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    INTRODUCTION

    Il y a dix ans, jeus la chance de rencontrer unIndien

    Yaqui du nord-ouest du Mexique. Je le nomme danscercit : don Juan . En espagnol, don est unemarque de respect. Je fis la connaissance de donJuandans les circonstances les plus fortuites. J'taistranquil-lement assis en compagnie de mon ami Bill dans lasalledattente de la gare routire dune ville de l'Etat del'Arizona proche de la frontire du Mexique. Nous nedisions mot. C'tait lt, et, en cette fin d'aprs-midi,la

    chaleur tait devenue insupportable. BrusquementBillse pencha vers moi et me tapa sur lpaule.

    Voici l'homme dont je tai parl , me dit-il mi-voix.

    Il fit un signe de tte discret en direction de laporte.Un vieil homme venait dentrer.

    Que mavais-tu dit son sujet ? demandai-je. Cest un Indien qui connat le peyotl. Tu te sou-

    viens. Je me souvins que nous avions nagure, Bill et

    moi,

    pendant une journe entire circul en voiture pourtenter de dcouvrir la maison d'un Indien duMexique,un excentrique , qui vivait dans la rgion. Nousnavions pas trouv sa maison, et j'avais eu la fermeimpression que les Indiens nous avaientdlibrmentmal dirigs. Bill prtendait que lhomme tait un yer-bero, c'est--dire quelqu'un qui rcolte et vend des

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    plantes mdicinales, et quil connaissait trs bien lecactus hallucinogne que l'on nomme peyotl. Ilmavaitaussi dit qu'en aucun cas je ne perdrais mon tempsl'interroger. Bill me servait de guide dans le Sud-Ouest 1

    o j'tais venu rechercher des chantillons et desinfor-mations sur les plantes mdicinales utilises par lesIndiens de cette rgion.

    Bill se leva saluer lhomme, un Indien de taillemoyenne aux cheveux blancs et assez courtscouvranten partie ses oreilles, ce qui accentuait la rondeurde satte. Son visage couvert de rides profondes luidonnaitl'apparence d'un homme assez g, en contrasteavec

    son corps fort et sain. Je l'observais, Il se dplaaitavecune agilit impossible imaginer de la part dunvieil-lard.

    Bill me fit signe de venir les rejoindre. C'est un brave type, malheureusement je

    n'arrivepas comprendre ce qu'il dit. Il parle un drled'espa-gnol, sans doute bourr de locutions campagnardes.

    Le vieil homme regarda Bill et sourit. Alors Bill, qui

    ne connat que quelques mots despagnol,bredouillaquelque chose. Il se tourna vers moi comme poursavoirsi sa phrase avait quelque sens, mais je n'avaisabsolu-ment pas compris ce quil avait voulu dire. Il eut unsourire gn et sloigna. Le vieil homme meregarda etse mit rire. Je lui expliquai que mon ami avaittendance oublier quil ne parlait pas l'espagnol.

    Je m'aperois qu'il a galement oubli de nousprsenter, ajoutai-je, et je lui dis mon nom.

    Et moi, je suis Juan Matus, pour vous servir ,rpondit-il.

    1. Le Sud-Ouest ici mentionn ne correspond pas exactement ausud-ouest des U.S.A. En effet, pour les spcialistes des culturesindiennes le Sud-Ouest exprime la rgion comprenant latotalit de lEtat de l'Arizona, et une partie des Etats de Californie,d'Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique, ainsi qu'une partiedes provinces mexicaines de Sonora et Chihuhua

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    Aprs une poigne de main nous restmes muetspendant un moment. Je rompis le silence pour luiparler de mon travail de recherche; je lui prcisaiquejavais besoin d'informations de toute nature sur lesplantes, et plus particulirement sur le peyotl.Pendant

    assez longtemps je parlais nerveusement, et bienqu'ignorant en la matire, je dclarai trs bienconnatretout ce qui concerne le peyotl. Je me disais que si jefaisais talage de mon savoir il s'intresseraitdavantage un change de vues avec moi. Cependant, il ne ditrien. Il mcoutait patiemment. Puis il opina du chef,etme fixa du regard trs attentivement. Ses yeux meparurent briller d'une faon trs particulire.J'essayaid'chapper son regard. Je me sentis embarrass.

    Dscet instant, jeus la certitude quil savait que javaisditdes btises.

    Viens me voir, dclara-t-il finalement. tout endtournant les yeux. Chez moi, peut-tre, nouspourronsmieux parler tranquillement.

    Je ne sus que rpondre. Je me sentais mal l'aise. Billrevint; il s'aperut de mon embarras et ne dit rien. Levieillard se leva et nous salua, son autobus venaitd'arriver.

    a ne s'est pas trs bien pass, n'est-ce pas?demanda Bill. Non. Las-tu interrog sur les plantes ? Bien sr. Mais je crois avoir fait une gaffe. Je tavais prvenu, c'est un excentrique. Dans la

    rgion, les Indiens le connaissent, et cependant ilsn'enparlent jamais. Tu te rends compte! Pourtant il m'a invit lui rendre visite. Il s'est pay ta tte. Aller chez lui, mais quest-ce

    quecela signifie ? Jamais il ne te dira rien. Et si tu le

    questionnes, il te clouera le bec et tu auraslimpressiondtre un imbcile parlant dans le vide.

    Bill dclara qu'il avait souvent rencontr des gens

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    comme lui, des gens qui donnent l'impression detout savoir; mais ces gens-l ne valaient jamais letemps pass avec eux puisque, tt ou tard, onpouvait obtenir les mmes informations dequelquun qui ne se ferait pas tant prier pour lesfournir. Il n'avait ni temps ni patience accorder cegenre de vieux cingls, et d'ailleurs il tait bien

    possible que le vieux se ft passer pour unconnaisseur des plantes, alors quen ralit il nensavait pas plus que le premier venu.

    Bill continua parler sur ce ton, mais je nelcoutais pas. Mes penses vagabondaient autourde ce vieil Indien qui avait su que je bluffais. Je mesouvenais trs bien de ses yeux. Ils avaientrellement brill dun clat singulier.

    Quelques mois plus tard, j'allais le revoir; non pascomme tudiant en anthropologie1, mais pluttpouss par le dmon de la curiosit. La maniredont il m'avait mis nu m'avait marqu de faondcisive. Je brlais de savoir ce qu'il y avait dans ce

    regard, j'en tais obsd. Plus j'y rflchissais, etplus je pensais qu'il sagissait d'une situationinhabituelle.

    Nous devnmes amis, et pendant plus d'une annejallai trs souvent lui rendre visite. Je dcouvrischez don Juan une manire de vivre habite dunecertitude profonde, un merveilleux sens de l'humour,et surtout, une cohrence implicite dans ses actes.Je trouvais cette cohrence absolumentdconcertante. En sa prsence je me sentais envahipar une trange joie mle en mme temps duncurieux malaise. Le seul fait d'tre en sa compagniemobligeait en permanence rvaluer trs

    srieusement mes modles de conduite. Peut-treque comme tout le monde, j'avais t pouss accepter lhomme comme une crature faible etessentiellement

    1. En 1960, l'auteur alors tudiant en anthropologie luniversitde Californie (UCLA) prparait un doctorat sur l'usage des plantesmdicinales chez les Indiens du Sud-Ouest .

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    voue l'chec, et ce qui mimpressionnait chez donJuan tait cette absence de complaisance pour lafai-blesse et limpuissance. La comparaison entre songenrede vie et le mien tournait toujours mondsavantage. A

    cette poque il fit une dclaration concernant ladiff-rence fondamentale qui existait entre nous. Ce jour-l,avant darriver chez lui j'tais dprim par le coursdema vie, et surtout par quelques intenses conflitsperson-nels. J'tais nerveux et maussade.

    Notre conversation avait tourn autour de lintrtque je portais la connaissance, mais commetoujours,nous parlions chacun d'une chose diffrente. Pour

    moi,il sagissait de la connaissance rationnelle qui trans-cende l'exprience, alors quil voquait une connais-sance directe du monde ambiant.

    Connais-tu le monde qui tentoure ? demanda-t-il.

    Jen connais bien des aspects. Non. Je veux dire : nas-tu jamais senti le

    monde quiexiste autour de toi ?

    Je sens ce monde environnant autant que celam'estpossible.

    a n'est pas suffisant. Tu dois tout sentir, sinonlemonde perd son sens.

    Jeus recours des arguments classiques : jenavaisaucun besoin de goter la soupe pour en apprendrelarecette, ni recevoir une dcharge. pour comprendrelephnomne de l'lectricit.

    Tu tournes tout en ridicule, rpondit-il. A monavis,tu veux absolument t'accrocher tes arguments

    malgrle fait qu'ils ne tapportent rien. Tu ne veux paschanger,mme au prix de ton bien-tre.

    Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je parle du fait que quelque chose te manque,

    tunes pas entier, tu n'as pas la paix intrieure.

    Cette remarque m'ennuya. Elle moffensait, et parailleurs je ne lui accordais aucun droit de juger mesactions et la nature de ma personnalit.

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    Tu es rong par tes problmes. Pourquoi ? Don Juan, je ne suis qu'un homme , lui dis-je d'un

    ton geignard. Et immdiatement je me rendis compteque javais fait cette dclaration exactement comme sisouvent javais entendu mon pre la faire. Implicite-ment, il s'excusait ainsi dtre faible et sans ressources.Sa dclaration, comme la mienne, rvlait un profond

    dsespoir.Don Juan me pera du regard, comme au premierjour de notre rencontre. Puis il dit :

    Tu penses trop toi-mme, dit-il en souriant, et celate donne une trange fatigue qui toblige effacer lemonde autour de toi, et aussi taccrocher tesarguments. Moi, par exemple, je ne suis quun homme,mais je ne dis pas cela dans le mme sens que toi.

    Dans quel sens, alors ? J'ai surmont tous mes problmes. Tant pis si

    maintenant ma vie s'annonce trop courte pour melaisser le temps de dcrocher toutes les choses que jedsire. Cela n'a pas dimportance. C'est seulement dom-

    mage. Jaimais le ton de sa dclaration, il ne contenait nidsespoir ni morosit.En 1961, un an aprs notre premire rencontre, donJuan me rvla quil possdait une connaissance secrtedes plantes mdicinales. Il dclara quil tait un brujo,mot espagnol qui peut se traduire par sorcier, homme-mdecin, gurisseur1. A partir de ce jour-l nos relationsse modifirent, je devins son apprenti. Pendant lesquatre annes qui suivirent il entreprit de mapprendreles mystres de la sorcellerie. Le rcit de cet apprentis-

    1.Chez les Indiens la notion de sorcier diffre totalement de la ntre, gens de civilisation occidentale. C'est aussi le sens donn ce

    mot par don Juan. Il y a abondance de termes pour caractriser les pratiques du sorcier. Dans ce livre sont mentionns ceux en usagedans le nord du Mexique. Mais le terme gnral signale un homme connaisseur des plantes mdicinales et des forces naturelles dulieu.

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    sage fit l'objet dun livre : Lherbe du diable et lapetite fume (Une voie yaqui de la connaissance)1.

    Grce la matrise de l'espagnol dont faisaitpreuve don Juan, j'obtins des explications dtaillessur les significations complexes existant dans sonsystme de croyances. J'ai appel sorcellerie

    .cet ensemble de connaissance compliqu et trsorganis, et jai fait allusion don Juan comme sorcier , car lui-mme faisait usage de ces deuxmots au cours de nos conversations familires.Cependant lorsqu'il sagissait d'apporter desclaircissements sur des points plus srieux, il usaitdu terme de connaissance pour signifier lasorcellerie, et de celui d homme de connaissance ou de celui-qui-sait pour dsigner le sorcier.

    Afin denseigner et de corroborer saconnaissance il utilisa trois plantes psychotropiquesbien connues : le peyotl, Lophophora williamsii; le jimson weed , Datera inoxia; et un champignon

    d'une espce appartenant au genre Psylocibe. Ilme fit ingrer sparment chacun de ceshallucinognes pour produire en moi, son apprenti,

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    de sensations altres, que j'ai dsigns par tatsde ralit non ordinaire . Je me suis servi duterme ralit , car dans le systme de croyancesde don Juan une des prmisses fondamentalestait que chaque tat de sensation provoqu par laprise de lune de ces trois plantes ne constituait pasune hallucination, mais au contraire un aspect

    concret, bien que peu ordinaire, de la ralit de lavie quotidienne. Don Juan n'agissait pas vis--visde ces tats comme sils taient rels, mais comme tant rels.

    1. L'auteur abandonna son sujet de thse mentionn en note p. 12pour se consacrer uniquement la connaissance de don Juan. Il rdigeaune thse sur les enseignements de don Juan, comprenant un tmoi-gnage prcis sur les expriences subies et une analyse structurale pourtenter de dgager la cohsion interne de ces enseignements. Cette thset publie en 1968 par l'universit de Californie, et en 1971 en ditionfranaise par Le Soleil Noir.

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    Jai class ces plantes dans les hallucinognes, et jai dcid dappeler les tats qu'ellessuscitaient ra-lit non ordinaire . Don Juanconsidrait et expliquait ces plantes commeconstituant des vhicules capables de conduire oude guider un homme jusqu' des forces ou pouvoirs impersonnels, et les tats quelle

    produisaient comme tant des rencontres que lesorcier devait entretenir avec ces pouvoirs demanire arriver peu peu les dominer.

    Il appelait le peyotl Mescalito , et le prsentaitcomme un matre bienveillant et protecteur deshommes. Mescalito enseignait la juste manire devivre . Habituellement cest au cours de runionsde sorciers nommes mitotes qu'avait lieu la prisedu peyotl; les participants ces runionssassemblaient spcialement en vue de chercherune leon sur la juste manire de vivre.

    Pour don Juan, le datura et les champignonstaient des pouvoirs diffrents de Mescalito. Il les

    nommait allis , et dclarait quun homme pouvaitles manipuler, quun sorcier gagnait sa force enmanipulant un alli. Personnellement, don Juanprfrait les champignons. Il affirmait que le pouvoircontenu dans ce genre de champignon constituaitson alli personnel qu'il dsignait par la fume ou la petite fume .

    Avant d'utiliser ces champignons, don Juan lesmettait scher pendant un an dans une petitegourde. Ils taient alors rduits en une finepoussire quil mlangeait avec cinq autres plantessches. Le tout composait son mlange fumerdans une pipe quil conservait avec beaucoup de

    soins.Pour devenir homme de connaissance unhomme devait rencontrer l'alli aussi souventque possible. Il fallait se familiariser avec lui, unecondition a prioriimpliquant bien sr qu'il faille fumerle mlange assez souvent. Fumer consistait avaler la fine poussire des champignons qui nebrlait pas, et inhaler la

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    fume des cinq autres plantes du mlange. DonJuandfinissait leffet intense provoqu par cechampignonsur les capacits de perception comme laction de l'alli sortant lindividu de son propre corps.

    La mthode denseignement de don Juan

    rclamait uneffort extraordinaire de la part de l'apprenti, et defait,

    le niveau de participation et d'engagement quilexigea

    de moi fut tel que vers la fin de lanne 1965j'abandon-

    nai mon apprentissage. Cinq annes ont pass,et je puismaintenant avouer que les enseignements de donJuanavaient alors commenc srieusement miner mon ide du monde . Je veux dire par l que ma

    certitudesur la vie de tous les jours, que nous partageonstous etque nous considrons comme naturelle,commenait tre srieusement mise en doute.

    Au moment o j'avais abandonn monapprentissagej'tais persuad quil s'agissait dune dcisiondfinitive,et je navais plus aucune envie de revoir don Juan.Cependant, au mois davril 1968 je disposais d'unexem-

    plaire du livre que j'avais consacr sesenseignementset je me sentis oblig daller le lui montrer. Je luirendisvisite, et mystrieusement notre relation de matre apprenti se rtablit. Je commenai cette occasionunsecond cycle dapprentissage trs diffrent dupremier.Ma peur diminua. L'atmosphre gnrale desenseigne-ments fut beaucoup plus dtendue que dans lepass.

    Don Juan riait souvent et arrivait me faire rire; ilmesembla quil sefforait d'tre le moins srieuxpossible.Aux moments les plus critiques de ce second cycle ilfaisait le clown, et maidait ainsi dominer des exp-riences qui auraient pu facilement dchaner mesten-dances lobsession. Il dclara indispensable unecer-taine lgret et docilit pour pouvoir rsister auchocet l'tranget de la connaissance qu'il enseignait.

    Tu as t effray, et tu t'es enfui, parce que tuas cruque ta personne tait sacrment importante, disait-il

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    -donner une explication mon abandon. Croire quel'on

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    est important alourdit, rend maladroit en vain. Pourdevenir homme de connaissance il faut absolumenttre lger et fluide. Au cours de ce second cycle dapprentissage don

    Juan sattacha surtout m'enseigner comment voir . Il semble bien que son systme deconnaissance appelait une diffrence smantique

    entre voir et regarder , pour exprimer deuxfaons distinctes de percevoir. Regarder concernait la manire ordinaire par laquelle noussommes habitus percevoir le monde, alors que voir supposait un processus extrmementcomplexe grce auquel l'homme de connaissance pouvait voir l'essence des choses de cemonde.

    Pour pouvoir prsenter la complexit de ceprocessus dapprentissage sous une forme plusfacilement lisible, jai rsum de longues sries dequestions et de rponses en rdigeant mespremires notes. Cependant, je crois n'avoir pas

    chang le sens de l'enseignement de don Juan. Unetelle rdaction servit aussi donner mes notesune fluidit semblable celle de la conversation indispensable pour conduire leffet que je dsiraisobtenir; autrement dit, je voulais, au moyen dureportage, communiquer au lecteur l'intensitdramatique et l'actualit des situations voques.Tels qu'ils ont t tablis, chacun des chapitresconstitue une sance avec don Juan, etsystmatiquement il les terminait sur une notetranchante. Par consquent, l'intensit dramatiquede chaque fin de chapitre n'est pas un effet littrairede mon invention, elle appartient en propre la

    tradition orale de don Juan, peut-tre un artificemnmonique pour aider retenir la valeurdramatique et limportance de ses leons.

    Nanmoins, pour rendre mon reportageconvaincant, et parce que pour le comprendre il fautexpliquer un certain nombre de concepts cls, jevoudrais souligner quelques points particuliers. Jaimis laccent sur ce qui avait trait aux sciencessociales. Il est tout fait possible

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    que quelquun d'autre puisse, dans dautresperspecti-ves, dgager des concepts entirement diffrentsdesmiens.

    Pendant ce second cycle d'apprentissage, donJuan

    prcisa clairement que lusage du mlange fumerconstituait un pralable pour voir . Parconsquent ilme fallait fumer le plus souvent possible.

    Il n'y a que la fume qui puisse te fournir lavitesseindispensable pour apercevoir ce monde flottant ,dclara-t-il.

    Avec ce mlange psychotropique il dclencha enmoiune srie dtats de ralit non ordinaire. Lorsque jeconsidre ce qui me semblait tre le but poursuivipar

    don Juan, leur caractre principal rsidait dans leurinapplicabilit. Tout ce que je percevais au cours decessances o mes sensations taient altresdemeuraitincomprhensible et impossible interprter selonnotre comprhension quotidienne du monde. Ce quirevient dire que linapplicabilit entranait ladissolu-tion de la pertinence de ma vision du monde.

    Don Juan fit usage de cette inapplicabilit destats deralit non ordinaire pour introduire une srie d'

    uni-ts de signification entirement nouvelles pourmoi,et prconues par lui dans le cadre de saconnaissance.Ces units furent les lments spcifiques de ceque donJuan dsirait m'enseigner. Je les dsigne par units designification , car ils constituaient un conglomratessentiel compos des rsultats sensoriels et deleursinterprtations sur lequel s'difiait une signification

    bien plus complexe. Par exemple une unitconsistait enla manire dont s'expliquait leffet physiologique dumlange psychotropique. Il provoquait uneinsensibilitdu corps et une perte du contrle moteur qui, danslesystme de don Juan, sinterprtait comme uneactiondue la fume, c'est--dire l'alli, pour enleverlecorps du praticien .

    Les units de signification se groupaient de

    manire

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    spcifique, et chaque bloc ainsi constitu formait ceque je nomme une interprtation sense . Il estclair qu'il doit exister un nombre infinidinterprtations senses qui restent toujourspertinentes la sorcellerie qu'un sorcier doitapprendre pratiquer. De mme, dans la vie de tousles jours nous devons faire face un nombre infini

    dinterprtations senses qui, dans cette ralitquotidienne, sont pertinentes. Un exemple trssimple rside dans l'interprtation spontane quenous faisons trs souvent chaque jour de lastructure d'habitat que nous nommons une pice. Il est vident que nous avons appris interprtercette construction nomme pice en termes depice; par consquent pice constitue uneinterprtation sense, car lorsque nous linterprtonsil est absolument indispensable que nous soyonscapable de connatre, dune manire ou d'une autre,tous les lments qui conduisent cetteinterprtation. C'est--dire quune interprtation

    sense rside dans le processus en vertu duquel lepraticien se rend capable de connatre toutes lesunits de signification ncessaires pour faire dessuppositions, des dductions, des prdictions, etc., propos de la totalit de la situation pertinente son activit.

    Par praticien j'entends un participant quipossde une connaissance adquate de toutes, oupresque toutes, les units de signification entrant enjeu dans son systme particulier dinterprtationsense. Don Juan tait un praticien, cest--dire unsorcier connaissant tous les niveaux de lasorcellerie.

    Cest en tant que praticien qu'il essaya de merendre accessible son systme dinterprtationssenses. Dans ce cas l'accessibilit quivalait unprocessus de re-socialisation par lequel seraientacquises de nouvelles faons d'interprter lesrsultats sensoriels.

    Jtais l tranger , celui qui na pas la capacitde faire des interprtations intelligentes etadquates des units de signification propres lasorcellerie.

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    Don Juan, le praticien qui me rendait son systmeaccessible, avait pour tche de dranger cettecertitude particulire que je partage avec tous leshommes : la certitude que nos vues pleines de bon sens sur lexistence du monde sontdfinitives. En se servant des plantespsychotropiques, et grce des contacts bien

    contrls entre cet autre systme et moi-mme, ilrussit me faire prendre conscience du fait quemon opinion sur le monde ne pouvait pas tredfinitive puisqu'il s'agissait seulement duneinterprtation.

    Depuis des milliers dannes, ce phnomnevague que nous dsignons sous le nom desorcellerie, a t pour lAmrindien une pratiquesrieuse et sincre comparable notre pratique dela science. Il est indubitable que notre difficult lecomprendre rside dans l'existence dunits designification qui nous sont restes trangres.

    Don Juan avait un jour dclar qu'un homme deconnaissance avait des prfrences. Je luidemandai deprciser ce point.

    Voirest ma prfrence, dit-il. Que voulez-vous dire ? Jaime voirparce qu'un homme de

    connaissance nesait que ce quil voit.

    Quel genre de choses voyez-vous ? Tout. Moi aussi je vois tout, cependant je ne suis pas

    un

    homme de connaissance. Non. Tu ne vois pas. Je crois pourtant que je vois. Je te le rpte, tu ne vois pas. Don Juan, pourquoi affirmez-vous cela ? Tu ne regardes qu la surface des choses. Voulez-vous dire que tous les hommes de

    connais-

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    sance peuvent vraiment voir au travers de tout cequ'ilsregardent ? Non, il ne sagit pas de cela. J'ai dit qu'un

    homme deconnaissance avait ses prfrences personnelles.La

    mienne consiste voiret connatre; dautres fontd'autres choses. Quelles choses ? Prends Sacateca. C'est un homme de

    connaissance,et sa prfrence va la danse. Pour connatre, ildanse. La prfrence dun homme de connaissance est

    donc ce qu'il fait pour connatre ? Oui, c'est cela. Mais comment la danse peut-elle aider Sacateca

    ? On pourrait dire que Sacateca danse avec tout

    cequ'il a. Danse-t-il comme moi ? C'est--dire une vraie

    danse ? Disons quil danse comme je vois, et non pas

    comme tu pourrais danser. Voit-il aussi de la faon dont vous voyez' Oui, mais en plus il danse. Comment danse-t-il ? Cest trs dlicat expliquer. Il s'agit d'une faon

    particulire de danser qu'il adopte lorsqu'il dsireconnatre quelque chose. Je peux seulement te direque

    si tu ne comprends pas les faons dun homme .quiconnat, il est impossible de parler de danser ou devoir. L'avez-vous vu danser ? Oui. Cependant il n'est pas possible quiconque

    dele regarder danser et de voirquil sagit de sa faonparticulire de connatre les choses.

    Je connaissais Sacateca, tout au moins je savaisqui iltait. Un jour, nous nous tions rencontrs et je luiavaisoffert une bire. En change de politesse il m'avait

    invit venir le voir chez lui lorsque j'en auraisenvie.

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    Sans en parler don Juan je dcidai daller luirendrevisite.Dans l'aprs-midi du 14 mai 1962, en suivant lesindications que Sacateca mavait fournies, j'arrivaisfaci-lement devant sa maison. Elle se situait une

    croise dechemins, dans un enclos au portail ferm. J'en fis letourpour tenter de jeter un mil l'intrieur. Tout semblaitdsert.

    Dune voix forte jappelai : Don Elias! Effrayes,les poules s'chapprent en caquetantfurieusement. Unpetit chien se prcipita vers moi et je mattendais l'entendre aboyer, mais il sassit et me dvisagea. Anouveau, j'appelai. Les poules eurent une secondecrise

    de caquetage mcontent.Une vieille femme sortit de la maison. Je la priaidappeler don Elias.

    Il nest pas l, me rpondit-elle. O puis-je le trouver ? Il est aux champs. Dans quel champ ? Je n'en sais rien. Revenez tard cet aprs-midi, il

    serade retour vers cinq heures.

    Etes-vous sa femme ? Oui, je suis sa femme , dit-elle avec un sourire.Jessayais de la questionner sur don Elias, mais

    ensexcusant humblement elle me rpondit quelle neparlait pas bien lespagnol. Je revins ma voiture etjemloignai.

    Vers six heures jtais de retour. Jarrtai lautojustedevant la porte, et jappelai Sacateca. Il sortit de lamaison. Je mis en marche mon magntophone quidansune sacoche pendue mon paule pouvait passerpourun appareil de photo. Il semblait m'avoir reconnu.

    Ah! Cest toi, dit-il en souriant. Comment vaJuan ? Trs bien. Comment allez-vous, don Elias? Il ne rpondit pas. Il semblait nerveux. Il gardait

    une

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    apparence de calme, mais je le sentais dconcertparma visite.

    Juan ta-t-il envoy pour faire une commission ? Non. J'ai dcid de venir vous rendre visite. Et pourquoi donc ? Sa question trahissait une trs sincre surprise.

    J'avais envie de vous parler, dis-je d'un toncoutu-mier. Don Juan m'a dit tant de merveilleuses chosesvotre sujet que je suis venu, pouss par la curiosit,vous poser quelques questions.

    Sacateca restait debout, immobile devant moi. Ilportait un pantalon kaki et une chemise. Il avait lesyeux mi-clos, comme sil tait en train de sommeiller,opeut-tre tait-il saoul. Je remarquai sa boucheentrou-verte, sa lvre infrieure pendante, et surtout sa pro-

    fonde respiration, presque comme un ronflement.J'enfus persuad, Sacateca devait tre saoul commeunebourrique. Malgr tout cette pense me parutsaugre-nue puisque, peine quelques instants auparavant,iltait sorti de sa maison d'un pas trs alerte et quilmavait immdiatement reconnu.

    De quoi veux-tu donc parler avec moi ? dit-ilenfin.

    Sa voix semblait fatigue, chaque mot tranait.

    Dail-leurs sa fatigue devait tre contagieuse, ellem'attirait lui.

    De rien en particulier, rpondis-je. Je suissimple-ment venu pour discuter amicalement avec vous.Vousvous souvenez, une fois vous maviez demand devenirchez vous.

    Oui, mais maintenant, a nest plus pareil. Et pourquoi donc ?

    Ne parles-tu pas avec Juan ? Oui, bien sr. Alors, que me veux-tu ? Je pensais que je pourrais peut-tre vous poser

    quelques questions.

    24

    Demande Juan. Cest lui qui tenseigne. Oui, mais cela ne change rien, je voudrais seule-

    ment vous poser des questions propos de ce quilmenseigne, en quelque sorte avoir votre opinion.Ainsi,je pourrais savoir que faire.

    Pourquoi agir de cette faon ? N'as-tu pas

    confianceen Juan ? Bien sr que si. Alors pourquoi ne lui demandes-tu pas de te dire

    ceque tu veux savoir ? Je lui demande toujours, mais je veux aussi

    parleravec des gens comme vous, don Elias. On nerencontrepas un homme de connaissance tous les jours. Juan est un homme de connaissance. Je le sais.

    Alors pourquoi vouloir me parler ? Je vous l'ai dj dit, je venais en ami. Non. Ce n'est pas vrai. Cette fois-ci, il y a

    quelquechose dautre.

    Je voulus m'expliquer, mais je ne pus quemarmonnerde faon incohrente. Sacateca gardait le silence. Ilsemblait couter attentivement. Ses yeux taient nou-veau mi-clos, mais je sentais quil me dvisageait.Pres-que imperceptiblement il opina du chef. Alors il ouvrit

    ses paupires, et je vis ses yeux. Ils semblaientperdusau loin derrire moi. Ngligemment il tapotait le soldela pointe de son pied droit plac juste derrire sontalongauche; ses jambes taient lgrement arques, etsesbras pendaient mollement ses cts. Puis il levasonbras droit; sa main tait ouverte avec la paumedresseperpendiculairement au sol, et les doigts tendus

    poin-taient vers moi. Une ou deux fois il laissa sa mainballotter avant de la descendre au niveau de monvisage. Pendant un instant il la maintint dans cetteposition, et alors il me lana quelques mots. Sa voixtait parfaitement claire, mais les sons hsitants.

    Un moment plus tard il laissa sa main tomber son

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    ct et il demeura debout devant moi dans unetrangeposition. Il reposait sur la partie charnue de la plantedeson pied gauche, son pied droit croisait le gauchederrire le talon, et de la pointe il tapotait par terre,doucement et selon un rythme rgulier.

    Une - apprhension injustifiable, semblable uneforme indfinie d'extrme nervosit, m'envahit. Mespenses battaient la chamade, certaines d'entreelles metraversaient lesprit et me paraissaient insenses etabsolument trangres la situation du moment.Parfai-tement conscient de ce malaise, jessayais dereprendrela barre et de diriger mes penses sur ce qui sedroulait; malgr un effort considrable, jchouai.Uneforce semblait m'interdire la concentration, ou tout

    aumoins la capacit d'avoir des ides claires.Sacateca ne disait toujours rien. Je ne savais que

    dire,que faire. Presque automatiquement je fis demi-touretm'en allai.

    Plus tard, je me sentis oblig de raconter donJuancette rencontre trange. Il rit gorge dploye.

    Que s'est-il donc pass ? demandai-je. Sacateca dansa! rpondit-il. Il t'a vu, et ensuite il

    a

    dans. Que me fit-il? Je me sentis froid et tout tourdi. Il semble que tu ne lui aies pas beaucoup plu, et

    ente lanant un mot il t'a fig sur place.

    Comment aurait-il pu faire cela? Trs simplement. Avec sa volont, il ta arrt. Que dites-vous ? Avec sa volont, il t'a arrt! Une telle explication ne pouvait me satisfaire. Tout

    cela me semblait une manire sarcastique de semoquerde moi. Jinsistai, mais il ne put m'expliquer la chose

    d'une manire satisfaisante.Il est vident qu'un tel vnement, ou nimportequelautre s'il se produit dans ce systme trangerdinter-prtation sense, ne peut sexpliquer ou secomprendre

    26

    qu'en termes des units de signification propres cesystme. Le travail suivant est, par consquent, unreportage, et il doit tre lu comme tel. Le systmeque j'ai enregistr m'est rest incomprhensible,donc prtendre tout autre chose que den faire unreportage serait une tromperie et une malhonntet.L'adoption de la mthode phnomnologique est le

    corollaire de cet tat de choses, et j'ai tent deconsidrer la sorcellerie seulement comme unphnomne qui mtait prsent. Spectateur,j'enregistrais ce que je percevais, et au moment decet enregistrement je m'efforais de suspendre toutjugement personnel.

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    1

    Le 2 avril 1968

    Don Juan me dvisagea un moment, sanspourtant

    marquer la moindre surprise me revoir, bien quema

    dernire visite ait eu lieu plus de deux annesaupara-

    vant. Il posa sa main sur mon paule, me sourit etme

    dit que javais chang, que je devenais gras etmou.

    Je lui avais amen un exemplaire de mon livre.Sans

    autre prambule je le tirai de ma serviette et je leluitendis.

    Don Juan, cest un livre sur vous. Il le prit et en feuilleta les pages comme sil

    s'agissaitdun jeu de cartes. La couleur verte de la jaquette,

    et lataille du livre lui plurent. Il tta la couverture de lapaume de sa main, puis il tourna et retourna le

    livre etme le tendit. Une vague dorgueil me submergea.

    Je veux que vous le gardiez , dis-je.

    Il hocha la tte tout en riant silencieusement. Mieux vaut pas , rpondit-il, puis avec unlarge

    sourire il ajouta : Tu sais ce qu'on fait avec lepapier,

    au Mexique. Jclatai de rire; je trouvai ce trait d'ironie

    magnifi-que.

    Nous tions assis sur un banc dans le parcd'une

    petite ville de la rgion montagneuse du centre du Mexique. Je n'avais eu aucun moyen de le prvenir

    de

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    mon arrive, mais j'tais persuad de pouvoir l'ytrouver. Mon attente avait dailleurs t trs courte.Don Juan tait descendu des montagnes, et je leretrouvai au march, ltal d'un de ses amis.

    Don Juan dclara que je tombais pic pour leramener Sonora. En attendant lami chez qui ilvivait, un Indien Mazatque, nous allmes dans le

    parc.Trois heures passrent. Nous parlmes de chosessans importance, et vers la fin du jour, peu avantlarrive de son ami, je lui racontai une scne qui,quelques jours auparavant, m'avait frapp.

    Pendant mon voyage, ma voiture tait tombe enpanne dans les faubourgs d'une ville o je dussjourner trois jours, le temps de rparer. En face dugarage il y avait un motel; mais les faubourgs desvilles m'ont toujours dprim, et j'allai prendre unechambre dans un htel moderne huit tages, enplein centre de la ville. Le groom mindiqua quel'htel avait un restaurant au rez-de-chausse, et

    lorsque je descendis pour aller manger je vis qu'il yavait quelques tables dans une sorte de vrandaavec des arcades assez basses. Le coin tait pluttagrable, et il faisait bon l'extrieur. Il y avaitquelques tables disponibles, mais je prfraiminstaller l'intrieur dans une salle mal are, carjuste avant de sortir j'avais aperu un groupe dejeunes cireurs de chaussures assis au bord dutrottoir. Jtais persuad quils m'auraient rapidementdcouvert et quils viendraient mimportuner.

    De ma place, au travers de la baie vitre, jepouvais observer les jeunes garons. Deux hommesassez jeunes prirent place une table sous la

    vranda; les cireurs se prcipitrent, chacun offrantses services. Les hommes refusrent, et magrande surprise, les jeunes garons ninsistrent paset reprirent place au bord du trottoir. Un peu plustard trois clients, sans doute des hommes daffairesd'aprs leur costume, quittrent leur table et s'enallrent. Immdiatement les cireurs se rurent

    32

    pour manger les restes de leurs repas. En quelquessecondes les assiettes taient nettoyes. La mmechosese produisit chaque fois quune table tait libre.

    Je remarquai que les enfants opraientmthodique-ment. Sils versaient par mgarde de leau sur la

    table,ils l'pongeaient de leur chiffon briller. Ils taientextrmement minutieux dans leurs mthodesdinsectes;ils avalaient aussi bien les cubes de glace laisssdansles verres deau que l'corce et la chair des tranchesdecitron des tasses de th. Rien, absolument rienntaitgaspill.Pendant ce sjour je compris qu'un accord existait

    entre le grant de l'htel et les cireurs. Ils pouvaient

    sinstaller aux abords du restaurant pour gagner unpeudargent avec les clients, et ils taient autoriss man-ger les restes; en revanche, ils ne devaientimportunerpersonne, et ne rien casser. Il y en avait onze, gsdecinq douze ans, mais leur an subissait un genredostracisme dlibr. Les autres se moquaient delui enentonnant une chanson racontant qu'il avait dj despoils au pubis et qu'il tait trop vieux pour rester

    parmieux.Aprs les avoir regards pendant trois jours

    sachar-ner comme des vautours sur les plus maigres desrestes,je me sentis vraiment abattu. En sortant de la ville jepensais quil n'existait aucun espoir pour ces enfantsdj conditionns par leur lutte quotidienne autourdequelques miettes. As-tu piti deux ? sexclama don Juan. Certainement.

    Pourquoi ? Parce que le bien-tre de mes semblables meproc-cupe. Ces enfants vivent dans un monde laid etmdio-cre. Un moment! Un moment! Comment peux-tu

    prten-dre que leur monde est laidet mdiocre ? dclaradon

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    Juan dun ton moqueur. Tu penses sans doute tremieux loti qu'eux, nest-ce pas ?

    Certainement. Il me demanda pourquoi. Je dis que mon monde,

    compar celui de ces enfants, tait infiniment plusvari, plus riche en expriences et en chances

    propres

    me satisfaire et me permettre de me dvelopper.Lerire de don Juan clata, sincre mais nanmoins

    amical.Il mannona que jignorais ce dont je parlais

    puisque je- ntais pas en mesure de connatre la richesse etlespossibilits du monde de ces enfants.

    Je me dis que don Juan senttait; je pensaisvraimentqu'il prenait le contre-pied de mes dclarations

    simple-

    ment pour mennuyer. Trs honntement j'tais per-suad que ces enfants n'avaient pas la moindrechancede dveloppement intellectuel.

    J'allais insister nouveau sur ce point, lorsquebrus-quement don Juan me demanda : Ne m'as-tu pas

    dit,un jour, que pour un homme le plus grand uvreconsistait, ton avis, devenir homme de connais-sance.

    Je lavais dit, et nouveau je dclarai quedevenir

    homme de connaissance constituait une desentreprisesintellectuelles les plus importantes que je puisse

    imagi-ner.

    Penses-tu que ton monde d'opulence puissetaider devenir homme de connaissance ? demanda-t-il

    d'unton lgrement sarcastique.

    Je ne rpondis pas. Il reprit la question sous uneforme diffrente, imitant ainsi une pratique que

    souvent

    j'adoptai avec lui quand je croyais qu'il mavait malcompris. Autrement dit, continua-t-il avec un large

    sourire deconnivence, car il n'ignorait pas que j'tais conscientdeson jeu, ta libert et les moyens dont tu disposespeuvent-ils taider devenir homme deconnaissance ?

    Non, rpondis-je fermement.

    34

    Alors, comment peux-tu avoir piti de cesenfants ?reprit-il dun ton trs srieux. Chacun dentre euxpour-rait devenir homme de connaissance. Tous leshommesde connaissance que je connais ont t des enfants

    semblables ceux que tu as vus en train de dvorerdesrestes et de lcher les tables.

    L'argument me laissa perplexe. Je ne mtais pasapitoy sur ces enfants dshrits parce qu'ilsnavaientpas assez manger, mais parce que, selon moi,leurmonde les avait dj condamns devenir deshandica-ps intellectuels.- Cependant, d'aprs don Juan,chacund'entre eux pourrait accomplir ce que je pensais tre

    lesummum du dveloppement intellectuel : devenirhomme de connaissance. Ma piti tait sans objet;donJuan m'avait accul le dos au mur.

    II se peut que vous ayez raison, dis-je, maiscom-ment peut-on refrner le dsir, le dsir sincre,daiderses semblables ? Comment penses-tu pouvoir les aider ? En allgeant leur fardeau. Le moins quon puisse

    faire consisterait tenter de les changer. D'ailleurs,

    c'estce que vous faites avec moi, nest-ce pas ? Non, je ne fais rien de tel. Jignore que changer

    etpourquoi changer quelque chose dans mes sembla-bles. Et, en ce qui me concerne, don Juan, ne m'avez-

    vous pas donn vos enseignements de faon que jepuisse changer ? Non. Je nessaie pas de te changer. Peut-tre

    devien-dras-tu un jour homme de connaissance. Il nest paspossible de le savoir coup sr. Mais cela ne te

    changera pas. Il se peut quun jour tu sois capabledevoirles hommes d'une autre faon, et alors tu terendrascompte quil n'y a pas moyen de changer quoi quecesoit en eux. Quelle est cette autre faon de voir les hommes? Quand on voit, les hommes paraissent diffrents.

    La

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    petite fume taidera voirles hommes comme desfibres de lumire. Des fibres de lumire ? Oui, des fibres, comme de blanches toiles darai-

    gne. Des fils trs fins qui vont de la tte au nombril.L'homme ressemble alors un uf de fibresvivantes.

    Ses bras et ses jambes deviennent de lumineuxpoils desoie scintillant dans toutes les directions. Est-ce que tout le monde a cette apparence ? Tout le monde. De plus chaque homme est en

    contact avec tout le reste, non pas avec ses mains,maisgrce un faisceau de longues fibres jaillies ducentrede son ventre. Ces fibres mettent l'homme enrelationavec la totalit de son environnement, ellesprservent

    son quilibre, elles lui confrent la stabilit. Ainsi,comme tu le verras peut-tre un jour, un homme,qu'ilsoit mendiant ou roi, est un uf lumineux; et il n'y apasde manire de changer quoi que ce soit. Ou plutt,quepourrait-on changer dans cet uf lumineux ? Quoidonc ?

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    2

    Ma visite amora un nouveau cycled'apprentissage. Sans aucune peine je me laissais nouveau envahir par le plaisir que me donnait son

    sens dramatique, sa bonne humeur, et sa patienceenvers moi. Il mapparut clairement que j'avaisbesoin de le voir plus souvent. Je perdais beaucoup ne pas tre avec don Juan. Par ailleurs, je dsiraislui parler d'un point particulier qui avait vivementretenu mon attention.

    En effet, une fois mon livre termin, javaisrexamin les notes que javais cartes parcequ'elles n'avaient pas trait mon sujet : les tats deralit non ordinaire. En les dpouillant, jtaisparvenu la conclusion quun habile sorcier pouvaitfaire natre chez son apprenti les niveaux deperception les plus spcialiss en manipulant des

    suggestions propos, disait-il, du milieu social .Quant la nature de ces techniques manipulatoiresmon raisonnement se fondait sur l'hypothse quunmeneur tait indispensable pour conduire ungroupe, ou un individu du groupe, au niveau deperception adquat. En prenant pour exemple lesrunions du peyotl1, jacceptai le fait que les sorciersparticipants taient daccord sur la nature de laralit, et cela sans aucun change visible de motsou de signes. Jen conclus que pour obtenir un telaccord ils devaient

    1. Cf. L'herbe du diable et la petite fume, chap. VIII

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    employer un code trs labor, et je mis au point unsystme compliqu pour expliquer ce code. Alors jedcidai daller voir don Juan pour lui prsenter cetravail et avoir son opinion.

    Le 21 mai 1968

    Mon voyage se droula normalement. Dans ledsertil rgnait une chaleur torride, trs difficile supporter,et elle subsista tard dans laprs-midi. Au dbut delasoire, lorsque jarrivai chez don Juan, une briserafra-chissante s'tait leve. Je n'tais pas trop fatigu.Nousallmes dans sa chambre. Je me sentais laise,

    calme,et pendant des heures nous poursuivmes notreconver-sation, sans que jeus le besoin ou le dsir deprendredes notes. Nous voqumes le temps, les moissons,sonpetit-fils, les Indiens Yaqui, le gouvernementmexicain,et ainsi de suite. Je mentionnai le plaisir quej'prouvais cette conversation dans le noir. Don Juan fitremar-

    quer que cela allait de pair avec ma nature bavarde,queje n'avais vraiment pas me forcer pour aimer parlerdans le noir puisque, cette heure-l, il sagissait delaseule chose que je sois capable de faire. Jerpliquai quemon plaisir signifiait beaucoup plus que le simpleactede parler, que je savourais aussi l'apaisante chaleurdela nuit autour de nous. Il voulut savoir ce que jefaisais

    chez moi, Los Angeles, une fois la nuit tombe. Jeluirpondis que jallumai la lumire, ou bien que j'allaismarcher dans les rues illumines jusqu' ce que lesommeil me gagne.

    Oh ! dit-il dun ton incrdule. Je pensais que tuavaisappris te servir du noir.

    A quoi peut-il bien servir ? Il dclara que le noir, ce qu'il appelait la noirceur

    du jour , tait le meilleur moment pourvoir. Il insistad'une faon particulire sur le mot voir , et jevoulus

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    savoir la signification de cette inflexion, mais ilprtendit qu'il tait dj trop tard pour entamer unetelle explication.

    Le 22 mai 1968

    A mon rveil, et sans autre prambule, j'annonai don Juan que javais mis au point un systmedexplication de ce qui se produisait pendant unmitote, cest--dire une runion du peyotl. Je prismes notes et lus ce que j'avais labor. Il mcoutapatiemment essayer de clarifier mon schma.

    En bref, je dclarai que je croyais ncessairel'existence dun meneur secret qui indiquerait auxparticipants quand et comment atteindre laccordadquat. Je fis remarquer que les gens viennent une runion du peyotl pour y chercher la prsencede Mescalito et ses leons sur la juste manire de

    vivre, que jamais ils nchangent un mot ou ungeste, mais que pourtant ils tombent d'accord sur lemoment de la prsence de Mescalito et sur lecontenu spcifique de sa leon. En tout cas, cestainsi que cela se produisit aux mitotes auxquelsjavais particip. Tous les participants avaient tdaccord sur le fait que Mescalito leur tait apparuindividuellement, et quil leur avait donn une leon.Mon exprience personnelle m'avait appris. que laforme de chaque visite individuelle de Mescalitoainsi que la leon qui en dcoulait taientremarquablement homognes bien que diffrantdans le contenu dun participant un autre. A mon

    avis, une telle homognit ne pouvait sexpliquerque comme le rsultat d'un systme d'indicationscomplexe et ingnieux.

    La lecture et l'explication de mon schma sur lafaon dont se droulait-un mitote dura plus de deuxheures. Je terminai en le priant de me dire quelstaient les

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    processus exacts mis en uvre pour obtenir un telaccord.

    Lorsque j'eus fini de parler, il se renfrogna. Je pensaisquil avait d trouver mon raisonnement difficile contrecarrer. Il semblait perdu dans des mditationsprofondes. Aprs un laps de temps raisonnable, je lui

    demandai ce quil pensait de mon travail.Ma question transforma son froncement en un sou-rire, puis en un rire tonitruant. Nerveusement, jessayaide rire, puis je menquis de la raison de cet clat.

    Tu divagues ! s'exclama-t-il. Pourquoi faudrait-il quequelquun se casse la tte fournir des indications unmoment aussi important qu'un mitote? Pense-tu qu'onpuisse badiner avec Mescalito ?

    Je crus un court instant qu'il sagissait d'une rponsevasive, qu'il vitait ainsi de rpondre ma question.

    Pourquoi donner des indications ? sobstina donJuan. Tu as particip des mitotes. Tu devrais savoirque personne ne ta dit comment te comporter, ou bien

    que faire. Personne si ce n'est Mescalito lui-mme. Je soutins quune telle explication ntait pas logique,et je le suppliai de me rvler comment se ralisaitl'accord.

    Maintenant je sais pourquoi tu es revenu, repritdon Juan d'un air trs mystrieux. Je ne puis pas t'aiderdans ta recherche, car il nexiste aucun systme d'indi-cations.

    Mais comment tous ces gens peuvent-ils tre d'ac-cord sur la prsence de Mescalito ?

    Ils sont d'accord parce qu'ils voient, rpondit donJuan sur un ton dramatique, puis il ajouta dun ton plusbanal : Pourquoi ne viens-tu pas un autre mitote, tu

    pourrais voirpar toi-mme. Je sentis le pige. Je ne dis plus rien et je rangeai mescarnets de notes. Il n'insista pas.

    Plus tard, il me demanda de le conduire chez un deses amis. L, nous passmes le reste de la journe. Au

    40

    cours de la conversation, John voulut savoir ce qutaitdevenu mon intrt pour le peyotl.Huit ans auparavant il avait fourni les boutons pour ma premire exp-

    rience 1 . Je ne sus que lui rpondre, mais don Juanintervint pour dire que tout allait bien.En revenant chez don Juan, je voulus lui faire remar-

    quer que je n'avais pas la moindre intention denapprendre davantage sur le peyotl, car cela exigeait uncourage dont je ne me sentais pas capable, et que je nereviendrais pas sur ma dcision d'abandonner. DonJuan sourit et ne rpondit pas. Pendant le trajet je necessais de parler comme pour me librer de l'effet de laquestion de John.

    Nous nous assmes devant la porte. La journe avaitt claire et chaude, mais en ce moment de la fin del'aprs-midi, la brise devenait trs agrable.

    Pourquoi tant insister ? demanda brusquement donJuan. Depuis combien d'annes dis-tu que tu ne veuxplus apprendre ?

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    Alors, pourquoi tant de vhmence ce propos ? Don Juan, jai limpression de vous trahir. Cest sans

    doute la raison qui me pousse en parler tout letemps.

    Tu ne me trahis pas. J'ai chou. Je me suis enfui. Je me sens vaincu. Tu fais ce que tu peux. D'ailleurs tu n'as pas encore

    t vaincu. Ce que j'ai t'apprendre est trs dur. Moi,par exemple, je l'ai trouv beaucoup plus dur que toi acqurir.

    Mais vous avez tenu bon. Quant moi cest diff-rent, j'ai abandonn. Ce nest pas parce que je dsireapprendre que je suis revenu vous voir, mais unique-ment pour que vous m'aidiez claircir un point demon travail.

    1. Cf. op. cit., chap. II

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    Pendant un moment don Juan me dvisagea, puisiltourna la tte.

    Tu dois nouveau laisser la fume te guider,dit-ilavec une grande conviction.

    Non, don Juan, je ne puis plus utiliser votre

    fume.Je crois mtre dj donn fond, je suis bout. Tu nas mme pas commenc. Jai trop peur. Ainsi tu as peur. Cette peur n'a rien de

    surprenant.Ne pense plus ta peur. Pense seulement auxmerveil-les du fait de voir.

    Je voudrais vraiment pouvoir penser de tellesmerveilles, mais je n'y arrive pas. Lorsque je pensevotre fume, une sorte d'obscurit m'enveloppe;

    commes'il ny avait plus personne sur terre, personne versquise tourner. Don Juan, votre fume ma rvl le fonddela solitude.

    Ce nest pas vrai. Regarde-moi, par exemple.Lafume est mon alli (sic)1, et je ne ressens pourtantpascette solitude.

    Vous tes diffrent, vous avez domin votrepeur.

    Don Juan me tapota gentiment l'paule. Tu n'as pas peur, dit-il dune voix curieusementrprobatrice.

    Don Juan, pourquoi mentirais-je ? Les mensonges ne mintressent pas, reprit-il

    avecsvrit. Je m'intresse quelque chose d'autre. Laraison pour laquelle tu ne veux plus apprendre nestpasla peur, c'est quelque chose dautre.

    Je le priai instamment de sexpliquer sur ce point.Jele suppliai. Mais en vain. Il hochait la tte en signe

    d'incrdulit, comme s'il ne pouvait pas croire que

    1. Le masculin employ ici exprime un caractre comme un-homme que don Juan attribue l'alli qu'il nomme la petitefume . Cf. op. cit., chap. X, et analyse structurale.

    42

    jignorais la raison de ma rticence reprendre l'ap-prentissage.

    Javanai que ctait peut-tre mon inertie quim'em-pchait dapprendre. Il voulut connatre le sens dumot inertie . Je lus dans le dictionnaire : Proprit

    de lamatire de demeurer au repos quand elle s'y trouveousi elle est en mouvement de continuer dans lammedirection, moins quune force extrieure ne lin-fluence.

    A moins qu'une force extrieure ne l'influence,rpta-t-il. Voil le meilleur mot que tu as dcouvert.Jete l'ai dj dit, seul un toqu entreprendraitvolontaire-ment la tche de devenir homme de connaissance.

    C'estpar la ruse quon y engage lhomme quilibr. Je suis persuad qu'il doit y avoir des tas de

    gensdsireux dentreprendre une telle tche, lui dis-je.

    Oui, mais ceux-l ne comptent pas. En gnral,ilssont fls. Ils ressemblent ces gourdes enapparenceparfaites, mais qui perdent au moment o elles sontsoumises un peu de pression, ds l'instant o tulesremplis d'eau.

    Une fois dj jai d ruser pour tamener appren-dre, un peu comme mon benefactor s'tait lui aussijoude moi. Sinon, jamais tu naurais tant appris. Peut-treque voici revenu le moment de ruser avec toi.

    La supercherie laquelle il faisait allusionconstituale moment crucial de mon apprentissage. Il y avaitbiendes annes, cependant dans mon souvenir elle avaitconserv la vivacit des choses toutes rcentes. Par

    d'habiles manipulations don Juan m'avait oblig uneconfrontation directe et terrifiante avec une femmequel'on disait sorcire. De ce combat rsulta uneprofondeanimosit de sa part. Don Juan fit usage de ma peurpour justifier la poursuite de l'apprentissage, cela enprtendant quil me fallait absolument apprendreplusde sorcellerie pour pouvoir me protger des assautsmagiques de cette sorcire. Et la ruse de donJuan

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    minsuffla la certitude que pour conserver la vie, uneseule issue existait : apprendre davantage.

    Si vous avez lintention de m'effrayer nouveauavec cette femme, je ne reviendrai plus , dclarai-je.

    Don Juan clata dun rire joyeux. Ne t'inquite pas, dit-il dun ton rconfortant. Les

    ruses fondes sur la peur n'ont plus prise sur toi. Tunas plus peur. Mais si besoin est je pourrai me jouerdetoi quel que soit l'endroit o tu te trouves; pour celatun'as absolument pas besoin d'tre ici.

    Il plaa ses bras derrire sa nuque, puiss'allongeapour dormir. Pendant deux heures, presque jusqu'lanuit complte, je travaillais mes notes. Don Juanserendit compte que jcrivais. Il se releva, sourit, et

    medemanda si javais rsolu mon problme par lcri-ture.

    Le 23 mai 1968

    Nous parlions dOaxaca. Je racontais don Juanquarrivant dans cette ville un jour de march, jouro lafoule des Indiens descend des montagnesenvironnantes

    pour venir vendre des lgumes et toutes sortes debibelots, un vendeur de plantes mdicinales retinttoutemon attention. Il portait une bote dans laquelle ilavaitplac de petits bocaux renfermant des plantessches etrabougries, et au milieu de la rue, tout enbrandissantun de ces bocaux, il entonnait une rengaine assezremarquable.

    Jai ici pour les puces, les mouches, lesmoustiques,

    et les limaces. Et aussi pour les cochons, les chevaux, leschvres,et les vaches.

    J'ai tout ce qu'il faut pour toutes les maladies delhomme.

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    Les oreillons, la rougeole, les rhumatismes et lagoutte.

    J'ai ici pour le cur, le foie, l'estomac, et lesreins.

    Approchez, mesdames et messieurs. Jai ici pour les puces, les mouches, les

    moustiques,

    et les limaces. Longtemps je restais lcouter. Son procdconsis-tait numrer une longue liste de maladies delhomme pour lesquelles il prtendait avoir unremde,et pour donner un rythme sa rengaine, il faisait unsilence aprs chaque srie de quatre mots.

    Don Juan mentionna qu'au temps de sa jeunesse ilavait lui aussi vendu des herbes au marchd'Oaxaca. Ilse souvenait encore de son boniment pour inciterles

    ventuels acheteurs, et il le fit pour moi. Il me ditqu'ilprparait, avec son ami Vicente, des mlangesmdici-naux.

    Ces prparations agissaient vraiment, prcisa-t-il,mon ami Vicente faisait de remarquables extraits deplantes.

    Je lui dis quune fois, au cours d'un de mesvoyages,j'avais rencontr son ami Vicente. Surpris, don Juanvoulut en savoir plus.

    Jallais traverser Durango lorsque je me souvinsquedon Juan m'avait un jour dit que je devrais rendrevisite un de ses amis qui y vivait. Je le cherchai, letrouvai, etnous parlmes un certain temps. Avant mon dpart ilme donna un sac contenant quelques plantes ainsiquetoutes les instructions pour replanter l'une d'elles.

    En me dirigeant vers Aguas Calientes, je fis unarrt.Je pris soin de vrifier qu'il n'y avait personne aux

    alentours. Pendant dix minutes au moins j'observailaroute et les environs. Aucune maison n'tait visible, iln'y avait pas de btail pturant le long de la route. Jemtais arrt au sommet dune petite colline defaon avoir vue sur la route dans les deux directions. Elle

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    semblait dserte aussi loin que je puisse voir. Il me fallutquelques minutes pour m'orienter et rcapituler lesinstructions de don Vicente. Pour arroser la plante je prisavec moi une bouteille d'eau minrale; j'essayai de ladcapsuler avec la tige de fer dont je mtais servi pourcreuser mais la bouteille explosa et un clat de verre

    trancha ma lvre suprieure qui se mit saigner.Je revins ma voiture pour prendre une autre bouteille.Pendant que je la sortais du coffre, un homme quiconduisait une fourgonnette s'arrta pour me demander sij'avais besoin daide. Je rpondis que tout allait bien, et ilsen alla. Une fois la plante arrose, je me dirigeais vers lavoiture, lorsque, environ trente mtres de la route,jentendis des voix. Rapidement je descendis la pente pourdcouvrir ct de ma voiture deux Mexicains et uneMexicaine. Lhomme assis sur le pare-chocs avant avaitenviron trente ans; ses cheveux taient noirs et boucls. Iltait de taille moyenne, portait un sac de toile sur son dos,et suait abondamment. Son accoutrement consistait en une

    paire de vieux pantalons, dune chemise rose trs use, dechaussures aux lacets dnous et bien trop grandes pourses pieds.

    L'autre homme attendait debout, environ dix mtres plusloin; il tait plus petit et plus mince, et avait les cheveuxlongs peigns en arrire. Il devait avoir environ cinquanteans. Il portait des vtements mieux coups, une veste bleufonc, un pantalon bleu ciel et des chaussures noires. Il netranspirait pas. Sur son dos il avait un petit sac. Il semblaittrs rserv et affichait un certain dtachement.

    La femme devait avoir prs de quarante ans. Elle taitboulotte et trs fonce de peau. Elle stait affuble depantalons noirs trs troits, d'un maillot blanc, et de

    chaussures noires hauts talons. Elle n'avait pas de sac,mais seulement un poste de radio portatif. Elle semblait

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    fatigue et des gouttes de sueur perlaient sur sonvisage.

    La jeune femme et le jeune homme m'abordrentpour me demander de les transporter. Je rpondis quiln'y avait pas de place, ils pouvaient se rendre compte

    que la banquette arrire tait surcharge, quil m'taitimpossible de tous les amener. Lhomme proposa unesolution : je conduirai lentement et ils pourraient sins-taller sur le pare-chocs arrire ou sur le capot. Cetteproposition me parut absurde mais ils insistrent; celame dconcerta et m'attrista; je leur proposai l'argentpour prendre l'autobus.

    Le jeune homme prit les billets et me remercia, maisddaigneusement son compagnon tourna le dos.

    Jai besoin d'une place, dit-il, je nai pas besoind'argent.

    Puis il me fit face : Pouvez-vous nous donner dequoi manger, ou boire ?

    Je navais rien leur offrir. Pendant un moment ilsrestrent l me dvisager, puis ils s'en allrent.

    Je montai dans ma voiture, et jessayai de la mettre en

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    elle ne voulait pas partir. En entendant le grignotementdu dmarreur, le jeune homme s'arrta, revint sur sespas, se plaa derrire la voiture prt la pousser. J'eustrs peur, javais le souffle court. Enfin le moteur toussaet se mit tourner. Je partis sur-le-champ.

    Une fois mon rcit termin, don Juan demeura pensif.Sans tourner la tte il me demanda :

    Pourquoi ne m'avoir pas racont cela aupara-vant ? Je ne savais que lui rpondre. Je haussai les paules,

    et je dclarai ne pas avoir pens quun tel incident etde l'importance.

    C'est d'une sacre importance ! enchana-t-il. Vi-cente est un sorcier de premire classe. S'il te donnaquelque chose planter, c'est qu'il avait ses raisons. Et

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    si tu rencontras des gens sortis d'on ne sait o,imm-diatement aprs avoir mis en terre cette plante, cenestpas sans raison. Seul un imbcile comme toi peutngliger un tel incident, et penser qu'il soit dnu detoute importance.

    Il voulut savoir exactement tout ce qui s'taitpasspendant ma visite don Vicente.

    Je rcapitulai. En traversant la ville je passai prsdumarch; alors me vint l'esprit lide de chercherdonVicente. J'entrai dans le march et me dirigeai verslapartie rserve aux plantes mdicinales. Jedcouvristrois tals en ligne gards par trois grossesvendeuses.

    J'allai un peu plus loin, et au tournant de lalle il yavaitun autre tal tenu par un petit homme aux cheveuxblancs. Il tait en train de vendre une cage oiseauune femme.

    En attendant qu'il soit seul je me promenai auxalentours, puis revins pour lui demander s'ilconnaissaitVicente Medrano. Sans me rpondre, il medvisagea.

    Que lui veux-tu ce Vicente Medrano ? dit-ilaprs

    un long silence.Je lui dis que je le cherchais pour le saluer aunomdun de ses amis, et je mentionnai le nom de donJuan.Le vieil homme ne me quitta pas du regard, puis meditqu'il tait Vicente Medrano, pour me servir. Il me fitasseoir. Il semblait heureux de la visite, conserva uncalme parfait et marqua l'entrevue dun ton sincre-ment amical. Je lui parlai de mon amiti avec donJuan,et j'eus l'impression qu'un rapport de sympathie

    s'ins-taurait immdiatement entre nous. Il me raconta quilconnaissait don Juan depuis l'poque o tous deuxdevaient avoir vingt ans, et il ne cessa pas de mefaireles louanges de son ami. Vers la fin de notreconversa-tion il dclara dun ton de voix vibrant : Juan est unvrai homme de connaissance. Je me suis moi-mme, unmoment, attach au pouvoir des plantes. Leurspropri-ts curatives m'ont toujours intress. Javais mme

    fait

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    une collection douvrages de botanique que je viensdevendre tout rcemment.

    Il garda le silence un bref moment, se frotta lementon deux reprises, comme s'il cherchait le

    motexact pour exprimer sa pense.

    Tu pourrais dire que je suis seulement unhommede connaissance lyrique, dit-il enfin, je ne suis pascomme Juan, mon frre Indien.

    Il se replongea dans le silence. Ses yeux taientcomme de verre, fixs au sol, un peu ma gauche.

    Puis il se tourna vers moi, et presque dans unmurmure me confia : Oh! A quelle hauteur mon

    frreIndien plane-t-il ?

    Don Vicente se leva. Notre conversation semblaittermine.

    Si n'importe qui avait fait ce genre de dclaration

    concernant son frre Indien , je l'aurais prisepourun clich; cependant le ton de don Vicente tait

    vrai-ment sincre et il y avait dans ses yeux une tellelimpidit que je me laissai emporter par limage de

    sonfrre Indien planant d'incroyables hauteurs. Et je

    crusqu'il pensait rellement ce quil disait.

    Connaissance lyrique! Mon il! s'exclama donJuan.Vicente est un brujo. Pourquoi es-tu all le voir ?

    Je lui rappelai quil mavait lui-mme incit fairecette visite. Cest ridicule ! s'exclama-t-il dun ton

    dramatique.Un jour, je tai dit que lorsque tu sauras comment

    voir,tu devras rendre visite mon ami Vicente. Voil ce

    queje tavais dit. Probablement, tu ncoutais pas bien.

    Je rpliquai que je ne voyais rien de dramatiquedansle fait d'avoir rencontr don Vicente; tout stait bienpass, ses manires et sa gentillesse m'avaient en-

    chant.Don Juan dodelina la tte de gauche droite, etdunton plaisantin exprima son ahurissement face cequilnommait ma a chance dconcertante . Il ajouta que

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    ma visite chez don Vicente avait t comme entrerdansla tanire d'un lion en brandissant une brindille. Unecertaine agitation semblait lavoir gagn, et malgrtousmes efforts de rflexion, je narrivais pas discernerde

    raison valable son tracas. Don Vicente tait unhommeremarquable, il semblait si fragile, et son regardtrange, hant, le rendait presque thr. Je voulussavoir comment une personne resplendissanted'amitipouvait tre dangereuse.

    Tu es un sacr imbcile, dit-il, me regardant unmoment avec duret. Ce n'est pas lui qui te causeralemoindre mal. La connaissance c'est la puissance, etunefois que l'homme prend la route de la connaissance,

    iln'est plus responsable de ce qui peut arriver ceuxquile ctoient. Tu aurais d lui rendre visite seulementaprs avoir assez appris pour pouvoir te dfendre.Nonpas contre lui, mais contre le pouvoir qu'il aharnachqui, ceci dit en passant, n'est ni le sien ni celui den'importe qui. En apprenant que tu tais mon ami,Vicente supposa que tu savais comment te protger,etil t'a fait un cadeau. Il semble quil tait apprci, il a

    dte faire un trs grand cadeau; mais tu las gch.Queldommage !

    Le 24 mai 1968

    Presque toute la journe je tourmentais don Juanpour quil me rvle la nature du cadeau de donVicente. Je m'appuyais de diverses faons, sur ladiff-

    rence qui me sparait de lui. Ce qui pour luis'expliquaitnaturellement pouvait me rester totalementincompr-hensible.

    Combien de plantes t'a-t-il donnes ? se dcidademander don Juan.

    Quatre , lui dis-je, mais je nen tais mme pascertain. Puis il voulut exactement savoir ledroulement

    50

    des vnements entre le moment o j'avais quittdonVicente et celui o je m'arrtai au bord de la route.Maisje ne me souvenais plus de rien.

    Le nombre des plantes est trs important, ainsique

    le droulement des vnements, dclara-t-il.Commentpourrais-je dcouvrir quel tait ton cadeau si tu nepeuxpas te souvenir de ce qui s'est pass ?

    Je m'efforai de reconstituer la suite desvnementsmais je n'y parvins pas.

    Si au moins tu pouvais te souvenir de tout ce quis'est pass, je pourrais au moins te dire comment tuenes arriv gcher ton cadeau.

    Don Juan avait vraiment lair proccup. Il me

    pressade me rappeler ce qui s'tait pass, mais mammoires'y refusait totalement.

    Don Juan, votre avis, en quoi ai-je fait unefaute ?lanai-je seulement pour entretenir la conversation. En tout. Mais j'ai pourtant suivi la lettre les instructions

    dedon Vicente. Et alors ? Ne comprends-tu pas que suivre ses

    instructions navait aucun sens ?

    Pourquoi ? Parce que ces instructions taient destines quel-qu'un capable de voir, et non un imbcile qui s'enesttir par une chance incroyable. Tu es all voir donVicente sans tre prt. Il a eu un faible pour toi et t'afait un cadeau. Un cadeau qui facilement aurait putecoter la vie. Mais pourquoi ma-t-il offert une chose aussi s-

    rieuse ? Puisquil est sorcier, il aurait d savoir queje ne

    connais rien rien. Non, cela il ne pouvait pas le voir. Tu offresl'apparence de quelqu'un qui sait, alors qu'en fait tuconnais bien peu.

    Je prcisai que jamais, tout au moins de maniredlibre, je ne l'avais abus.

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    Ce n'tait pas de cela dont je parlais, dit-il, si tuavais jou au vantard, Vicente sen serait renducompte.Il y a quelque chose pire que de prtendre. Quand jete-vois, tu m'apparais comme si tu possdais unegrande

    connaissance, et cependant je sais qu'il nen estrien. Don Juan, quai-je lair de connatre ? Les secrets du pouvoir, bien sr! La

    connaissanced'un brujo. Donc, Vicente ta vu, et il t'a fait uncadeau.Et avec cela tu t'es comport la faon des chiensquiont la panse pleine. Un chien, lorsquil n'en veutplus,pisse sur la nourriture pour que les autres chiens nela

    mangent pas. C'est exactement ce que tu as faitavec ton,cadeau. Maintenant, et pour toujours tu ignoreras cequisest pass. Tu as perdu un cadeau remarquable.Quelgaspillage !

    Pendant un moment il se calma, puis il haussa lespaules et me sourit.

    Il est inutile de se plaindre, et cependant il estvraiment difficile de ne pas le faire. Dans la vie dunhomme les cadeaux de pouvoir sont extrmementrares.

    Moi, par exemple, jamais je n'en ai reu. A maconnais-sance, trs peu de gens en ont eu un. C'est unehonted'avoir gaspill une chose absolument unique.

    Don Juan, je ne comprends pas ce que vousdites, ya-t-il maintenant quelque chose que je puisse fairepourrcuprer le cadeau ?

    Il clata de rire tout en rptant plusieurs fois : Rcuprer le cadeau ?

    Voil qui sonne bien, dit-il. Jaime a. Cependant

    iln'y a absolument rien faire pour rcuprer toncadeau.

    Le 25 mai 1968

    Don Juan consacra la majeure partie de lajourne et de son temps me montrer commentfabriquer de

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    simples piges pour attraper de petits animaux.Toute lamatine nous avions coup et corc des branches.Dans ma tte je jonglais avec bien des questionsque jedsirais lui poser. Pendant qu'il travaillait je tentai delui parler, mais il me rpondit par une plaisanterie :

    j'tais le seul, annona-t-il, pouvoir remuer enmmetemps mes doigts et mes lvres. Malgr tout,lorsquenous nous assmes pour nous reposer, je laissaichap-per une question.

    Voir, comment est-ce ? Pour le savoir, il te faudra apprendre voir. Je ne

    peux pas te le dire. S'agit-il d'un secret que vous ne pouvez pas me

    rvler ? Non. Simplement quelque chose que je ne peux

    paste dcrire. Pourquoi ? Cela n'aurait pour toi aucun sens. Essayez, don Juan. Peut-tre qu'avec moi cela

    auraun certain sens. Non. Tu dois toi-mme faire cet effort. Une fois

    quetu auras appris, tu pourras voirchacune des chosesdece monde dune faon diffrente. Alors, don Juan, vous ne voyez plus le monde

    lafaon habituelle ? Je peux le voir de deux faons. Quand je dsire

    regarderle monde, je le vois ta faon. Mais quandjeveux le voir,je le regarde de la faon que je connais,etje le perois d'une faon diffrente.

    Les choses gardent-elles toujours la mmeappa-rence chaque fois que vous les voyez?

    - Les choses ne changent pas. Tu changes tafaon de

    regarder. Cest tout. Don Juan, je voulais dire que si, par exemple,vousvoyezle mme arbre, sera-t-il toujours semblablecha-que fois que vous le verrez? Non. Il change, et cependant il reste le mme.

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    Mais si le mme arbre change chaque fois quevousle voyez, voirpourrait tre une simple illusion.

    Il clata de rire, et prenant une attitude pensive ilneme rpondit pas immdiatement. Enfin il dclara :

    Chaque fois que tu regardes une chose, tu ne la

    voispas. Tu ne fais que la regarder, sans doute pour trecertain quil y a l quelque chose. Puisque voirne teconcerne pas, chaque fois que tu regardes leschoses,elles semblent peu prs identiques. Lorsquonapprend voir, chaque fois quon voitune chose elleestdiffrente, et pourtant c'est la mme. Je t'ai dj ditquun homme se voitcomme un oeuf. Chaque foisque jevois le mme homme, je vois un oeuf, et cependantce

    nest jamais le mme uf. Mais alors, puisque rien n'a jamais la mmeappa-rence, il doit tre impossible de reconnatre quelquechose. Quel est donc l'avantage d'apprendre voir ? Tu peux diffrencier les choses. Tu peux les voir

    telles quelles sont rellement. Je ne vois donc pas les choses telles qu'elles

    sontrellement ! Non. Tes yeux n'ont appris qu regarder.

    Souviens-

    toi par exemple de ces trois personnes, cesMexicainsque tu as rencontrs. Tu me les as dcrits dans lemoindre dtail. Tu mas mme prcis comment ilstaient habills. Et cela suffit pour me prouver que tune les avais pas rellement vus. Si tu avais tcapablede voir, tu aurais immdiatement su quil nesagissaitpas de personnes. Il ne sagissait pas de personnes ! Alors,

    qutaient-ils ? Il ne s'agissait pas de personnes. C'est tout.

    Mais cest impossible, ils taient comme vous etmoi. Non, ils ntaient pas comme toi et moi. J'en suis

    certain. Je lui demandai sil sagissait de fantmes,

    desprits,ou de lme de personnes dcdes. Il rpondit qu'il

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    ignorait ce qu'taient les fantmes, les esprits, etles

    mes.Je traduisis en espagnol la dfinition donne

    pour lemot fantme par le dictionnaire Webster : L'espritsuppos incorporel dune personne morte, que lon

    conoit comme apparaissant aux vivants telle uneappa-rition ple et indcise. Puis celle d'esprit : a Un

    tresuper-naturel, particulirement celui que l'on pensetre... comme un fantme, ou comme habitant une

    cer-taine rgion, dou de caractre (bon ou mauvais).

    Il dclara quon pouvait peut-tre les dsigner

    paresprit, bien que la dfinition que j'avais lue ne

    suffise

    pas les dcrire de manire adquate. Sont-ils un genre de gardiens ? Non. Ils ne gardent rien. Sont-ils des surveillants? Veillent-ils au-dessus

    denous ? Ce sont des forces, ni bonnes ni mauvaises,

    seule-ment des forces quun brujo apprend harnacher. Don Juan, sont-fis des allis ? Oui, ils sont les allis dun homme de connais-

    sance. Il y avait huit ans que durait notre association, et

    pourtant c'tait la premire fois que don Juanabordaitla dfinition de lalli, dfinition que j'avais d luidemander des dizaines et des dizaines de fois

    sansaucun succs. En gnral il ludait ma question en

    . disant que comme je savais trs bien ce qutait unalli,

    il serait idiot de formuler ce que je savais dj.Cette

    franche dclaration concernant la nature de lallicons-

    tituait quelque chose de nouveau, et je me sentis

    dsi-reux de pousser don Juan dans sesretranchements.

    Vous maviez dit que les allis taient contenusdans les plantes, dans le datura et dans les

    champi-gnons 1.

    1. Cf. op. cit., chap. Il, et analyse structurale.

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    Je ne t'ai jamais dit cela, rpondit-il avecassurance.Chaque fois tu sautes pieds joints sur tes propresconclusions. Mais, don Juan, je lai pourtant not par crit. Tu peux crire tout ce que tu voudras, mais ne

    prtends pas que jai dit une telle chose.

    Je lui rappelai qu'il mavait en premier lieu dclarque l'alli de son benefactor tait le datura, et que lesien tait la petite fume; puis que plus tard il avaitclairci cela en disant que l'alli tait contenu danschaque plante.

    Non. Ce n'est pas exact, dit-il en fronant lessour-cils. Mon alli est la petite fume, ce qui ne signifiepasque mon alli soit dans le mlange fumer, ou dansleschampignons, ou dans ma pipe. Il faut tous lesrunir

    pour me transporter l'alli, et cet alli je peux pourdes raisons trs personnelles le nommer la petitefume.

    Il prcisa ensuite que les trois personnes quej'avaisvues, personnes qu'il nommait ceux-qui-ne-sont-pas-des-gens los que no son gente taient enralit lesallis de don Vicente.

    Je ne pus mempcher de mentionner la diffrencequil avait lui-mme tablie entre Mescalito et unalli :

    un alli ne pouvait pas tre vu, alors quon pouvaitaisment voir Mescalito.Cet argument nous entrana dans une longue

    discus-sion. Il dit qu'il avait nonc lide qu'un alli nepouvaitpas tre vu parce quun alli adoptait nimportequelleforme. Quand je lui fis remarquer quil avait aussiunefois dit que Mescalito adoptait n'importe quelleforme,don Juan conclut la conversation en disant que le

    fait devoirauquel il se rfrait n'tait pas lhabituelle actionde regarder les choses , et que ma confusionrsultaitde mon insistance vouloir toujours parler.

    56

    Quelques heures plus tard don Juan lui-mmerecom-mena parler des allis. J'avais eu l'impression delavoir importun avec mes questions, parconsquent jen'avais plus insist.

    Il me montrait comment construire un pige

    lapin.Je devais courber un long bton pour qu'il puissepasserune ficelle reliant les deux extrmits. Bien quassezmince, le bton rclama une force considrable pourtre arqu de faon adquate; mes bras et ma ttetremblaient sous cet effort. Lorsqu'il eut enfin fix laficelle jtais puis.

    Nous nous assmes et commenmes discuter. Ildclara quil lui semblait vident que si je ne pouvaispas en parler, une chose me resterait toujoursincom-prhensible, mais que mes questions ne le gnaient

    pas.Dailleurs il dsirait me parler des allis. L'alli nest pas dans la fume. La fume te

    trans-porte l o se trouve lalli, et lorsque tu ne faisqu'unavec lalli, tu n'auras plus jamais besoin de fumer. Apartir de ce moment-l tu pourras convoquer tonalli volont, et lui faire accomplir tout ce que tu dsire-ras.

    Les allis ne sont ni bons, ni mauvais. Mais ilssont

    mis en uvre par les sorciers dans n'importe quelbut,s'ils le jugent utile. Je suis trs heureux d'avoir pouralli la petite fume car il exige peu de chose de mapart. Il est constant, et il est juste. Comment un alli vous apparat-il, don Juan ?

    Ainsices trois personnes que je vis ressemblaient desgensordinaires. Pour vous, quelle apparence auraient-ilseue ? Lorsque tu les vois, les vrais gens ont

    l'apparence

    d'ufs lumineux. Les fausses gens ont toujoursl'appa-rence de gens. Cest ce que j'ai voulu exprimer endisant

    1. Id. Cf. note p. 42.

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    qu'il tait impossible de voirun alli. Les allisprennentdes formes diffrentes. Ils ont lapparence de chiens,decoyottes, doiseaux, parfois mme de broussaillesrou-les par le vent, de tout ce que tu voudras. La seule

    diffrence est que lorsque tu les vois, ils gardentl'appa-rence de ce quils prtendent tre. Quand tu vois,chaque chose possde sa propre manire d'tre.Commeles hommes qui ont lapparence d'ufs, les autreschoses ont une autre apparence. Mais les allis nepeuvent tre vus que sous la forme qu'ils ont choisid'adopter. Cette forme est d'ailleurs suffisante pourtromper les yeux, cest--dire nos yeux, car ni unchienni un corbeau ne s'y tromperait. Pourquoi voudraient-ils ainsi nous tromper ?

    Je crois que c'est nous qui sommes des clowns.Nous ne trompons que nous-mmes. Les allisadoptentsimplement la forme extrieure de nimporte quoiauxalentours, et c'est nous qui les prenons pour cequ'ils nesont pas. Il ne faut pas les blmer du fait que nousnapprenons nos yeux qu regarder les choses. Don Juan, je ne comprends pas trs bien leur

    rle.Que font-ils dans le monde ? C'est exactement comme si tu me demandais ce

    quefont les hommes dans le monde. Je n'en saisvraimentrien. Nous sommes l, c'est tout. Comme nous, les allissont l. Et peut-tre y taient-ils avant nous ? Don Juan, que voulez-vous dire ? avant nous ? Nous, les hommes, n'avons pas toujours t l. Voulez-vous dire ici, dans ce pays, ou dans le

    monde ? La question suscita une longue controverse. Don

    Juandclara que pour lui il ny avait que le monde,l'endroit

    o il posait ses pieds. Je lui demandai commentsavait-ilque nous navions pas toujours t dans le monde.

    Trs simplement, me rpondit-il, nous, leshommes,savons trs peu de chose sur le monde. Un coyoteen

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    connat bien plus que nous. Un coyote est rarementtromp par l'apparence du monde. Alors, comment se fait-il que nous puissions les

    attraper et les tuer ? Si lapparence des choses nelestrompe pas, comment meurent-ils si facilement?

    Don Juan me fixa du regard jusqu ce que je me

    sente mal l'aise. Tu peux piger, empoisonner, ou tirer un coyote.Quelle que soit la faon dont nous nous y prenions,un coyote reste pour nous une proie facile parcequ'il nest pas habitu aux machinations deshommes. Cependant sil survit, tu peux tre certainque tu ne lattraperas plus jamais. Un bon chasseursait cela, et jamais il ne place son pige au mmeendroit, car si un coyote meurt au pige tous lescoyotes peuvent voirsa mort qui sattarde cetendroit-l; donc ils viteront le pige et le lieu o iltait plac. Par contre, nous ne voyonsjamais lamort qui trane l o un de nos semblables mourut;

    nous pourrions la souponner, mais jamais la

    voir. Un coyote peut-il voirun alli ? Evidemment. Sous quelle apparence ? Pour savoir cela il me faudrait devenir coyote.

    Cependant je puis te dire que pour un corbeau unalliapparat sous la forme dun chapeau pointu. Uncha-peau large et rond la base, se terminant par unelongue pointe. Certains sont brillants, mais la

    plupartrestent mats et semblent trs lourds. Il ressemblentun tissu ruisselant. Ce sont des formes prsage. Don Juan, lorsque vous les voyez, quelle

    apparence

    ont-ils ? Je te lai dj dit, ils ont l'apparence de ce quils

    prtendent tre. Ils prennent la taille et la forme quileur convient. Ils pourraient aussi bien avoir laforme d'un caillou que d'une montagne. Est-ce qu'ils parlent, ou rient, ou font des bruits ?

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    parler. A ma dernire question il ne se contint plus etclata de rire. Il dit que je ne faisais pas attention mesquestions, quil aurait t prfrable de demandersilavait vu un alli conduisant un engin moteur.

    Noublie pas les motos, surtout pas ! ajouta-t-il

    avec un clair espigle dans ses yeux.Je crus qu'il se moquait de mes questions, quilplaisantait et samusait. Son rire me gagna.

    Puis il expliqua que les allis ne pouvaient nidirigerni agir sur quelque chose directement. Cependant,demanire indirecte, ils pouvaient agir sur l'homme.DonJuan prcisa que le contact avec un alli taitdange-reux, car l'alli tait capable d'attiser le plus mauvaisct dun homme. L'apprentissage tait long et

    pniblepuisquil fallait rduire au minimum tout ce qui ntaitpas indispensable la vie, car cela constituait laseulefaon de rsister limpact d'une telle rencontre.Puis ilraconta que son benefactor, lorsquil avait pour lapremire fois rencontr son alli, avait t pouss sebrler, ce qui l'avait effray plus que si un pumal'avaitmordu. Quant lui-mme, il stait brl au genou et

    lpaule, lorsquun alli lavait pouss dans un feu debois; mais, quand fut venu le moment o il ne fitqu'unavec l'alli, les cicatrices disparurent.

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    Le 10 juin 1968nous entreprmes un longvoyage pour aller un mitote. Il y avait des mois quej'esprais avoir cette occasion, et malgr ma vive

    impatience je ntais pas certain que je dsiraisvraiment y participer. Je pensais que mon hsitationvenait de ma peur dtre oblig de prendre du peyotlau cours de la runion, alors que je n'en avaisaucunement envie. Bien des fois je m'tais ouvert don Juan sur ce point. Au dbut, plein de patience, ilriait, puis un jour il dclara trs fermement quil nevoulait plus entendre parler de ma peur.

    Quant moi, je considrai le mitote comme unterrain dexprience pour vrifier mon schma. Jen'avais jamais entirement rejet lide quunmeneur occulte tait indispensable pour assurerl'accord des participants. Dune certaine faon

    j'avais l'impression que don Juan avait cart monhypothse de travail pour des raisons personnelles,c'est--dire parce quil jugeait plus efficaced'expliquer tout ce qui se produisait pendant unmitote en fonction du fait de voir . Jtaisparfaitement conscient que mon dsir de dcouvrirune explication, mon avis raisonnable, allait l'encontre de ce quil dsirait me faire accomplir;cest d'ailleurs pour cette raison quil avait dcid derejeter mon raisonnement, ainsi quil le faisait avectout ce qui ntait pas conforme son systme.Cependant, peu avant le

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    dpart, don Juan me mit l'aise en dclarant que jeparticiperai la runion du peyotl en simpleobserva-teur. Je me sentis dfinitivement soulag, et cettefois-cijtais persuad de pouvoir dcouvrir le processussecret par lequel les participants obtiennent un

    accordparfait.Nous partmes tard dans laprs-midi, au moment

    ole soleil trs bas sur l'horizon me rchauffait lanuque;ce qui, tout en conduisant, me faisait souhaiter avoirunstore vnitien pour couvrir la vitre arrire. Dusommetd'une cte je pus plonger mon regard dans uneimmense valle o la route semblait tre un minceruban noir droul sur dinnombrables collines quil

    montait et descendait. Avant daborder la descenteje lesuivis des yeux jusque trs loin au sud alors qu'ildisparaissait dans une chane de bassesmontagnes.

    Don Juan restait tranquillement assis, regardantdroitdevant lui. Nous n'avions pas chang un seul motdepuis trs longtemps. Nous roulions toutes vitresbais-ses mais la chaleur devenait insupportable; lajourneavait t extrmement chaude. Je me sentais

    contrariet impatient, et un moment donn je ne pus quemeplaindre de cette chaleur.

    Don Juan frona les sourcils et me jeta un regardinquisiteur.

    A cette poque de lanne, au Mexique, il faitchaudpartout, dit-il. Il n'y a l rien qu'on puisse changer.

    Je me gardai bien de le regarder, je savais qu'ilmedvisageait. En descendant la voiture prit de lavitesse,

    et si vaguement j'avais aperu le signe Vado(cassis) jene ragis que lorsque je vis le cassis; je donnai uncoupde frein brutal, mais malgr cela nous le passmesassez grande vitesse et le choc trs marqu noussecoua,fort. Je ralentis. Nous traversions une rgion o lebtailpturait en libert jusqu'au bord de la route, et iln'taitpas rare de voir la carcasse dune vache ou dun

    chevalcras par un camion. A un moment donn, je dus

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    arrter la voiture pour laisser des chevaux travererlaroute. Je me sentais de plus en plus impatient et parcontrecoup contrari. Je confiai don Juan quectaitla chaleur qui m'nervait ainsi; depuis mon enfanceje

    dtestais la chaleur de lt parce que j'touffais etqueje pouvais peine respirer.

    Tu n'es plus un enfant, remarqua-t-il. La chaleur mtouffe toujours. Eh bien, lorsque jtais enfant, la faim

    m'touffait,dit-il avec douceur. Avoir faim tait alors tout ce quejeconnaissais. Mon estomac gonflait jusqu ce que jepuisse peine respirer. Mais cela, ctait lorsquejtaisenfant; maintenant, si je suis affam, je ne peux plus

    touffer et gonfler comme un crapaud. Je n'avais rien rpondre, je sentais m'tre glissdans un traquenard; j'allais tre accul au combat,alorsque je nen avais aucune envie. Tout compte fait, lachaleur n'tait plus accablante, et ce qui mennuyaitvraiment tait lide de mpuiser au long des quinzecents kilomtres de conduite qu'il me restait accom-plir.

    Arrtons-nous pour manger, dis-je. Peut-trequ'unefois le soleil couch la chaleur tombera.

    Don Juan me regarda en souriant, et dclara qu'iln'yaurait sur notre route aucune ville assez propre mongr pendant encore assez longtemps, car, silm'avaitbien compris, je ne marrtais jamais pour mangerauxpetits stands placs au bord de la route.

    N'as-tu donc plus peur dattraper la diarrhe ? Je le savais sarcastique, mais en plus il gardait

    surmoi un regard inquisiteur et semblait trs srieux.

    A te voir agir de la sorte, continua-t-il, onpourraitcroire que la diarrhe est l, tapie dans un coin,attendant le moment o tu mettras pied terre pourtesauter dessus. Tu es' dans un sacr mauvais pas, situarrives chapper la chaleur, il est bien possiblequela diarrhe t'attrape.

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    Son ton de voix tait si srieux que je ne pusm'empcher d'clater de rire. Puis le voyage sepoursui-vit en silence. La nuit tombait lorsque nousarrivmes un relais routier pour camionneurs nomm LosVidrios,

    les morceaux de verre.Sans quitter son sige don Juan beugla vers lacui-sine : Qu'y a-t-il manger ce soir ?

    Du cochon, rpondit une voix de femme. J'espre pour toi que ce cochon a t cras

    sur laroute aujourd'hui mme , me glissa-t-il en riant.

    Nous sortmes de la voiture. De tous les ctss'ta-laient de basses montagnes semblables descoules delave solidifie laisses par une gigantesque ruption

    volcanique. Dans la nuit les pics noirs et pointus sedtachaient sur le ciel comme d'immenses murs dedbris de verre.

    Au cours du repas je dis don Juan que je voyaistrsbien pourquoi avoir ainsi nomm cet endroit, coupsr cause des montagnes en forme d'clats deverre.

    Catgoriquement il rpliqua que l'endroit avait tnomm Los Vidrios parce qu'un camion charg devitres s'tait renvers, et que pendant des annes lesolavait t recouvert de morceaux de verre.

    Je voulus savoir s'il plaisantait. Demande n'importe qui du coin. Je questionnai un homme assis la table voisine,

    maisen sexcusant il rpondit qu'il ne savait pas. J'allais lacuisine demander aux femmes qui y travaillaient,ellesdclarrent ignorer pourquoi il se nommait ainsi.Len-droit se nommait Los Vidrios, c'est tout ce quellessavaient.

    Je crois avoir raison, me confia don Juan mi-

    voix.Les Mexicains ne remarquent jamais ce qui lesentoure.Je suis persuad quils ne voient pas les montagnesdeverre. Mais s'il y avait l une montagne dclats devitres, il est certain qu'elle y demeurerait des annessans quils y touchent.

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    Nous clatmes de r