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Planche de l’édition américaine des Voyages. Paul Belloni du Chaillu 1 , célèbre explorateur du XIX e siècle rapporta de ses explorations africaines d’innombrables souvenirs et des collections d’une valeur anthropologique sans égale. Il fut aussi un témoin d’une grande précision de la vie sauvage et sans doute un des premiers blancs à voir des gorilles… et à en tuer beaucoup. Certains pensent que ses écrits inspirè- rent l’écrivain Edgar Rice Burroughs pour créer son fameux personnage de Tarzan 2 . Sans doute très impressionné par les fourmis qu’il rencontra au cours de ses voyages, il leur consacra plusieurs passages de ses ouvrages et un chapitre entier 3 dans les Voyages et aventures dans l’Afrique équato- riale 4 (1861). Insectes vous propose de découvrir ce texte étonnant. Insectes 3 n°142 - 2006 (3) D ans les forêts de cette partie de l'Afrique on trouve un nombre immense de fourmis. Plusieurs de leurs tribus se mon- trent si redoutables pour l'homme et pour tous les animaux des bois, par leurs morsures venimeuses, leur naturel féroce et leur voracité, qu'on leur a complètement aban- donné la place et qu'on peut les 1 Le CNRS éditera cet automne : Sur les traces de Paul du Chaillu, explorateur du Gabon 1831-1903, par Jean-Marie Hombert. - 288 p. - 256 ill. dont 160 couleur (date prévue : fin novembre 2006). 2 Voir notamment, sur le site consacré à cet auteur : www.erblist.com/erbmania/duchaillu.html 3 Chapitre XIX, p. 351-358. 4 Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale. Mœurs et coutumes des habitants ; chasses au gorille, au crocodile, au léopard, à l’éléphant, à l’hippopotame, etc., etc., 1863. Michel Lévy Frères, Paris. L’ouvrage numérisé est librement consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France à http://gallica.bnf.fr/ appeler les maîtresses de la forêt. Je connais dix espèces bien tran- chées de fourmis, particulières à cette région, qui toutes diffèrent par le choix de leur nourriture, par la na- ture de leur venin, par leur genre d'attaque ou par leurs travaux. Les bashikouais Les plus remarquables et les plus terribles sont les bashikouais. Cette fourmi, appelée aussi nchou- nou par les Mpongwés est très ré- pandue dans toute la partie de l'Afrique que j'ai visitée. C'est la créature la plus vorace que j'aie ja- mais vue, objet de crainte pour tous les animaux vivants, depuis le léopard jusqu'au plus petit insecte. Je ne crois pas qu'elles se construi- sent un nid, ni aucune sorte de de- meure. Jamais elles n'emportent rien ; elles mangent tout sur place. Par Paul du Chaillu . Voyages au pays des fourmis Les fourmis de l'Afrique équatoriale. - La fourmi bashikouai. - La fourmi rousse. - La nchellelai. - La petite fourmi. - La fourmi rousse des feuilles. - La fourmi qui bâtit son nid.

Voyages au pays des fourmis / Insectes n° 142

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Page 1: Voyages au pays des fourmis / Insectes n° 142

Planche de l’édition américaine des Voyages.

Paul Belloni du Chaillu1, célèbre explorateur du XIXe siècle rapporta de sesexplorations africaines d’innombrables souvenirs et des collections d’unevaleur anthropologique sans égale. Il fut aussi un témoin d’une grandeprécision de la vie sauvage et sans doute un des premiers blancs à voir desgorilles… et à en tuer beaucoup. Certains pensent que ses écrits inspirè-rent l’écrivain Edgar Rice Burroughs pour créer son fameux personnage deTarzan2. Sans doute très impressionné par les fourmis qu’il rencontra aucours de ses voyages, il leur consacra plusieurs passages de ses ouvrageset un chapitre entier3 dans les Voyages et aventures dans l’Afrique équato-riale4 (1861). Insectes vous propose de découvrir ce texte étonnant.

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D ans les forêts de cette partiede l'Afrique on trouve un

nombre immense de fourmis.Plusieurs de leurs tribus se mon-trent si redoutables pour l'homme

et pour tous les animaux des bois,par leurs morsures venimeuses,leur naturel féroce et leur voracité,qu'on leur a complètement aban-donné la place et qu'on peut les

1 Le CNRS éditera cet automne : Sur les traces de Paul du Chaillu, explorateur du Gabon 1831-1903, parJean-Marie Hombert. - 288 p. - 256 ill. dont 160 couleur (date prévue : fin novembre 2006).

2 Voir notamment, sur le site consacré à cet auteur : www.erblist.com/erbmania/duchaillu.html3 Chapitre XIX, p. 351-358. 4 Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale. Mœurs et coutumes des habitants ; chasses au gorille,au crocodile, au léopard, à l’éléphant, à l’hippopotame, etc., etc., 1863. Michel Lévy Frères, Paris. L’ouvrage numérisé est librement consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de Franceà http://gallica.bnf.fr/

appeler les maîtresses de la forêt.Je connais dix espèces bien tran-chées de fourmis, particulières àcette région, qui toutes diffèrent parle choix de leur nourriture, par la na-ture de leur venin, par leur genred'attaque ou par leurs travaux.

■ Les bashikouaisLes plus remarquables et les plusterribles sont les bashikouais.Cette fourmi, appelée aussi nchou-nou par les Mpongwés est très ré-pandue dans toute la partie del'Afrique que j'ai visitée. C'est lacréature la plus vorace que j'aie ja-mais vue, objet de crainte pourtous les animaux vivants, depuis leléopard jusqu'au plus petit insecte.Je ne crois pas qu'elles se construi-sent un nid, ni aucune sorte de de-meure. Jamais elles n'emportentrien ; elles mangent tout sur place.

Par Paul du Chaillu .

Voyages au pays des fourmisLes fourmis de l'Afrique équatoriale. - La fourmi bashikouai. - La fourmirousse. - La nchellelai. - La petite fourmi. - La fourmi rousse des feuilles. -La fourmi qui bâtit son nid.

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elles ne s'en servent que pendantla chaleur du jour, ou lorsqu'il sur-vient quelque orage.Sont-elles affamées, la longue filechange tout à coup son ordre, faitun changement de front, absolu-ment comme un bataillon et se dé-ploie dans la forêt en une largemasse qui attaque et dévore tout cequ'elle rencontre avec un acharne-ment furieux, auquel rien ne peutrésister. L'éléphant et le gorillefuient eux-mêmes devant cettepoursuite redoutable. Les Noirs sesauvent à toutes jambes, car il y vade la vie à rester en place. Tout ani-mal qui se trouve sur leur passageest pourchassé à outrance. Ilsemble qu'elles dirigent et exécu-tent leurs manœuvres d'après latactique de Napoléon, en concen-trant avec rapidité leurs forces vivessur le point d'attaque. En un rien detemps, l'animal, souris, chien, léo-pard ou gazelle, est envahi, tué, dé-voré, sans qu'il en reste rien que lacarcasse toute nue.Elles voyagent nuit et jour.Plusieurs fois réveillé en sursaut,j'ai dû me précipiter hors de macabane et de là dans l'eau, poursauver ma vie. Je n'en souffraispas moins des cruelles morsuresde leurs éclaireurs d'avant-garde,qui avaient déjà pénétré dans mesvêtements. Quand elles entrentdans une maison, elles la nettoientde tout être vivant. Les cancrelatssont dévorés en un instant. Lesrats et les souris ont beau courirautour de la chambre, la forceécrasante des fourmis terrasse lerat le plus fort en moins d'une mi-nute, malgré son énergique résis-tance, et en moins d'une autre mi-nute ses os sont dépouillés. Toutce qui vit dans la maison est exter-miné. Elles ne touchent point auxsubstances végétales. Sous ce rap-port elles sont utiles aux nègres,en même temps que dangereuses,car elles débarrassent leur logis dela vermine dont il est infecté, parexemple des énormes cancrelats,des cent-pieds, des mille-pieds etdes scorpions. Ce nettoyage a lieuplusieurs fois par an.

Leur habitude est de marcher àtravers les forêts sur une longuefile régulière ; cette ligne mou-vante qui se présente sur deuxpouces de large a souvent plu-sieurs milles de long. Sur lesflancs de cette file sont des four-mis plus grosses, qui se compor-tent comme des officiers, se te-nant hors des rangs et maintenantle bon ordre dans cette singulièrearmée. Si elles arrivent à un en-droit où il n'y a pas d'arbres pourles abriter contre le soleil dont l'ar-deur leur est insupportable, ellescreusent tout de suite un cheminsouterrain par où toute l'armée

passe en colonnes et va rejoindrela forêt. Ces tunnels sont percés àquatre ou cinq pieds sous terre ;

La fourmi bashikouai

Illustration Mathieu Maillefer

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Quand elles sont en marche, toutle monde insecte fuit devant elles ;c'est ainsi que j'ai été souventaverti de l'approche d'une arméede bashikouais. Elles balayent toutsur leur passage et montent jus-qu'à la cime des plus hauts arbresà la poursuite de leur proie. Leurmode d'attaque est un élan impé-tueux. Leurs fortes pinces s'atta-chent à la chair et ne lâchent pasprise que le morceau ne soit em-porté. Dans ces moments-là, cettepetite bête est possédée d'unesorte de rage qui fait qu'elle nes'inquiète pas de sa propre sûretéet qu'elle ne songe qu'à sa proie.Sa morsure est très douloureuse.Les nègres racontent qu'autrefoisles criminels étaient exposés sur lepassage des fourmis bashikouais ;c'était le genre de mort le pluscruel qu'on pût leur infliger.Il me reste à signaler un procédécurieux qu'elles ont l'habituded'employer. Quand sur leur che-min elles ont à traverser un petitruisseau, l'avant-garde se roule enune espèce de tunnel, de tunnel vi-vant qui s'accroche par chaquebout à deux arbres ou à deuxgrands buissons, de chaque côtéde la rive, à l'endroit qui présentele plus de facilité. Le premier pointd'appui est plus élevé que l'autre,de sorte que le tunnel est en pente.

Cette opération est achevée trèsvite et par beaucoup de fourmis àla fois ; chacune colle ses pattes dedevant au corps ou aux pattes dederrière de sa voisine ; elles for-ment ainsi un pont tubulaire sus-pendu, élevé et solide, à travers le-quel défile en ordre régulier lebataillon tout entier. Sont-ellestroublées dans leur ouvrage, oul'arche animée est-elle rompue parle choc de quelque animal, elles sejettent sur l'agresseur avec la plusgrande impétuosité.Les bashikouais ont l'odorat trèsdéveloppé, comme du reste toutesles autres fourmis, et se laissent

souvent guider par ce sens. Plusgrosses que les fourmis d'Europeet d'Amérique, elles ont au moinsun demi-pouce de long ; la tête,aussi grosse et même plus grosseque le reste du corps, est armée demâchoires ou pinces très aiguës,et les pattes de devant ont beau-coup de force ; leur couleur estrouge ou brun foncé ; elles mar-chent par troupes, en nombre in-calculable. J'ai vu, d'un endroit oùje m'étais posté, passer une co-lonne qui allait assez vite et qui amis douze heures à défiler ! Que lelecteur s'imagine combien de mil-lions de millions cette armée defourmis pouvait contenir !Il y a une autre espèce de bashi-kouais qui se trouve dans les mon-tagnes du sud de l'Équateur. Celles-ci sont encore de plus grande taille ;le corps est d'un blanc grisâtre, et latête d'un noir rougeâtre ; leursdents ou tenailles sont d'unegrande puissance et leur morsureest capable d'enlever un morceaude chair. C'est donc une formidablebête. Heureusement elles n'ont pasautant de vivacité que leurs vio-lentes sœurs ; elles ne marchentpas en bataillons si serrés, et ne seprécipitent pas sur leur proie avecle même emportement irrésistible ;leurs mouvements ont de la lenteur ;elles n'envahissent pas les villageset ne grimpent pas aux arbres à lasuite de l'animal poursuivi. Elles ne

Une colonne de fourmis bashikouais établissant un pont vivant par-dessus une rivière.

En rouge, itinéraire de Paul du Chaillu dont il rend compte dans le récit de ses Voyages.

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sont pas non plus aussi voraces quel'espèce dont j'ai déjà parlé ; si ellesl'étaient, elles pourraient assuré-ment faire disparaître du pays toutce qui a vie, car elles sont bien au-trement fortes. De fait, elles sontaux autres fourmis ce que les ba-leines sont aux poissons.

■ Les fourmis blanchesAprès les bashikouais viennent lesnchellelais ou fourmis blanches.Ces bêtes incommodes ne mor-dent ni n'attaquent aucun animal.Elles se nourrissent de matièresvégétales et s'attachent surtout à latoile de coton, au papier et auvieux bois. Elles ont horreur dujour et font tout ce qu'elles peu-vent pour s'y dérober. Veulent-elles atteindre un objet placé dansla lumière, elles établissent unconduit en terre qui les mène àcouvert jusqu'à leur but. Cetteterre semble être humectée parune sécrétion qui leur est propre,et se sèche quand elle est exposéeà l'air. Leurs nids ou fourmilières,de forme curieuse, avec des toitsplats qui les dépassent, absolu-ment comme des champignonsou des mousserons gigantesques,sont construits par le même pro-cédé, et de bas en haut, de sorteque les déblais leur fournissent laterre dont elles ont besoin.Il est presque impossible de riensoustraire à leur action destruc-tive. Elles travaillent en silence,sans être vues, et avec une rapiditémerveilleuse. Une seule nuit de

négligence vous expose à perdretoute une malle de vêtements oude livres. Elles semblent attiréesvers leurs proies par l'odeur plutôtque par la vue. Elles sont toujourslà, tout près de vous, et savent per-cer le bois le plus dur pour at-teindre l'objet de leur convoitise.J'ai remarqué qu'elles ne man-quent jamais de trouer de part enpart une pièce de coton au beaumilieu, comme si elles prenaient àtâche de faire le plus de dégât pos-sible. Cependant elles ne touchentni à la soie ni à la laine. Tel est leuracharnement à détruire, que, se-lon moi, un des plus grands bien-faits dont on pourrait doter cettepartie de l'Afrique, serait l'extirpa-tion de ce fléau.La terre dont elles bâtissent leursdemeures devient si solide quandelle a été détrempée par leur salive,qu'elle peut supporter les orages lesplus violents et les plus prolongés,sans se ramollir ni se briser, etqu'elle résiste aux intempéries deplusieurs saisons pluvieuses. Ellesne laissent pénétrer chez elles ni

l'air ni le jour, pour lesquels ellesparaissent avoir une égale aversion.En même temps elles s'abritentainsi contre les autres fourmis,leurs ennemies ; sans quoi, désar-mées comme elles le sont, elles au-raient trop de peine à se défendre.Parmi ces ennemies, les principalessont les bashikouais, qui poursui-vent la fourmi blanche avec une ar-deur furibonde, et la mangent. Jeme suis quelquefois assuré de cefait en brisant le toit des fourmi-lières qui se trouvaient sur le pas-sage d'une armée de bashikouais.Celles-ci se ruent dans la place, et aubout d'un moment n'y laissent plusune seule fourmi blanche.Quand leur demeure a été seule-ment endommagée, les fourmistravailleuses se rassemblent et semettent tout de suite à réparer lesbrèches, en se servant de terres ex-traites de l'intérieur. On ne travailleau dehors que pendant la nuit.Ces fourmis, quoiqu'on les appelleblanches, sont plutôt de couleurpaille. Elles exhalent une odeurforte, surtout lorsqu'on les écrase.

■ La petite fourmiC'est une très petite fourmi de mai-son. On la trouve par myriades danschaque village de cette région del'Afrique. C'est une vraie peste. Pourpeu que vous négligiez de mettre vosvivres à l'abri, elles fondent dessus etgâtent tout ce qu'elles peuvent at-teindre. Dans les maisons africaines,on suspend toutes les provisions auplafond avec des cordes enduites deglu (de goudron sur la côte), pour in-tercepter le passage des fourmis ;mais quelquefois elles se laissentchoir d'en haut sur leur proie. Leshabitants du littoral tiennent lespieds de leurs tables plongés dansdes vases d'eau pour les isoler de cesparasites. J'eus le malheur un jourde laisser mon sucrier à leur portée ;j'allai le prendre moins d'une demi-heure après, et déjà il était couvert deplusieurs milliers de ces petitespillardes ; tout le vase, au dedans eten dehors, n'était plus qu'une massenoire vivante et grouillante.Elles paraissent avoir l'odorat très

Une rencontre désagréable

Les fourmis géantes au cinéma…Les fourmis (géantes,tueuses…) ont plu-sieurs fois inspiré lesrécits fantastiques etde science fiction,dans la littératurecomme à l’écran. Ci-contre, le film TheNaked jungle (1954) -en français Quand lamarabunta gronde -,avec Charlton Hestonet Eleanor Parker. Enbas, Empire of the

ants (1977) avec Joan Collins et RobertLansing, adapté d’une nouvelle de H. G.Wells. Dans ces deux cas, les vedettes à sixpattes sont originaires d’Amérique latine etnon d’Afrique. (Suite p.35).

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fin ; invisibles jusqu'à ce qu'ellessentent quelque aliment à leur por-tée, elles affluent alors on ne saitd'où, et en nombre tel que le voya-geur s'étonne et s'inquiète de sevoir assiégé par une pareille armée.Il y a deux espèces de ces petites four-mis, l'une rousse et l'autre noire,mais, du reste, entièrement iden-tiques, autant que j'en ai pu juger.

■ La fourmi noireElle vit dans les forêts, et en géné-ral dans les arbres morts. Elle n'estpoint incommode, car elle va isolé-ment chercher sa nourriture, aulieu de marcher en troupe, et ellen'attaque pas l'homme, à moinsqu'il ne l'ait provoquée. Sa mor-sure est pénétrante et douloureuse,comme j'en ai fait l'expérience,mais la souffrance ne dure paslongtemps, et le venin, si c'en estun, n'a pas beaucoup de malignité.

■ La fourmi rousse desfeuilles, et la fourmi noirâtredes racinesCes petites bêtes ont une singulièrefaçon de construire leurs nids ;elles affectionnent certains arbresqu'elles font périr souvent par lafaçon dont elles les envahissent.Ainsi, elles choisissent l'extrémitédes branches où elles trouvent degros bouquets de feuilles ; ellescollent ces feuilles l'une à l'autrepar leurs bords et en font une es-pèce de sac de la grosseur d'uneorange. Voilà leur nid. C'est unsingulier spectacle que tous cesarbres, d'où pendent à chaquebranche et à chaque rameau cesfruits d'un nouveau genre ; carelles couvrent tout un arbre, et lefont périr en peu de temps parcette exploitation sans mesure. Lamorsure de ces fourmis est trèsdouloureuse, et leur naturel trèsvindicatif, comme celui de toutesces petites bêtes qui sont toujourssur la défensive. Malheur au voya-geur qui, par inadvertance, aurasecoué l'arbre ou la branche où cesnids sont établis : elles tombentsur lui par masses et le mordentsans trêve ni merci.

Il y a une fourmi d'un noir rous-sâtre, de moyenne grosseur, quiconstruit son nid contre les ra-cines de certains arbres, après les-quels elle grimpe pour manger lesbourgeons des branches. Sa mor-sure est cruelle ; l'ingrate tue ainsiles arbres dont les bourgeons lanourrissent et dont les racines laprotégent.

■ La fourmi noire communedes sablesCelle-ci est, après les bashikouais,l'espèce la plus redoutable quej'aie rencontrée en Afrique. C'estune petite fourmi noire, qui setrouve surtout dans le pays deCamma, près des villages et quivoyage isolément à travers les prai-ries sablonneuses. Heureusementl'espèce n'en est pas nombreuse.On ne sent pas sa morsure dans lepremier moment ; mais quelquetemps après, la souffrance estaussi vive et aussi cruelle que si unscorpion vous eut piqué ; et elledure, sans vous laisser de relâche,pendant plusieurs heures. Aprèsune demi-douzaine d'expériences,j’avais fini par craindre cette petitepeste plus que toute autre espècede fourmi ou d'insecte venimeux.Au moins les bashikouais s'annon-cent de loin et leur morsure nevous fait mal que dans le premiermoment ; mais ces fourmis deCamma vous attaquent isolémentet sans se montrer, si bien que

vous êtes mordu avant de vous enêtre aperçu.

■ La fourmi qui bâtit son nidIl y a aussi une fourmi noire, ingé-nieuse à se bâtir un nid, qu'ellesuspend à des branches d'arbre. Cenid a ordinairement deux pieds delong, sur un pied de diamètre.L'intérieur a toute sorte de che-mins et de galeries qui se croisent ;là on travaille, on emmagasine lesprovisions, on pond les œufs, etl'on élève les jeunes fourmis.Pour mettre leurs nids plus en sû-reté, et les rendre impénétrables àl’eau pendant les saisons plu-vieuses qui règnent si souventdans ces contrées, ces petites bêtesles construisent absolumentcomme nos maisons, avec destoits en pente et des espèces detuiles. Il y a seulement cette diffé-rence, c'est que les rangées defeuilles qui leur servent de tuilesavancent les unes au-dessus desautres sans se toucher, ménageantainsi un excellent appareil de ven-tilation dans l'intérieur du nid.

■ La petite fourmi bashikouaisouterraineCette fourmi n'est pas si redou-table que la terrible bashikouainoir rougeâtre ; elle est plus petiteet de couleur rousse ; elle ne de-meure pas dans les forêts, maisdans les villages et dans les mai-sons ; elle ne se montre pas en

Mon premier gorille

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grand nombre sur la surface dusol, à moins qu'elle ne flairequelque chose à manger. Alors onles voit sortir d’une quantité in-nombrable de petits trous, quisemblent communiquer entre euxsous terre par toutes sortes deconduits. La morsure de cettefourmi, quoique moins terribleque celle des bashikouais est en-core très douloureuse. Ce n'est pasune espèce voyageuse.

■ La grosse fourmi rousseCelle-ci, quoique ce soit la plusgrosse des fourmis africaines, nes’attaque pas à l’homme. C’est unebête de nuit. Elle ne se montre ja-mais le jour, et fuit même toute lu-mière. Elle aime beaucoup laviande cuite ; elle est aussi friandede sucre. Elle s'établit dans lescoins obscurs et dans les cabinetsnoirs bien clos, où la lumière nerisque pas de l’importuner. r

Paul Belloni du ChailluNé à Paris (ou à La Nouvelle-Orléans ?) le31 juillet 1835. À l’âge de 17 ans, il rejointson père, commerçant et agent consulaireau Gabon, qu’il suit dans ses voyages dansl'intérieur des terres. Il s’immerge ainsidans l’univers africain et se familiarise trèsvite avec les coutumes et les langues despeuplades environnantes. Dès 1852, il passepar New-York et publie ses notes sur sa pre-mière longue incursion dans les territoiresintérieurs. Naturalisé américain sous lenom de Du Chaylion, il se livre à son tourau négoce avec l’Afrique et, entre 1855 et1859, effectue une longue exploration, tou-jours au départ du Gabon. Il ramène decurieuses collections en tous genres, dont ilfera don au British Museum de Londres. Lerécit de ses tribulations, Voyages et aventuresdans l’Afrique équatoriale, est diversementperçu, entre scepticisme, railleries et réfuta-

tions. Pour prouver sa bonne foi, il repart et explore une région quasi-inconnue du Gabon,l’Achango, en s’entourant de toutes les garanties possibles. Alors qu’il est contraint d’inter-rompre son expédition et perd la quasi-totalité de ses notes et collections, les preuves de sesexploits précédents se font jour en Europe. À son retour il réside plusieurs années aux États-Unis, rédige ses mémoires et collabore pendant plusieurs années à des revues et sociétésd’histoire naturelle. Puis il s’intéresse à l’Europe du Nord et explore la Scandinavie, d’où ilrapporte et publie de nouveaux et étonnants souvenirs de voyages.

B.D.D’après, entre autres, Imago mundi à www.cosmovisions.com/DuChaillu.htm

NDLR : tout le monde aura reconnu qu'un termite (Isoptère) s'est glissé parmi les “fourmis” de notre explorateur. Personne n'ayant pu nous indiquer avec certi-tude les noms scientifiques des espèces citées, pas de "noms latins" pour une fois. Cependant le lecteur retrouvera plus loin (p.35) une référence cinématogra-phique et d'actualité utile à l'identification, peut-être, de celles qui sont ici appelées "bashikouais" et de leurs victimes, les "nchellelais" ou du moins de certainesde leur consœurs.

EN ÉPINGLE - voir les autres Épingles à www.inra.fr/opie-insectes/epingle06.htm

■ Comptes de fourmisDes fourmis comptent leurs pas de façon à retrouver leur nid.L’hypothèse, émise en 1904, est confirmée par Harald Wolf et ses col-lègues (université d’Ulm, Allemagne) sur une espèce polyphage nord-africaine des milieux arides, Cataglyphis fortis (Hym. Formicidé). C’estune grande (1 cm) fourmi « coureuse du désert » noire, véloce, à l’ab-domen relevé, qui ne dépose pas de phéromones de piste ; lesouvrières partent fourrager en zig-zag sur le sol brûlant et reviennentchargées, tout droit, à la fourmilière (signalée par un simple trou dansle sol) sans s’égarer sur un terrain pourtant sans repère.Pour réussir cet exercice de navigation, l’ouvrière - un travail récent l’aconfirmé – suit une direction donnée par la position du soleil : maispour déterminer la distance ? Après avoir constaté que des sujets aux pattes raccourcies avaient dumal à localiser le nid (sans autre inconvénient, en apparence), nosmyrmécologues allemands ont monté une manip (selon un modèletrès classique) pour évaluer l’effet de la longueur des pattes sur le tra-jet de retour.Leur dispositif comporte un nid et une source de nourriture (artificiels)reliés par un canal (mobile) en aluminium. On commence par entraî-ner des fourmis à mémoriser une distance de 10 m. Puis ces sujetsont, pour les uns, leurs 6 pattes amputées d’1 mm (environ) et, pourles autres, leurs pattes prolongées d’un poil de pinceau collé (quidépasse d’1 mm). Lâchées sur le site d’alimentation, les fourmis sedirigent vers leur nid, via un nouveau canal d’aluminium (qui ne vanulle part), qui à petites foulées sur leurs moignons, qui à grandesenjambées sur leurs échasses. Les ouvrières surbaissées, au bout de 5 m (en moyenne), cherchent en tous sens : leurs consœurs surélevéesmarchent 15 m avant de manifester le même comportement.

Pour H. Wolf, les fourmis ont effectué un nombre définide pas (dont la longueur dépend de celle de leursappendices locomoteurs) puis, s’estimant à la bonnedistance (10 m), se sont mises à chercher l’orifice dunid. Elles possèdent donc, au niveau du système ner-veux, un dispositif de comptage, qui est remis à zéro àchaque retour à la fourmilière. AF

D’après, notamment, « Ants use podometers to find home »,NewScientist.com, lu le 29 juin 2006 à www.newscientist.com - Articlesource : The Ant Odometer : Stepping on Stilts and Stumps, MatthiasWittlinger, Rüdiger Wehner, Harald Wolf. Science, 312, 30 june 2006 -

On (re)lira, dans notre série Les insectes de la Belle Epoque, les observa-tions de Mlle Fielde sur les fourmis estropiées relatées – en 1905 - dansLa Nature sous le titre « La ténacité de la vie chez les fourmis », enligne à www.inra.fr/opie-insectes/be1905-1.htm

Cataglyphis fortis sur ses « échasses » Cliché Matthias Wittlinger