34

Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

  • Upload
    others

  • View
    6

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com
Page 2: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

Vivre et survivre dans les villes africaines

Page 3: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

INSTITUT D'ÉTUDE DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS 1

Page 4: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

Vivre et survivre

dans les villes africaines

ISABELLE /DEBLÉ/et PHILIPPE HUGON

avec la collaboration de

Nhu Lê Abadie, Alphonse Tabi Abodo, Etsé Honmapo Amedon, Jean-Loup Amselle, Claudine Bouquillion-Vauge- lade, Jacques Charmes, Henri Coing, Roland Devauges, Mahmoud Drira, Jean-Jacques Guibbert, Ouraga Kako, Jean-Pierre Lachaud, Hélène Lamicq, Emile Le Bris, Carlos Maldonado, Christine Meunier, Alain Morice, Marc Penouil,

Gérard Salem, Hamadoun Sidibé, William Steel, Meine Pieter Van Dijk.

I.E.D.E.S. - Collection Tiers Monde PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Page 5: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

ISBN 2 13 037620 7 ISSN 0223-5870 Dépôt légal — ire édition : 1982, décembre Co Presses Universitaires de France, 1982 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Page 6: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

SOMMAIRE

AVANT-PROPOS (I. Deblé, Ph. Hugon) 7

PREMIÈRE PARTIE. — LE RÉEL ET L'INVISIBLE 9 CHAPITRE PREMIER. — Les bruits et les mouvements de la ville (I. Deblé). 11

— II. ->;JdSecteur souterrain ou réseaux apparents (Ph. Hugon).. 26 — III. — Contradiction dans l'analyse ou dans la réalité ? (H. Coing,

H. Lamicq, C. Maldonado, Ch. Meunier) 50

DEUXIÈME PARTIE. — DE PIKINE A LA MÉDINA : UN FIL D'ARIANE POUR UN LABYRINTHE 63

1 / A Dakar centre... et à Dakar banlieue : éclairages divers pour une même réalité 65

'CHAPITRE PREMIER. — Survie et dépendance des petits producteurs urbains à Dakar (J.-J. Guibbert) 67

— II. — Les réseaux commerciaux des artisans colporteurs séné- galais (G. Salem) 84

— III. — La modernité réinterprétée par la tradition (CI. Bou- quillion-Vaugelade) 90

— IV. — Les petits entrepreneurs de Dakar (M. P. Van Dijk).. 97 2 / D'Abidjan à Yaoun£ : cités dissemblables, résultats similaires, une

perplexité accrue 111 CHAPITRE PREMIER. — A la recherche de données : enquêtes au Cameroun,

le cas des menuisiers (Alph. Tabi Abodo) 113 — II. — Menuisiers et garagistes, tailleurs et petits vendeurs de

marchés à Abidjan et Yaoundé (M. Penouil) yÇ II9 — III. — L'artisanat, un moribond qui se porte bien à Accra et

à Yaoundé (W. Steel) ......................... 127

Page 7: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

— IV. — L'attraction des capitales : le cas d'Abidjan (O. Kako) X 137 — V. — Réparation et récupération à Bamako (H. Sidibé)... 14 7 — VI. — Commercer et négocier en Tunisie (M. Drira) 153

TROISIÈME PARTIE. — LES PETITS PRODUCTEURS : AUX MARGES OU AU CŒUR DES SYSTÈMES 161

CHAPITRE PREMIER. — De la « petite production marchande » à l'économie mercantile (J.-L. Amselle, E. Le Bris) 163

— II. — Allocation de la force de travail et excédent relatif des y travailleurs (H. Coing, H. Lamicq, C. Maldonado, Ch. Meunier) 174

— III. — La sous-traitance : complémentarité ou subordination du f secteur informel (N. L. Abadie) 193

— IV. — La petite production marchande : base d'un développe- ment endogène ? (E. H. Amedon) 202

— V. — Le neveu et l'apprenti (R. Devauges).... ^ 208

QUATRIÈME PARTIE. — DÉFRICHAGE ET DÉCHIFFRAGE : ÉLÉMENTS POUR UNE CONTROVERSE 219 )

CHAPITRE PREMIER. — Méthodologie des enquêtes sur le secteur non structuré en Tunisie (J. Charmes) 223 <

—■ II. — Recherches méthodologiques sur le secteur informel à Abidjan et à Yaoundé (J.-P. Lachaud) IX240 •

— III. — L'empire de l'empirisme (A. Morice) 257, — IV. — Réponse de Philippe Hugon à Alain Morice __ 280 — V. — Réponse de Jean-Pierre Lachaud à Alain Morice ... 294

Bibliographie sur le secteur informel et les petites activités urbaines . 297

Page 8: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

Avant-propos

L' explosion démographique connue depuis trois décennies dans les villes africaines, liée à un faible niveau apparent de création d'emplois, a conduit à approfondir, sous le vocable de « secteur informel » ou « non structuré », les modes de production ou de consommation, de vie ou de survie des millions d'agents qui sont des inventeurs de nouvelles relations sociales et qui exercent des activités économiques multiformes dans les espaces urbains.

Cet ouvrage se situe dans le prolongement des travaux dirigés depuis iyyj par Ph. Hugon dans le cadre d'un groupe de recherche de l'Institut d'Etude du Développement économique et social de Paris I sur le secteur informel et la petite production marchande en Afrique1 ; ces recherches avaient donné lieu à l'organi- sation, sous la responsabilité d' 1. Deblé et de Ph. Hugon, de trois journées d'études, les 7, 8 et y mars 1979, sur « La petite production marchande en milieu urbain africain ».

Plus de cent participants assistaient à ce séminaire qui avait pour objectif de confronter les expériences et les études de spécialistes, théoriciens et praticiens, chercheurs, enseignants et planificateurs venus d'horizons scientifiques et géogra- phiques diverS2 ; trente-cinq communications étaient présentées. Ces journées ont ainsi permis d'exposer l'ensemble des résultats des enquêtes réalisées sur le « secteur informel » dans les villes africaines et d'aborder des questions méthodo- logiques telles que le dualisme ou les formes de production dépendantes, l'artisanat

1. Cf. Ph. HUGON et al, (1977) ; les travaux cités se trouvent dans la bibliographie générale en fin d'ouvrage.

2. On pouvait en effet noter la présence de statisticiens, démographes, économistes, socio- logues, éducateurs, géographes, etc., venant aussi bien du Maghreb que d'Afrique au sud du Sahara et de Madagascar, d'universités anglaises, suédoises, hollandaises, suisses, comme des universités de Bordeaux, Grenoble, Paris I, Paris II, Paris VIII, Paris X, Paris XII, d'organismes de recherche ou d'intervention comme l'ORSTOM, l'INED, le CESD, l'IREP, l'lUED, l'IRFED, la SEDES, l'HEP, etc., et d'experts de la Banque mondiale, du Bureau international du Travail, du Centre de Développement de l'OCDE, de l'ENDA de Dakar, du ministère de la Coopération.

Page 9: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

et l'accumulation, le chômage déguisé ou la segmentation des marchés du travail, la marginalité et l'armée de réserve.

Cet ouvrage reprend certaines des communications tout en les recentrant sur la question des modes de vie et de survie dans les villes africaines3. Il comprend quatre parties ; la première intitulée Le réel et l'invisible aborde les questions les plus générales que posent la perception, le regard ou l'écoute, la connaissance ou la reconnaissance des petites activités urbaines. La seconde présente des études de cas tirées des enquêtes qui constituent un fil d'Ariane pour un labyrinthe nous conduisant de Pikine à la Médina. La troisième, plus analytique, étudie en quoi les petits producteurs sont aux marges ou au cœur des systèmes urbains, économiques et sociaux. La quatrième, enfin, présente, à propos du défrichage et du déchiffrage d'un nouveau champ de recherche, les éléments d'une controverse méthodologique.

Cet ouvrage a moins pour ambition d'apporter des réponses certaines et définitives que de poser certaines et nouvelles questions sur les modes de vie et de survie des habitants des villes africaines.

Nous ne saurions achever cet avant-propos sans évoquer l'aide particulièrement efficace de l'équipe technique de la Recherche qui a assuré la frappe des manuscrits sans cesse remaniés, cent fois sur le métier remettant cet ouvrage, avec la patience obstinée de l'artisan cher à Péguy.

I. DEBLÉ et Ph. HUGON4.

3. Certaines contributions plus théoriques ou consacrées plus spécifiquement au secteur informel ont été publiées dans un numéro de la Revue Tiers Monde, HUGON (éd.) (1980).

4. Nous assurons en commun la responsabilité de la rédaction éditoriale de l'ouvrage, tant dans les textes introductifs que dans le choix et l'agencement des différentes contributions.

Page 10: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

Première Partie

Le réel et l'invisible

Page 11: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com
Page 12: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

CHAPITRE PREMIER

Les bruits et les mouvements de la ville par Isabelle Deblé

Une grande ville fort peuplée d'artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d'un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d'une grosseur énorme et dont tout le corps exténué et privé de nourriture n'a aucune propor- tion avec cette tête.

FÉNELON2.

La ville a beaucoup inspiré les auteurs d'hier et d'aujourd'hui, litté- raires ou scientifiques, politologues ou technocrates. Le texte de Fénelon mis en exergue nous rappelle que dès la fin du XVIIe siècle un certain nombre de phénomènes retenait l'attention; on peut noter la taille ou dimension, il s'agit d'une « grande » ville, le nombre d'habitants rendu par « fort peuplée », l'attitude moralisatrice dans l'interprétation des acti- vités artisanales : « amollir les mœurs par les délices de la vie », l'approche de la pauvreté, accentuée par l'expression « exténué et privé de nourri- ture », la préoccupation alimentaire dans le « royaume... mal cultivé », la démesure et les déséquilibres car une tête énorme, la ville, n'a « aucune proportion» avec son corps, nous dirions aujourd'hui avec sa région, son environnement, le pays où elle est implantée.

Curieusement, trois siècles plus tard, c'est aux villes du Tiers Monde — nous adoptons cette expression par commodité sachant qu'elle renvoie à des réalités qui n'ont pas l'ambiguïté qu'on lui prête — que l'on associe la plupart des caractéristiques ci-dessus évoquées. Mais ces convergences

1. Chargée de mission à la Direction de la Recherche de l'Institut d'Etude du Dévelop- pement économique et social de l'Université de Paris I.

2. Télémaque, XXII.

Page 13: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

dans l'appréhension des faits sont exprimées dans un langage où règnent l'hyperbole, le pessimisme et la peur : gigantisme, cancers monstrueux, cités effrayantes, catastrophes, risques démentiels. Peu d'auteurs retrou- vent la verve sarcastique de Boileau-Despréaux :

Car, à peine les coqs, commençant leur ramage, Auront de cris aigus frappé le voisinage, Qu'un affreux serrurier, laborieux Vulcain Qu'éveillera bientôt l'ardente soif du gain, Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête, De cent coups de marteau va me fendre la tête. J'entends déjà partout les charrettes courir, Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir;

En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.

Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage

Et des couvreurs, grimpés au toit d'une maison, En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison3.

Mais sans doute la littérature est-elle pauvre aujourd'hui, ou peu connue, qui exprime le rapport de l'homme du Tiers Monde avec sa « ville » autrement qu'à travers des recherches et des travaux de sciences sociales dont le langage est morose, uniforme, aux résonances peu variées. Cet ouvrage ne va pas échapper à la règle et nous souhaitons prévenir le lecteur.

Le problème des « villes » est au cœur aujourd'hui d'une inquiétude exprimée par des voix internationales, gouvernementales ou non, parfois nationales. Si l'on cherche à approfondir ce sentiment, trois observations s'imposent : en premier lieu, c'est en termes généraux que les constatations sont formulées, qu'il s'agisse du volume global des populations, de leur structure le plus couramment présentée en deux grands groupes d'âge, les plus ou les moins de 20 ans par exemple, ou en deux types de concentration, l'urbain et le reste, et de leur répartition entre deux ensembles d'Etats, ceux du Nord et ceux du Sud; en second lieu, les faits avancés ne sont pas exempts de connotations moralisatrices ; la surpopulation, la sururbanisation sont des expressions qui impliquent un excès, mais ce dernier ne se définit que par référence à une norme, à ce qui « doit être » et qui est ignoré ; ils appellent enfin à la recherche

3. Satire, VI.

Page 14: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

et à la mise en œuvre de solutions par des interventions d'instances, plus ou moins définies, qui auraient le pouvoir de décider et d'agir. On se doit d'ajouter que le regard est presque toujours porté par un ressortis- sant du Nord, ou formé au Nord, vers ceux qui vivent au Sud.

Il est indéniable qu'un des grands événements de la seconde moitié du xxe siècle, c'est l'apparition, l'existence et la relative continuité d'organisations internationales dont le champ de compétence est pour le moins la planète terrestre ; elles diffusent des flots d'informations plus ou moins fiables, mais qui ne s'en imposent pas moins, propagent diagnostics, prévisions et esquisses de solutions en termes de plans d'action ou de programmes mondiaux; elles constituent pour la com- munauté mondiale un recours dont l'efficacité est souvent mise en doute, mais dont on ne saurait se passer; elles n'échappent pas à un certain moralisme engageant la responsabilité internationale ou des mieux nantis, hiérarchisant le type d'action : le multilatéral serait plus neutre que le bilatéral...

Il ne saurait être question de mettre en doute les constats : à l'évi- dence, plus de 6 milliards d 'habi tants peuple ron t la terre en l 'an 2000; dès le début de la décennie 1980 la moitié de la population est jeune, car elle a moins de 20 ans; c'est entre 50 et 60 % des êtres humains qui vivent ou vivront dans ce qu'il est convenu d'appeler les villes. Qu'il s'agisse des Rapports sur le développement dans le Monde publiés par la Banque mondiale, du rapport final d'Interfuturs publié en juin 1979 à l'ocDE4, de l'expertise de W. Léontief pour l'Organisation des Nations Unies5, des travaux du Club de Rome, les estimations convergent. Un même consensus s'établit pour avancer que les pays du Sud regrouperont 78 à 80 % de l'ensemble des habitants et seront urbanisés à plus de 40 %. Ce sont l'Afrique et l'Asie du Sud qui compteraient la moins forte proportion d'urbains (37,7 et 35 % environ)6.

De la même manière, les pénuries alimentaires vont s'aggravant dans le Tiers Monde; dès 1970, on y prévoyait pour 1985, 85 % de déficits céréaliers7. Le deuxième rapport de Rome8 mentionne : « L'analyse de la situation alimentaire globale à l'aide de notre modèle mondial nous

4. Organisation de Coopération et de Développement économique, L'évolution future des sociétés industrielles avancées en harmonie avec celle des pays en développement.

5. W. LÉONTIEF, 1999, l'expertise de Wassily Léontief, rapport à l'ONU, Paris, Dunod, 1978. 6. United Nations, Population Division, Trends and Prospecty in the Urban and Rural Popu-

lation I9JO-2000, as Assessed in 1973-1974, New York, ESA/P/WP54. 7. R. H. STRAHM, Pourquoi sont-ils si pauvres ?, Neufchâtel, A la Baconnière, 1978, 2E éd.,

147 p. 8. M. MESAROVIC, Ed. PESTEL, Stratégie pour demain, 2E rapport au Club de Rome, Paris,

Editions du Seuil, 1974, p. 126.

Page 15: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

amène à conclure que, si la tendance actuelle du développement se poursuit, la pénurie de nourriture ne fera qu'empirer jusqu'à prendre des dimensions catastrophiques. » Et une récente publication d'un membre de ce même Club, citant « la plus importante étude jamais entreprise sur le sujet par Mike Mesarovic avec le département amé- ricain de l'Agriculture, indique que l'Afrique subsaharienne verra son déficit en rations alimentaires passer de —0,21 à — 3,54 milliards de dollars entre 1980 et l'an 2000 — c'est-à-dire multiplié par 16,8 — et présentera donc sur ce point la situation la plus mauvaise après l'Asie du Sud-Est »9.

On pourrait multiplier les citations quant à l'état du monde et quant à la problématique mondiale. Nous choisissons ces deux aspects, de fortes concentrations de population et une nutrition insuffisante à éviter une morbidité élevée, parce qu'ils sont non seulement associés aux autres caractères évoqués lorsqu'il s'agit des villes du Tiers Monde : habitats précaires, chômage, délinquance, relâchement des liens fami- liaux, dégradation des mœurs, etc., mais aussi considérés comme leurs déterminants (le nombre d'une part, le manque de l'autre) et qu'ils constituent la toile de fond de nombreux travaux de ces trente dernières années. On peut citer un des derniers parus, La planète des bidonvilles. Perspectives de l'explosion urbaine dans le Tiers MondelO. D'emblée l'auteur part de la proposition que dans les ceintures de misère de grandes villes du Tiers Monde plus de 200 millions d'êtres humains vivent dans un état de « pauvreté absolue ». « Retenons que la pauvreté absolue, selon l'expression de Robert Mac Namara, le président de la Banque mondiale, tient à l'impossibilité de subvenir aux besoins fondamentaux liés à la survie même de l'individu »n.

Voici donc ainsi posé un des aspects du problème qui nous préoc- cupe ici. Il n'est pas inutile de rappeler que ce passage du « sectoriel » à la globalité a été un des apports des recherches suscitées et financées par le Bureau international du Travail (BIT) dans le cadre du Programme mondial pour l'Emploi (PME). En 1972, les auteurs du rapport sur le Kenya, BIT, 1972, (mission globale de stratégie de l'emploi), consta- taient que le véritable problème n'était pas le chômage, mais plutôt les déséquilibres structurels de l'économie qui induisaient de criantes iné- galités de conditions et de revenus sur le marché de l'emploi. La War on Poverty aux Etats-Unis a été une des manifestations de cette prise de

9. M. GUERNIER, Tiers Monde : trois quarts du monde, Rapport au Club de Rome, Paris, Dunod, 1980, p. 81.

10. GRANOTIER, 1980. II. GRANOTIER, op. cit., p. 9.

Page 16: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

conscience de l'inégalité constatée dans le monde. Et désormais la discrimination, l'exploitation, l'injustice reviennent dans les discours de la communauté mondiale, non comme des phénomènes naturels des sociétés humaines mais comme des effets de certaines formes de poli- tiques des Etats dits dominants; la fréquence des mots aurait-elle un pouvoir d'exorcisme ?

Mais revenons aux villes d'aujourd'hui. D'aucuns diront que leur définition est insuffisamment élaborée, et bien que profane en la matière, nous sommes enclin à partager leur opinion. L'expérience triviale de voyages sur la planète, le survol aérien, l'inévitable parcours entre aéroport et lieu d'arrivée, nous rendent, et visibles et réels, de nouveaux modes de concentration des populations, nouveaux pas seulement par leur taille; ce n'est pas seulement plus étendu, plus dense, c'est autre chose, c'est un autre cadre d'existence qui rend peu convaincante l'oppo- sition traditionnelle urbain/rural; les spécialistes ont leur terme : il existe aujourd'hui des « conurbations », nous en prenons acte volontiers, tout en nous gardant de ce mot barbare puisqu'aussi bien nous reven-

' diquons la liberté d'être quelque peu paysan du Danube. Mais il est vrai que les villes sont devenues très grandes, quelles que soient les fluctua- tions de « l'intra-muros » ; des concentrations de dix millions de personnes et plus existent et, semble-t-il, existeront plus nombreuses dans les années à venir. Le repérage de ces situations avec des moyens techniques modernes, l'interprétation de cette rapide croissance urbaine dans les pays développés ont donné lieu à de nombreuses réflexions et recherches sur les processus d'urbanisation selon de nouvelles fonctions des villes, de nouveaux types d'appropriation du sol, le rôle des centres de ser- vices, la transformation des relations villes/campagnes avec l'apparition d'une ère industrielle qui tend à superposer civilisation urbaine et civilisation industrielle, la prégnance de l'Etat dans l'organisation de l'espace, les échanges non pas seulement nationaux ou régionaux mais aussi internationaux, les techniques de construction, de circulation, de transports, de distribution d'eau et d'énergie... bref on peut parler d'une crise des villes; on constate l'émergence de théories du phéno- mène urbain. Si les villes ont, le plus souvent, une histoire plongeant dans un passé très lointain qui interfère par un système de relations complexes avec l'évolution des structures sociales, économiques et politiques, et les divers types d'appropriation de l'espace, et qui ressurgit dans certaines des actions de rénovation urbaine et de protection du patrimoine culturel, d'autres sont entièrement « nouvelles », sans histoire propre, créations restituant une volonté d'intervention dans la vie d'une nation ou d'une région où le rassemblement d'individus et d'équipe-

Page 17: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

ments matériels de toutes sortes dans un lieu « choisi » après maints arbitrages ne suscite pas ipso facto une intégration de l'ensemble « à l'ancienne », mais des conduites en « création », insolites, insoupçonnées, champ ouvert à l'observation où la référence aux comportements anciens fausse l'analyse.

Les formes de croissance des villes développées ont créé de nouveaux thèmes dans la connaissance; les processus d'urbanisation dans les pays sous-développés ont sans doute fait l'objet de moins de recherches; dans la dépendance réciproque mondiale des Etats aujourd'hui, ils présentent une complexité et une diversité profondément ressenties. Quantitativement les hypothèses moyennes des Nations Unies prévoient qu'en un demi-siècle (1950-2000) le nombre des urbains du Tiers Monde sera presque multiplié par 8, le nombre des urbains en Afrique par plus de 10. Même s'il y avait exagération, surestimation, il est clair que les villes des pays sous-développés constitueront des ensembles lourds et que dès aujourd'hui leur rapide affirmation et extension s'imposent et sont l'objet d'interrogations et d'inquiétudes.

D'interrogations ? Parce qu'il est malaisé de leur prêter des lois de structuration dans l'actuel stock de connaissances de l'urbanisation. Il est rare que l'on parle de « mimétisme », de transfert d'un modèle occidental à l'instar d'autres assimilations souvent simplistes. Certains y voient la marque d'un « téléscopage » du temps, avec la superposition de différentes révolutions techniques. « Les processus révolutionnaires, essentiellement l'accroissement démographique naturel, la croissance économique, les progrès de l'instruction, les tentatives d'organisation de l'espace sont plus ou moins concomitants et contemporains... De toute façon, les cas d'urbanisation ancienne, compliqués avec les méca- nismes de renforcement des situations acquises, apparus en Europe depuis des siècles, sont ici récents »12. D'autres, attirés aussi par l'élabo- ration de typologies, soulignent la juxtaposition de deux formes de peu- plement, l'une « indigène », l'autre « européenne », traduisant une juxta- position de civilisations, qu'il y ait eu ou non existence antérieure d'une ville « indigène », et on peut voir dans cette démarche l'expression d'un dualisme traditionnel/moderne. Nous nous rallions volontiers à la per- plexité de M. Santos « qui s'accroît quand on est amené à interpréter les données d'une actualité si mouvante... (Si) les efforts de compréhension (des géographes)... sont souvent couronnés de succès... il est fréquent (qu'ils) se trouvent désarmés, manquant d'un instrument théorique, que les disciplines voisines, en particulier l'économie, ne peuvent (leur)

12. SANTOS, 1970, p. 2.

Page 18: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

offrir »13. Chacun s'accorde à rappeler qu'en Asie l'urbanisation est millénaire, qu'en Amérique latine elle est apparue depuis quatre siècles, qu'en Afrique elle est récente, mais le « gommage » de ces spécificités historiques est fréquent dans les approches existantes et que l'Afrique ait connu une vie urbaine bien avant l'arrivée des Européens (Fès, Le Caire, Tombouctou, Gao, Zanzibar par exemple étaient des centres très peuplés) pèse peu dans l'appréhension des phénomènes urbains du Tiers Monde d'aujourd'hui. Le fait dominant, c'est que la ville sans bidonville n'existe pas en pays sous-développé. Or le bidonville, quels que soient le nom ou l'expression qui le désigne, est bien d'apparition récente, forme d'habitat induite par la croissance urbaine spontanée, qui s'est généralisée avec des caractères communs dans tous les continents, comme certains types de construction moderne, le type gratte-ciel par exemple, se retrouvent dans toutes les villes des pays développés. Il couvre de grands espaces, il concentre des multitudes de populations, il n'est ni l'exception, ni l'anomalie, il est la règle.

D'inquiétudes ? Justement parce que si le bidonville ou l'habitat précaire est« normal » pour ses ressortissants, il est aberration intolérable, choquant, voire insultant, pour d'autres regards. Il constitue une masse d'atteintes permanentes à des conventions d'urbanisme, de santé, de moralité, qui sont ressenties comme infractions par tous ceux qui détien- nent quelque sorte de pouvoir que ce soit, l'Etat, sa police, sa justice, son droit, les chefs religieux, car la morale est bafouée, les chefs coutu- miers, car la tradition est malmenée. Il est rare que ne soient pas associés aux villes du Tiers Monde les termes de délinquance, alcoolisme, prosti- tution, drogue, chômage, malnutrition, taudis, haillons, mortalité, dégradation humaine, etc. Les techniques modernes d'information diffusent des images souvent insoutenables de la « pauvreté », condition d'existence la plus fréquente dans les villes, que l'accent soit mis sur la construction, la cour ou la ruelle jonchée de détritus, de grands yeux affamés dans un visage have d'enfant, des êtres humains squelettiques ou entassés... Les études sur la pauvreté urbaine ont banalisé ces clichés et sont devenues un terrain d'élection pour les affrontements idéologiques des schèmes interprétatifs. Ces agglomérations urbaines dérangent et effraient. « N'ayons pas peur des mots, nous assistons là à une véritable pollution humaine, dégradante et angoissante »14.

Dans ce magma d'alarmisme et ces visions cauchemardesques, lire le chapitre que F. Braudel a consacré aux villes dans sa magistrale intro-

13. SANTOS, 1970. 14. M. GUERNIER, op. cit., p. 59.

Page 19: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

duct ion à l 'histoire d u m o n d e d u xve au XVIIIe siècle15 réjouit et stimule l 'esprit , et, sans faire oublier cette remontée dans le temps de plusieurs siècles, quest ionne le réel d ' au jourd 'hu i : « La ville est césure, rupture , destin du monde . Q u a n d elle surgit , por teuse de l 'écriture, elle ouvre les portes de ce que nous appelons l'histoire. Q u a n d elle renaît en E u r o p e avec le XIe siècle, l 'ascension de l 'é t roi t cont inent commence. Qu'el le fleurisse en Italie et c'est la Renaissance. Il en est ainsi depuis les cités, les poleis de la Grèce classique, depuis les médinas des conquêtes musul- manes jusqu 'à nos jours. Tous les grands moments de la croissance s 'expr iment par une croissance urbaine. »

E t c 'est ainsi que le rappel de quelques faits donne à penser : dès 15 15, la Hol lande compta i t 51 % de citadins, 59 % en 1627, 65 % en 1795; la population du Japon serait urbaine dans la proportion de 22 % en 175016. Sans surestimer les apports de la démographie historique, avec une érudition critique et clairvoyante, l'auteur nous invite à beaucoup de prudence, et sur les techniques d'évaluation du degré d'urbani- sation et sur l'interprétation du rôle des villes dans le temps et dans l'espace.

Il préconise le poids global des systèmes urbains dans l'ensemble d'une population pour « jauger certaines structures économiques et sociales de l'unité sous observation », il pose la question des seuils, à savoir le moment où l'urbanisation d'une population atteint le premier niveau d'efficacité, il avance que « la campagne n'a pas forcément précédé la ville dans le temps « car » à l'origine et tout au long de la vie des villes » la division du travail entre campagnes et centres urbains n'est jamais parfaitement définie et n'en finit pas d'être remise en jeu. Selon J. Jacobs17, « la ville apparaît en même temps que le peuplement rural, sinon avant celui-ci... dès le VIe millénaire avant le Christ, Jéricho et Chatal Yüyük (Asie Mineure) sont des villes créatrices autour d'elles de campagnes qu'on pourrait dire modernes, en avance. Ceci dans la mesure sans doute où la terre, alors, s'offre comme un espace vide et libre, où des champs peuvent se créer à peu près n'importe où ». Et d'évoquer Buenos Aires en 1580 où, face à l'hostilité ou à l'absence des indigènes, les habitants doivent « créer leur campagne à la mesure des besoins de la ville »; Irkoutsk qui, en 1652, naît avant les campagnes proches qui vont la nourrir et maints autres exemples. « En fait, poursuit-

15. F. BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. I : Structures du quotidien, chap. 8 : « Les villes », pp. 421-496.

16. D'après F. BRAUDEL, op. cit., p. 425. 17. The Economy of Cities (1970), cité par F. BRAUDEL, op. cit., p. 420.

Page 20: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

il, villes et campagnes ne se séparent jamais comme l'eau de l'huile : au même instant il y a séparation et rapprochement, division et regroupement. »

Plus loin, F. Braudel souligne que les nouveaux venus sont surtout des misérables et que socialement la ville laisse les basses besognes aux arrivants, utilisant l'équivalent des Nord-Africains ou des Portoricains d'aujourd'hui, « prolétariat qui s'use vite pour elle et doit se renouveler vite ». Et surtout, « toutes les villes du monde, à commencer par celles d'Occident, ont leurs faubourgs. Il n'y a pas d'arbre vigoureux sans rejets à son pied, pas de villes sans faubourgs. Ce sont les manifestations de sa vigueur, même s'il s'agit de misérables banlieues, de « bidonvilles ». Mieux vaut des faubourgs lépreux que rien du tout. Les faubourgs, ce sont les pauvres, les artisans, les mariniers, les industries bruyantes, malodorantes, les auberges à bon marché, les écuries pour les chevaux de poste, les logis des crocheteurs ».

Faut-il donc établir un parallèle entre les multitudes d'activités évo- quées par l'auteur, souvent liées à la provenance régionale — à Paris à la veille de la Révolution, les Limousins sont maçons, les Lyonnais, crocheteurs et porteurs de chaises, les Gascons, perruquiers ou carabins, les Auvergnats, porteurs d'eau..., et tous ces pauvres comme de juste vont s'habiller chez les fripiers du quai de la Ferraille ou de la Mégis- serie... —, et la multiplicité des occupations visibles dans les villes afri- caines dont Jacques Bugnicourt rappelle certains aspects : « A Cotonou, à Lomé, à Ibadan, de petits moulins broient les grains de maïs ou d'autres céréales... Au Caire ou à Alexandrie, au coin des rues, les broyeurs de canne à sucre proposent des verres de jus de canne, tandis que de nom- breuses petites échoppes offrent des oranges pressées. Dans le grand marché de Lomé, des fillettes assises sur les marches font des cornets à partir des papiers de récupération, et dans chacun d'eux on dépose avec une cuillère une pâte qui, en durcissant, va donner un bonbon..., les découpeurs de bidons, les étaleurs de zinc récupéré, les récupérateurs de fils de fer, de briques et moellons, les collecteurs de vieux cartons, les fabricants de parpaings à la tâche et à domicile (participent à la construction des logements)..., on rencontre partout de très nombreux tailleurs (travaillant sur) des tissus fabriqués localement en usine ou importés... et de nombreuses couturières plus ou moins improvisées..., (on utilise) des pneus pour faire des sandales en caoutchouc »18.

Qu'il s'agisse de s'alimenter, de se vêtir, de se loger, de se déplacer,

18. J. BUGNICOURT, communication à un Séminaire sur l'habitat sous-intégré et d'envi- ronnement urbain au Maghreb.

Page 21: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

de se distraire, les habitants des villes du Tiers Monde, africaines, sud- américaines ou indiennes, appelés parfois marginaux — mais comment considérer le plus grand nombre comme marginal ? — apportent des réponses aux problèmes quotidiens de la vie en milieu urbain. Toute la question de cet ouvrage est de savoir si cette réalité économique est intégrée ou non au mode de production dominant ; et, si elle l'est, selon quelles modalités. En 1964, Jacqueline Beaujeu-Garnier19 introduisait l'expression « tertiaire primitif » dans le vocabulaire de la géographie et de la démographie. « On appelle ainsi le secteur de la population urbaine ayant des activités de services, généralement peu rémunérées et ne constituant pas des emplois permanents. Les statistiques men- tionnent parfois ces individus parmi les non-occupés : ce qui est une exagération; parfois parmi les chômeurs : ce qui n'a également pas de sens. Ce sont des individus prêts à faire tout ou presque tout, c'est-à-dire à vendre leur force de travail à la journée, à la semaine, au mois, ou à accepter une rémunération forfaitaire pour telle ou telle besogne... Ce sont, d'une part, des bonnes à tout faire ou autres domestiques, des cireurs, laveurs ou gardiens de voiture, postiers, rémouleurs, chiffonniers, vendeurs ambulants, porteurs, commis, cuisiniers ambulants, blanchis- seuses, balayeurs de rue, porteurs d'eau et autres microdétaillants, ambu- lants ou sédentaires; d'autre part, des individus qui, pratiquant toutes sortes de métiers pour leur propre compte, constituent la classe des artisans »20. Dès cette époque on décrivait donc dans les villes africaines un phénomène, une foule d'activités multiformes, par ses aspects les plus visibles, ceux qui s'imposent à l'évidence, et dans son interprétation la notion de « parasitisme familial » apparaissait la plus courante, cette partie du tertiaire étant considérée comme « parasitaire ».

Tous les problèmes de la saisie du réel, de son identification, de sa représentation, de sa compréhension se trouvent ainsi posés, et l'on pressent les divergences et les débats. Notre détour par la vision de F. Braudel nous a paru et stimulante et permettant d'entrevoir que les comparaisons avec l'Europe du xixe siècle, fréquentes aujourd'hui et qui sous-tendent bien des prévisions alarmistes, ne sauraient être tenues pour pertinentes, sans pour autant justifier notre propre démarche. Il n'est pas question de nier pour l'Afrique comme pour le reste du Tiers Monde la montée rapide des hommes, leurs nouveaux modes de concen- tration et de migrations face à la confrontation préindustrialisation, industrialisation, postindustrialisation. Mais on assiste depuis quelques

1 19. J. BEAUJEU-GARNIER, Trois milliards d'hommes, Paris, Gallimard, 1964. 20. M. SANTOS, op. cit., p. 6 0 . .

j 1

Page 22: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

années par maints spécialistes, économistes, géographes, sociologues, démographes, urbanistes et autres, à une prise de conscience et à une remise en question. La première c'est qu'en dépit de l'augmentation des populations urbaines et de leur pression pour obtenir des emplois dans la cité, en dépit d'une baisse fréquente, d'un maintien tout au plus, de l'emploi salarié en pourcentage de la population active résultant d'un type de croissance fondé sur le couplage habituel « forte intensité de capital et technologies importées relativement modernes », on n'a pas observé de hordes de chômeurs faméliques et désespérés. La seconde découle de la première et invite donc à réviser, et présupposés et modes de raisonnements et outils analytiques. Comme le rappelle Jacques Bugnicourt, si l'on en croyait certains nutritionnistes une bonne partie des hommes d'Afrique seraient actuellement morts de faim ou incapables du moindre effort, de même si l'on en croyait les statistiques du travail, une bonne partie des chômeurs urbains seraient déjà morts de faim ou de désespoir ! Or de nombreux travaux de chercheurs et d'universitaires, et surtout d'experts du Bureau international du Travail, puis les enquêtes menées par ce dernier dans le cadre de son Programme mondial pour l'Emploi convergent pour proposer une explication : l'économie urbaine avait jusqu'alors négligé, mal appréhendé de multiples activités écono- miques aux lignes extrêmement flexueuses requérant le concours précaire, provisoire, partiel, temporaire, d'actifs, d'indépendants, de salariés, d'hommes, de femmes, de jeunes, d'enfants... Et voici que s'impose l'existence du secteur informel, transitionnel, non structuré, devenu thème privilégié pour étudier et comprendre le fonctionnement de l'économie urbaine dans le Tiers Monde.

La mise en évidence de ces modes d'existence rejoint l'expérience concrète de qui s'aventure et flâne dans les quartiers populaires des villes africaines. Que de vitalité, que de diversité, que de dynamisme. « Toute ville, quelle qu'elle soit, est d'abord un marché », écrit F. Braudel, « qu'il manque, la ville est impensable », et les marchés des cités afri- caines sont inoubliables, et les échoppes, qui parfois les bordent, atti- rent, retiennent, déconcertent. Loin de nous de nier la pauvreté, loin de nous de dissimuler l'insécurité dans certains lieux, loin de nous de sombrer dans l'anecdotique et le spectaculaire. Mais la recherche se doit de ne négliger aucun apport; toutes les sciences sociales sont aux prises avec leur objet, tout regard est un filtre, fût-ce celui du photographe qui choisit, éclaire et cadre son sujet, et au niveau du repérage la diversité des subjectivités et des présupposés est un atout dans l'appréhension du réel. Que l'activité soit individuelle ou collective, elle se manifeste sous des formes concrètement visibles, multiformes, apparemment

Page 23: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

désordonnées; objet d'investigation, elle est inévitablement déformée ou du moins altérée par l'intention préalable et devient le nœud d'un enchevêtrement de problèmes dont la complexité ne cesse de croître, toujours en avance sur la perception que nous en avons; devant l'impos- sibilité d'en dresser l'inventaire catégoriel et explicatif, il n'y a d'autre issue que d'en discerner délibérément les aspects supputés essentiels; visions partielles donc partiales et critiquables, mais qui ont le mérite et l'honnêteté d'annoncer leurs conventions. Dans un univers dominé par les relations marchandes, la logique conduit à chercher quelles unités produisent qui échappent au dénombrement, comment elles se créent, comment elles fonctionnent, quels biens et services elles offrent, quelle capacité d'épargne elles atteignent, quelles sont leurs possibilités d'ac- cumuler du capital. Force est de constater que la représentation du réel est fonction non de la perception contemporaine, mais d'une conscience qui vient par le biais d'un savoir antérieur, donc du passé.

La majorité des travaux sur le secteur informel qui vont être évoqués dans cet ouvrage s'attache donc à identifier « les stratégies de vie et de survie des acteurs urbains », comme le formule ci-après P. Hugon, mais, convenons-en, à travers un filtre à dominante économique.

Or tous les auteurs savent que les villes africaines et leurs quartiers pauvres sont aussi des lieux de production de situations sociales, parfois reproduction de rapports dits traditionnels, le plus souvent création de rapports nouveaux. Comment les individus réagissent-ils dans ces habitats improvisés, subis, créés, adoptés ? En quoi leurs rapports avec les « autres » sont-ils affectés ? Comment leur personnalité, leurs atti- tudes évoluent-elles ? Quelles sont les conséquences de leur nouveau cadre d'existence sur leur affectivité, leurs aptitudes ? Des données d'expérience nous permettent d'avancer qu'en dépit de conditions de vie que nous jugions en deçà du seuil du « tolérable » — mais il s'agit du seuil défini par l' « autre » —, les jeunes des bidonvilles constituaient une population facile à alphabétiser, ayant acquis par un environnement où le contraste est roi un certain nombre de notions indispensables à la vie de cette fin de siècle, aux capacités de découverte et d'apprentissage insoupçonnées; il s'agit d'une expérience ponctuelle.

Dans la littérature consacrée aux cités africaines, il est révélateur de comparer les appréciations portées sur l'exode rural; pour les uns, les jeunes et les adultes fuient vers la ville sans espoir, pour les autres, dans l'espoir d'un meilleur niveau de vie ; pour certains, l'habitat spontané de bidonvilles est un réceptacle des migrations de misère, d'autres voient dans l'afflux des jeunes une conséquence de la scolarisation qui détourne du « travail productif » et provoque la remise en cause des règles de vie

Page 24: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

traditionnelles considérées comme rigides, sclérosées, contraignantes... L'image d'une vie idyllique au village est sous-jacente

« Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville E t c o n t r e e u x l a c a m p a g n e e s t m o n u n i q u e as i le »21.

mais ne saurait faire oublier la détresse des paysans du Sahel et l'expé- rience de vagues de ruraux maghrébins venant mourir aux portes des villes les années de disette. Bien des études restent à faire sur pauvreté urbaine, pauvreté rurale et sur les déterminants des migrations qui seraient exemptes de subjectivité.

Revenons à la ville, lieu de nouvelles relations sociales. Le lecteur ne trouvera pas dans cet ouvrage l'analyse spécifique de ce phénomène, mais certainement une base méthodologique pour l'aborder, soit par les critiques qu'il suscitera, soit par les prolongements qu'il induit, notam- ment par l'étude de la transformation des structures de consommation et des modifications des pratiques sociales.

Le paradoxe de la survie dans les grandes villes et surtout dans les capitales, du continent africain, le pourquoi et le comment d'une forme d'économie urbaine jusqu'alors négligée et mal connue, sont donc au cœur de nos préoccupations. On verra ci-dessous l'effort d'investigation, d'approfondissement méthodologique, le débat lancé parfois sans ménagement.

Mais au spectateur non spécialiste, quelques réflexions sur notre entreprise. Au niveau des évidences concrètes, une première omission mérite d'être soulignée; elle vise les éternels oubliés de la scène pro- ductive, les femmes et les enfants. L'ensemble des enquêtes du BIT et, en particulier, la seconde étape des travaux à savoir le programme sur « l'acquisition des qualifications et l'emploi en secteur non structuré moderne »22 dans cinq capitales francophones : Bamako, Kigali, Lomé, Nouakchott, Yaoundé, sont à cet égard révélatrices : d'entrée de jeu, le choix des activités analysées — généralement bois, métal, réparations électrique et mécanique, construction — implique l'exclusion des femmes, ce qui va à l'encontre de la constatation triviale de leur participation tangible aux travaux informels — en excluant à ce niveau les activités domestiques — dans la majorité de ces villes. Il en est de même pour les recherches entreprises actuellement à Kaolack (Sénégal) par A. Morice23 sur les taxis, vélo-moteurs et les forgerons. Cette tendance à contourner

21. BOILEAU-DESPRÉAUX, épître VI (1677). 22. Voir NIHAN (1980). 23. Chercheur CNRS/IEDES. Travaux à paraître.

Page 25: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

la réalité laisse perplexe le spectateur; peut-être, si tel est le cas, pourrait- on mentionner la difficulté de traiter le sujet, comme cela a été fait récemment en ce qui concerne le travail des enfants. C'est ici que l'obser- vateur, l'écrivain, le promeneur peut apporter sa modeste contribution... Tout récemment le marché d'une petite ville de Côte-d'Ivoire nous pré- sentait, après de longues heures de discours dans de superbes locaux climatisés et de rapides déplacements dans de larges avenues quelque peu désertes, les bruits et les mouvements que l'on attend de la « ville » : vendeurs et revendeurs de denrées alimentaires, produits bruts, mais aussi préparations diverses fort prisées et attirant les consommateurs et surtout grandes étendues consacrées aux fripiers offrant vêtements neufs de nylon ou vêtements de récupération, pagnes de fabrication nationale ou importés, taillés et cousus par une foule de jeunes femmes accroupies devant parfois cinq à six machines à coudre à main pour un stand (la grande majorité de type « Butterfly ») et piquant sans interrup- tion ourlets de basques et de manches de tuniques traditionnelles comme de vêtements plus « modernes »... Ici le « visible » est absent de la plupart de nos travaux.

Et un regard plus attentif se plaisait à imaginer les circuits de matières premières, le statut des acteurs, vendeurs, acheteurs ou spectateurs, les flux de revenus, les temps de travail, les gains et les dépenses... à qui appartient le stand ? où se trouve le propriétaire ? qui est qui ? qui fait quoi ?... les économistes diront les facteurs et les rapports de production. Le réel supputé est alors invisible, l'apparent désordre du quotidien serait rationalité, impliquerait organisation stricte et maîtrisée.

Inévitablement le regard change selon le poste d'observation et la tentation est grande, et tout aussi vaine, de se mettre à la place de l'autre. Le champ est vaste pour les interprétations.

— Un ignorant aurait été embarrassé, et vous eût été dire : « C'est ceci, c'est cela »; mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette.

— Oui; mais je voudrais bien que vous me puissiez dire d'où cela vient. — Il n'est rien de plus aisé. Cela vient de ce qu'elle a perdu la parole. — Fort bien. Mais la cause, s'il vous plaît, qui fait qu'elle a perdu la

p a r o l e ?24

Faut-il voir dans les formes urbaines du Tiers Monde un système débrouille ? du micro-capitalisme ? désordre, impuissance et fragilité ? cohérence et efficacité ? ou bien réponse originale et spécifique aux problèmes de cette fin de siècle ? Seraient-elles l'expression la plus

24. MOLIÈRE, Le médecin malgré lui, acte II, sc. iv.

Page 26: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

authentique de la vitalité de populations aux prises depuis plusieurs siècles avec la traite, la colonisation, la domination, l'exploitation ?

Il nous plaît de citer ici M. Crozier parlant des sociétés occidentales en temps de crise :

Le travail noir est la seule soupape de sécurité face à cette situation (la fermeture des emplois). Il permet à l'esprit d'initiative de s'exprimer. C'est une pépinière de futures entreprises. Il permet à des individus de développer leur personnalité et de se reconnaître dans un travail, alors que leur tâche habituelle est souvent répétitive et monotone... (Il) apporte à une société une souplesse dont elle a un besoin vital... C'est peut-être un peu immoral. Mais tant pis !

Les hommes ont souvent inventé des moyens nouveaux pour vivre, au risque de briser les équilibres naturels. Avant de laisser place aux techniciens et spécialistes, nous avons cédé au désir conscient, d'aucuns diront naïfs, de ne pas accepter les prophéties alarmistes.

Pourquoi le titre de cet ouvrage ? Il s'agit des villes africaines et non de leurs quartiers les plus démunis, non de leurs périphéries bien qu'elles soient spatialement dominantes, car le tissu urbain est complexe et les enchevêtrements peut-être invisibles et réels, peut-être apparents et inexistants, selon que l'on considère leur facette sociale ou culturelle ou économique; bien des points de vue sont exprimés ci-dessous et nous n'aurons pas l'audace de prendre parti d'entrée de jeu. De la même manière le choix de « vivre et survivre » n'est pas une clause de style, il résulte d'une réflexion sur l'essence même des phénomènes qui sont l'objet de cette étude, car si la marge est incertaine entre les deux condi- tions d'être, leur imbrication ne saurait guère être mise en doute, même s'il est malaisé d'en appréhender la diversité, d'en identifier la nature et d'en mesurer l'intensité.

Page 27: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

CHAPITRE II

Secteur souterrain ou réseaux apparents par Philippe Hugon

« Le regard change selon le poste d'observation. » Le promeneur photographiant les petits métiers des rues ne peut avoir la même image que celui qui « survole » la ville à partir de photographies aériennes ou par télédétection. Le regard de l'expert qui filtre le réel pour le transformer ne peut être celui du chercheur qui veut connaître en profondeur, à travers sa grille d'analyse et sa « boîte à outils théoriques », les structures sociales ou l'espace urbain.

— Dans les villes africaines, la réalité vivante et l'univers quotidien immédiatement observables par le photographe sont ceux des myriades de petits métiers situés au cœur ou à la périphérie des villes. Celles-ci apparaissent par excellence le monde de l'échange et du marché, celui des marchands qui vendent à la petite semaine ou des artisans qui fabri- quent en petite série à côté des grandes unités industrielles ou des supermarchés réservés aux classes privilégiées; c'est le monde des activités multiformes, des quartiers populeux faits de baraques en torchis ou en matériaux de récupération. Ici les rues grouillent de monde, l'on se bouscule et l'on crie : tout est mouvement, paroles, désordre. Là, dominent les gratte-ciel ou immeubles à air conditionné, sur les grandes avenues circulent les voitures les plus modernes et les magasins étalent les produits européens du dernier cri.

Les petits métiers semblent parfois inhumains au promeneur étranger, souvent folkloriques ou surannés, généralement ingénieux en vue de satisfaire les besoins du plus grand nombre. Certes, les charges de tireurs de pousse ou les paquets portés par de jeunes enfants constituent un

I. Professeur de sciences économiques à l'Université de Paris X - Nanterre et à l'iEDES.

Page 28: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

travail pénible, les conditions de vie dans les ateliers ou dans les baraque- ments sont souvent dures et à la limite de la légalité; cependant, on peut voir les tireurs de pousse marauder, s'entraider ou discuter entre eux aux places de stationnement et dans les ateliers, le travail n'est pas toujours intense lorsque les commandes viennent à manquer et lors des coups de feu des périodes de pointe, l'entraide permet d'en atténuer la charge.

Sur les marchés animés, les vendeurs marchandent des produits vendus à l'unité et leur recette est faible ; mais les vendeurs de brochettes qui veillent tard la nuit à la lueur des lanternes ont gardé le sens des relations sociales tout comme les éplucheuses de légumes accroupies des heures durant en train de discuter. Le marché est un lieu de communi- cation autant que d'échanges onéreux; même les chapardeurs, les ven- deurs à la sauvette ou les cireurs de chaussures guettant l'arrivée de la police semblent reproduire le jeu du gendarme et des voleurs et, tout compte fait, les enfants de la rue qui font la queue pour ensuite revendre place de cinéma ou tickets d'autobus ont le temps ; l'univers des « crain- quebilles » du Tiers Monde est certes celui de la pauvreté mais n'est pas dénué de gaieté, de chaleur humaine et de couleurs : il a conservé le sens de la palabre, du jeu et du temps social ambivalent.

— Ces images exotiques et pittoresques se transforment lorsque l'observateur prend de la hauteur, que le photographe devient télé- decteur et que le voyageur survole La planète des Bidonvilles ; la ville apparaît alors massive, univers de concentration de populations diffé- rentes aux dimensions parfois inhumaines et toujours inquiétantes. A l'image des petits métiers se substitue celle des masses urbaines ; à l'obser- vation des rues grouillantes, bordées d'échoppes, d'ateliers ou d'étals succède celle des périphéries urbaines et des bidonvilles surpeuplés qui jouxtent les quartiers résidentiels. La sururbanisation et la non-maîtrise de l'explosion urbaine, avec son cortège de taudis ou d'habitat spontané, de clochardisation et de pauvreté, conduisent à mettre l'accent sur les conditions de vie et de survie de ceux qui habitent les bas-fonds, qui sont dépourvus de travail et qui constituent un sous-prolétariat « classe laborieuse et dangereuse ». Au fur et à mesure que l'observateur prend de la hauteur, les couleurs s'assombrissent, les déplacements des indi- vidus deviennent mouvements des masses et les bruits se transforment en explosion sourde. L'attrait de l'exotisme cède la place à la peur de la surpopulation et aux visions apocalyptiques malthusiennes.

— Les analyses des experts et des chercheurs, notamment celles qui sont consacrées depuis dix ans au « secteur informel ou non structuré »,

Page 29: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

veulent évidemment échapper aux prénotions, aux représentations et aux iconographies précédentes; elles substituent au pittoresque ou aux visions apocalyptiques, le fait statistique, représentatif, et au regard émerveillé ou inquiet, immédiat ou lointain, l'analyse distanciée et froide. Au-delà de l'apparent désordre du quotidien et d'un univers anomique ou massif, non structuré ou informel, les sciences sociales procèdent à une mise en ordre, à une recherche des structures, à un classement des activités individuelles et collectives des unités de production ou de consommation et à une étude des rapports sociaux.

Les petites activités urbaines sont ainsi devenues un thème d'étude privilégié pour comprendre les dynamismes économiques spécifiques, les stratégies de vie et de survie des acteurs urbains, les inventions de nouvelles relations sociales, la ville comme système urbain en liaison avec l'environnement international et rural. En ce sens, outre leurs intérêts factuels et informatifs, les travaux réalisés depuis dix ans sur le « secteur informel » ou la petite production marchande (PPM) dans les villes du Tiers Monde sont une nouvelle manière d'analyser les mécanismes spécifiques de reproduction des sociétés sous-développées2.

Au niveau du comment, ces études ont permis de découvrir un univers occulte, ou plutôt occulté par le filtre des instruments d'analyse; les petites activités urbaines et le travail non salarié, qui échappent aux moyens d'investigation statistique, qui ne sont pas enregistrés dans les comptes nationaux ou qui sont évacués des principaux systèmes inter- prétatifs, sont pourtant essentiels. Dans l'optique des activités individuelles, les populations exerçant des petits métiers sont dominantes dans les favellas d'Amérique latine, dans les zones d'habitat spontané des villes d'Afrique ou dans les bidonvilles d'Asie et ne peuvent être appelées marginales dès lors qu'elles constituent la majorité des urbains, c'est-à- dire bientôt plus de la moitié des populations du Tiers Monde. Dans l'optique des activités collectives, l'artisanat de fabrication, de réparation ou d'entretien, le commerce de microdétail, les petits transports, les services personnels, les activités de récupération ou les petites entreprises du bâtiment sont autant d'activités multiformes, créatrices de biens et de services, génératrices de revenus, jouant un rôle important dans l'allocation du temps de travail; elles sont en train de se développer et

2. Nous définissons le sous-développement comme une non-maîtrise sociale du processus de développement et d'enveloppement dans un espace déterminé; le développement étant une transformation des relations sociales correspondant à l'affectation du surplus à des fins d'accumulation productive dans un espace déterminé et conduisant à une croissance de la productivité du travail social ; l'enveloppement étant le processus de transformation des rapports sociaux lié à une régression des forces productives dans un espace déterminé.

Page 30: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

non de disparaître comme le voudraient certaines thèses évolutionnistes. Au niveau du pourquoi, il y a, par contre, divergences dans les inter-

prétations et, d'une certaine manière, resurgit le débat entre les travaux dualistes qui opposent secteur formel et secteur informel, et les thèses qui y voient un processus lié à l'accumulation et à la valorisation du capital et une forme d'exploitation indirecte du travail par le capital. De même, il y a opposition entre l'analyse économique qui réduit les petites activités à des catégories marchandes et l'analyse sociologique qui veut restituer la compréhension en profondeur des rapports sociaux.

— La réinsertion dans le champ de l'analyse des petites activités jusqu'alors ignorées n'est pas toutefois dénuée d'ambiguïtés et n'échappe pas nécessairement au biais iconologique évoqué.

Les enquêtes des experts sur le secteur informel veulent ratisser le champ le plus large; elles gomment l'individualité et la subjectivité des petits métiers pour en faire des unités statistiques et transforment le pittoresque en chiffres anonymes. Elles présentent alors un triple défaut de focalisation : celui de n'appréhender que les unités les plus visibles et enregistrables statistiquement; celui d'évacuer le vécu quotidien des acteurs urbains ou l'objectivité de leurs rapports sociaux; celui de réduire les agents du secteur informel en groupes manipulables. Dans leurs conclusions, ces enquêtes ne sont pas éloignées d'une vision mal- thusienne en termes de masses et d'agrégats, de sururbanisation et de « bidonvillisation ».

Inversement, les monographies des chercheurs de terrain restituent le vécu et la subjectivité des acteurs ou analysent les réseaux structurés et les classes, étudiant en profondeur certains métiers ou filières; elles ne peuvent cependant échapper aux limites de la faible représentativité des unités étudiées et aux pièges de la focalisation sous un angle réducteur. Le zoom, utilisé par certains, faisant passer sans transition des micro- unités aux systèmes d'économie urbaine, voire au capitalisme mondial, n'est guère plus éclairant et conduit à des images floues.

Nous voudrions montrer dans ce texte la portée et les limites des travaux d'experts consacrés au secteur souterrain ou informel, tels qu'ils sont présentés dans la seconde partie de l'ouvrage, avant d'indiquer la méthode d'analyse des réseaux urbains que nous avons utilisée à Antananarivo (Madagascar).

Page 31: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

LE SECTEUR SOUTERRAIN, UN SUJET QUI RESTE A CREUSER

e Pourquoi creuser ? Les motivations, qui ont conduit à étudier le « secteur non structuré »,

ne sont évidemment pas les mêmes selon les organismes ou les respon- sables de la recherche. On pourrait, certes, opposer, en simplifiant, les travaux de chercheurs ou d'universitaires qui ont un souci de connais- sance pure et les enquêtes des organismes d'intervention nationaux ou internationaux qui conçoivent davantage la connaissance de manière praxéologique. Toutefois ce clivage est bien rapide, et le débat sur les motivations réelles de l'investigation nous entraînerait fort loin3.

Les organismes internationaux, tels que la Banque mondiale ou le Bureau international du Travail (BIT), ou nationaux, tels que les divers offices de promotion de la petite entreprise, les centres d'artisanat, les banques de développement ou les services de planification, s'intéressent au « secteur informel » en raison de son expansion quantitative et du rôle effectif qu'il joue ou que l'on voudrait lui faire jouer.

Loin de disparaître, les petites activités urbaines sont, de l'avis de tous, en pleine expansion; il y a coexistence de trois faits a priori contradictoires : un maintien, voire une croissance de l'expansion urbaine dans les villes du Tiers Monde, alors qu'apparemment le rythme de création d'emplois est limité et que, pourtant, le chômage apparent ou déguisé ne paraît pas croître très rapidement.

La première raison de l'intérêt que l'on porte au secteur non struc- turé est de découvrir un univers occulte, souterrain, non appréhendé statistiquement, échappant aux règles juridiques ou considérées comme normales. CI. de Miras (1980) rappelle qu'à Abidjan l'artisanat repré- sente 30 % des emplois et plus d'un quart de la valeur ajoutée; J. Charmes (1980) note que, pour la menuiserie, la valeur ajoutée a été doublée dans les comptes nationaux tunisiens depuis le recensement sur le secteur non structuré.

S'il y a accord quant à cette première motivation, par contre il y a débat quant au rôle de ce secteur et aux stratégies sous-jacentes à son étude :

— Y a-t-il volonté de lutter contre la pauvreté par des politiques d'aide aux infra-urbains ou désir de constituer une classe de petits

3. Cette question est abordée dans la quatrième partie et notamment dans le texte d'A. MORICE.

Page 32: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

entrepreneurs trouvant place dans les créneaux laissés par les grandes unités dans la division internationale du travail ?

— Y a-t-il projet de développer les petites unités à faible intensité capitalistique où, selon les avantages comparatifs, une production de biens et services bon marché peut être fournie ou, au contraire, l'optique de l'élargissement du marché est-elle dominante et le problème est-il de redistribuer les revenus pour accroître la demande effective ?

— Le souci est-il de voir se développer des petites activités qui valorisent le capital ou, au contraire, ce qui est en jeu est-il d'assurer une certaine paix sociale face à la croissance d'un sous-prolétariat urbain ? Comme l'écrit J.-J. Guibbert, y a-t-il passage de la répression à la récupération des petits producteurs ?

— La question est-elle de créer des emplois et de développer un « secteur éponge » absorbant un excédent d'offre de travail ou, au contraire, de s'appuyer sur les unités les plus performantes, quitte à accroître les problèmes globaux d'emploi ?

— Y a-t-il enfin désir de protéger les apprentis, d'obliger les petites unités à respecter le code du travail, d'être inscrites au registre du commerce et de payer patente ou, au contraire, le projet est-il de laisser jouer les lois de la concurrence et de permettre un dégagement de surplus au sein des petites unités ?

Raisons sociales, politiques et économiques peuvent être évoquées pour expliquer l'intérêt porté au secteur informel. Or, la question du pourquoi est essentielle puisqu'elle détermine l'objet et la méthode des enquêtes ; il est évident qu'il y a autant de méthodes d'investigation qu'il y a de questions posées au réel. Ainsi, étudier le problème de la concur- rence entre petites et grandes unités suppose que l'on analyse l'ensemble des unités de production à l'intérieur d'une même branche ; au contraire, traiter des conditions de travail implique des enquêtes auprès des tra- vailleurs, des ateliers et non de leurs patrons; aborder la question de l'insuffisance de la demande effective suppose des enquêtes très fines de budget-consommation au niveau des cellules domestiques (nucléaires ou lignagères); mesurer la valeur ajoutée du « secteur informel » suppose des enquêtes auprès des petites unités de production et de leurs chefs.

e Où creuser ?

Le « secteur informel » peut être défini négativement comme l'ensemble des activités non domestiques et non capitalistes ou positivement comme les activités monétarisées à petite échelle où le salariat permanent est

Page 33: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

Le nombre des urbains en Afrique aura décuplé de 1950 à l'an 2000. Le paradoxe de la vie et de la survie des populations dans ces nouvelles concentrations si diverses dans leurs formes d'organisation et dans leurs fonctions est au cœur des préoc- cupations de cet ouvrage. Dès aujourd'hui, qu'il s'agisse de s'alimenter, de se vêtir, de se loger, de se déplacer et de se dis- traire, des réponses multiples sont apportées aux problèmes quotidiens qui échappent aux interprétations classiques. Des millions de personnes inventent dans les espaces urbains de nouveaux modes d'existence, de nouvelles relations sociales qui sont autant de points d'interrogation. C'est à la distinction entre le réel et l'invisible, à la recherche d'un fil d'Ariane le condui- sant dans le labyrinthe de Pikine à la Médina qu'est convié le lecteur. Mais la question demeure de savoir si les petits produc- teurs sont aux marges ou au cœur des systèmes urbains ; et le défrichage et le déchiffrage de ce monde informel ou non officiel restent objet de controverses vives et animées.

Isabelle Deblé est enseignante et chargée de la Direction de la Recherche à l'IEDES (Université de Paris 1).

Philippe Hugon est professeur de Sciences économiques à l'Université de Parix X-Nanterre.

22404135/12/82 195 FF

Page 34: Vivre et survivre - excerpts.numilog.com

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.