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Ivo Vojnović 1857 – 1929 PROLOGUE D’UN DRAME NON ÉCRIT CINQ VISIONS (Prolog nenapisane drame) 1929 Traduction de Philéas Lebesgue, parue dans le Mercure de France, n° 51 & 52, 1929. Ce texte est publié avec l’accord de la Société des amis de Philéas Lebesgue ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE CROATE

Vojnovic - Prologue d'Un Drame Non Ecrit

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Prologue d'un drame non crit

Ivo Vojnovi

1857 1929

PROLOGUE DUN DRAME NON CRIT

CINQ VISIONS

(Prolog nenapisane drame)

1929

Traduction de Philas Lebesgue, parue dans le Mercure de France, n 51 & 52, 1929.Ce texte est publi avec laccord de la Socit des amis de Philas Lebesgue ; le tlchargement est autoris pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.TABLE3PERSONNAGES

PREMIRE VISION5DEUXIME VISION22TROISIME VISION42QUATRIME VISION70CINQUIME VISION77

PERSONNAGES

De la premire Vision:

Le pote, Moi.

Toi, son second Moi.

LInconnue.

De la deuxime Vision:

LAuteur-pote, Moi. (Charles Radziwill).

LInconnue (Elisabeth Tarakanova).

LHomme.

Une Femme du peuple.

La petite Fille.

Catherine, la sans-cervelle.

La troupe de cinma.

LAmiral Orloff, Toi.

Quatre athltes russes.

Dames, Cavaliers, Public, etc., etc., etc.

De la troisime Vision:

LAuteur-pote, Moi.

La troupe de cinma.

Le rgisseur.

Le peintre.

Le photographe.

Le metteur en scne.

Ouvriers, etc.

LAmiral Orloff.

Elisabeth Tarakanova.

1er Sous-lieutenant.

2e Sous-lieutenant.

3e Sous-lieutenant.

tat-Major: 10 Sous-lieutenants.

Marins, etc., etc.

De la quatrime Vision:

LAuteur-pote, Moi.

Elisabeth Tarakanova.

Catherine, la sans-cervelle.

De la cinquime Vision:

Le Pote, Moi.

Toi, son second Moi.

La petite Fille.

Une nonne.

Laction de la 1re et de la 5e vision se droule dans le studio du Pote, celle des 2e, 3e et 4e visions dans le jardin et sur la terrasse des ruines du palais Scoccibucco Raguse.

Lpoque: celle qui vous plaira.PREMIRE VISION

Le rideau se lve lentement et laisse voir une pice meuble avec une austre lgance. Cest le cabinet de travail de lcrivain Moi. Porte au fond. Une autre gauche. Balcon droite. Le soleil se couche et lombre envahit peu peu le refuge du Pote.

moiLe personnage est assis sa table de travail. Au moment o le rideau est tout fait lev, il pose la plume avec une fatigue visible et tourne la tte vers la lumire, qui saffaiblit en reflets rougetres, de moins en moins vibrants. Lcrivain nest ni vieux ni jeune. Chevelure paisse et grisonnante. Il a interrompu son travail, mais ne juge pas encore opportun dallumer la lampe; cest pourquoi il se lve et sapproche du balcon. Immobile. il regarde steindre les dernires pourpres du crpuscule. limproviste, sans que personne ait ouvert la porte, surgit son ct

toiCelui-ci ressemble lautre, comme le visage limage reflte par le miroir.

De mme, Toi a le regard perdu dans le lointain; mais son visage est noy dans lombre. Quand il parle, on croirait entendre la voix de Moi, mais plus dure, plus perante: Tout coup il rompt le silence et avec une indolence un peu ddaigneuse, il dit:Tu verras: il pleuvra demain...

moi. (Il vite de rpondre et poursuit haute voix sa mditation.) Il ny aurait rien de surprenant. Lautomne tire sa fin et les nuages semblent ce soir des manteaux de pourpre. (Une pause.) Admirable spectacle, en vrit! O sont les paroles capables de fixer sur le papier toute cette beaut? Pourtant rien nest impossible ni au ciel ni sur la terre. Voici, lextrme horizon, les mmes couleurs vert-or que je nai rencontres que dans le Saint Jean-Baptiste de Cimo de Conegliano la Madonna del Orto. Venise! Paradis perdu! Tu es dj le pass, toi aussi! Il me souvient maintenant; une larme est tombe de mes yeux, comme dune coupe qui dborde. Le ciel nest-il pas celui de la lointaine terre promise toujours espre, jamais touche? Ah! Lagune, toi seule peux crer au firmament la magie de ce vert marin, qui vient bigarrer lor de tes fonds de sables Et le soleil! le soleil! Regarde. On dirait lorbite sanglant dun il arrach.

toi. Lil ddipe?

moi. Tout juste! Il fixe la misre du monde sans la voir.

toi. Plus de doute. Il pleuvra demain.

moi. Si des marins observaient ce coucher de soleil, ils ne parleraient pas autrement. Pourtant ils se trompent quelquefois, comme les prophtes. (Pause.) Une invisible main a brod l-haut cette troupe de cigognes, qui sont des nues et qui semblent empruntes quelque paravent japonais, tandis que l-bas au loin voyez! passe en frlant le sol une trane de fume violtre, dernier soupir de la fort dpouille. La nature cre de telles fantasmagories laide dlments tout fait contradictoires, harmonisant ainsi la matire et lesprit.

toi. Il est nanmoins facile de se convaincre que rien nexiste, de ce que nous voyons. Pure illusion doptique.

moi. Je vois donc a existe.

toi. Non, non. Tu cres toi-mme la ralit, et tu trouves enfin les mots qui te permettent de transporter sur le papier ce que tu doutais tout lheure de pouvoir dcrire.

moi. Tisser pour dfaire. Cest lternel travail de Pnlope. Dans quel but!

toi. Posie. Posie! Et ce qui est pis, la posie na pas de place. Exalte plutt la force et la volont. Celle-ci, mme dans la contraction des nerfs convulss, te donnera nergie, beaut, et Dieu mme si tu en as besoin.moi (regards et penses au loin, investigateurs). Pourquoi le doute malsain me torture-t-il au sein de la joie la plus vive?

toi. Est-ce que les ombres du crpuscule sont aussi de la joie?

moi. Quelle autre impression suscite cette douceur vesprale de la nature? Je sens passer sur mon visage une caresse pareille celle dune tendre main. (Il retourne sa table de travail.)

toi. Quel est celui qui a dit: Les imbciles seuls font des comparaisons? Comme... comme... comme... Ne dirait-on pas le croassement des corbeaux sur le cadavre de la dfunte rhtorique? Nous pouvons tirer de l, du reste, un utile enseignement. Cest que les choses sont bien diffrentes de ce que nous les voyons et sentons.

moi. En dautres termes, la musique seule, pour certains tats dme, peut exprimer lindicible.

toi. Voil qui serait vrai aussi, si chacun navait pas sa propre faon dentendre la musique. Ta symphonie Coucher de soleil pourrait sappeler LAurore, pourvu que tu veuilles te lever un peu de meilleure heure.

moi. (Il se laisse tomber dans le fauteuil et se prend la tte entre les mains.) Quel dmon me tourmente, quand jai tant besoin davoir foi en moi-mme?

toi. Toi!

moi. Pourquoi, en cet instant, le Doute me tenaille-t-il? Jai cras mon cur sous mes talons. Je suis fort. Je puis tout ce que je veux. Et pourtant...

toi. Pourquoi donc tes-tu arrt au beau milieu du chemin? Ta fantaisie enveloppe depuis longtemps de ses coups dailes lombre dElisabeth Tarakanova et quels progrs a faits ton uvre? Le premier acte de ta tragdie est peine termin; il nest point parachev, et dj tu es fourbu, dcourag, hors dhaleine...

moi. Sur la scne mystrieuse de mon me, je ne vois pas vivre encore la victime de ta haine impriale et tu sais bien que les personnages de mes drames, avant dtre levs au paradis, et prcipits dans lenfer du thtre, vivent et se meuvent en moi dans le cercle troit de mes bras.

toi. Voil une belle phrase. Matre! Toutefois, il me semble, sauf erreur, que celle-ci dcouvre laiguille de la seringue, do jaillit lhuile camphre contre les faiblesses du cur et de la volont. Je comprends! Lidal sest vapor ou tu las toi-mme jet au rebut. Mais il ta fallu assister sa dfaite et la tienne, tandis que saffirmait la victoire de la bte froce sur lhomme.. Avoue-le et tu es sauf...

moi. (Il quitte le fauteuil dun bond. Au comble de lagitation, il se met tourner travers lappartement, tout en criant presque): Assez! Tais-toi! Un dernier rempart le mpris seul me dfend encore contre limmense bassesse du monde. Et tu voudrais me pousser au dsespoir, pour labattre sans fatigue? Ne mas-tu pas perscut avec le doute et le soupon dans la bonne et mauvaise fortune? Tu nas rien nglig pour me transformer en un vil reptile et me rendre ensuite pareil ces petits tres vulgaires, qui commandent en matres sur la terre... En vain! Lincurable mal, comme tu as dfini mon idalisme, est cuirasse et bouclier dans la dfensive. Non! Non! Tu ne me vaincras point; tu ne me courberas point; car mon me est multanime. Tu las dit toi-mme: il y a en moi une lgion de dmons. Me voici. Chasse-les! Mets-les en fuite! Restons seuls tous les deux! Nous nous prcipiterons lun sur lautre dans un suprme dfi, et nous lutterons jusqu ce que lun de nous toi ou moi tombe clou au sol sous le genou de ladversaire. (Toujours trs agit, il se jette sur le fauteuil. Courte pause.) Qui me donnera la patience et lnergie de refaire le prcieux collier dli de la vie?toi (doucement loreille). Le sien, nest-ce pas?

moi. Laisse les morts dormir en paix! Chaque nuit, pelotonn entre les couvertures, pour que les tnbres elles-mmes ne maperoivent pas, je murmure ma prire accoutume: Seigneur, faites que je La voie au moins en songe. Aux premires lueurs de laube, je suis veill et le triste refrain se met gmir au fond de mon cur... Hlas! tout nest que rve! Tout nest que rve!

toi. Inou! Toi, larchi-idaliste, tu profres de telles normits sacrilges. Donc, il ny a de vrai que le Rve!

moi. Non! Non! En vain tu essaies avec tes acrobaties de camlon de faire troc de nos deux parts, dchanger ton cynisme dmolisseur avec mon romantisme bless mort. Toi et Moi sommes accrochs au pendule dun problme unique, synthtis en six mots...

toi. Dans la traduction franaise, il ny en a que cinq: tre ou ne pas tre.

moi. Mais le sens nest pas le mme. Je suis enfin descendu maintenant au dernier degr, sous le nant, ne me point rveiller...toi, dsignant la fentre par o arrivent de lointains tintements de cloches. Lheure de nuit.

moi. (Il se lve et tend loreille.) Cest vrai! (Il se dirige vers le balcon. Pause. Puis sourdement): Cest la prire pour ceux qui ont travers les orages de la vie, et qui maintenant reposent dans la paix infinie de lau del. (Il penche la tte. Silence bref... puis dune voix change et pleine damertume): Tous les rves de la jeunesse, toutes les splendeurs de la gloire, livresse de lamour, toutes les flammes de la volupt, et puis trois tintements dans les tnbres: tout disparat, comme cet il ensanglant.

toi. Lil ddipe, nest-ce pas?

moi. Oui, ddipe, sans pupille et sans nigme. (Sombrement): La vrit, oui, la vrit nue pleure dans lombre.

toi. (Il sassied sur le bureau et se met dclamer avec une emphase ironique ce quil a lair de lire sur les feuillets rassembls sous la lampe encore teinte.) Quest-ce que ce ciel, cette mer, cette terre denchantements et de peines? Que sont ces froides pierres insensibles; qui ne saniment que de ma folie? Quest-ce que tout ce qui mentoure, qui frmit, palpite et mappelle?moi, avec une stridente ironie. Sinon la source de la plus atroce douleur le souvenir sans esprance?!

toi. (Il sappuie au dossier du fauteuil et, avec une insistance insidieuse, articule, en dtachant les mots): Alors nous resterons seuls sur cette terre, qui nest pas la terre promise, seuls dans lalternance ternelle du conscient et de linconscient; car nous deux, Toi et Moi, nous sommes indivisibles aujourdhui et pour les sicles des sicles!moi (avec amertume). Amour indompt et inextinguible haine emprisonns en un mme Moi!

toi. Eh bien, oui! Je suis le dmolisseur de tout ce que tu btis. ( loreille): Tu as dit, il y a peu: Ne rveille pas les morts! Mais sils se rveillent?...

moi. (Il fait un bond et scrie) Tais-toi, maudit!

Toi disparat, tandis que la lampe sur le bureau sallume toute seule.moi reste immobile et se cache le visage entre les mains. (Pause. Puis il se lve, et, comme sil venait de se rveiller dun long somme, il regarde autour de soi. Ensuite, il se met fixer la lampe en murmurant): Elle sest allume toute seule. (Il se dirige vers la fentre et la referme en grommelant): Maudite obscurit! (Quelquun frappe la porte du fond. Instant de silence. Puis il articule): Entrez!

La porte souvre. Parat:

linconnue, trs ple, encore jeune, vtue dun costume noir, presque monacal.

moi. (Limprvu de cette visite le met de mauvaise humeur. Il sapproche automatiquement, regarde avec surprise dans les yeux de la personne qui vient dentrer, puis avec une politesse glaciale demande): Puis-je savoir, Madame?

linconnue. (Elle ne prononce pas un mot; mais elle le regarde en face et lui prsente une carte de visite.)

moi. (Il jette un coup dil sur le papier et lit haute voix): Madame dAzoff. (Sans expression) Je ne comprends pas. Peut-tre dsirez-vous un renseignement, des nouvelles...

linconnue. Oui...

moi. Quelquun peut-tre vous a racont comment jtais en train dcrire la tragdie de cette dame...

linconnue. Oui...

moi. Pardonnez-moi, Madame, mais je nen suis quau dbut. Vous comprendrez quil nest gure facile de crer un personnage qui soit relativement vraisemblable, daprs lnigmatique figure qui portait ce nom. Cest pourquoi...

linconnue. Cest pourquoi je suis venue, pour vous procurer des claircissements...moi, presque fch. Mais, Madame, permettez... Voil qui est quelque peu indiscret.

linconnue. Ce pourrait ltre en effet, si je navais le droit de rvler le secret de Celle que vous avez abusivement exhume dune tombe profane.moi, impuissant se matriser. Prenez garde! Ne vous avisez pas de vous jouer de moi...

linconnue, avec un regard pntrant. Douteriez-vous encore si elle se montrait vous en personne? (Trs prs de lui, suggestive): Nest-ce pas vous qui avez dcrit ces yeux, lgrement bigles, et le grain de beaut sur la joue gauche, et ce signe en forme de croix dans la paume de la main?moi, avec un cri tenant la fois de la surprise et du rire. Elisabeth Tarakanova!

linconnue, le regard fixe et lointain, la voix hypnotique. Fille de Sa Majest Elisabeth, lImpratrice de toutes les Russies... Cest moi!moi, touffant peine un clat de rire. La mme qui est morte, il y a cent cinquante ans!

linconnue. Le 4 dcembre 1776 dans la forteresse Pierre et Paul Ptrograd. Oui, je suis bien la mme... moi, secou dun rire frntique, quil rprime aussitt. (Il murmure part soi): Non! Non! (Il se rapproche de lInconnue et, sur un ton qui ne permet pas de distinguer sil plaisante ou sil parle srieusement, il articule): Mille pardons, Madame; mais lon nest pas toujours matre de ses nerfs, et lon nest pas davantage prpar de telles surprises. Asseyez-vous, je vous prie. Vous devez tre fatigue aprs un si long voyage...

linconnue. (Elle sassied. Gestes rares et mesurs. Seuls les doigts fusels et trs blancs disent ce quelle tait. Dune voix lointaine et mal assure): Le chemin nest pas long, mais fatigant. (Comme part soi, en jetant les yeux autour delle): Dici ne me parvint point le premier appel. Non!moi, assis en face delle, il ne cesse de la regarder. De qui?

linconnue. De la vie nouvelle. (Elle feuillette les pages o se projette la clart de la lampe de bureau): Vous avez devin... Les choses se sont bien droules, comme vous lavez infr de la chronique de vos aeux et des lettres de Francesca de Raguina de Arancis selon linscription grave par les Dominicains sur la tombe votre pauvre ambassadeur Ptersbourg. Oui, ma dernire nuit Raguse, je lai passe sur cette terrasse. Toute ma suite polonaise, les Radziwill, les Sapieha et tout le patriciat de Raguse, lexception de lExcellentissime Snat qui ne voulut jamais me reconnatre officiellement, quittrent le banquet parmi les chants et les rires, en traneau. Oui, oui, dauthentiques traneaux russes, orns de clochettes dargent, attels de chevaux noirs pur-sang, dans un tourbillon de neige. Incroyable, mais pourtant vrai! Javais fait saupoudrer toutes les rues depuis mon palais jusqu la Porte Pille et la Madonna delle Dance de sel marin blanc. Dans la pleine lune de cette voluptueuse nuit de juin, la terre scintillait de myriades de diamants, pendant que des grappes de laurier-rose en fleur parfumaient de leur doux arome empoisonn lorgueil imprial des cyprs et des palmiers. Avant de partir pour la terre maudite de mes aeux, jai voulu goter ce que nul ne pourra jamais prouver, pas mme dans la plus folle orgie russe: le chaud sourire de lt sur la glace des lvres hivernales. Et quand le dernier tintement du dernier rire se perdit au loin dans le poudroiement de la neige diamantine, jtais appuye contre la premire colonne de la terrasse la connaissez-vous? Et je ne pleurai point! Non! mais je la baisai avec tant dardeur que ma bouche en fut glace, comme si elle stait pose sur la joue dun cadavre. Deux jours plus tard, je quittais pour toujours mon paradis.moi, fascin malgr lui. Pourquoi? Pourquoi?

linconnue. (Elle se lve sombre, inaccessible): Cette nuit-l, mon regard stait longuement arrt sur une toile couleur de sang, allume tout coup la cime du Mont Sergio. Peut-tre tait-elle limage de ce que je suis maintenant, teinte depuis des sicles. (Une pause. Avec duret): La lutte est la divinit des souverains celle des esclaves est la paix.

moi. (Il tourne nerveusement par lappartement, en se parlant soi-mme, en un crescendo dexaltation): Non! Non! Rveille-toi! Ce sont l les rves non rvs encore. Ou bien cest la folie! (Il sarrte brusquement devant lInconnue): Assez de cette impie Danse macabre! Je ne veux pas savoir, entendez-vous? Je ne veux pas savoir quand ni comment vous avez dcouvert mes projets et lu dans ma pense. Il ne mintresse aucunement de connatre ce qui se cache sous le masque tragique qui vous couvre le visage. Une seule chose est certaine, cest que je nai besoin de laide de personne, de personne, comprenez-vous, et de la vtre dautant moins, pour mener bien ce que je veux et ce que je puis.

linconnue. Pourquoi donc alors mavez-vous voque la vie?

moi. Je nai voqu que mes songes et, si vous vous trouvez maintenant ici, ce nest pour rpondre ni mon invitation ni mon attente. coup sr, en mon absence, vous avez lu et appris par cur quelque lambeau de ce que jai crit et maintenant vous vous exprimez selon mon rythme de thtre, et dune voix affecte, vous rcitez un rle...

linconnue. De qui?

moi. Pas de vous en tout cas...

linconnue. Si vous ne croyez pas la vrit que je vous rvle ici, venez avec moi jusqu lautre rive de la vie do jai t arrache par le tourbillon des dsirs effrns et jete aux tnbres de la prison...moi, suggestivement, comme en rve. Sur quel balcon Raguse?

linconnue. (Spectacle.) Cest de l que mest venu votre premier appel. (Elle le saisit par la main.) Venez!

moi. (Il frissonne involontairement en la regardant dans les yeux.) Des yeux sans pupille!

linconnue. Des yeux dtoiles teintes...moi, reculant lentement. Horreur!

linconnue, immobile, scrutant labme de ses propres souvenirs. Ils ne se sont teints qu force de regarder la maldiction de ma race, jusqu ce que ft arrive ma dernire heure, quand la pierre spulcrale tomba pleine de piti sur ma dpouille et que je demeurai seule au seuil de lInfini. (Elle se cache le visage dans les mains, puis lentement elle le dcouvre ple de terreur. La voix spectrale comme la figure slve de plus en plus claire, plus ample, plus lointaine.) Comment as-tu dcrit, Pote, le miracle qui ma boulevers lesprit? mon esprit que tu appelles me quand je me suis trouve sous la pierre spulcrale? En quel lieu? Mystre? Mystre? Ctaient les ailes de lArchange, louragan des mondes qui memportait en haut toujours plus haut... O? En quel lieu? Oh! paroles, paroles, o tes-vous, innombrables paroles exhales depuis le commencement des sicles en toutes les extases de lamour, clames en toutes les frnsies du dsir, hurles dans toutes les violences de la maldiction, paroles jetes travers limmensit de lespace et du temps o tes-vous, pour que je trouve lunique, la divine parole capable de lancer lclair de la vrit travers labme de lInfini pour linonder de lumire? Il ny en a point, il nen existe point non! mais ton esprit la presse, car elle brille dj sur ton front dans un reflet dternit! Alors tu seras transport, toi aussi, de lOcan de lumire dans le tourbillon crateur des atomes qui engendre dautres mondes, pour senvoler dans une autre immensit. Oh! Tu mourras aussi pour devenir ton tour ce grand, ce divin Tout ou Nant!? Alors seulement, dans le rythme tout puissant de la Cration, tu dcouvriras la source de lternel Amour, qui, dans la secrte harmonie des cieux, te fera sentir jusqu la plus faible palpitation des curs, qui l-bas gmissent et prient pour toi! (Elle reste immobile, grande, inaccessible).

moi. (Ahuri, effray par le surhumain avertissement, il se dresse dun bond, le visage livide, les mains dans les cheveux et, quand la rvlation se fait jour dans son esprit, il se prcipite sur la table pour dtruire les feuillets dj couverts dcriture, en scriant): Tout cela nest que folie! folie!

linconnue. (Elle le rejoint avec un hurlement et cherche lui enlever de force les feuillets chiffonns): Non! Non! Arrte! Tu me dchires le cur. Ne vois-tu pas? De chaque page il gouttle du sang, mon sang!moi, se dbattant. Laisse-moi! Je suis matre de mon uvre, moi! Et personne autre... Laisse-moi!

linconnue. Non! Tu nen es plus le matre, puisque tu doutes que ton uvre ne mente. Si tu agis comme tu le fais, cest que tu as peur...

moi. Peur? Moi! De quoi?

linconnue. De la horde de chacals qui talonnent la bte agonisante...moi, provocant. Quand je suis fatigu de leur aboiement, je leur jette une poigne dos pour men dbarrasser. (Un lger tintement cristallin et voici la lampe teinte. Tnbres, Moi cherche la rallumer.) Quarrive-t-il? Attendez! Je vais rallumer...

linconnue. (Elle est toute proche de lui, mais lobscurit la tient cache. Elle pose une main sur lpaule du Pote et cette main est si blanche quelle semble illumine par dedans. La voix de lInconnue est maintenant trangement morbide): Non! Il ne faut pas... Mme dans les tnbres on reconnat la vrit. Je vous attends l-bas. Venez!

Elle disparat. Au mme moment, la lampe se rallume.

moi. (Raidi, muet, gar, il voudrait la suivre; mais lagitation le subjugue et il se laisse tomber sur le fauteuil. Trois coups frapps la porte du fond, et celle-ci souvre seule. Personne! Le Pote fait un bond, les yeux tendus, cherche qui est-ce qui peut bien se cacher par derrire la porte. Personne. Seul un rayon de lune pntre par la fentre. Moi referme la porte et sy maintient adoss, ple et immobile dans la tempte qui lui brise lme et les nerfs. Puis instinctivement il lve la main vers le rayon et chuchote): Naie pas peur. Cest pass, je sais bien. Cest toi. (Une pause. Calme profond. Lhorloge de lappartement sonne lentement et faiblement douze coups. Moi. Il compte les heures; il se passe la main sur le front, et, tout tonn, dit): Minuit! (Il sapproche du bureau, voit les feuillets froisss et murmure): Ainsi jai rv...

toi. (Il se prcipite de nouveau limproviste, appuy au dossier du fauteuil, et sur le ton de la moquerie): Oui, sans lhamltique peut-tre.

moi. (Il sassied la table, remet les pages en ordre, prend la plume pour continuer le travail; mais une pense le trouble. part): Que les songes sont tranges! On les dirait parfois plus vrais que la ralit!

toi. Comme il y a peu, la pourpre ferie du soleil son couchant.

moi. Et qui donc en pourrait dcouvrir le sens?

toi. Toi-mme. (Une pause.)

moi. Curieux! Cest avec cette chose que jai lutt.

toi. Il ny a ici quune seule comparaison faire: cest comme Jacob avec lAnge. Cela tarrive souvent et tarrivera plus souvent encore dans lavenir.moi, mditatif. Cependant cest Elle quest reste la victoire.

toi. Il en est toujours ainsi, quand la vie lutte avec la mort...

moi. (Il se tait et se remet crire.)toi, presque railleur. Au reste, cest une actrice distingue, il ny a pas de doute.moi, rflchissant. Le serait-elle en vrit?toi, avec insistance. Et que pourrait-elle tre dautre? Jai remarqu avec quelle habilet elle a improvis toute une scne dramatique, en entrelaant ta prose ses folies dithyrambiques, et cela dans le plus pur style de tes travaux antrieurs.

moi. Cen est trop! (Une pause.) Une vraie Commedia dellArte. Rien de plus...

toi. Ainsi devrait-il en tre pour tout drame en gnral: une mulation continue entre lintelligence de lauteur et celle de lacteur, non pas une leon de mmoire dclame par des perroquets bien dresss. (Une pause.)

moi. (De nouveau il sinterrompt dcrire et se met rflchir): Ltrange mystre que de crer une uvre! Voil ce que lon tire de rien.

toi. Non! On ne cre rien de rien. Dis plutt, si tu veux: dun atome. Et tu es au seuil de la vrit.

moi. Alors latome serait Dieu!toi, ricanant. Peut-tre.

Il disparat. On entend dans le lointain steindre lclat de rire.

moi. (Il demeure plong en de profondes penses. Grand silence. Puis il se secoue, jette un coup dil sur la porte du fond. Elle est ferme. Il sattarde un instant contempler le rayon de lune, et, comme pour rpondre quelquun quil est seul voir, sentir, murmure): Oui, cest vrai! (Il se remet au travail et murmure encore): Vite! Vite! pour ne pas oublier... pour voir... pour voir...

Calme profond.

Le Pote crit fbrilement, pendant que le rideau tombe lentement, lentement...

FIN DE LA PREMIRE VISION

DEUXIME VISION

Dans la mlancolique srnit de lautomne, les ruines du palais de Vincenzo Scoccibucco, prs des Trois-glises Raguse uvre exquise du XVIe sicle, due peut-tre ce mme ouvrier qui construisit la villa Falconieri Rome, dhistorique renomme, offrant au soleil un visage tortur, aux yeux vides et morts. Les cyprs, les oliviers, le lierre, les agaves; les pins, les vignes sauvages embrassent et parent, cachent et rvlent avec des pleurs et des sourires le mausole de cette merveilleuse Beaut morte. La Nature en recouvre les restes dune parure vivante, et il passe dans lair un dolent sourire, comme si les ruines elles-mmes se mettaient murmurer: Dans la mort peut-tre sommes-nous plus belles. Tout ici est silence et paix; seuls de brefs appels doiseaux poursuivent de blanches nues, qui muettes et paresseuses glissent par lespace, pendant que les rameaux toujours verts susurrent doucement.

Voil lheure o la nature chante aux ruines les premires strophes de llgie de lautomne.une femme du peuple savance sur la terrasse et se penche sur la balustrade toute entrelace de lierre. Dune voix forte et pleine de colre, elle appelle quelquun. Catta! Catta! Catta! (Mais personne ne rpond et elle grommelle): O peut tre passe cette sorcire?

une voix dhomme, de derrire la maison. Elle est en ville peut-tre...

la femme. Que le Diable lemporte! Mais je veux savoir o elle est fourre!

une petite fille, de cinq six ans. (Elle court vers sa mre en criant): Maman! Maman! Catta est en bas dans le magasin.

la femme. Tu las vue?

la petite fille. Oui, par le trou de la serrure.

la femme. Et que faisait-elle?

la petite fille. Elle chantait la berceuse sa poule.

un homme (un ouvrier). (Il entre la pelle il lpaule. Lenfant se jette dans ses bras. Il la soulve avec amour en ltreignant.) Que de choses sait ma petite commre!

la petite fille. Oui, oui, petit papa! Elle est l-bas...

lhomme. Alors va la trouver et dis-lui que le Monsieur du Cinmatographe sera ici dans peu...

la petite fille, battant des mains. Est-ce que ce sera celui avec le singe et le perroquet, comme lautre jour?

lhomme. Qui sait ce que nous apportera celui-ci? En attendant il nous faut lui laisser la maison et le jardin, jusqu demain matin. Tu as compris?

la femme, ironique. La belle ide!

la petite fille. Petit papa, je lui donnerai aussi des fleurs au Monsieur?

lhomme. Naturellement.

la petite fille. Et pourquoi?

lhomme. Ah! pourquoi? Ce Monsieur a de largent et nous pas. Cours donc vite chercher Catta. Nous irons ensemble en ville.

La petite fille sort joyeusement par la gauche.

la femme. (Elle a cout en bougonnant et maintenant, les poings sur les hanches, avec rage): Il faut avoir une tte comme la tienne, pour combiner de pareilles affaires! Pendant que je vais chez les surs ct prter aide pour la lessive, tu te divertis comme tu veux. Si lon te vole, tant pis! Ce sera bien ta faute...

lhomme. Va, va-ten, et donne une bonne frotte de lessive ta fichue langue! Ne toccupe pas de ce que je fais...

Il sort par la gauche et la femme par la droite.

la petite fille. (Elle descend le perron et se met courir jusqu la porte vote, pleine de tnbres, sous la terrasse. Elle heurte lhuis et appelle): Catta! Cattarina!

une voix de femme, de lintrieur, voix dure, rauque, presque masculine. Qui est l?

la petite fille. Petit papa a dit que nous nous en allons. Il a vendu la maison, les fleurs et tout. Cest compris?...

la voix. Et pourquoi?

la petite fille. Parce que cest comme a. Et tu dois ten aller comme nous. (Une pause.) O est la poule, Catta?

la voix. Elle a mal la gorge. Elle tousse. a! a! a!

la petite fille. (Elle remonte en riant.) Maman! Maman! La poule Catta sest mise tousser. a! a! a!

La petite voix et le rire se perdent derrire la maison.

le pote-moi, qui sest tenu cach derrire un buisson ou derrire une colonne, savance lentement travers le jardin. (Il savoure les sensations et les images de cette atmosphre sature de vie vcue. Les yeux du Pote fouillent les linaments de laveugle ruine et lon dirait quil souffre du silence de la nature et des choses, qui ne rpondent pas ses muettes questions, ses dsirs secrets. Puis il sarrte devant une colonne isole; il la considre longuement. Et voici quil se met la frapper du poing. Mais dans la pierre, nulle rsonance ne sveille. Et il murmure): Rien! Rien!

lhomme. (Il se prsente ses cts et rpond aussitt): Me voici, Signor. Nous partons et nous retiendrons demain matin aprs lAve Maria. Il me dplat de quitter, mme pour peu de temps, cette misre, comme on dit! Euh!

moi. Je vous crois. Eh! dites-moi quel est le patron de lendroit?

lhomme. vous parler franc, je nen sais gure plus que vous. Tous les trois mois, un commis se prsente ici, un employ de banque, je crois. Il vient pour le loyer. Personne ne veut dpenser un sou pour restaurer la bicoque, qui, un beau jour, Dieu nous garde! scroulera en envoyant dans lautre monde quelquun dentre nous. Il y a des annes, alors que le nouveau grand cimetire navait pas encore t install l au fond, par derrire ce mur, on pouvait esprer. Maintenant je puis dire que jen suis le seul propritaire. Je cultive des fleurs pour les vendre. Jen fais des guirlandes pour toutes ces tombes. Eh! les vivants vivent des morts.

moi. (Il lui offre de largent): Prenez! Voil pour votre bicoque et pour les fleurs, si nous en cueillons.

lhomme. Vous devez tre un peintre, vous, ou un artiste. Eux seuls paient bien et viennent visiter cet pouvantail.

moi. Oui! par malheur, je suis artiste et autre chose encore. Certaines troupes ont d venir travailler dj par l, jimagine. Lendroit semble fait exprs.

lhomme. Sil en est venu! Ils ont mme fini par nous embter. Une fois ils ont amen toute une mnagerie. La petite sest tellement amuse! Mais elle avait peur des btes...

moi. Je suis seul pour linstant. Jattendais une actrice pour essayer ensemble une scne de mon drame. Si personne ne laccompagne, ou si elle-mme ne vient pas, je resterai ici seul dans votre bicoque, avec ma tristesse. ( la femme du peuple, qui entre en conduisant par la main la petite fille): Une dame est-elle venue, ces jours-ci?

la femme. Je ne lai pas vue; mais hier vers le soir, la petite a entendu sonner la grande porte. Elle a ouvert. Ctait une dame vtue de blanc et, comme cette dame voulait faire caresse lenfant, la petite, prise de peur, lui a referm la porte au nez. Tout aussitt elle est accourue vers moi, parce que, ma-t-elle dit, les mains de cette femme taient froides comme pierre.

Lenfant intimide se cache derrire sa mre.

lhomme. Ah! elle en a attrap pour cela!

La petite pleurniche.

la femme. Brisons l! Si elle est si sauvage, il ne faut pas sen tonner. Elle vit dans cette cahute sans toiture, qui, Dieu me pardonne! est ensorcele par surcrot. Qui voudrait rester ici, si ce nest nous et Catta, la sotte?moi, avec un rire dtonnement. Catta! Peut-tre est-ce la mme que jai connue dans mon enfance. Est-ce Dieu possible? Non! Elle aurait au moins aujourdhui cent ans!

la femme. Qui peut le savoir? Nous lavons trouve en bas dans le magasin, un dbris parmi dautres dbris. Elle va et vient toujours avec une poule sous le bras. (Ils rient.) Aux jours de fte, elle met son costume de bal crinoline, voilette, plumes et fleurs lombrelle. (Elle rit.) Pauvre malheureuse! Si ce nest la Cattarina que vous connaissez, cen est une autre. Que voulez-vous? vieillesse et folie sont de tous les temps.

lhomme. Voil ce que cest! Nous vivons dans un cauchemar de pierre, environns que nous sommes dune infinit de tombes et nayant pour voisines que les nonnes des Trois-glises. Jusques il y a peu de temps, habitait galement ici un clbre pote, Don Antonio Casali.

moi. Lavez-vous connu?

la femme. Je crois bien! Je lai mme servi! Prs de sa fin, il gmissait sans relche et criait: O est mon Zuccon? (Ils rient.) On dit quil avait perdu la tte, parce que certains moines lui auraient drob les brouillons dun pome, o il les chansonnait sous le titre de Zucconi.

lhomme. (Il rit.) Est-ce que tu ne serais pas toi-mme un peu toque?

la femme. Tu sais bien que si ce ntait pas pour la petite, je ne resterais pas ici lespace dune minute. Croyez-le bien, Signor, ces ruines sont ensorceles. Oui, Dieu me pardonne! ensorceles, vritablement!

la voix, sous la terrasse. Co! Co! Co! Co!

la femme. Vous entendez? Cest Catta, la folle. la nouvelle lune, cest toujours comme a!

lhomme. Fais-la taire!

la femme. (Elle descend et heurte lhuis): Qui est-ce quil y a donc, Catta?

la voix. On frappe! On frappe!

la femme. Eh! laisse-la frapper! Elle se fatiguera. Les surs en ville ont besoin de toi, tu sais, pour certains travaux. Va-ten chez elles et reste dormir au couvent. (Elle remonte; la fillette se remet pleurer.) Vie denfer! Il y a des farfadets qui se promnent sur les murs et dans sa tte malade. Depuis quelle a su par la petite la venue de cette dame en blanc, adieu la paix!

moi. Qui est-ce qui frappe, selon vous?

lhomme. Les vieux racontent que, dans ce palais, habitait jadis une princesse russe, qui fut enleve et jete la mer par des corsaires. Et Catta pense toujours cette histoire.

la femme. Il faut se dcider changer de mthode la fin. Je lui montrerai la maison qui lui convient..

lhomme. Il est midi depuis un moment. Allons-nous-en!

moi. Si lon apporte le singe, je te ferai appeler, tu sais...

la fillette, joyeuse. Le paon et la girafe. (Elle rit.)

lhomme. Sil vient des clients, dites-leur, je vous prie, de revenir demain. En attendant, cueillez les fleurs qui vous plaisent.

la fillette. Mais pas mes tulipes!

moi. Je men garderai bien!

lhomme. Au revoir, Signor! Et pardonnez-moi de vous avoir tourdi dun pareil bavardage.

moi. Non! Non! Tout au contraire... En vous coutant, je me suis repos de mes ennuis. Vous parlez de votre fatigue. Et moi donc! Jai peur que les ruines ne maient ensorcel aussi, comme Catta... (Ils rient. LHomme et la Fillette disparaissent derrire la maison. Silence. Toute chose se tait... comme si elle songeait: Pourquoi suis-je ici? Combien de temps y resterai-je? Le Pote tend loreille la fuite silencieuse du Temps... puis une pense le vient assaillir. Il se dirige vers la porte vote, frappe et appelle): Cattarina!

la voix. Quest-ce quil y a?

moi. La voici! Elle vient!

la voix. Elle attendra!

moi. Pourquoi?

la voix. Il faut que je mette mes habits de fte pour la recevoir.

moi. Las-tu vue quelquefois?

la voix. Oui!

moi. De jour ou de nuit?

la voix. Je ne sais...

moi. Que ta-t-elle dit?

la voix. Elle criait Caterina! Caterina! Et voulait me donner des coups de bton. Mais elle me le paiera!

moi. Tout cela nest quun songe.

la voix. Quest-ce quun songe? (Une pause. Sur un autre ton): Ne tousse pas, pauvre malheureuse! Je te porterai chez le mdecin. Co! Co! Co! Co! (Silence.)

moi. (Il sloigne, puis il sarrte et murmure): Et quest-ce que le songe? ( la question du Pote rpond dans lloignement, mais en se rapprochant de plus en plus, une courte chanson, jusqu ce quapparaisse au fond une blanche silhouette de femme. En un rythme joyeux parpillant les fleurs quelle cueille chemin faisant, elle cherche le compagnon cach qui la proccupe, pendant quautour delle palpitent avec des frmissements daile les voiles blancs. Le Pote fig dextase sinterroge lui-mme.) Voil ce que cest peut-tre...

linconnue, sapprochant. O es-tu, Radziwill? O es-tu? Me voici comme je lai promis. Jai voulu revivre encore une fois notre idylle de Raguse. Au nid mme de notre amour. O es-tu? Voyons... Lequel de nous deux na pas encore oubli son rle?

le pote, tendant les bras lapparition. Elisabeth!

linconnue. (Joyeuse, elle court sa rencontre): Depuis si longtemps je te cherche, mon Prince! Attends-moi! (Tout dun train elle sarrte, et les fleurs schappent de ses mains, parce que dans les yeux de lHomme persiste un reflet de la nuit spectrale. Avec un accent trange): Jai reconnu la voix fidle et lointaine; mais tu nes plus le mme...moi, montrant le palais dtruit. Est-ce l le nid damour de Carl Radziwill et dElisabeth Tarakanova?

linconnue. (Elle se retourne tout coup et aperoit dans un clair le dsordre des ruines. Une pause. Un cri touff): Ah! (Et la Dame se dirige lentement, presque en se tranant, vers le fantme de pierre. Dans sa voix passent maintenant tous les frissons de la terreur... du soupir jusquau sanglot.) Horreur! Sans couronne! Sans yeux! Le visage en plaies, la bouche dente, difforme, tte de mort pareille la mienne avant la rsurrection. (Une pause. Elle se cache la tte dans les mains.)

le pote, tout prs delle, lentement, avec fermet. Pourquoi tant sbahir? Nas-tu pas vu tout cela, lautre jour, ton arrive?

linconnue. (Elle se jette tremblante entre ses bras, puis avec anxit): Non! Non! Je ne vis que de ton souffle et je ne vois que par tes yeux. Tu mas voque dentre les tnbres du pass, telle que jtais alors. Et maintenant? Hlas! quoi bon ressusciter toutes les anciennes pouvantes dans cette nouvelle agonie? (Une pause. Elle scarte du Pote et furtivement se tourne vers les ruines, dont elle sapproche pas pas, les mains tendues.) Voici la colonne! Tu sais. Celle qui mon dernier baiser donna le frisson de la mort... Et l-haut? Le balcon o chaque nuit je suivis la douce respiration des toiles... tandis que, dans le lointain, le grillon rptait son tendre lamento. Ah! vois-tu la terrasse de nos farandoles, des madrigaux, des menuets... (Elle court dune colonne lautre en les caressant de la voix et de la main.) Et vous, fidles gardiens de mes songes de gloire, vous tes encore ici, mes colonnes, mais veuves des sarments de malvoisie dont vous tiez enguirlandes! Non, vous tes maintenant des cierges teints, environnant le cercueil du Pass. Reconnaissez les mains qui tant de fois vous ont caresses. Et, toi, Terre aux silences parfums, mentends-tu? Voici que je te baise encore une fois, comme en cette suprme nuit dadieu... (Elle se penche pour baiser la terre et, presque comme si elle avait savour quelque vivifiant nectar, elle se redresse illumine dune vie si intense que le Pote, en la fixant, assume, lui aussi, laspect et lesprit du Pass.) Tout tait mort! La maison, toi-mme et moi; mais voici que le rve du pote, dans le baiser de la terre natale, nous est venu rappeler la vie avec le rythme mme de lhumaine douleur. (Elle coute un bruit lointain.) Les clochettes du traneau! Les entends-tu? Tout avait disparu travers la magie de la nuit de juin et la lune rit moqueuse! (Calme et dun accent dintimit): Tout se tait! (Elle refait de ses mains tendues le geste dautrefois, le geste doffrande au charme damour.) Nous sommes seuls, mon Carl!le pote. (Comme toujours, quand il compose, il est entr momentanment dans la peau du personnage cr par sa fantaisie, et il est maintenant devenu, pour les gestes, pour la voix, pour lattitude, Carl Radziwill, qui est ainsi ressuscit. Voil pourquoi il enlace la femme qui soffre comme nagure, et les mmes mots jaillissent de ses lvres, avec le rythme de lamour pass): Comme autrefois, voici que je te presse entre mes bras, tandis que lombre lente descend sur le jardin enchant. Et, une dernire fois, avant de nous quitter, je te demande: Elisabeth, pourquoi mabandonnes-tu?

linconnue. Et pourquoi mabandonnes-tu, toi, mon amour?le pote. Oui, il est bien vrai, nous devons briser les douces chanes; car, dans le brouillard du lointain dsert de neige, nos routes se sparent. La plainte de Wawel me rclame, la rage agonisante de la Pologne: Sauve la couronne des Jagellons de la discorde entre frres!

linconnue. Et vers moi tonnent les cloches du Kremlin! Arrache la tiare sacre de Vladimir Premier la tte de lUsurpatrice maudite!le pote. Et voil pourquoi, avant notre sparation fatale, je te demande un serment qui me serve de gage. Comme larticle de la mort, jure-moi, Elisabeth, que tu es bien celle que tu es et non pas celle que ta rivale a qualifie daventurire, souille de toutes les fanges de la vie et du mensonge.

linconnue, sinsurgeant. Ah! voil donc encore le guet-apens dress contre celle qui est prte consentir le sacrifice de sa vie pour faire clater la vrit! Il ne vous a donc pas suffi que jadis, il y a des sicles, lImpratrice-Mre ait reconnu pour son fils le Tsar Dimitri pour le soustraire vos colres sauvages! Et nai-je pas dcid, moi la premire, de librer lme russe du servage engendr par la luxure trangre? Et vous me demandez encore et toujours des preuves, des gages, des serments. Quoi encore? Quoi? Dites-le! Dites-le!...

le pote. Je demande seulement ce que tu as promis de me dvoiler: ton secret!

linconnue, de plus en plus nergique et frmissante. Ne tai-je donc point fourni et tes compagnons aussi bien qu toi-mme toutes preuves dme et de corps me concernant? Nai-je point devant vous ouvert les veines de ma vie [comme] lorsque lon gorge lagneau pascal, pour que, penchs sur la victime dchire, vous eussiez loisir dpier chaque frisson de ses viscres et de ses nerfs, chaque mouvement du sang, chaque contraction de ses muscles, jusqu ces mystrieuses crispations, qui relient linstinct au cerveau et au cur? Vous ntes point des hommes, vous autres, non! si, pour croire, vous avez besoin de fantmes et de symboles, vous qui ne croyez ni en Dieu ni au Diable... Et si je jurais mille fois et si je mourais mme pour tmoigner de la vrit de mon serment, peut-tre alors dissiperais-je votre doute outrageant, comme sest dissipe ma vie dans cette ruine du Pass...?le pote. Oui! Oui! nous sommes tous ainsi, nous tristes mortels. Mais toi, crature, crature de haine et de mystre, songe que je suis le messager dune foule, et que je neus foi quen toi, depuis lheure o je tai arrache, malheureuse et dsespre, aux tavernes mal fames de Constantinople, en tenveloppant dans un manteau de pierres prcieuses et de posie, et que maintenant jai besoin dune parole vivante et fatale pour la rpter aux frres conjurs, dont la fidlit reprendra vigueur la veille du dchirement qui menace la patrie. Je dois pouvoir leur dire: Du fond de sa conscience et de son intelligence, la nice de Pierre le Grand vous dit la faon dun prtre du haut de lautel ces paroles.

linconnue. (Elle fait pieusement le signe de la croix orthodoxe.) Au nom du Pre, du Fils et du Saint-Esprit, selon la loi des hommes, Elisabeth Tarakanova et Vladimirska, Dame dAzoff, fille dElisabeth Petrovna, et, par la grce de Dieu, Nous, Elisabeth deuxime du nom, Impratrice autocrate de toutes les Russies, croyons fermement en la vrit de notre foi aussi bien quen votre libert! Amen!

Elle se signe de nouveau et baise au front Radziwill, qui, genoux, lui baise la main.le pote. (Il cherche scruter ce visage nigmatique et, avec une motion involontaire dans laccent, il interroge): Et avez-vous t fidle au serment?

linconnue, avec un regard lointain. Jusque par del la tombe, tu le vois!

le pote, avec une insistance croissante, mais dpouille de tout accent thtral. Quel dmon te pousse donc lutter contre lEmpire entier de lEnfer?

linconnue. (Dun mouvement brusque elle se tourne vers lui et, face face, presque brutalement, elle lui jette au visage toute sa folle amertume): Mais tu ne comprends donc pas! Si javais t une aventurire, lhirondelle cervele qui migre, crois-tu, homme de peu de foi, que je lutterais contre limmense empire de Satan, pour masseoir par tricherie sur le trne incandescent dIvan le Terrible? Cest que le torrent de feu de son sang infernal ne flamberait pas dans mes veines. Ne vois-tu pas dans mes yeux et sur ma chair le signe de lImprial Antchrist? Et sais-tu, prince Radziwill, pourquoi ce signe maudit ne peut vaincre le mystre sacr de lme russe? Tandis que nos corps se chevauchent travers les dmons des nuits de Walpurgis, toujours dans notre cur brle, inpuise, la lampe dadoration, pour Christ, pour le Tsar, et pour notre Dieu. Il ny a pas dautre raison... (Elle se lve, terrible et superbe): Et maintenant, crois-moi, doux Fils de Pologne!le pote. (Accroch une colonne, il semble redouter lexplosion dune nouvelle toquade. Il considre lInconnue avec les yeux dun auteur, qui voit se dresser devant lui sa propre uvre, puis dune voix sourde): Qui parle ainsi est prince des potes ou roi des fous.

linconnue, avec un ple sourire. Et nest-ce pas la mme chose? (Lointaine rumeur de gens et de musique. Joyeusement elle coute.) Eh! les voil qui reviennent Ce sont eux...

le pote, durement et avec surprise. Qui se permet?

linconnue. Cest la foule tourdie des moucherons dt, ns avec laurore, et qui svanouiront quand lombre descendra. Jadis ils sappelaient ma cour polonaise, et maintenant les bouffons des nouveaux jours sans joie.

le pote, avec sarcasme. Ont-ils galement pris cong aujourdhui de Carl Radziwill?

linconnue, avec une lgret mle damertume. Est-ce que tu maurais accompagne aprs notre sparation de Raguse, travers toutes les folles stations de lternel carnaval italien de Barletta Rome, jusque l-haut Vareggio (avec un frisson), o laraigne noire lpie et lattend, Elle, laventurire et la comdienne?

le pote, redevenu auteur. quoi sert cette ternelle danse devant le miroir?

linconnue. Toi-mme, tu mas conduite en face de lui!le pote. Et si maintenant je le mettais en morceaux?

linconnue. Trop tard! Les ruines tenseveliraient galement...

limproviste une troupe bigarre dhommes et de femmes, prcde dun jazz-band tapageur, fait irruption sur la terrasse, dans une ivresse de soleil et de joie, tout en dansant la farandole autour de la ruine. Laction prend le caractre dune grotesque bouffonnerie: chacun veut montrer lautre face de la vie, si bien que de cette farce jaillit la tragdie inconsciente des hommes et du destin.le pote. (Il cherche amuser linconnue, en lui montrant la dmence grossire de tout ce qui se droule autour deux.) Avec qui te prpares-tu rciter l-haut le second acte de la nouvelle Comdie de lArt?

linconnue, souriante et fline. Aprs lidylle de Carl Radziwill, un seul est digne de se mesurer avec moi l-haut Viareggio et sur le pont du navire amiral Livourne. ( loreille du Pote): Le pire de tous, celui qui se cache en toi et qui sappelle toi!

la folle. (Elle est revenue sur la terrasse, tout en dansant et en vocifrant): Pour lAmiral Comte Alexis Grigorivitch Orloff! Hourrah! Hourrah! Hourrah!

linconnue: (Elle essaie de se dbarrasser de ltreinte du Pote.) Nous voici arrivs aux portes de Viareggio. Adieu, Radziwill, ombre du bonheur dun instant... Lenfer mappelle, mattire! Adieu!le pote. Non, Elisabeth! je ne te quitterai pas encore...

linconnue, se dbarrassant de lui. Jai voulu tout voir, pour tout comprendre; maintenant, suis-moi par o tu puisses aussi tout me pardonner!

Elle disparat. le pote. (Il la suit en criant dsesprment): Arrte! Elisabeth! Je te sauverai.

Elle senfuit.

la voix delisabeth, de loin. Alexis! Mon Alexis!

quatre athltes russes. (Gigantesques dans leur sculpturale nudit, ils portent sur les paules jusquau milieu de la balustrade un homme en uniforme damiral russe du XVIIe sicle.)

lamiral orloff. Toi! (Dune voix forte et imprieuse du haut de son triomphe): Accompagnez ici prs dans ma villa de Viareggio avec tous les honneurs dus son rang, Son Altesse impriale la Princesse Elisabeth Tarakanova. La voici! Elle arrive!tous. Hourrah!

Les athltes dposent Orloff terre et salignent, les mains croises, normes cariatides vivantes au long de la balustrade. La troupe, criant et dansant, se prcipite gauche vers lInconnue; dont la voix se rapproche et qui appelle: Alexis! Alexis!

lamiral orloff. (Il choisit dans le groupe six jeunes gens, les fait dfiler deux deux et leur ordonne): Retournez Livourne sur le navire amiral, tandis que nous rentrons ici dans notre villa. Demain, en mapercevant, criez travers le grement: Pour lImpratrice Catherine, Hourrah! Ce sera le signal que tout est prt.

les six, dune seule voix. Pour lImpratrice Catherine, Hourrah!

lamiral, avec violence. Taisez-vous, animaux que vous tes! Il est trop tt!

la folle. (Elle vient de gauche, avec importance, en criant): La Princesse Elisabeth, hourrah!lamiral. (Il se prcipite la rencontre de lInconnue, et avec des gestes de thtre, il la salue en sinclinant profondment.) Salut vous, Elisabeth Tarakanova!

linconnue. (Accompagne des clameurs de fte sous une pluie de fleurs, dans une pose de cinmatographique apothose, elle apparat. Un manteau nuptial ourdi dor la couvre, et elle porte sur la tte une tiare toute gemme. Elle tend la main Orloff, pour lui rendre son salut, avec une courtoisie toute impriale.) Salut vous, Alexis Grigorivitch!lamiral. (Il flchit le genou et lui baise galamment la main; puis il se retourne et, avec une emphase toute scnique, il annonce pompeusement): Mesdames et Messieurs, ce sera pour moi suprme honneur que vous consentiez nous accompagner jusqu la chapelle au carrefour l tout prs. Le Rvrend Pre Macario va bnir notre union. Nous aurons ainsi des tmoins de qualit la ralisation de nos vux les plus ardents et de vos propres dsirs.tous. Vivent les poux! Hourrah!lamiral. (Il donne la main lInconnue et tous deux sinclinent profondment vers la socit, qui leur rend la politesse, puis il donne le signal.) Mesdames et Messieurs, la Polonaise savance!

Lorchestre se fait entendre et le cortge, prcd des poux, traverse la terrasse au rythme de la grande-polonaise de Tchakovsky, et sort par la droite, durant que la musique se perd tout doucement. Et tout coup jaillit du fond une clameur puissante: Pour lImpratrice Catherine, hourrah! subitement coupe par un clat de rire invisible et sonore. Profond silence. La Ruine ouvre ses grands yeux vides la lumire sanglante du soleil couchant, tandis que la petite porte de la cachette sous la terrasse souvre pour donner accs la grotesque figure de la suprme misre humaine, au genius loci, Catherine, la mendiante.

catherine la folle. (Vtue dune crinoline aux multiples volants de tarlatane bigarre, elle porte chapeau terreux, orn de fleurs et de plumes; de la main droite elle lve haut une petite ombrelle verte et, sous le bras gauche, elle tient une poule noire vivante. Aveugle par lblouissante lumire, elle sarrte, informe pouvantail des hommes et des oiseaux, puis, en entendant le cri de Pour lImpratrice Catherine, hourrah! elle marche droit la faon dun automate vers le jardin, sarrte de nouveau et, remuant ses mchoires dentes, elle rpond instinctivement dune voix rauque et caverneuse): Qui est-ce qui mappelle?

Silence. Alors la Folle, inconsciente du triste comique quelle dgage, savance vers nous et, quand elle va franchir la limite qui spare le rve de la ralit.

Le rideau tombe de faon foudroyante.

FIN DE LA DEUXIME VISION

TROISIME VISION

SUR LA TERRASSE EN RUINE

Le metteur en scne, le peintre, le photographe, llectricien et autres employs de la Compagnie Cinmatographique portent ou tranent le long des marches de lescalier, en morceaux ou recouverts dherbes de toute espce, les accessoires de thtre. Ils discutent, ils vocifrent, puis lun dentre eux sassied sur la balustrade et se met converser avec ceux qui sont dans le jardin, tandis que les autres continuent leur va-et-vient, en riant, en changeant des quolibets, en inspectant les ruines du dedans et du dehors, tout cela avec insouciance et laisser-aller, comme sils attendaient lordre de quelquun. Sur la terrasse, samoncelle tout ce qui constitue le ncessaire dune troupe en voyage: dcors, praticables, paravents, tonneaux, rflecteurs, etc. etc., que les ouvriers se passent de main en main, et portent au jardin ou reportent sur la terrasse, travers lenchevtrement des conversations, des demandes et des rponses.le metteur en scne. Un peu de silence, sacrebleu!tous. Chut! On coute...le peintre. Il me semble tavoir dmontr que ton plan est inexcutable. Cest ma conviction.le metteur en scne. Bravo! Tu me fais tordre... Il est impossible de rien faire du tien...le peintre. Allons donc! Cette terrasse doit-elle figurer ou non le navire? Lis les indications de lauteur...le metteur en scne. Lauteur! Lauteur! Quest-ce que vient faire ici lauteur? Notre maison a voulu lui tmoigner une attention toute particulire, en donnant lordre la troupe qui est de passage ici de tourner le nouvel essai dramatique du clbre crivain ragusain, intitul: Drame au Cinmatographe, ou, comme il prfre lappeler lui-mme: Le Cinmatographe en Drame. Lui-mme a bauch cette merveille; il en a confi les dtails au Rgisseur, cest--dire moi-mme, et je lui ai garanti de reprsenter sa fantastique: Comdie de lArt, en dveloppant fidlement son esquisse et en respectant toutes ses indications. Voil qui est clair, il me semble. Lauteur na qu sen aller. Que ferait-il ici?

le photographe (avec une feinte modestie). Ah! je voudrais pouvoir men aller aussi, moi; mais sans moi, malheureusement, quest-ce que lon ferait?le peintre. O met-on le peintre? Il ny a pas de film sans peintre. Quand lauteur, ayant sa disposition la mer et des navires, songe construire un bateau sur la terrasse, on peut dire que pareille solution est un non-sens.

tous, riant. Bien dit! ha! ha! ha!le metteur en scne. Lide est moins extravagante quelle nen a lair. La fantaisie du pote ignore limites et lois. Il veut transformer le balcon en navire et le balcon se transformera en navire.tous. Ha! ha! ha!le metteur en scne. Son erreur rside en ceci: vouloir crer le bateau au moyen de la suggestion, la thorie dsute de la ralit idale, ou comme il lexplique en se montant la tte: du thtre sans thtre, au lieu de se servir de la formule du thtre assimil au cirque, qui a triomph pour mes reprsentations dans le monde entier.tous. Bravo! Ha! Colossal! Boum!le metteur en scne. Pouvez-vous ignorer encore les infinies sensations drives de ce mot magique: Cirque?tous. Hop! l, l! Hop, l, l!le metteur en scne. Vos clameurs manquent de force. Et je continue: Le Zodiaque, cirque toil de btes, ne tourne peut-tre pas aussi vertigineusement que la danse du Scorpion, de lOurse, du Capricorne, du Lion, quand elle prend part la course des plantes autour du soleil, et quand elle rivalise avec les nbuleuses, dans leur rvolution autour du sombre cratre de linfinie Lumire sans lumire! Et le grand Auteur de lUnivers nutilise-t-il pas les lois manes de lanonyme Direction du thtre, pour donner limpulsion cet effrayant tourbillon?tous. Il revient de lautre monde. Cest clair... Oui, tout fait clair...le metteur en scne. (Sans prter attention aux interrupteurs, il continue avec emphase): Limage de la vie elle-mme ne nous est-elle pas fournie par le serpent qui se mord la queue, symbole de limmortalit?... (Silence.) Voil comme je vous veux: bouche ouverte et muets devant le mystre du Cercle parfait, do drivent toutes les actions et, par le miracle de la Dynamique de lUltra-Ralit, synthtiquement les Sensations-sphres et les Gestes-trapzes.

tous clatant de rire. Il nous a changs en boules! Au trapze! Au trapze!le peintre. Inclinez-vous, bonnes gens! Voil la rvlation du nouveau Thabor; mais dites-lui: Si tu veux, grand Directeur de lUnivers, conduire le carrousel des mondes, tu auras besoin dun Niagara dor sonnant. Sublime, mais trop coteux pour la misre des temps et plus encore pour la misre des drames daujourdhui...le metteur en scne. Nul coup sr ne songeait au vil argent, quand surgissaient de terre les Pyramides et la Tour de Babel. Et les drames!! Oh! l, l! Plus ils sont misrables, plus il est ncessaire de soigner la mise en scne et toute libert doit tre laisse de ce ct. Ainsi je dis et je soutiens que nous, les meneurs de la rvolution thtrale, nous navons que faire de ce que lon appelle les bonnes pices! Cest assez pour celles-ci dun bon vestiaire. Mais donnez-moi un ouvrage sans queue ni tte, ou plutt avec six ttes et six queues. Alors, la rgie pourra tre son poste, parce quelle seule alors corrige, rogne, ajoute, cre, dresse des chelles, abat des murs, dcoupe des nuages, allume de merveilleux feux dartifice, pour fondre ciel et terre dans le symbole unique de ce qui est en ce qui nest pas ou vice-versa. Et tout cela la gloire du dieu-Cosmos!tous. Bravo, Cosmos! Vive Cosmos!

le photographe. Des kilomtres et des kilomtres de pellicules merveilleuses.

le costumier. Je rclame de laugmentation pour le costume de Cosmos.

tous, riant. Nous aussi! Nous aussi!le peintre. Comprends-tu? On ira dans ce sens ad infinitum, pour me donner raison ensuite et pour choisir enfin la plus conomique et la plus idale synthse de la ralit et de lidalisme, la plus symbolique, linoue merveille des temps passs et prsents: le Tonneau!tous. Ah!

le peintre. Eurka! Je me servirai pour la premire fois de cette dcouverte transcendante dans la fantasmagorie de notre clbre crivain, comme on dit. Oui, Messieurs, vous verrez surgir aujourdhui la scne idale que lavenir appellera: diognique.tous. Oh!le peintre. Je vous le garantis! Rflchissez cela, si vous en tes capables. Le superdrame de lhumanit ne sest-il pas droul dans le tonneau de Diogne?... Attention! Diogne est couch dans son tonneau! Le tonneau!tous. (Ils chantent): Le tonneau! Le tonneau! Le tonneau! (Rires.)

le peintre, sans se dconcerter. Jinsiste. Le tonneau est son monde. Il na quune seule arme pour se dfendre: sa langue, un seul soleil pour lclairer et le rchauffer: sa lanterne. Voici donc, entre ces deux parois, le ciel et la terre: lhomme, le tonneau, la lampe, symbole de toutes les possibilits humaines et de toutes les connaissances psychiques. Donc: le tonneau se changera en bateau!

tous, riant. Et le vin? Qui boira le vin? Nous voulons le tonneau et le vin avec, etc.le peintre. Du calme! Du calme! Canaille dAthnes! Le petit tonneau de Diogne est devenu vaste, spacieux, gigantesque. Jen ai partag 1intrieur laide dun plancher qui servira selon les besoins de pont, de parquet, de plate-forme, et je ferai tourner le tonneau laide dune manivelle. Et voil comment avec les moyens les plus primitifs nous avons construit une scne, sur laquelle pourront se dployer les dramatiques vnements de lhumanit entire, depuis Adam jusquau Jugement dernier. Et pour obtenir tout cela, il a suffi dun humble geste, proltarien, riche de symboles: un tonneau qui roule... (Rires.)le metteur en scne. Tu es un gnie, frre Diogne. Cest aujourdhui le dbut de notre solide collaboration. Elle bouleversera les derniers dchets de la rance vieillerie. Imaginons ensemble! Dirigeons ensemble!

tous, riant. Roulez!le metteur en scne. Dailleurs le tonneau est rond. Cest un embryon de Cirque. Ah! finalement lauteur est liquid. Il ne nous importunera plus. Il ne nous sert plus de rien. Car soyons sincres! que signifie aujourdhui dcrire?tous. Rien...le peintre. Cependant rouler est utile...tous. tout... (Rires.)le metteur en scne. En rsum, lauteur pose le dilemne: construire sur cette terrasse, selon les vieilles formules, une misrable scne relle ou prendre le bateau comme symbole, tourner la manivelle du tonneau magique et nous servir du plancher comme de pont, ou bien...

lauteur le pote-moi. (Il a tout entendu du fond de sa cachette, do il sort avec vivacit, tout en parlant avec une agitation croissante): Ou bien: dire aux acteurs, ceci: Tu es une bte froce humaine, ne du croisement du renard et de la hyne, alias: lAmiral Comte Alexis Grigorivitch Orloff et toi, femme, tu es Elisabeth Tarakanova, foltre phalne dt enivre damour par la flamme nocturne. Vous autres, par consquent, vous ntes que des accessoires autour du motif, du motif principal, contenu dans le titre interrogatif: Et pourquoi pas? cause de cela, vous tes obissants comme des esclaves ou libres comme des faucons. Vous devez le savoir. Lauteur vous a enfants. Dornavant vous devez vivre de votre vie individuelle et par l mme vous reprsenterez cette abjecte tragdie damour, non daprs les incolores paroles de mes songes, mais selon la pulsation vivante de votre cur et de vos nerfs, l o lherbe folle recouvre encore le trou de ses pas Elle, tout cela avec une vie tellement intense et sincre que les yeux des spectateurs doivent voir apparatre le navire o se droulent les vnements de Livourne en 1775. Et rien nexistera. Vous seuls avec votre me, avec vos visages, avec vos gestes aurez cr lambiance, le dcor, la lumire, les nuances, les ombres. Dcors, systmes et thories sont les piteux succdans de cette chose unique, sans laquelle il ny a ni drame ni dramaturge et qui sappelle tout simplement: sincrit, puisque nos pires ennemis sont les comdiens et la littrature!le metteur en scne. Paradoxes! Paradoxes!

lauteur, riant. Et pourquoi pas? Puisque les paradoxes sont les mitrailleuses de la vrit...tous. Br.r.r.r.r. r.r.r.r.r.r.r. um!lauteur. Braves garons! Bien tir! Oui! Oui! Donnez-moi quatre chaises disloques, et vous applaudirez, vous pleurerez, vous rirez tour tour sur cette scne primitive. Lhomme exultera de ses propres joies et pleurera ses propres larmes. (Silence.) Je ne suis pas mont jusqu ces ruines pour tayer mon uvre avec vos bquilles et avec vos apparaux. Mon pine dorsale est droite, indemne de tabs, grce au ciel; la chronique idiosyncrasie moderne de la beaut et de la bont ne me travaille point; car le secours mdical dun rgisseur ft-il aussi minent que vous ltes, mon ami, ne saurait russir sauver luvre, si celle-ci ne vaut par elle-mme. Toutes vos mthodes, tous vos systmes, depuis le drame sous les rflecteurs, jusquau drame sur les trapzes, sont des bquilles artificielles indispensables aux uvres mines par la paralysie. Inutile! Nest pas crivain qui na pas lintime conviction de la valeur de sa cration. Cest pourquoi, aux premiers symptmes du mal, vous me verrez vous faire une belle rvrence et me retirer dans lombre do je suis sorti, la plume la main, (Grand silence.) Merci pour ce silence. Cest lunique rcompense que jesprais et que jattendais. (Aux ouvriers): Remettez maintenant toutes choses au magasin, et prenez place l-bas dans le jardin. Vous me direz ensuite si la reprsentation est russie, si elle a dpass mes prvisions.le metteur en scne. (Il prend lauteur sous le bras et se promne avec lui travers la terrasse.) Je vous pardonne lantipathie que vous nous avez si sincrement exprime contre nos substitutions. Il ne nous est pas possible de vous garder rancune. Au reste, je nen suis gure entich moi-mme; mais tant que lon naura pas appliqu au thtre les rayons invisibles, la tlgraphie sans fil et les mille expriences mtapsychiques, nous devons nous contenter, pour organiser une scne, des deux vieilles alternatives. Que vous le vouliez ou non, votre nouvelle fantasmagorie thtrale est une preuve excentrique de lorganisation sans organisation. Je reste donc pour voir...lauteur. Votre croulement.le metteur en scne. Non, mais pour voir comment vous vous y tes pris pour que je ne croule pas.

Ils rient et poursuivent la conversation. Cependant les ouvriers ont dblay le terrain, puis sont descendus dans le jardin.le metteur en scne, appuy, aux cts du pote, la balustrade. Au moins dites-moi si vous avez conu votre pseudo-drame pour des marionnettes, ou pour des acteurs en chair et en os.lauteur. Alors je vous demanderai si les gens qui doivent se mouvoir ici, parmi ces ruines, sont des hommes vritables ou des fantmes issus de ma folie?le metteur en scne. Que dites-vous? (Courte pause.)

lauteur, avec anxit, sur un ton de confidence. Vous exercez ici depuis peu?le metteur en scne. Jarrivais, comme le cortge masqu sortait par la porte principale...lauteur. (Il le prend par le bras dun air scrutateur): Vous les avez vus, nest-ce pas?le metteur en scne. Comme je vous vois maintenant...lauteur. Et Elle? Elle?le metteur en scne. Je ne comprends pas...

lauteur. La protagoniste. Lpouse. Ah! dites...le metteur en scne. Et comment ne laurais-je pas vue? Un acteur la conduisait par la main, masque russi du traditionnel pirate lyrique. Elle ne ma pas sembl en harmonie avec lensemble, qui est joyeux, et multicolore. trange! En vrit, sa beaut dans ce costume nuptial ancien de Russie avait quelque chose de rigide dans sa distinction. Les yeux taient un peu trop fixes, presque trop vivants.

lauteur. Ah! Taisez-vous!le metteur en scne. Cest l un dfaut habituel aux yeux trop noirs. Lorbite a lair vide...lauteur. Et elle remuait? Elle dansait? Elle parlait?

le metteur en scne. Je ne lai pas suivie. Je prfrais admirer leffet gnral de la bruyante polonaise. Aussi bien, sagit-il dpreuves de cinmatographe.

lauteur, se dominant, avec quelque chose dtrangement lointain dans le regard. Enfin! Jai imagin je ne sais quoi dintermdiaire entre le rel et le rve. Une sorte de douloureux demi-sommeil, comme lorsque nous nous rveillons et que le rve ne veut pas nous abandonner encore. Lutte, lutte continuelle pour dvoiler le mystre qui est en nous au fond par del la sensibilit. Ah! voil! Cest le schma du drame, que peut-tre je ncrirai jamais...le metteur en scne. Et ce schma a pour titre: Prologue...lauteur. ...dun drame non crit. Cest lAutre qui me la suggr, celui qui guide ma main, sans que je pense rien. Oui, tel est maintenant mon tat dme. Jai voulu vivre ce drame, avant de le fixer sur le papier. Il est en moi, et il sagite et il frmit aussi contre moi. Je vous prie seulement de descendre au jardin... Jexposerai aux spectateurs Dramatis argumentum.le metteur en scne. Vous craignez peut-tre que la mmoire ne vous trahisse en prsence de la foule?lauteur. Mais si le public est dj l!le metteur en scne. Dans votre imagination peut-tre, car autrement...

lauteur, avec un sourire. Vous ne voyez pas que la nature en retient son souffle, anxieuse quelle est de mcouter!le metteur en scne. (Il senfuit en simulant la terreur, travers un clat de rire): Ah! ces potes! ces potes!

lauteur, riant. Ah! ces fous! ces fous!

la voix du metteur en scne. Voulez-vous que je donne le signal pour le rideau?lauteur. Le voil! coutez! La sonnette du Directeur... (Sons lointains de cloche. Un instant dattente.) On enterre quelquun au nouveau cimetire. La reprsentation l-bas est termine. Ici nous en sommes aux premires mesures. (Ils rient ensemble, puis silence.)lauteur. (Il jette un regard autour de lui, fixe de loin le soleil qui se couche, puis, les mains sur la balustrade, scrutant lombre du jardin, il se met dclamer la scne que ses rves crent sur le thtre de son me):

Au nom de la divine et souveraine Libert, cratrice de Posie, je timpose un nom, gouffre muet, un nom qui contient tous les cauchemars, tous les drames et toutes les terreurs: La Mer! Dun mouvement lent, voici que tu enguirlandes dcume lgre la sombre carne du Navire amiral:

Les Trois Hrsiarques

Sy rassemblent les nuages pais et les tristes prsages, qui mettent mes songes en fuite et qui me cachent le soleil. Et pendant que sallument lhorizon les suprmes clairs de lt pressentiments peut-tre tout est joie sur le bateau; car il est justement le thtre de cette cruelle moquerie de noces impriales, par lesquelles lAmiral Orloff, excuteur des hautes uvres de Catherine, a brl les ailes de cette nocturne phalne: Elisabeth Tarakanova.

Voil pourquoi je scrute et je contemple,

Mer bien monotone,

le va-et-vient du flot cumeux contre les flancs du navire, qui pareil au cheval de Troie enferme tant dallgresse dans une si grande infortune, et je te demande:

Que murmures-tu? Que veux-tu raconter? Que caches-tu dans ton sein? La trahison des temptes futures? Tu racontes peut-tre que le triomphateur dOsman, le vainqueur glorieux du Turc infernal ntait pas autre chose quun vulgaire pirate, de la race des Orloff, bandits sans piti,... qui ramassait dans le sang de sa victime lincapable mari de Catherine couronne et insigne de chevalerie offerts par limpriale luxure reconnaissante...

Ah! pleure plutt

sur la pauvre poupe allche par une fallacieuse promesse damour et trompe par ton sourire menteur!

Toi-mme, Navire, tu tagites et tu frmis,

parce que tu ne consens plus cacher,

sous la candeur des voiles immacules,

le mensonge et le crime,

qui ont chang la superbe nef

en un sordide bateau de proie et en prison abominable,

pour la pauvre hirondelle puise par un long vol.

Soucieuse de son propre salut, elle sest jete

sur le pont, asile sacr ouvert tous les naufrags...

Tais-toi, tais-toi, sombre courrier!

Le destin saccomplit!

(Une pause. Le Pote se dresse de toute sa taille et poursuit dun ton plus intime):

Ah! le soleil se couche et la premire brise du soir descend les pentes du Mont Sergio: elle est parfume des souvenirs de ma jeunesse vanouie. (Il se recueille, puis dune voix profonde):

Cette nuit, quand la lune sera haut dans le ciel, le brun navire fuira loin...

emportant dans son sein un cadavre vivant!

Tu me comprends, Navire?

Tais-toi et attends.

Et le navire palpite; il est secou dun voluptueux soupir.

Elisabeth est entre les bras dOrloff, qui, dune lvre paisse,

touffante presque,

lenivre de baisers.

(Courte pause. Le soleil couchant illumine de clarts roses la ruine do le Pote salue lOccident):

Soleil, dipe,

de ton il coule un fleuve de sang;

et enveloppe le navire de mes sombres pressentiments.

Dans ton dernier rayon apparatra la suprme vision du Pote.

( forte voix):

Et vous, Morts, arrachez le bandeau

de sombres cyprs funraires

et regardez ce que, vivants,

vous ne pouviez plus voir,

comment par une chaude journe dt

de lan de grce 1775

limprial coupe-jarret Alexis Orloff

a souill le nom sans tache

de la sainte Mre Russie!

(Pause. Le Pote rentre en lui-mme, sappuie la balustrade et dune voix naturelle, lgrement ironique, demande au public du jardin): Vous l-bas, les vivants, dites-moi un peu! Est-ce que les trucs de scne sont ncessaires pour que le public voie le navire et comprenne ce qui se passe dessus?

tous, ensemble. Non!lauteur. (Il se dresse de toute sa taille et sincline au Non! de linvisible public, puis, dun ton plus intime encore, il sadresse ceux den bas): Attendez-moi! Je me rends parmi vous... ( pas rapides, il sapproche de la loggia et commande quelquun au fond): Quand je frapperai trois coups sur le tonneau de Diogne, le soleil ce moment sera couch, et le Navire amiral rendra les honneurs dusage la Divinit nocturne.

Il disparat rapidement par le perron de droite. Le jour expire et du jardin lon entend trois coups. Brusquement se montre sur la terrasse un sous-officier de marine, qui, lpe nue, commande voix forte: Abaissez ltendard et le drapeau!

Au mme moment, tout lquipage, commandement, officiers, sous-officiers et matelots accourent saligner en deux files, les yeux fixs sur le sommet de la mture. Dans le silence impressionnant, six sous-officiers se mettent ensemble souffler dans leurs sifflets de commandement et le son en est si frmissant, si prolong, si triste que tous les grillons semblent stre rassembls autour de la Madonna delle Grazie et stre donn rendez-vous pour rciter en chur le nocturne rosaire. Quand cette mlancolique vibration sest vanouie en un imperceptible susurrement, la musique du bord entonne le chur:

Comme il est glorieux notre Seigneur Sion!

(Kol glavan Gospod vo Sione!)

jusqu ce que descendent den haut deux bannires, la blanche et bleue de saint Andr, et la blanche, rouge et bleue, la ghgouga, salue tte nue par lquipage. Le silence grandiose de cette scne et la rigide attitude dhonorifique obissance se prolongent jusqu ce que les bannires soient remises deux matelots, qui les portent lintrieur du navire. Alors, dune voix lente et profonde, tout le monde entonne la prire des prires:

Otch nachi, Notre Pre...

qui, avec la suavit de la langue russe, se rpand dans le silence de la nuit comme une muette et universelle aspiration de lme de la nature. Quand le dernier amen svanouit en un soupir, le crpuscule sest teint dj, et des essaims dtoiles entrelacent des guirlandes de perles et de larmes autour du navire amiral Les Trois Hrsiarques. Au mme instant:

lamiral orloff, ombre dans lombre, savance majestueusement et, ds le premier moment, on se rend compte que de ce personnage de thtre les contours seuls sont rels. (Hormis la Tarakanova, tous jouent en un style qui se tient gale distance du drame et du cinmatographe. Juste au milieu du pont, il prononce voix haute): Salut, frres!tous. Salut, Excellence!

Cependant les matelots allument les lanternes dans la mture et sur les flancs du bateau. Les officiers entourent lAmiral.

lamiral, voix lente, mais claire. Ce soir, comme jamais jusqu prsent, jai besoin de votre confiance aveugle. Sa Majest, notre trs gracieuse Souveraine...tous. Hourrah!lamiral. Bravo, mes braves, dvous me et corps, lImpratrice et Dieu! Donc je disais: Sa Majest exige aujourdhui de nous une victoire plus dure remporter que celle de Tchesm. (Murmure... Le groupe se resserre, fascin par les paroles rapides et vigoureuses, mais le doute persiste de savoir si tout cela nest pas une mystification.) Pour le monde et pour vous, je suis le hros sans tache. Eh bien! si lImpratrice me donnait lordre de fouler aux pieds pour elle les lauriers de mon pass par une action honteuse, que feriez-vous?tous. Pour lImpratrice et pour vous, la vie et la mort!

De lintrieur du navire on entend le bruit dun jazz-band.lamiral. Psssst! Flatteurs! Ce qui est honteux est honteux, mais en agissant ainsi volontairement dans la pleine conscience du mal faire, on agit galement contre Dieu et contre lhumanit, et ce mal que nous accomplirions pourrait-il nous tre pardonn? (Silence.) Oui! regardons-nous dans les yeux sans peur et sans tiquette, de frre frre. (Simplement.) Les discours acadmiques sont inutiles si je vous apparais comme tel. Rappelez-vous que les Orloff ont t des tonneaux sans fond et que leur cur est sans piti ou rapace comme celui de laigle, leur homonyme. (On rit.) Sil y a quelquun ici qui ne soit pas dispos me suivre dans la voie de la frocit et de linfamie, je lui donne le conseil de dbarquer. Toute dsobissance sera punie de mort. Sachez-le! Et maintenant retournons l-bas! Divertissons-nous! Le vin et les belles femmes toufferont les derniers sursauts de rbellion de notre conscience. Alors je donnerai lordre. (Avec fermet.) Qui a compris est sauf. Ne loubliez pas!... Que personne ne descende terre. Jaurai besoin de tout le monde...

Tous saluent et se prparent sortir.lamiral. (Il appelle): Branicki!

un officier. (Il simmobilise et salue, impassible. Lorchestre retentit au loin sur la mer. Des ombres de matelots traversent le fond de la scne.)

lamiral, trs calme. Approchez! (Souriant): Avez-vous assist aujourdhui... comment dirai-je? nos noces?

lofficier, impassible. Oui, Excellence.lamiral. Et vous ne vous tes pas cri pleine voix au sortir de la chapelle: La Comdie est termine!?

lofficier. Si, Excellence...lamiral. (Il rit, puis avec familiarit, il lui frappe sur lpaule): Et vous avez eu raison! Tout mariage est une comdie. La diffrence rside seulement dans la qualit des acteurs. Nous nous trouvions aujourdhui exposs tous deux toutes les critiques, nest-ce pas? (Lofficier garde le silence, lamiral change de ton): Nous ne sommes pas dans le service; pourquoi ne me demandez-vous pas ce que signifient mes paroles?

lofficier, les yeux dans les yeux. Je ne le demande pas, parce que je le sais...

lamiral, le dfiant du regard. Et que savez-vous?

lofficier. Que tout cela nest quune moquerie cruelle.

lamiral, avec emportement. Vous aimez la Princesse?

lofficier. Comme toute victime conduite au supplice...

lamiral, avec un sourire de mpris. Vous tes Polonais, vous...

lofficier. Je suis homme, Excellence...lamiral. (Il fait quelques pas, puis fait un tour et murmure): Cest un pch! (Il lui tend la main): Je comprends et je vous pardonne. Descendez maintenant et demandez cette jeunesse tourdie pourquoi elle ne danse pas. Plaisir et divertissement. Le festin continue. (Il rit. Le premier officier salue et sort.)lamiral. (Il se tourne vers la droite et appelle): Tchrnieff!

Entre un deuxime officier.

lofficier. vos ordres, Excellence...lamiral. Dici peu ce sera le moment de la srnade. Faites prparer et illuminer les canots et dites au Commandant en second de vous conduire les invits, pour que vous vous rendiez ensemble la musique. Quand tout le monde aura quitt le navire, priez la Princesse de vouloir bien monter l-haut. (Le deuxime officier veut sen aller, mais lAmiral le retient): Rester! (Bas): Appelez-moi lofficier de garde.

Le deuxime officier sort, mais dj le troisime est devant lAmiral.lamiral. Choisissez deux hommes srs et emparez-vous du lieutenant Branicki. Vous lenfermerez dans la batterie. Personne ne doit entendre ni voir. Allez! (Lofficier salue, durant que passe sur le navire la srnade livournaise; lAmiral appuy au bastingage salue): Bravo! Bravissimo!

voix de la mer. Vive le Seigneur Amiral! Vive la Russie!

voix des invits, venant des canots. Vive la Princesse! Vivent les nouveaux maris! Venez vite! Nous vous attendons...

lamiral. Merci! Faites un tour dans le port, et nous voil bien vite, nous aussi!

linconnue. (Elle sort de lombre en courant, dans sa magnifique robe blanche constelle de pierres prcieuses. Elle embrasse lAmiral avec passion, puis sincline avec lui pour saluer les chanteurs invisibles et les invits lointains): Merci! Merci! Vive la douce Toscane!

voix de la mer. Vivent les Maris! Vivat!

lamiral et linconnue, lunisson. Adieu! Adieu!

Aux bras lun de lautre ils sattardent couter mourir doucement la srnade. Pause.

linconnue, avec passion. Pourquoi ne sommes-nous pas descendus avec les autres, comme vous laviez dcid, ce matin? La premire nuit de noces Viareggio aurait t la plus belle entre les minutes divines que nous devons goter dans notre nid, et l-bas nous seraient arrives les joyeuses nouvelles que nous attendons et qui ne peuvent tarder.

lamiral, avec les gestes et la voix du joueur astucieux et tmraire qui peut et veut gagner ou tout perdre sur une seule carte. Je puis les attendre aussi bien ici. Jai voulu rester avec toi sur cette le flottante, aprs tant daffolement, aprs tant de terreurs, seul avec toi sur la Mer immense. La Victoire mexalte; car jai franchi tous les obstacles, atteint tous les buts, mme le plus difficile, le plus disput Toi! Elisabeth mon amour! arrache aux occultes forces adverses, ensorcele par cette lointaine et perfide Raguse demi-turque et par Barletta de Pouilles ou par Rome aujourdhui chtre, par cette ville toscane enfin, o la patiente attente et linextinguible passion ont obtenu leur rcompense, o tu es devenue mienne, o tu tes donne moi, toute moi!

linconnue, avec ardeur. toi, oui toi!lamiral. Rappelle-toi nos fugues, nos cachettes pour nous drober aux espions de Catherine. Oh! journes dextase vcues jusqu celle-ci, qui fut dardente volupt et qui te vit apparatre sur mon navire pour devenir ma Tsarine, ma Femme...

linconnue. Parle! Parle! Ta voix me charme et je suis dsormais ton esclave; je suis toi, pour toujours toi!lamiral. moi pour toujours! Oui! ton me frmit dans ma main, comme une fauvette effarouche, et ton corps est tout refleuri entre mes bras refleuri grce au fruit quil prpare, sentend. (Elle cache la tte contre sa poitrine et tout doucement il murmure): Ce sera un fils un tzarvitch, laiglon, le petit Orloff, nest-ce pas?

linconnue, avec un frisson de bonheur. Il aura tes yeux sans piti et mon cur de flamme. Il sera Pierre IV. (Frmissante, elle se dtache des bras qui ltreignent et se met errer travers le bateau, comme si le bonheur lui donnait des ailes, durant que le vent gmit dans la mture.) Ah! soufflez, vents; gonflez les voiles de louragan de mon bonheur! Rompez les chanes, emportez-moi dans ladoration qui me rend invincible jusque sur la Nva de Pierre-le-Grand, mon aeul! Que sonne enfin lheure tant appele du rgne de Dieu, de mon rgne moi!

lamiral, dans une brusque flambe de dsir. Oiseau dorage! Ma mouette! Et tu veux, tu veux tout de suite?

linconnue. (Elle se serre contre lui; mais ses yeux restent fixs vers les lointains. Sa silhouette blanche est irradie par la lune qui point dentre les ruines.) Non! Non! pas encore! Nous devons attendre le message des fidles Cosaques ton pouse, lImpratrice Elisabeth II. (Elle scarte quelque peu pensive.) Catherine a partout tendu ses filets. Nous ne sommes pas mme en scurit sur ton bateau. Voil pourquoi je veux recevoir lenvoy sur la libre terre de Toscane, et non pas ici o elle est encore souveraine...

lamiral, confidentiellement. Qui tapportera le message des conjurs?

linconnue. Un ami du bateau...lamiral. Branicki, nest-ce pas?...

linconnue. Comment le sais-tu?lamiral. Ton secret nest peut-tre pas le mien...

linconnue, sur un ton de confidence. Il me dira demain si linsurrection est prte clater en Russie. Nous volerons alors sur les ailes de la victoire et de lamour l-bas, l-haut jusquau Kremlin. Comprends-tu maintenant cette surhumaine, cette sauvage volupt? Couronner de mes propres mains ton front de mon diadme imprial, et tenlacer en mme temps du spasme de ma diabolique passion! (Face face dans une frnsie de volupt): Oui, oui! car tu es cette horrible bte froce toujours anxieusement dsire et pourtant que lon aime encore quand on lgorge...

lamiral, ltreignant furieusement. Bacchante! Mon Eumnide! Je veux menivrer de ton sang, pour sucer la vie de ces yeux monstrueux et divins. (Il veut lentraner vers lcoutille du navire.) Car lorsque deux monstres pareils combattent pour leur proie, moi pour toi; et toi pour lEmpire, il ny a plus attendre! Celui qui crasera lautre, celui-l sera le matre. Tels nous sommes...

linconnue, qui dj dfaille dans ses bras. Alexis! Toi, mon amour! Toi, mon horreur!

la tour de la ville de Livourne, toute plonge dans lobscurit sonnent dans le lointain onze heures du soir. Grand silence dun moment.

lamiral, tout bas. Tais-toi! Le moment est venu dannoncer sur le navire que tout va bien.

la poupe la cloche du bord sonne trois coups de deux tintements chacun. La voix du matelot lance un appel triste et prolong: coute! auquel rpond en cho une autre voix de mme accent: coute! Puis grand silence. De lintrieur du navire on entend une plainte.

linconnue. (Elle sest dtache des bras de lAmiral et, frmissante, elle coute, attentive aux voix de la nuit, comme si elle en eut compt un un les tintements et les chos. Elle se passe les mains sur le visage, qui sest assombri, comme pour en chasser les ombres. Dune voix sombre): Onze heures! coute! coute! Quoi! Que tout va bien. (Jetant autour delle un regard apeur): Il en fut ainsi nagure. Non! Non! Ainsi oui! oui! Pourquoi ces tintements, cette plainte l-bas; dis-moi! pourquoi tout cela qui matterre? Quest-ce qui se cache ici? qui cette nuit tend-elle le guet-apens?

lamiral, lattirant lui. Cest la plainte dun hibou. Allons! Viens dans mes bras! Loiseau de mauvais augure sera celui du bonheur...

linconnue. (Elle schappe de ses mains et elle se met errer travers le navire, scrutant lombre autour delle et sur la mer. Sa voix devient plus pre et plus naturelle, parce que du drame jou elle descend vers la ralit): Et le canot, o est-il? o est-il? Je veux men aller, je veux fuir linexorable menace de la terre russe. (Toujours plus agite, dans son effort pour retrouver la mmoire perdue) Ah! pourquoi! pourquoi? Quel est ce cruel qui veut me faire revivre le pass? Quel est-il? Qui? (Fixant lAmiral): Et ton regard? Pourquoi sest-il abm dans la nuit? Et ta voix, cette voix qui me dshabillait toute, le corps et lme? O est-elle? O est-elle?lauteur. (Il surgit de la balustrade comme du trou du souffleur, et, trs excit, il sefforce de faire reprendre la reprsentation son vritable cours): Non! Ce nest pas cela! Vous avez oubli vos rles. Et toi? LAmiral doit lui chuchoter avec douceur: Ici demain ton dsir sera exauc!lamiral. (Il se remet jouer dun ton naturel et dpouill de toute passion comme de toute pose thtrale): Descendons donc! Jai besoin de repos et je dois changer de costume.

linconnue, perdue dans son hypnose. Non, non. Ce nest pas cela. Ah! voil le vent de la nuit qui claircit les nues. Le rideau se lve! Ah! Horreur! Non, je ne veux pas. Faites de moi tout ce que vous voudrez. Donnez-moi une autre mort. Mais pas l-bas. Jugez-moi sur lheure, condamnez-moi tout de suite, ici. (Au comble du dsespoir): Ayez piti dune pauvre femme! Cessez de me torturer, si vous tes des hommes!

lauteur, sadressant avec colre et en criant lacteur qui reprsente le personnage de lAmiral. En avant! Pourquoi vous tes-vous arrt? Ne vous occupez pas des autres! Continuez de rciter votre rle. Cest maintenant votre Dieu! Donnez donc lordre de dtacher les amarres et de lever lancre! En avant!

Du jardin sont monts le Rgisseur, avec les autres spectateurs, tous bahis, effrays et curieux de voir si tout cela est fiction cinmatographique ou vritable drame.

lamiral, voix forte et pleine de colre. (Il dgaine le sabre et reprend son rle avec une emphase toute thtrale): Levez lancre et dtachez les amarres! (Accourent quatre sous-officiers; brefs coups de sifflets stridents, puis une pause. Et alors lAmiral dune voix tonnante commande linvisible timonier): Direction Gibraltar, ensuite vers le Nord!

linconnue, avec un cri dchirant, la mmoire lui tant revenue. Ah! oui. Cest cela! Cest cela! Prise au pige! Dupe! Foule aux pieds! Salie! (Elle arrache de son doigt lanneau nuptial et le jette au visage de lAmiral. En mme temps elle slance sur lui pour le frapper. Deux matelots accourent et lentranent de vive force.) Tiens! Prends ton anneau! Lche! Lche! Filou! Vendu! Moi, aujourdhui, demain la Russie elle-mme sera cloue sur la croix! Cest de charogne que vous vous nourrissez! Vous ntes pas de la race des aigles, mais de celle des vautours! Ah! Moquerie des moqueries!

Elle tombe vanouie. On entend la plainte persistante de la victime qui dfaille dpouvante.lamiral. (Il se dresse de toute sa hauteur, le visage cruel, et garde une attitude dinflexibilit, visible de ceux qui accourent avec le dsir de comprendre si tout cela est comdie ou vie relle. Dun ton dur et dune voix tonnante il commande): Emportez cette femme dans la cale et enfermez-la dans la prison du navire. Ne vous tonnez de rien, cest une aventurire! Ce nest quavec des ruses de fakir que jai pu ensorceler cette vipre. Dans la forteresse des Saints Pierre et Paul je la remettrai notre trs Gracieuse Souveraine, lImpratrice Catherine, qui jugera la tratresse lEmpire ou sa mortelle ennemie.tous. Hourrah!lauteur. (Presque hors de lui-mme, il se prcipite sur la terrasse et court vers la femme en criant): Elisabeth! Elisabeth! (Il se penche sur la femme vanouie et crie ceux qui sont accourus): Taisez-vous, btes froces! Vous ne voyez pas quelle est vanouie? Elle est trop entre dans son rle. Laissez-moi seul avec elle. Je veillerai jusqu ce quelle reprenne ses sens. Sortez.

Il reste auprs de la femme qui est tendue sans connaissance. Grande rumeur et confusion. Les autres sloignent et font cercle autour de lAmiral, qui maintenant sest de nouveau transform en:

toi. (Il dvt luniforme en riant et en essuyant la sueur, comme un acteur aprs la reprsentation): Quelle sue! (Montrant du doigt les deux personnages couchs): Que dites-vous de ces deux-l? Hystrie de femme