selon les honneurs, symbolise par la vie politique, se situait la vie de contemplation, cest--dire la vie voue lexercice de la pense, celle quAristote nommait la vie thortique. Il sagissait l du type de vie qui rapprochait le plus la vie de lhomme de celle des dieux : ainsi lexercice de la contemplation du cosmos que le Sage sefforait dembrasser tout entier par la pense lui apportait au plus haut point la srnit dans cette vie.

    Sinterrogeant sur le destin dun tel idal, Luc Ferry dans Quest-ce quune vie russie ? constate que son horizon sest peu peu estomp. Selon lui, lantique interrogation sur la vie bonne sest trouve supplante par un autre idal de vie, que les socits contemporaines nous invitent penser sur le mode de la russite . Celle-ci est devenue lhorizon ultime de nos penses et de nos aspirations. On nous la prsente comme un modle de vie. In/out, en hausse/en baisse, en forme/en panne, winner/ loser : tout concourt aujourdhui faire du succs en tant que tel, et quel que soit le domaine de rfrence envisag, un idal absolu. Sports, arts, sciences, politique, entreprise, amours, tout y passe, sans distinction de rang, ni hirarchie de valeur. Il sagit de cultiver la performance pour la performance, le succs pour le succs.

  • Peu importe le domaine et la valeur de ce domaine, lobjet de la russite est accessoire par rapport au fait mme de russir.

    Selon Luc Ferry qui cite ici Heidegger cest lavnement du monde de la technique qui constitue la cause majeure dune telle mutation. Il ne faut pas entendre ici le terme au sens de technologie (ensemble doutils, dappareils, dinstruments) mais en tant que mentalit, type de rapport que lhomme moderne entretient avec le monde qui lentoure. Dans lunivers de la technique triomphe la seule raison instrumentale : la considration des moyens sest entirement substitue celle des fins. Seule compte la considration des moyens en tant que tels, quels que soient les objectifs envisags (cest le cas de lconomie librale mondialise soumise au principe du dveloppement pour le dveloppement). Le mots dordre y sont rendement, efficacit, performance.

    Cest galement le constat du sociologue Alain Ehrenberg dans plusieurs de ses ouvrages : la socit franaise partir des annes 80 sest convertie au culte de la performance. Cest le nouveau credo de notre monde postmoderne, qui accde mme au statut de mythologie. Place aux gagneurs, aux battants, aux leaders ! Notre imaginaire collectif se voit envahi par ces figures conqurantes que sont les hros de lconomie, les champions sportifs, les aventuriers ces hros nous disent que tout est possible pour qui a la volont de gagner. Partout on valorise la prise de risques, lexploit, la prouesse, le record, les dfis permanents. Le monde de lentreprise constitue sans doute le fer de lance de ce discours de la comptition gnralise. Il sagit dinsuffler chez les salaris - et ce tous les niveaux - la rage de vaincre, lesprit de challenge et duser de toutes les stratgies possibles pour y parvenir. Mais ce nest pas seulement dans son travail, mais aussi dans ses loisirs ou dans sa vie affective, que chacun doit se hausser au niveau de lhomme comptitif quon exige de lui de devenir. Mme le domaine de lrotisme, constate avec humour Pascal Bruckner dans son dernier ouvrage Le paradoxe amoureux, se voit soumis lobligation de rsultat. Lrotisme contemporain se place tout entier sous le joug dune morale de la prouesse. Il faut y assurer , sous peine dtre rejet .

    Cest le caractre galitaire de la culture moderne, souligne Alain Ehrenberg, qui est lorigine dune telle mythologie de la concurrence. Dans les socits anciennes, les hirarchies taient inscrites en quelque sorte dans la nature des choses, la place de chacun fixe davance dans lordre du monde, ordre que nul ne cherchait contester. Ds lors que, aprs avoir aboli les privilges de naissance, on affirme, comme le font nos dmocraties modernes, lgalit fondamentale des hommes entre eux, cela signifie que tous peuvent a priori entrer en comptition avec tous. Tout homme peut, en droit, devenir quelquun et accder toutes les positions de la socit, quels que soient son

  • sexe, sa race, sa classe dorigine. Cest ce qui explique que se soit impos le modle de la juste concurrence. Celui qui lemportera sera forcment le meilleur parce quil en aura fait la preuve en se mesurant tous ses adversaires, dont il aura triomph par son travail, ses qualits ou ses mrites personnels. Cest pourquoi la comptition sportive prenant la place quoccupait jusque l lcole rpublicaine - est devenue un rfrent majeur, parce quelle est le spectacle mme dun tel idal galitaire. Nous allons y voir comment un homme pareil tout autre, qui na aucun privilge de naissance, qui nest rien a priori que notre semblable devient quelquun par son seul mrite.

    On peut cependant sinterroger, souligne Alain Ehrenberg, sur la face dombre dun tel idal. Dans un monde qui maintient les individus dans une concurrence permanente, les relations avec autrui sont penses essentiellement sur le mode de lantagonisme et de laffrontement. Lautre devient un rival, un adversaire, celui quil faut liminer ou de qui lon doit triompher. Jouer le jeu social, cest accepter cette rhtorique du combat. Sy ajoute, selon Ehrenberg, une rhtorique incessante de la comparaison . Autrui fait figure dtalon de mesure, de juge. Cest laune de la russite dautrui que nous allons juger notre propre russite, do lexacerbation de ces poisons que sont lenvie ou la jalousie. Si je suis lgal de mon voisin, pourquoi aurait-il plus que moi ? ainsi sexprime le discours de lenvie dans les socits dmocratiques crit Luc Ferry, constat que faisait dj Tocqueville au XIXme sicle. La russite et le succs des autres peuvent alors mettre en pril le sentiment que nous avons de notre propre valeur. En comparaison, notre propre vie nous apparatra dautant plus pauvre et mdiocre.

    Les effets de lenvie

    tableau aujourdhui appelLge dargent- ,

    Lucas Cranach (l'Ancien)

    1535

    Ajoutons que limpratif de russite prend lallure dune nouvelle tyrannie, tyrannie dautant plus lourde quil faut russir vite et jeune. Do le constat je ny arrive pas . En filigrane se profile alors le mal dtre. La culture de la

  • conqute est ncessairement une culture de lanxit qui traduit la hantise de lchec. Do lapparition de nouvelles formes de souffrances psychiques. Le dbut du XXme sicle a connu la nvrose, dont Freud a bien montr quelle tait en quelque sorte une maladie de la faute et de la culpabilit. Cest la rencontre de linterdit et la transgression dun tel interdit qui taient pour le sujet nvros source dun violent conflit intrieur. Dans nos socits permissives caractrises par le dclin des interdits la dpression a pris le relais de la nvrose. La question nest plus aujourdhui : ai-je le droit de le faire ? mais : suis-je capable de le faire ? Au drame de la culpabilit a succd la tragdie de linsuffisance . La dpression est la pathologie de lhomme fatigu dentreprendre et devenu incapable de rpondre aux performances quon attend de lui. Ce qui y domine, cest le sentiment de la perte de sa propre valeur. Le dprim est plong dans une logique o linfriorit domine.

    Cela signifie-t-il pour autant que lantique question de la vie bonne a dsert lespace de notre monde contemporain ? Loin de l, selon Luc Ferry. Les interrogations concernant la vie bonne ne sont pas devenues dsutes (en tmoigne lexpression projet de vie dont on use souvent aujourdhui, cest--dire le fait de rflchir sa vie dans son ensemble et de se demander comment elle pourrait se drouler pour le meilleur) mais elles se posent en termes indits. La premire diffrence entre les interrogations contemporaines sur la vie bonne et la perspective antique, comme le fait remarquer Monique Canto-Sperber, est que, quand nous cherchons la vie bonne aujourdhui, nous ne pensons pas seulement la valeur morale de cette vie. La vie bonne est dabord conue en termes daccomplissement et dpanouissement personnel. Elle recouvre en quelque sorte un dveloppement optimal de lhumain en nous : la ralisation de nos talents, laccomplissement de nos capacits individuelles. Ce qui ne signifie pas que les biens et les valeurs qui comptent pour nous naient aucun rapport la morale, mais que les justifications morales ny ont pas forcment une place centrale. Nous mettons davantage en avant lide dintensit : chercher la vie la plus largie la plus riche possible, la richesse des sentiments ou le souci de progresser et de se perfectionner tout au long de lexistence.

    La second diffrence est que pour les hommes daujourdhui, la vie bonne ne suppose plus lappartenance un ordre de ralit extrieur qui lui servirait de modle. Dans notre monde post-moderne, nous navons plus le sentiment de faire partie dun Tout, dune totalit harmonieuse o tous les tres ont leur juste place, o rien nest de trop. Il nest plus possible aujourdhui de dire avec Marc Aurle tout ce qui arrive, arrive justement ou avec Cicron rien nest plus parfait que le monde . (Comment par exemple croire la bont de la nature aprs des catastrophes naturelles comme le tremblement de terre dHati

  • ou la rcente tempte ?) Ce qui nous frappe dans notre monde cest au contraire le dsordre, le non-sens, la mort. Comme lcrit le philosophe contemporain Marcel Conche notre monde nest plus un monde plein et achev, mais un monde dtotalis, bris, un monde qui se dsagrge, dont le sens est absent.

    La Chute de lAtlantide,

    Mons Desiderio

    XVIIsicle

    Ce qui peut, constate Marcel Couche, faire natre en nous un malaise, un manque de paix intrieure, voire une forme de honte coupable. Quand dautres souffrent et meurent autour de nous guerres, tortures, faim, maladie, dsespoir - avons-nous le droit de connatre lallgresse de la vie ? Est-ce cependant une raison pour nous punir de vivre ? il est impossible que lexistence soit sans cesse remplie par la plainte des hommes. Certes, il ne sagit pas de vivre dans la plus totale insouciance, de senfermer en soi-mme ou de se cuirasser dans loubli. Mais, partir du moment o nous acceptons la vie, nous navons dautre moyen dtre fidle lessence mme de la vie que de mener la meilleure vie possible.

    Soulignons encore une troisime diffrence. Alors quen dpit des divergences entre les coles apparaissaient chez les anciens des accords profonds et des tendances communes dans les conceptions de la vie bonne, ce qui frappe dans notre poque postmoderne cest la diversit des choix existentiels, la pluralit des rponses la question de la vie bonne. Celles-ci semblent mme si subjectives - ainsi tel mettra au premier plan une libert prserver tout prix, pour un autre ce sera crire un livre, voyager, avoir une famille nombreuse - quelles ne permettent daccder aucun modle commun, aucun critre collectif. Une telle diversit ne signifie pas pour autant que nous sommes condamns tomber dans le relativisme. Car chacun dentre nous doit tenir compte dans ses choix de vie de ce que la philosophe Monique Canto-Sperber propose dappeler les invariants de lexistence humaine. On peut les dfinir comme un ensemble de traits caractristiques et gnraux qui tiennent la nature mme de lexistence. Sartre parlera ce propos dune universalit

  • humaine de condition. Ainsi toute vie humaine est oriente dans le temps, un temps dont le cours est la fois irrversible et born par cette limite que constitue notre mort. Ajoutons que toute vie se droule ncessairement au milieu dautres et se heurte une part invitable de hasard et de contingence. De tels invariants apparaissent comme des contraintes qui limitent invitablement nos possibilits ainsi nous ne pouvons pas jouir dune vie infinie ou immortelle - et dont nous devons tenir compte dans nos choix existentiels - ainsi la certitude que nous avons de notre mort future influe sur nos projets et nos dcisions. Cependant ils ne dfinissent aucunement une manire de vivre unique pour tous les individus. Par exemple il y a de multiples faons de traiter la question de la finitude temporelle : en conclure quil ne sert rien de construire puisquun jour tout sera dtruit, fuir dans le divertissement, tenter de triompher de cette finitude en nous prolongeant travers nos enfants, nos uvres ou nos crits, en conclure quil est urgent de vivre parce que cest en raison de sa limitation que la vie est prcieuse, ou encore parier sur lesprance dune aprs-mort qui donnerait son vritable sens la vie. Mais, parce quils constituent une exprience commune toute lhumanit, une sorte dancrage universel de toute existence, ce sont ces invariants qui expliquent, comme Sartre la bien montr dans sa confrence Lexistentialisme est un humanisme, que tout projet de vie, aussi loign dans le temps et dans lespace quil puisse tre du ntre, nous est comprhensible. Cest en cela que les modles qui nous sont proposs par la philosophie, les religions ou les grandes traditions spirituelles, mais aussi la littrature et lart, ont encore aujourdhui quelque chose nous dire. La grande chance qui est la ntre, constate Monique Canto-Sperber, est que mme si notre vie doit toujours faire lobjet dune laboration individuelle, la rflexion que nous pouvons mener son sujet est nourrie de formes de vie multiples, empruntes toutes les poques et toutes les cultures , mais dabord peut-tre la sagesse des Anciens. Certes, notre vie est le plus souvent une vie non philosophique, bien loigne de ce qutaient les formes suprmes de lexistence pour les penseurs de lAntiquit. Pourtant ceux-ci peuvent encore nous aider dans notre tche, non pas en nous indiquant le chemin que nous devons suivre, mais en nous orientant vers ce que Marcel Conche appelle le lieu du sens .

  • Confrence du 27mars 2010 Vie bonne ou vie russie ?

    Certains sages disent, Callicls, que le ciel, la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une communaut, quils sont lis par lamiti, lamour de lordre, le respect de la temprance et le sens de la justice. Cest pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, lappellent kosmos ou ordre du monde et non pas dsordre ou drglement. Platon, Gorgias, 507e-508a.

    Donc : parmi les activits vertueuses, celles qui se manifestent dans la politique ou la guerre ont lavantage de la beaut et de la grandeur, mais elles excluent le loisir et poursuivent une certaine fin, cest--dire ne sont pas apprciables par elles-mmes. Lactivit de lintelligence en revanche se distingue, semble-t-il, par son srieux, puisquelle est mditative, elle ne vise, en dehors delle-mme, aucune fin et elle a son plaisir propre ; celui-ci contribue dailleurs accrotre lactivit. Elle semble par ailleurs avoir aussi pour caractres dtre auto-suffisante, dtre un loisir et dtre inusable la mesure humaine. Cest--dire que tous les autres traits quon attribue au bienheureux sont visiblement les traits que comporte cette activit-l. Dans ces conditions, voil donc lactivit qui devrait tre le bonheur achev de lhomme, si elle a dur suffisamment longtemps pour faire une existence acheve. Rien dinachev en effet nentre dans la composition du bonheur.Mais pareille existence dpasse peut-tre ce qui est humain. Ce nest pas en effet en sa qualit dhomme que quelquun peut vivre ainsi, mais comme dtenteur dun lment divin qui rside en lui. () Si donc lintelligence, compare lhomme, est chose divine, la vie intellectuelle est galement divine compare lexistence humaine.Il ne faut pas cependant suivre ceux qui conseillent de penser humain , puisquon est homme et de penser mortel puisquon est mortel ; il faut au contraire, dans toute la mesure du possible, se comporter en immortel et tout faire pour vivre de la vie suprieure qui possde ce quil y a de plus lev en soi, car, bien que peu imposante, cette chose lemporte de beaucoup en puissance et en valeur sur toutes les autres. ()Donc, pour lhomme, cest la vie intellectuelle, si tant est que cest principalement lintelligence qui constitue lhomme. Par consquent cette vie est aussi la plus heureuse. Aristote, Ethique Nicomaque X, 1177 b 16-32 1178 a 1-7.

  • Vogue du sport, mdiatisation de lentreprise, explosion de laventure, glorification de la russite sociale et apologie de la consommation : en une dizaine dannes, la socit franaise sest convertie au culte de la performance. Le nouveau credo sest install dans les murs et a notablement modifi les images que lHexagone se donne de lui-mme : les mouvements sociaux semblent avoir fait place aux gagneurs, le confort la suractivit et les passions politiques aux charmes rudes de la concurrence. Laction individuelle devient partout la valeur de rfrence, y compris dans la consommation qui promeut un rapport actif aux objets, aux services ou aux loisirs. La concurrence, vade du march depuis le dbut de nos roaring eighties, enfivre la socit franaise et investit largement les esprits en devenant le vecteur dun panouissement personnel de masse. Elle accde ainsi au statut dune mythologie, au mme titre que le bien-tre dans les annes soixante parce quelle pousse chacun, quelle que soit sa position dans la hirarchie sociale, se construire par lui-mme en jouant simultanment de son autonomie et de son apparence. Battants, leaders, aventuriers et autres figures conqurantes ont envahi limagination franaise. Ils symbolisent une version entrepreneuriale et athltique de la vie en socit. Version entrepreneuriale puisque dans le march des grandes valeurs, la valeur du march fait lobjet dun accord croissant. () Le discours conomique est aujourdhui moteur en politique et le chef dentreprise est rig en personnage davant-garde dune attitude de masse. Il ny a plus dopposition de nature entre la dmocratie et lentreprise car lune comme lautre ont chang de signification : linstrument de domination sur les classes populaires devient un modle de conduite pour tous les individus. Version athltique, car cette transformation du rapport de lentreprise est parallle au changement de statut de la comptition sportive. Celle-ci est aujourdhui autant un ensemble de pratiques corporelles spcifiques (soit ce quon dsigne traditionnellement comme tant des sports) quun principe daction tous azimuts : le sport est sorti du sport, il est devenu un tat desprit, un mode de formation du lien social, du rapport soi et autrui pour lhomme comptitif que nous sommes enjoints de devenir au sein dune socit de comptition gnralise. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance.

    La comptition sportive met en scne des relations entre les hommes et des significations que nous, les modernes, considrons comme essentielles parce quelles sont toutes deux les supports de notre identit sociale. Elle rend visible certaines reprsentations collectives centrales des socits que faonne lgalit individualiste. Si la comptition possde une fonction, cest dafficher des rsultats incontestables dans un monde o tout est matire contestation puisquil ny a plus de point de vue ultime ()De quoi nous parle en effet le sport jusque, et surtout, dans ses moindres clichs ? De lunivers du vainqueur et de celui du vaincu, de qui est infrieur et

  • de qui est suprieur, de la mesure de nos capacits dans des classements irrcusables ( On ne triche pas en sport ), de laffrontement (qui est l cole de la vie ), du drame humain qui fait quun jour on peut tre tout en haut et le lendemain tout en bas ( On ne sinstalle pas en sport ) () Il nous montre comment nimporte qui peut devenir quelquun, quels que soient son sexe, sa race, sa classe dorigine ou son handicap de dpart dans la vie. Il limine ainsi le poids de la filiation, la dtermination de la place sociale actuelle par les origines. ()Nous allons voir comment un homme pareil tout autre, qui na aucun privilge de naissance, qui nest rien a priori que notre semblable devient quelquun par son seul mrite. Cest cet vnement universel, cette pope rcurrente que les comptions sportives mettent en scne. Alain Ehrenberg, Le culte de la performance.

    La sduction, comme la grce dans le calvinisme, est une machine trier. Dans lapprentissage le plus quotidien du monde, jprouve que je ne suis pas toujours dsir par qui je dsire, aim de qui jaime et jaborde cet univers en recal potentiel. Faire tapisserie ; lexpression va bien au-del de la salle de bal ou de fte. ()Le succs dun Michel Houellebecq avec son mlange dhumour noir et de pessimisme peut sexpliquer ainsi : il a fdr une sorte dinternationale des perdants de lamour, il a dnonc le mensonge de lhdonisme, un fodalisme parmi dautres. Il a t la voix des sans-voix, comme avant lui Woody Allen traduisait dans ses films la revanche des disgracieux sur les play-boys. ()Voyez les clubs, les botes de nuit : slectionnant leur clientle sur des critres de notorit ou de jeunesse, ce sont les temples de la Bourse des corps. On y va pour voir et se faire voir, les regards y sont des verdicts instantans. () Les Magnifiques sexhibent devant la plbe qui les acclame et en redemande. () Tout le monde est cens samuser parmi les foules dionysiaques mais les enchres sont si leves quelles sapparentent parfois une punition. Dans cette grande foire des narcissismes, les uns sont surexposs parce que dautres, en majorit, forment la claque. Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux.

    Un plan de vie, tel que jentends ce terme, nest pas la mme chose que le projet dmentiel, mais assez rpandu prsent, qui est de vouloir programmer lavance o lon sera et ce quon aura accompli tous les cinq ou dix ans de sa vie luniversit dix-huit ans, cabinet de consultant trente-cinq, avec deux enfants (garon et fille) et rempli de bonheur, maison de campagne quarante,

  • gloire professionnelle cinquante, et le tout couronn par la retraite dans le Midi ou en Floride. Aujourdhui il se peut que lexpression plan de vie suggre aisment quelque chose de la sorte, mais ce nest l quune expression particulirement perverse de la notion en cause. Mon objet est une disposition desprit qui transcende la culture yuppie de nos jours et reprsente une tentation permanente, et ce non seulement pour des philosophes. Lide de vivre selon un plan rationnel consiste au fond vouloir dterminer dans ses lments principaux le genre de vie (quil soit consacr la russite sociale ou des fins compltement diffrentes) quon se propose de poursuivre. Il sagit dtablir compte-tenu de ses intrts, de ses capacits, et des circonstances o lon se trouve la nature de son bien vritable, le mode de vie qui dans son ensemble incarnerait la ralisation de ses meilleures possibilits. Charles Larmore, Les pratiques du moi Prudence et sagesse

    Or, si chacun se mettait tout instant en prsence des aspects les plus noirs du monde, et savait trouver dans son cur une rponse la mesure de lhorreur extrme, tous les fils qui nous retiennent dans la vie craqueraient, les existences se briseraient de douleur. () A tout moment, quelque part, des hommes endurent la faim, la maladie, la torture, le dsespoir, et nous le souponnons ou le savons. Si leur douleur, si le scandale de lanantissement de lhumain dans lhomme (et dans lenfant !) se rpercutaient en nous par une douleur, une horreur proportionnelles, si, se plaant, comme il convient, dans les cas limites (reprsentatifs a fortiori de tous les autres), notre sensibilit tait capable dune rponse adquate, ne serions-nous pas terrasss par la douleur au point den mourir, ou de nous laisser mourir, ou de perdre la raison ? Il faudrait aller jusque l, toute autre rponse serait trop faible. () Quand dautres souffrent, et meurent, nous navons pas le droit, paralllement, de connatre lallgresse de la vie. Plusieurs lont senti : Mary Berg se reproche de stre chappe du ghetto de Varsovie, dautres ont prfr ne stre point sauvs. Par le simple fait de vivre (plus exactement dexister), nous sommes coupables vis--vis de tous ceux de qui notre existence mme implique que nous nous dtournions sans cesse. Lexistence suppose, comme sa condition fondamentale, un coupable oubli. Marcel Conche, Orientation philosophique Existence et culpabilit.

    En outre, sil est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalit humaine de condition. Ce nest pas par hasard que les penseurs daujourdhui parlent plus volontiers de la condition de lhomme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clart lensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans lunivers. Les situations historiques varient : lhomme peut natre esclave dans une socit paenne ou seigneur fodal, ou proltaire. Ce qui ne varie pas, cest la ncessit pour lui

  • dtre dans le monde, dy tre au travail, dy tre au milieu dautres et dy tre mortel. () Et bien que les projets puissent tre divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout fait tranger parce quils se prsentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour sen accommoder. En consquence, tout projet, quelque individuel quil soit, a une valeur universelle. () Il y a une universalit de tout projet en ce sens que tout projet est comprhensible par tout homme. Sartre, Lexistentialisme est un humanisme.

    En matire dexemplarit des vies humaines, lAntiquit disposait de quelques descriptions canoniques, tandis que notre rflexion sur nous-mmes est aujourdhui nourrie de formes de vie multiples empruntes toutes les poques et toutes les cultures et en lesquelles des sicles de littrature, parmi dautres choses, nous ont instruits. ()Une vie sans examen ne vaut pas la peine dtre vcue, disait Socrate. Pour mener un tel examen, il recommandait la philosophie. Aujourdhui, la rflexion sur lexistence requiert la philosophie non comme une forteresse contre la vie ou une sagesse bon compte, mais comme une forme imprimer dans la vie mme. La philosophie est une condition, parmi dautres sans doute, de la rflexion sur lexistence. Il nest pas sr quelle calme les passions ou rende la vie meilleure, mais elle contribue dvelopper la capacit en lhomme dun agir autonome li la rationalit, en ce sens elle peut contribuer rduire, sans le nier, le sentiment dabsurdit de la vie.

    Monique Canto-Sperber, Essai sur la vie humaine Le bien dans la vie humaine.

    Texte de la confrence du 27 mars 2010