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Vieux « jeunes » et jeunes « vieux » chez Lewis Carroll Le poème parodié de Robert Southey Intitulé Conseils d’une chenille (Advice from a Caterpillar), le cinquième chapitre d’Alice au pays des merveilles (Alice’s Adventures in Wonderland) contient un poème qu’Alice récite sur l’ordre de la chenille et qui parodie The Old Man’s Comforts, and How He Gained Them (les consola- tions du vieillard et d’où il les tire) que Robert Southey écrivit en 1799 :

Vieux « jeunes » et jeunes « vieux » chez Lewis Carroll

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Les quelques pages qui suivent ne doivent rien à Tim Burton ni à son film, mais beaucoup à Lewis Carroll, source toujours fraîche.

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Page 1: Vieux « jeunes » et jeunes « vieux » chez Lewis Carroll

Vieux « jeunes » et jeunes « vieux »

chez Lewis Carroll

Le poème parodié de Robert Southey Intitulé Conseils d’une chenille (Advice from a Caterpillar), le cinquième chapitre d’Alice au pays des merveilles (Alice’s Adventures in Wonderland) contient un poème qu’Alice récite sur l’ordre de la chenille et qui parodie The Old Man’s Comforts, and How He Gained Them (les consola-tions du vieillard et d’où il les tire) que Robert Southey écrivit en 1799 :

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“You are old, Father William,” the young man cried, “The few locks which are left you are grey ;

You are hale, Father William, a hearty old man ; Now tell me the reason, I pray.”

“In the days of my youth,” Father William replied,

“I remember’d that youth would fly fast, And abus’d not my health and my vigour at first,

That I never might need them at last.”

“You are old, Father William,” the young man cried, “And pleasures with youth pass away.

And yet you lament not the days that are gone ; Now tell me the reason, I pray.”

“In the days of my youth,” Father William replied, “I remember’d that youth could not last ;

I thought of the future, whatever I did, That I never might grieve for the past.”

“You are old, Father William,” the young man cried,

“And life must be hastening away ; You are cheerful and love to converse upon death ;

Now tell me the reason, I pray.” “I am cheerful, young man,” Father William replied,

“Let the cause thy attention engage ; In the days of my youth, I remember’d my God !

And He hath not forgotten my age.”

« Vous êtes vieux, père William, s’écria le jeune homme ; Les rares mèches qui vous restent sont grises ; Vous êtes un vieillard frais et dispos, père William ; Dites-moi comment cela se peut, je vous prie. — Au temps de ma jeunesse, répondit le père William, Je me rappelai que la jeunesse file comme l’éclair Et ménageai ma santé et mes forces pour commencer, De façon à ne pas risquer d’en manquer pour finir.

— Vous êtes vieux, père William, s’écria le jeune homme, Et les plaisirs s’envolent avec la jeunesse. Pourtant, vous ne pleurez pas sur le bon vieux temps : Dites-moi donc pourquoi, je vous prie. — Au temps de ma jeunesse, répondit le père William, Je me rappelai que la jeunesse ne dure pas ; Je songeais à l’avenir, en toutes circonstances, Afin de ne pas avoir à déplorer la fuite du temps. — Vous êtes vieux, père William, s’écria le jeune homme, Et la vie presse forcément le pas en fin de course ; Vous êtes gai et vous entretenez volontiers de la mort : Dites-moi comment cela se peut, je vous prie. — Je suis gai, jeune homme, répondit le père William, Pour une raison qui mérite ton attention : Au temps de ma jeunesse, je me rappelai mon Dieu ! Et Lui n’a pas oublié mon âge. »

Le ton didactique et moralisateur du poème (qui, sans Alice, n’aurait peut-être plus guère fait parler de lui) en avait fait non pas un morceau d’anthologie, mais un passage obligé pour les éducateurs, enseignants et précepteurs britanniques de l’époque victorienne, et donc pour les enfants dont ils avaient la charge. Il n’y a donc pas grand risque à supposer que Lewis Carroll, ayant dû l’apprendre et le réciter, a trouvé jubilatoire de prendre cette revanche sans méchanceté, sachant pouvoir compter sur la complicité de ses jeunes lecteurs.

La parodie de Lewis Carroll Mais le maître du nonsense ne s’est pas contenté de parodier Southey : il a su s’en démarquer. Passé de six à huit strophes, le poème oppose des personnages très différents de ceux du Poet Laureate et innove en en faisant père et fils ; cela a pour conséquence, par exemple, de modi-fier la tonalité associée à l’apostrophe ‘father William’, car si « père Guillaume » s’acceptait sans peine quand on s’adressait à un « Homme d’un rang inférieur, qui est d’un certain âge. Le père Maurice. Dites donc, père Mathurin » (Littré), un fils dont le père se prénommait Guillaume faisait le choix de l’affrontement en l�appelant « père Guillaume ». Du même coup, « vous êtes vieux » ne pouvait manquer de heurter l’intéressé.

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J’ai fait un retour aux sources, préférant le texte de la version initiale, Alice’s Adventures Under Ground (les aventures d’Alice sous terre), au chapitre III. Pour ce qui est des illustrations, celles de John Tenniel m’ont semblé aller de soi.

“You are old, father William,” the young man said,

“And your hair has become very white ; And yet you incessantly stand on your head—

Do you think, at your age, it is right ?” “In my youth,” father William replied to his son,

“I feared it might injure the brain ; But now that I’m perfectly sure I have none,

Why, I do it again and again.”

« Vous êtes vieux, père William, dit le jeune homme, Et vos cheveux ont beaucoup blanchi ;

Pourtant à tout moment vous faites le poirier : Croyez-vous que ce soit sage, à votre âge ?

Au temps de ma jeunesse, répondit le père William à son fils,

Je craignais que cela ne m’endommage la cervelle ; Mais maintenant, convaincu d’en être dépourvu,

Eh bien, je remets ça à tout bout de champ.

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“You are old,” said the youth, “As I mentioned before,

And have grown most uncommonly fat ; Yet you turned a back-somersault in at the door—

Pray, what is the reason of that ?” “In my youth,” said the sage, as he shook his grey locks,

“I kept all my limbs very supple By the use of this ointment—five shillings the box—

Allow me to sell you a couple.”

Vous êtes vieux, reprit le petit jeune, comme je vous le disais,

Et êtes devenu gros comme on en voit peu ; Pourtant vous avez fait un saut périlleux arrière pour franchir la porte : À quoi cela rime-t-il, je vous prie ? Au temps de ma jeunesse, dit le sage, secouant ses mèches grises,

Je veillais à la souplesse de mes membres En me servant de cet onguent à cent sous la boîte : Permets-moi de t’en vendre un lot de deux.

Lewis Carroll fait — déjà — la satire de la publicité ou, plus exactement, de la réclame, comme on disait à l’époque.

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“You are old,” said the youth, “And your jaws are too weak

For anything tougher than suet ; Yet you finished the goose, with the bones and the beak—

Pray, how did you manage to do it ?” “In my youth,” said his father, “I took to the law,

And argued each case with my wife ; And the muscular strength which it gave to my jaw,

Has lasted the rest of my life.”

Vous êtes vieux, reprit le petit jeune, et votre mandibule renonce Dès que la consistance dépasse celle de la graisse de rognon ;

Pourtant l’oie, y compris la carcasse et le bec, ne vous a pas résisté : Comment, je vous prie, réussissez-vous ce tour de force ?

Au temps de ma jeunesse, dit son père, je devins homme de loi

Et engageai le débat, sur chaque affaire, avec ma femme ; Mon muscle maxillaire y a gagné une puissance

Qui ne m’a pas quitté de toute ma vie.

‘Suet ’ désigne de la graisse de rognon de bœuf, qui entre dans la composition de nom-breuses recettes de la cuisine anglaise tradi-tionnelle, dont celles du Christmas pudding. La mention, immédiatement après, de l’oie, ren-force l’impression que la période de l’année évoquée est celle de Noël. ‘Suet ’ se traduit d’ordinaire par « suif ».

Le père William a donc exercé en tant que barrister, ou solicitor, ou attorney.

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“You are old,” said the youth, “one would hardly suppose That your eye was as steady as ever ;

Yet you balanced an eel on the end of your nose— What made you so awfully clever ?”

“I have answered three questions, and that is enough,”

Said his father ; “don’t give yourself airs ! Do you think I can listen all day to such stuff ?

Be off, or I’ll kick you down stairs !”

Vous êtes vieux, reprit le petit jeune, il ne viendrait pas à l’idée D’imaginer que vous ayez toujours bon pied bon œil ;

Pourtant vous avez fait tenir une anguille d’aplomb sur le bout de votre nez : Comment réussissez-vous à être aussi bigrement adroit ?

J’ai répondu à trois questions et ça suffit,

Dit son père ; ne joue pas au plus fin ! Me crois-tu prêt à écouter de telles sornettes toute la sainte journée ? File, ou je te fais redescendre l’escalier sur mes bottes ! »

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Le père William rencontre auprès de son fils (dont le prénom n�est pas indiqué) la même in-compréhension que la Vieille Dame indigne (film de René Allio, 1965, d’après „Die unwürdige Greisin“ de Brecht) auprès des siens. Enfantillages. Il fait le poirier à chaque fois que le cœur lui en dit ; il ne résiste pas à l’envie de pénétrer dans une pièce en exécutant un saut périlleux arrière, malgré une panse rebondie ; le sort qu’il réserve aux restes d’une oie montre que sa digestion est à la mesure de son appé-tit ; et — lui qui a la vue qui baisse — ayant réussi l’exploit de pêcher une anguille, il ne trouve rien de mieux que de la faire tenir en équilibre sur l’extrémité de son nez : il se conduit comme un galopin. Le désarroi et la réprobation du fils transparaissent dès sa première question : « Croyez-vous qu’à votre âge ce soit normal / convenable (right) ? » Le père laisse passer questions et remarques sans relever ce qu’elles pourraient avoir d’offen-sant. ● Sa première arme s’appelle humour (feignant de croire à la sollicitude de son rejeton, atten-tif aux risques consécutifs à la pratique intensive du poirier chez le sujet âgé, il s’affirme à l’abri de tout dommage cérébral, étant sans cervelle), ● sa deuxième fausse naïveté (il recommande l’emploi d’un onguent pour conserver plus tard la souplesse de ses membres, mais il ne s’agit pas de la Pâte des Sultanes de César Birotteau), ● et sa troisième dérision (il doit sa puissance masticatoire à l’exercice des muscles entraîné par l’esprit de contradiction de sa femme, avec laquelle il discutait des dossiers juridiques dont il s’occupait par profession).

Remarque — Les scènes campagnardes de John Tenniel ne mettent pas en scène des paysans, mais des citadins (oisifs) aux champs ; si, dans la pre-mière vignette, le fils porte une fourche sur l’épaule droite, c’est une fourche enrubannée (comme d’ailleurs tous ses vêtements) et qui a un rôle aussi peu utilitaire que la houlette de Philip, Lord Whar-ton, à 19 ans, dans le portrait qu’en a laissé Van Dyck.

Le père se lasse-t-il de la séance de questions qui lui rappelle sa pratique ou de l’imperti-nence avec laquelle elles lui sont posées ? Est-il à bout d’arguments face à son digne fils ? Sans crier gare, il clôt l’entretien : fini de rire, le pater familias est de retour.

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Au bout du compte, on voit bien que le poème de Southey (où seuls riment les vers pairs) a servi de prétexte et de tremplin à Lewis Carroll, qui n’aborde aucune thématique de son modèle. Mais le rapport père-fils est resté central, de même que l’étonnement du fils en constatant que le père est, lui aussi, capable à l’occasion de s’écarter du rôle écrit pour lui, de ne pas se couler dans le moule qui lui était préparé. Rien n’est figé pour qui ose résister.

(Illustration de Lewis Carroll.)