Vinciane Despret - Penser Comme Un Rat

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Despret, Vinciane - Penser comme un rat

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  • O n a long tem ps pens dcouvrir les lois de l'apprentissage en soum ettan t un rat l'preuve du labyrinthe. Certes, si on le rcom pense, le rat apprend le parcours. Mais que lle question le rat rpond-il re llem ent ? Q ue sign ifie le labyrinthe p ou r lui ? C om m ent in te rp r te-t-il la rcom pense ? A u jo u rd 'h u i, la russite du processus de l'hab itua tion dans l'observa tion des prim ates n 'es t p lus considre com m e le seul rsu lta t du travail des humains. Elle t ie n d ra it to u t autant la vo lo n t des singes de se laisser approcher (la p ro x im it des observateurs rep rsente ra it une p ro tec tion pou r eux).Pour certains, la prise en co m p te des d im ensions re lationne lles constitue un a rte fac t q u 'il fau t rad ique r : l'an im al rp o n d ra it en fa it une autre question que celle qui lui est pose. Selon d 'autres, to u te s itua tion sc ien tifique in te rrogean t les vivants re lvera it e lle -m m e de l'a rte fact. Les anim aux ne ragissent pas ce que nous leur soum ettons : ils in te rp r ten t une dem ande e t leur rponse traclull leu r p o in t de vue sur la s ituation. C 'es t elle qu 'il fa u t s'intresser.Les sc ientifiques trava illan t sur le b ien - tro .in lnui! su ivraient-ils ce tte vo ie p rom etteuse ? Q in Ih>. m inl les co nd itions p e rm e ttan t de te ls c h . m i ) im ii m In f Telles sont les questions que C0 livre Inui m IihhmOn y dcouvre que le fa it d 'in lo rrcn jn i ............. ..sur ce qu i les rend heureux p o u n .ii l lm Uni les sc ien tifiques m od ifie r leurs p in tk |iin n e t a dm e ttre que le p o in t do vu i la ( eux ju'll tu d ie n t constitue en fa it le vrllnl(lt> < 4 )* i 11 en 2007.

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  • Vinciane Despret

    Penser comme un rat

    Confrences-dbats organises par le g roupe Sciences en questions l'Inra en 2008 e t 2009 dans les centres de Jouy-en Josas, C lerm ont-Ferrand e t Tours.

    ditions Qu - c/o Inra, RD 10, 78026 Versailles Cedex

  • La collection Sciences en questions accueille des textes traitant de questions d ordre philosophique, pisttnologique, anthropologique, sociologique ou thique, relatives aux sciences et l'activit scientifique. Elle est ouverte aux chercheurs de l'Inra ainsi qu des auteurs extrieurs.

    Raphal Larrre, Franoise Lescourret,

    directeurs de collection

    Le groupe de travail Sciences en questions a t constitu l Inra en 1994 linitiative des services chargs de la formation et de la communication. Son objectif est de favoriser une rflexion critique sur la recherche par des contributions propres clairer, sous une forme accessible et attrayante, les questions philosophiques, sociologiques et pistmologiques relatives l activit scientifique

    Texte revu par lauteur avec la collaboration de Raphal Larrre et d Elena Rivkine.

    Qu ,Versailles,2009 ISSN : 1269-8490 ISBN : 978-2-7592-0336-9

    Le code de la proprit intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit la photocopie usage collectif sans autorisation des ayants droit. Le non-respect de cette proposition met en danger ldition, notamment scientifique. Toute reproduction, partielle ou totale, du prsent ouvrage est interdite sans autorisation de lditeur ou du Centre franais dexploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris, France..

    Prface

    Vinciane Despret ma racont un souvenir, que je vous livre sous son contrle, et qui explique, bien mieux que ne saurait le faire le rcit d un parcours universitaire, les orientations de recherche qui sont les siennes aujourdhui.

    Elle devait avoir huit ans, lorsquune scne, somme toute banale, resta grave dans sa mmoire. Elle habitait, dans la banlieue de Lige une grande maison entoure d un jardin. En descendant lescalier, son regard sattardait chaque fois sur ce jardin que lon pouvait voir par une fentre aux vitraux de couleur donnant dans lescalier. Le souvenir est prcis : c tait celui du premier chant du ramier, qui tait le signe de larrive du printemps. Et le fait est quil ne se trompait jamais : avec ce chant, le temps basculait.

    Bien des annes plus tard, Vinciane apprit que les ramiers ne cessaient pas de chanter pendant lhiver. Pourquoi ne les entendait-elle donc quau printemps ? En y rflchissant, elle comprit que ses oreilles avaient besoin d une certaine intensit lumineuse pour entendre ce chant. Mais une autre hypothse se forgea dans son esprit et s ajouta celle-ci : ce ramier, cause de la saison, chantait pour un autre ramier, de sorte que son chant se distinguait des chants hivernaux.

    De cette histoire, qui dcide d un parcours et le dessine, quatre choses doivent tre retenues. Vinciane Despret y voit l uvre le constructivisme tel quelle laime. Cela mrite quelques explications.

    Premirement, la ralit ne nous est pas donne d emble ; on la construit avec une certaine sensualit. Ce qui se traduit ici par le fait que le ramier chantait peut-tre pour quelquun et que, comme Vinciane, il tait sensible la mme variation de luminosit qui, lui, le faisait chanter et qui faisait, notre auteur, percevoir son chant.

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  • Deuximement, on peut y trouver une autre forme du constructivisme (mais quelle n aime pas) en s appuyant cette fois sur les vitraux colors travers lesquels elle regardait ce jardin : regarder le monde travers des vitraux, c est passer d une couleur lautre. Mais ici, cest lhomme qui dcide que le monde est rose ou vert, de sorte que lon obtient une vision du monde trop minimaliste.

    Troisimement, Vinciane Despret, on le sait, sintresse aux gens qui travaillent avec les animaux, parce quils ont toujours une histoire raconter avec un animal. Les biographies des thologistes en tmoignent notamment. Sa manire de parler du ramier n est justement pas celle de lthologiste, car il n tait pas pour elle un personnage observer en tant que tel, en (et pour) lui-mme ; il tait un personnage de sa vie et, point le plus important, ils taient tous les deux dans un rapport autre chose. L animal est rest pour elle dans un rapport autre chose, ou encore, elle aime se mettre en rapport avec les animaux dans un rapport autre chose en perspective.

    Quatrimement enfin, elle n aurait pas pu raconter cette histoire il y a trois ans. Pourquoi ? Parce quelle aurait craint que lon considre que, dans sa dmarche, elle posait sa sensibilit avant sa pense. Ne l aurait-on pas alors accuse, surtout dans le domaine des recherches sur lanimal, de penser de la manire mme quon a reproch aux femmes de penser, c est--dire avec trop de sensibilit, ce qui, ne loublions pas, a justifi lexclusion des femmes de la science, sous le prtexte quelles s impliquaient trop dans ce quelles pensaient ? Or, si on cherche une dfinition commune toutes les sciences, voire une dfinition commune toutes les pratiques de savoir, on peut avancer celle-ci : ce que toutes visent, c est changer le monde, le modifier. Un monde avec Big-Bang n est pas le mme monde quun monde sans Big-Bang ; un monde o les gnes expliquent le comportement n est pas le mme monde que celui o l on ne croit pas leur action.

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    Que vient faire ce constat avec lusage de la sensibilit dans les oprations de connaissance ? La sensibilit est entendre comme une forme de disponibilit par rapport au monde, ou au moins certains des vnements qui sy droulent. Elle est donc implique au premier chef dans la question de savoir comment on veut que le monde change. Et c est, selon Vinciane Despret, comme elle le montre au fil de ses livres, cette disponibilit qui fait que certains chercheurs sont innovants. La disponibilit permet de rendre visibles des choses que tout le monde voit sans y prter attention, permet de rendre ces choses importantes ou significatives ou encore de les signifier autrement, comme cela est le cas dans le travail artistique.

    Vinciane a choisi de me raconter cette histoire, pour expliquer comment elle est passe de la philosophie l thologie, en conservant la fois les exigences de la philosophie (considrer le rel comme un problme et non pas comme un donn) et les exigences des scientifiques (avoir foi dans la ralit des choses). Deux diplmes sparent le ramier du passereau d Arabie : un diplme de philosophie et un diplme de psychologie (clinique et thologie). Le passereau dArabie sera le premier terrain qui permettra Vinciane de mettre lpreuve les nouvelles formes de la philosophie des sciences que propose Bruno Latour, cest- -dire une anthropologie de terrain. C est la question qui guidera ses futures recherches, et que lon peut noncer comme suit : comment les chercheurs rendent-ils leurs animaux de plus en plus intressants ? Comment les transforment-ils et comment leur travail peut-il tre source de nouvelles relations avec les animaux, et pourquoi pas avec les rats, puisque tel est le titre de sa confrence : Penser comme un rat ?

    Florence Burgat Directeur de recherche lInra

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  • Penser comme un rat

    Prologue

    Le point de dpart de ce livre et de la srie de confrences et de rencontres qui a sign son acte de naissance sest organis autour dun constat que j avais fait quelque temps auparavant. Chez certains scientifiques tudiant les animaux et, plus particulirement encore, chez les primatologues, une question semble de plus en plus s imposer : dans quelle mesure ce que le scientifique observe constitue-t-il une rponse, un jugement, une opinion, de la part de lanimal au sujet de ce que lui propose celui qui l interroge ? Pour certains de ces chercheurs, cette question se pose de manire explicite. Pour dautres, elle merge sous des formes moins ouvertes, elle transparat parfois comme une inquitude, mais une inquitude dont je ne peux m empcher de penser que les consquences pourraient tre fcondes, pour la recherche, pour le scientifique qui prend cette inquitude au srieux et renvoie la question lanimal et pour les animaux qui sont invits y rpondre.

    Lorsque Florence Burgat, Raphal Larrre et Daniel Renou m ont demand de bien vouloir participer au cycle de rflexions du groupe Sciences en Questions, ils m ont suggr de dlocaliser cette question dans le champ des recherches autour du bien- tre. Je me suis donc tourne vers les chercheurs de ce domaine en leur adressant un courrier. Leurs travaux pouvaient-ils tmoigner de ce changement de perspective que j observais ailleurs ? La question de ce que lanimal pense, de ce quil peroit, de la faon dont il juge les situations auxquelles il est soumis ferait- elle prsent partie du rpertoire des proccupations dans leurs propres recherches ?

    Une part de ce livre sest construite autour des rponses ce courrier et des rencontres que les confrences de ce cycle de rflexions ont occasionnes. Il ne prtend pas l exhaustivit ;

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  • il raconte plutt certains pisodes de la trajectoire de cette question, celle du point de vue des sujets dexprimentation sur ce quon leur propose. Il tente de reprer quelques-unes des raisons pour lesquelles les chercheurs en arrivent la poser et les manires dont elle simpose un moment ou un autre: d abord son mergence dans le domaine de la psychologie humaine, son apparition dans celui de la psychologie animale, de lthologie et de la primatologie ensuite et, enfin, plus rcemment, dans le champ des recherches autour du bien-tre animal.

    Cette question, on le verra, n advient pas par miracle, elle demande un changement de perspective la fois sur les conceptions du faire science et sur les animaux. Mais, en mme temps, elle participe ce changement : lorsquelle est pose, la scne des recherches se peuple de scientifiques et d animaux de part et d autre plus inventifs et, bien des gards, plus intressants.

    Leurres et artefacts

    Au milieu des annes 1960, la psychologie exprimentale a reu de svres critiques au sujet de la validit de ses expriences : les sujets exprimentaux se conformeraient le plus souvent aux attentes de leurs exprimentateurs. Ce qui veut dire, affirmeront de part et d autre les psychologues amricains Martin Orne et Robert Rosenthal, que chaque exprience recle une grosse part d artefact : les scientifiques pensent que les sujets rpondent la question quils leur ont pose, ces derniers, en fait, rpondent une autre question.

    Si je propose de m y intresser et de faire ce dtour, cest parce que ces critiques touchent au plus prs du sujet que je voudrais explorer. Elles interrogent la manire dont les sujets d expriences et leurs rponses sont affects par la faon dont ils vivent et prennent activement en compte ce qui est attendu d eux. En somme, nous allons le voir, ces deux critiques posent le problme du point de vue de ceux que la science interroge, le point de vue sur la question qui leur est adresse, ou sur le protocole auquel ils sont soumis, et comment ils rpondent ce quils

    ont interprt comme la demande de lexprimentateur. Or, c est exactement ce qui me semble constituer, quoique plus tardivement et sous des formes dpassant celle de la critique, un glissement remarquable des recherches sur lanimal : on a commenc prendre en considration le point de vue que les animaux ont sur la manire dont ils peuvent prendre position par rapport ce qui leur est propos dans les recherches scientifiques.

    Les critiques de Martin Orne et de Robert Rosenthal mergent exactement au mme moment, dans les annes 1960 ; elles manent toutes deux de lintrieur mme de la psychologie puisquelles sont toutes deux formules par des praticiens de lexprimentation. Elles se fondent sur des constats empiriques relativement proches et se prsentent sous une forme trs similaire : tant de convergences vont toutefois paradoxalement aboutir des rponses et des propositions trs diffrentes, voire antagonistes.

    Prcisons-le, leur critique n tait pas, en tant que telle, une nouveaut. Les psychologues savaient bien que leurs sujets peuvent tre influencs par ce que cherche le scientifique. C tait d ailleurs la raison pour laquelle, dans les recherches, les exprimentateurs veillaient le plus souvent camoufler les relles questions qui guidaient leur recherche, ce qui leur permettait d radiquer lhypothse selon laquelle les sujets auraient fait ce quon leur a demand parce qu on le leur a demand. Du fait qu ils sont ignorants de ce qui est attendu d eux, puisquon le leur cache, les sujets ne font pas ce quils font parce que lexprimentateur leur a demand, mais pour des raisons plus abstraites et plus gnrales. Ce qui, selon les psychologues, garantirait donc la validit cologique de l exprience. Celle-ci dcrit ou dmontre quelque chose qui vaut en dehors du laboratoire, ce qui ne serait pas le cas si le sujet avait fait ce quil a fait parce que le scientifique en tant que tel le lui avait demand : ce q u il a fa it grce ce stratagme, il pourrait le fa ire dans d autres circonstances.

    Lorsque le psychologue Stanley Milgram, pour reprendre une exprience fameuse datant de cette mme poque, entreprend

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  • d tudier la capacit dobissance des humains, il ne demande pas ses sujets : tes-vous capables d lectrocuter quelquun parce que je vous dis de le faire ? Il prtend, au contraire, quils participent une exprience sur les effets de la punition dans le cadre d un apprentissage, et quils doivent donner des chocs lectriques un lve lorsque celui-ci ne rpond pas correctement aux questions quils doivent lui poser, un lve dont l exprimentateur les persuade dailleurs quil est, comme eux, volontaire dans lexprience. Puisque les sujets ne savent pas quils participent une recherche sur lobissance, Milgram se sent bon droit de revendiquer que le vritable enjeu de l exprience ne va pas orienter leurs rponses. Le problme des attentes, pensait-on, avait trouv sa solution.

    Martin Orne et Robert Rosenthal vont toutefois, chacun sa manire, reprendre cette critique de l influence de l exprimentateur et la conduire plus loin. D une part, cette question de leffet de la demande stait jusqualors presque exclusivement cantonne aux expriences avec des humains, puisquon pensait quils taient seuls sensibles aux attentes1. Robert Rosenthal va ltendre aux animaux : eux aussi seraient affects par ce quon attend d eux et cela modifierait leurs performances2. D autre part, si la psychologie avec les humains avait pens trouver une solution ce problme des attentes en cachant ses sujets les enjeux rels de chaque exprience (comme je viens de le montrer dans le cas de Stanley Milgram), Martin Orne va

    1 Certes, lenqute mene en 1904 Berlin propos du cas clbre de Clever Hans, le cheval qui savait compter, pourrait tre considre comme une tentative d lucidation critique des effets des attentes des humains sur un animal. Cependant, le point de focalisation des recherches, orient vers le facteur humain et trs imprgn du mcanicisme du behaviorisme naissant, a fait lconomie du point de vue que le cheval pouvait avoir sur la situation. Pour le dire dans les termes qui vont marquer mon parcours, le cheval, dans la perspective adopte, ne rpondait pas aux attentes, il y ragissait . Voir ce sujet Despret V., 1994, Hans, le cheval qui savait compter, Paris, Les Empcheurs de penser en rond.

    2 On trouvera le compte rendu de ces travaux dans Rosenthal R., 1966, Exprimenter Effects in behavioral Research, New-York, Appelton.

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    dmontrer que cette solution soulve encore plus de difficults quelle n en rsout. Les sujets, la plupart du temps, non seulement devinent ce que lexprimentateur attend d eux, mais ils sy conforment avec dautant plus de bonne volont que le soin pris cacher ces attentes ne peut que tmoigner de leur extrme importance3.

    Commenons par les recherches de Martin Orne ; nous envisagerons celles de Rosenthal au prochain chapitre. Au dpart, ce psychologue exprimental, spcialiste de lhypnose, n avait pas en vue de dmonter de manire critique la faon dont les expriences sont menes ; il voulait simplement trouver le dispositif exprimental qui lui permettrait de dcouvrir un marqueur fiable de diffrence entre les sujets hypnotiss et ceux qui ne le sont pas. En effet, rien, jusqualors, dans la procdure exprimentale ne garantissait quon avait affaire un sujet rellement sous hypnose, et non un sujet qui simulerait. Chaque procdure tmoignant de lhypnose tait ds lors toujours suspecte, puisquon ne pouvait jamais prouver que le phnomne dont on tentait d lucider les effets tait bel et bien celui quon prtendait avoir mis en scne. Martin Orne envisagea alors une situation qui pourrait faire diffrence : selon lui, la capacit de tolrer une tche ennuyeuse et de la mener bien pendant trs longtemps et simplement parce que lexprimentateur lavait demand, allait clairement crer ce contraste. Les personnes hypnotises devraient, en principe, manifester une complaisance trs diffrente de celle des sujets normaux.

    Orne commena avec le groupe tmoin, compos des sujets non hypnotiss. Il demanda ces derniers de mener bien une tche absolument absurde, rptitive et assommante. 11 s agissait de rsoudre quelque deux cents additions sur une feuille de

    3 Orne M.T., 1962, On the social psychology of the psychological experi- ment : with particular reference to demand characteristics and their implications , American Psychiatrist, 17, 776-783 ; Orne M. T. et Holland C.H., 1968, On the ecological validity o f laboratory deception International Journal o f Psychiatry, 6, 282-293.

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  • papier et, la fin de celles-ci, de pcher une carte qui donnerait invariablement comme ordre de dchirer la feuille complte en 32 pices puis de prendre une autre feuille de calcul, den rsoudre les deux cents additions, de tirer une carte qui invariablement....Ce fut l exprimentateur qui, aprs plus de 5 heures d observation, renona le premier. Et lorsquon demanda aux sujets pourquoi ils avaient accompli tout ce travail sans rechigner et sans poser de questions, ils rpondirent quils avaient pens quil sagissait d un test dendurance. Et ils ont obi parce quun scientifique le leur demandait. Ce qui veut dire quils n ont pas rpondu la question que celui-ci prtendait leur poser, mais la manire dont ils ont interprt ce qui tait attendu deux, dans le contexte trs particulier du laboratoire.

    Or, remarque Orne, si j avais exig de ma secrtaire quelle fasse le dixime du quart de cette tche, elle aurait refus. Si vous demandez, continue-t-il, des personnes de votre entourage si elles acceptent de vous faire une faveur, et qu leur rponse affirmative vous leur dtes de faire cinq pompes, elles vous rpondront Pourquoi ? . Si vous demandez un groupe de personnes si elles veulent prendre part une exprience scientifique et, quaprs leur accord, vous leur dtes que vous attendez delles de faire cinq pompes, elles demanderont O ? . La complaisance, conclut Orne, visiblement, ne peut pas constituer le bon critre de diffrence entre des sujets hypnotiss et des sujets exprimentaux normaux 4.

    4 Depuis lors, la possibilit de discriminer entre des sujets vraiment sous hypnose et des sujets qui simulent a pu tre mise en scne de manire exprimentale. Ainsi, par exemple, un sujet hypnotis peut tre convaincu quil ne sait plus lire. Ne pas savoir lire semble impossible simuler : quand on sait lire, en conditions normales, les lettres font sens de manire incontournable, on ne peut plus ne pas savoir lire . Si on prsente des sujets une image reprsentant le mot bleu crit en jaune, les sujets non hypnotiss prsenteront un temps de latence lorsquon leur demande la couleur des signes, la signification bleu parasitant la rponse jaune ; les sujets sous hypnose, quant eux, ne prsentent pas ce dlai de latence.

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    la lumire de ce que ses sujets lui ont rpondu, Orne va ds lors en conclure que le leurre utilis pour masquer les attentes, en psychologie, loin de rsoudre le problme, ne fait que le compliquer. Un simple dispositif suffit le montrer : Orne runit des sujets et leur raconte ce qui leur sera demand et ce quils devront faire au cours d une exprience. Il dcrit soigneusement le protocole, les tches excuter, sans leur en dire plus que sils participaient rellement lexprience, donc en occultant, comme on le fait dans ce genre de situations, l enjeu vritable. Il leur demande, lissue de ces explications, ce que, leur avis, le psychologue cherche vraiment : les sujets formulent alors des hypothses bien prcises et trs pertinentes.

    Ceci a depuis lors t joliment dmontr par une enqute sur cette fameuse exprience de Milgram que j voquais plus haut. Le journaliste scientifique lan Parker est all rinterroger les sujets ayant subi cette exprience, quarante ans aprs. La plupart lui ont dit que, sils avaient jou le jeu, c est justement parce quils avaient compris que lexprience devait tre forcment truque, puisquil est vident, selon eux, quon n lectrocute pas les gens dans les universits. Certes, on peut toujours suspecter que les personnes revisitent rtroactivement lhistoire et cherchent se donner bonne conscience en prtendant avoir toujours su que c tait, comme le disent les enfants, pour du faux . Il n en reste pas moins que les arguments tombent sous le coup du bon sens : on imagine difficilement envoyer, avec la bndiction dun scientifique - et sous sa responsabilit - , des dcharges ltales un autre tre humain, dans une universit rpute - un animal, notons-le, ce serait une autre affaire. Les personnes interroges, en outre, ont propos des explications qui me semblent convaincantes : certaines ont dit, par exemple, quau moment o la prtendue victime hurlait de douleur, inquites, elles se sont tournes vers le bureau d o Milgram et son assistant surveillaient les oprations, derrire une vitre, et les ont vu rire- ou ne pas smouvoir. Elles en ont conclu ce quelles devaient en conclure. Quand lan Parker leur demande pourquoi elles ont alors continu, et pourquoi elles nont rien dit, puisquelles

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  • se rendaient compte que tout cela n tait quune farce, elles rpondent que c tait fo r the sake o f science 5. Puisquon le leur demandait...

    Il ne faut pas ngliger ce qui prend, dans ce type de recherches, lallure d un paradoxe. Quand la psychologie s inquite de cette problmatique complaisance des sujets, ce quelle occulte ou nglige dlibrment, c est que cette complaisance n est pas une caractristique inhrente aux humains, elle est due lorganisation mme de la recherche. Tout en rappelle la ncessit : le protocole rigide et contraignant, le fait que le scientifique distribue les expertises de manire trs asymtrique, une situation proche de celle de lexamen, lignorance suppose, sinon induite, des sujets, etc. Or, la psychologie traite la complaisance non comme un effet de ce quelle impose, mais comme une caractristique essentielle quil sagirait de contrer. Ce qui aboutit au paradoxe : les psychologues construisent des dispositifs qui suscitent la complaisance et doivent faire tout ce qui est possible pour la neutraliser. Et, comme dans toute situation de leurre, ils sont alors obligs de sans cesse se demander : mais mes sujets m ont-ils cru vraiment ? N ont-ils pas quand mme compris ce que je cherchais et rpondu cette question mme, mon insu ? Aussi font-ils des questionnaires post-test pour vrifier que les sujets se sont bien laiss mener en bateau. Or, et cest Orne qui le souligne, les sujets, dans ce cas, savent que le fait d avoir compris lhypothse va invalider leur performance, ils prfrent ne rien dire et continuer prtendre avoir rpondu en toute navet - cest ce que l on appelle le pacte de double ignorance, puisque aucun des deux, ni lexprimentateur, ni le sujet, n a vraiment envie de dire ou de savoir ce qui est en jeu : de part et d autre cela ficherait l exprience en lair. Il vaudrait donc bien mieux,

    5 Parker I., 2000, Obedience , Granta, 71 (Shrink), 101-125. Pour une analyse de la question de lautorit du scientifique, et de la manire dont les sujets prennent activement en compte ce qui leur est demand, ce dont ce prsent texte reste, par-del les annes, profondment redevable, je renvoie Isabelle Sten- gers, 1993, L Invention des Sciences modernes, Paris, La Dcouverte.

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    conclut Orne, dans les expriences, compter sur la collaboration des sujets plutt que sur leur prtendue crdulit.

    Si les chercheurs sont gentils avec leurs animaux...

    Il est prsent temps den venir aux critiques de l autre psychologue, Robert Rosenthal. Au dpart, le problme semble similaire, Rosenthal va montrer que les sujets que lexprimentation interroge ne sont pas indiffrents la manire dont on sadresse eux. Il va galement le faire au moyen dune exprience. Mais ses conclusions, nous allons le voir, vont le conduire une toute autre solution que celle que proposait Martin Orne.

    Lexprience, cette fois, implique des rats. Rosenthal, en effet, a demand ses tudiants en psychologie dvaluer, dans une preuve de labyrinthe, des rats issus de lignes qui avaient t soigneusement slectionnes sur le critre de la russite des tests de labyrinthe, dans une exprience antrieure, mene quant elle par des chercheurs de l universit de Berkeley. En effet, les chercheurs, lissue de leurs travaux, avaient veill garder quelques spcimens de ces lignes pures , les descendants des brights ne se reproduisant quentre eux, de mme que les descendants des dulls . Les tudiants ont donc soumis leurs rats brillants ou leurs rats mdiocres aux mmes preuves standardises de labyrinthe que celles qui avaient class leurs arrire-arrire-grands parents. Ils ont rendu des rsultats en accord avec les prdictions : les descendants des rats slectionns pour leur intelligence ou leur btise taient conformes ce quon pouvait attendre deux.

    En fait, ces rats n avaient jamais t slectionns, ne venaient pas de Berkeley, n avaient pas d illustres anctres, mais provenaient de lanimalerie la plus proche, et c est Rosenthal qui avait discrimin au hasard les brights et les dulls . Comme les tudiants nont ni trich ni trafiqu les donnes, Rosenthal en conclut quils ont trait leurs rats diffremment en fonction de ce quils en pensaient, ce qui pouvait affecter les performances de

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  • chacun dentre eux. Ce que les tudiants ont confirm : les rats traits avec amiti et confiance se sont avrs bien meilleurs lapprentissage, comme on pourra dire que les rats vcus comme intelligents ont t traits avec plus d attention.

    On pourrait bien sr penser que le mrite de Rosenthal est d ouvrir la porte lide que les animaux collaborent aux recherches, et quils ne sont pas indiffrents la manire dont on sadresse eux. Mais le but du psychologue n est pas d ouvrir la porte, mais bien de la fermer - et si possible d en jeter la cl. Le problme de Rosenthal, en fait, est celui de la gnralisation en science. Ce qui vaut comme hypothse pour un rat doit valoir pour tous les rats ; pour ce faire, il faut garantir la similarit absolue des circonstances. Il va donc traquer les sources de la variation. Rosenthal veut uniformiser les exprimentateurs en exigeant plus de neutralit, ou plus d indiffrence. Il faudrait, affirme-t-il, pour garantir le contrle et l objectivit, idalement liminer tout contact entre les humains et ceux quils interrogent, et remplacer les premiers par des automates6. Seuls des exprimentateurs absolument neutres ou indiffrents peuvent garantir des rats tout aussi neutres, des rats indiffrents quant la manire dont ils sont traits. Ce qui, vous en conviendrez, se base sur un prsuppos aussi absurde que simpliste - que les rats sont indiffrents lindiffrence.

    6 J ai t tonne de trouver, dans un article par ailleurs particulirement ouvert et critique concernant lvaluation des expriences destines tudier les relations entre lhomme et lanimal, une proposition relativement semblable. Afin de pallier labondance et la complexit des stimuli prsents par un tre humain et perus par lanimal (stimuli dont certains nous sont en outre imperceptibles), et limpossibilit de les contrler, les auteurs suggrent dutiliser des mannequins pour remplacer les humains. Or, sil sagit dinterroger la relation avec ltre humain, que peut-on esprer apprendre ? Ensuite, et cest le motif de ma surprise, les auteurs concdent, d une main, aux animaux une complexit et une sensibilit remarquables (et ils le font par ailleurs de manire trs intressante de multiples reprises dans larticle), mais la retirent de lautre en demandant ces derniers de se laisser prendre dans des piges aussi simples. Que doivent penser ces animaux de ces imitations sans doute bien tranges ? Waiblinger S. et al., 2006, Assessing the human-animal relationship in farmed species : A critical review , Applied'Animal Behaviour Science, 101, 185-242.

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    Fallait-il que Rosenthal soit le spcialiste d une psychologie exclusivement humaine et connaisse bien mal les animaux pour en arriver une conclusion aussi peu imaginative !

    Pour ma part, je ne peux m empcher de me demander pourquoi Rosenthal n opte pas pour une autre solution, celle qui logiquement aurait pu s imposer, celle que proposa, dans les annes quarante, le pharmacologue Michal Robin Chance, soucieux, lui aussi d uniformiser les rsultats dun laboratoire l autre7. Chance avait montr quune bonne part des divergences des rsultats entre les dispositifs pouvait tre explique par la diversit des conditions sociales dans lesquelles les expriences taient menes. Par conditions sociales , il entendait tout aussi bien le fait que les rats soient gards ou expriments avec des compagnons ou de manire isole, que la manire dont les exprimentateurs les traitaient. Or, conclut Chance, puisque les rsultats divergent en fonction des conditions sociales de la mise en scne exprimentale, quitte traiter tous les animaux de la mme faon, pourquoi ne pas les traiter tous le mieux possible ? Ceci donnerait des rsultats non seulement fiables, mais bien plus intressants : chaque animal, dans chaque exprience, donnerait le meilleur de lui-mme, (offrirait sa meilleure collaboration , dit Chance) dans une relation avec un chercheur qui, lui-mme, en sintressant son sujet, et en lui faisant confiance, chercherait devenir un exprimentateur plus comptent8.

    On peut ds lors demander Rosenthal, puisque son projet est dvaluer, de manire critique, des expriences qui ambitionnent

    7 Kirk Robert, 2008, A Chance Observation : Ethology and the Recovery of Nature o f the Laboratory Animais , confrence prsente au colloque Animal Subjects under Observation , Max Planck Institut, Berlin, 10-12 juillet.

    8 Ou encore, comme la soulign Joseph Bonnemaire dans lentretien quil maaccord, et qui donne le titre de ce chapitre, si les chercheurs sont gentils avec leurs animaux, ils seront plus attentifs. Et sils sont plus attentifs, ils seront plus intelligents . Isabelle Ortigue-Marty pour sa part remarquait que les expriences trs fines qui marchent bien sont celles o les exprimentateurs passent beaucoup de temps avec les animaux (dbat suite la confrence donne lInra de Theix, le 1er avril 2009).

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  • d lucider les lois de lapprentissage, pourquoi il ne peut pas clbrer, comme pertinentes et fiables, les conditions du bon apprentissage, les conditions dans lesquelles les animaux apprennent le mieux. Visiblement, cela savre hors champ de son projet. Peu importe pour lui que les rats aient acquis ou non des comptences dans le labyrinthe et dans la relation avec ceux qui les avaient en charge, il rduit toute forme de russite - ou dchec programm - un problme de biais scientifiques, de variations radiquer.

    Je verrais au moins deux raisons son impossibilit d envisager d autres consquences aux propositions imaginatives auxquelles son exprience aurait pu le mener. D une part, ces propositions exigeraient des exprimentateurs extrmement comptents, au sens o simpliquer activement dans une relation de faon donner toutes ses chances lanimal requiert un haut niveau d expertise et doit faire lobjet d un apprentissage. Les rencontres que j ai pu faire avec les animaliers de lInra m ont cet gard totalement convaincue9. Cela requiert de lexprience, du tact, de lintelligence relationnelle et, de ce que j ai pu entendre, cela demande daimer les animaux avec lesquels on travaille. Or, on peut craindre, ou en tout cas on peut penser que Rosenthal le craint, que tous les scientifiques ne possdent pas ce talent, ou plus gnreusement dit, ne le possdent pas dans la mme mesure ; quils diffrent considrablement quant leur capacit rendre les animaux intelligents, ce qui conduit immanquablement des rsultats manifestant cette malheureuse diversit qui compromet toute gnralisation. Ce que lon teste dans ce cas ne

    9 Ces rencontres ont eu lieu diverses reprises, lors dun cycle de confrences Sciences en question, grce notamment aux dbats qui ont suivi chacune de ces confrences, aux centres Inra de Jouy en Josas, de Tours et de Theix. Particulirement instructive a t la rencontre organise avec les animaliers du centre de Theix, le 1" avril 2009. Que chacun, initiateurs et participants de ces rencontres soient ici remercis et plus particulirement encore Alain Boissy. Je dois galement porter au crdit, d une part, de Michel Meuret, ...tu devrais rencontrer les animaliers , et dautre part de Raphal Larrre, qui ma fait connatre le film ralis par lInra autour de leur travail, de mtre particulirement intresse leurs tmoignages.

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    sont pas tant, ou pas seulement, les performances des animaux, que lintelligence relationnelle des chercheurs.

    En revanche, si vous attendez des exprimentateurs quils salignent sur une comptence relationnelle mdiocre, cette variation disparatra, quiconque pourra le faire. On retrouve dailleurs, avec ce type de procdure, une certaine conception de lobjectivit, mais une conception qui montre, concrtement, ses limites et l appauvrissement quelle requiert : tout le monde, quiconque,pourrait produire et donc observer lamme chose. On ne manquera pas en outre, de relever cette singulire inquit des investissements dans le travail de la preuve : finalement, dans ce type dexpriences, on value les capacits des animaux apprendre, sans que les humains ne se soumettent au moindre apprentissage.

    Dautre part, on peut envisager une seconde raison pour expliquer cette impossibilit du laboratoire, tel que le dfinit Rosenthal, penser lexprience comme un co-apprentissage dans le contexte d une relation : les scientifiques quil met en scne ne veulent pas, ou ne peuvent pas, prendre en compte le fait que les animaux, dans ce type dexprimentation jugent, valuent et prennent position par rapport ce qui leur est propos10. C est pourtant exactement ce que faisaient les rats. Et cest bien un artefact - pour le coup, Rosenthal avait raison. Mais ce n en est plus un, ds lors que lon se dcide assumer que cest d abord cette question- l, celle de la relation, et pas celle quon leur impose, que les animaux rpondent.

    10 Les tudiants sintressant au comportement animal ont longtemps t hants par le spectre de l erreur de Clever Hans , crit Donald Griffin Lide que l animal puisse tre consciemment au courant des rsultats probables de son comportement suscite de manire routinire une sorte de rflexe daccusation issu de lerreur de Clever Hans , cette erreur consistant attribuer, de manire errone, comme on le fit pour le fameux cheval en pensant quil pouvait vraiment compter, des comptences intentionnelles ou cognitives ceux qui ne seraient que les sujets de simples ractions. Donald Griffin, 1994, Animal Minds, Chicago, University of Chicago Press, pp. 24-25.

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  • Si l indiffrence, telle que la souhaite Rosenthal avec ses automates ou ses exprimentateurs remplaables, peut produire des conditions d uniformisation, ce que je traduirais ici par mdiocrit relativement fiable , elle ne sera jamais une rponse indiffrente aux conditions de l exprimentation, mais bien une rponse des rats lindiffrence, ce qui est tout fait diffrent. Une rponse qui sera tout sauf neutre. Allons-y plus franchement, si les rats produisent des rponses moyennes, cela ne traduit tout au plus quune chose : que les rats ont bien mesur le degr de coopration qui est attendu d eux. Les rsultats ne sont pas plus objectifs, ils sont simplement susceptibles dtre plus facilement rpliqus.

    Que ceux qui penseraient que je m gare quand j affirme que les rats mesurent le degr de coopration qui est attendu d eux, se rfrent, pour un joli contraste, aux recherches menes par Crespi, dans les annes 1940". Ces recherches ont montr que, si lon donne, au cours d un apprentissage, une rcompense des rats, beaucoup plus importante quaux essais prcdents, ceux-ci augmentent leur rgime d activit. Le groupe auquel est donn d office cette rcompense importante ds le premier essai et tous les suivants ne manifeste pas les mmes performances : Crespi parlera d lation 12. Si, en revanche, lon teste la procdure inverse en diminuant la rcompense attendue, les rats courent moins vite et Crespi envisage de traduire leur raction par le terme de dception . Oui, la performance du rat traduit non pas ce dont il est capable dans labstrait, mais bien la manire dont il fait l exprience de lintention qui sadresse lui : il fait lexprience de la dception (ou de lexaltation).

    Il me semble que nous pourrions tirer des conclusions trs similaires au dpart des recherches, bien connues dans le domaine

    11 Crespi L.P., 1942, Quantitative variation of incentive and performance in the white rat , American Journal o f Psychology, 15, 467-517.

    12 En anglais elation quon peut traduire par ivresse du succs .

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    de ltude du stress, menes par M ason13. Mason a en effet montr que des singes en captivit ragissent un jene dlibrment provoqu par une augmentation du cortisol dans la circulation gnrale - ce qui est un indicateur de stress. Or, remarque-t-il, cette rponse indicatrice de stress est absente quand le jene se fait leur insu, par exemple en distribuant des aliments non-nutritifs, quoique daspect similaire, aux aliments normaux. L auteur en conclut quon ne peut rsumer le stress une adaptation physiologique mais quil faut prendre en compte la manire dont lanimal se reprsente son environnement. Mais quentend-on par environnement ? Je ferais l hypothse que ce terme prudemment abstrait dsigne un ensemble tellement compliqu d vnements et d tres quil serait impossible de les rpertorier tous, pire encore, de les mettre tous lpreuve. Quoi quil en soit, ce quon peut parier coup sr, c est que le chercheur, ou celui qui nourrit lanimal, fait bien partie de cet environnement. Ce que le singe soumis au rgime pauvre montre clairement, en ne prsentant pas la raction de stress, c est que tout cela n est pas simple affaire de raction . La rponse de ces singes tmoigne de ce que chacun, singe nourri ou singe leurr, prend activement en compte ce quon lui propose ; chacun interprte, comme faisant diffrence, le fait de recevoir, ou non, ce quil croit tre de la nourriture. Il juge et rpond la manire dont on sadresse lui. Comme on dit justement propos des cadeaux, et surtout pour ceux qui ne cotent pas grand-chose ou qui s avrent franchement ct de la plaque : cest l intention qui compte.

    Si l on accepte de soutenir cette hypothse selon laquelle les animaux jugent de ce qui leur est propos et rpondent, en fait, cette question plutt qu celle qui leur est pose, on doit alors considrer plus srieusement que certains animaux rpondent ce quils peroivent, ou comprennent, ou imaginent de nos intentions. Cette possibilit de non seulement prter des

    13 Mason J.W., 1971, A re-evaluation of the concept on non-specificity in stress theory, J. Psych. Res., 8, 323-333.

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  • intentions aux congnres, mais de nous les accorder galement (la rciproque, remarquons-le en passant, a longtemps tard) a t maintes fois exprimente au cours de ces dernires annes, avec notamment des singes et des corbeaux. En 1978, David Premack et G. W oodruff dcident de donner une nouvelle orientation leurs recherches avec les chimpanzs. On avait jusqualors interrog, expliquent-ils, des chimpanzs physiciens, puisquon leur demandait gnralement de rsoudre des problmes comme ceux dattraper une banane avec un bton, un tabouret et une caisse ; nous nous sommes maintenant attels interroger des chimpanzs psychologues. Les chimpanzs auraient-ils une thorie de l esprit ? Seraient-ils capables de se mettre mentalement la place dun autre et de lui attribuer des intentions ? Si l exprimentateur cherche une friandise dont le chimpanz connat la cachette, ce dernier gnralement l aide. Mais si l humain refuse de la lui offrir, on constatera qu lessai suivant, le chimpanz va lui mentir14.

    Par ailleurs, des expriences similaires ont t proposes aux corbeaux. Les corbeaux ont pour habitude de cacher de la nourriture. Ils le font diffremment sils se sentent observs et peuvent mme prtendre la cacher et, quand les autres se mettent la chercher, la dissimuler rellement en profitant de leur inattention15. Plus tonnant, les corbeaux sembleraient jouer cacher des objets. Or, si un observateur humain vole un de ces jouets cachs dans le contexte du jeu, on remarquera un changement radical dattitude vis--vis de cette personne prcise lorsquil sagira de nourriture : le corbeau prendra bien plus de prcautions, veillera tre en dehors de son champ de vision et consacrera plus de temps la recouvrir que s il est en prsence

    14 On trouvera un compte rendu assez bien document de ces recherches dans le livre de Yves Christen, 2009, L'animal est-il une personne ? Paris, Flammarion. Par ailleurs, pour une mise en perspective originale et parfois dcoiffante de ce type de travaux, je renvoie l ensemble des crits de Dominique Lestel.

    15 Heinrich Bernd, 2000, Mind o f the Raven, New York, Harper Collins.

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    dune personne inconnue16. Certes, on pourrait toujours rduire lexplication l hypothse du conditionnement : les chimpanzs ou les corbeaux ne feraient quobir la rgle des associations apprises. Premack et W oodruff ne le pensent pas. Nous prtons spontanment des intentions aux autres parce que c est plus simple comme explication, disent-ils, le singe fait probablement de mme : Le singe [ou le corbeau] pourrait s avrer n tre que mentaliste. A moins que nous nous trompions lourdement, il n est pas assez intelligent pour tre behavioriste 17.

    Dominique Guillo18, quant lui, souligne les limites de cette perspective behavioriste lorsque des chiens sont soumis lexprimentation. D une part, explique-t-il, des thologues ont tent de reprendre, dans les annes 1970, avec des chiens, les fameuses expriences de conditionnement de Pavlov - Pavlov avait montr quon peut crer un rflexe conditionn de salivation chez le chien : lorsquon annonce la nourriture par un son de cloche, on constate, aprs quelques associations, que le chien salive en entendant la cloche. Or, lors de la reproduction de lexprience, ces thologues ont constat que les chiens manifestaient quantit de comportements, comme des battements de queue, des aboiements, des amorces de jeu ou des mouvements de museau. Ces comportements, auxquels les scientifiques ne prtaient gnralement pas attention, sont en fait les conduites sociales que les chiens adoptent lorsquils qumandent de la nourriture aux humains. En d autres termes, conclut Guillo, du point de vue du chien, le contexte de lexprience tait

    16 Bugnyar Thomas et Heinrich Bernd Ravens, corvux corax, differenciate between knowledgeable and ignorant competitors Proceedings o f the Royal Society B, doic :10.1098/rspb.2005.3144. Je remercie mon tudiante Ariane DHoop pour mavoir appris les choses les plus passionnantes sur leffet daudience.

    17 Premack D. et Wooldruff G., 1978, Does the Chimpanzee have a theory of mind ? The Behavioral andBrain Science, 4, 516-526, p. 526. Je remercie mon tudiant Thibaut De Meyer davoir attir mon attention sur cet article.

    18 2009, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier, pp. 178-179. Les thologues mentionns sont Jenkins, Barrera, Ireland et Woodside.

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  • d abord un contexte social de relation avec des humains. Le son de la cloche n indique pas larrive de la nourriture mais bien lannonce d une interaction sociale avec lexprimentateur.

    Guillo mentionne une autre exprience, dans la mme veine mais un peu plus rude encore, qui consiste apprendre des chiens viter un choc lectrique, notamment en sortant du local o ce choc est donn. Or, la plupart du temps, le chien reste immobile, et ne profite pas de la possibilit dchapper ce quon lui inflige. Si les behavioristes n ont jamais compris rtonnante raction du chien, c est tout simplement parce quils n ont pas pris en compte ce simple fait : le choc lectrique n est pas un vnement abstrait, il y a un quelquun qui inflige. Or, lorsquun chien est victime d une attaque douloureuse, la stratgie la plus efficace pour viter une autre morsure, cest de montrer tous les signes de la soumission en restant immobile : .. .on peut donc prsumer, crit Guillo, que les chiens ont interprt la douleur en la rapportant aux interactions quils avaient noues avec les humains du laboratoire . Ces chiens ne rpondaient pas une question concernant leur capacit d apprentissage, ils interprtaient les vnements du dispositif comme des propositions relationnelles. Et ils y rpondaient.

    Enfin, la philosophe et dresseuse de chiens et de chevaux, Vicki Hearne, raconte que les exprimentateurs expriments conseillent aux jeunes scientifiques de ne pas travailler avec les chats19. Il semblerait en effet que, dans certaines circonstances, si vous donnez un chat un problme rsoudre ou une tche excuter pour trouver de la nourriture, il va le faire assez rapidement, et le graphique qui donne la mesure de son intelligence dans les tudes comparatives connatra une courbe ascendante assez raide. Mais, elle cite ici un de ces exprimentateurs, le problme est que, aussitt quils ont compris que le chercheur ou le technicien veut quils poussent le levier, les chats arrtent de le faire. Certains dentre eux se laisseront mourir de faim plutt

    19 Hearne V., 1986, Adam s Task, New-York, Knops, p. 225.

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    que de continuer lexprience. Elle ajoute laconiquement que cette thorie violemment anti- behavioriste na jamais t, sa connaissance, publie. La version officielle devient : nutilisez pas de chats, ils foutent les donnes en l air .

    Certes, ce sont des singes, des corbeaux, ou des chiens et des chats. Avec les annes, nous avons appris assez de choses au sujet des premiers pour penser que ces histoires sont crdibles ; et nous ne pouvons ignorer, pour les seconds, quel point ce quils vivent et les manires dont ils font l exprience du monde ont t faonns par leurs relations avec nous. Peut-on toutefois en esprer autant des rats ? C est videmment plus difficile, sans doute parce que les recherches leur ont demand dautres choses, sans doute aussi parce quon attend moins deux du point de vue cognitif20. Et sans doute encore parce que la question de la faon dont ils interprtent ce qui leur est gnralement propos a dautant moins de chance de leur tre pose que cette question pourrait nous obliger srieusement remettre en cause une bonne part de ce que nous leur proposons. On nomme cela ignorance intresse .

    Une exprience pourrait cependant recevoir une interprtation prolongeant celle de Crespi. D avance, je concde quelle requiert une lgre torsion interprtative, une petite extravagance anthropomorphique pour tayer cette ide que je vous propose de mettre l preuve. Certaines expriences ont montr que des rats tenus dans des conditions de captivit conues afin d induire une humeur (mood) ngative permanente (des conditions comme lisolement ou le stress), sont moins facilement prts accorder, un stimulus ambigu, la signification de bon vnement . De mme, toujours dans ces conditions, ces rats manifestent une diminution des comportements de transition

    20 Voir lanalyse qui a t propose au travail de Thelma Rowell par Bruno Latour qui parle de chance accorde certains animaux. A well articula- ted primatology : reflections o f a fellow traveler in : Strum S. et Fedigan L., 2001, Primate Encounters : Models o f Science, Gender and Society, Chicago, University of Chicago Press, pp. 358-382.

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  • typiques de lanticipation dune rcompense (hyperactivit anti- cipatoire, dont la description n est pas sans voquer, pour moi, celui des enfants surexcits qui se rjouissent) lorsque celle-ci est annonce. Ceci, remarquent les auteurs qui voquent cette exprience21, indiquerait de ce fait une rduction des comportements anticipatoires due des difficults de jugement .

    Il n est pas du tout dans mes intentions de critiquer la sobrit ou la rigueur avec laquelle ces comportements sont dcrits. Je nai aucun apptit pour ce genre d exercices critiques dont les philosophes parfois se dlectent, et qui consiste donner des leons sans tenir compte des exigences auxquelles sont lies les pratiques, et plus particulirement les contraintes qui psent sur les pratiques de publication. Mais je prends mon mtier de philosophe au srieux et, parmi les manires dtre philosophe et de faire de la philosophie, je chris particulirement celles qui me permettent d ouvrir des possibles, non pas en sortant les portes de leurs gonds, mais par entrebillements prcautionneux. Je chris et tente de cultiver ces gestes qui rapprochent des significations dautres significations, de proche en proche22, par glissements et trahisons successives dont j espre quelles seront, ou resteront, partageables23.

    21 Boissy et al., 2007, Assessment of positive motions in animais to improve their welfare , Physiology andBehavior, 92, 375-397, p. 379.

    22 Ce terme de proche en proche lorigine est issu de dun travail effectu dans un tout autre domaine, celui de la pratique clinique de la concertation initie par le psychiatre belge Jean-Marie Lemaire, mais dont il me semble que je peux, sans trop le trahir, en revendiquer lesprit, et plus que probablement mme linfluence. Voir cet gard, Hellal Selma, 2008, De proche en proche. Proximit et travail de rseau en Algrie, Alger, Barzakh.

    23 Ce faisant, j essaie d hriter, du mieux que je peux, dune tradition qui va de Leibniz William James, en reconnaissant les trs nombreux intercesseurs, principalement philosophes, qui mont connecte cet hritage et qui, comme intercesseurs, me permettent d entendre et de prolonger ceux avec lesquels je me construis comme hritire. On les retrouvera dans ce drle dintertexte que constituent les notes de bas de page.

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    Ainsi, ces difficults de jugement dont parlent les auteurs ne pourraient-elles pas faire lobjet d une traduction qui leur donne non pas un autre sens, mais une porte lgrement diffrente ? Je profite de la libert que m offre ma pratique - et celle de ne pas tre soumise aux contraintes et au jugement des referees de Physiology and Behavior - pour poser la question : cest quoi une difficult de jugement , dans ce cadre ? Que dirait-on s il sagissait d un humain ? Non pas un humain voqu dans un article de neuro-psychologie (les termes seraient probablement les mmes), mais un humain que nous devrions dcrire de manire commune. Nous dirions probablement, dans ces conditions, quil est suspicieux, quil n y croit pas trop, quil ne fait pas trop confiance en ce quon lui annonce, quil a tendance une certaine rserve lgard ce quon lui promet. Si je propose dutiliser ces termes pour les rats, est-ce que cela implique beaucoup plus que difficults de jugement ? Est-ce que cela demande des capacits cognitives plus complexes ? Je ne le crois pas.

    Mais ces termes engagent une autre manire de raconter l histoire, ils lui donnent une autre paisseur : lhistoire devient alors une histoire au cours de laquelle des intentions se croisent et se traduisent rciproquement. Le rat traduit les intentions auxquelles il est soumis (tre stress, tre soumis des conditions difficiles, recevoir une rcompense) et le chercheur traduit les intentions du rat (ne pas croire trop vite, ne pas se rjouir trop facilement). Cela ne change pas grand-chose, mais cela nous oblige ne pas oublier ce qui rsiste au cur de lexprience : le fait que les rponses de lanimal ne sont pas des ractions, ne sont pas des cognitions abstraites ou des tats mentaux dans des bocaux, mais sont des rponses organises dans le temps d une histoire qui lie des tres ensemble, une histoire qui articule des rponses des intentions qui manent de quelquun.

    Une dernire question, concernant lexprience de Crespi vers laquelle je retourne un instant. Certaines expriences plus rcentes, tentant de rpter les rsultats du dispositif original, ont attir lattention sur le fait que la procdure du contraste

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  • positif (par laquelle on augmente la rcompense) reste difficile obtenir - au contraire du contraste ngatif - : il arrive que les rats, disent les auteurs qui relaient cette information, n augmentent pas leurs performances parce quils couraient dj le plus vite quils le pouvaient24.

    Or la question qui visiblement ne se pose pas, lissue de ces recherches, la question qui me parat devoir simposer est toute simple : pourquoi les rats courent-ils le plus vite quils le peuvent ? Ou, pour le dire dans les termes de la sociologue inte- ractionniste Eileen Crist : pourquoi jouent-ils si bien le jeu ? 25 Quelle est la signification de toute cette histoire finalement pour les rats ?

    Ce que peut signifier un labyrinthe

    En proposant de traduire ce qui arrive aux rats en termes de significations, je me rattache ici au trs important travail du naturaliste Jacob von Uexkll, et sa thorie, celle de VUmwelt. Et puisque nous sommes avec les rats, c est avec eux que je vous propose denvisager la manire dont cette thorie a pu ouvrir pour lanimal, du moins partiellement, la question du point de vue.

    Prcisons quelques lments biographiques. Jacob von Uexkll est un naturaliste estonien (1864-1944). Aprs des tudes de biologie, il s attache une tude comparative de la physiologie des invertbrs. Ces recherches le mnent, au contraire de ce que

    24 Boissy et al., 2007, ibid.

    25 Crist pose cette question propos de Hans, le fameux cheval. Cest en effetune question essentielle laquelle elle donne une rponse trs intressante, mais mon sens partielle (le cheval saccorde ce qui compte dans la communaut des humains). C est Mark Bekof et son analyse du jeu que j aurais envie de me rfrer, pour la complter, lorsque celui-ci envisage le jeu comme la possibilit dentrer dans la moralit. Crist E 1997, From questions to stimuli, from answers to reactions : The case of Clever Hans , Semiotica, 113-1/2, 1-42. ; Bekoff M., 2007, The Emotional Lives o f Animais, Novato (Californie), New World Library.

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    les pratiques de lpoque engageaient faire, vouloir largir la perspective et considrer la totalit de lorganisme en relation avec son milieu, milieu quil dfinira comme milieu concret ou vcu : VUmwelt.

    L'intuition de dpart de cette thorie est en apparence simple : l animal, dot d organes sensoriels diffrents des ntres, ne peut percevoir le mme monde. Les abeilles nont pas la mme perception des couleurs que nous, nous ne percevons pas les parfums comme les papillons, pas plus que nous ne sommes sensibles, comme peut le faire la tique, l odeur de lacide butyrique dgage par les follicules sbacs des mammifres. L o la thorie va prendre un tour rsolument original, c est lorsque la perception va tre dfinie non comme une affaire de rception mais comme un acte de cration : l animal ne peroit pas passivement, il remplit son milieu d objets perceptifs , il construit son milieu en le peuplant d objets perceptifs qui, ds lors, deviennent perus. En d autres termes, les perceptions ne sont pas passives, elle font lobjet d une activit par laquelle l animal va les percevoir. L activit de perception est avant tout une activit qui accorde des significations. N est peru que ce qui a une signification, comme ne reoit de signification que ce qui peut tre peru, et qui importe pour lorganisme.

    UUmwelt, ou monde vcu par l animal, est ds lors un monde o les choses ne sont perues, d une part, que parce quelles sont captes par un quipement sensoriel particulier - le papillon vit dans un monde dintensits lumineuses et d odeurs, par exemple- et, d autre part, que dans la mesure o elles ont pris une signification. Et c est avec ces significations que l animal construit son univers perceptif. Temps, espace, lieu, chemin, parcours, maison, odeur, ennemi, chaque vnement du monde peru est un vnement qui signifie , qui n est peru que parce quil signifie- et par ce quil signifie - , un vnement qui fait de lanimal un prteur de significations, c est--dire un sujet. Car toute perception de signification, selon Uexkll, implique un sujet, de mme que tout sujet se dfinit comme ce qui accorde de la signification. Comment les choses acquirent-elles une signification ?

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  • Tout simplement, rpond Uexkll, dans lagir. Lanimal n entre jamais en relation avec un objet comme tel. L objet se constitue dans laction, sa signification n merge que par rapport laction qui peut tre exerce.

    Les objets ne sont pas seuls se voir accorder des significations. Sinspirant des travaux de Konrad Lorenz, en effet, Jacob von Uexkll affirmera que YUmwelt est en mme temps un environnement de relations, c est--dire un environnement dans lequel des tres vont prendre, l un pour lautre, des significations. Ds lors, aucun tre ne peut tre neutre, dans l'environnement d un autre, s il est peru, c est dire sil peut saccorder une signification, ou s il peut se la voir accorder. Que signifie un choucas dans la vie dun choucas, ou plutt que signifie tel choucas dans la vie de tel autre ? C est la question que Lorenz posera Tchock, le choucas quil a adopt. C est un trange leurre qui a outill ce genre de recherches : Lorenz est devenu lui-mme lappeau producteur de socialit, un appt pour les significations (car il faut souvent des leurres pour traduire les significations dun animal)26. En adoptant un jeune choucas, Lorenz montre quun humain peut prendre la signification de socius et ds lors apprendre ce que signifie socius dans la vie dun choucas. Les choucas qui vivent en socit ont l habitude de s associer, toute leur vie, un compagnon (socius) avec lequel ils accomplissent de conserve les activits les plus varies. Tchock, lev par Lorenz le prit donc pour socius maternel. Il le suivait partout et lappelait pour quil lui donne manger. Il tenta, ultrieurement, de lui apprendre voler ; devant lchec de ses tentatives rptes, le choucas finit par abdiquer et par considrer Lorenz comme un compagnon d activits, acceptable certes, mais limit. Cette aventure originale nous montre que les significations ne sont pas fixes une fois pour toutes, tributaires des besoins lmentaires de lorganisme : elles sont flexibles,

    26 II faut, par exemple, modifier la couleur des fleurs pour connatre les prfrences des abeilles, remplacer le sang par de leau chaude pour saisir Paffect qui traverse la vie dune tique...

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    peuvent s accorder dautres tres, stendre des situations imprvisibles, se modifier, voire sinventer et crer de nouveaux usages relationnels.

    Il est temps prsent den revenir aux rats, afin de leur demander, conformment dailleurs une tradition que pourtant j interroge, de m aider exprimenter une hypothse : que peut produire, quand on observe des rats, le fait de traduire leurs conduites en termes de significations ?

    Pendant des annes, crit Uexkll, en sappuyant sur des milliers d expriences faites avec toutes sortes danimaux qui devaient trouver leur chemin dans un labyrinthe, de nombreux chercheurs amricains ont tent de dterminer le temps ncessaire un animal pour apprendre un parcours donn. Ils n en ont pas moins mconnu le problme du chemin familier (...). Ils n ont pas examin les caractres perceptifs optiques, tactiles et olfactifs et ne se sont pas davantage interrogs sur lutilisation dun systme de coordonnes par l animal : le fait que la droite et la gauche constituent un problme en soi ne les a mme pas effleurs. Ils n ont pas soulev non plus la question du nombre de pas, n ayant pas vu que chez lanimal le pas peut servir mesurer la distance. 27

    La critique est tout sauf dmrite, mais son exactitude requiert quelques prcisions. Les behavioristes, John Watson en particulier, ont en fait bel et bien envisag linfluence de ces caractres perceptifs optiques, tactiles et olfactifs. Je n irais toutefois pas jusqu affirmer quils les ont examins. moins de confondre le terme examiner avec celui de neutraliser . Car c est bien ce qua fait Watson, dans une procdure qui, si l on pense quelle s apparente lexamen, devrait conduire les malades chez un tortionnaire sadique plutt que chez leur mdecin : il a retir au rat ses yeux, son bulbe olfactif et ses vibrisses, essentiels au sens du toucher chez le rat, avant de le lancer la dcouverte

    27 1965, Mondes animaux et monde humain, suivi de La Thorie de la Signification, trad. Muller P., Paris, Denol, p. 64.

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  • du labyrinthe. Et comme le rat ne voulait plus ni courir dans le labyrinthe ni aller chercher la rcompense de nourriture, il l a affam : il commena ce moment apprendre le labyrinthe et finalement devint lautomate habituel. 28 Certes. Tout ce que cela prouve cest que, si on enlve un psychologue sa conscience, il continue crire29. Qui est devenu lautomate dans cette histoire ?

    On est trs loin du compte. Et lon est surtout trs loin de lunivers des significations. On en est d ailleurs d autant plus loign que ltre issu de cette pratique de destruction systmatique n est plus, pour le psychologue, un rat. Si le monde a probablement perdu toute signification pour ce rat dsen- sorialis, le rat lui-mme a perdu toute signification pour son exprimentateur si tant est quil en ait jamais eu une. C est un nouvel organisme, rduit au minimum de ses sens, et qui, de ce fait, vaut pour tous les autres. C est le but de la procdure ; chercher le plus petit dnominateur commun, le ce qui reste , lautomate, le comportement qui, dune espce l autre, va rendre tous les organismes commensurables30. Et cette commensurabilit, on le soulignera en passant, seffectue sur le critre par excellence d une socit hante par lide de production et d efficacit31 : le temps d acquisition du parcours du labyrinthe.

    Tout ceci, on le voit, n a rien voir avec les significations que peut prendre le labyrinthe pour le rat. Nous n avons pas appris

    28 Watson John B., 1907, Kinaesthetic and organic sensations : their rle in the reaction in the white rat in the maze , Psychological Review : Psychological Monographs, 8, 2-3 ; cit dans le merveilleux petit livre de l historien anglais Jonathan Burt, 2006, Rat, Londres, Reaktion Books, p. 103.

    29 Pour une analyse plus taye de ce que ce genre dexpriences fabrique comme exprimentateur, Despret V., 2001, Quand le loup habitera avec l agneau, Paris, Les Empcheurs de penser en rond.

    30 Burt Jonathan, 2006, op. cit.

    31 Haraway Donna, 2009, Des singes, des cyborgs et des femmes, Arles, EditionsJacqueline Chambon, Actes Sud, plus particulirement pp. 47 et suiv.

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    grand chose qui tienne ; c est d ailleurs sur ce point que Jacob von Uexkll reprend sa critique, dans son essai sur la thorie de la signification : C est ainsi que les savants amricains ont essay infatigablement, dans des milliers d expriences et avec les animaux les plus varis en commenant par le rat blanc, d tudier les relations des animaux avec un labyrinthe. Les rsultats peu concluants de ces travaux mens avec les plus fines mthodes de mensuration et les plus grands raffinements statistiques, n importe qui aurait pu les prvoir, condition de savoir que l hypothse implicite sur laquelle ils reposent est errone : lanimal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel. 32

    Notons-le en passant, cette critique fait aujourdhui cho dans les recherches sur le bien-tre. Lorsquon interroge des poules pondeuses au sujet de leurs prfrences, explique Robert Dantzer, on leur demande gnralement quel effort elles sont prtes consentir pour un environnement particulier33. L oiseau dispose cet usage de deux cls quil peut actionner avec son bec pour restreindre (avec une cl) ou augmenter (avec lautre) la taille de la cage. On constate, continue-t-il non sans une pointe d ironie, que lespace que soctroient les poules diffre peu des conditions commerciales. On en conclut donc que c est l espace optimal pour les poules. Mais c est aller un peu vite en besogne et ngliger un problme pistmologique majeur, savoir quil n est pas vident de rentrer dans lunivers subjectif d un animal en linterrogeant au travers dun dispositif exprimental imagin

    32 Von Uexkll, 1965, p. 94.

    33 Dantzer R., 2001, Comment les recherches sur la biologie du bien-tre animal sont-elles construites ? , in : Burgat F. et Dantzer R. (eds.), Les animaux d levage ont-ils droit au bien-tre ?, Paris, Inra Editions, pp. 85-103, p. 99. On trouvera par ailleurs dans larticle dIsabelle Veissier et de Bjrn Forkman une critique trs clairante sur les liens entre les diffrentes manires de dfinir le bien-tre (et donc de le mettre lpreuve exprimentale) et les diffrentes conceptions philosophiques qui ont prsid chacune de ces dfinitions (Veissier et Forkman, 2008 The nature o f animal in welfare science , ARBS Annual Review o f Biomdical Sciences, 10, 15-26).

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  • par un humain. Il est possible que lanimal rponde dans le dispositif exprimental sur la base d lments trs diffrents, par exemple la proximit du congnre, mais pas la reprsentation de lespace en tant que tel .

    Revenons au rat : sur la base de quels lments rpond-il lorsquil se soumet l exigence de parcourir le labyrinthe ? Poser cette question revient alors se demander ce que peut bien signifier, pour un rat, ce dispositif particulier. Comment ce parcours arrive-t-il devenir, de son point de vue de rat, ce que Uexkll appelle un chemin familier ? Comment les rats, en prtendant rpondre la question des behavioristes- cette question tant en loccurrence : quel est le rapport abstrait d un tre quel quil soit, (ce qui, dans le vocabulaire des behavioristes, sappelle un organisme) un objet neutre ? - rpondent-ils en fait une autre question ? Car cest bien de cela quil sagit : de l artefact par excellence. Les rats rpondent une autre question que celle que leur exprimentateur leur pose. Et l exprimentateur ne peut, aucun moment s en douter, simplement parce quil na pas pris en considration le point de vue que le rat pouvait avoir sur la situation.

    Posons le problme autrement, au dpart d un autre constat, qui nous permettra de donner raison aux hypothses de Uexkll en ajoutant quelques prcisions : pourquoi les rats longent-ils toujours, en les touchant, les murs ? C est ce que tous ceux qui ont dj pu observer les rats, et notamment lorsquils envahissent nos demeures, ont pu constater. Rpondre cette question nous donnera des indices sur ce qui fait chemin familier pour un rat. Il nous faut cependant reformuler cette question, quitter le pourquoi des causes et entrer dans le rgime des significations : que signifie, dans cette perspective, un mur (chose longer) pour un rat ? Les biologistes amricains qui les ont observs ont invent un terme pour caractriser les rats : ils sont hap- tophiles , ils aiment toucher. Le mur a donc pour signification chose toucher . Mais une hypothse un peu plus complique

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    pourrait donner un sens cette particularit34. Le rat a dvelopp une mmoire kinesthsique particulire. Car le rat doit quotidiennement rsoudre un problme. Et son haptophilie est une rponse ce problme. Dans les prgrinations quotidiennes qui le mnent du nid aux diffrents lieux d exploration qui vont lui permettre de se nourrir, comment pourrait-il retrouver le chemin de retour ? Comment mmoriser les indices, d autant plus que la plupart de ceux-ci sont des indices qui n ont de signification que pour les humains - objets, nom et numro de rue, droite, gauche, voire cartes ou plans ? Le rat a rsolu ce problme en cartographiant son parcours d une autre manire. Il inscrit, dans son corps, le cours de sa route, sous la forme de lignes, de courbes, et de tournants, voire de rugosits, de textures, de sensations de froid ou d humidit - que sait-on de ce quun corps de rat peut sentir ?

    Le rat dessine, marque, imprgne, dans ses muscles et sur sa peau, la carte dun paysage latral. Et ce sera la concordance de cette carte avec les sensations qu'il rcoltera sur la route du retour qui lui indiquera quil est bien sur le bon chemin, et que le nid sera l, au lieu prcis o toutes les sensations auront achev de se drouler. Le rapport la trace s inverse : il ne s agit plus seulement de marquer les lieux o lon passe, comme le font les rats et nombre d animaux, tendant leur corps aux limites de leur territoire grands coups de substance odorifrante, il sagit aussi de se faire marquer par lespace, lui-mme organis par le trajet, et d en incorporer lorganisation.

    Ce qui veut dire alors ceci : le labyrinthe a t construit en intgrant activement une caractristique du rat, il est rattier pourrait-on dire en plagiant quelque peu Jacob von Uexkll. Mais il a intgr cette caractristique en la retraduisant comme une caractristique abstraite - le dispositif vaudra d ailleurs pour un nombre considrable d animaux, puisquil est lobjet sur lequel se construira la srie infinie de comparaisons entre ce qui devient

    34 Sullivan Robert, 2005, Rats, A Year with New Yorks most unwanted Inhabitants, Londres, Granta, p. 12.

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  • des organismes. Ce faisant, en effaant le couplage, l accord singulier qui pouvait se tisser entre le rat et la structure qui lui est propose, en rendant impensable lvnement que peut constituer un labyrinthe pour un rat, le dispositif exprimental coupe lherbe sous le pied toute interrogation au sujet du rat, tout ce quil pourrait tmoigner dintressant. Car le rat ne rpond pas la question de lapprentissage, il rpond la question dune architecture qui fait monde pour lui. Ce qui est tout diffrent. Et ce qui ne peut, de la manire dont les choses sont organises, tre envisag.

    Certes, on est dans les significations et les points de vue. Je reste toutefois avec ma question : comment le rat interprte-t-il cette dimension particulire de lexprience qui linscrit dans une demande d un humain, comment traduit-il ce qui est attendu de lui ? Comment interprte-t-il ce quon lui veut, quand on le fait courir, quand on le rcompense, ou encore quand on laveugle et lui enlve chacun de ses organes des sens avant de laffamer ? cette question, qui est peut-tre une question contemporaine, en tout cas dans le domaine des sciences, Uexkll n apporte pas de rponse. Ce sont les limites de son champ. Car si Jacob von Uexkll peut attribuer une subjectivit lanimal, et si VUm- welt est galement un environnement social, il me semble que son intrt sest particulirement focalis sur lenvironnement physique et ses objets. Le monde propre de lanimal peut difficilement inclure lobservateur humain en tant quobservateur. Le monde propre n apparat pas comme un monde passible de cette double hybridation que requirent la rencontre interspcifique et le croisement dun univers exprimental avec celui d une exprience de vie. En d autres termes encore, le monde propre de Uexkll peut ambitionner un penser comme un autre animal, il peut difficilement envisager de penser avec cet autre animal35.

    35 Je tiens remercier mes collgues philosophes de luniversit de Lige, etplus particulirement Julien Piron et Stphane Galetic, dont lintrt attentif, les commentaires et les discussions mont considrablement aide dans lanalyse des travaux de von Uexkll.

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    En outre, les animaux que Jacob von Uexkll, comme biologiste, a privilgis, des tiques, des mouches, des oursins, sont des organismes relativement simples, dont on ne peut pas dire, pour lexprimer un peu simplement, quil est ais de les intresser nos problmes.

    Il n en reste pas moins que le contraste amorc au sujet des manires de penser ce que peut reprsenter le labyrinthe garde toute sa pertinence, et donne la mesure de ce que cote, en termes de savoir, le fait de ne pas prendre en compte le point de vue de l animal. Le labyrinthe ne peut autoriser, ni la question du chemin familier , ni celle de la signification du mur, encore moins celle de sa signification en tant quvnement dans un monde de rat. Il linterdit d autant plus srement quil est construit de telle sorte que cette question ne puisse tre ouverte, puisque le rat ne peut faire autrement quy suivre les murs. Et lorsquun animal ne peut faire autrement que de faire ce quoi il est contraint, quand il ne le fait que parce quil n a pas d autres possibilits ou d autres choix, on a alors une certitude : on a affaire un artefact. au moins un artefact.

    Que me veut-il ?

    J ai cltur de manire un peu elliptique le prcdent chapitre, en affirmant que la situation du labyrinthe prsentait au moins un artefact, ce qui laisse entendre quil y en aurait d autres. On se souviendra qu propos des expriences de psychologie humaine, j'avais dfini comme artefactuelles les situations o ltre interrog rpond une autre question que celle que le scientifique lui pose. Mais il y a quantit de manires de rpondre une autre question : il y a donc tout autant de possibilits d artefact.

    Si j ai abord ce problme au dpart de ce livre, c est pour une simple raison : lorsque la question de lartefact se pose - je l ai appris au cours de cette recherche - il y a souvent quelque chose d intressant qui souvre comme possible. Il m est apparu que, la plupart du temps, lhypothse de lexistence dun artefact s accompagne de la possibilit de prendre en compte le fait que

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  • lanimal ait un point de vue sur la situation. Certes, ce possible peut tre ignor, peut dboucher, comme chez Rosenthal sur une volont de purification plus grande, lorsque le chercheur ne prend pas la pleine mesure de ce que son inquitude est en train de lui souffler. Lorsque cette inquitude, au lieu de la susciter, paralyse son imagination. Jai d ailleurs galement appris reconnatre, sous la forme de linjonction plus de contrle , la petite lumire rouge qui annonce cette paralysie. Et j avoue tre chaque fois un peu triste en voyant une belle occasion manque : ce que je pensais tre une promesse ne sera pas tenu. Car il y a quelque chose de prometteur chaque fois que linquitude de lartefact se profile dans les sciences qui mettent en prsence des tres qui se rpondent. Envisageons alors comment ces promesses se dclinent et ce qui favorise le fait quelles puissent recevoir, comme rponse, ce quoi elles engagent.

    Dans un article se chargeant d valuer les recherches sur les relations entre les hommes et les animaux dlevage36, les auteurs notent que les animaux peuvent ragir aux observateurs. Toutefois, continuent-ils, ce ne sont pas les seuls lments pris en compte par lanimal : ...les chercheurs devraient galement considrer les attentes de lanimal pendant le test. Par exemple, les tests de choix mesurant les prfrences de lanimal ou son aversion pour diffrentes procdures de manipulation indiquent que lanimal peut souvent prdire la procdure qui va lui tre propose au dpart des indices environnementaux humains . Ce qui veut dire, et je suis encore la conclusion des auteurs, que la gnralisation devient problmatique. Chaque exprience indique non pas la manire dont les animaux vivent en gnral

    36 J ai dj, dans une note, fait allusion cet article, justement parce que la petite lumire rouge stait allume (les mannequins devraient permettre plus de contrle) ; je mattache ici complter ce que j annonais de son intrt, Waiblinger et al, 2006, p. 197, pour ce qui suit.

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    les procdures, mais la faon dont chacun de ces animaux les vit en fonction de la perception quil en a, en fonction de ce quil attend. On voit que le problme des attentes est ici attribu au sujet de l exprience et quil traduit la manire dont l animal intgre, activement, ce qui est attendu de lui. Certes, la gnralisation est alors compromise.

    En fait, j irais plus loin en affirmant que ce n est que sil y a gnralisation quil y a artefact. Si lon sait quelle question prcise, cet animal-l, avec des attentes perceptibles ou dductibles, dans ce contexte-l, rpond, il n y a pas d artefact. Ce qui ne rsout videmment pas le problme de la gnralisation37. Ce qui, on le pressent, peut tout aussi bien dboucher soit sur une exigence de plus de contrle (assez vaine, pourtant), en vertu de laquelle les chercheurs se mettraient en tte de neutraliser tout ce qui pourrait permettre lanimal d interprter ce quon attend de lui ; soit, de manire plus fconde, sur le fait de sintresser la faon dont lanimal interprte la situation. Dans le premier cas, on n radiquera pas lartefact - puisque les animaux attendront toujours quelque chose, donc rpondront toujours une autre question ; dans le second, on subordonne les rsultats la question : quoi a-t-il rpondu ?

    La faon dont les attentes de lanimal affectent les expriences a bien t repre par certains animaliers, et certains scientifiques, dans les recherches destines valuer certains aliments chez les

    37 Franois Calatayud se demandait d ailleurs si cela a beaucoup de sens de proposer diffrents individus des conditions que lon imagine semblables pour tester une hypothse parlant dun individu moyen . La notion de sens, explique- t-il, est incompatible avec un individu moyen, et cela, continue lauteur, mme sil peut y avoir du sens de rapprocher deux tres qui sont dans un mme usage du monde . Texte de la confrence Du comportement fait de nature au discours de lthologue. Rflexions sur la place de la subjectivit en thologie , prsente au colloque organis par Florence Burgat, Comment penser le comportement animal, Paris, EHESS, 21-22 janvier 2008. Un ouvrage dirig par Florence Burgat et intitul Comment penser le comportement animal. Contribution une critique du rductionisme, doit paratre dans la collection Natures sociales commune aux ditions Qu et aux ditions de la MSH.

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  • animaux d levage38. Il semblerait, quand on observe la manire dont ils se comportent, que les animaux interprtent ces dispositifs pour ce quils sont : des dispositifs exceptionnels. Mais le terme exceptionnel semblerait prendre, chez certains dentre eux, une double signification : ce n est pas comme dhabitude et cela ne va pas durer . Les choses se compliquent. En fait, tout leur indique l exceptionnalit : le temps du dispositif exprimental n est pas le mme puisquil sinscrit dans un temps provisoire et court (cinq jours de test, correspondant la semaine de travail) alors que le temps de l levage est un temps de mmoire et d expriences accumules. Ce qui va tre fourni l animal comme nourriture relve aussi de lexceptionnel, puisque seront tests de nouveaux fourrages.

    Or, si les animaux mangent ces fourrages avec moins d apptit, c est pour une raison bien simple : parce que ce nest pas la mme chose que ce quils ont lhabitude de recevoir. Du point de vue de l animal, la mmoire de ce qui prcde joue, et donc il mange moins que dans les circonstances habituelles : les rsultats, ds lors, ne disent rien de la situation mais de la manire dont lanimal interprte la transition. Il attend autre chose, donc ce quon lui donne n est pas seul en cause. On est sur les effets de la transition puisque les animaux, et ce sont des animaliers qui le disent, savent que cela ne dure pas. De mme, quand on essaye un nouveau fourrage sec avec un groupe de vaches, et quelles voient que le groupe ct reoit de l herbe frache, elles sarrtent de manger en pensant : nous aussi on va en avoir. Et donc le rsultat de lexprience est tributaire de ce qui se passe dans lexprience d ct, mais que personne ne prend en compte du fait que les recherches sont cloisonnes 39. On ne peut mieux dfinir l artefact : les animaux rpondent certes une question, mais elle n est pas celle quon leur pose.

    38 Voir cet gard les travaux de Michel Meuret. Par ailleurs, M. Meuret a accept de m accorder en juin 2008, un long entretien o nous avons pu voquer nombre des questions que soulevait cette recherche.

    39 Meuret, entretien cit.

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    L humour de la situation est trop joli pour ne pas tre soulign : les chercheurs cloisonnent les recherches, les animaux ne cessent de leur proposer de les dcloisonner40.

    Vous pourriez me rtorquer, ce point de mon parcours, que toutes ces critiques vont l encontre de mon hypothse, que les choses n ont pas tellement chang puisque justement, ce quoi elles s adressent, c est au fait que les chercheurs ne prennent pas en compte le point de vue de lanimal. Je vais tenter d y rpondre.

    D abord, j ai abord le problme par le biais de lartefact. Je le rappelle, il m est apparu que c tait par ce biais que pouvaient se reprer les moments o les chercheurs posaient la question du point de vue que lanimal peut avoir sur la situation exprimentale. Or, lartefact fait toujours lobjet d une critique : une inquitude critique quand le chercheur sinterroge sur son propre travail ; une accusation quand un autre chercheur s adresse au travail d un collgue : vous n avez pas pens ou, pour reprendre les termes que Dantzer employait, propos des cages et des poules, vous tes alls un peu vite en besogne . D une certaine manire, quand Waiblinger affirme que lanimal peut deviner ce qui va lui tre propos, ou quand Meuret suggre que les animaux pensent nous aussi on va en avoir , on est bien dans cette perspective : les animaux jugent non pas dune situation abstraite, mais d une situation propose en tant quelle est propose.

    Ensuite, j affirme que certains chercheurs ont franchi le pas qui consiste prendre en considration le point de vue de lanimal

    40 Cet humour de la situation mest apparu plus clairement en suivant le travail des cliniciens de la concertation dj mentionn (Hellal, 2008, op. cit.). Loin de moi lide de comparer les btes et les gens, mais bien les structures institutionnelles et le type dintelligence quelles peuvent susciter. Ces cliniciens fondent en effet leur travail sur le fait que les intervenants sociaux confronts aux dtresses multiples, et qui souvent travaillent avec la mme famille, mais en ignorant ce que font leurs collgues, doivent apprendre suivre les dcloisonnements que les familles qui les interpellent leur proposent.

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  • sur les situations quon leur propose - pas tous les chercheurs. Et les critiques tmoignent de ceux, et pour ceux, qui ont franchi ce pas.

    Enfin, la critique peut galement prendre la forme de linquitude. Dans ce cadre, cela signifie que les recherches ont activement, et explicitement commenc prendre en considration le fait que lanimal pose, son chercheur, la question : que me veut-il ? Quand par exemple Meuret dcrit sa propre recherche, sa dmarche me semble particulirement exemplaire de cette possibilit de considrer, activement, la manire dont lanimal prend lui-mme activement en compte les questions et la prsence du chercheur. Meuret observe des moutons et des chvres et une part de ses recherches consiste valuer ce quils et ce quelles mangent quand on les met dans des situations inhabituelles comme des aires de dbroussaillage (pour viter les feux de forts). Aprs une premire tape d accoutumance rciproque entre les animaux observs et leurs observateurs, chaque chercheur de son quipe suit, chaque jour, un animal et observe toute la journe ce quil mange. Chaque dtail est soigneusement not, chaque espce de plantes inventorie, chaque coup de dents consign. La proximit est totale, l'intrt pour l observ soutenu.

    La mthode scientifique exige que ces animaux soient choisis au hasard, pour constituer un chantillon alatoire. Or, ce choix au hasard pourrait s avrer dsastreux, pour quantit de raisons. La procdure exige donc den passer par une srie d tapes. Ainsi, la seconde tape est construite de faon identifier les animaux au sein du groupe qui peuvent tre observs de manire continue une distance proche. En alternant ses mouvements dans le groupe et en lobservant de prs, chacun des observateurs cherche les individus qui semblent indiffrents la prsence permanente. La prsence continue de lobservateur modifie automatiquement le statut social d un individu. C est pourquoi, au dbut de cette tape, les individus que nous devons trouver ne peuvent tre ni leader ni aspirant leader. Ici encore, il est important de se fier aux conseils du berger, s il connat bien

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    la hirarchie de son troupeau. la fin de cette tape, 15 20 % des individus sont considrs comme rencontrant les rquisits d une observation continue. 41 Ainsi, pour certaines chvres, explique Meuret, le fait de faire lobjet d un intrt intense de la part de lhumain suscite chez elles des conduites comme celle de vouloir supplanter les autres, de prendre leur nourriture, voire de chercher la bagarre. Pour d autres, tre lobjet de lattention du chercheur provoquera l agressivit de leurs compagnes, comme si cet intrt de lobservateur traduisait une volont de la chvre de changer de place dans la hirarchie. Et cela met un fameux dsordre dans le groupe. En outre, continue Meuret, on ne sait plus trs bien ce quon observe : ce que mange une chvre en conditions naturelles, ou au contraire, ce que mange une chvre qui veut montrer aux autres sa supriorit parce que, soudainement, elle pense que son statut a chang ?

    Certes, on pourrait toujours traduire ce qui prcde dans la version la plus pauvre et la plus convenue de l artefact : nous influenons ce que nous observons ! Mais si cette version me parat pauvre, et si je m oppose cette conclusion un peu paresseuse avec laquelle les thories systmiques nous ont bassin les oreilles, c est justement parce quelle rduit le problme sa plus simple expression. Parce quelle suppose, une fois encore, quil y aurait un observateur actif, influenant, et un observ passif, dont la seule activit se rsume tre influenc. Or, il y a quantit d indices qui disent autre chose, qui disent quon a affaire des tres qui ngocient les conditions de la recherche, qui s affectent mutuellement, qui changent des jugements et des opinions, qui se modifient rciproquement et qui savent quils le font.

    Michel Meuret ne spcule pas sur le fait quil influence les chvres ou les moutons quil observe, il leur demande activement de prendre position par rapport ses propositions et il s accorde

    41 Agreil C. et Meuret M., 2004, An improved method for quantifying intakerate and ingestive behaviour o f ruminants in diverse and variable habitats usingdirect observation Small Ruminant Research, 54, 99-113, pp. 101-102.

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  • aux leurs42, il sattend, et il attend d elles et d eux, quils lui rpondent, quils contestent, quils protestent. Et cela implique bien autre chose quune simple rflexivit sur la question de l influence : cela demande de l attention43. Le souci pourrait tre exclusivement pistmologique, et de fait il lest, mais pas exclusivement. Oui, il s agit de ne pas perturber, de ne pas crer dartefact, mais il y a aussi une qualit de la relation, un souci pour le conf