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211 Rapprochement des droits et dialogue des cultures OLIVIER DEVAUX Il est de bon ton, en matière juridique, d’insister sur les spécificités nationales. S’il est un domaine où les particularismes culturels, les identités ethniques, les valeurs religieuses… sont censés s’exprimer, c’est bien celui de la législation. Les services ministériels, les commissions parlementaires, les députés et les sénateurs en séance plénière rivalisent d’ambition dans leur volonté affichée de rédiger des textes originaux, adaptés au pays auquel ils s’appliquent, fondés sur le refus de tout modèle étranger. Les convergences avec d’autres systèmes juridiques sont regardées avec défiance, accusées de relever d’un mimétisme réducteur 1 , considérée comme la marque d’un manque d’indépendance, presque comme une trahison par rapport aux besoins d’une population, légitimement attachée à ses coutumes et à ses pratiques ancestrales, celles qui ont fait leur preuve. Dans ces conditions, il peut paraître contradictoire d’associer la question sur laquelle les juristes s’interrogent depuis longtemps, celle du rapprochement des droits, et le thème objet de notre question du jour, celui du dialogue des cultures 2 . Les deux termes confrontés ici semblent antithétiques, sans autre convergence que celles imputables à des coïncidences ou à la survenance d’influences clandestines, en tous cas niées. En même temps, et quelque jugement que l’on porte sur la mondialisation, nul ne peut nier qu’elle impose un rapprochement des législations, au moins sur tout ce qui relève des activités de négoce. Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas de normes résultant de pressions extérieures, à ce titre rejetées par une grande partie de la population et suscitant des oppositions qui en compromettent l’application et qui 1 Une critique nuancée du « mimétisme » juridique dans le monde, dans Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, Paris 1993. Sur l’« hybridation » ou le « métissage », également pour en dénoncer les dangers, mais surtout et d’une façon générale, sur la « compétition juridique » dans le monde, cf. Olivier Dutheillet de Lamothe et Marie- Aimée de Latournerie, L’influence internationale du droit français, Paris 2001. 2 On utilise ce thème dans le sens où l’emploie Léopold Sédar Senghor, Le dialogue des cultures, Liberté 5, Paris 1993 et notamment, par rapport à notre perspective, l’étude « de la francophonie à la francité », p. 261 à 273.

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Rapprochement des droits et dialogue des cultures

OLIVIER DEVAUX

Il est de bon ton, en matière juridique, d’insister sur les spécificités nationales. S’il est un domaine où les particularismes culturels, les identités ethniques, les valeurs religieuses… sont censés s’exprimer, c’est bien celui de la législation. Les services ministériels, les commissions parlementaires, les députés et les sénateurs en séance plénière rivalisent d’ambition dans leur volonté affichée de rédiger des textes originaux, adaptés au pays auquel ils s’appliquent, fondés sur le refus de tout modèle étranger. Les convergences avec d’autres systèmes juridiques sont regardées avec défiance, accusées de relever d’un mimétisme réducteur1, considérée comme la marque d’un manque d’indépendance, presque comme une trahison par rapport aux besoins d’une population, légitimement attachée à ses coutumes et à ses pratiques ancestrales, celles qui ont fait leur preuve.

Dans ces conditions, il peut paraître contradictoire d’associer la question sur laquelle les juristes s’interrogent depuis longtemps, celle du rapprochement des droits, et le thème objet de notre question du jour, celui du dialogue des cultures2. Les deux termes confrontés ici semblent antithétiques, sans autre convergence que celles imputables à des coïncidences ou à la survenance d’influences clandestines, en tous cas niées. En même temps, et quelque jugement que l’on porte sur la mondialisation, nul ne peut nier qu’elle impose un rapprochement des législations, au moins sur tout ce qui relève des activités de négoce. Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas de normes résultant de pressions extérieures, à ce titre rejetées par une grande partie de la population et suscitant des oppositions qui en compromettent l’application et qui 1 Une critique nuancée du « mimétisme » juridique dans le monde, dans Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, Paris 1993. Sur l’« hybridation » ou le « métissage », également pour en dénoncer les dangers, mais surtout et d’une façon générale, sur la « compétition juridique » dans le monde, cf. Olivier Dutheillet de Lamothe et Marie-Aimée de Latournerie, L’influence internationale du droit français, Paris 2001. 2 On utilise ce thème dans le sens où l’emploie Léopold Sédar Senghor, Le dialogue des cultures, Liberté 5, Paris 1993 et notamment, par rapport à notre perspective, l’étude « de la francophonie à la francité », p. 261 à 273.

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risquent même de faire effet contraire en contribuant à la résurrection de règles anciennes que l’on pouvait croire en voie de disparition mais qu’un patriotisme juridique plus ou moins légitime contribue à réhabiliter.

C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’évoquer l’évolution des conditions dans lesquelles les droits se sont rapprochés dans le passé, généralement à la suite d’affrontements où le dialogue et les concertations n’avaient que peu de place et comment ils pourraient dans l’avenir et en fonction de processus récents, se rencontrer et s’interpénétrer hors de tout contexte de luttes. Un tel idéal est évidemment subordonné à la réunion d’un certain nombre de conditions. La première et la plus évidente résulte de l’absence de volonté hégémonique de quelque côté que ce soit. Il faut privilégier le souci de rechercher, dans chaque tradition juridique, les systèmes les plus cohérents, les techniques les plus efficaces, les mécanismes les plus ingénieux, les rédactions les plus claires et univoques… Le rapprochement doit se faire sur la base de concessions réciproques sans qu’aucune communauté de juristes prétende à une supériorité en sachant qu’un tel sentiment ne peut, en ce domaine, que trahir une méconnaissance de l’autre. Ici, le mépris à l’égard de l’interlocuteur quel qu’il soit est toujours un signe d’ignorance.

Le rapprochement doit par ailleurs se résigner à laisser à chaque ensemble national une part d’originalité correspondant à des domaines trop liés à une culture ou à des valeurs spécifiques pour qu’il soit souhaitable de les modifier par assimilation de notions exogènes. On considère habituellement qu’il doit en aller ainsi notamment en matière familiale, secteur trop marqué, à l’intérieur de chaque communauté, par des traditions intransmissibles qui rendent, sur ce point, les systèmes juridiques quasi imperméables les uns aux autres. Tout au plus, l’effort des réformateurs pourra-t-il, ici, porter sur la défense de valeurs comme l’égalité entre les sexes ou la protection de l’autonomie des enfants. C’est avec de telles précautions que le travail de mise en place de systèmes juridiques transnationaux pourra contribuer au dialogue des cultures. À défaut d’admettre ces limitations dans le cadre du processus de rapprochement, il serait ressenti par les populations concernées comme une forme d’impérialisme, comme une immixtion intolérable jusque dans les modes de vie les plus anciennement implantés, en somme comme un facteur de tensions et de réactions de rejet vis-à-vis des éléments allogènes imposés par la force ou, en tous cas, acceptés à contrecœur.

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C’est ce que nous souhaiterions illustrer dans les pages qui suivent en utilisant comme exemple d’ensembles législatifs et réglementaires susceptibles de rapprochement ceux qui régissent le monde francophone1. Nous ferons porter l’investigation sur la longue durée en démarrant avec les premières conquêtes coloniales des XVIe et XVIIe siècles et en prolongeant l’étude jusqu’aux époques les plus récentes, celles où l’on s’efforce de privilégier le travail des commissions d’experts et la négociation diplomatique2. En ce domaine du rapprochement des droits, la chronologie permet de distinguer deux grandes époques, radicalement différentes du point de vue de la méthode suivie : d’une part celle, la plus ancienne, où le rapprochement fut le résultat de pratiques belliqueuses à base d’invasion et d’impérialisme militaires (1) et d’autre part celle, plus récente, où ce rapprochement se veut la conséquence d’une concertation sur la base d’une coopération égalitaire (2). On ne peut évidemment parler de dialogue des cultures que dans le deuxième cas de figure, le premier relevant plutôt d’une forme de choc des cultures.

1. Le rapprochement des droits imposé par la force, donc en contradiction avec le dialogue des cultures

S’agissant du système juridique francophone et de l’époque

moderne et contemporaine, donc des cinq derniers siècles, c’est à trois reprises que l’impérialisme français s’est engagé dans une projection massive de ses armées sur des théâtres extérieurs. La première fois, c’est au XVIe et au XVIIe siècle, dans le cadre de la conquête du premier empire colonial, dans ce qu’il est à l’époque convenu d’appeler les Indes orientales et occidentales, c’est-à-dire dans l’Inde actuel et en Amérique (1.1). La deuxième série d’invasions est, fin XVIII e et début XIXe siècles, le résultat des guerres de la Révolution et de l’Empire (1.2). La troisième vague, fin XIXe-début XXe siècles,

1 Sous une forme interrogative qui ne doit pas tromper, malgré le titre, cf. Francis Delperée, « Rapport de synthèse » dans Existe-t-il une culture juridique francophone ? (H. Roussillon dir.), Actes du congrès de la Conférence internationale des Facultés de droit ayant en commun l’usage du français, Toulouse 2007, p. 291 à 302. 2 Pour une présentation nuancée, malgré le titre du livre, de la place du droit francophone dans le monde, Denys Simon, « Conclusion générale et rapport de synthèse », dans Le rayonnement du droit français dans le monde, (À. Carboneill dir.), Actes du colloque des 19 et 20 octobre 2004 à la Faculté de droit et d’économie de la Réunion, Toulouse 2005, p. 269 à 276.

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prend la forme du processus de constitution du second empire colonial en Asie du sud-est et en Afrique (1.3). Chaque fois et dans la perspective d’un meilleur contrôle des populations locales et d’une consolidation de la domination militaire, la tendance est d’imposer le droit français, de façon plus ou moins progressive mais selon un processus où le législateur apparaît comme arrivant à la suite du soldat, ce qui ne constitue certainement pas la meilleure introduction auprès des populations locales.

1.1 Le droit français imposé dans le cadre d’un premier Empire

colonial

L’expérience du premier empire colonial français, conquis aux XVI e et XVIIe siècles et perdu à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, avec l’abandon du Québec et de l’Inde aux Britanniques, avec la vente de la Louisiane aux États-Unis et avec l’indépendance arrachée de haute lutte par Saint-Domingue, permet d’apporter quelques éléments de réponse à la question de la durabilité d’une influence juridique de la France imposée par la force. Outre le fait, vérifiable tout au long de cette première partie, qu’une occupation militaire suscite très naturellement plus de réactions de rejet que d’adhésion, deux considérations contribuent également à limiter sur ces espaces la durée du rayonnement du droit de l’ancienne métropole. D’une part : ces vastes et importants territoires perdus il y a plus de deux siècles se caractérisent par la faiblesse du peuplement originaire français, très minoritaire par rapport aux éléments à dominante anglo-saxonne au Canada et aux États-Unis, chassé d’Haïti par une réglementation des plus rigoureuses qui va jusqu’à interdire à tout blanc d’acquérir une propriété dans l’île, mesure extrême qu’expliquent la violence, la cruauté et la durée de la guerre d’indépendance. D’autre part et second élément défavorable : une fois la France partie, elle ne s’est guère souciée, pendant près d’un siècle, d’entretenir des rapports spécifiques avec ses anciennes possessions, ni a fortiori d’y conserver quelque place privilégiée que ce soit1.

C’est en Louisiane que le droit français laisse le moins de trace, ce qui illustre le fait qu’un système juridique peut difficilement préserver sa spécificité lorsqu’il ne s’appuie que sur une population

1 À. Cabanis, « Le code hors la France », dans La codification (B. Beignier dir.), Paris 1996, p. 46 à 49.

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limitée, isolée au milieu d’une nation à la fois beaucoup plus nombreuse et porteuse d’un ensemble de normes cohérent. Ce n’est pas faute d’avoir tenté de préserver l’héritage colonial puisque avec l’accord du Congrès américain qui autorise les nouveaux territoires à conserver leur système de droit, le code louisianais de 1808, suivi de celui de 1825, font une large part à l’influence française. Il est d’ailleurs révélateur que ce soit la version en français qui ait été rédigée en premier et qui fasse foi, de préférence à la traduction anglaise. Ce souci de fidélité au passé s’atténue par la suite, d’une part parce que les juges ont tendance à interpréter le texte en fonction des règles de la common law auxquelles ils sont habitués, d’autre part parce qu’un nouveau code, cette fois directement rédigé en anglais, se substitue aux précédents, en 1870. L’on peut voir dans cette évolution une première manifestation du caractère spontanément impérialiste du droit anglo-saxon et de sa tendance à submerger les autres systèmes juridiques moins par un travail intensif du législateur que par le poids économique de ses agents et du fait de l’interventionnisme de ses tribunaux1.

En Haïti et, au-delà, en République dominicaine, un droit d’origine française reste présent plus longtemps. Il est vrai qu’ici, il se heurte à un adversaire moins redoutable, le droit espagnol, et qu’il bénéficie d’un concours de circonstances où le hasard tient sa place. Sous l’Ancien Régime et pendant plus d’un siècle, l’île fait l’objet des ambitions croisées de Madrid et de Paris. L’histoire de la partie française est relativement simple quoique fort violente. Elle arrache définitivement son indépendance après l’écrasement, en 1803 et 1804, du corps expéditionnaire envoyé par Napoléon, et se dote en 1825 d’un code civil très inspiré du droit français, faisant la même année reconnaître son indépendance par la France, moyennant le versement d’une indemnité qui sera scrupuleusement versée jusqu’en 1938, actuellement interprétée par les historiens haïtiens comme une manifestation de ridicule scrupule et de juridisme étroit, au point d’en réclamer la restitution. De fait, l’autre partie de l’île, la future République dominicaine retombe en 1809 sous le joug espagnol, puis de son voisin haïtien de 1822 à 1844 et doit même, une fois sa souveraineté reconquise, repousser de nouveau les espagnols qui

1 R. Robert Rackler, Synopsis of Louisiana and practice : a complete one-volume reference for important concepts of Louisiana law and Napoleonic Code, Baton Rouge 1982 ; Alain Levasseur, « La jurisfrancité dans le droit nord américain : crépuscule ou aurore ? », dans L’expression du droit français, colloque de Ouagadougou, 2000.

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tentent un retour entre 1861 et 1865. C’est en cela qu’une forme de hasard joue son rôle : désireux de se démarquer de l’Espagne, les dominicains adoptent d’un coup les cinq codes français, dans leur état de l’époque de la restauration, ne procédant à une traduction en espagnol qu’en 1884 et demeurant plus ou moins fidèle à ce cadre jusqu’à nos jours1. En fait, entre les impérialismes français et espagnol, c’est celui qui passe alors pour le moins agressif qui l’emporte sur le plan des sources d’inspiration juridique.

Au Québec enfin, l’influence du droit français prend un tour tout à fait spécifique en ce qu’elle se fonde non comme à peu près partout ailleurs sur l’instrument commode que fournissent les codifications napoléoniennes mais, époque oblige, sur cette coutume de Paris que le colonisateur français applique comme la forme la plus moderne du droit de l’époque, conformément d’ailleurs à la charte de la compagnie des Indes orientales. C’est sur cette base originale que les juristes de tradition française s’efforcent, fin XVIII e et au XIXe siècle, de maintenir la tradition antérieure aux défaites de 1759 et 1760. Ils se heurtent, comme partout où l’on rencontre le droit anglo-saxon à la propension des juges formés à la common law à se faire les artisans de son expansion2 et notamment à imposer leurs règles de procédures auxquelles le barreau québécois doit s’accoutumer. À l’inverse, ils bénéficient de la tendance du gouvernement britannique à se méfier, là comme ailleurs, de toute tentative d’unification juridique lorsque ce n’est pas nécessaire. Ce libéralisme conduit à laisser le droit d’origine française régir les questions de propriété et de droit civil. Il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle (1866) puis la fin du XXe siècle (1994) pour que soient mises en vigueur deux versions successivement modernisées d’un code civil applicable au Bas-Canada pour reprendre la terminologie de l’époque du rattachement à la Grande-Bretagne. L’influence française y demeure la plus importante même si chaque processus de rédaction se traduit, comme il est naturel, par une autonomisation progressive de ce système

1 Louis Borno, Code civil d’Haïti annoté, Haïti-Paris 1892 ; Fernand Delatour, « La codification et l’évolution du droit en Haïti », dans Revue juridique et politique. Indépendance et coopération 1986, p. 557 à 568. À. Cabanis et M. L. Martin, « Un exemple de créolisation juridique modulée : le Code civil haïtien de 1825 et le Code Napoléon », dans Revue internationale de droit comparé, 1996, n° 2, p. 443 à 456. 2 Sur « les sources utilisées par la jurisprudence en droit civil. 1876 à 1984 [au Québec] » : M. Morin, « Des juristes sédentaires ? L’influence du droit anglais et du droit français dans l’interprétation du Code civil du Bas Canada », dans Revue du barreau [du Québec], t. 60, automne 2000, p. 348 à 381.

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juridique séparé de la France depuis plus de deux siècles. Lorsqu’est présenté le code de 1994, les services officiels indiquent que sur 990 nouveautés inspirées de modèles étrangers, 465 proviennent de la common law et 338 du droit français, ils sous-entendent qu’une grande partie du texte rénové maintient des dispositions anciennes et ils constatent que, si les changements sont empruntés au droit anglo-saxon, la législation française demeure une source d’inspiration dans la voie de la modernisation1. L’on n’est pas très loin du schéma haïtien : confrontés à la domination britannique, les québecois y puisent une raison de rester aussi longtemps que possible fidèles à une colonisation française qui paraît désormais inoffensive.

1.2 Le droit français imposé dans le cadre de l’Empire napoléonien

On a peine à imaginer, de nos jours, moins de deux cents ans plus

tard, ce qu’est l'Empire napoléonien et jusqu'où s'étend son influence directe avec une France qui, dans sa plus grande extension, comprend la totalité de la Belgique et des Pays-Bas ainsi qu'une notable partie de l'Allemagne jusqu'à Hambourg, de la Suisse avec Genève, Porrentruy et Sion, et de l'Italie jusqu'à Rome, avec des États vassaux qu'unit l'appartenance de leur monarque à la famille Bonaparte, les royaumes de Westphalie avec Jérôme, d'Italie avec Napoléon lui-même et Eugène comme vice-roi, de Naples avec Murat et d'Espagne avec Joseph pour s'en tenir aux principaux. Telle est la zone d'influence qui s'offre sans effort aux codes napoléoniens au fur et à mesure de leur parution : rien moins qu'une bonne moitié de l'Europe occidentale.

Il ne suffit pas à l’empereur d’exercer un contrôle par le haut, par des monarques asservis, par des traités imposés et par la plus grande armée du monde ; il faut s'assurer de la maîtrise des esprits. Le souci d'imposer le droit français se situe dans cette perspective. En territoire annexé, tout le système administratif impérial est appliqué sans état d'âme, ni adaptation. Les vieilles provinces néerlandaises, germaniques, helvétiques et italiennes sont divisées en départements avec préfectures, sous-préfectures, juges de paix, tribunaux d'instance et cours d'appel ; les mêmes schémas de commandement, les mêmes circulaires, les mêmes types de fonctionnaires doivent être respectés partout. La presse est mise au service de ce travail d'uniformisation et

1 H. Patrick Glenn, « Canada », dans La circulation du modèle juiridique français, Paris, 1993, p. 624.

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d'intégration, à la fois du point de vue politique puisqu'elle en est réduite à recopier le Moniteur, le journal officiel édité à Paris directement sous les yeux de l'Empereur, et du point de vue linguistique avec obligation d'être rédigée mi-partie dans la langue locale, mi-partie en français. Les textes juridiques français constituent un autre moyen d'assimilation et c'est dans cet esprit que Napoléon veille à ce qu'ils soient scrupuleusement respectés, d'autant plus attentif qu'il est convaincu de la supériorité de sa codification, « synthèse du passé et de l'avenir, susceptible de convenir à tous les peuples1 ». Il ne s'agit donc de rien moins, avec ces codes, que de s'assurer le contrôle du temps et de l'espace. Vaste programme, I'on en conviendra.

Ce n'est pas seulement par la force que Napoléon entend imposer ses lois civiles. Même si le passage des armées françaises fournit l'occasion d'en faire découvrir les bienfaits aux peuples occupés, il souhaite qu'elles s'implantent ensuite toutes seules, par ce qu’il considère comme leur perfection technique et le progrès qu'elles représentent. Non seulement elles doivent être capables de survivre au départ de nos soldats mais à certains égards, il leur appartient d'être en mesure de se substituer à eux pour maintenir des liens avec la France, des liens d'autant plus solides qu'ils sont fondés sur un accord sincère. Dans cette perspective, Napoléon encourage vivement l'introduction des codes français dans les royaumes vassaux, en Allemagne et en Italie notamment2. Il n'est jusqu'à la Pologne, dans ce Grand duché de Varsovie qu'il crée pour répondre aux attentes polonaises sans trop inquiéter le Tsar, où le code est imposé malgré les protestations du clergé qu'indignent certaines règles de laïcisation du mariage et de

1 Robert Chabanne, « Napoléon, son code et les Allemands », dans Études offertes à Jacques Lambert, Paris, 1975, p. 399. 2 Date de publication du code civil en Italie. Publication dans les territoires intégrés à l’Empire français : 20 mars 1804 dans le Piémont; 4 juill. 1805 dans l'ancienne République de Gènes ; 23 sept. 180s dans le duché de Parme; 1er mai 1808 en Toscane; 14 janv. 1812 dans la partie des États pontificaux rattachée à la France. Publication dans les territoires intégrés au Royaume d’Italie à partir du 16 janv. 1806 en traduction officielle en italien (Codice civile di Napoleone il Grande per el regno d'ltalia) et en latin : 16 janv. 1806 en Lombardie; 30 janv. 1806 dans le duché de Modène; 30 mars 1806 en Vénétie; 12 août 1806 dans la province de Guastalla; 2 avr. 1808 dans la partie des États pontificaux intégrés au Royaume d’Italie. Publication le 21 avr. 1806 à Lucques et à Piombino. Publication dans le Royaume de Naples (d'abord sans le titre relatif au divorce) : 26 déc. 1809. « Ainsi, toute l'Italie continentale fut régie par le code Napoléon » (docteur Mario Berri, « Italie », dans L'influence du code civil dans le monde, Paris, 1954, pp. 617-618).

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l'état-civil et malgré les oppositions d'une partie de la noblesse qui jugent inquiétantes les dispositions sur la propriété foncière1.

En dépit des réticences que son apparition suscite, en dépit des changements qu'il impose dans la vie des affaires et parfois jusque dans les rapports familiaux, le code Napoléon s'applique quelque temps sans trop de problèmes, dans ces pays intégrés ou sous influence. Ce n'était pourtant pas la tradition de l'époque en cas de conquête militaire et les vieilles monarchies avaient plutôt l'habitude de conserver aux territoires nouvellement acquis leurs lois et leurs coutumes. Mais, justement, telle n'est pas la pratique des révolutionnaires français et de leur successeur botté. Ils sont si bien convaincus de leur rôle messianique qu'ils croiraient manquer à leur devoir en ne faisant pas bénéficier les peuples soumis des avantages d'une législation fondée sur la raison universelle. C'est surtout chez les spécialistes de droit – magistrats, avocats et professeurs – et d'abord dans les pays de tradition germanique non directement soumis à la France que se développe un discours savant passablement hostile aux codes français. Les auteurs y sont d'autant plus sévères que leur législateur a précédé la Grande Nation dans l'élaboration de codes synthétiques, ainsi la Bavière dès 1756 et la Prusse en 1794.

C'est en Autriche que démarre une mise en cause globale du texte de 1804, assez logiquement puisque Vienne se souvient de sa responsabilité comme capitale du défunt Saint Empire et que Metternich fait figure d'adversaire irréductible de tout ce qui paraît marqué au coin des idées révolutionnaires françaises. En 1811, le pays se dote d'un code civil général, marqué par les principes de Franz von Zeiller qui reproche pêle-mêle au code français son manque d'esprit d'égalité, notamment au détriment des étrangers, des absents, des femmes et des enfants naturels, son peu d'uniformité et d'unité avec des dispositions qui ne relèvent pas du pur droit civil et d'autres qui sont contradictoires d'un article à l'autre comme en matière de puissance paternelle ou de substitutions, enfin ses lacunes, ainsi dans le domaine successoral2. Si les critiques de Zeiller sont encore peu systématiques et plutôt désordonnées, du moins nombre de points évoqués méritent en effet des réformes. Au surplus, c'est seulement en

1 K. Sojka-Zielinska, La réception du code Napoléon en Pologne, Varsovie 1970, p. 211 et s ; Biruta Lewaszhewicz-Petrykowska, « Pologne », dans L'influence du code civil dans le monde, Paris, 1954, pp. 443-446. 2 Texte en annexe de l'article de Johannes Michael Rainer, « Autriche », dans La circulation du modèle juridique français, pp. 360-362.

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1814 que le procès du code français prend sa forme durable, avec la célèbre polémique entre Thibaut1 et Savigny2, à partir de laquelle raisonnent des générations d'adversaires et de partisans de la codification. Il est vrai que la controverse dépasse largement l'énumération des avantages et des inconvénients des textes adoptés sous l'influence de Napoléon pour s'étendre à une discussion sur la méthodologie la plus souhaitable en matière de rassemblement des lois nationales en un ensemble synthétique et ordonné.

1.3 Le droit français imposé dans le cadre du second Empire

colonial Sur le continent africain et en Indochine dominés par la France

dans le cadre du second Empire colonial, les autorités métropolitaines tendent à imposer, à des rythmes différents, les textes français qu’elles considèrent comme un gage d’amélioration technique et de progrès social, presque de progrès de la civilisation. Les étapes de ce processus – mais pas forcément les dates – sont à peu près identiques dans tous les pays concernés3. Très tôt, les Européens se voient appliquer les codes français, prérogatives progressivement proposées à un nombre de plus en plus important d’indigènes, considérés comme intégrés. Simultanément, le code de l’indigénat s’efforce de faire disparaître les pratiques locales jugées les plus choquantes, d’étendre certaines règles d’origine française et surtout de maintenir ces populations dans l’obéissance et le travail forcé4.

Dans cette évolution apparemment linéaire, deux éléments viennent compliquer la belle harmonie du schéma chronologique. Il faut d’abord souligner les réticences d’une partie des populations d’origine européenne à l’application des codes français dans les colonies, du moins au cours de la première moitié du XIXe siècle,

1 Ueber die Nothwendigkeit eines allgemeinen burgerlichen Rechtsfur Deutschland. 2 Von Beruf unsrer Zeitfur Gesetzgebung und Rechtswissenschaft. 3 Cf. Le juge et l’outre-mer, t. I : Phinée le devin ou les leçons du passé (Marie Rodet, Bernard Durand et Martine Fabre, dir.), Lille, 2006; t. II : Les roches bleues de l’Empire colonial (Bernard Durand et Martine Fabre, dir.), Lille, 2004; t. III : Médée ou les impératifs du choix (Bernard Durand et Eric Gasparini), Lille, 2007; t. IV : Le royaume d’Aiétès, Lille, 2008 (Bernard Durand et Martine Fabre, dir.). 4 Cf. Ousmane Gueye, « Droits de l’homme et pratique historique : le code de l’indigénat », De la justice coloniale aux systèmes juriciaires africains contemporains (Mamadou Badji et Olivier Devaux dir.), Toulouse, 2006, pp. 223-260 ; « L’indigénat et les administrateurs coloniaux », dans L’administration d’hier à demain en Afrique francophone, Toulouse, 2007, pp. 333-364.

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avant l’abolition de l’esclavage. Ils craignent, par exemple à Saint-Louis du Sénégal, que ce code héritier des principes de la Révolution sur les droits de l’homme puisse être utilisé pour remettre en cause le statut des esclaves et ils mobilisent les moyens à leur disposition pour en limiter les effets1. Le paradoxe tient donc à ce qu’au début du processus de colonisation, ce sont les français habitant dans les colonies qui se montrent les plus méfiants à l’encontre de l’application des textes métropolitains.

L’autre élément qui mérite d’être souligné tient à l’existence de texte-relais par l’intermédiaire desquels est passée l’influence française dans certains pays, y compris colonisés. L’exemple le plus net, ici, est celui du code tunisien des obligations et contrats, promulgué en 19062, et qui va servir de modèle au dahir marocain formant code des obligations et contrats de 19133, deux textes décisifs et dont le rôle s’est prolongé jusqu’à nos jours puisqu’ils sont toujours en application, au prix bien sûr de nombreuses adaptations. Ils doivent leur exceptionnelle longévité à la qualité du travail effectué par la commission mise en place en Tunisie et surtout à l’influence d’un de ses membres David Santillana4. Atout décisif : il connaît bien le droit musulman, surtout celui de l’école malékite « celle de la majorité des Tunisiens » auquel il a consacré un enseignement à l’Université de Rome débouchant sur la publication de deux importants volumes sur le droit musulman malékite5. À l’occasion, il explique faire également appel au droit hanéfite…6

1 Mamadou Badji, « La diffusion du code civil au Sénégal (1830-1972). Genèse et confrontation de la règle de droit écrit et de la règle d’origine coutumière dans un confetti de l’Empire français », dans De la justice coloniale aux systèmes judiciaires africains contemporains, p. 92. 2 Livre du centenaire du code des obligations et contrats (1906-2006), Tunis, 2006. 3 Les obligations et les contrats en droit marocain, DOC annoté par François-Paul Blanc, 2e édition, Casablanca, 2001. 4 Présentation par David Santillana des intentions du codificateur tunisien : Travaux de la commission de codification des lois tunisiennes, fasc. 1 : Code civil et commercial tunisien, avant-projet discuté et adopté, Tunis, 1899. 5 David Santillana, Instituzioni di diritto musulmano malichita, 2 vol. Roma 1926 et 1938. 6 Cité et commenté par Mohamed Zine, « Centenaire de la codification en Tunisie : le code des obligations et des contrats », dans La codification, pp. 188-189 : la commission « a estimé qu’elle ne devait pas se renfermer exclusivement dans le cadre du droit français. Partout où elle l’a jugé utile, elle a complété ou modifié le droit par ce qu’on peut désormais appeler le droit européen […] sous l’action des grands courants de la vie moderne les législations particulières sortent de leur isolement, se font des emprunts de plus en plus nombreux ». Enfin, la commission « a suivi en général les doctrines de l’école malékite, qui est celle de la majorité des Tunisiens, mais elle n’a pas hésité à se faire hanéfite partout où les règles de cette Ecole convenaient mieux au système général du code et aux principes du droit

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L’on aurait pu s’attendre, avec l’indépendance, à une volonté affirmée de rompre avec l’influence française et de profiter de la pleine souveraineté conquise pour se doter d’un système législatif autonome, intégrant les spécificités nationales ce que la plupart des observateurs accusaient les autorités françaises de ne pas avoir assez pris en compte. En fait, il n’y a guère qu’en Algérie que cette volonté apparaît comme déterminée, ce qu’expliquent largement les drames qui ont accompagné la lutte pour l’indépendance et qui explique toutes les volontés de rupture ; les résultats sont de toutes façons limitées tant il est difficile de remettre en cause, sans déstabiliser toute la société, une législation qui a régi le pays pendant plus d’un siècle, et dans la mesure où d’autres priorités mobilisent les attentions, en matière économique, diplomatique et de fourniture des services nécessaires à une population incroyablement jeune. Ailleurs, aucune manifestation d’une telle volonté n’est perceptible, si l’on met à part quelques dénonciations à caractère plus incantatoire que sincère. Dans les autres pays du Maghreb, l’ensemble des codes héritées de la colonisation sont modernisées ou remplacées, mais sans perdre le contact avec la référence française conçue comme un utile point de comparaison que ce soit pour s’en inspirer ou pour s’en démarquer1.

En Afrique subsaharienne, c’est une floraison de codes, conçus comme un moyen d’unification, d’homogénéisation et de modernisation des États-Nations en cours de formation. Il y a une sorte d’énigme dans ce type d’acceptation, presque d’appropriation de l’héritage colonial2. En fait, c’est généralement au cours de la décennie 1980 que se produit le phénomène prévisible de remise en cause de cette influence du droit français. Il vient d’où on ne

européen ». Commentaire de ces intentions : Nahir Ben Ammou, « L’avant-propos de l’avant-projet de code civil et commercial tunisien (Commentaires d’un indigène décolonisé sur l’œuvre d’un orientaliste faisant fonction de législateur) », dans Le livre du centenaire du code des obligations et contrats 1906-2006, pp. 65-89. 1 Sur les codes promulgués après l’indépendance : Hassan El Oufir, « La codification du droit marocain », Abdellah Boudahrain, « La technique législative marocaine en question », Ridha Mezghani, « La codification en Tunisie », dans Revue juridique et politique. Indépendance et coopération 1986, p. 391 à 411 et 451 à 473. 2 Voir dans Revue juridique et politique. Indépendance et coopération 1986, p. 288 et s., les rapports sur les codifications dans les pays suivants : Burundi, Cameroun, Gabon, Maddagascar, Mali, Rwanda, Sénégal, Tchad, Zaïre ainsi que l’article de synthèse de René Degni Segui, « Codification et uniformisation du droit en Afrique noire francophone »; Eric Agostini, Droit comparé, Paris 1988, p. 257 à 267. Cf. aussi Valentin Ouoba, Le code burkinabé des personnes et de la famille : une promotion des droits de la femme, Perpignan-Toulouse, 2001.

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l’attendait pas mais cette origine impure contribuera peut-être à faciliter sa résurrection. Ce sont les régimes militaires ayant renversé les démocraties parlementaires mises en place au lendemain des indépendances qui vont s’en prendre au droit français. On ne peut imputer cette tendance aux chefs militaires de la première génération, ceux qui, à l’image de Bokassa en Centrafrique ou de Lamizana en Haute-Volta, affectent de s’emparer du pouvoir pour mettre fin aux désordres imputables aux politiciens au pouvoir dans les années soixante. Ayant commencé leur carrière dans l’armée française, peu formés politiquement, ils n’ont pas comme premier souci de dénoncer le colonisateur. C’est en revanche une priorité des officiers au pouvoir dans un deuxième temps, généralement au cours des années 1980. Ils se sont convertis à un marxisme sommaire à base de dénonciation de l’impérialisme occidental et du néocolonialisme économique. Ils bénéficient d’un savoir faire expéditif, inspiré du modèle cubain conduisant à mettre en place un réseau de comités de défense de la révolution qui contrôle toute la population en s’appuyant sur une jeunesse fortement encadrée1.

Leur hostilité à l’égard de l’ancien système s’étend désormais au droit. Ils développent un discours d’autant plus véhément que l’adversaire n’est pas bien dangereux, avec une argumentation dirigée contre l’européanocentrisme législatif et réglementaire, contre ce droit français qui a été imposé à des populations attachées à leurs équilibres ancestraux, contre le mimétisme qui affecte la législation et contre la schizophrénie juridique qui frappe les peuples. Du haut en bas de la hiérarchie des normes, il faut contester les influences étrangères. L’on doit mettre fin aux tournées de ces « pèlerins constitutionnels » français qui prétendent livrer des constitutions quasi « clé en main2 ». Il convient de remettre en question un droit foncier fondé sur la propriété individuelle et qui menace la possession collective et organisée de la terre en fonction des besoins de chacun. L’on souhaite entendre « le chant du cygne pour le droit social étranger napoléonien » pour reprendre la formule du capitaine Sankara au Burkina Faso qui étend son rejet des apports étrangers

1 À. Cabanis et M.L. Martin, Les constitutions d’Afrique francophone. Evolutions récentes, Paris, 1999. 2 Roland Dorandeu, « Les pélerins constitutionnels », dans Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, pp. 83-112.

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jusqu’à appeler à « sonner le glas du vieux droit romain1 ». On trouve des discours un peu comparables au Bénin avec le général Kérékou ou à Madagascar où « l’institution juridique […] est remplacée par l’idéologie. L’influence du droit français est mise en veilleuse. Le centralisme démocratique efface toute réflexion, tout épanouissement »2. C’est au cours de cette décennie 1980 que René Dégni Segui, s’interrogeant sur la codification et l’uniformisation du droit en Afrique noire francophone, constate que l’œuvre codificatrice, importante durant la décennie qui suit immédiatement l’indépendance « s’est ralentie dans la deuxième décennie » et « qu’elle fait peu de place aux droits traditionnels qui résistent ». Il conclut, « l’avenir dira lequel des deux systèmes triomphera3 ». En fait, c’est par d’autres voies que la conquête que va naître une forme de droit francophone.

2. Le rapprochement des droits par négociation et concertation, donc au service du dialogue des cultures L’objectif de cette deuxième partie n’est pas de dresser le tableau

idéalisé d’un monde irénique placé sous le signe d’un nouvel ordre mondial apaisé né de la fin de l’équilibre de la terreur. Les spécialistes des relations internationales prennent conscience de ce que l’effondrement du système de l’Union soviétique et des démocraties populaires ainsi que la fin de la politique des blocs n’ont pas entraîné l’ère de paix que certains espéraient. Les impérialismes sont réapparus sous des formes nouvelles et d’abord le premier d’entre eux, celui de la grande puissance survivante. Des zones de non-droit ont surgi, placées sous le contrôle d’États mafieux et où il n’est pas plus question de favoriser le rapprochement des législations que de promouvoir le dialogue des cultures. Dans cette ambiance d’équilibre néo-westphalien qui semble en cours de mise en place au niveau

1 Extrait du discours prononcé pour l’ouverture des premières assises de Tribunaux populaires révolutionnaires et publié dans Justice populaire au Burkina Faso, Ouagadougou 1985, p. 8. Le capitaine Sankara pousse le souci de rupture jusqu’à nationaliser la terminologie juridique en remplaçant les vieilles dénominations de « loi, décret et arrêté », par la désignation de « zatu, kiti et raabo » ce qui ne lui survivra pas. 2 Jacqueline Ravelomanana, « Droit français, droit malgache : le droit positif malgache et ses problèmes d’application », art. cité, p. 66. 3 René Degni Segui, « Codification et uniformisation du droit en Afrique noire francophone », Revue juridique et politique. Indépendance et coopération 1986, p. 284.

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international, à base de contestation des souverainetés étatiques et de constitution de nouveaux Empires, le monde francophone a peut-être un rôle spécifique à jouer.

Il n’est pas question de traiter ici de la vaste question de la place éventuelle de la francophonie dans le nouvel ordre mondial1 mais plus simplement d’évoquer des nouvelles méthodes qui s’y mettent en place pour promouvoir une harmonisation de certains aspects de la législation, sur une base strictement égalitaire donc sans effet de domination, et dans les domaines où cela paraît utile, donc étroitement délimitée. Cette volonté de rapprochement, encouragée par de nouvelles méthodes de concertation, s’appuie sur les atouts du droit francophone (2.1), prend des formes négociées dans le cadre d’organisations internationales permanentes dont l’OHADA fournit l’un des exemples les plus convaincants (2.2), enfin débouche sur l’existence d’une véritable communauté des juristes francophones (2.3).

2.1 Les atouts du système juridique francophone

Il s’agit d’abord d’un système juridique d’accès relativement

facile2. Le droit francophone relève d'un ensemble, le droit romano-germanique, dont l'intitulé le protège de l’accusation de nationalisme. La méthode juridique suivie, fondée sur le raisonnement par déduction, est capable de séduire un certain nombre d'esprits par opposition à la méthode anglo-saxonne de raisonnement par analogie. Le droit allemand, composante éponyme de l'ensemble instauré à Rome il y a plusieurs millénaires, ne fait pas figure d'article d'exportation des plus aisés à promouvoir. Certes, il s'appuie sur la réputation d'un pays dont le développement économique et la puissance politique sont incontestables. Il s'agit cependant d'un droit complexe fondé sur la recherche de notions finement définies et articulées de façon parfois subtile, ses admirateurs même reconnaissant que certaines distinctions, par leur complexité, ne semblent pas répondre à une nécessité absolue du point de vue de la solution des problèmes concrets.

1 Michel Guillou et Phan Thi Hoai Trang (dir.), La Francophonie sous l’angle des théories des relations internationales, Lyon, 2008. 2 Cf. nos développements plus complets sur cette question dans Olivier Devaux, « Handicaps et atouts du rayonnement du droit français », dans Le rayonnement du droit français dans le monde, pp. 259-268.

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Par opposition, le droit francophone présente des qualités de forme, du moins dans ses dispositions originaires du début du XIXe siècle. Ce serait sans doute se montrer trop optimiste que de soutenir qu'il les a intégralement préservées et que la terminologie juridique a maintenu cette fluidité et ce souci de donner à chaque qualification le terme le plus adapté et le plus évocateur qui était caractéristique des légistes héritiers de l'Ancien Régime et de la Révolution ; autrement dit, un système libéré des pesanteurs liées à la nécessité de conserver un droit issu d'un passé très lointain, une jurisprudence d'une complexité qu'aggravaient la pluralité des conseils souverains et des pratiques s'appuyant sur l'exaltation des particularismes locaux. Même si l'on a vanté avec quelque complaisance les qualités stylistiques du code civil et de ses déclinaisons pénale et commerciale, ce n'est sans doute pas se montrer trop louangeur que de reconnaître aux textes du XIX e siècle une belle clarté, facilitant même le travail de traduction.

Par rapport à la tentation à laquelle peu de juristes résistent de privilégier la logomachie pour rendre leur intervention plus nécessaire, le législateur napoléonien a su rechercher la formulation la plus simple, la plus immédiatement compréhensible de manière univoque par les justiciables. Sans doute faut-il voir dans ce souci d'être immédiatement saisissable par ceux qui devaient respecter le droit, à la fois le souci des révolutionnaires de faire un droit si simple qu'il n'aurait besoin d'aucun médiateur professionnel et la volonté du régime impérial de rétablir un ordre dont chacun connaîtrait, à la simple lecture des textes, les exigences et les sanctions qui en découlent. Il est vrai que, de nos jours, la préoccupation de rendre la répression acceptable, le vœu de paraître protéger le plus démuni lorsqu'il commet quelque excès, conduisent à des formulations faussement sociales. Il n'en demeure pas moins que la tradition de limpidité du droit francophone subsiste.

Ce droit se présente en outre comme une architecture rationnelle et logique qui peut séduire un certain nombre d'esprits et qui en lisse, en quelque sorte, toute la complexité. C'est à la fois la faiblesse et l'élément susceptible de favoriser les imitations extérieures que la volonté des législateurs des pays francophones de dépasser les caractéristiques sociales, a fortiori ethniques, des populations auxquelles s'applique le droit. Il y avait là une préoccupation poussée jusqu'à la caricature sous la Révolution française, avec la volonté du législateur d'élaborer des normes valables dans le monde entier, que résume la formule de Saint-Just dans son projet de constitution, selon

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laquelle « le peuple français vote la liberté du monde ». Cette prétention a disparu, mais plus progressivement qu’on ne l'imagine en général, dans les pays sous influence française où les légistes se sont parfois crus fondés à imposer des règles qu'ils jugeaient de bonne foi comme capables d’accélérer l'évolution de la société qu’elles régissent. Alors qu'une conception dominante du droit dans le monde voit dans les règles applicables, plutôt le moyen de constater des équilibres dominants, d’assurer la sécurité juridique aux positions existantes, la conception française continue de considérer la législation comme un moyen d’accélérer les transformations. Il s'agit d'un droit structurant destiné à organiser la société, à la rapprocher d'un modèle idéal élaboré par des théoriciens et imaginé a priori comme progressiste.

En fait, les légistes français de l'époque révolutionnaire ont sans doute contribué simplement à la sécularisation d'un droit d'origine magique et à légitimation religieuse héritée de l'Ancien régime. Ce droit tendait à se présenter comme un système visant à régir l'ensemble des rapports sociaux selon une logique uniforme. Malgré la préservation par les codes napoléoniens de quelques innovations introduites dans le cadre du droit intermédiaire, l'essentiel des normes mises en place au début du XIXe siècle reprend les éléments légués par les coutumes et les ordonnances de la monarchie. Le système conserve sa logique interne mais avec quelques principes fondamentaux qui se veulent progressistes, même si certains puisent leurs origines dans un passé fort lointain, avec des principes tels l'autonomie de la volonté, l’égalité des enfants au sein de la famille, le refus des engagements indéfinis dans le cadre du droit positif, une répression pénale fondée sur la responsabilité personnelle, etc. Ces principes donnent à ce droit qui conserve toute sa cohérence, des possibilités de flexibilité, d'évolution en fonction des attentes du corps social, quelles que soient les formes de développement de ces sociétés.

2.2 Le rapprochement des droits francophones dans le cadre des

organisations régionales : l’exemple de l’OHADA1

1 Cf. nos développements plus complets sur cette question dans Béatrice Fourniel, « L’influence à l’étranger du code de commerce français aux XIXe et XXe siècles : du déclin du droit commercial français à l’émergence d’un droit des affaires francophone », dans Qu’en est-il du code de commerce deux cents ans après ? État des lieux et projections (Corinne Saint-Alary-Houin dir.), sous presse, pp. 63-80.

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Les législateurs des pays d’Afrique subsaharienne ont conscience de l’utilité d’un effort de modernisation du droit des affaires pour doter cette partie du monde, composée d’États de taille limitée, d’une législation attractive pour les investisseurs étrangers, suffisamment stable pour les rassurer et embrassant un ensemble géographique assez vaste pour franchir un certain seuil de visibilité pour les donneurs d’ordres les plus importants en matière financière. La coopération internationale dans le cadre de la sous-région trouve ici une occasion exemplaire de se déployer et les gouvernements des pays concernés ne la laissent pas passer.

Il faut trois ans aux États de l’Afrique francophone pour mettre en place la structure capable de les doter d’un droit commercial ou – pour adopter une terminologie plus moderne – d’un droit des affaires commun, apte à faire d’eux et de leurs entreprises des interlocuteurs pertinents à l’échelle du continent, dans un cadre juridique adapté. S’agissant donc de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA)1, le principe en est décidé à Ouagadougou en 1991, l’accord est finalisé à Libreville en 1992 et le traité signé à Port-Louis (île Maurice) en 1993. Il en résulte une institution dont les composantes sont soigneusement réparties entre les États concernés : le secrétariat permanent à Yaoundé, le directoire à Dakar, la Cour commune de justice et d’arbitrage à Abidjan, l’École régionale de la magistrature à Porto Novo (Bénin)2. L’ensemble est impressionnant par le souci de répondre aux principaux problèmes qui se posent sur le terrain en matière de conflits commerciaux et, plus généralement, dans le domaine des affaires : une structure arbitrale pour surmonter l’habituelle méfiance des parties à l’égard des juridictions nationales, un établissement de formation pour répondre au reproche trop fréquent d’insuffisante spécialisation des personnels de justice en matière de droit des affaires. Surtout, l’OHADA s’est doté d’un efficace instrument pour imposer aux quinze États membres3 de

1 Voir aussi : Roch Adido, Essai sur l’application du droit en Afrique : le cas de l’OHADA. Aspects sociologiques et juridiques au vu du passé et du présent, thèse droit Perpignan 2000, dactyl. 2 Sur les institutions de l’OHADA : titre 5 (art. 27 à 42) du traité. 3 Membres de l’OHADA : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, République centrafricaine, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée Bissau, Guinée équatoriale, Mali, Niger, Sénégal, Tchad et Togo. Cf. Filiga Michel Sawadogo, « La prise en compte du droit comparé dans l’œuvre d’unification de l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires (OHADA) », dans La codification juridique dans les pays francophones (Mamadou Badji, Olivier Devaux et Babacar Gueye dir.), pp. 189-213, sous presse.

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respecter les mêmes règles juridiques dans les rapports commerciaux entre particuliers.

C’est le système dit des « actes uniformes » qui permet d’arriver à ce résultat. Une fois qu’ils ont été préparés par le secrétariat permanent et acceptés à l’unanimité par le conseil des ministres chargés de la justice et chargés des finances, ils sont d’application directe et obligatoire dans les États membres et annulent toutes dispositions contraires figurant dans des lois antérieures ou postérieures. À ce jour, sept actes uniformes ont été acceptés qui couvrent les principaux aspects du droit commercial (« Droit commercial général », « Droit des sociétés commerciales et des groupements d’intérêt économique » et « Organisation des sûretés1 ») et qui tendent à fournir les procédures les plus aptes à régler les conflits (« Organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution », « Organisation des procédures collectives d’apurement du passif » et « Droit de l’arbitrage2 »). S’y ajoute un acte uniforme destiné à encadrer un secteur particulier, source de nombreux litiges : « Contrat de transport des marchandises par route3 » tandis que se prépare un nouveau texte « relatif au droit du travail », ce qui marque la volonté de l’OHADA d’élargir son champ d’intervention.

Deux considérations témoignent du fait que l’OHADA demeure un important moyen de coopération entre juristes africains et français et qu’elle contribue à l’affirmation d’un véritable droit francophone. La première tient à la place des experts français au sein des comités techniques de l’Organisation. L’on doit à la vérité de souligner qu’elle est parfois si importante qu’elle peut susciter les protestations des juristes africains qui s’indignent que certaines discussions donnent l’impression que l’objectif est « l’harmonisation des législations européennes » plutôt qu’africaines d’autant que les réunions se tiennent parfois au Canada ou en France : « Le continent africain serait-il trop étroit pour nos experts ? 4 ». Il est évident que, si un tel sentiment de mécontentement devait perdurer, il irait à l’encontre de l’influence du droit français. Quant à la deuxième

1 Actes uniformes adoptés le 17 avril 1997. 2 Actes uniformes adoptés le 10 avril 1998 et le 11 mars 1999. 3 Acte uniforme adopté le 22 mars 2003. 4 Aïssatou K. Kane Diallo, Intégration juridique dans la zone franc : le cas de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), thèse droit Perpignan 1998, dactyl, p. 324

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considération, elle se fonde sur les protestations de l’OHADA contre les palmarès établis par la Banque mondiale classant les divers pays du monde en fonction du degré de sécurité juridique qu’ils assurent notamment aux investisseurs étrangers : jugeant ses membres injustement traités et soupçonnant un préjugé favorable aux pays de Common Law, l’Organisation francophone a mis en cause les critères de classement de la BM1. Nul doute qu’elle soit mieux placée pour le faire que ne le serait la France seule.

2.3 Vers une communauté de juristes francophones

C’est sans doute la seule voie réaliste qu’est susceptible de

prendre un processus durable de rapprochement des droits. Les influences ne peuvent être que réciproques. L’on ne saurait accepter un schéma opposant des puissances dominantes qui imposent leurs solutions et des États soumis qui s’accommodent de les mettre servilement en œuvre. Un tel échange inégalitaire ne peut que faire naître des résistances et des réactions de rejet, donc très vite se révéler contre-productif. L’histoire en donne des exemples, y compris dont a pu bénéficier le droit français, ainsi au XIXe siècle lorsque les habitants de Saint-Domingue adoptèrent, comme on l’a vu, les codes français par réaction contre les tentatives de réimplantation de l’ancien colonisateur espagnol2 ou lorsque les Polonais se sont retrouvés unis pour défendre des lois napoléoniennes qu’ils avaient mal accueillies à l’origine mais qui leur apparaissaient comme une défense contre l’intégration à la Russie3.

Pour éviter de tels effets de répulsion causés par une pression unilatérale, il faut privilégier l’apparition de véritables communautés de juristes spécialisés. Dans cette perspective, les spécialistes de droit constitutionnel, par exemple, fournissent un terrain d’autant plus favorable qu’il s’agit d’un ensemble de juristes relativement moins nombreux que d’autres et où a toujours fonctionné une tradition d’échange des expériences. Il existe incontestablement un groupe des

1 Lettre d’information de l’OHADA du 15 février 2007 citée par Béatrice Fourniel, art. cité. Dans le même sens, cf. les protestations de l’Association Henri Capitant contre les rapports annuels de la Banque mondiale Doing Business et la place favorisée faite aux pays de Common Law contre les pays de Civil Law (Les droits de tradition civiliste en questions. À propos des rapports Doing Business de la Banque mondiale, Paris 2006, vol. 1, p. 143. 2 Frederico C. Alvarez, « République dominicaine », dans La circulation du modèle juridique français, p. 203. 3 K. Sojka-Zielinska, ouvr. cité.

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constitutionnalistes francophones et il doit faire école dans d’autres disciplines. On voit de tels ensembles percer également dans des domaines tels que le droit des affaires, le droit pénal, les finances publiques… Du point de vue géographique, on assiste à la montée en puissance d’une école de juristes africains francophones, constituant une véritable communauté internationale au niveau du continent, d’autant plus attentifs à rester en liaison permanente que, dans nombre de pays, l’ouverture vers l’extérieur fait figure de nécessité1.

Le cadre géographique de cet ensemble n’est d’ailleurs pas limité à l’Afrique. Les liens avec le reste du monde francophone demeurent forts, notamment avec l’ancienne métropole coloniale où beaucoup ont effectué une partie de leur formation et, maintenant, délivrent, à l’occasion, des enseignements. Au-delà, les liens sont forts avec la Suisse et surtout la Belgique et, par l’intermédiaire du Canada, avec le monde nord-américain. Cette dimension intercontinentale est parfois si affirmée qu’elle peut se révéler malcommode à gérer au point – côté sombre de la force – que les responsables académiques s’en plaignent à l’occasion, ne fût-ce que pour la difficulté de rassembler tout leur monde pour une réunion où le quorum est nécessaire. La contrepartie de ces collègues globe-trotters doit être cherchée dans un droit francophone très vivant, à la fois réactif et interactif.

Une des manifestations de cette ouverture peut donc être trouvée, par rapport au champ d’investigation qui nous intéresse, dans le mouvement de transformation permanent et très rapide qui affecte les constitutions d’Afrique francophone. C’est une source d’inquiétude pour le chercheur, jamais sûr d’être, sur tous les textes, parfaitement à jour de la dernière révision : il est en permanence question de changer tel ou tel article et il faut se livrer à un véritable jeu de piste pour suivre les aléas de la procédure jusqu’au vote final, souvent très tardif, parfois et à l’inverse précipité. C’est un motif de doute chez les fâcheux qui interprètent ces modifications continuelles comme un signe de fragilité et d’incomplétude qui conduirait à douter de la pertinence de ces lois fondamentales à encadrer une classe politique qui ne paraît jamais pleinement satisfaite par un texte dont la majesté devrait au contraire imposer de n’y toucher qu’avec une extrême prudence. En fait, l’on peut y voir une marque de vivacité de la doctrine et une preuve d’imagination dans la classe dirigeante. Nous

1 Cf. préface d’André Cabanis et Michel Louis Martin, Les constitutions d'Afrique francophone. Évolutions récentes.

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ne craindrons pas d’être taxé de goût du paradoxe en soutenant qu’il est peu de champs constitutionnels aussi mobiles, imaginatifs et créatifs que celui que constitue l’Afrique francophone, donc fort éloignée de l’image traditionnelle de mimétisme juridique.

Le nationalisme juridique est, comme tout autre nationalisme, porteur de périls dont le manque d’ouverture sur l’extérieur n’est que le moindre, notamment dans le domaine des codifications où le législateur a, plus qu’ailleurs et compte tenu de l’ampleur de la tâche, intérêt à ne pas s’aventurer armé de ses seules forces et éclairé de sa seule expérience. Chacun est convaincu des dangers d’une approche trop étroitement locale en matière de rédaction des lois. En même temps, la montée en puissance du mondialisme, en tous domaines et notamment en matière juridique, ne laisse pas de poser de nombreuses questions et d’éveiller quelques craintes. La perspective d’un droit uniforme applicable à tous au niveau mondial sourit à beaucoup, à l’exception évidemment des spécialistes de la résolution des conflits de lois qui y perdraient leur légitimité et leur gagne-pain. Encore faudrait-il savoir quel modèle serait le plus souvent choisi pour mettre en œuvre cet effort d’unification et si le type de justice qui l’accompagne, tant en matière civile que pénale, est celui que tout le monde souhaite voir s’implanter chez soi. Qui peut appeler de ses vœux l’installation d’un gouvernement des juges au niveau de la planète ? S’il est des terrains où le rapprochement des normes et l’appel aux arbitrages internationaux paraissent particulièrement adaptés, telle la vie des affaires, il demeure des domaines, telles la famille, la propriété et l’exploitation foncières, les solidarités au niveau infra-étatique… où le rapprochement des règles applicables ne pourrait pas se faire sans de véritables traumatismes.

De toutes façons, une certaine diversité demeure protectrice des individus et des communautés. Sans faire l’éloge de l’extraterritorialité, des sanctuaires pénaux ou fiscaux, ni des pavillons de complaisance, l’on ne peut, sans crainte, imaginer un gouvernement mondial, imposant à tous le respect des mêmes principes. Les citoyens ne le souhaitent apparemment pas. En témoignent sans doute, le résultat des référendums récemment organisés à propos du projet de constitution européenne, y compris dans les pays a priori attachés depuis le plus longtemps au processus de construction communautaire ou ayant bénéficié de la façon la plus spectaculaire de leur récente adhésion à l’Union. À partir du moment où les instances supranationales s’immiscent de façon trop ostensible

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dans la vie quotidienne des individus, elles suscitent des réactions de rejet et nombre de branches du droit affectent en effet la vie quotidienne des populations qu’elles régissent. D’une façon générale et notamment dans ce domaine du rapprochement des droits par accueil des influences étrangères, le principe de subsidiarité paraît donc particulièrement nécessaire1. Il peut d’autant mieux fonctionner que le monde juridique demeurera multipolaire, sans expansionnisme mais sans disparition du système juridique francophone.

Le thème du dialogue des cultures renvoie à nombre de valeurs où le poids d’un passé souvent très composé le dispute à l’attachement à des valeurs communautaires, où les convictions religieuses et idéologiques jouent souvent un rôle important. Dans cet ensemble qui structure un groupe social et qui lui donne sa cohésion, parfois sa capacité à s’ouvrir à d’autres, toujours son aptitude à se défendre contre toutes les agressions, le droit ne tient qu’une place limitée. Il est au service de l’ensemble national ou ethnique qui lui a donné naissance, de façon coutumière ou à travers un travail législatif de type moderne. Le droit est instrument plutôt que valeur en soi. C’est sans doute ce qui lui donne sa souplesse et qui lui permet de bien jouer son rôle lorsqu’une communauté entend s’engager avec d’autres dans la voie de la concertation et de l’accord.

À ce point de la réflexion, l’on s’éloigne de l’aspect technique des normes juridiques. Il ne s’agit pas seulement comme on l’a recherché plus haut, de déterminer les règles, les pratiques et les procédures les plus efficaces pour s’efforcer d’y faire adhérer des peuples qui n’en bénéficiaient pas jusqu’alors. Le rapprochement des droits est ici encouragé comme une étape pour le rapprochement des communautés. En un temps comme le nôtre où le métissage culturel n’est plus aussi à la mode qu’il y a quelques dizaines d’années2, où chaque communauté entend préserver ses valeurs et n’y voit pas un obstacle à l’entretien de relations intimes avec d’autres, le droit peut être un bon instrument de cette volonté de dialogue sans concession sur l’essentiel. Outil –certains disent même « boîte à outil » – proposant des instruments pour régler des problèmes, la règle juridique peut faire l’objet de

1 Cf. « Convergences européennes des droits nationaux », dans le compte rendu de la séance de travail présidé par Jacques Nicod dans le cadre de la journée du 7 février 2006 organisée par l’Association des doctorants en droit et science politique de Toulouse, dans Les influences de la construction européenne sur le droit français (Joël Molinier dir.), Toulouse, 2007, pp. 219-290. 2 Léopold Sédar Senghor, Le dialogue des cultures, op. cit.

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Rapprochement des droits et dialogue des cultures

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discussion où chacun est prêt à abandonner quelque chose en préservant l’essentiel.

En outre, le droit contribue à orienter la société en façonnant les rapports sociaux, les relations d’affaires, les modes d’exercice du pouvoir. Sur des bases négociées, les normes adoptées en commun, sur un fondement égalitaire, vont contribuer à rapprocher les peuples soumis aux mêmes prescriptions. Ils s’y conformeront comme à quelque chose d’extérieur à eux et finiront par se les approprier jusqu’à y voir un élément de leur identité. Ici, le rapprochement des droits va au-delà d’une contribution au dialogue des cultures. Il contribue à les concilier d’autant plus efficacement que les réformes, pour autant que leur introduction dans la législation soit expliquée et préparée, ne suscite pas nécessairement de réaction de rejets et peuvent favoriser des modifications jusque dans les modes de vie et les structures mentales. Sans chercher un effet de symétrie nécessairement artificielle, l’on en arriverait à soutenir que le dialogue des droits peut déboucher sur un rapprochement des cultures.