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VII Créolisation et créolité Bien que le processus de créolisation ne désigne nulle manière d’être, et n’entraîne par lui-même aucune identité culturelle particulière (comme celle qui se caractériserait par une manière singulière d’être, de penser, de vivre, ou même de parler « créole ») on le confond souvent avec la créolité, comme s’il en était la préfiguration, ce qu’il n’est en aucun cas. Pourtant, Glissant lui-même a tenu à séparer nettement ces deux concepts, en précisant que si « le monde se créolise, il ne devient pas créole » 1 . Il est donc risqué d’en fixer les termes constitutifs de l’identité et d’en tirer un programme. Ce risque, le mouvement littéraire connu sous le nom de la Créolité l’a pris. Le coup d’envoi de ce courant identifié sous le terme de la Créolité fut donné par la publication de l’Éloge de la créolité, en 1989, à partir d’une conférence prononcée le 22 mai 1988, en Seine Saint-Denis. Ce texte est un « manifeste » : à défaut d’en porter le nom, il répond à la fonction classiquement dévolue à ce type d’écrit – susciter un rassemblement en définissant les termes des oppositions frontales à assumer. 2 La vocation initiale de l’Éloge était de problématiser, pour l’ensemble des pays parlant créole, des questions d’ordre esthétique, touchant aux politiques de la langue comme à la constitution d’une littérature littérairement indépendante des langues de la colonisation – le français, bien sûr, mais logiquement aussi l’anglais, si l’on songe que le créole se parle ou s’est parlé dans certaines des îles anglophones de la Caraïbe. Cette ambition, toutefois, ne recevra pas vraiment confirmation, et le mouvement s’est limité aux îles de la Martinique et de la Guadeloupe, comme le soulignent ironiquement des intellectuels antillais originaires des îles « anglaises », 1 CL, p. 229. 2 Trois autres textes suivront, qui complètent l’assise théorique de la créolité : d’une part Lettres créoles, que publient en 1991 P. Chamoiseau et R. Confiant dans une collection universitaire française dédiée à une approche transversale de la littérature – principalement française ; d’autre part, en 1994, sous la direction de Ralph Ludwig, l’ouvrage collectif intitulé Ecrire « la parole de nuit ». Enfin, mais d’un ton nettement plus personnel, le regard rétrospectif que Patrick Chamoiseau porte sur son propre parcours, en 1997, avec Ecrire en pays dominé. Ecrits et publiés sur une petite dizaine d’années, ils forment à leur manière système. C’est à celui-ci que j’entends borner mes analyses. Bien que les textes cités hésitent plus d’une fois entre créolité et Créolité, je m’efforcerais de réserver la majuscule au discours tenu par le courant littéraire, et la minuscule à la « réalité substantielle » désignée par leurs thèses.

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VII

Créolisation et créolité

Bien que le processus de créolisation ne désigne nulle manière d’être, et n’entraîne par

lui-même aucune identité culturelle particulière (comme celle qui se caractériserait par une

manière singulière d’être, de penser, de vivre, ou même de parler « créole ») on le confond

souvent avec la créolité, comme s’il en était la préfiguration, ce qu’il n’est en aucun cas.

Pourtant, Glissant lui-même a tenu à séparer nettement ces deux concepts, en précisant que si

« le monde se créolise, il ne devient pas créole »1. Il est donc risqué d’en fixer les termes

constitutifs de l’identité et d’en tirer un programme.

Ce risque, le mouvement littéraire connu sous le nom de la Créolité l’a pris.

Le coup d’envoi de ce courant identifié sous le terme de la Créolité fut donné par la

publication de l’Éloge de la créolité, en 1989, à partir d’une conférence prononcée le 22 mai

1988, en Seine Saint-Denis. Ce texte est un « manifeste » : à défaut d’en porter le nom, il

répond à la fonction classiquement dévolue à ce type d’écrit – susciter un rassemblement en

définissant les termes des oppositions frontales à assumer.2 La vocation initiale de l’Éloge

était de problématiser, pour l’ensemble des pays parlant créole, des questions d’ordre

esthétique, touchant aux politiques de la langue comme à la constitution d’une littérature

littérairement indépendante des langues de la colonisation – le français, bien sûr, mais

logiquement aussi l’anglais, si l’on songe que le créole se parle ou s’est parlé dans certaines

des îles anglophones de la Caraïbe. Cette ambition, toutefois, ne recevra pas vraiment

confirmation, et le mouvement s’est limité aux îles de la Martinique et de la Guadeloupe,

comme le soulignent ironiquement des intellectuels antillais originaires des îles « anglaises », 1 CL, p. 229. 2 Trois autres textes suivront, qui complètent l’assise théorique de la créolité : d’une part Lettres créoles, que publient en 1991 P. Chamoiseau et R. Confiant dans une collection universitaire française dédiée à une approche transversale de la littérature – principalement française ; d’autre part, en 1994, sous la direction de Ralph Ludwig, l’ouvrage collectif intitulé Ecrire « la parole de nuit ». Enfin, mais d’un ton nettement plus personnel, le regard rétrospectif que Patrick Chamoiseau porte sur son propre parcours, en 1997, avec Ecrire en pays dominé. Ecrits et publiés sur une petite dizaine d’années, ils forment à leur manière système. C’est à celui-ci que j’entends borner mes analyses. Bien que les textes cités hésitent plus d’une fois entre créolité et Créolité, je m’efforcerais de réserver la majuscule au discours tenu par le courant littéraire, et la minuscule à la « réalité substantielle » désignée par leurs thèses.

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tels Derek Walcott ou Stuart Hall.3 Quoi qu’il en soit, l’ambition du manifeste était grande,

ainsi que sa volonté d’annoncer au monde la naissance d’une nouvelle littérature, une

littérature dont on hésite à dire si elle est créole ou antillaise, mais qui revendiquait pour son

compte la maturité de ses moyens littéraires. La radicalité de ses multiples professions de foi,

notamment en matière d’identité culturelle, au regard des initiatives partielles, pusillanimes et

encore indécises, des époques antérieures, devait symboliser l’entrée dans la maturité résolue

de l’âge adulte.

La référence constante à l’œuvre d’Édouard Glissant, mieux, l’hommage qui était rendu

à sa pensée expliquent que l’on ait si souvent confondu les deux notions, au point de tenir la

créolité pour la forme accomplie de la créolisation.4 Mais la rupture annoncée n’est peut-être

pas celle à laquelle on croit souscrire. Et le refus subtil de l’historicité qui sous-tend la

démarche des promoteurs de ce courant pourrait, a contrario, montrer qu’en dépit des marques

d’intérêt manifestées pour les îles lointaines, le rapport fondamental à cette histoire demeure

3 Cf. pour l’essentiel de leurs positions, les interventions recueillies dans le catalogue Créolité and Creolization, Documenta11—Plattform3 (Ostfildern-Ruit, Hatje Canz, 2002), ainsi que Stuart Hall, Paris, Amsterdam, 2007. Rafaël Lucas note à ce sujet que le mouvement est surtout représenté par les trois auteurs du manifeste, auquel il adjoint Fortuné Chalumeau. Pour la Guadeloupe, il retient les noms d’Ernest Pépin et de Gisèle Pineau, tout en reconnaissant qu’il y a entre l’univers littéraire de cette dernière et celui des autres écrivains d’importantes différences, dues notamment à un imaginaire social moins idéalisé. Cf. « L’aventure ambiguë d’une certaine créolité », Dérades, n°5, Petit-Bourg (Guadeloupe), 1er semestre 2000, p. 93-112. Diverses polémiques ont en effet contribué ensuite à éloigner les écrivains guadeloupéens du « centre » martiniquais. En revanche, en dépit de la portée transcontinentale accordée triomphalement au fait même de la créolité, il ne semble pas qu’un dialogue littéraire se soit établi entre les initiateurs de ce courant et les écrivains de l’Océan Indien – qu’ils soient ou non créolophones, ou qu’ils ambitionnent de métisser la langue française, comme Axel Gauvain. Il n’y a pas non plus eu de rencontre avec les écrivains haïtiens, en dépit du fait que le créole soit langue officielle d’Haïti. 4 Au demeurant, c’est parfois au rebours de la stricte chronologie littéraire que l’on en vient à situer les écrivains antillais entre eux. Ainsi, Pascale Casanova, plaidant pour une approche mondialiste de la littérature contre la tyrannie des littératures nationales, retient, on ne sait pourquoi, deux paradigmes modernistes, à l’exclusion de tout autre, la révolution joycienne et la révolution faulknérienne (la rupture avec le privilège eurocentriste est donc très mesuré ; aucun modèle trop exotique n’est susceptible d’avoir accompli une révolution narrative, ni suggéré un paradigme transnational). Le lecteur a ainsi la surprise de voir P. Chamoiseau qualifié d’auteur faulknérien. En revanche, le grand livre qu’Édouard Glissant consacre à l’écrivain est tout simplement ignoré, tout comme son œuvre romanesque. Plus surprenant encore, Glissant est présenté comme un épigone de Chamoiseau. De même, les enjeux propres à la littérature antillaise dans son ensemble sont tous ramenés au mouvement de la Créolité et aux cadres fixés par l’Éloge. On ne sait plus alors très bien où situer Césaire ou les autres écrivains des décades antérieures : perdus quelque part dans le triangle des Bermudes de l’actualité. Vu l’emploi très extensif que P. Casanova fait de la catégorie de créolité, l’on se demande ce que cette notion recouvre très exactement dans l’inconscient littéraire parisien. Si l’on sourit du rapprochement établi entre la modestie provinciale de la conscience littéraire vaudoise et le sentiment de domination éprouvé par les colonisés, on peine décidément à comprendre l’existence d’une créolité vaudoise… Il faut vraiment méconnaître la Suisse pour oser un tel oxymore. Cf. La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 178, p. 402-411).

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celui d’un Paul Morand : il est toujours surprenant d’avoir à constater que sous les Tropiques,

l’usage d’un stylo est simplement possible. Si la bienveillance avec laquelle les thèses de la

créolité ont été reçues a pour condition l’ignorance dans laquelle est tenue l’histoire de cette

littérature, comme celle des sociétés qui lui sont liées, elle aurait également à voir avec la

persistance d’un rapport colonial qui pourrait s’observer jusque dans le domaine des Lettres et

de la connaissance, comme ont pu le noter nombre d’écrivains « francophones » originaires

des anciens territoires de l’Empire.

* 1 *

Hétéronomies de la conscience coloniale

Si la contestation par les élites colonisées des cadres imposés par les instances

colonisatrices peut se concevoir comme la recherche, patiente et parfois douloureuse, d’une

réelle autonomie de la pensée, on sait assez par l’histoire et l’examen des expériences

personnelles que celle-ci est sans doute ce qui se conquiert le plus difficilement. En termes

kantiens, on dira que l’autonomie de la pensée est la condition de possibilité d’une

indépendance réelle, que celle-ci soit attribuée à l’esprit, ou conçue politiquement. C’est en ce

sens que l’histoire des avant-gardes politiques et intellectuelles du monde colonial peut, sous

un certain rapport, s’envisager dans une perspective kantienne. En posant la question du

passage de l’hétéronomie à l’autonomie de la conscience coloniale, il est possible de montrer

combien les modèles promus par l’instance dominante peuvent être si prégnants qu’ils se

manifestent encore, jusque dans la plus radicale des contestations – ce que ne permet pas de

faire le schème hégélien de la dialectique des consciences sur lequel Sartre a conçu son

Orphée noir. Ainsi, l’histoire n’est pas seulement caractérisée par des dialectiques bloquées

où s’affirment et s’opposent des identités génériques, étendues au fantasme unitaire de la

nation ou de l’ethnie, mais qui, à l’analyse, se révèlent comme la déclinaison du principe

tautologique de l’identité, Moi = Moi. Elle obéit aussi aux ruses de l’imitation.

S’agissant des élites colonisées, le passage de cette hétéronomie à l’autonomie prend un

tour aigu, puisque leur formation s’est en effet accomplie majoritairement au Centre de

l’Empire. Ce schéma, pour général qu’il soit, prend une tonalité d’autant plus âpre dans les

pays appartenant au système colonial français, que le colonialisme français s’est doté d’une

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idéologie de l’assimilation, qui a été longtemps la justification morale de la République.

L’assimilationnisme qualifiera alors aussi bien la pratique hétéronomique du système

colonial, que la situation d’hétéronomie dans laquelle se maintient la conscience colonisée. En

cela, l’hétéronomie de la pensée est la condition presque naturelle de la conscience colonisée,

puisqu’elle est la norme de la réalité coloniale. Dans cette perspective, on daterait des années

30 – La Revue du Monde noir, où les sœurs Nardal côtoient d’autres intellectuels antillais et

américains, puis Légitime défense et l’Etudiant Noir, le commencement d’une accession à

l’autonomie intellectuelle. Parce que celle-ci ne trouve pas nécessairement du premier coup

pour exprimer sa conscience d’exister la formulation la plus juste, ou la moins assujettie aux

cadres reçus, une interprétation scrupuleusement historiciste se contenterait alors d’en évaluer

la progression, et étudierait les avatars de cette tension interne au monde colonial, entre

hétéronomie et désir d’autonomie intellectuelle. Une problématisation plus conséquente

devrait mesurer la force des emprunts, comme le jeu que représente la substitution d’une

nouvelle norme à l’ancienne, ou la revendication d’un nouveau paradigme pour se désigner

librement soi-même. Dans ces radicalisations de la pensée, ou de l’expression, il arrive

qu’inverser l’ancienne forme de la domination apparaisse comme le meilleur moyen de la

renverser, et qu’il suffit de mettre au négatif le signe de l’image réputée fausse et mensongère.

Mais ce négatif auquel il est demandé de se soumettre entièrement est tout aussi univoque et

illusoire que le modèle qu’il entend récuser. L’inversion, ou le simple miroir en négatif n’a

jamais garanti la possibilité d’une réelle autonomie de la pensée : le négatif de l’exotisme

demeure encore un exotisme, pris dans l’hétéronomie du regard colonial qu’il prétend

invalider.

Fanon, autant que Said, auront été particulièrement attentifs à l’analyse de ce rapport

complexe qui lie les élites colonisées à leurs anciens Maîtres et dont l’enjeu est de rompre

l’effet de charme que représente parfois la rencontre intellectuelle avec un univers autre que le

sien. La réponse la plus simple à ce problème a souvent consisté à feindre de retrouver son

authenticité dans l’arrière-plan d’un passé archétypal, qui serait miraculeusement préservé des

effets de la colonisation, situé dans le temps antérieur où celle-ci n’avait pas encore eu lieu.

Tous les fondamentalismes tirent leur force de cette double conviction, communément

répandue, qu’avant, c’était toujours mieux, et surtout, plus vrai. Parce que l’authenticité est

doublement garantie par l’antiquité des formes reçues, et leur enracinement indiscutable dans

un sol, qui mieux que le peuple, sédentarisé par la nécessité, peut se porter garant de telles

vertus ? Le populisme culturel guette alors, et il est peu d’indépendances qui n’aient converti

la recherche d’une identité en psaume de l’ignorance satisfaite. Fanon avait pointé très tôt les

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tentations populistes et archaïsantes des leaders africains, au moment de la dissolution de

l’Empire français, et fustigé l’approche tragiquement régionaliste de la Culture par les

nationalismes émergents. Il est si difficile et si rare de penser l’identité en dehors de tout

processus d’identification imposée, que la reconquête, par les mouvements anticolonialistes,

de leurs identités bafouées ou niées par la relation coloniale a souvent emprunté aux

conceptions substantialisantes de l’identité, reprenant ainsi à son compte l’identification d’une

ethnie et d’un territoire, tel que le modèle étatique de l’instance coloniale avait pu en fournir

le schème. En ce sens, l’histoire du « postcolonial » n’est pas seulement l’histoire de ce qui

aurait succédé à la décolonisation. Et si l’identité reçue du regard colonial est fausse, son

inversion garde par-devers elle les erreurs de perspective du cadrage initial. Cette histoire est

connue : elle résume nombre d’idéologies qui se sont voulues en rupture – comme celle de la

Négritude, par exemple, dont Stanislas Adotevi a pu dire qu’elle était la manière noire d’être

blanc, « le discours noir de la pratique blanche. »5 C’est la même intolérance qui se fait

entendre, quand elle s’impose à tous ceux qui sont sommés de s’y conformer, sous peine

d’être déclarés à leur tour (et très rapidement) hérétiques à la charte de l’identité nouvellement

promue.

Aux dangers qu’emporte avec elle toute conception identitaire de l’identité, Fanon se

montre exceptionnellement attentif, lorsqu’il pose, à l’occasion du 1er Congrès des écrivains

et des artistes noirs qui se tint à Paris en septembre 1956, le problème des relations entre les

cultures soumises à des hiérarchies discriminantes : « La réflexion sur la valeur normative de

certaines cultures décrétée unilatéralement mérite de retenir l’attention. L’un des paradoxes

rapidement rencontrés est le choc en retour de définitions égocentristes, sociocentristes. »6 Tel

est le danger que Fanon souligne lorsque l’attention portée aux phénomènes de la culture

oscille entre le danger d’une altération de son essence, et celui de la corruption de son

principe vital. Notre originalité qui nous rend sans comparaison possible n’a d’autre moyen

alors, pour continuer de nous en persuader, que de décréter un embargo sur tout ce qui, dans

le soliloque de sa grandeur retrouvée, introduirait une dissonance. L’aventure de la Créolité,

loin de démentir la cruelle pertinence du diagnostic de Fanon, en confirmera trop souvent les

termes : on a rarement vu triompher une compréhension aussi étroitement sociocentriste et

narcissique de soi. Le mouvement de la Créolité a développé une idéologie qui, par bien de

5 Stanislas Adotevi, Négritudes et Négrologues, Paris, UGE-10-18, 1972, p.263. Cf. aussi Mongo Beti et Odile Tobner, Dictionnaire de la négritude, Paris, L’Harmattan, 1989. 6 Frantz Fanon, « Racisme et culture », repris in Pour la révolution africaine, Paris, François Maspéro, 1964, p. 39.

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ses motifs, illustre les difficultés propres aux mouvements qui se pensent ou se désignent

comme anticolonialistes, mais peinent à concevoir les termes d’une identité en dehors des

cadres fixés par l’hétéronomie coloniale. La rupture annoncée aura d’autant moins lieu que

l’on se trouve bien souvent pris dans les rets hérités du dispositif colonial lui-même, jusque

dans l’obsession, marquée par les porte-parole du courant, de référer chacun des actants de cet

univers dont ils proclament la venue à sa composante ethnique ou à son identité épidermique.

En matière de rupture idéologique, on a vu mieux.

À ces dangers, Glissant ne s’est pas contenté d’opposer un autre modèle de l’identité,

celui de l’identité-relation. Il prend soin d’établir exactement les points sur lesquels

s’opposent les deux conceptions de l’identité. Leur énoncé trace exactement la ligne qui

sépare la pensée de la créolisation de l’idéologie de la Créolité, qui participe du culte des

identités-racines, bien qu’elle croie y avoir échappé en les multipliant. Mais les racines ont

beau s’être multipliées, elles fixent tout autant que la racine unique.7 Selon Glissant, cette

figure de l’identité demeure, en effet, hantée par les mythologies de l’affiliation qu’impose la

généalogie croisée du groupe et du territoire. Il n’est donc pas étonnant si la Créolité se débat

entièrement dans les limites de cette problématique, et qu’elle peine à penser les possibles de

notre filiation, puisqu’il lui importe précisément d’identifier le qui du peuplement et le quoi

du territoire. Aussi doit-elle trancher, et rapporter chaque ligne à sa trame unique, plutôt que

tirer les conséquences logiques de ce qu’une réalité métisse est advenue aux Antilles : le

résultat est, précisément, hétérogène aux données qui entrent dans sa composition. Mais on le

sait, parler de métissage et penser l’ordre de réalité qu’il inaugure sont deux choses distinctes.

Penser l’ordre d’une réalité métisse suppose de renoncer tant à l’idée de permanence

attachée à la substance, qu’à la figure de l’identité conçue tout à la fois comme « mêmeté » et

comme « ipséité ». Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, propose de distinguer entre

les deux façons d’entendre la notion d’identité, qui se partage entre l’identité-idem (la

« mêmeté » désigne alors simplement le fait d’être identique à un autre), et l’identité à soi du

sujet, identité-ipse (l’ipseité renvoyant à l’instance du Soi-même, du Self). La créolisation

chez Glissant peut faire signe vers une identité-ipse, mais en aucun cas elle ne se laisse

circonscrire dans les termes d’une relation d’identité où il s’agirait de rapporter un élément

quelconque d’une relation à la relation inchangée qui la fonde et lui servirait en même temps

de modèle. La Créolité combine les deux, ou plutôt, les confond, en pensant l’ipse à partir de 7 Le texte le plus clair et le plus dense sur ce pont se trouve dans la partie intitulée « Le Relatif et le chaos » de la Poétique de la relation. L’opposition est présentée d’une façon ramassée p. 158-159. L’idéologie de la créolité obéit au moins à deux des traits de l’identité-racine (2 et 3) et correspond exactement, mais par la négative, à trois des quatre traits avancés pour l’identité-relation.

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l’idem. C’est pourquoi elle ne peut que dire, réjouie de se voir en son miroir : Sé nou-mèm ki

la ! C’est pourquoi l’idéologie de la Créolité n’est jamais que l’expression emphatique d’un

amour tout régional du terroir. L’incapacité manifeste d’en dépasser la contemplation se

traduit, littérairement, par l’apparition de ce qu’il faudra bien, un jour, se résoudre à qualifier

de néo- ou postexotisme. Telle est, cependant, la ruse (et la force) de l’exotisme colonial, que

d’inclure, parmi ses possibles, le contre-exotisme que la conscience colonisée est susceptible

de produire, en réaction aux clichés subis, dont elle évite d’autant moins l’emprise, que la

négation elle-même est largement déterminée par le modèle qu’elle entend renverser.

La subtilité de la démarche poétique de Glissant est de travailler à l’inquiétude de nos

certitudes, en nous confrontant aux abîmes que nous ne souhaitons pas connaître ni

reconnaître. Son exploration du passé comme du présent invite à traverser des strates

oubliées, à traverser des failles, par où l’oubli se révèle comme déni. L’insu n’est jamais

qu’une façon de désigner le refoulé, dont le retour fait symptôme, comme marque des

blocages et des dérèglements de toute sorte à l’œuvre au niveau collectif comme individuel.

Une telle perspective est absente des préoccupations de ce qui se révèlera vite une machine de

promotion littéraire. Consacrée à la célébration des racines perdues et retrouvées, la Créolité

préfère se faire le chantre éperdu des anecdotes de la communauté réinventée pour l’occasion.

Le passé qu’il s’agit de faire revivre a l’exactitude d’une image d’Épinal : le principe

dialogique et heuristique de la contradiction est rendu impossible. La cohérence textuelle

s’obtient sur la base d’un fantasme du passé, où notre vérité ancestrale est à retrouver de toute

urgence, puisqu’elle est en voie de disparition, menacée par un ensemble de négations

abstraites (la « francité », la « négritude ») qu’il s’agit de nier à leur tour.

L’Éloge sera l’évangile de notre identité reconquise. Que sur de nombreux points, qui

ne sont ni accessoires ni insignifiants, il y ait, entre les attendus de la Créolité et la pensée de

la créolisation, totale contradiction, sinon matière à opposition frontale, cela ne devrait

surprendre que ceux qui n’ont pas lu Glissant. Ou Frantz Fanon, lequel considérait, à propos

de l’inachèvement théorique des indépendances africaines, que « la momification culturelle

entraîne une momification de la pensée. »8

* 2 *

Se proclamer créole

8 Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, p.41.

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« Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles »9 : la

Créolité n’est d’abord et rien d’autre que cette autoproclamation. C’est un performatif, et en

ce sens, Jacques Coursil a raison de dire qu’il n’y a rien à objecter ou à répondre.10 Face à la

tautologique relation de l’être et du dire, on ne peut logiquement que constater l’évidence de

la redondance, analogue en cela aux mouvements d’identification primaire qui font dire à

certains qu’ils sont « les Bleus ». Mais le performatif s’est montré disert, et il a cédé bien

souvent à la tentation de la glose et de la paraphrase : il y a donc matière à objection. Aux

identités unilatérales proposées avant elle, la Créolité entend en effet opposer un refus

vigoureux. Le refus n’en est toutefois pas totalement un, comme le montrent les variantes

ultérieures de l’impérieuse formule, où s’observe l’implicite d’un non solum sed etiam puisé à

la plus classique des rhétoriques, et propice à tous les œcuménismes, puisqu’il s’agit de

dépasser les unilatéralités antérieures, en les conservant : « Ni Français, ni Européens, ni

Africains, ni Asiatiques, mais un mélange mouvant, toujours mouvant, dont le point de départ

est un abîme, et dont l’évolution demeure imprévisible. »11

En vérité, ce ninisme inaugural de la proclamation ne vise qu’à préparer le lecteur à la

leçon vigoureuse qui sera ensuite adressée aux conceptions antérieures de l’identité, en les

plaçant en miroir l’une de l’autre, – l’identité « française », et l’identité « africaine » qu’aurait

imposée la Négritude. Mais si c’est contre le caractère unilatéral de ces deux formulations de

l’identité que le refus exposé par la Créolité s’exerce polémiquement, il n’est cependant pas

également réparti, dans la mesure où il lui est difficile de mettre la Négritude sur le même

plan, historique et politique, que celui qui renverrait à la « France » ou à l’Occident. Mais

comme l’originalité de la Créolité sera également de prétendre les récupérer, mais autrement,

la critique de la Négritude ne revêt pas non plus les mêmes aspects que la dénonciation de

l’idéologie assimilationniste, entièrement imputable à l’« Autre ». Il y a, au départ, deux voies

possibles pour la dite Créolité : ou bien se présenter comme une tierce solution, ou bien se

présenter comme une synthèse. Mais la synthèse obligerait à se reconnaître dans ce qu’on a

rejeté : première difficulté. Une seconde, qui n’est pas moindre, obligerait également à

reconnaître que les premiers moments sont consistants, et participent de la formation de Soi ;

9 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p. 13. 10 Jacques Coursil, « La Catégorie de la relation dans les essais d’Edouard Glissant. Philosophie d’une poétique », in Poétiques, p. 106. 11 Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant Lettres créoles, Tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635-1975, Paris, Hatier, 1991, p.204.

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l’erreur viendrait alors de l’unilatéralité de l’affirmation retenue. Mais tout cela exige de

trancher, réellement, au moins dans l’ordre de la pensée, et une option théorique est autre

chose qu’une déclaration rapidement lancée à la face du monde. Surtout, il ne faut pas

mécontenter trop vite. Aussi trouvons-nous différentes et contradictoires définitions de la

Créolité : tantôt, elle est la somme d’identités apparemment rejetées, tantôt leur apparent

dépassement dans une sorte de mixte recomposé, où la totalité du Monde s’est

miraculeusement déposée : « Nous sommes tout à la fois, l’Europe, l’Afrique, nourris d’apports asiatiques, levantins, indiens, et nous relevons aussi des survivances de l’Amérique précolombienne. La Créolité, c’est « le monde diffracté, mais recomposé », un maelström de signifiés dans un seul signifiant : la Totalité. »12

Le contentement d’être soi est à ce point manifeste qu’en dépit de toutes les exaspérations

produites par des décennies de falsifications et d’ignorance, un sentiment général y prévaut :

être créole, c’est quelque chose ! On a rarement eu l’occasion, il est vrai, de lire Manifeste

plus comparaison. Cette formulation est en continuité manifeste avec la proclamation

inaugurale de l’Éloge ; elle en explicite simplement la donne. Et telle fut, initialement, la

promesse de la Créolité, que de prétendre énoncer l’évidence même sous laquelle le monde

antillais se laisse communément appréhender, à travers la diversité de ses apports. La prose

des voyagistes ne promettant pas moins, l’Éloge de la créolité n’est peut-être qu’un éloge des

apparences, saisies dans leur versatile futilité.

Mais cette définition avancée par les rédacteurs leur plaît tant qu’ils l’ont fréquemment

reconduite, au point de faire système. La rigueur philologique voudrait que l’on rappelât à

cette occasion qu’il existe un antécédent à cette « proclamation », et dans une formulation si

proche qu’on pourrait la croire retranscrite en effet mot pour mot. Dans un texte consacré à la

question de savoir si « l’homme antillais » existe, ou s’il n’est que la projection délirante d’un

esprit déréglé, René Ménil avait écrit en effet ceci, en réaction aux célèbres déclarations du

Général de Gaulle venu à Fort de France saluer la poussière martiniquaise perdue dans le

vaste océan : « Et le grand fait qu’il faut saluer, c’est que la société martiniquaise sortie du creuset est bien martiniquaise. Ni africaine, ni chinoise, ni indienne, ni même française, mais antillaise en fin de compte. Antillaise est notre culture, pour avoir réuni au cours de l’histoire et combiné ensemble dans un syncrétisme original tous ces éléments venus des quatre coins du monde, sans être aucun de ces éléments en particulier. »13

12 Éloge de la créolité, p. 27. L’italique mis par le texte de l’Éloge est un renvoi allusif, et non explicité, à une formulation de Glissant, dont l’original se trouve dans L’Intention poétique, p. 47. 13 René Ménil, « Problèmes d’une culture antillaise », in Tracées, Paris, Robert Laffont, 1981, p.32. Il s’agit du texte d’une conférence prononcée le 4 juin 1964 à Fort-de-France, puis publiée dans Action,

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Hormis la substitution du qualificatif de créole à celui d’antillais, la formulation est, en effet,

bien ressemblante. Mais outre qu’il pourrait, en effet, s’agir d’une réécriture inspirée par les

muses distraites de la créolité, rarement soucieuses de citer leurs sources, nous ne lirons pas

dans ce texte écrit et publié en 1964 le point de départ de la Créolité, tant la pensée que celle-

ci développe au sujet du métissage la montre absolument inapte à penser ce qu’introduit, pour

une culture donnée, le fait même du métissage. Le métissage y est en effet présenté comme

malgré, ou en dépit de ce dont on prétend faire l’éloge : on a beau faire que le « chaudron »

antillais contienne tant et tant d’origines diverses, chacun est reconduit à ce qu’il aurait dû

continuer d’être, dans la vérité éternelle de sa provenance originaire, la Créolité procédant

plutôt par addition, ou cumul des traits propres qui se déclinent à l’infini dans le monde

créole, sans jamais les envisager en situation de réel mélange, comme de devenir. Métissage

biologique et métissage culturel ne sont certes pas identiques. Mais loin d’envisager

l’invention d’une société ou d’une pensée véritablement métisse, la Créolité se résume à

l’addition des identités natives qui ont été convoquées pour lui donner corps, et qui

correspondent grossièrement aux inventaires de la colonisation.

Mais l’essentiel ne se joue pas là, du moins dans l’immédiat, et il serait prématuré de se

montrer si sourcilleux pour une formulation qui, explicitement, ne se veut pas une définition14.

Conceptuellement, la Créolité n’est jamais qu’une variante du multiculturalisme, et elle n’en

évite pas les impasses : « créole » désigne ce résultat paradoxal qui en un premier temps,

correspond à ce qui ressemble à une pure négativité de l’être (il n’est jamais « tel » ou « tel »,

aussi se proclame-t-il « créole »), mais qui, en un second temps, doit pour être positivement

reconnu comme « créole » être réduit à l’un de ces termes – africain, ou indien, ou européen,

ou chinois, ou levantin, etc. Ce n’est pas le moindre paradoxe que de voir chaque composante

de la société antillaise nommée au travers du qualificatif de son origine, à quelque date qu’il

faille remonter, et continuer donc d’être au fond une pars totalis qui n’a pas en vérité métissé

n°5, revue théorique du Parti communiste martiniquais. Les propos du général de Gaulle sont ceux du discours qu’il avait tenu lors de sa visite quelques mois auparavant à Fort-de-France. Parmi les perles qui firent rire longtemps, celles-ci : « Entre l’Europe et l’Amérique, il n’y a que l’Océan et quelques poussières ! » Ou encore « Je prends la Martinique, je prends les Antilles telles qu’elles sont. […] C’est la France qui a créé ici la civilisation. Le sentiment, le goût, l’instinct, tout ici est Français ! » (cité par R. Ménil, p. 27, p.31) 14 On lit en effet juste après ce qui demande à être entendu comme une description, ceci, qui peut surprendre à plus d’un titre celui qui croit que classer et définir sont deux opérations distinctes, quoique complémentaires : « Définir ici relèverait de la taxidermie. Cette nouvelle dimension de l’homme, dont nous sommes la silhouette préfigurée, mobilise des notions qui nous échappent encore.» On ne saurait, en effet, mieux dire. Eloge de la créolité, p. 27 ; je souligne.

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avec le reste. Tout se passe comme si la réévaluation de l’apport propre à chaque composante

– la Créolité est parfois œcuménique – dépendait de ce que chaque communauté demeure en

possession d’une intangible identité culturelle et religieuse. Loin donc d’être ce Monde

« diffracté et recomposé » dont parle Glissant dans son œuvre, la Créolité n’a d’autre

préoccupation que de faire comparaître les ancêtres qu’elle épingle sur l’imaginaire carte

d’identité qu’elle recompose, en additionnant les diverses sources, plutôt qu’en invitant à en

penser les contacts, les frictions, les inventions et les déplacements. Mais pouvait-il en être

autrement, quand dès le début la question de l’identité est engagée à partir d’une

problématique des racines ?

Un premier étonnement surgit : si la conscience d’être créole résulte de ce mouvement

propre à une société entrée dans la conscience qu’elle a peu à peu prise d’être elle-même,

comment concilier ce schème progressif, sinon mélioratif, avec celui d’une dilution continue

de l’être, et consécutive à une mainmise ininterrompue sur cette même identité ? Si l’identité

créole est en sa vérité comme elle « s’énonce », et qu’elle n’est ni ceci, ni cela, mais

seulement « créole », ce n’est pas parce qu’elle le serait devenue peu à peu : c’est au contraire

pour se retrouver telle qu’elle l’était, auparavant. Là est l’énigme de la chronologie de la

Créolité, que de considérer que cet être dont l’authenticité est à conquérir est toujours déjà-là,

quelque part entre la ligne des mornes et le conte transmis par la mémoire orale. La

proclamation cacherait donc moins un secret qu’elle ne témoigne d’un mystère profond,

puisque l’Annonciation promise a quelque chose d’une révélation rétrospective. Car nous

sommes de moins en moins ce que nous aurions dû rester ou demeurer : cette identité existait

donc depuis toujours, mais plus fortement auparavant qu’aujourd’hui. La typologie de

l’identité culturelle à laquelle l’Eloge de la créolité obéit est donc, en un sens strict,

réactionnaire, puisqu’il s’agit de revenir à cet état antérieur donné – mais entre temps perdu.

L’affirmation de soi est donc vouée à la reconstitution, sinon à la restauration de cet « être

créole ». De fait, le travail à entreprendre obéit à un double paradigme, celui des fouilles

archéologiques, et celui de l’esquisse picturale, puisqu’ici, il s’agit « l’espace étant quadrillé,

[d’] avancer à petites touches de pinceau-brosse afin de ne rien altérer ou perdre de ce nous-

mêmes enfouis sous la francisation. »15 Peu importe de savoir pour l’instant où et quand ce

nous-mêmes se trouve, mais son indiscutable identité créole est nécessairement située derrière

nous, avant (le temps de) la francisation : l’origine est bien cette instance où vérité et pureté

de l’être se renforcent toujours miraculeusement, en une relation de miroir. La désaliénation à

15 Éloge de la créolité, p.22.

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laquelle nous sommes conviés par les rédacteurs de l’Éloge de la créolité consistera donc à

restaurer notre identité – une identité déjà donnée, donc, mais que plus de trois siècles de

« francisation », et un demi-siècle de Négritude, ont rayée de notre « conscience d’être ».

Nouvel étonnement : si le procès contre la « francisation » s’explique par une rhétorique

anticolonialiste classique, le second procès engagé contre la Négritude surprend pour

plusieurs motifs. Pouvait-on mettre sur le même plan (et comprendre comme identiquement

négateurs) deux courants irréductibles et parfaitement hétérogènes – tant du point de vue des

processus mis en œuvre, que du statut des discours ? À la Négritude, il est reproché de s’être

contentée d’inverser le regard négatif de l’idéologie assimilationniste : la Créolité serait-elle

donc l’Aufhebung réussie du mouvement négatif enfermé dans l’impasse de son unilatéralité ?

Moins philosophes, les promoteurs de la créolité se contentent de congédier les deux totems

imaginaires qu’ils convoquent, afin de rendre raison d’une impasse durable – et d’une absence

inexpliquée. L’impasse, c’est la situation politique des départements d’Outremer enfoncés

dans une départementalisation sans issue ; l’absence inexpliquée, celle d’une littérature en

langue créole. Le ninisme initial se justifierait mieux, s’il s’agissait de tenir enfin (le) compte

des termes réels d’une identité jusque là mal identifiée (la Négritude), ou falsifiée (le discours

de l’assimilation). Mais pour séduisante qu’aurait pu être la prise de conscience d’une réalité

plus complexe qu’elle n’était apparue dans ses moments de formalisation antérieure, la

revendication d’une identité qui additionnerait enfin toutes ses composantes révèle sa

véritable signification, lorsque l’on comprend que chacune des composantes n’est affirmée

que pour contrebalancer, et compenser aussitôt la précédente. On peut donc faire défiler tout

ce que la créolité contient d’ancêtres, venus d’Afrique, d’Asie, du Proche-Orient, ou même

d’Europe – rien n’y change : nous ne sommes rien d’eux, nous qui ne sommes peut-être pas

même ceci, ou cela, pas même ce que nous pourrions croire être, aux termes d’une géographie

distraite : « Ni Nègres ni Blancs ni Africains ni Européens ni Indiens et pas même

Américains, notre hybridation culturelle et génétique, qui nous a longtemps encombrés, nous

allons désormais l’utiliser pour explorer notre propre nébuleuse. »16

Ainsi formulé, le projet de trouver son accomplissement dans l’exploration des nuées

aurait pu faire sourire, mais le succès de la formule inaugurale est tel qu’il n’y aura aucun

texte se réclamant de la Créolité qui ne procèdera de la même façon pour se définir. Mais ce

qui est moins obscur est sans conteste le redoublement de la couleur de peau par un continent,

révélant ainsi la gêne persistante du projet de la Créolité quant à son évitement symétrique des 16 Hector Poullet et Sylviane Telchid, « Mi bel pawol mi ! » ou Éléments d’une poétique de la langue créole » in Ecrire la « parole de nuit », p. 181 ; je souligne.

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deux ascendances possibles. Ni-ni, ou, aussi bien, et puis, et puis – deux logiques

d’identification sans doute incompatibles. S’agirait-il pour la créolité de revendiquer son

antillanité ? Ou son américanité ? Rien n’est moins sûr, quand on analyse l’auto-présentation

de soi par Ernest Pépin : « Je m’exprime comme un être humain qui assume sa part africaine,

caribéenne, française et vit dans cette sorte d’harmonie singulière qui est…moi. »17 Cela

suppose, certes, un dépassement inattendu de la violence originaire qui a caractérisé l’histoire

de cette région – il faut oublier et la Mulâtresse Solitude et le Mulâtre Delgrès et quelques

autres tueries comme celles de l’année 1967 pour être convaincu que ce concert des nations

trouve son aboutissement dans une exquise harmonie – mais le processus qui doit aboutir à

cette créolité réconciliée présente surtout l’étrange particularité de s’achever dans la

contemplation réjouie, et toute solipsiste, de son propre moi. Ce qui est somme toute

réconfortant : moi, ce n’est pas rien. Toujours est-il que se considérer « américain » ne semble

pas faire partie de l’horizon de la Créolité. Mais alors, quel sens donner, au demeurant, à cette

exclamation – pas même américains ! – dont on ne sait s’il faut y voir un contentement, ou un

dépit ? Serait-ce le symétrique grimaçant des identités falsifiées – africaine, française – qui

signalerait, en creux, notre propre inadéquation au monde ? Ou qui suggérerait que nous

n’appartenons pas encore au nôtre, faute d’y être parvenus ? Ce serait se méprendre – et

l’examen de la géographie de la Créolité nous instruit au moins d’une chose : la créolité n’est

pas advenue partout, pas même dans la totalité des zones de créolisation, pas même dans la

totalité archipélique. Faire le pari de l’Amérique, au fond, serait encore une occasion de se

manquer.

L’enquête menée par Diva Damato éclaire sur plus d’un point ces questions apparemment

byzantines.18 Elle se demande si la créolité n’est pas la simple reprise de l’Antillanité selon

17 E. Pépin, « La liberté de casser le cadre » in Outre-Mers, Notre monde, Entretiens d’Oudinot, p.43-47. 18 Diva Damato, « Édouard Glissant et le manifeste "Éloge de la créolité" » in HORIZONS, pp. 245-254. L’autre élément de son enquête porte sur les rapports que chacun des signataires de l’Éloge entretient avec la pensée et l’œuvre de Glissant. Il apparaît, au vu de son analyse, que le rapport est loin d’être égal et égalitaire, ce qui explique que le manifeste promotionnel semble souvent résulter d’une juxtaposition hâtive de quelques pages brutalement arrachées aux grimoires respectifs de chacun des signataires. Si P. Chamoiseau a noué depuis longtemps un dialogue intime avec l’œuvre de Glissant, il n’en va pas de même pour J. Bernabé, ou R. Confiant. J. Bernabé rend ainsi hommage à P. Chamoiseau de lui avoir permis de comprendre Glissant sur « le positionnement de l’échiquier littéraire » (sic) ; Confiant en revanche accueille en 1981 la parution du Discours antillais de façon très critique, et lui réserve un compte-rendu sévère, qui use d’arguments d’autorité contre l’amateurisme des thèses linguistiques de Glissant, sévérité qu’il déguise sous un argumentaire au populisme finalement très provincial, puisqu’il renvoie Glissant à son parisianisme (« Débat : remarques sur Le Discours Antillais » Antilla, Fort-de-France, 5 juillet 1981, cité par D. Damato, p.247).

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Glissant. Mais il est nécessaire, à ce niveau, d’observer que les catégories employées dans les

deux perspectives se révèlent des homonymes. Si, pour l’Eloge, l’américanisation consiste en

une adaptation progressive de populations du monde occidental à ce nouveau monde, sans

interaction avec d’autres cultures, le processus de créolisation pris dans toute son amplitude

désigne une mise en contact parfois brutal de populations culturellement différentes dans

n’importe quelle partie du monde, et pas seulement en Amérique. La différence entre

Américanité et Créolité tiendrait donc au fait que la première se caractérise par l’absence de

mélange des diverses cultures mises en présence – il n’y a donc pas de métissage culturel en

américanité. Le multiculturalisme peut se concevoir sans « métissage des cultures » – ce que

le paradigme du « melting-pot » nous avait appris. Aussi, l’américanité se comprend-elle

comme un processus d’adaptation qui « va du même au même ». En revanche, si l’Antillanité

se comprend comme le seul processus d’américanisation d’Européens, d’Africains, et

d’Asiatiques à travers l’archipel antillais, elle n’est toujours pas, selon les rédacteurs de

l’Éloge, la créolité, puisque la créolisation n’y est même pas encore advenue. En ce sens, la

créolisation se réduit à la formation de la langue créole, et c’est le maintien de son usage qui

en circonscrit très logiquement la cartographie. L’ancrage purement linguistique de la Créolité

dans la langue créole souligne combien son propos est étranger à la vision du monde qui

innerve le concept de créolisation. Plus étonnante encore est la description de l’antillanité des

Antilles : en effet, nombre d’îles de l’Archipel relèvent de l’Euro-América, ou ne se créolisent

jamais. Elles ne s’antillanisent que moyennant une juxtaposition sans compénétration ni

altération réciproque des composantes. En conséquence, « l’Antillanité est une province de

l’Américanité, à l’instar de la Canadianité ou de l’Argentinité. »19

19 Éloge de la créolité, p.32. D’où l’exclusion absurde de Cuba de la sphère de la créolité au motif qu’il n’y a eu que transplantation des conquistadores (est-ce à dire que les colons espagnols n’ont su se faire békés ?). A propos de Cuba, une simple culture musicale démontre l’inanité de la classification proposée. Mais on peut également entendre des chansons où ont surnagé quelques mots de créole, héritage des Blancs ayant fui la Révolution de Saint-Domingue et s’étant installé avec leurs esclaves au Sud de Cuba, notamment dans la région de Santiago, dont le carnaval est si proche de celui de Haïti ou des îles françaises. On entendait encore un peu de créole à la fin des années 70, comme le relève Edouard Glissant dans Tout-Monde. Je ne résiste pas au plaisir de rapporter ce souvenir, qui m’a d’autant plus intrigué qu’il m’évoque une scène à laquelle j’ai moi aussi assisté : « Vous êtes tout en haut de la Sierra Maestra, où jadis Fidel et Che ont marronné, vous écoutez avec votre corps cette lumière de bruits qui se répand alentour, voilà-t-il pas un dégingandé qui surgit là et qui demande « esse ou vlé boué kekchoz ? » C’est un Haïtien du siècle dernier, qui a survécu à travers sa parenté. Et vous entendez son créole avec votre oreille, à moins qu’il ne soit bel et bien descendant d’une souche du nord d’Haïti, où la langue est si proche de celle de la Martinique. » (Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993, p.386.) Sans doute étaient-ils peu nombreux, ces Cubains qui en avaient encore la pratique, mais je me souviens de cet ami de mon père, M. Electo Silva, alors directeur de l’Orfeon de Santiago, qui le parlait, ou d’une interpellation de mon père par un Cubain s’adressant à lui en créole, dans les rues de Santiago de Cuba, en 1976.

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Cette répartition « régionaliste » en apparence, mais profondément nationaliste du point

de vue politique, éclaire le sens de ce « pas même américains ». Il se révèle impossible de

replier les distinctions avancées dans l’Éloge entre Américanité, Antillanité et Créolité, sur la

cartographie constitutive de la créolisation, comme de superposer l’Antillanité selon Glissant,

et celle que la Créolité réorganise à sa façon, afin de pouvoir parler de populations

européennes transplantées (sic), et demeurées sans doute et à jamais européennes. Il est vrai

que les théoriciens de la Créolité observent fort peu la cartographie de l’Amérique, et

témoignent plus d’une fois d’une anthropologie régionale aussi distraite que l’est leur rapport

à l’histoire. À quoi correspond alors la théorie de l’Antillanité selon Glissant – dont il dit lui-

même que « plus qu’une théorie, c’est une vision »20 ? Au très simple sentiment d’appartenir

à un monde commun et de parler un même langage, ce qui ne va pas sans paradoxes puisque

les écrivains qu’il cite, à l’occasion de cette remarque, écrivent ou en espagnol, ou en anglais,

et que surtout, ils ne parlent pas créole. Par antillanité, il entend désigner la « convergence des

réenracinements dans notre lieu vrai », « elle a pour ambition de continuer en les élargissant à

la fois la dimension africaine, qui se change ici en se retrouvant, et la souche du langage, qui

se renforce en se multipliant. Derek Walcott pervertit la langue anglaise tout autant que

Nicolas Guillén effile l’espagnol, tout autant que V.S. Naipaul affirme le pays en niant le pays

qu’il explore. Il m’importe peu qu’ils ne parlent pas le créole ; nous parlons, sous des espèces

différentes, le même langage. »21 La critique, constante chez Glissant, du melting-pot, c’est à

dire du multiculturalisme, repose précisément sur le fait que cette conception ou idéologie

repose sur la volonté de préserver chaque culture des effets produits par leur mise en relation

mutuelle. La pensée de la Relation y objecte qu’« on ne saurait soutenir que chaque culture

particulière constitue un élément premier parmi tout ceux qui sont mis en jeu dans la Relation,

puisque celle-ci définit les éléments ainsi joués en même temps qu’elle les émeut (les

change) ; ni affirmer que chaque culture particulière est uniment connaissable dans sa

particularité, puisqu’on ne discerne pas sa limite propre dans la Relation. […] De même, on

ne peut décomposer chaque culture particulière en éléments premiers […].»22

Ce n’est assurément pas là le langage de la créolité, qui ne peut penser la relation, ni

d’un point de vue externe (c’est là domination toute en extériorité), ni d’un point de vue

interne (c’est alors dilution sous l’effet de l’extériorité intériorisée). Tout attentive à épeler

chacun des traits qui font des Antilles francophones un univers trop précieux pour partager

20 DA, p. 495. 21 DA, p. 182 ; je souligne. 22 PR, p.183 ; je souligne.

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quelque point commun avec le reste de l’univers, la Créolité s’est manifestée ainsi par une

entrée un peu bruyante, un peu vaine, dans les sphères de l’incomparable spécificité. Sous

prétexte d’une critique, hâtivement reprise à Glissant, de l’Universel généralisant, il n’y a plus

rien, en effet, qui puisse être partagé avec quelque partie du Monde lui-même. Rien ne saurait

être jamais trop spécifique : « Une des entraves de notre créativité fut le souci obsessionnel de

l’Universel. [...] La littérature créole se moquera de l’Universel, c’est-à-dire de cet alignement

déguisé aux valeurs occidentales, c’est-à-dire de ce souci de mise en transparence de soi-

même, c’est-à-dire de cette exposition de soi aux embellies de l’évidence. »23 Ce

cheminement réclame une ascèse dont il ne faut pas sous-estimer la rigueur de la règle qu’elle

s’impose à elle-même, car il s’agit rien moins que « d’une descente en soi-même […], mais

sans l’Autre, sans la logique aliénante de son prisme. […] Notre littérature doit aller en elle-

même et ne rencontrer, durant le temps de son affermissement, personne, nous voulons dire,

aucun déport culturel. »24 Qu’est-ce donc, pour finir, que cette créolité, dont on ne sait plus

très bien s’il faut la croire perdue, mais qu’on retrouve toujours en la découvrant sans cesse,

puisque celle-ci avait toujours été déjà là, sans que nous sachions très bien lui réserver la

place d’honneur qui devait lui revenir ? Un passage de l’Éloge s’efforce d’en cerner le propre,

et de nous en délivrer la lumière – assez nébuleusement, il faut bien le dire : « La Créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’histoire a réunis sur le même sol. Pendant trois siècles, les îles et les pans de continent que ce phénomène a affectés, ont été de véritables forgeries d’une humanité nouvelle, celles où langues, races, religions, coutumes, manières d’être de toutes les faces du monde, se trouvèrent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinventer la vie. Notre créolité est donc née de ce formidable « migan » que l’on a eu trop vite fait de réduire à son seul aspect linguistique ou à un seul des termes de sa composition. Notre personnalité culturelle porte tout à la fois les stigmates de cet univers et les témoignages de sa négation. »25

Réduite à une simple sommation de traits génériques (et très généraux) découlant des

origines ethniques des différentes populations, la créolité ne parvient à se nommer, qu’en les

énumérant les uns à côté des autres, dans une relation qui est précisément une non-relation,

puisqu’ils doivent demeurer tels qu’ils étaient depuis toujours. Si c’est, selon une curieuse

formulation, en entrant en interaction, ou en transaction qu’émerge une très énigmatique

personnalité culturelle dont la particularité est de contenir déjà le « Tout » du monde, ce Tout

exige, pour pouvoir se présenter ainsi à la face (non-créole) du Monde, qu’il soit préservé

23 Éloge de la créolité, p. 51. 24 Ibid, p.42 ; je souligne. 25 Éloge de la créolité, p. 26-27 ; on notera la métaphore culinaire (« migan »).

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dans la variété respective de ses traits différentiels. Ce passage est exemplaire du contre-sens

que la Créolité commet au sujet du processus de créolisation, lequel n’obéit aucunement aux

modalités « transactionnelles » ou contractuelles du melting-pot américain. La créolisation

n’accouche pas d’une réalité qui ferait du « processus » une qualité identifiable à partir d’un

seul de ses traits, comme s’il s’agissait là d’un marqueur fixant la possession d’une propriété

fixe. C’est précisément l’erreur que commet l’Éloge en disant, éperdument, que le « monde va

en état de créolité ».26 Certes, la créolité désigne, ou suppose quelque chose comme une

essence. Mais alors l’attribuer à la totalité du Monde engage à une démarche contradictoire :

d’une part, on ne voit plus bien en quoi la « créolité » renverrait à une identité enfin reconnue

pour ce qu’elle est réellement, une fois brisés les deux illusions accusées d’avoir suscité un

rapport de méconnaissance, et falsifié une identité à soi profondément ancrée dans la trame

d’une histoire non interchangeable. D’autre part, si cette qualité correspond à la démarche

actuelle du Monde, on ne voit plus bien ce qui distingue une proclamation identitaire et un

discours messianique.

Contre cette lecture fautive, une précision récente de Glissant coupe court à ces

annexions forcées : « La créolisation ne limite pas son œuvre aux seules réalités créoles des Archipels ni à leurs langages naissants. Le monde se créolise, il ne devient pas créole, il devient cet inextricable et cet imprédictible que tout processus de créolisation porte en lui et qui ne se soutient et ne s’autorise d’aucun modèle. Ailleurs, ni la raide hybridation, ni le seul métissage, ni le multi-quoi-que-ce-soit. »27

Au mieux, la Créolité est-elle même prise dans le jeu de la Relation, dont elle est alors un des

effets passivement subis – mais celui-ci ne se situe pas au point où elle le place. En effet, elle

correspond au moment, saisi avec une rare subtilité par Glissant, comme étant celui d’une

généralisation relative des cultures ataviques, lesquelles n’abandonnent le langage de la

domination ethnocentrique que parce qu’elles éprouvent à leur tour la nécessité de la

tolérance – la conscience naissante de leur fragilité l’impose en tous cas aux plus lucides : « On a fini par considérer les cultures, sous un angle national, ethnique, générique (civilisationnel), comme les données naturelles » du mouvement d’interaction qui ordonne ou éparpille notre monde à partager. Cette considération des cultures s’est généralisée par le jeu même de la Relation. C’est la fenêtre par laquelle nous nous regardons réagir ensemble. Avant que d’être perçue comme ce qui nous anime en communauté, la culture évoque ce qui nous partage de toute altérité. »28

26 Éloge de la créolité, p. 52. 27 CL, p. 229-230 ; je souligne. 28 PR, p.175 ; je souligne.

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C’est exactement l’inverse de ce mouvement de clôture et d’enfermement revendiqué

par la Créolité. Si l’on précise que la conception que la Créolité a de la relation suppose de se

fermer à toute extériorité pour plonger dans le fascinant miroir de sa vision toute intérieure,

on conviendra que faire l’éloge de la créolité revient à faire celui de la monade leibnizienne.

Tout comme elle, la créolité est sans porte ni fenêtre ; et pour ne pas être vue, elle ne regarde

surtout rien au dehors. De fait, il n’y a ici – pas plus qu’à l’entour – le moindre dehors :

chaque île est invitée à descendre en son cratère obscur.

Sans doute pour mieux y contempler sa nébuleuse ?

* 3 *

Le procès de la négritude

Loin de parvenir à une sommation effective de toutes les composantes qui ferait que, par

un hasard inattendu, le monde antillais serait le géométral de toutes les Cultures du Monde, la

formule initiale de la proclamation – même tempérée par l’addition toute diplomatique que

représente dans la suite de l’Éloge la reconnaissance filiale du rôle de Césaire – ne viserait-

elle pas à refuser d’accorder l’apport majeur que l’on doit aux intellectuels des générations

précédentes – à savoir penser sans honte le fait d’être Noir, et d’avoir partie liée à l’Afrique ?

En soulignant le jeu trouble qui s’organise entre l’observation des syncrétismes et l’apologie

du métissage, Alain Anselin note que celui-ci revient toujours à faire l’économie des réalités

métisses, et de nier, surtout, la composante africaine.29

De fait, la charge de l’attaque contre Césaire et la Négritude est sans proportion aucune

avec les chronologies impliquées : trois siècles et demi, d’un côté, cinquante ans de l’autre –

la balance est déséquilibrée, ou folle. Aussi nul ne s’y est trompé : le véritable destinataire de

la charge était bien Césaire, et par devers-lui, les mouvements précédents qui avaient

29 Il écrit notamment : « Avec les "cultures métisses", nous sommes donc aux antipodes du "discours du métissage", qui ne vise pas à produire de cultures métisses, mais se donne la tâche, visiblement immense, d’évacuer l’Afrique des populations et des cultures. On est tout près de la confusion du biologique et du culturel. » (In « Transculturations africaines : les marassas et le mabelo » in Paradoxes du métissage, p117.) Plus sévèrement encore, B. Cherubini y discerne une « contradiction fondamentale », puisqu’il ne saurait y avoir de métissage généralisé dès lors que l’« autre » est rejeté dans l’extériorité. Aussi, la créolité ne désigne-t-elle le métissage que par métaphore, et son entreprise revient « à considérer que celui-ci ne peut exister (ou n’existe pas) dans des sociétés antillo-guyanaises de la Guyane, de la Guadeloupe ou de la Martinique, sauf par le discours, le contenu de ce discours, ses significations idéologiques, politiques, sociales, par son édifice sémantique. » (Cf. « Du métissage généralisé à la contre-culture, le cheminement de l’être antillo-guyanais », MET 2, p.277-278)

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commencé d’inventer quelque chose qui soit sans rapport avec le Centre « métropolitain » ou

impérial. Pour qui connaît un tant soit peu les détails de cette histoire, la violence du procès

fait à Césaire rappelle en vérité les cris d’orfraie que la mentalité petite-bourgeoise, brocardée

par les rédacteurs de Tropiques, ou par Fanon, avait poussés en s’entendant qualifiée de

nègre. Le refus de se soumettre à une identité unilatéralement conçue doit donc s’entendre

tout autrement qu’elle n’est présentée dans l’Éloge. En ne cessant de dire « nous ne sommes

pas Africains », la Créolité rejoue le psychodrame colonial à son insu, ou alors, c’est en

feignant de l’ignorer.30 Car tout le monde sait l’inquiétude qui se révèle dans le glissement

quasi automatique qu’opère l’idéologie coloriste, en référant le noir trop noir, ce nèg trop nwè

à ses ancêtres africains, via le spectre de l’ancienne condition servile. Envisagée sous cet

angle, la Créolité n’est jamais que la sublimation, sous couvert d’une lecture esthétique et

littéraire de la réalité créole, de l’Apartheid qui en a structuré pas à pas, pli à pli, tout

l’échiquier des relations et des discours convenus.31

Ce qui est nouveau, c’est la teneur d’une attaque qui se veut intégralement idéologique.

Adressée donc à l’idéologie de la Négritude, elle prend la forme d’une proclamation

identitaire, où sera affirmée l’intégrale positivité de l’ensemble des vertus d’un monde et de

son histoire, dont il n’y a rien à retrancher ni à examiner. La créolité ? Une pleine positivité

d’être, que l’écrivain a vocation de révéler enfin à ceux qui la détenaient sans avoir

30 On n’échappe pas à ce sentiment, lorsqu’on lit, sous la plume d’Ernest Pépin, qu’« on ne peut réduire la Guadeloupe à l’africanité ». Le rappel qu’il fait, à juste titre de la présence de diverses communautés constitutives de la réalité guadeloupéenne le conduit, curieusement, à superposer le sentiment racial (être noir), la traduction idéologique qu’en serait la négritude, et l’africanité. E. Pépin, « La liberté de casser le cadre » in Outre-Mers, Notre monde, Entretiens d’Oudinot, préface de Christian Paul, secrétaire d’État à l’Outre-Mer, Autrement Paris, 2002, p.43-47. Ce n’est pas un hasard si René Ménil, si critique qu’il ait été envers l’idéologie de la négritude, et quelles qu’aient été ses divergences politiques et théoriques avec Césaire, puisse écrire dans « Problèmes d’une culture antillaise », ceci : « Tant que les Antillais, du fait même de leur conscience, n’accepteront pas d’épouser leur race, la race noire, la race de couleur, la race apparentée à l’Afrique, tant qu’ils n’accepteront pas d’être des petits-fils d’esclaves et qu’au contraire, ils revendiqueront la parenté avec les colons du côté de d’Esnambuc ou de l’Impératrice Joséphine-la-Négrière, ils porteront à l’intérieur même de leur conscience une fissure, un point faible. […] La culture antillaise passe par cette prise de conscience et le sentiment racial en est un élément nécessaire. Elle passe par une épuration de la conscience antillaise des erreurs, des mensonges et des trahisons liées à la vie coloniale. […] C’est la gloire des poètes antillais et haïtiens (Césaire, Desportes, Glissant, Gilbert Gratiant, Jacques Roumain, etc.) d’avoir été parmi les premiers à chanter la réalité de la race noire dans le monde colonial français. » (Tracées, p.36-38 ; je souligne) 31 L’analyse que Fanon consacrait aux rapports entre Antillais et Africains témoigne, dans les années 50, de la persistance de ce rapport honteux à soi-même. Mais je me souviens trop bien l’avoir observé, jusque dans les années 1970, dans la façon dont certains n’avaient toujours pas accepté d’être représentés par un Noir à la Mairie de Fort-de-France, fût-il cet écrivain internationalement reconnu, pour n’être au fond pas si surpris de retrouver ce même déni – même si l’argument nous revient tordu par une rhétorique composite.

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conscience de la grandeur qui s’y cachait. Qu’à l’occasion de cette réécriture, l’ennemi

idéologique change de nature et devienne partie prenante du monde colonisé n’est que le

premier symptôme d’un changement d’axe plus profond ; le second tient à la fabrication d’un

pantin chargé de tous les maux de la situation antillaise : le mulâtre. Le Mulâtre selon la

Créolité est un fantasme qui n’a rien à voir avec ce qui, historiquement, aura été un « ordre »

au sein de la société esclavagiste, puis désigné un temps une classe intermédiaire, aussi

éloignée de l’esclave que du Maître. Mais comme significativement, la conscience identitaire

de la créolité a pour condition l’abandon de toute conscience critique à l’égard du fonds (le

bon vieux « fondal-natal ») avec lequel la « conscience de soi » (se) débat, il est possible de

réactiver les catégories les plus ancrées dans l’aliénation coloniale, relatives notamment à la

sociologie taxidermique de la pigmentation. Dans sa volonté éperdue de célébrer toute

manifestation de son être, y compris les plus insignifiantes, la possibilité même d’un rapport

critique à soi-même – celui-là même que les écrivains et les intellectuels de la génération

antérieure entendaient promouvoir – se voit constamment refusée par les promoteurs de la

Créolité, parce que cela signifie l’intériorisation, par le dominé, de ce qui est censé l’humilier.

Aussi, tout fait signe vers un retour aux racines de l’identité, même si, en apparence on

célèbre une identité plurielle : cette pluralité est purement additive. Et puis, et puis : on peut

indéfiniment en fournir le listing, cela n’entraîne aucune rupture avec le modèle des identités

fixes, ou de l’identité-racine. La seule variante que l’idéologie de la Créolité introduirait par

rapport aux idéologies de la racine unique serait d’opposer à l’unicité de l’ancêtre, son

éventuelle pluralité. Mais c’est confirmer en même temps ce qui sépare la créolité de la

créolisation, comme le montre ce propos de Jean Bernabé, l’un des co-auteurs de l’Éloge : « La négritude n’est pas dépassée. Elle sera à l’ordre du jour tant qu’il y aura des Nègres. Et il y aura des nègres tant qu’il y aura des êtres méprisés, rabaissés, ravalés, exclus d’eux mêmes et de leur authenticité. Il faut cesser de magnifier la racine unique pour célébrer l’origine multiple. Car n’étant ni Africains, ni Européens, ni Asiatiques, nous sommes tout cela à la fois. Notre identité n’est pas négative mais positive, elle n’est pas soustractive mais cumulative, agrégative. »32 Les circonstances qui entouraient cette présentation expliquent sans doute qu’ait été mis

un terme à la violence des attaques engagées initialement contre la négritude et Césaire,

puisqu’il s’agissait de lui rendre hommage pour son 94ème anniversaire. Il n’empêche que

l’ambiguïté du propos, qui juxtapose Nègre à nègre de manière à rappeler l’un des passages

du Cahier, ne retient la négritude que pour ceux qui, en tant que Noirs, représenteraient cette

32 « Négritude, créolité, indianité et mondialité », Conférence prononcée par Jean Bernabé en 2007 à l’occasion du 94° anniversaire d’Aimé Césaire, à Fort de France ; je souligne.

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part africaine - cette part que ses premiers lecteurs martiniquais ne voulaient pas reconnaître

comme Fanon l’avait pointé. En faisant de la négritude du Cahier un marqueur

d’identification des seuls « Noirs », et sans doute, pour les seuls « Noirs », la Créolité

confirme que son approche des composantes culturelles est inféodée à la variable ethnique et

chromatique. Elle en fait une question « objective » (de couleur, et de type ethnique) quand

« négritude » ne désigne pour Césaire aucune catégorie humaine qui puisse être particularisée

du seul fait de sa race ou de son « origine ».33 C’est ainsi que la Créolité ne parvient à

reconnaître tardivement une positivité à la négritude qu’en la ramenant à une négrité, ce qui

témoigne d’une lecture particulièrement malveillante du Cahier, en dépit des marques

d’hommage appuyé qui interviennent, contradictoirement, dans l’interminable procès qu’a

noué, depuis ses débuts, le mouvement de la Créolité avec la Négritude et Césaire.34

33 Néologisme poétique, comme l’a souligné James Clifford qui se réfère dans Malaise dans la Culture sur ce point aux analyses de René Ménil, la négritude n’est pas, initialement, une idéologie. (Cf. Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XX° siècle, Paris, (ensb-a), 1996, p.177. (Harvard University press 1988).Ce terme, qui s’applique à toutes les conditions marquées par la servilité de la condition imposée par le régime colonial, ne fait que retourner l’association implicite de la condition servile à la condition « noire » en pays d’esclavage. La lecture ethnicisante qu’en fait la Créolité revient alors à effacer cette question à la fois raciale et sociale qui demeure au cœur du différend colonial proprement interne à la société antillaise. En somme, la créolité rejoue ce que Fanon avait pointé avec une rare acuité dans le déni que les Antillais opposaient, avant 1940, à leur situation : « L’Africain était un nègre et l’Antillais un Européen. […] Cette position de l’Antillais était authentifiée par l’Europe. L’Antillais n’était plus un nègre, c’était un Antillais, c’est-à-dire un quasi-métropolitain. Par cette attitude le Blanc donnait raison à l’Antillais dans son mépris de l’Africain. En somme, le nègre habitait l’Afrique. […] L’Antillais était un noir, mais le nègre était en Afrique. » (« Antillais et Africains », op. cité, p.30-31.) L’expérience de l’administration vichyssoise et la II° Guerre Mondiale sont pour Fanon des éléments essentiels à la modification de ce rapport, mais il n’est pas sûr, aujourd’hui, que celle-ci ait été durable. Confiant se signalera à l’occasion par son refus de penser ce qu’il peut y avoir de commun dans la situation des Noirs Antillais et Africains en France, et témoignera d’une hostilité proprement raciste envers un journaliste d’origine africaine Serge Bilé, travaillant à la Martinique. De cette résurgence d’un racisme historiquement surdéterminé, Pap Ndiaye se fait l’écho dans La condition noire, en soulignant également le refus par Confiant d’accorder le moindre intérêt ou d’exprimer la moindre solidarité avec les Noirs africains en France (op. cité, p.340-343). 34 On ne peut, sur ce sujet, faire l’impasse d’un certain nombre de rappels indispensables. Sans préjuger des positions de chacun des écrivains qui se sont engouffrés, un temps donné dans ce courant, je m’en tiendrai aux seuls écrits des initiateurs du mouvement, depuis l’Éloge. Le sommet a été atteint par l’essai de R. Confiant, Aimé Césaire, Une traversée paradoxale du siècle, ouvrage d’une rare mais constante injustice. Les arrière-pensées politiques sont constamment sous-jacentes au procès qui est fait de la Négritude par les promoteurs de la Créolité, ce qui ne serait pas en soi condamnable s’il était politiquement assumé. Mais cela paraît plus délicat à faire de façon conséquente dans le cadre d’une démarche purement littéraire, ce que prétend être l’Éloge, manifestement respectueux des partages académiques. (C’est en annexe de l’Éloge que se trouve son projet politique, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne mange pas de pain). D’autre part, ce procès est si peu rigoureusement conduit, qu’il est impossible de savoir s’il vise le concept de négritude en tant que tel, ou la Négritude césairienne ou la Négritude senghorienne, lesquelles ne sollicitent nullement la même figure de l’identité. Comme le rappelle Pap Ndiaye, en s’appuyant sur les distinctions établies par Tommie Shelby et Clifford Geertz, entre identité épaisse et identité fine, la Négritude de Senghor relève de la

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Nombre de lecteurs avaient déjà distingué la négritude selon Césaire de sa version

senghorienne, en soulignant combien la revendication d’une identité noire, ou africaine,

supposait chez Senghor une intériorisation accomplie des partages institués par le

colonisateur, ressuscitant le cliché consternant d’un Africain éternel, tout de sensibilité.

« L’émotion est nègre, comme la raison est hellène »35 : cette fameuse et malheureuse

sentence de Senghor aura notamment été épinglée par celui qui fut le plus proche de Césaire

lors de l’aventure de Tropiques, René Ménil, qui y voit l’expression d’une soumission

complètes aux catégories de Gobineau et de la raciologie que celui-ci a inspirée dans le

domaine des sciences humaines et sociales.36 Mais précisément : une telle platitude est

absente de la pensée de Césaire, qui ne retourne contre l’Occident que le faux universalisme

dont celui-ci se réclame en le présentant comme un Universel. La définition plus complète

que donne Senghor de la négritude dans un texte ultérieur ne sera jamais transposable chez

Césaire, même lorsque ce dernier évoque les valeurs des civilisations noires de l’Afrique :

« Les valeurs de la Négritude participent, essentiellement, de la raison intuitive : de la raison-

toucher. Et il est vrai que la Négritude s’enracine dans la sensation et l’instinct. Mais parce première, quand celle de Césaire vise cette « communauté d’expériences » à laquelle se réduit la seconde (op. cité, pp. 48—50 et 323-327). Ne s’agirait-il pas alors plutôt de l’idéologie qui s’est constituée dans l’après-coup de la réception, en raison notamment de l’impact du Cahier sur ses premiers lecteurs, selon la remarquable analyse que Fanon avait dressée dans son article « Antillais et Africains » ? En ce cas, la critique politique de l’idéologie de la Négritude n’est pas nouvelle : elle a commencé dès que Senghor avait tenté d’en formuler la portée – et on peut en voir les premiers éléments chez Fanon. Mais précisément : cette critique est également plus informée que ne le montre l’emploi constamment flou que les auteurs de l’Éloge font de la notion de Négritude. Voir pour une approche historiquement plus instruite de la critique antillaise de la Négritude, outre Frantz Fanon et Édouard Glissant, René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Robert Laffont, 1981 ; René Ménil, Tracées, Paris, Robert Laffont, 1981 ; André Lucrèce, « Le mouvement martiniquais de la Négritude », Acoma, n°2, juillet 1971, pp. 93-123. Yves Benot et James Clifford se réfèrent précisément aux thèses de René Ménil, qui datent pour une partie d’entre elles du début des années 60. Outre Clifford, cf. « Négritude, socialisme africain et réalisme » in Yves Benot, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, Textes réunis par Roland Desné et Marcel Dorigny, Paris, La découverte, 2005, pp.29-64. 35 L. S. Senghor, « Ce que l’homme noir apporte », texte de 1939, repris dans Liberté 1, Paris, Seuil, 1964. 36 Dans Tracées, René Ménil reprend deux textes essentiels qu’il avait consacrés à cette question, « Sens et non-sens » et « Problèmes d’une culture antillaise ». Il y ajoute « Le passage de la poésie à la philosophie » et « Le spectre de Gobineau », plus tardifs, poursuivant ainsi sa critique de l’idéologie de la négritude. Contre l’annexion de l‘acte poétique initial par une lecture nationaliste en proie au vertiges des couleurs, il tient à défendre l’interprétation poétique, et à souligner les contresens résultant de la lecture boursouflée et sans humour que fit Senghor du Cahier. Si la critique politique de l’idéologie de la négritude s’inscrit dans le cadre strictement marxiste de l’idéologie, elle contient une nuance singulière, en lui opposant l’idée d’une société sans races ; et le « marxiste » qu’est R. Ménil loue alors Sartre d’en avoir formulé l’idée comme dépassement véritablement dialectique de la négritude. Un point commun réunit l’analyse classiquement marxiste (« les vraies luttes sont sociales ») et celle que Fanon suggère à la fin de « Antillais et Africains », le passage nécessaire à une conscience de classe. James Clifford et Y. Benot se réfèrent explicitement à cette lecture de R. Ménil.

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qu’elle est de l’homme et qu’elle est imagination, la Négritude est humanisme. Grâce à son

don, sans égal, de fabulation, qui est imagination créatrice, le Nègre passe de la sensation au

sentiment, du toucher au sentir, et, grâce à l’image rythmée, à l’image-symbole, du sentir au

penser : de la quantité à la qualité, du signe au sens, qui est le mouvement même de

l’humanisme, la définition de l’Esprit. C’est ce don, encore une fois, ce rythme de l’énergie,

ce mouvement de la force vitale, qui est la source de toute pensée, de tout art. »37 Le Discours

sur le colonialisme de Césaire repose sur une toute autre philosophie, qui rappelle à

l’Occident les principes d’une Raison désethnicisée. C’est pourquoi il brocarde son

appropriation par le racisme occidental, et les confusions de pensée qu’il entretient

sciemment. Si c’est dans ce pamphlet que l’on peut trouver l’équivalent chez Césaire d’une

philosophie, on y trouvera alors la formulation d’un projet qui ne pense la condition humaine

de l’homme noir, qu’en l’arrachant précisément à celle qui lui a été imposée par le racisme

colonial. Rien qui ne fasse signe à une quelconque « Afrique », comme spécificité à préserver,

ou à retrouver.

Ce procès fait à la « négritude » revient à confondre l’ordre des significations

grammaticales attachées aux deux suffixes qui entrent ici en collision, Négritude et Créolité,

le suffixe adverbialisant qui renvoie à une condition, ou à un état, comme dans solitude,

servitude, lassitude, et le suffixe nominalisant qui vise un trait d’essence, comme créolité,

africanité, francité. En confondant négritude, et négrité, les signataires du manifeste

commettraient en quelque sorte un paralogisme – si toutefois l’on arrivait à dégager le

syllogisme que sous-tend leur chef d’accusation, un dérapage grammatical, qui les conduit à

remplacer l’expression d’une condition par la revendication d’une essence. Ce que Jacques

Coursil commente, avec une rare acuité : « En clair, toutes les lectures conceptuelles de « négritude », réduisant le mot à son prédicat « nègr », sont prises dans le piège de la filiation et investissent le chaos de sens de la « pureté noire ». Car contrairement à la philosophie, la poésie ne parle pas par concepts et donc ne détache pas les prédicats. Chaîné à « nègr », le suffixe « itude » de négritude reste une forme gérondive qui marque, non pas une essence, mais une condition, à savoir « la condition nègre ». C’est celle des « damnés », marque d’une expérience historique à la fois particulière et universelle de la condition humaine. [….L]a négritude est une attitude. Elle n’est pas prédicable comme une idée, mais est uniquement expérientiale. » C’est une manière de porter une histoire « située aux limites de la condition d’homme. »38 Vérification par le Cahier lui-même de cette lecture attentive aux solidarités historiques

des conditions « aux limites de la condition d’homme » : « comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif

37 L.S. Senghor, « Latinité et négritude », in Liberté 3, Paris, Seuil, 1977, p.37. 38 Jacques Coursil, art. cité, in Poétiques, p. 105.

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un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta, un-homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de comptes à rendre à personne un homme-juif un homme-pogrom un chiot un mendigot ».39

Le Noir de la négritude est le nègre en tant que signifiant et signifié universel de toutes les

humiliations subies, de toutes les diminutions infligées. Pour la réédition en 1973 de

Tropiques, Césaire ira jusqu’à identifier négritude et solidarité des démunis, au point de

récuser l’idée d’une négritude de « vainqueurs » : « Si les nègres n’étaient pas un peuple,

disons de vaincus, enfin un peuple malheureux, un peuple humilié, etc., renversez l’Histoire,

faites d’eux un peuple de vainqueurs, je crois, quant à moi, qu’il n’y aurait pas de négritude.

Je ne me revendiquerais pas du tout de la négritude, cela me paraitrait insupportable. »40 Sans

doute y a-t-il dans cette expression poétique d’une solidarité politique avec tous les opprimés,

une conscience trop vaste pour le nombrilisme ultramarin. La Créolité préférera donc

interpréter la « négritude » du Cahier comme l’effet d’une démission devant l’impérieuse

obligation de s’affirmer dans sa vérité de créole. En niant celle-ci, Césaire aura ainsi contribué

à renforcer le processus de négation entamé depuis les débuts de la colonisation, en

accentuant – deuxième motif de la critique – une propension à se « dénigrer » (sic !) par

l’image peu flatteuse que son poème aurait donnée de la Ville (Fort-de-France n’est pourtant

pas nommée).41

39 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, in La Poésie, Paris, Seuil, 1994, p. 19-20. Ce passage fait l’objet d’une lecture aussi bornée qu’insultante à l’esprit, de la part de R. Confiant dans son pamphlet Aimé Césaire ou la traversée paradoxale du siècle, Paris, Stock, 1993, p. 70-73. « Préférer l’homme-hindou-de-Calcutta au "Couli" de Basse-Pointe, les temples en pierre taillée du Tamil-Nadu aux chapelles en tôle ondulée du nord de la Martinique, ou Rabindranath Tagore à Zwazo, n’est-ce pas rendre hommage à l’universalité abstraite, et ce faisant, devenir tout à la fois l’otage et la victime de l’Occident pourtant vilipendé ? […] Cette attitude empêchera Césaire et les siens de voir le processus de diversalité à l’œuvre dès l’instant où le premier Indien a posé le pied sur le sol antillais. » (p. 73 ; je souligne : ceci explique sans doute les difficultés de la Créolité à marquer une quelconque solidarité avec quelque lutte politique que ce soit de par le monde.) 40 Entretien avec Jacqueline Leiner, éd. citée, T.1, p. XXI. 41 A dire vrai, le procès contre Césaire est insaisissable, tant les arguments sont changeants. Ainsi, dans Lettres créoles, P. Chamoiseau et R. Confiant, comparant deux descriptions que Césaire et Saint-John Perse consacrent chacun à leur ville, concluent à l’intériorité supérieurement libre de l’écriture de Perse, et au mode d’être tout en extériorité de Césaire. Le reproche d’ignorer le beau est encore une fois lancé : alors que « Perse sent, ressent, perçoit, Césaire, lui, face à cette ville coloniale, cette situation qu’il lui faut combattre, est tout en extériorité. Il y voit (et ne veut y voir) que la morbidité coloniale, il s’en extirpe violemment. Deux tracées différentes d’une même littérature : l’aimable

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A l’occasion de ce même hommage rendu à Césaire, Jean Bernabé met en scène un

hypothétique hymne national de la créolité, dont le burlesque de la formulation suffit à

montrer par avance l’inanité : « Là se trouve le secret de la créolisation, mouvement continu et imprévisible que je n’aurai garde de confondre avec le métissage pur et simple et qui se caractérise par ce que j’appellerais le partage des ancêtres. Le partage des ancêtres, telle est la vraie exigence moderne. Les conditions intellectuelles, politiques et idéologiques d’un regard sur nous-mêmes ont changé. Nous ne sommes plus au temps où l’assertion « nos ancêtres les Gaulois » stigmatisée, dénoncée par la sarcastique rhétorique fanonienne de Peaux noires, masques blancs, constituait une marque – plutôt grotesque – de notre aliénation culturelle et psychologique. Aujourd’hui, nous sommes en mesure d’accéder à une vision plus dialectique des choses, vision au terme de laquelle il nous importe de reconnaître et d’assumer aussi « nos ancêtres les Gaulois ». À une condition toutefois : que tous les Antillais, Békés compris, puissent aussi proclamer : « nos ancêtres les Bambaras, les Malinké, les Dogons, les Tamouls et j’en passe … »42

Encore que la créolisation ne recèle aucun secret dont il s’agirait d’obtenir la formule cachée,

et que l’expression même d’un « partage des ancêtres » serait à interroger plus longuement,

deux objections à cette approche prétendument plus dialectique se présentent immédiatement

– l’une de principe, l’autre de fait. Quelle que soit notre identité, ou quelle que soit l’identité à

laquelle on s’identifierait dans cette liste œcuménique, il est probable que l’on récuse, au nom

même de la créolisation, une telle formulation de l’identité nationale, dont le modèle retenu

emprunte à sa caricature la plus niaise. Et comme il ne saurait y avoir, en l’occurrence,

d’autre groupe susceptible de se raccrocher au druide générique que celui des békés, la

deuxième objection porte sur le fait même de la société créole. L’une de ses composantes –

celle qui, aux dires des Lettres créoles, s’est accaparée le qualificatif, ne peut, en aucun cas,

s’identifier au signifié de la négritude, à savoir celui des « damnés et des déshérités de la

liberté du Béké qui domine, la rage combative du Noir qui se dresse. » (LC, p.163-164 ; je souligne) Inattendue, la chute souligne cependant l’impossibilité pour la Créolité d’échapper aux marqueurs raciaux. Ainsi, « l’écriture de Perse est libre. L’homme ne participe que peu aux conditionnements et aux névroses engendrées par la société coloniale. Sa sensibilité, son imagination, son regard (par delà une coloration inévitable due à son ethno-classe–sic-) étaient libres. Contrairement à des générations de poètes, romanciers, écrivains, et donc contrairement à Césaire par exemple, il échappait à bien des pesanteurs qui allaient conditionner nos tracées littéraires. Cela le plaçait hors de maintes exigences, lui permettant une perception quasi-neutre (sic), ou sereine, de l’existence guadeloupéenne. » (ibid., p. 161) De fait, toute une sociologie annexe informe le rapport établi entre Césaire et Perse – le débat anecdotique est en effet, ancien, de savoir lequel est plus antillais, plus créole que l’autre ; il faut en effet remonter à l’étude de Emile Yoyo, Saint-John Perse et le conteur, Paris, Bordas, 1971, pour comprendre l’enjeu de ce parallèle scolaire (le modèle est ancien : Corneille versus Racine). E. Yoyo faisait apparaître combien la langue persienne était traversée de tournures ou de figures empruntées au créole. Mais alors que pour Yoyo, il s’agissait d’attirer l’attention sur un aspect de la poétique persienne rendue illisible par le propre parcours du poète, comme de le soustraire à l’accusation, infâmante en terrain anticolonialiste militant, d’être un descendant de colon, la Créolité reprendra le constat, pour en inverser le sens, et accuser constamment Césaire d’être demeuré prisonnier du cadre de la « francité ». 42 J. Bernabé, « Négritude, créolité, indianité et mondialité », conférence citée.

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terre », et encore moins à son signifiant (horresco referens !). Il est évident que la proposition

de Jean Bernabé relève du parodique carnavalesque, en s’imaginant ce choral de la nation

créole. En revanche, la soumission au culte des ancêtres instruit : il est exclu, même dans

l’hypothèse d’une identité à racine multiple, que nous puissions jamais plaisanter avec ça. Les

noces de la souche et de la racine n’ont jamais prédisposé à l’humour et à l’ironie, et toucher

aux choses sacrées du territoire ancestral nous montrerait même plutôt très chatouilleux sur le

sujet.

Il est toutefois significatif de la Créolité qu’elle ne trouve à s’inscrire que dans le cadre

surdéterminé d’une problématique de la filiation. C’est aller au rebours de cet emmêlement et

de cet inextricable que Glissant pose comme une donnée préalable et indépassable de la

créolisation. C’est pourquoi renouer avec le fil de l’ancêtre impose une volonté d’en maîtriser

le cours généalogique. Cela explique aussi qu’à défaut de pouvoir dénouer les fils de cette

histoire, il faille alors en découdre avec certains, qui se trouvent convoqués comme les boucs

émissaires du drame de l’inextricable qu’on feint de célébrer, ou dont on prétend relever,

quand tout témoigne qu’on s’y débat encore et toujours, en peinant manifestement à

l’endosser. On sait fort bien que le scénario de l’universel métissage inter-ethnique n’existe

pas réellement dans les faits – et encore moins, dans les alliances officielles que sont les

mariages. Ou alors, il faut rappeler quelle communauté parmi les « créoles » que « nous »

sommes ne la pratique qu’en refusant de la penser – et d’en revendiquer les effets : la

communauté des colons. Ce pourrait être là un véritable procès de requalification subjective,

intéressant par cela même qu’il mettrait le doigt dans l’hypocrite impensable du fait colonial.

Mais ce serait se forcer à reconnaître que l’essentiel s’est noué entre deux « ancêtres », et que

derrière l’ancêtre « esclave », il y a, aussi, innommé mais connu de tous, celui par qui le

premier métissage advint, le Maître. Le procès contre la Négritude pourrait bien n’être qu’une

variante inédite de la promiscuité originelle des relations interraciales – point obscur, et

toujours non problématisable, de la conscience sociale et politique. La créolité permet donc de

dire, toute honte bue : nous ne sommes pas nègres, nous qui sommes créoles. Et cela, de deux

façons : soit en vantant la bigarrure infinie qui s’est joyeusement donné rendez-vous en ce

mitan du monde, soit en feignant de penser l’égalité des composantes de la dite société, quand

chacun sait que celles-ci ne sont pas toutes arrivées en même temps ni n’ont participé d’égale

façon à la formation de ce monde. Que la part la plus nombreuse de la population soit

d’origine africaine, voilà qui, au fond, se laisse toujours difficilement penser. C’est pourquoi

la Créolité ne peut que rediviser sans fin les métissages en variétés distinctes et

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incomparables.43 Ce silence sur certaines données historiques, ou cette cécité quant à

l’asymétrie fondatrice de la relation sociale et raciale entre le Maître et les esclaves définit un

point aveugle qui n’est pas désigné par la Créolité, car cela viendrait sans doute briser

l’euphorique célébration de son identité. Il faut néanmoins le supposer, sans quoi la réécriture

de l’histoire créole devient proprement inintelligible, et le sens des attaques portées contre la

Négritude se réduirait à la formulation, au psychologisme anecdotique, d’un conflit de

générations. Comme le disait Fanon à propos de questions qui ne sont, en fin de compte, pas

si éloignées de celles dont nous traitons : « Ces choses, tout le monde a l’air de ne les point

ignorer mais en vérité on n’en tient absolument pas compte. »44

Remettre en cause l’auteur du Discours sur le colonialisme pouvait paraître de la plus

délicieuse des radicalités, en territoire métropolitain, à la fin des années 80. Mais à lire

l’ensemble des attendus dirigés contre la Négritude, le geste poétique de Césaire, ou sa

pratique politique, on peine à trouver l’unité d’ensemble et la cohérence intellectuelle. Mais

les relire, aujourd’hui que Césaire a disparu, oblige à se demander comment il a été seulement

possible d’admettre le sommaire de son exécution. Certaines pages de l’Éloge, ou des Lettres

créoles laissent songeur quant à la torpeur de ceux qui, en France, furent chargés d’en

célébrer la consistance. Aucun de ces deux écrits ne s’embarrasse de nuance. « Homme tout à

la fois d’« initiation » et de « terminaison », Aimé Césaire eut, entre tous, le redoutable

privilège de rouvrir et refermer symboliquement avec la Négritude la boucle qui enserre deux

monstres tutélaires : l’Européanité et l’Africanité, toutes extériorités procédant de deux

logiques adverses. […] Thérapeutique violente et paradoxale, la Négritude fit, à celle

d’Europe, succéder l’illusion africaine.»45 Soit – le procès est fait depuis longtemps ; seule la

conséquence tirée est inédite :

43Ce triage intervient tout le temps, et les différents phénotypes sont absolutisés, notamment chez Confiant, comme autant de groupes distincts et porteurs d’idiosyncrasies spécifiques (le « chabin » en étant une manifestation récurrente dans son lexique). Conséquence logique de cette lecture qui revient à retrier les éléments du chaudron : quoique noirs, et traités initialement comme parias par les ex-esclaves selon une procédure d’ostracisme comparable aux conduites tenues classiquement entre groupes dominés, les Indiens ne réapparaissent dans la problématique de la créolité qu’en étant réassignés à une « coulitude » impartageable si l’on n’est pas descendant d’Indiens. De fait, les Indiens amenés après 1848 acceptaient ce que les ex-esclaves refusaient : ceux-ci les tenaient alors comme des collaborateurs ou des « jaunes » trahissant les intérêts de classe. Précision historique peut-être désobligeante ? On préfère tenir la négritude pour cause de la relégation des Indiens hors du dicible antillais, selon le diagnostic brillant que Confiant fait de l’état de cette question dans son livre sur Césaire. 44 Frantz Fanon, « Antillais et Africains », in Pour la révolution africaine, p.30. 45 Éloge de la créolité, p.18-20 ; je souligne. Ce balancement, repris un nombre incalculable de fois dans les deux textes, ainsi que dans les gloses suivantes, repose sur une paraphrase lacunaire, puisque privée du soubassement historique qui en fonde la démonstration, de la phrase conclusive du texte de

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« La littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes dans un état de prélittérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore une littérature. Cet état n’est pas imputable à la seule domination politique, il s’explique aussi par le fait que notre vérité s’est trouvée mise sous les verrous, à l’en-bas du plus profond de nous-mêmes, étrangère à notre conscience. […] Nous sommes fondamentalement frappés d’extériorité. »46 Manifestement, Fanon a rêvé quand il analysa l’impact du Cahier d’un retour au pays

natal sur toute une génération. Dans le lexique de la Créolité, l’« extériorité » est le terme

générique de l’instance honnie qui nous frappe de cécité et de surdité. À cause d’elle, nous ne

savons nous voir, nous ne pouvons nous entendre. Césaire ne peut donc échapper à cette

relecture fulgurante du passé, qui renvoie dos à dos une instance désignée par le caractère

officiel de son statut colonialiste, quand l’autre renvoie à une insurrection de la pensée du côté

colonisé. Il s’agit de renvoyer à l’inanité d’une croyance illusionnée tous ces vieux écrivains

qui entendaient participer de ce moment critique de la conscience collective, et dont ils

pensaient qu’ils l’auraient dégagée des cadres oppressants de l’assimilation culturelle ou de la

mentalité exotique que la société coloniale porte sur elle-même. Il n’en est rien : Césaire n’est

même pas anticréole, « c’est un anté-créole.47 » Tel un jeu de mots destiné à s’accaparer le

suffrage des rieurs, cette proposition annule par avance l’hommage qui lui est rendu ensuite,

en des termes pour le moins curieux il est vrai (« primal »). Mais quelques pages plus loin, on

apprend que dire « antillais » au sujet des Martiniquais, Guadeloupéens ou Haïtiens « ne nous

apprend rien de [leur] situation humaine. »48 La situation est donc sans issue, car en tant

qu’antécréole, Césaire est déjà hors jeu. Et le qualifier d’écrivain « antillais » ne le sauvera Fanon, déjà évoqué, « Antillais et Africains » : « Il semble donc que l’Antillais, après la grande erreur blanche, soit en train de vivre maintenant dans le grand mirage noir. » Comme on le voit, les Muses de la Créolité sont décidément très distraites, puisque là encore, comme avec la phrase citée plus haut de R. Ménil, la référence est effacée. (art.cité, p. 36). Rien, en effet, ne doit réellement contrevenir à l’idée que la Créolité est une création ex nihilo. 46Ibid., p.14 ; je souligne. C’est la deuxième page ; il n’est pas difficile de… sursauter, en songeant aussi à ce qui s’écrit et se publie également aux Antilles, mais ailleurs, à la littérature cubaine, à l’œuvre de Derek Walcott, de Jamaica Kincaid, de V.S. Naipaul… D. Walcott, lors de la Plate-Forme organisée à l’île de Sainte-Lucie en 2001 par la Dokumenta de Kassel aura des mots très durs au sujet de la Créolité, en la ramenant à une affaire strictement franco-française, ou, si l’on préfère, franco-martiniquaise. (op. cité, p.44-45). 47 Éloge de la créolité, p.18. Ou encore ceci, plus consternant encore : « À Césaire, une instinctive méfiance de la bâtardise (?) dicta souvent d’ailleurs l’usage du français le plus culte, symétrique magnifié d’un créole impossible parce qu’encore à inventer en sa facture littéraire. » (ibid., p. 50). L’oreille musicienne de R. Confiant fait fi de telles précautions : l’écriture de Césaire est l’expression caricaturale d’un bon élève assommé par le purisme académique, et si peu nègre que son vers appelle plutôt Wagner et Debussy, que le rythme des tam-tams. (Aimé Césaire, éd. citée, p.97-98). 48 Ibid, p.32. Personne n’a tiqué sur l’étrangeté de la remarque censée nous convaincre que « nous sommes à jamais fils d’Aimé Césaire » : « la Négritude césairienne est un baptême, l’acte primal de notre dignité restituée. » (p.18 ; je souligne.) Comme quelques pages nous le disent par ailleurs, la Négritude est un Cri. Un cri primal, donc, que les fils ont trop bien entendu pour pouvoir l’endosser ?

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pas, puisqu’il est des Antilles qui, comme Cuba, n’ont rien de créole. Quelques saisons plus

tard, les Lettres créoles expliqueront sans les précautions rhétoriques de l’Éloge ce qu’il en

est de l’aliénation que représente le verbe césairien : il s’agit d’un produit d’importation. « Bien souvent, l’on considère que la véritable littérature antillaise commence avec la négritude. […] Mais envers elle, les censeurs sont féroces : on peut considérer, dit leur réquisitoire, que la Négritude remplaça, même si elle n’en eut pas le projet, une illusion par une autre illusion, l’Europe par l’Afrique. Qu’elle ignora les réalités de la culture créole au profit d’un étrange monde noir. Qu’elle déserta aussi la langue créole et fut fascinée par la langue française. Qu’elle poursuivit l’importation littéraire en prenant pied dans le surréalisme comme d’autres l’avaient fait pour le Parnasse. Qu’elle éveilla à la conscience avec des armes aliénantes, gréco-latines, qui vont dans une logique de néantisation culturelles, et caetera, et caetera. »49

Les termes du procès ont beau être, en 1991, généreusement attribués à Daniel Boukman dans

une note de bas de page, ils figurent pour une large part, mais dispersés, ou insidieusement

distillés, dans le texte de 1987.50 Peu importent les dates : en 1997, Patrick Chamoiseau,

analysant l’effet stérilisant que cette parole trop éloignée de la sensitive sensibilité de notre

oralité oraculaire a eu, sinon sur plus d’une génération, du moins sur lui-même, réitère

l’attaque. Le chef d’accusation n’est pas nouveau, mais il a cet avantage de s’inscrire dans

l’élucidation d’un désir d’écrire, qui ne trouva pas d’emblée sa voie/x. L’accusation n’est

peut-être qu’un aveu de faiblesse ou d’impuissance créatrice, agressivement déplacé : « J’écrivais aussi des poèmes dans une langue française que je n’interrogeais pas. Elle ne me posait pas de problèmes. Elle était dominante, et de l’arpenter m’emplissait d’une certitude active qui semblait créatrice. Obéissant à la négritude césairienne, j’avais juste clarifié en moi le désir de la révolutionner, d’y charroyer le tamtam nègre et le vieil amadou africain. Mais, à mon insu, la bousculant pourtant, je sacrifiais comme n’importe quel poète français à son espace symbolique. J’étais ainsi livré à son emprise, à l’adoption de ses valeurs. Mon appel à l’existence se coulait dans une langue qui sans douleur me digérait. Les généralités de la Négritude autorisaient cet avalement. Le « Monde noir » n’était ancré nulle part, ou plutôt il flottait dans les limbes d’une Afrique irréelle, dont l’inconsistance pouvait s’accommoder d’un rapport aliénant à la langue du colonisateur. L’orgueil dominateur de cette langue digérait sans problèmes notre contre-accent dominateur et notre contre-orgueil. Cette écriture ne marronnait pas, elle aspirait au monde du Maître – à quelque humanité analogique – par l’onction de sa langue. »

Nul ne releva la contradiction performative de la Créolité – se plaindre en français de la

compromission que représente l’usage de la langue française. Mais c’est sans doute le prix à

payer aux conditions d’une lucidité intransigeante. Elle oblige donc les initiateurs de ce

49 Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant Lettres créoles, p.127. 50 C’est une allégation pour le moins approximative, qui occulte l’essentiel des Chants pour hâter la mort du temps des Orphée que Boukman conçoit pour le théâtre dans les années 60. La charge critique du portrait du « césairisme » (en tant qu’ « idéologie et fonction politique ») et de la figure mythique du poète s’énonce, sans s’embarrasser de nuances, d’un point de vue que l’on continuera, pour notre part, de considérer comme un classique point de vue de classe. La critique que Boukman adresse à la Négritude emprunte beaucoup à une vulgate politique, notablement marquée par les luttes armées algérienne et cubaine.

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mouvement à reconnaître la torsion à laquelle la réussite littéraire de Césaire aboutit, qui

revient à porter au carré l’exercice de la domination habituellement imputé à l’agent de la

puissance coloniale. C’est pourquoi la symétrie engagée dès le début du procès entre les deux

illusions se révèle en vérité biaisée, et le reconnaître comme l’écrivain incomparable qu’il fut

conduit à retourner l’approbation en motif d’accusation. En lui reprochant son écriture, on

expulse Césaire du lieu même dont il fait partie. Mais c’est, en filigrane, un tout autre chef

d’accusation qu’il faut lire : « En déployant son amour-haine dans le clos élu d’une langue dominante, la Négritude procédait ainsi à sa célébration. Cette langue devenait le véhicule du renouveau, l’arme maîtresse de la geste libératrice ; mais elle amplifiait d’une auréole la domination qu’elle conservait intacte. »51 Disons-le plus crûment : Césaire est une sorte de collabo involontaire.

* 4 *

L’affaire du créole

Parmi les nombreux griefs relevés contre celui qui est alors accusé de tous les maux, il

en est un qui ne manque pas de sel, rétrospectivement. Il ne suffisait pas de lui reprocher la

place occupée, il fallait suggérer que son écriture était à la fois castratrice (pour la génération

suivante) et dictatoriale, en imposant des thèmes et des postures. Écrire en pays dominé en

donne l’exposé récapitulatif le plus complet : « La langue-négritude m’avait laissé en panne. Je n’y avais que peu de vérité sur moi-même ou sur notre pays. L’emprise militante me fixait dans ses thèmes de révolte. Même en les inclinant vers mon espace, dans mes troubles et mes doutes, je demeurais tétanisé par un « Monde noir », par le mot « Nègre », par l’anticolonialisme universel, par une pratique de la langue française qui devenait avorteuse des libérations anticipées. »52 Les implications politiques de ce procès échappèrent peut-être aux thuriféraires

parisiens, mais pas à ceux qui, connaissant la trame de cette histoire, connaissent les

implicites de ces déclarations comminatoires. Qu’il nous suffise de rappeler la vivacité des

réactions et des critiques qui ont pu surgir, ici ou là, dans la réception antillaise de ce

51 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, p. 60-61 ; je souligne. 52 Ibid, p. 81 ; je souligne. Si le procès instruit la même articulation entre l’anticolonialisme hérité de la Négritude, et l’aliénation par la langue française, la charge affective imputée ici au mot « Nègre » relève du symptôme, ici.

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mouvement.53 La relecture propose moins une interprétation neuve, qu’elle ne rejoue une

partition assez ancienne, qui consiste à falsifier le sens de l’expérience collective. De fait, si la

symétrie du procès intenté semble renvoyer dos à dos deux options possibles, il est singulier

de tenir pour équivalente au point de vue colonial celle qui, née de l’intérieur de la situation

coloniale, a précisément entrepris de dénoncer le colonialisme avec une certaine grandeur. Or,

brusquement, cet « anticolonialisme universel » est la prémisse d’un syllogisme imparable,

dont la conclusion est que l’entreprise césairienne est le pire des pièges, que même le colon le

plus rusé n’aurait pu imaginer. D’où une scène fantasmatique de la « nation créole », ou plus

exactement, une mise en facteur de la problématique nationale par la question de la langue

créole.

En vérité, le vrai coup de génie de la Créolité fut d’arriver à présenter le créole comme la

langue naturelle des îles françaises, comme si elle s’y était pratiquée de toute éternité en ces

lieux. S’il suffit de tenir l’emploi de la langue française par un écrivain pour une trahison et

un reniement de soi – ce qu’on impute à Césaire comme un crime, parce qu’il aurait ainsi

abdiqué devant les normes de la francité –, n’est-ce pas déguiser le créole, en lui donnant une

tout autre signification que celle que révèle sa propre condition de possibilité ? Car le créole

est tout autant le produit d’une colonisation forcée et aride. Suggérer qu’avec lui se tient un

« avant » de la situation coloniale, où nous pourrions être assurés quant au « fondement de

notre être », au travers de la possession et de la maîtrise d’une langue quasi « autochtone »,

c’est témoigner d’une singulière lecture rétrospective. C’est confondre la situation coloniale

53 J’ai fugitivement évoqué Derek Walcott ; mais les arguments qu’il mobilise lors des tables rondes organisées par la Dokumenta11 de Kassel, mériteraient un plus ample examen. S’agissant de la stricte réception par les premiers concernés, les Antillais des îles françaises, il est significatif que la presse n’ait jamais fait état des interrogations ou des questionnements que pouvaient susciter chez les premiers concernés les thèses de la Créolité et la réécriture de l’Histoire qu’elle proposait. Citons parmi les réceptions critiques de l’idéologie de la Créolité, amplement étayées par une lecture des textes, et une connaissance réelle des réalités en jeu, Michel Ponnamah, « De l’esthétique identitaire », Nouvelle Revue des Antilles, N°1, Fort-de-France, 1er semestre 1988 ; Jacky Dahomay, « Habiter la créolité ou le heurt de l’universel », Chemins critiques, I (3), Port-au-Prince, déc. 1989, p. 109-133 ; J-C. Carpanin Marimoutou, « Ecrire métis », in MET 1 pp.247-260 ; B. Chérubini, art. cité, in MET 2 , pp.277-294 ; Marie-José Jolivet, « Les cahiers de Marie-Sophie Laborieux existent-ils ? ou Du rapport de la créolité à l’oralité et à l’écriture », Cahiers de Sciences humaines de l’Orstom, 29(4), 1993, pp. 795-804. ; André-Marcel d’Ans, « Langue ou culture : l’impasse identitaire créole » in Internationale de l’imaginaire, n°1, Le métis culturel, Paris, Babel, 1994 ; M. Giraud, « La créolité : une rupture en trompe l’œil », Cahiers d’études africaines, 148, 1997, p 795-81 ; Roger Toumson, Mythologies du métissage, pp. 233-266. René Ménil, « Sur l’identité et le folklore » et « Le folklore dans la littérature », in Antilles déjà jadis. Enfin, les intellectuels haïtiens se montrent particulièrement sévères, et comparent cette Créolité à l’indigénisme duvaliériste : cf. à ce sujet Rafaël Lucas, art. cité, p.106-107. En France, Annie Le Brun publie en 1994 un Pour Aimé Césaire, qui tranche singulièrement avec l’unanimisme de la réception éditoriale (Paris, Jean-Michel Place, 1994).

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propre aux Amériques, et celle des pays ultérieurement colonisés, où la colonisation a dû

effacer sciemment, ou rabaisser toutes les identités qui y préexistaient localement.

Dans cette hypothèse, les tenants de la Créolité seraient toutefois les véritables héritiers

de ce qu’ils récusent en Césaire : en situant le fondement de la créolité dans une antériorité

précoloniale, ils ne peuvent que revenir au pays d’Avant – c’est-à-dire en Afrique… Parmi les

nombreuses incohérences de la Créolité, la moindre n’est pas d’avoir construit une topique

fantasmatique, le Pays d’Avant, présenté comme hantant les mémoires, et promu dépôt sacré

des vérités inouïes qui échappent à la plupart, mais que le Conteur, en sa sagesse

immémoriale, aurait recueillies dans l’opacité réfléchie de son Dire. D’où le rôle stratégique

que joue la référence au Conteur, et l’enjeu que représente la maîtrise de son usage, comme le

montre le procès constamment fait par les auteurs de l’Éloge aux uns et aux autres, pour s’être

intéressés aux contes créoles plutôt qu’au conteur. C’est que dans cette reconstruction du

passé colonial, et en l’absence d’une guérilla victorieuse, ou d’un marronnage durable, il faut

inventer, en héritier également inattendu des esthétiques inspirées par Jdanov, un héros

pleinement positif, et chargé des mêmes vertus pieuses que les héros instrumentalisés par les

nationalismes. Il faut parallèlement dévaloriser les figures plus classiquement attendues de la

lutte politique : le modèle haïtien en fera donc les frais.54

Il faut bien reconnaître qu’en opérant ainsi un tel renversement interne à la représentation

du passé, les auteurs de la Créolité ont réussi un coup de maître. En effet, la promotion du

Conteur a pour contrepartie la minoration du Nègre marron. Le Marron n’est-il pas celui qui

aura au moins tenté de fuir la Plantation, jusqu’à constituer des communautés plus ou moins

durables, certaines ayant parfois bénéficié d’un véritable statut, comme en Guyane ou à la

Jamaïque ? Cela aurait pu être une autre instance de projection, et d’identification. Mais non.

L’Éloge les disqualifie, en soutenant par exemple que les Bonis et les Saramankas de Guyane,

qui en sont des descendants, sont simplement américanisés, et n’ont su donc s’élever au rang

insigne de la Créolité.55 Il faut donc lire attentivement ce passage où un mythe chasse l’autre :

« Cette attitude de résistance [que représente l’oraliture du Conte] sera transmise, relayée, propagée par le conteur créole qui pourtant n’a rien du Nègre marron. Un bougre tranquille, presque de la qualité de l’Oncle Tom ( sic), que le Béké ne craint pas et dont il ne se méfie point,

54 Glissant, sans nier l’importance de la figure du Conteur, se montre plus prudent quant à son rôle. Mais se référer au Conteur n’oblige pas à minorer les autres expériences humaines, voire à les rayer de la carte de la « créolité ». Ce renversement du paradigme de l’admiration trouvera son point de conclusion dans l’essai de Confiant sur Césaire, auquel il reproche d’avoir valorisé, tout comme les Haïtiens, les figures héroïques comme celle de Toussaint Louverture, y voyant même la preuve d’une soumission aux canons idéologiques de l’Occident ! 55 Eloge de la créolité, p.24. Cf. autre exemple l’histoire des Caraïbes noirs de l’île de Saint-Vincent (in Elsa Dorlin, op. cité, p. 277-282)

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au point de l’autoriser à parler. Le maître béké sait que, la nuit, il parle. Parfois même il entend le conteur. Notre homme est donc officiel, sa place et l’énonciation de sa parole dans la norme de l’habitation. Admis, toléré par le système esclavagiste et colonial, notre conteur est le délégué à la voix d’un peuple enchaîné, vivant dans la peur et les postures de la survie. Voix de ceux qui n’ont pas de voix. […] Les conséquences de cette curieuse situation sont multiples : le conteur devra dissimuler son message. »56 Une autre conséquence inattendue survient : grâce à leur parole libératrice, les conteurs

sont « riches d’une dignité secrète, ils ont souvent, et bien mieux que les Nègres marrons,

amorcé ce qu’aujourd’hui nous sommes. »57 S’il s’agit, en effet, de constater ce

« qu’aujourd’hui nous sommes », il est sûr que les Marrons ont grandement échoué. Situé

quelque part entre le délégué syndical et l’interlocuteur privilégié par le Maître en vertu d’une

diplomatie secrète dont nul n’a évidemment rencontré les attendus et le résultat des

transactions, le Conteur sera ce masque permettant de concilier tous les impossibles.

Deuxième singularité : avoir érigé en personnage rituel du récit autobiographique la figure du

négrillon – l’enfant noir comme symbole de l’universelle indignité subie quand on est en

situation de faiblesse ou de minoration. Qui l’est plus qu’un enfant ? Là encore, une subtile

modification terminologique, puisque négrillon devient le nom propre anonyme revendiqué,

alors qu’il était patent, en mon enfance, que son usage témoignait d’un racisme méprisant et

qu’en certains milieux, on en tançait sévèrement l’emploi. (Contrairement à ce qu’une

superposition hâtive des hiérarchies de la couleur héritées d’une classification d’Ancien

Régime sur les classifications sociologiques de la Vieille Europe suggèrerait au lecteur

« exogène », ce racisme-là était également opérant dans les milieux populaires.)

Sans nier l’existence du Conteur, ni les multiples sens que pouvait avoir la mise en

bouche et en voix d’une narration où se dit en effet l’épique secret d’un peuple – pawol an

bouch dit le créole, l’idée d’une « parole de nuit » exerçant son règne quotidiennement fait

doucement sourire. L’image de cette Contre-société, en pleine Plantation, et sous les auspices

complaisants du Maître qui en tolère l’aimable manifestation, voilà qui paraît, pour le coup,

obéir à la loi de transposition du mythe, ou de l’inconscient. Si l’imaginaire du Carnaval

prévaut sur la saisie du réel historique de la Plantation, alors, il en va de la Créolité comme du

Carnaval : sitôt celui-ci fini, chacun retrouve sa place et reprend son travail. Mais puisque tout

est soumis, aux dires mêmes de nos auteurs, à la nécessité d’un travail de l’imagination, faute

de document écrit, il n’y a pas à hésiter devant l’invraisemblance du scénario avancé. Le

Conteur devient-il l’interlocuteur discret du maître ? Préposé aux réjouissances de la nuit, il

56 Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, p.59. 57 Ibid, p.61.

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trame en secret le complot de la dignité préservée, tout en ayant l’apparence d’un Oncle Tom.

Les « afro-américains » apprécieraient très certainement cette appellation réservée à leur

Conteur inconnu. Mais c’est le nôtre. Parvenir à la vérité enfouie de cette créolité indomptée

demande quelque effort ? Aux conditions déficitaires de notre épistémologie, rien n’est trop

beau, comme le montre ce passage, qu’on dirait scénarisé par Hollywood : « La première hypothèse qui soit probable, c’est la naissance du conteur créole dans le cadre d’une liberté nocturne. Une nuit de grande habitation coloniale, au XVII°, au XVIII° siècle. Les champs se sont éteints.( ?) Le maître de maison, après les lumières du dîner, s’est soudain obscurcie. Les chiens, économes et commandeurs, s’enfoncent au pays du sommeil. Au loin, côté du bourg, le cliquetis de la milice. Dans les cases à Nègres, en vertu d’une tolérance, un groupe d’esclaves s’est assemblé à l’en-bas d’un gros arbres. Ils attendent. Arrive un autre Nègre. [il s’agit du Conteur] Le jour, il vit dans la crainte, la révolte ravalée, le détour appliqué. Mais la nuit, une force obscure l’habite. Une levée atavique brise la carapace sous laquelle il s’embusque. »58 À penser l’exécution du conte comme l’expression immédiate de la « voix des sans

voix », les écrivains de l’Éloge juxtaposent de façon extrêmement hâtive deux figures

antinomiques, celles de l’aède, qu’ils évoquent dans ce même chapitre, et qui est porteur

d’une parole sans origine ni subjectivité assignable, et la fonction de « porte-parole », bien

plus récente. Le Dit de la Communauté, venu du fond des mémoires, se confond moins avec

les fictions de généalogies régnantes ou de fondations ruinées, qu’il ne se transforme en un

Contre-Dire. La cohérence importe peu. Mais à ces substitutions subreptices, il y a un

bénéfice réel, du moins en terme de satisfaction narcissique : par le truchement du Conteur

érigé en modèle qu’il faut égaler, sa dignité secrète est transférée immédiatement à l’écrivain

de la créolité, devenu entre temps « Marqueur de paroles ». Il y a bien d’autres façons

d’entendre la fonction libératrice propre à la relation esthétique ; mais ici, en privilégiant le

simulacre et la nuit, l’image proposée du Conteur reconduit la fonction ambiguë d’une

catharsis inachevée, à l’image de la transgression ritualisée qu’est le Carnaval. Elle libère une

société des tensions que celle-ci génère, sans rien modifier substantiellement à son

ordonnancement, non plus qu’à son contenu. Quoi qu’il en soit, le résultat le plus inattendu

est bien la destitution du Nègre marron de sa fonction de héros anonyme de la conscience

esclavagée. Moins rusé, et sans doute moins digne d’attention, puisqu’il n’a pas su composer

durablement avec le secret des stratégies de survie ; il est vrai qu’il devait vivre également le

jour. Mais cette association convenue du Nègre et de la Nuit consonne tellement avec les 58 Ibid., p.56. Ah ! cette levée atavique ! Tous les aïeux restés au Pays d’avant en apprécieront la piété filiale. Pour situer la constitution du conte comme genre autonome, la période qui se déroule entre l’abolition de l’esclavage et l’instauration de la III° République paraît à Ch. Maignan-Claverie une hypothèse bien plus vraisemblable que l’époque esclavagiste des XVII et XVIII° siècles retenue par Chamoiseau et Confiant. (in Le métissage dans la littérature des Antilles françaises, p.109)

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clichés favoris de l’exotisme, qu’on se priverait de beaucoup de lumière, en ignorant l’aveu

que fit, naguère, Paul Morand – indiscutablement peu suspect d’anticolonialisme : « Les

nègres peuplent nos nuits. Ils donnent le ton à nos plaisirs. Ils deviennent nos maîtres, nous

surpassent infiniment en vitalité dans tous les ordres et les désordres des appétits humains. »59

Toute la reconstitution mentale dont procède l’imaginaire propre à la Créolité repose sur

la croyance qui consiste à tenir le créole pour une langue étrangère à l’ensemble du processus

de la colonisation. Elle est n’est pas seulement l’autre du français, elle devient son plus

farouche contradicteur, sa négation superbe : la résistance à l’oppresseur commence par là,

même s’il est noté, par ailleurs mais accessoirement, que le Colon la comprend et la parle. On

aimerait comprendre comment, à ces conditions réelles, le créole en vient à symboliser la

vertu de résistance. L’explication que donne Jean Bernabé cache mal la pétition de principe

qui sous-tend l’ensemble du raisonnement : le créole est le symbole de la résistance puisque

c’est seulement en créole que l’esclave pouvait parler (et résister). Mais c’était aussi en créole

qu’il recevait ses ordres et obéissait, a-t-on envie d’ajouter.

« […] Tandis que le colon disposait de deux langues (le français et le créole), l’esclave ne dispose que d’une seule (le créole) pour accomplir l’investissement fonctionnel et symbolique lui permettant d’exister comme homme au sein d’une communauté de sorte que le Créole, malgré ses origines mixtes, va, sur le plan socio-symbolique, se charger de valeurs liées à la révolte, la résistance, la provocation, le défi, la subversion, mais aussi à l’identité, à l’authenticité. »60

L’explication proposée n’est pas fausse ; mais elle est trompeuse. Elle invite à une relecture

de l’histoire linguistique des îles, qui juxtapose deux temps historiques distincts et

incommensurables, en faisant l’impasse sur ce qui s’est passé – la demande de scolarisation

venant des descendants d’esclaves, par exemple. Le régime initial de l’emploi du créole, –

59 Paul Morand, Paris-Tombouctou, Paris, Flammarion, 1981, p.275 (première édition, 1928). 60 Cf. Jean Bernabé, « De la négritude à la créolité », Etudes françaises, n°28, 2/3, 1992-1993. Il est vrai que la Créolité dresse un portrait flatteur du maître originel, sorte d’exilé chic venu de son terroir lointain. Ainsi, « l’habitation est un lieu d’exils culturels. Les planteurs ne sont que des Européens en exil, et longtemps, même lorsqu’ils ne le seront plus, ils se vivront comme tels. Pour eux, toute culture sera métropolitaine, donc toute littérature. [.. .] Et pire, les valeurs dominantes de leur culture originelle seront érigées dans les pitons de l’idéal et pour eux qui proviennent de subcultures (ce sont des provinciaux au terroir spécifique, des marginaux […] – leur surmoi culturel deviendra ce modèle qui au départ les opprimait, les menaçait de standardisation… » Dans ce survol qui mélange allègrement conditions et époques, le monde de l’habitation ressemble soudain à un agrégat d’Européens exilés, qui en partageant le regret de la Vieille Europe, ont ce chic dandy des marginalités artistes. On ne sait si c’est à Schnitzler finissant sa vie au Brésil, ou à une communauté de jeunes post-hippies que fait penser cette description, mais l’idée de subculture sent vraiment sa Californie et son Larzac réunis, momentanément transplantés sur le desk d’un bateau ancré dans une baie. Passons, d’autres surprises nous attendent, car le Béké, quoique « l’esprit pourtant soumis au centre européen » « sera autonomiste, indépendantiste, et louchera vers les soubresauts libertaires du continent. » (LC, p.37 et 39 ; je souligne.)

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emploi contraint pour l’esclave, faut-il préciser – ne peut être tenu comme la vérité refoulée

des situations ultérieures qu’au prix d’une grande distorsion, qui interdit aux descendants

d’esclaves le bénéfice du bilinguisme dont le Maître est crédité.

Dans la problématisation de ce rapport, l’écart est grand entre les tenants de la créolité

et les Antillais anglophones, même ceux qui sont issus d’îles où le créole est ou a été attesté.61

Les concepts employés pour rendre compte des rapports de tension, ou des dualités d’usage

entre créole et français ne sont d’ailleurs pas les mêmes : l’approche française parle volontiers

de diglossie, quand il y aurait d’autres termes possibles – comme bilinguisme, par exemple.

Afin de restituer la tension entre langues en position d’inégalité, Stuart Hall préfère le

concept d’hétéroglossie, qu’il emprunte à Bakhtine, afin de mettre en lumière des

phénomènes de glissements d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre, à l’intérieur même

de ce qui se donne comme homogène à une seule culture. Le concept de diglossie caractérise

une situation où deux langues ne sont pas seulement en concurrence, mais dans un rapport

d’opposition et de contrariété, ce qui conduit à instaurer entre les deux un rapport de force et

d’inégalité (ici, le français venant dominer le créole). Pour Stuart Hall, comme pour nous, le

concept d’hétéroglossie ajoute ceci à celui de diglossie : que le discours de la domination est

lui-même travaillé, miné, hanté par un discours, une langue, une présence qu’il ne reconnaît

peut-être pas pour son égal, mais qui vient constamment saper de l’intérieur l’affirmation

univoque de sa supériorité. L’hétéroglossie mine l’unilatéralité de la domination d’un soupçon

ironique qui en contredit l’impériale prétention. Si par hétéroglossie, il faut admettre une

multiplicité et une diversité des langues, l’accent mis sur l’altérité et la présence de l’altérité

(linguistique, mais pas seulement) au sein du « même » induit un nouveau type de relation, et

suggère d’autres lectures, moins schématiques, moins misérabilistes, concernant la polarité

des langues et leur conflit éventuel. La diversité des langues, le jeu qu’on s’autorise avec

elles, ou qu’elles ont elles-mêmes suscité dans leur propre co-présence ouvre de nouveaux

61 Cf. Éric Macé et Éric Maigret, « Le Noir de la famille », préface à Stuart Hall, Paris, Amsterdam, 2007. Cet écart est à relier à la différence qui sépare l’approche engagée par les Britanniques ou les Français de leurs « altérités ». Cf. D. Walcott à la Platt-form 3 de la Dokumenta11. Cela n’explique cependant pas tout ; les écrivains issus de l’Afrique francophone ne conçoivent pas plus l’usage du français comme le signe d’un reniement de soi. Il est curieux que les analyses, focalisées sur la dualité du français et du créole, ne fassent jamais de rapprochement avec le continent africain, où la langue du colonisateur a été maintenue langue nationale, en coexistence avec les autres langues vernaculaires. Parlant de son propre travail, Sony Labou Tansi fait observer que « certains écrivains voulaient une belle langue, comme pouvaient le faire les écrivains français, sans chercher à créer dans cette langue leur propre langage […] La vie et demie est un regard sur nous-mêmes et la volonté de créer notre propre langage dans la langue française. Une démonstration que nul n’est prisonnier d’une langue. » (Entretien de 1989 avec Bernard Magnier, cité par Jacques Chevrier, Le lecteur d’Afriques, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 398 ; je souligne.)

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espaces discursifs, en laissant entendre d’autres voix, d’autres pensées. Indispensable à une

authentique pensée de la littérature, le concept d’hétéroglossie est susceptible d’une

application aux usages et aux politiques de la langue.62 La nature idéologique de la

domination n’est pas niée pour autant, mais il est possible de comprendre la vitalité des

réponses qui lui sont apportées, ou la fécondité des ironisations constantes auxquelles le sujet

colonisé procède pour trouver une issue.

Une conséquence d’importance capitale s’ensuit : la scène de la « Créolité » est

impensable partout ailleurs que dans le strict cadre français de la francophonie. Ainsi, à lire

Derek Walcott, ou Stuart Hall, le rapport entre l’anglais – mais duquel s’agit-il au juste?– et

le créole ne prend pas le tour de cette sorte de guerre civile interlinguistique que les partisans

de la Créolité ont mis en scène, non sans complaisance et mauvaise foi – la répression du

créole est toujours liée à quelques scènes répétitives, où le maître d’école intervient pour

châtrer la jeune pousse linguistique, alors que toute notre expérience nous confronte à une

société installée dans la contradiction constante entre ses propres édits éducatifs et ses

manières de parler en jouant des deux langues. Il y a, dans l’hostilité de la Créolité contre

l’emploi de la langue française par ses prédécesseurs, quelque chose de la scène familiale, ou

du mélodrame régionaliste. Un regard porté sur d’autres situations linguistiques, ou d’autres

trames historiques aurait pu ouvrir à d’autres lectures. Ainsi, s’attarder sur le cas de l’île

Maurice réserve quelques surprises – la langue du colonisateur s’y étant dédoublée – français,

puis anglais. Mais le français a acquis entre temps une position toute différente, en raison sans

doute du passage de l’Île de France à la Couronne britannique ; devenu langue prestigieuse, sa

pratique ou sa possession est recherchée ou désirée pour accéder au statut de francophone,

sans pour autant que cela signifie, pour le Mauricien, l’abandon de son identité ou le

reniement de soi, ni, encore moins, l’abandon du créole. Plus subtilement, le Mauricien

distingue entre plusieurs français, et ne confond pas le français hérité des francophones de

l’île, avec le français appris dans le cadre scolaire (français standard), ou le français venu de

l’extérieur – disons, le français de France. Distinctions somme toute usuelles aux originaires

62 Cf. T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. Des spécialistes de l’île de la Réunion proposent le concept d’hétéroculture pour penser « la situation dualiste dans laquelle se trouvent actuellement la totalité des sociétés des Tiers-Monde qui sont dans la dépendance de deux matrices culturelles opposées », et ainsi, poser la question de l’abandon d’une fausse alternative (ou bien la tradition, ou bien la Modernité ; ou bien « soi », ou bien l’autre) au profit d’une reconnaissance consciente et assumée de cette dualité. (Sudel Fuma et Jean Poirier, « Métissage, hétéroculture et identité culturelle. Le cas réunionnais », in MET 2 pp.49-65 ; J. Poirier, « Hétéroculture », in Encyclopédie philosophique, T.II, Paris, P.U.F., 1990 ; Cl. Bayoux, L-F. Prudent, S. Wharton (s.d.), Normes endogènes et plurilinguisme, Aires francophones, aires créoles, Paris, ENS-Editions, 2008.)

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des îles, mais que la surdité existentielle de la Créolité a effacé de la mémoire même de ses

promoteurs, contraints de s’inventer un français fantasmatique, fait tout d’un bloc, alors que

celui-ci se décline tout autant en variétés diverses, selon les milieux et les générations, tout

comme le créole.63

C’est là où nous comprenons le bénéfice réel que représente le concept d’hétéroglossie,

au regard de celui de diglossie, le seul à avoir été retenu par la Créolité pour rendre compte,

au sujet des îles françaises, de la dualité du créole et du français. Le concept de diglossie ne

permet d’appréhender qu’un sujet scindé, pris dans une situation clivée selon une alternative

disjonctive (ou bien le créole, ou bien le français), et une scission de la compétence

linguistique au regard de la hiérarchie instituée entre les langues (la compétence dans la

langue minorée n’est pas doublée d’une compétence comparable dans l’autre langue assignant

le locuteur au statut d’être mineur). Ce que résumerait la problématique littéraire du métissage

des langues. La compréhension en termes de diglossie ne va pas sans hésitations ou

contradictions logiques, comme le montre la présentation qu’en donne Chantal Maignan-

Claverie, en l’inscrivant sous le signe du « mal diglossique » : « La problématique de la diglossie français-créole est au centre de la topique littéraire antillaise, dans la mesure où le langage permet un retour du sujet sur lui-même et engage son être intime dans une affirmation identitaire… au risque précisément, dans le cas où le locuteur ou l’écrivain use de la langue de l’Autre, d’une aliénation et d’une perte de soi. La littérature antillaise d’expression française tient donc une place à part dans la francophonie, ne serait-ce que par son contexte socio-linguistique et notamment par le fait que le bilinguisme met en présence deux langues entre lesquelles existent de multiples interférences (lexicales notamment) […]. La diglossie antillaise diffère du bilinguisme tel qu’on l’entend habituellement, c’est-à-dire la coexistence harmonieuse ou conflictuelle entre deux langues autonomes, de statut égalitaire ou inégalitaire. Le sujet lui-même est partagé entre deux systèmes linguistiques qui vivent en symbiose. L’Antillais se situe à l’intersection de deux codes concurrents insérés dans un continuum linguistique et dont les conditions d’usage laissent une marge au choix du locuteur. En outre, le français tend à devenir langue vernaculaire, domiciliée, naturalisée, tandis que le créole, surtout depuis une vingtaine d’années, symbolise la spécificité culturelle antillaise. » 64

63 Il en irait de même, je pense, en observant le cas de Haïti. Même si l’usage du français suppose un accès au système scolaire, le français n’y est pas parlé, non plus qu’à Maurice, comme s’ilétait une langue étrangère, en situation de totale extériorité. Cf. D. Baggioni et D. de Robillard, L’île Maurice, une francophonie paradoxale. Adopté pour la graphie du créole notamment, le principe de « déviance maximale », remplacé depuis par « déviance optimale », constitue un obstacle certain pour appréhender la genèse réelle des langues créoles. Gilbert Gratiant, tant loué par les promoteurs de la Créolité pour avoir le premier écrit en créole, tenait celui-ci pour « la dernière-née des langues latines ». (Cf. « Le langage créole et ceux qui le parlent » in Fables créoles et autres écrits, Paris, Stock, 1996, p. 35) 64 Chantal Maignan-Claverie, op. cité, p. 89-90. Je souligne. Je noterai simplement que la topique littéraire invoquée ne correspond qu’au courant de la Créolité. Demeure problématique le fait de considérer que le français est la langue de l’Autre – en majuscule. Il y aurait fort à dire sur cette majuscule d’autorité, qui revient à admettre que l’altérité jouit d’un statut transcendant à la situation, à moins qu’il ne relève d’une fantasmatique propre à une topique de l’Inconscient. L.F. Prudent donne d’intéressants renseignements sur les premières adaptations en créole par les Jésuites de prières et

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Le « mal diglossique » : partout ailleurs, on tiendrait le bilinguisme ou le jeu, même

inégal, même malaisé, entre plusieurs langues, pour une chance ou une richesse. Sauf dans la

sphère franco-francophone du créole. Ce qui demeure résolument non-questionné est le

présupposé selon lequel le français ne saurait jamais être autre chose que « la langue de

l’Autre ». Passe très nettement au second plan le jeu de forces qui se joue entre les langues,

entre les locuteurs, et qui se pose en termes de rapport de pouvoir et d’exercice de la

domination. Car l’emploi du créole peut aussi asservir, ou marquer un rapport paternaliste –

précisément parce que cette langue est née au sein de l’univers esclavagiste. Enfin, chaque

entité linguistique est présentée comme une totalité homogène, comme si elle ne pouvait elle-

même être la proie de multiples tensions, qui sont tout autant des lignes de torsions dans le

continuum homophonique français, ou créole : de même qu’il n’y pas un seul français, ou une

seule façon d’employer le français, il n’y a pas un seul créole, ni une seule façon de l’utiliser.

C’est pourquoi le concept d’hétéroglossie correspond mieux, en vérité, aux multiples façons

dont chacune des langues se laisse travailler en sous-main par d’autres – qui apparaissent

alors en filigrane ou comme un sous-texte. La hiérarchie elle-même, pour avérée qu’elle soit,

n’en est pas moins contrebalancée par un effectif travail de contrebande stylistique, lexicale,

etc. – qui contredit l’injonction reçue, permettant ainsi à l’ironie et à la pensée d’œuvrer hors

des cadres fixes d’un ordre réglé. La voix dominante peut alors se révéler hantée par une autre

voix ; le discours légitime peut alors se révéler moins « homogène » ou moins « intègre » que

ce que l’idéologie de la « langue pure » – pure de tout contact comme de tout mélange –, ne le

suggère de prime abord. L’hétéroglossie permet alors de penser peut-être plus subtilement les

rapports de force entre langues et discours, et de comprendre comment tension et conflit

opèrent au sein d’un même espace et d’un même esprit.

Roland Suvélor avait finement souligné le rôle funeste, et cela, bien avant la publication

de ce Manifeste, de cette illusion transcendantale propre à l’hypernationalisme alors naissant,

qui consiste à essentialiser des propriétés qui devraient demeurer indissociables de la pratique

qui les manifeste, comme du contexte qui leur donne sens. Une pragmatique du langage peut

montrer, à l’occasion, que parler (ou écrire) en créole peut symboliser de tels actes ; mais elle

peut également établir tout le contraire, en renvoyant précisément aux cas où le créole était

d’éléments du catéchisme dès le XVIII° siècle, comme il mentionne des adaptations créoles de fables de la Fontaine, au XIX° siècle. La question de la règle et de la norme en sort complexifiée, de façon sans doute plus juste qu’une approche unilatéralement manichéenne. Cf. « Anomie, autonomie et polynomie dans les régions françaises d’Outre-mer » in Normes endogènes et plurilinguisme, éd. citée, n.b. pp. 109-112.)

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lui-même employé par l’ordre institutionnel pour demander aux uns et aux autres de rester

sagement à leur place.

« Le créole, par exemple, devient le lieu privilégié d’exercice du discours ultra-nationaliste, langue nationale, bientôt constitué en langue « naturelle » ; le français devient langue de l’autre, langue « imposée », langue venue d’ailleurs. Et certes, au premier degré, cela relève de l’évidence ; mais la réduction exorciste à une essentialité volontariste introduit dans l’enchaînement de l’Histoire une coupure brusque, qui brouille des perspectives et détruit la nécessaire objectivité de l’analyse. On oublie que le français n’a pas été imposé mais demandé, comme arme de promotion et de combat, et on décide qu’il a été imposé aux masses pour les aliéner et faire barrage à l’idée nationale ainsi raturée et détournée de son accomplissement.»65 Mais bien que les rédacteurs de l’Éloge de la créolité soient des intellectuels discutant la

plupart du temps en français de leurs positions relatives à la nécessité révolutionnaire du

créole, ils épinglent avec hauteur les intellectuels des générations précédentes qui avaient, eux

aussi, cherché à comprendre les raisons de cette asymétrie. Roland Suvélor analyse le double

rapport qui s’est historiquement créé entre le créole et le français, et interroge le mouvement

qui a conduit d’une certaine façon tous ceux qui connaissent le créole à passer au français,

pour des raisons qui tiennent à la fois à l’histoire, et aux nécessités de la pensée. Suvélor ne se

fait ni l’apologiste de l’assimilation, ni le procureur d’un bilinguisme ; il constate simplement

que le rapport aux langues est aussi fonction de ce que les langues ouvrent de possible à la

pensée : « Et non seulement la liberté, mais le temps, ici, feront défaut au créole : non pas des siècles mais deux siècles à peine lui seront accordés ; l’évolution historique elle-même lui sera fatale ; à mesure que des barrières s’effondreront – relativement – devant le nègre, ce sera, paradoxalement, contre lui ; affranchis, hommes de couleur libres, citoyens, enfin, tous naturellement, se précipiteront vers la langue valorisée qui, du reste, est pour eux économie de temps : pourquoi poursuivre l’élaboration d’une langue accidentelle lorsqu’on a à sa disposition une langue hautement conceptuelle, élaborée et patinée par des siècles d’usage, justifiée par le temps et la victoire ? »66

65 Roland Suvélor, « Éléments historiques pour une approche socio-culturelle », Les Temps Modernes, « Antilles », n°441-442, Paris, Gallimard, avril-mai 1983, p.2205. Quelques années plus tard, Rafaël Lucas ainsi que Michel Giraud (art. cités) substitueront au cadre marxiste de l’analyse de Suvélor, les outils de P. Bourdieu, en envisageant le mode d’apparition de la Créolité à partir des notions de champ social et de champ de production littéraire. Les minorités savent également entrer dans des rapports de domination partielle, en leur sein, notamment quand il s’agit d’imposer au groupe au nom duquel on écrit, une reconfiguration des termes de l’identité jusque là admise, ou demeurée flottante. Il s’agissait bien « d’une stratégie presque militaire d’occupation de terrain », selon l’expression qu’emploie E. Glissant à leur propos (L’Evénement du Jeudi, 2 décembre 1993). 66 Roland Suvélor, « Folklore, exotisme, connaissance », in Acoma, 2, juillet 1971, Paris, Maspéro, p.34-35. Dans Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle (p. 109-114), R. Confiant s’en prend évidemment à ce passage, en négligeant d’une part le caractère indirect de la thèse – exposée au discours indirect libre -, et en fustigeant l’emploi du terme « accidentel », qu’il interprète comme étant la preuve du mépris dans lequel on tient la langue créole. Mais si « accidentel » n’est pas le bon terme, y aurait-il eu une nécessité à l’existence du créole ? Et de quel ordre serait cette nécessité : physique, historique, métaphysique ?)? Le goût pour la diversité des langues est une chose, mais ce qu’offre une langue à tel moment d’une situation historique donnée en est une autre. Sur ce point, on remarquera le

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Constat plus honnête que ne voudra jamais le reconnaître le dogmatisme identitaire de la

Créolité, pour qui notre identité est si ténue, et en même temps, si impérieuse, qu’elle ne tient

qu’aux termes mêmes du créole, et à eux seuls – quel que soit le contenu de ce qu’on dirait, et

quelles que soient les circonstances historiques de sa formation. Il n’est pas jusqu’à son

introduction dans le territoire scolaire qui ne soit susceptible d’une lecture réversible.67 Mais

tout se passe comme si la problématique nationaliste, ou la question politique, n’avait trouvé

d’issue que dans le territoire fantasmatique de la langue créole, dont on ne sait s’il faut la dire

« maternelle », ou provenant de l’enfance. Lorsque René Ménil répond par une sorte de

haussement d’épaules à l’observation qu’il n’écrit pas en créole, il ne fait rien d’autre que

rappeler une évidence partagée : le français est leur langue d’intellectuels – et cela n’a rien à

voir avec un supposé refoulement du créole lui-même, encore moins avec cette créolophobie

dont parle Raphaël Confiant. La maîtrise de cette langue signifie également un refus

pragmatisme des Antillais anglophones en situation de bilinguisme, qui ne s’estiment pas expulsés de leur identité quand ils ont recours à l’anglais. Sur ce point, les remarques de Stuart Hall, et de Derek Walcott sont limpides, et montrent que le volontarisme de la Créolité trahit bien plutôt une relation complexée à cette histoire et à la question de la maîtrise de la langue : la langue française est laissée au Maître. 67 Cf les analyses critiques de Jean-Yves Mondon, dans la revue Multitudes. Il écrit notamment ceci, qui témoigne d’une distance réelle avec l’institutionnalisation scolaire du créole – et les pièges qu’elle recèle en dépit de la prétendue sauvegarde de la langue : « Une des menaces contre le créole pourrait être que nous en venions à nous voir le parler. Menace ancienne en vérité : à l’époque ou l’usage du créole dans une école prêtait à rire ou à sévir, on n’entendait pas le créole, on voyait que quelqu’un le parlait – et celui qui le parlait était invité à se voir lui-même d’une certaine façon (il lui restait comme alternative d’essayer de se voir autrement qu’on l’y invitait). Il est possible que l’introduction du créole à l’école, au lieu de soustraire le créole à cette menace, l’y expose plus radicalement : nous nous verrons en train de parler une langue dont l’institution nous dira qu’elle doit être sauvegardée, dans le miroir de l’institution que nous n’avons pas faite nous verrons notre reflet tel que l’institution le permettra désormais. Nous nous verrons faire quelque chose de bien là où auparavant nous nous voyions faire quelque chose de mal. Il se peut, en d’autres termes, que nous soyons fortement encouragés à maintenir une relation esthétique au créole et à nous-mêmes quand nous le parlons. Nous nous intéresserons certes au créole, mais nous ne nous interrogerons pas sur le genre d’intérêt que nous aurons alors pour lui. […] Le point est que nous en sommes venus à percevoir nos différences comme « culturelles » et non comme « politiques », parce que nous craignons qu’elles ne conduisent à des conflits que l’État ne parviendrait plus à contrôler. Nous aspirons à une sorte d’identification régionale paisible, et l’école, en intégrant le créole, pourrait nous apparaître comme le meilleur garant de cette paix. Du coup nous ne nous inscrivons plus dans une certaine tradition de résistance aux divers colonialismes. Nous pourrions pourtant réfléchir au fait que les annonceurs, les spécialistes du marketing ont déjà implicitement dit : « donnez-nous votre créole, nous en ferons quelque chose ». Bientôt les écoles de la Réunion pourront leur donner ce dont ils ont besoin : des spécialistes de la promotion en créole des divers biens de consommation. (La chose en en cours, et on commence à en voir les effets). » (« Le créole et l’École», Multitudes, 14, Paris, automne 2003). Cf. aussi « La parole du créole qui ne se dit pas « créole » en créole », Multitudes, 22, automne 2005. A ce sujet, Glissant exprime lui aussi d’importantes réserves, lorsqu’il souligne que les partisans du créole et de son enseignement sont hermétiques aux problématiques stylistiques d’une mise en réseau des langues et à la question de l’imaginaire des langues. Cf. IL, p. 12-17.

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d’asservissement, autant que le serait l’emploi du créole, tout simplement parce qu’il n’était

pas prévu par la structure coloniale que les descendants d’esclaves écrivent, et pensent leur

condition. « Écrire en créole est martiniquais. Écrire en français ne l’est pas moins au moment où je vous parle. Telle est la réalité martiniquaise. Et ce serait certainement une sottise de ma part d’écrire en créole pour faire croire aux imbéciles que je suis de ce fait « plus martiniquais » sans ressentir l’impérieux besoin de cette langue pour exprimer ce que j’ai à exprimer. »68 Glissant ne raisonne pas différemment. Une notation, discrète, de Soleil de la conscience,

nous prévient de ne pas céder à cette illusion qui scelle l’identité au créole, et en cèle peut-être

la pleine entente, quand on n’a pas interrogé son usage, ni songé que l’enjeu, bien plus

conséquent, est celui de l’instauration d’un langage juste – en quelque langue que ce soit : « Il te suffit pourtant pour déchaîner les mots de l’enfance qui se survit. Ce langage. Qu’importe alors la langue, je veux dire si on te l’apprit ou si tu la connus premièrement ? Qu’importe l’atavisme, la science souple de la diction ? La ville est d’autant plus secrète que tu t’offres à son secret ; la Mesure sera la même pour tous ; or qui cherche l’unité la cristallise d’abord dans son langage. Et ce langage démesure une nouvelle langue, maladroite certes, qui veut mordre. »69

Plus tardive, une page de L’Intention poétique veut répondre à l’objection qu’il y aurait

contradiction à user du français. Toutefois, le contradicteur, ici, serait plutôt l’ « Occidental »

qui reprocherait au colonisé de faillir à son devoir de sécession :

« Et on me dit : Que faites-vous d’autre que parler la langue d’Occident ? Et de quoi parlez-vous, sinon de cela que vous récusez ? – Mais je ne récuse pas, j’établis corrélation. Et si je réponds que, comme ceux qui ne se reconnaissent pas (ne se sentent pas) Français et qui utilisent la langue française, il me faut chercher à démêler mon affaire avec elle, on m’oppose que je suis plus français que je ne crois. Car bien sûr, ici encore, on est fondé à me révéler ce que je suis. (D’ailleurs, je n’oppose à mon tour ni passé reconnu, ni acte décisif, ni foule irréductible.) […] Et puis, si je conteste ainsi, qu’ai-je, n’est-ce pas, à manier langue, peser concepts, crier d’Homère ou de Dante ? On m’eût préféré plus « authentique », et pourquoi pas, plus sauvage. On m’eût alors accordé ma différence. »70

L’enjeu consiste bien dans l’appropriation, par le « colonisé », de cette langue, et de la

revendication d’en user librement, selon une convenance qui ne souffre pas qu’on lui impose 68 René Ménil, « Dialogues sur une esthétique à faire ou bien », in Tracées, p.228. Accessoirement, il n’envisage même pas que cette langue ne lui appartienne pas ; au fond, les partisans de la Créolité en sont restés à une position ancillaire. 69 SC, p.36 ; je souligne. Je retiens la mention de la ville, que la Créolité tient pour complice de la décréolisation du territoire. Il est vrai que s’il est une proposition à laquelle l’idéologie de la Créolité souscrit entièrement, tant elle la reconduit insidieusement, c’est que « la terre, elle, ne ment pas ». Le discrédit de la Ville comme lieu d’expérience est significatif d’un regard passéiste et folkloriste, comme il témoigne d’une incapacité à comprendre dans quelle mesure le territoire urbain fut aussi un lieu d’expérimentations nouvelles, notamment en termes de liberté, en échappant à la structure panoptique de la plantation, que la maison du maître dominait en général, étant sur les hauteurs, et où les relais de ce dernier lui tenaient d’œil et d’oreille. La promiscuité urbaine offrait un relatif anonymat. 70 IP, p.42-43.

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des mesures qui ne recevraient pas son agrément. Une longue analyse de Francis Affergan

éclaire ce point, en décrivant comment la dissociation des usages entre français et créole n’est

pas réductible à une opposition qui partagerait (encore aujourd’hui) l’espace public selon

l’identité raciale ou sociale des locuteurs, ou diviserait les locuteurs en les répartissant de

chaque côté de la barrière linguistique ; au contraire, elle passe au travers de chacun, en

chacun : « Si le créole est encore la langue du Maître et si la culture antillaise est aussi une

culture du Maître, la production de sens ne pourra provenir que de la confrontation entre cette

culture qu’on a cru s’approprier et qui s’avère être celle du Maître et la culture française,

affublée dès lors d’une double valence : dominante mais libératrice aussi dans la mesure où

elle ouvre à l’universel. La tendance psychique à dissocier ne peut s’éclairer que dans ce

contexte. »71

En ce sens, on louerait mieux l’entreprise et la réussite proprement littéraires d’écrivains

comme Glissant, Chamoiseau, ou d’autres, en l’inscrivant sous la catégorie de l’hétéroglossie,

plutôt que sous celle de diglossie, car le jeu ironique y serait réellement pensable, au lieu que

la diglossie en reste au pathos de la parole spontanée, mais jugulée par la règle de l’écriture.

Comme si l’incapacité de sortir de cette schize était structurelle, et non liée à un processus de

subjectivation. Mais on comprend qu’en demeurant pris dans le concept de diglossie, la

conséquence logique, soit le mutisme imposé à l’une des composantes linguistiques : ou le

français, ou le créole, mais pas les deux dans le même espace verbal !72 On peut alors mesurer

la distance qui sépare Glissant de la Créolité, à qui il ne reproche pas simplement une

conception monolingue du créole, mais de demeurer prise dans la structure d’inféodation et de

domination qu’elle croit récuser :

« Les créolismes, les particularismes, les régionalismes, ce sont des manières de satisfaire, à l’échelle de la hiérarchie des langues, les grandes langues de culture. Et les gens sont très satisfaits. Parce que ainsi on ne pose pas le problème essentiel qui est le problème des poétiques, c’est-à-dire de l’usage non hiérarchisé des poétiques différentes dans des langues différentes. Personne ne veut en parler parce que cela rend caduques la croyance prétentieuse de certaines langues sur d’autres. Le créolisme, le régionalisme, n’ouvre pas ce débat : au contraire, c’est une consécration de la prééminence de certaines langues sur d’autres. Il y aurait

71 Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1983, p. 146 ; je souligne. 72 Il me semble que Jacques Coursil est proche du concept d’hétéroglossie lorsqu’il écrit ceci : « La littérature antillaise est bilingue (français, créole). C’est une langue double dont l’une est muette : elle s’écrit en français, le créole jouant le rôle de la muette. Le créole, souvent muet est toujours présent sous l’autre langue. Investissant le signifiant de la langue-qui-parle (Fr), la langue créole, forclose et silencieuse, continue son jeu et représente le sujet parlant. » Cf. « L’Éloge de la muette », in La Commotion des langues, Césure, Revue de la convention psychanalytique, Centre national du livre, Paris, 1996, p. 212.

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des langues d’usage noble et des langues qui ne produisent que des régionalismes, des particularismes. »73

* 5 *

Fétiches et postiches

Bien entendu, la Créolité est avant tout une idéologie ; la contradiction logique n’est donc

pas de nature à bloquer son expansion discursive. La Créolité n’a pas, il est vrai, de ces

réticences – en vertu de la disqualification de l’extériorité, les principes d’identité et de

contradiction propres au discours ne valent sûrement pas tripette. Mais encore que nous

sachions tous, d’expérience, combien plus subtil était le passage d’une langue à l’autre, dans

l’économie de la vie réelle, que ne le suggère au lecteur « exogène » la manichéenne

présentation, tout en règlement de comptes intimes, qu’en a faite la Créolité, je n’ignore pas

que le créole ait pu être relégué dans les arrière-cours de la société – et pas seulement par

ceux que l’idéologie de la Créolité incrimine au premier chef. Il en allait de même dans

certaines familles qui retenaient, en arrière plan de leurs photos de groupe, les enfants mal

sortis, parce que jugés trop noirs : le racisme exsude de notre histoire en chacun des détails de

notre promiscuité. Il y aurait là matière à creuser, et démons à interroger. Mais plutôt que de

« démêler avec soin les moments de diglossie », selon le vœu de Glissant, la Créolité a préféré

anathémiser. Et broder.

Le créole est promu, quoi qu’il s’y dise, langue de résistance, lors même que le Colon la

parle et l’entend, et que, du point de vue colonial, il n’était pas souhaitable que les esclaves ou

leurs descendants aient accès à la maîtrise d’aucune langue, et encore moins qu’ils sachent

lire et écrire – en quelque langue que ce soit. Mais pour que le mythe d’un créole conçu

comme « langue intrinsèquement révolutionnaire » prenne corps, il fallait entièrement réécrire

le passé, et le rendre inintelligible. Après avoir substitué au Marron, figure anonyme, le

personnage bonhomme du Conteur, une sorte de scène primitive de l’enfance brisée est

proposée au lecteur. Elle se joue inévitablement entre salle de classe et scène familiale. « Les conteurs créoles aujourd’hui disparus l’auraient dit mieux que nous. L’absence de considération pour la langue créole n’a pas été un simple silence de bouche mais une

73 IL, p. 28-29. Contre le monolinguisme qui sous-tend le concept de diglossie, cf. ceci : « Les gens qui, comme les Américains, les Etats-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils entendent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. » (IL, p. 14-15)

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amputation culturelle. […] Le drame de beaucoup de nos écrivains provient de la castration dont, linguistiquement, ils ont été victimes au temps de leur enfance. »74

Une deuxième conséquence particulière s’ensuit, qui vaut pour l’espace symbolique des

îles françaises. Le discours de la Créolité a réactivé une typologie d’inspiration « coloriste »

qui dans la pratique, se traduit par une hostilité contre l’un des groupes issus du métissage –

les Mulâtres, la plupart désignés d’un qualificatif hautement problématique, celle d’ethno-

classe. 75 Cette obsession haineuse trahit, selon nous, l’échec le plus grave d’une pensée qui se

présente comme enfin émancipée des cadres discursifs de l’extériorité coloniale. Césaire, ou

Fanon, se projetaient dans l’utopie d’un espace national à construire ; les seules divisions

concevables n’y étaient que sociales et politiques. La Créolité préfère rejouer la scène

primitive de la Colonie, où les groupes sociaux sont aussi des groupes distingués par la

couleur, et régis par des statuts différents. Accessoirement, la catégorie d’ethno-classe, qui ne

fait sursauter personne parmi les lecteurs « occidentaux » alors qu’elle est sans rigueur

aucune, revient à coupler de façon monstrueuse une distinction sociologique – qu’il faudrait

ensuite préciser et affiner – et une classification « ethnique », que l’on ne peut comprendre

que comme « raciale », ce qui est proprement effarant, étant donné que le terme même de

mulâtre est d’abord celui qui s’applique au métis. La justification du concept d’ethno-classe

réservée aux Mulâtres, et que l’Éloge n’hésite pas à reproduire plusieurs fois, se trouve chez

Confiant, dans son livre sur Aimé Césaire. La voici : « Il convient toutefois de bien éclaircir la notion de "Mulâtre", aux Antilles françaises qui, tout comme celle de "Créole", ne correspond pas du tout aux définitions des dictionnaires français. Dans ces derniers, "Mulâtre" signifie "enfant d’un Blanc et d’une Noire", ou inversement, tandis qu’aux Antilles, ce terme renvoie à un groupe ethnique tout à fait particulier, composé à l’origine de Mulâtres au sens universel du terme mais qui, à cause d’une endogamie imitée de la classe blanche créole, a fini par posséder un phénotype spécifique, proche des Méditerranéens. Le Mulâtre martiniquais n’est pas un individu à égale distance biologique du Blanc et du Noir, comme on pourrait s’attendre en bonne logique, mais quelqu’un de beaucoup plus proche du Blanc que du Noir, tant physiquement que culturellement. […] À l’évidence donc, le Mulâtre martiniquais est loin d’être le représentant parfait du Martiniquais moyen et ce dernier est loin de se reconnaître en lui. »76

74 Éloge de la créolité, p.24. 75 Raphaël Confiant ira très loin, en déclarant qu’ « il faut brûler l’esprit mulâtre au napalm » (Antilla, Fort-de-France, 9 décembre 1993 ; Sylvie Kandé en fait état dans Discours sur le métissage, identités métisses, En quête d’Ariel, Paris, L’Harmattan, 1999, p.27.) Cette obsession de Confiant, sinon des promoteurs de la Créolité, rappelle curieusement la haine de Marcus Garvey contre W. E. B. Du Bois, selon le judicieux rapprochement fait par R. Toumson et S. Henry-Valmore, dans la biographie (un peu trop hagiographique) qu’ils consacrent à Aimé Césaire (Aimé Césaire, Le nègre inconsolé, Paris, Syros, 1993 pp.48-49, et 230). 76 R. Confiant, Aimé Césaire, p.83-84 ; je souligne. L’évidence a bon dos pour qui a chaussé, en effet, les lunettes de la pensée raciologique, et trouve, à l’appui de sa vision, un propos… de l’auteur du Préjugé de couleur, G. Souquet-Bassiège en date de 1883. Il est simplement savoureux de trouver

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Si cette catégorie d’ethno-classe avait un sens, elle devrait alors s’appliquer

prioritairement aux békés. Mais comme ceux-ci en ont été exemptés, on doit comprendre que

son emploi, réservé aux mulâtres, vaut marqueur d’infamie. Et c’est ainsi qu’à ressusciter une

prétendue caste plus de 150 ans après l’état des lieux dressé d’une société sortant tout juste du

système esclavagiste, on reconduit les pires préjugés du colorisme – trahissant de la part des

promoteurs de la créolité une vision fantasmatique de la réalité d’aujourd’hui, et un langage

qui symbolise exemplairement une impasse historique. Le ressentiment y est tel, cependant,

qu’on ne peut y voir que, l’expression déplacée et en miroir, du blocage propre à l’univers

français confronté à la difficulté de peser à vif, pour parler comme Glissant, les effets de la

relation coloniale. Cette dépendance à l’égard de la double structuration sociale et raciale de

la société « créole » conduit néanmoins la Créolité à observer un rituel glaçant, s’agissant des

écrivains et de la littérature, qui consiste à caractériser chaque écrivain selon son

phénotype. Ainsi, Gilbert Gratiant est un écrivain mulâtre, et Joseph Zobel, un noir

« d’humble extraction » (sic). À ces qualificatifs inédits pour une problématique qui se veut

d’ordre strictement esthétique, on peine à répondre. Le bénéfice de ce procès raciste, mais

peut-être œdipien, intenté aux « petits-bourgeois » et aux « Mulâtres », revient très

précisément à injecter le différend racial et social, non pas sur la scène réelle de l’histoire

antillaise – ce procès exigerait que l’on invite tout le monde à demander pourquoi les terres

sont partagées ainsi, ou lesquels, de droit comme de fait, n’entreront jamais en certaines

maisons – mais dans la conscience collective des descendants d’esclaves, appelés à se

rediviser sans cesse. Comme quoi la Créolité est bien le produit exemplaire d’un scénario

colonial réussi. dans l’idéologie d’une caste structurée par le racisme la justification de sa haine obsessionnelle pour un groupe, dont la présentation doit plus au fantasme qu’à une connaissance réelle de son rôle historique. Édouard de Lépine interprète à juste titre cette posture comme un national-populisme dont l’écho éventuel dépend de la plus stricte méconnaissance de l’histoire (op. cité, p.199-200) Si la quête de l’authenticité du point de vue de la Créolité ne s’embarrasse pas de semblables précautions, et trahit sa fixation obsessionnelle sur les fétiches du passé, la seule mention au « Martiniquais moyen » aurait dû suffire à montrer le peu de rigueur intellectuelle de son auteur. Ce n’est pas grave, doit-on se dire en France, s’agissant de questions qui demeurent, pour le lecteur et l’éditeur français, sans grande incidence : ainsi donc, il y a des classes, et ces classes sont plutôt endogames ? la belle affaire ! En revanche, l’articulation du biologique, du sociologique et du culturel souligne l’ampleur du retard dont témoigne l’horizon intellectuel de la Créolité : deux siècles. Pourtant, un proverbe créole dit bien la vanité de cette endogamie, en soulignant la prééminence du statut financier sur l’être de classe – mais, sur ce point, Confiant se montre curieusement silencieux. (Tout’ milat pov sé nèg, tout nèg rich sé milat : tout mulâtre pauvre est un noir, tout noir riche est un mulâtre). Mais invoquer un proverbe ne saurait tenir lieu d’argument : qu’un courant intellectuel se contente simplement de réactiver les schèmes enracinés dans une perception bloquée qui ne parvient pas à se dépasser suffit à comprendre la pauvreté de la rupture annoncée.

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Au demeurant, le rapport à la langue française peut prendre d’étranges accents. Mais

rien n’est de trop, quand il s’agit de célébrer les incontestables vertus de cette ambitieuse

entrée dans sa maturité de créolité, même si cela doit donner le vertige à qui voudrait régler sa

garde-robe sur la métaphore vestimentaire suivante : « Janus nous sommes, Janus nous voulons nous accepter, et regarder le brouillard sur la rive de nos ambiguïtés. Placés aux frontières d’un monde majoritairement oral où l’écrit domine, nous voulons à la fois nous pencher sur le berceau d’une langue créole encore dans les langes et participer à la fête d’une langue française en robe de soirée. »77

La langue créole accèdera-t-elle jamais aux tenues de gala ? En attendant qu’une réponse soit

donnée à ce suspens vestimentaire, l’argument selon lequel le français serait une langue

exogène, et le créole une langue plus authentique, ne s’embarrasse pas de contradictions. À

quelques pages de distance, R. Confiant peut donc écrire que le recours au français l’empêche

de traduire avec exactitude le sentiment esthétique qu’il éprouve devant un paysage

martiniquais (le lexique d’importation le soumet, dit-il, à l’exotisme), et souligner l’origine

entièrement française du créole – au point que le créole n’est que « du français arrêté (arrêté

au début du XVII° siècle) ou du français avancé (comme disent les linguistes). »78 Comment

concilier les deux propositions ? Par un tour de passe-passe qui revient à rendre à César ce qui

appartient à César, et à s’honorer de complaire à tout le monde :

« Le créole est un fantastique conservatoire d’expressions à la fois d’ancien français et d’expression normandes, poitevines ou picardes, et la réutilisation de tout ce matériau dans le français utilisé par les auteurs antillais de cette fin de XX° siècle redonne à la langue française la vitalité qui était la sienne à l’époque de Rabelais. […] Je fais donc doublement plaisir : aux Français de l’hexagone parce qu’ils retrouvent une strate profonde et oubliée de leur propre langue ; aux créoles parce qu’ils ont le sentiment ou l’illusion de lire leur propre langue vernaculaire. »79 Interroger le fait que seul le créole soit qualifié de langue vernaculaire ouvrirait d’autres

abîmes – et ce serait sans doute entrer dans une autre tension entre littérature et oralité, quand

bien même celle-ci serait rehaussée par le néologisme haïtien d’oraliture. Pourtant, le choix

effectué par les locuteurs entre l’une et l’autre de ces langues ne résulte pas seulement de

l’imposition d’un modèle considéré comme prestigieux : le partage régit aussi les sphères de

la vie quotidienne, la teneur de sujets abordés, le mode de relation engagé, etc.. Est-ce sans 77 Hector Poullet et Sylviane Telchid, art.cité, Écrire la « parole de nuit », p. 181. 78 Raphaël Confiant, « Questions pratiques d’écriture créole », ibid., p.173 et 179 ; ce point n’est pas sans importance, car il annule la thèse que d’autres spécialistes du créole mettaient en avant, à savoir la présence d’éléments d’origine africaine, comme la structure de la conjugaison, le système des vocalisations et onomatopées. Peu m’importe, ici : me frappe juste la revendication, très universitaire, d’une possession de titres de propriété qui fonde sur l’antiquité des formes attestées, l’autorité de l’argument. 79 Ibid, p.179-180 ; je souligne.

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raison que les discussions intellectuelles se font en français plutôt qu’en créole ? Le créole se

dit ; mais le métadiscours qu’on tient sur lui s’énonce en français, comme c’est en français

que l’on (nous) expose toujours les motifs de notre rapport au créole. Est-ce réellement sans

motif ? Lorsque Derek Walcott parle des besoins qui ont conduit les créolophones des îles

anglophones à privilégier l’anglais, les besoins dont il parle sont autant, sinon plus, ceux de

l’expression adéquate d’une pensée en rapport à un monde lui-même transformé, qu’un

simple effet d’un oubli de ses origines ou d’un mépris pour la langue vernaculaire.

Si la justification de l’inventivité littéraire que représenterait le courant de la Créolité

par un acte qui tient de la conservation du patrimoine ne laisse pas d’être glaçante, elle

explique le lien étroit entre le passéisme de la représentation qu’elle donne de la réalité

antillaise, et une approche de la langue justifiée par la plus conservatrice des muséographies.

L’artiste créole qui doit savoir accéder au « fondement de son être » qu’est la créolité, doit

également, s’il est écrivain, respecter le créole dans son « lexique le mieux basilectal ». Ainsi,

le choix du basilecte par la créolité ne revient-il pas à justifier que la littérature soit la simple

transcription d’un fonds lexical identifié comme créole ?80 Si l’impression, en lisant les

œuvres de la Créolité, prévaut si souvent que le créole y intervient, par à coups, comme un

marqueur de couleur locale, n’est-ce pas contre les dangers de cet exotisme et de ce

folklorisme que Glissant nous a alertés depuis longtemps ? En vain, du moins pour les

rédacteurs de la Créolité, et certaines transpositions littérales du créole dans le lexique

français oublié qui lui a donné naissance sont si répétitives qu’on a l’impression, pour le coup,

d’une langue pauvre, toute en formules répétitives, et que le créole demeure un invité qui se

tient prudemment en retrait, assorti de l’italique ou de l’astérisque de précaution.81 Mais ce

sont peut-être là les limites d’une langue, dont les formes conventionnelles (ou moyennes) de

son usage oral sont érigées en norme littéraire. Première difficulté, qui tourne autour de la

scission de l’oral et de l’écriture, pour toute langue. L’écriture n’est-elle que la transcription

de l’oralité ? Et l’oralité standard est-elle l’horizon indépassable d’une pratique littéraire de

l’écriture ? (Que les littératures modernes aient renouvelé les esthétiques littéraires en posant

80 Éloge de la créolité, p. 45. Comme transgression du linguistiquement correct, on a connu plus audacieux. 81 Cf. IL, p. 28, p. 53. Michel Giraud souligne les contradictions inhérentes à la sélection arbitraire et univoque du créole basilectal ; il souligne surtout l’irréfléchi de la position prise dogmatiquement. Au demeurant, le départage entre français créolisé, et ce qui serait signe d’exotisme, ou archaïsme ritualisé, n’est pas toujours évident, comme l’ont noté Michel Giraud, Roger Toumson, ou Jean-Claude Marimoutou. M. Giraud, « La créolité : une rupture en trompe l’œil », Cahiers d’études africaines, 148, 1997, pp. 804-806 ; Roger Toumson, Mythologies du métissage, pp.232-235 et 248-250 ; J-C. Carpanin Marimoutou, « Écrire métis », in MET2, pp.247-260.

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la question de l’oralité ne revient pas à faire de l’acte d’écrire la simple transcription du

moindre dit communautaire. La fétichisation des proverbes, ou des mots censés faire fond

vers le trésor perdu de l’authenticité confère à de nombreuses tentatives du courant de la

Créolité l’allure d’un grimoire où l’on vient mettre en dépôt quelques tournures retenues pour

leur pittoresque. L’exotisme de la couleur locale est peut-être celui de la langue, mais cela

n’annule pas le rapport exotique au vieux fonds de la langue. Le jeu réel entre les deux

langues n’est aucunement restitué, pas plus qu’il n’est compris sous l’angle d’une dramaturgie

de la vie quotidienne, où le passage de l’une à l’autre se fait aussi en plusieurs sens et

significations.)

Deuxième difficulté, qui touche au choix revendiqué d’écrire en français, mais un

français créolisé, après avoir considéré l’emploi du français comme la marque même d’une

démission face à l’emprise de l’extériorité.82 Pourquoi être passé du créole au français, quand

82 Ces questions touchent à des distinctions complexes, qui reposent sur les effets de la diglossie, et de l’inégalité des composantes linguistiques et du jeu entre basilecte et interlecte. Dans la mesure où le basilecte est, dans une situation de diglossie, la langue socialement minorée, comme le créole des gens de la campagne, l’ancrage dans le fondal-natal s’articule à une sociologie largement recomposée par l’imaginaire intellectuel des années 70, et répond aux besoins de la cause nationaliste, en trouvant la mesure même de l’authenticité dans une partie de l’espace social, censé incarné mieux que d’autres les vertus de la créolité : comme prévu, c’est la campagne, non la ville, qui donne la mesure. Un basilecte s’oppose à l’acrolecte, la langue socialement valorisée, comme le français standard. Un interlecte (ou mésolecte) est un système linguistique intermédiaire entre deux langues placées dans un rapport d’inégalité, comme le français créolisé, ou le créole francisé. Reste, énigmatiquement suspendus au silence épistémologique de la créolité, le créole de la ville, ou celui des milieux intellectuels, qui pourraient, par exemple, être nationalistes et créolistes. Sur ces questions, voir Félix-Lambert Prudent, Des baragouins à la langue antillaise, Paris, Editions caribéennes, 1980. Dans l’Éloge de la Créolité, un passage ne laisse pas de nous ravir : « Hors donc de tout fétichisme, la langue sera, pour nous, l’usage libre, responsable, créateur d’une langue. Ce ne sera pas forcément du français créolisé ou réinventé, du créole francisé ou réinventé, mais notre parole retrouvée et finalement décidée. » (p.47 ; je souligne) Nouvelle source de difficulté : les promoteurs de la Créolité, faisant procès à tous leurs prédécesseurs de n’avoir pas osé le créole, se moquent une page plus loin du créole francisé, maladresse de celui qui s’essaie à la classe supérieure. Mais si toute contamination produit sa drôlerie involontaire, pourquoi n’avoir pas suggéré la drôlerie du français créolisé ? Il y a un point aveugle, dans cette asymétrie du raisonnement tenu à propos des divers niveaux du créole. Ainsi, est comique le français banane « qui est au français standard ce que le latin macaronique est au latin classique » ; pourquoi ne pas envisager le comique inverse, le créole…comment dire…Mousseline ? Nous en avons connu pour notre part une variante : précisément chez les étudiants et les intellectuels qui, un temps, importaient massivement le lexique théorique dont a toujours besoin la doxa du moment, ou l’idéologie transversale d’une société. Ce fut un temps le marxisme, la linguistique, la psychanalyse. Nous connûmes d’âpres A.G. lors des mouvements lycéens et étudiants qui se tenaient en un français créolisé, où triomphait un marxisme mâtiné de trotskisme ou de maoïsme. Accessoirement, la moquerie discrédite, une fois de plus, celui qui marquerait, par la maladresse de son français, son origine populaire, quand il ne vient jamais à l’esprit des partisans de la Créolité de sourire des vanités petites-bourgeoises de l’étudiant récemment converti aux vertus de plus radicales révolutions. Peut-on suggérer les effets de pouvoir symbolique, puisque l’accent de la moquerie est dirigé par ceux qui, maîtres du discours, ne fantasment les origines populaires, que pour rien au monde ils ne

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on a soi-même commencé à écrire en créole ? Si nos critiques littéraires étaient véritablement

conséquents dans leurs propres engouements, ils auraient dû noter qu’en matière de distorsion

de la forme officielle de la langue française, un écrivain comme Pierre Guyotat allait

nettement plus loin dans le travail de captation des effets de l’oralité. Sa volonté d’affronter

l’histoire coloniale de la langue, en se montrant audacieusement attentif aux métamorphoses

qu’elle aura connue, en étant parlée au Maghreb puis par le « travailleur immigré » laisse loin

d’elle, comme enjeu, l’insertion un peu décorative de quelques tournures créoles, ou

empruntée à un lexique désuet, mais qui, dans sa désuétude, sonne comme neuf (car créole ?).

Mais la dramaturgie d’une langue créole, vénérable îlot de résistance emportée par un Conteur

rusé, faisant vibrer chaque nuitée l’habitation de ses volutes oraculaires, en imposait

tellement, que l’on ne prit garde à la contradiction majeure qu’il y avait à condamner tout

artiste qui s’écarterait du créole, et de rédiger néanmoins cet acte de naissance en français,

afin de condamner, en français, ceux qui auparavant avaient fait usage du français.83 On ne

prêta pas plus attention à ce qu’avait de proprement scandaleux le procès intenté aux

Instituteurs qui avaient aussi conduit des enfants à sortir de la rue Cases Nègres ; sans doute le

ressentiment qui anime parfois certains colonisés trouve-t-il dans la mémoire revancharde qui

colore l’inconscient colonialiste son meilleur allié. La sobriété de nombreux passages de

l’Éloge aurait néanmoins mérité qu’on s’arrêtât à la portée des analogies historiques, et de

leurs implications politiques : « Chaque fois qu’une mère, croyant favoriser l’acquisition de la langue française, a refoulé le créole dans la gorge d’un enfant, cela n’a été en fait qu’un coup porté à l’imagination de ce dernier, qu’un envoi en déportation de sa créativité. Les instituteurs de la grande époque de la francisation ont été les négriers de notre élan artistique. »84 Le paradoxe n’est donc qu’apparent, et ce qui s’avoue là, ingénument, est peut-être la

terrible vérité dont la Créolité est le symptôme et le paravent : si les instituteurs ont été nos

négriers, alors, oui, les négriers – les vrais, les réels – auront bel et bien été nos instituteurs. Et

entendez-le au sens fort de la fonction. On comprend mieux pourquoi les descendants de ces

mêmes colons, ou de ces mêmes négriers, ont accueilli aussi favorablement l’idéologie des

souhaiteraient avoir à vivre. En revanche, ils n’abandonnent pas le genre revêche des instituteurs qu’ils fustigent. 83 Curieusement, une édition bilingue français-anglais de l’Éloge sera ultérieurement éditée par Gallimard. On attend toujours la publication de la VO créole. 84 Éloge de la créolité, p.44 ; je souligne. Ce langage n’a troublé personne. On peut aussi le comprendre : les vrais négriers disparaissent quelque part dans le flou d’une datation qui ne s’embarrasse ni de chronologie trop précise, ni des registres jugés impropres à consigner la créole vérité. Les descendants de colons ne sauraient se plaindre de cette remarquable discrétion, et encore moins du changement de cible qui l’accompagne.

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écrivains de la Créolité : ils n’avaient jamais douté qu’ils étaient créoles, puisque ce

qualificatif avait fini par les désigner exclusivement. Ironie de l’histoire aidant, l’idéologie de

la Créolité remplissait exactement, dans la symétrie d’un échange qui n’a jamais eu lieu, le

leurre qu’il s’agissait de produire afin d’écarter le spectre d’une critique historique et

politique réellement instruite. Aussi, l’association récemment lancée sous l’appellation

« Nous tous créoles » présente-t-elle au moins le mérite de dire clairement, et publiquement,

le sens proprement politique de l’entreprise engagée il y a presque vingt ans sous la bannière

de la Créolité.85 Car dans son éloge narcissique d’elle-même, elle faisait miroiter le charme

d’un style, voire de tout un art de vivre. Scarlett n’est jamais très loin dans l’imaginaire

colonial ; et en lisant l’Eloge de la créolité, n’avons-nous pas appris que tout, en elle, était bel

et bon à prendre, et qu’il ne fallait plus céder au dénigrement de soi, par une sorte d’atavisme

de petit nègre ? N’avions-nous pas lu d’émouvantes descriptions de cette parole de nuit »,

accueillie de mornes en mornes sous les auspices peut-être attendries du vieux Maître, cet

autre exilé ? Cette réécriture du passé est inséparable de la violence de l’attaque lancée contre

la Négritude : en réduisant frauduleusement le sens de ce terme à un marqueur ethnique, les

penseurs de la Créolité ne disaient peut-être rien d’autre que l’impossibilité d’assumer la

dimension expérientiale de cette condition. C’est pourquoi il importe tant de faire resurgir à

tout propos le nuancier du métissage : il permet de réduire la part d’Afrique, tant le lien qui a

conclu à la synonymie du Noir et de l’Africain semble encore indissoluble, que la seule

mention du préfixe nègr- suffit à rappeler l’Afrique (on oublie manifestement que des traites

négrières ont existé aussi en direction de l’Orient). En ce sens, l’éloge des différences dont la

Créolité se targue fort cache fort mal à quelle profondeur s’est ancrée cette honte originaire

qu’est la macule servile.

85 Il s’agit d’un discours tenu par M. de Jaham le 9 novembre 2007 pour célébrer la naissance d’une association intitulée « Nous tous créoles ! ». L’éloge du métissage par le descendant d’une caste qui a fait de sa prohibition sa condition d’existence ne manque en effet pas de sel. (http://www.touscreoles.fr) On ne peut dire que la réponse négative de R. Confiant à cet appel soit susceptible de clarifier les questions : « La Créolité fut la première tentative de réconciliation sérieuse entre anciens maîtres et anciens esclaves. […] La Créolité demandait donc aux Békés de se montrer désormais les patriotes d’une Martinique nouvelle. […] Cet appel lancé, il y a…16 ans (en 1989 donc) aux Békés ne relevait absolument pas d’une quelconque compromission, mais d’un réalisme historique, le même qui a poussé un Nelson Mandela à ne pas exiger l’expulsion des Afrikaners et des Blancs Anglophones[...] » Si l’on suit le fil de la comparaison, l’Éloge est au passé déchiré de la Martinique l’équivalent de la politique de réconciliation voulue par Mandela vis-à-vis des partisans de l’Apartheid. Faut-il souligner l’absence totale de proportion entre les positions respectives des uns et des autres – et eu égard à cela, l’absurdité totale de cette proposition de réconciliation? (http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article1134; http://www.montraykreyol.org/spip.php?article733. Toutes les citations qui suivent en proviennent.)

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Il est donc préférable de se tourner vers l’avenir et ne pas perdre son temps à considérer

le passé, comme nous y invite ingénument M. de Jaham, dans un discours qui entend sceller

la réconciliation des races et des peuplements de la Martinique. Mais pour cela, il fallait

tourner la page des commémorations de l’Abolition, en évacuant d’emblée l’idée même de

procéder à l’établissement des soldes de l’Histoire. Personne n’y songeait d’ailleurs, mais

ayant ouvert son allocution en faisant référence à cette épineuse question, M. de Jaham

témoigne d’une remarquable économie de pensée, puisqu’il parvient très exactement à nier le

seul des deux aïeuls que tout métis est en mesure de revendiquer. Ecoutons cette généalogie

réécrite à la sauce créole, elle est aussi parole de nuit : « Dans leur grande majorité, les

Martiniquais ont un aïeul qui les a vendus, et un aïeul qui les achetés ». C’est là restaurer, à

l’exception donc de cette petite minorité qui ce soir-là accueille et invite, l’impossible même

de la filiation aux conditions que la Traite avait fixées, puisque les ethnies africaines étaient

systématiquement séparées, et sur le bateau, et à la vente. Nul ne peut donc remonter à l’aïeul

qui a vendu. Mais la parité que cette filiation instaure entre « l’ancêtre qui acheta » et

« l’ancêtre qui a vendu » a une autre fonction. En renvoyant dos à dos, du point de vue de la

culpabilité, l’Europe et l’Afrique, elle opère un double effacement : et du transbord dans la

violence de sa réalité crue, puisqu’il disparaît au profit d’une « transaction » équitable, et des

populations elles-mêmes, objet de la transaction. La Traite obéirait-elle, à ce compte qui fait

peu de cas de celles-ci, au paradigme du « commerce équitable » ? Peut-être que dans

l’inconscient de l’orateur, ce passé lui revient distraitement sous la force des produits du

commerce triangulaire, en effet. Ce n’est jamais là que cafés, vanilles, sucres, bambins…

Mais, bénéfice momentané de cette économie faite efficacement sur le dos des ancêtres, il

devient alors possible de suggérer fugitivement qu’une parité de situation réunit tous les

présents dans la célébration de la Créolité : chacun a un ancêtre pas très net dans sa

généalogie - ce que tout, dans la situation respective de chacun, et sur un plan symbolique

autant que réel, dément.

Ces quelques obscurités déplaisantes étant momentanément écartées, il devint alors

possible au Maître de Cérémonie de prétendre que « la Martinique est devenue, en un temps

remarquablement bref, une sorte de résumé de la planète, plongeant les racines de sa

population, et mélangeant ses racines. » Encore qu’un béké mélangé soit chose si rare, qu’il

faudrait plutôt en faire l’invité d’honneur de cette étrange soirée, car sitôt qu’il s’est mésallié

ou a fauté, nous savons tous qu’il est plutôt mis à l’écart, et comme déclassifié par les siens.

Mais l’apologie du métissage peut se combiner avec une problématique de la transmission

héréditaire, de sorte que l’on en arrive à dire à la fois le principe du mélange et le fait de la

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séparation, à moins que ce ne soit l’inverse, le principe de la séparation, et le fait confus du

mélange : « De ce chaudron fondateur est née cette infinité de nuances qui colorent les peaux

des Martiniquais à des degrés divers, d’autant plus que des arrivants de l’Inde, de Chine ou du

Proche-Orient sont venus, à leur tour, apporter des touches ou des tonalités nouvelles. » Les

métis sont toujours colorés et versicolores – le nuancier martiniquais est d’une belle richesse,

soyons-en fiers. On comprend mieux que les descendants des Colons soient alors si désireux

de se trouver en si bonne compagnie créole – les termes déplaisants de l’histoire passée ont

été préalablement écartés, et en premier lieu, l’aïeul qui a été à la fois acheté et vendu. Celui-

ci est remarquablement passé sous silence, et le décompte apparemment symétrique est en fait

trompeur. Et comme à défaut de pouvoir trouver celui qui l’a vendu, le descendant d’esclave

connaît au moins celui qui l’a acheté, il vaut mieux, en effet, glisser sur l’obscène de la

posture oratoire et lever un toast, en oubliant celui, bien réel, qui a fait l’objet de la

transaction. Et laisser le vieux planteur, ému par le champagne, s’écrier en une sorte de

communion tardive : « nous sommes tellement martiniquais ! nous sommes chacune et chacun

un échantillon de cette remarquable mosaïque humaine. » Peut-on cependant se risquer à

demander pourquoi un apartheid soft a prévalu longtemps en Martinique avant ce grand soir,

non seulement dans la sphère privée, mais aussi dans l’espace public de la République et ce

jusqu’à des dates relativement récentes ?86 Passons – et l’on se contentera de l’entendre

évoquer pudiquement la gêne que chacun aurait à seulement évoquer l’ « autre » : « Pourtant,

de cette richesse est paradoxalement née une attitude gênée, traversée de jalousie rentrée, qui

fait que ce n’est qu’à voix basse, ou par signes convenus, que l’on peut évoquer l’ « autre » ;

c’est avec embarras ou réticence que l’on ose prononcer les termes de Nègre, Béké, Mulâtre,

Indien, Coolie, Syrien ou Chinois pour désigner l’ « autre », cet autre qui fait pourtant partie

de nous-mêmes. Avec la nostalgie qui accompagne ces brefs instants où le remords nous dote

d’une lucidité partielle, nous nous éclipserons discrètement, en nous demandant seulement de

quoi le Maître serait jaloux. De n’être pas assez foncé ?

Il faut accorder à la Créolité la paternité d’un tel succès. Son idéologie offrait un

avantage indéniable sur celles qu’elle prétendait remplacer, et c’est un luxe qu’on ne saurait

86 Les exceptions sont suffisamment rares pour qu’elles soient notées – on en voit une mention dans les carnets inédits de Michel Leiris consacrés à son voyage de 1948, quand il rencontre Auguste Joyau. Mais il signale avoir été refusé à La Régence, pour avoir été en compagnie d’hommes noirs. L’établissement hôtelier le Lido fut réservé aux blancs jusqu’en 1959. Même aujourd’hui, les manifestations publiques d’amitié et d’estime entre descendants de colons et descendants d’esclaves sont suffisamment rares pour qu’elles constituent encore des exceptions au code – dont on ne sait s’il faut le dire « officieux » tant il ordonne l’ensemble des règles de conduite.

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trop lui reprocher. Elle a offert une occasion rare de pouvoir contourner efficacement la

question raciale, qui est une question sociale et politique, en leur ayant substitué l’argument

du préjugé culturel, devenu l’enjeu d’une querelle linguistique. Écrire en créole se devait

d’avoir force de dogme. Ce qui permettait de tenir des propos parfaitement contradictoires,

puisqu’un dogme n’est jamais référé à la pratique réelle. C’est pourquoi on peut lire aussi

ceci, qui survient au détour d’une phrase, et sonne comme l’aveu de l’élève studieux, enfin

récompensé de ses vertueux efforts : « Nous l’avons conquise, cette langue française. […] Nous l’avons enrichie tant dans son lexique que dans sa syntaxe. Nous l’avons préservée dans moult vocables dont l’usage s’est perdu. En bref, nous l’avons habitée. » 87

Où s’observe un curieux retour de l’idéologie assimilationniste, sous la forme d’une

collaboration inattendue entre les deux pôles jusqu’alors tenus pour inconciliables, assortie

d’une demande de reconnaissance pour participation active à la conservation patrimoniale.

Confiant n’use-il pas lui aussi d’un argumentaire muséal et historicisant, lorsque le créole

vient au secours de ce bon vieux françois d’avant le français contemporain ? Toute

l’entreprise créolitaire se nourrit d’une passion qui prête à compassion : celle de l’antiquaire,

toujours en quête de la pièce rare qui éblouira son acheteur, ou plus modestement, du

conservateur des antiques. On peut, sans ciller, s’exonérer des conséquences impliquées dans

la violence de la charge lancée précédemment contre tous ceux qui avaient écrit dans la

langue apprise, et user d’un double discours, l’un, en direction de l’hexagone, et l’autre, à

fonction terroriste sur le territoire sacré. On honore indistinctement tout du passé, en

prétendant le retrouver contre ceux qui l’auraient occulté, mais curieusement, on oublie dans

le décompte de l’oubli qui a sommé d’oublier le passé : on préfère en incriminer la

Négritude88.

87 Ibid, p.47 ; je ne souligne pas. 88 Il suffit de relire les termes mêmes par lesquels Gilbert Gratiant est loué : « Nous nommons Gilbert Gratiant et bien des écrivains de cette époque précieux conservateurs (souvent à leur insu) des pierres, des statues brisées, des poteries défaites, des dessins égarés, des silhouettes déformées. Sans tous ces écrivains là, il eût fallu effectuer ce retour au « Pays Natal » sans balises ni appuis, sans même de ces lucioles éparses qui dans les nuits bleutées guident l’âpre espoir des voyageurs perdus. Et nous soupçonnons que tous, et Gilbert Gratiant plus encore, saisirent suffisamment de notre réalité pour créer les conditions d’émergence d’un phénomène multidimensionnel qui (totalement, donc de manière injuste, comminatoire mais nécessaire, et sur plusieurs générations) allait les éclipser : la Négritude. » (Eloge, p.17) Autrement dit, ce n’est pas à Rostoland ou à une structure coloniale que l’on doit l’injonction d’oublier, mais à Césaire. Mais quelques lignes plus bas, et de façon parfaitement contradictoire et inconséquente, suit le bilan (globalement positif ?) de la négritude : « La négritude césairienne a engendré l‘adéquation de la société créole, à une plus juste conscience d’elle-même. En lui restaurant sa dimension africaine, elle a mis fin à l’amputation qui générait un peu de la superficialité de l’écriture par elle baptisée doudouiste. » Comprenne qui pourra. (Je souligne)

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Car enfin, il reste un point particulièrement énigmatique. Si le créole est présenté

comme l’objet d’un mépris tant en Guadeloupe qu’en Martinique par les créolophones, il est

un pays qui non seulement n’a pas connu trois siècles et demi de francisation, mais a fait du

créole sa langue officielle : Haïti. Comment se fait-il que ses écrivains soient tenus eux-

mêmes pour des anté-créoles ? Le jugement lapidaire qui est porté sur Jacques Roumain, ou

Jacques Stephen Alexis, est aussi pertinent que les innombrables remarques venimeuses que

Confiant consacre à Césaire et qui vont de son écriture à sa vêture ; de toute façon, ils écrivent

en français de France, en sacrifiant au beau style. Leur romanesque est structuré comme une

tragédie. Etc., etc. : pièces d’un éternel procès d’intention, qui consiste à ne convenir que

d’une chose : le génie est créole, ou ne sera point, et il est localisé ici, plutôt que là. Mais pour

ceux qui ont écrit en créole, comme Frankétienne ? Il faut avoir le courage de le reconnaître :

c’est un échec, nous explique Confiant. Car Frankétienne se heurte « au problème

linguistique » que pose le créole, et quand il se traduit lui-même, il se heurte « au problème

sémiotique » du français. Conséquence : il échoue à dire la concrétude haïtienne, et son

« texte pourrait évoquer n’importe quelle situation de zombification de par le monde.

S’appliquer à n’importe quel pays. Dézafi est haïtien parce qu’il est rédigé en haïtien, pas

parce qu’on y sent, qu’on y palpe, qu’on y voit la concrétude haïtienne, région déshéritée du

monde. »89 Tant est coupable ou hérétique l’éventuelle portée universelle d’un acte

d’écriture ! Le verdict tombe sur la malheureuse tentative de Frankétienne, pourtant

mentionnée avec plus d’enthousiasme quelques années plus tôt : faute d’être entré dans les

secrets de l’authenticité de l’être et du dire, « Frankétienne échoue à faire entrer la littérature

créolophone dans la temporalité de l’écrit. »90

On pourrait, plus benoîtement, se demander pourquoi reprocher aux uns ce qu’on

s’accorde soi-même, et pourquoi disqualifier ceux qui ont réussi là où l’on n’a pas persisté ?

La réponse, cyniquement donnée par Confiant à René de Ceccaty qui soulevait l’éventuelle

contradiction, ou revirement, que représenterait le fait d’écrire en français, est sans

équivoque : c’est une question de visibilité. Pour soutenir tant de paradoxes, la solution

s’imposera d’elle-même : la Créolité, faute d’avoir su convaincre ses lecteurs de lire en

créole, a créolisé le français. Mais il double cette considération stratégique d’un second

argument, qui suggère étrangement une supériorité du français, via une inoubliable

89 Raphaël Confiant, art. cité, in Écrire la « parole de nuit », p. 174. 90 Ibid., p.177.

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comparaison technique : « Si j’ai une bicyclette et une voiture, c’est la voiture que je

prends ! »91

On fera observer justement qu’un Césaire, ou les hommes de sa génération qui

entendaient se rendre maîtres de leurs outils linguistiques, en créole autant qu’en français,

n’auraient jamais osé une telle comparaison – dont on ne sait s’il faut en brocarder le cynisme

technologique, ou sourire de la naïve téléologie qui la guide.

* 6 *

Du côté de chez Glissant

L’ironie discrète que Glissant pratique constamment aura, heureusement, préservé son

propos de pareilles sottises. A Glissant, on pourrait justement attribuer cette belle formule que

Michel Leiris réserve à Césaire (et, sans doute, à quelques autres) : pour lui aussi, « il ne

s’agit nullement de se faire « Antillais », sur le plan du pittoresque de félibrige en usant d’un

langage d’emprunt. »92 Il n’est pas sûr que le succès rencontré par la Créolité ne repose pas,

en certains cas, sur ce « pittoresque de félibrige » dont on applaudirait les accents mièvres

d’un doudouisme relooké, où les obituaires de l’identité locale sont largement fêtés.

Or, il faut le dire, et sans doute le répéter, puisque ce point demeure strictement inaperçu

dans la réception française de la pensée d’Édouard Glissant, il n’y a entre la créolisation et la

créolité, qu’un rapport étymologique – les mots ont même racine, mais l’ensemble de leurs

significations, de leurs déterminations comme de leurs enjeux fonctionnent trop souvent à

contre sens pour qu’on les apparie. Les indications que donne Glissant sur la différence qu’il

maintient quant à lui entre les deux termes de « créolisation » et de « créolité » sont, certes,

éparses, et réparties discrètement dans son œuvre. Mais elles sont précises, et sans équivoque

aucune. Il en exclut précisément les deux extensions que le concept de créolité aurait

amenées, selon lui, par rapport à celui de créolisation : « La première ouvrirait sur un champ ethnoculturel élargi, des Antilles à l’Océan Indien. Mais ces sortes de variations ne paraissent pas déterminantes, tant est grande la vitesse de leurs

91 Interview par René de Ceccaty, 6 novembre 1992. Le Monde, qui ne s’est pas trompé sur la charge d’impensé de cette comparaison, titra l’interview « La bicyclette créole et l’automobile française. » 92 Michel Leiris, Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, Paris, Gallimard-Unesco, 1955, p.110-111.

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changements dans la relation. La seconde serait une visée à l’être. Mais c’est là un recul par rapport à la fonctionnalité de la créolisation. »93

D’un côté, la prise en compte de la zone linguistique concernée par le créole se heurterait,

selon lui, à d’autres difficultés, qui ne peuvent être surmontées par la seule promotion d’un

critère satisfaisant à l’unité linguistique, car à l’analyse, il se révélerait rétif à plier sous sa

juridiction l’ensemble des variables socioculturelles qu’il aurait dû inclure, et subsumer.

(Suivre sur ce point les découpages opérés entre les divers espaces américains, européens et

créoles de la Caraïbe plonge le lecteur de l’Éloge dans la plus grande des perplexités, comme

on l’a déjà noté). D’un autre côté, la prétention ontologique, ou la substantialisation

existentielle que cette « visée à l’être » démarque, opère dans des directions trop radicalement

étrangères à sa pensée pour qu’il puisse s’y reconnaître. Créolisation, donc, et non pas

créolité. On ne peut les confondre qu’à la condition de ne pas trop lire les textes, et d’abord

ceux de Glissant – dont on ne remarque pas suffisamment la sévérité sans appel de cette mise

en garde très brève qu’il formule contre la notion même de créolité, et qu’il oppose alors

explicitement à la créolisation : « La créolisation qui est un des modes de l’emmêlement – et non pas seulement une résultante linguistique – n’a d’exemplaire que ses processus et certainement pas les "contenus" à partir desquels ils fonctionnent. C’est ce qui fait notre départ d’avec le concept de "créolité". » 94

La ligne de partage est clairement énoncée. Il ne s’agit pas de dégager la permanence d’une

essence fixe et intemporelle, et encore moins d’ouvrir une voie à l’être, ni même de prétendre

à la valeur d’un modèle, mais bien de penser des devenirs « imprédictibles » :

« les créolisations introduisent à la Relation, mais ce n’est pas pour universaliser ; la « créolité », dans son principe, régresserait vers des négritudes, des francités, des latinités, toutes généralisantes — plus ou moins innocemment. »95 En effet, si la pensée de la créolisation vise à dégager les conditions d’un processus

singulier de formation sociale et culturelle originale, qui ne se laisse aucunement ramener à

des racines, ni même à la sommation de ses composantes, il y a grave méprise à la tenir alors

pour une modalité spécifique de certaines réalités, qui en auraient ainsi reçu la propriété

définitive, et exclusive. Or c’est à ce nombrilisme que l’on aboutit, lorsqu’on voit partout en

terre de créolité l’annonce heureuse, et en modèle réduit, de ce que le « monde », dans sa

globalité, est censé annoncer. Car loin d’être le point d’arrivée d’un moment particulier de

l’histoire du Monde, la créolité annonce de façon fulgurante ce qui arrive :

93 PR, p.103 ; je souligne. 94 PR, p.103 ; je souligne. 95 PR, p.103 ; je souligne

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« De par le monde, ce processus que nous vivons depuis plus de trois siècles se répand, s’accélère : peuples, langues, histoires, cultures, nations, se touchent et se traversent par une infinité de réseaux que les drapeaux ignorent. […] Le monde se met à résonner de sa totalité dans chacun de ses lieux particuliers. Il nous faut désormais tenter de l’appréhender, loin du risque appauvrissant de l’Universalité, dans la richesse éclatée, mais harmonieuse, d’une Diversalité. »96

On trouve bien chez Chamoiseau, à l’occasion d’une assez longue note, un retour

théorique sur cette question, assez obscur il faut bien l’avouer ; mais le raisonnement tenu

confirmerait plutôt ce qui sépare les approches engagées sous chacune de ces deux notions :

« Il faut appeler « créolités » des résultantes particulières dans l’alchimie des créolisations.

Résultantes qui demeurent en mouvement puisque soumises aux électrolyses continuées des

créolisations. Il faut appeler « créolisations » les mécanismes évolutifs de la mise-sous-

relation, enclenchée de manière complexe et accélérée dans le monde américain, répercutés

aujourd’hui dans l’ensemble du monde. […] Dans les créolisations des petites îles, on peut

appréhender, en étudiant chaque pays, des créolités particulières, irréductibles entre elles : la

Créolité martiniquaise n’est pas la Créolité haïtienne, ni même la Créolité

guadeloupéenne. »97 Ces entités miraculeusement advenues, et reconnues comme une

essence, qui formeraient chacune des créolités semblent en effet contradictoires avec le cadre

théorique de la créolisation, dans lequel P. Chamoiseau entend ici se mouvoir, même s’il

paraît, sur d’autres points, apporter quelques nuances aux « thèses massives» de l’Éloge, en

les entrouvrant légèrement au principe de l’altérité, et au fait de l’altération. En renvoyant

chaque île à sa spécifique spécificité, la créolité ne dissout pas simplement la promesse de

l’Archipel. Car si c’est à l’histoire propre à chacune des îles que nous devons leur

irréductibilité, il n’y a rien, alors, qui soit proprement l’effet de la créolité ou de la

créolisation ; c’est une propriété qui découle des particularités de chacune, du fait de l’histoire

différente de leurs colonisations respectives. Comme la créolité est pensée ici comme « une

résultante particulière dans l’alchimie de la créolisation », on a quelque difficulté à concilier

cette inscription de la créolité dans la créolisation, laquelle vise à inquiéter le principe même

d’une identité nationale fondée sur le continuum statique du territoire et de la nation. Si le

96 Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant Lettres créoles, p.204. 97 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, pp.201-202. La vérité oblige de reconnaître que pour la Créolité « antillaise », de l’ensemble du territoire de la créolité, il est en vérité fort peu question, à part une éphémère mention dans l’Eloge. Ainsi, les Lettres créoles n’évoquent aucunement les littératures de l’Océan Indien par exemple – ni l’île Maurice, ni les Seychelles, ni la Réunion n’y sont envisagées à titre d’éléments de problématisation littéraire des effets éventuels propres à la diglossie. Le but est au fond assez clairement identifiable : la Créolité n’est jamais qu’une affaire éditoriale franco-française, et justifie les lazzis des anglo-créolophones, qui y voient la promotion un peu emphatique d’une mentalité villageoise (voir D. Walcott et S.Hall, Dokumenta 11, éd. citée).

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mouvement de la Créolité n’évite absolument pas ce travers, n’est-ce pas pour avoir cédé aux

vertiges de l’Un, et érigé une identité artificiellement reconstruite, en instance d’identification

obligée par le modèle de la filiation ?

On comprend mieux alors que l’appréciation sévère portée sur la créolité en 1990 par

Glissant ne variera jamais, en dépit des liens d’amitié qu’il a manifestés publiquement pour

Chamoiseau – car ce qui est en cause dans le mot d’ordre qui entoure ce mouvement, c’est

bien l’illusion qui condamne au fond le sens global de son entreprise à être (au mieux) vouée

à la répétition d’un leurre identitaire. Un propos plus tardif, tenu au Canada et publié ensuite,

explicitera ce point. La raison avancée en est cette fois que le tort ou l’erreur des partisans de

la créolité est d’avoir cédé trop vite au mirage de l’être, au détriment de la vitalité du

processus – et cela était également la faiblesse de la négritude : « la définition de l’être va très vite, dans l’histoire occidentale, déboucher sur toutes sortes de sectarismes, d’absolus métaphysiques, de fondamentalismes dont on voit aujourd’hui les effets catastrophiques. Je crois qu’il faut dire qu’il n’y a plus que de l’étant, c’est-à-dire des existences particulières qui correspondent, entrent en conflit, et qu’il faut abandonner la prétention à la définition de l’être. Or, c’est ce que fait la créolité : définir un être créole. C’est une manière de régression, du point de vue du processus. » 98 Du point de vue du processus : tout est dit. Le processus n’est pas simplement l’énoncé

d’un fait, il est aussi un déroulement, l’accomplissement d’un procès en train de se faire, et

dont l’actualisation est moins le déroulé d’un plan, que la venue à l’être de ce qui n’était ni

« là », ni « ailleurs », ni même en gestation. Le processus devient en quelque sorte une valeur

accolée à cela seul qui peut, encore, se dire de l’être, une fois qu’on a renoncé à le « définir »

ou à le dire « en tant qu’être ». L’être s’est dit de façons multiples ? On dira que les étants se

particularisent indéfiniment, se singularisent magnifiquement. Il y a, dans de nombreuses

pages de Glissant, une euphorie à célébrer la puissance pure de la vie, dans sa capacité à

persister et à se métamorphoser – en quoi l’expression de sa vitalité fait signe aussi bien vers

la figure de l’éclatement (la diffraction), que de l’éclat (le miroitement des eaux que la

lumière exalte). On comprend alors qu’un processus soit tout autre chose que la seule

actualisation d’une puissance : c’est l’autre nom de la vie, c’est la vie même saisie dans sa

puissance d’agir, dans sa dynamique pure, en deçà des partages où une matière reçoit par

exemple l’imposition d’une forme, pour en rester à une formulation de type aristotélicien. La

98 IPD, p.125.

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créolisation n’obéit pas chez Glissant aux causalités hylémorphiques, c’est l’évidence. Et les

références allusives aux théories du Chaos l’en dispensent.99

C’est pourquoi le terme de créolisation se confond d’autant moins avec la question de

l’émergence de cette langue particulière que serait le créole qu’il ne peut s’y restreindre. Le

créole (comme « langue ») appartient bien à un processus qui est celui de la « créolisation »,

mais celle-ci l’excède au point de s’appliquer à des réalités socio-historiques qui n’auront pas

vu advenir le créole, ou qui l’auront abandonné. L’écart que prend soin de manifester Glissant

par rapport à la question, si souvent posée aux écrivains antillais francophones, de savoir

pourquoi ils n’écrivent pas « en créole » mérite d’être relevé : il avance moins une explication

par le fait générationnel, ou l’habitus d’emprunt, qu’il ne déplace l’accent sur les

transformations opérées sur la langue utilisée – de telle sorte qu’une langue neuve en

ressurgisse, et cela vis à vis des deux instances linguistiques de référence, le français comme

le créole. Pour inhabituelle qu’elle soit aux oreilles des « francophones » de France, ou de la

tradition française, elle l’est tout autant aux oreilles des « créolophones » habitués eux aussi à

un usage moyen des deux langues (autrement dit, l’injonction faite aux écrivains, et avancée

dans l’Éloge de la créolité, d’avoir recours au créole « le mieux basilectal » devrait inquiéter

plus d’un concernant la police de la langue, et la médiocrité artistique qui en résulterait). Dans

l’Introduction à une poétique du divers, Glissant trouve comme modèle (ou plutôt, comme

paradigme pour exprimer le sens qu’il donne à cet usage littéraire du « créole ») ce nouvel

anglais qu’il voit surgir au travers de la dub poetry jamaïcaine : la distance est doublement

marquée avec ce qui serait un travail de transcription de l’oralité, puisque le modèle avancé

est d’abord un fait esthétique, emprunté à un tout autre horizon linguistique que celui du

créole. Comme s’il s’agissait, en d’autres termes, d’apprendre aussi bien à faire entendre une

langue étrangère au français, dans le français, que rendre étranger à son usage vernaculaire le

créole lui-même. C’est là encore un autre effet de la méditation deleuzienne et guattarienne

sur les langues mineures. Mais l’entreprise de Glissant pourrait tout aussi bien s’inscrire sous

le signe proustien, relu par Deleuze, du bégaiement. L’écrivain apprend à faire bégayer sa

99 La pensée de la créolisation surgit chez Glissant dans un mouvement qui trouve dans l’œuvre de certains de ses contemporains comme Deleuze et Guattari, mais aussi Kostas Axelos, une source d’inspiration. Glissant rend par deux ou trois fois un hommage explicite à Deleuze et Guattari, en signalant sa dette quant à l’emprunt qu’il leur fait du concept de rhizome, et du rôle que leur éloge du nomadisme a joué sur sa propre pensée. Peut-être peut-on aussi les relier par un certain vitalisme qui leur est commun, même si Glissant l’exprime plus qu’il ne le thématise (nulle Nature naturante chez lui, pour accéder au plan de composition de la vie). Voir dans La Cohée du Lamentin, les quelques pages consacrées à Deleuze et Guattari, qui relient l’invention littéraire d’un monde à la vitalité de la totalité-monde (CL, pp. 135-140).

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langue, d’autant qu’il parle ou écrit, selon la formule qu’affectionne Glissant « en présence de

toutes les langues. ». Deux remarques, empruntées au Discours antillais, soulignent

néanmoins que l’intérêt porté par Glissant à la question du créole et à l’oraliture diffèrent sur

des points essentiels des déclarations de la Créolité : « Le "manque" n’est pas dans la méconnaissance d’une langue (le français), mais dans la non-maîtrise d’un langage approprié (en créole ou en français). L’intervention autoritaire et prestigieuse de la langue française ne fait que renforcer les processus de manque. » 100 « La pratique écrite du créole, tant qu’elle ne ressortit pas d’un consensus collectif, risque d’égarer aux fatalités d’un folklorisme d’autant plus naïf qu’il donne bonne conscience. […] Il ne s’agit pas de créoliser le français, mais d’explorer l’usage responsable (la pratique créatrice) qu’en pourraient en avoir les « Martiniquais. » 101 La faiblesse, sur le plan idéologique, de la Créolité, est d’être indexée au souvenir, en

s’inventant une mémoire prête à l’emploi. En quoi elle est bien travaillée par l’obsession

d’une idéologie nationaliste, en lieu et place d’une conscience nationale critique. D’où son ton

constant de remontrance, nourri au ressentiment. Tout au contraire, l’entreprise inaugurée par

la question de la créolisation n’est jamais engagée sous le signe du souvenir mais de la

mémoire, ce qui est tout autre chose, de bien plus rude à affronter. C’est pourquoi on la trouve

adossée à un ensemble de déterminations qui fonctionnent en strates non synchrones,

constamment sujettes aux glissements de terrain, aux failles, comme aux à-pics douloureux de

l’oubli. C’est sur ces points que l’enjeu des déplacements effectués par la pensée de la

créolisation demande à être apprécié : les déterminations conceptuelles qui en dessinent les

réseaux relationnels, peu à peu introduites dans le corpus de l’œuvre, s’enrichissent

constamment des torsions imprimées sur elles par une pensée qui travaille en spirale, et en

volume. Épaisseur du monde-paysage dans les pages éblouissantes que Glissant réserve à une

plage, ou au dévalé d’un morne dans la Mer Caraïbe.

Dans des pages inspirées qui trament la relation de la parole et du lieu clos qu’est la

plantation, Glissant s’efforce également de penser tout ensemble les tensions entre les

éléments de cette réalité, leur mise en relation. Mémoire et oubli y jouent un rôle essentiel, en

effet, pour saisir et penser cette réalité tout autrement que comme un ensemble stable,

homogène. Il y a aussi nécessité d’accéder à d’autres éléments que ceux de l’archive, du

registre ou de la légende. Les limites apparentes du territoire – celui de la Plantation, ne sont

100 DA, p.334. Il s’agit donc bien de poser une double compétence, non d’opposer l’une à l’autre. Et contrairement au cliché abondamment réactivé par la Créolité contre les milieux bourgeois ou « ethno-mulâtres », j’ai connu nombre de familles où c’était bien en ces termes de réelle maîtrise dans les deux langues, que leur rapport était posé ; l’éducation donnée s’y montrait attentive. 101 DA, p. 346-347.

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pas plus garanties que les limites de sa datation strictement historienne : sur bien des points,

nous croyons retrouver des thèmes de la Créolité. Mais les points de rupture n’en sont que

plus remarquables : la conscience marquée d’une absence réelle de tradition, faute d’un

fondement dans le mythe d’une Création du Monde et d’une légitimité marquée par l’absolu

d’une filiation que l’on poursuivrait jusqu’à l’infini des temps ; une autarcie qui ne cesse de

s’ouvrir et se montre béance inclôturable ; l’étanchéité elle même qui veille à l’organisation

des rapports sociaux est constamment contredite par la violation des principes édictés ; des

séries d’autarcie qui produisent des similitudes non irrécusables, de part en part des lieux

affectés par le Mode de production esclavagiste. Ce qui nous retient dans ces pages, c’est

précisément l’accent singulier que leur imprime l’intention poétique de Glissant : « La

Plantation est l’un des lieux focaux où se sont élaborées quelques-uns des modes actuels de la

Relation. Dans cet univers de domination et d’oppression, de déshumanisation sourde ou

déclarée, des humanités se sont puissamment obstinées. Dans ce lieu désuet, en marge de

toute dynamique, les tendances de notre modernité s’esquissent. C’est à repérer de telles

contradictions qu’il faut d’abord nous attacher. »102

Cela entraîne quelques conséquences d’importance, tant sur la compréhension du

processus de formation historique des sociétés et des peuples qui ont été affectés par cette

histoire, que sur leur devenir. La poétique de la relation n’est pas tant tournée vers la

reconstitution d’un passé, où se situerait le secret non partageable de notre identité, qu’elle

n’est attentive à accueillir les figures ultérieures de cette formation en gésine. Aucune

nostalgie, mais l’attention patiente pour pointer l’écho diffracté dans nos consciences de ce

que l’ordonnancement même de la Plantation a imprimé de structures qui ont touché aux

cultures des Amériques. « Et enfin, quand tout bougera ou plutôt s’écroulera, quand le

mouvement inarrêtable aura dépeuplé le lieu clos pour amasser dans la marge des villes sa

population, ce qui sera resté, ce qui reste, c’est l’obscur de cette mémoire impossible, qui

parle plus haut et plus loin que les chroniques et les recensements. »103 Tout suggère

précisément une inspiration contraire à l’idéologie de la créolité : ce qui importe, précisément,

du point de vue de processus, c’est de saisir ou de happer quelques lois de formation de ce qui

vaut ici comme un des « laboratoires du monde. »

Au lieu de tendre à la quête obligée des dernières manifestations d’un passé ancestral,

comme nous y invite la Créolité lorsqu’elle considère que « l’action folklorique est, du point

102 PR, p.79 ; je souligne. J’évoque dans ce paragraphe l’ensemble du chapitre ayant pour titre « Lieu clos, parole ouverte ». 103 PR, p.86.

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de vue de la simple conservation du patrimoine, absolument nécessaire »104, il nous invite à

suivre du plus haut et du plus loin ce que les convulsions secrètes d’un ordre caractérisé par la

fragilité de son mode de formation peut produire d’effets imprévisibles, y compris au-delà de

nous. Deuxièmement, contre les transparences qu’affectionne l’exotisme, ou les certitudes de

la mémoire léguée par la Tradition, sonder les profondeurs, les abîmes, où notre monde

descend. « Suivre la trace de nos sources », et non remonter à la source première de vérité :

l’opacité chez Glissant s’oppose à la transparence, mais elle n’est pas obscurité. Ou du moins,

les obscurités du dire n’ont rien d’obscurantiste. S’il n’y a pas à attendre de révélation

prophétique, la seule prophétie du passé que Glissant accorde à la poésie consiste à rendre

visible ce qui s’est passé, obscurément. L’opacité, au fond, engage à une translucidité ; elle

fait signe précisément vers ce qui s’est joué, qui tient à la vitalité d’une humanité en proie aux

conditions particulières de son mode d’exposition, ce qui interdit les simplifications. « On

comprend que c’est là où tout cri fait événement. La nuit des cases a enfanté cet autre énorme

silence d’où la musique incontournable, d’abord chuchotée, enfin éclate en ce long cri. »105

Cette mention faite incidemment à la musique souligne d’autant la pauvreté de

l’observation musicale que l’on trouve dans les écrits théoriques de la créolité. L’exclusion

incompréhensible de Cuba de la sphère de la créolité révélait son incapacité à prendre en

compte ce qui s’était nécessairement joué, tant dans l’espace de la Plantation qu’en ses

abords, pour produire précisément cette musique-là. Ce n’est pas par hasard si tous les grands

textes consacrés à la situation des Noirs ou à l’expérience propre aux Noirs arrivés aux

Amériques butent, à un moment donné, sur la question de la musique, tant au sujet de son

mode énigmatique de formation, que de sa signification, comme phénomène original issu de

la plus invraisemblable des conditions. La musique est, en effet, un excellent terrain pour

observer les effets de l’emmêlement – ce qui est tout autre chose que de prétendre en pénétrer

le secret. Dans le commentaire qu’il consacre à une gravure de Karl Girardet représentant un

esclave qui écoute aux portes du salon où un Maître joue de la musique en famille, Daniel

Maximin précise l’intention qui préside au titre qu’il lui donne, « la connaissance

chapardée » : « Inventer, faire du neuf, improviser, c’est cela la base de toute création musicale. Des jeunes gens sont réunis, une jeune fille, un clavecin, chez le maître. Dehors, un esclave tend l’oreille… C’est un espionnage-vol ! Il se dit qu’il y a là quelque chose à prendre : c’est une belle musique, du Mozart peut-être ? Il n’a pas passé son chemin comme s’il n’était pas concerné. C’est à partir

104 Éloge de la créolité, p. 63, note 11. Suit la mention élogieuse, absolument invraisemblable pour tant d’entre nous, de Loulou Boislaville (et de ses ballets folkloriques ?). À ce compte-là, Joséphine Baker est la quintessence de l’authenticité des racines patrimoniales du terroir. 105 PR, p.88.

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d’une telle attitude que le métissage se crée : la musique sort de la prison où elle est enfermée et elle atteint celui auquel elle n’était pas destinée. [...] Si un jour le maître entend l’esclave reproduire cette musique, il peut lui demander de venir un jour dans l’habitation… C’est la colonisation culturelle du maître par l’esclave. »106

Et d’ajouter ceci, que des tenants d’une authenticité immémoriale ne peuvent admettrre :

« Dès l’instant qu’ils reproduisent trois notes de violon qu’on ne leur a pas demandées, le

violon devient un instrument de libération. ».

L’idéologie de la créolité, dans sa surdité aux élans imprévisibles que toute la musique

née du processus de créolisation aux Amériques manifeste constamment, trahit un

enfermement réducteur dans une approche strictement linguistique de l’identité. La mise en

scène qui entourait la présentation du Conteur, promu soudainement primo-résistant, et dont

la « parole de nuit » était accompagnée de tam-tams scandant cette fameuse « levée atavique »

montrait qu’à défaut d’être pleinement crédible, elle reposait au moins sur le présupposé que

tout ce qui serait né ensuite, ou produit aux conditions de ce processus sans fin serait affecté

de ce coefficient dépréciateur qu’était appelé à jouer le terme de « francisation ». Faute de

plus amples éclaircissements, le lecteur devait-il conclure que tout le reste est volubilis

occidentalisé ?107 Mais c’est aussi de cette façon que la Créolité rencontra son public, en

ressuscitant un imaginaire de pacotille, tirant des stéréotypes et des clichés exotiques

l’essentiel de son argumentaire poétique et de sa psychologie.108

Significativement, c’est à partir de cette musique, et du cri d’où elle provient, qu’un

véritable Universel chez Glissant s’esquisse, qui n’est pas généralisant : « Il n’y a

106 Daniel Maximin, « La connaissance chapardée », in Ch. Chaulet-Achour et R. Fonkoua (s.d.), Esclavage, « Libérations, abolitions, commémorations », Paris, Séguier, 2001, p.17. 107 Les années 70-80 ont été riches en polémiques concernant l’authenticité des différentes musiques antillaises, et notamment celles de la Martinique et de la Guadeloupe. Le nationalisme culturel tenait à n’accorder de satisfecit qu’aux musiques apparemment les plus africaines, comme le gwoka, le laghia ou le bélè, et liées dans l’esprit du temps, aux danses d’esclaves, étrangères à tout contact occidentalisant. En revanche, l’on disputait beaucoup en ce qui concerne quadrilles, léroz, biguines. A la même époque, les musiques en provenance des territoires hispanophones, notamment Cuba, étaient dépréciées et dénoncées comme preuves de « bourgeoisie », et d’« assimilation ». Voir Marie-Cécile Lafontaine, « Musique et société aux Antilles », Présence africaine, 121-122, Paris, 1982, pp. 72-108 ; « Harmonies du désordre. Musiques et société d’Afrique et d’Amériques » ; A. Ménil, « Retour au Latino bar » in Tanyaba, Société d’Anthropologie, 1993. 108 On ne doit pas négliger la cible visée par Glissant, dans ce constat sans appel qu’il fait des conditions de la réception française des littératures venues d’ailleurs : « Ce qui prévaut aujourd’hui dans le panorama européen et français, ce n’est pas cet imaginaire [celui de Beckett, Artaud, Ezra Pound, Faulkner, ou Joyce, tous cités précédemment], c’est une espèce de réalité folklorique assez plate : le public français est tout à fait impressionné par des réalisations para-exotiques qui sont très communes et même un peu vulgaires. Plus un écrivain accumule dans un texte de références extrêmement faciles et quasi exotiques à l’existence de sa langue qui en général est une langue, disons, maternelle opprimée, plus le public est content. » (IL, p. 17.)

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d’Universalité que de cette sorte : quand, de l’enclos particulier, la voix profonde crie. »109

Cela oblige à saisir alors en quelles parts la particularité de cette expérience peut, ou non,

tendre à une universalité véritable, lors même que l’on s’est montré très circonspect avec cette

catégorie, et que l’on a refusé son envers grimaçant, l’universalisme. C’est pourquoi

l’intention poétique propre à la relation, ou la pensée de la relation en tant qu’elle est une

poétique, ne fonctionne absolument pas à la douceur amère de la peinture de l’ancien temps,

où la volonté de donner corps et images aux scènes du passé a le charme ambigu d’une

réminiscence sans anamnèse, et échappe rarement aux chromos de la piété commémorative.

Car si la pensée de la créolisation est tournée vers la Mémoire, il s’agit d’une Mémoire qui est

autant Oubli que Symptôme, rature et ratage, que ruse et emprunt.

C’est également prendre conscience de cela, que mettre en Relation.

« C’est ce qui s’appelle se défolkloriser. »110

109 PR, p.88. 110 PR, p.215. Dans ses entretiens avec Lise Gauvin, Glissant trace une ligne continue entre folklorisme, régionalisme et exotisme ; cf. IL, p. 15, 29, 53.