Wael Ghonim RÉvolution 2 · 10 I Révolution 2.0 on m’insulte, le tout accompagné de rires moqueurs. Ces rires sont partie intégrante de la stratégie visant à instiller la

Wael Ghonim

R É v o l u t i o n 2 . 0

lE PouvoiR DES GEnS, PluS FoRtQuE lES GEnS Au PouvoiR

Traduit de l’anglaispar Maxime Berrée

À tous les Égyptiens, les Tunisiens et autres patriotes arabes

qui se sont emparés de la rue

pour faire l’Histoire et inspirer le monde.

À tous les hommes et les femmes de courage

qui ont fait le sacrifice ultime.

Aux futures générations,

dans l’espoir qu’elles vivent dans un monde libre

et démocratique.

Le monde autour de moi est d’un noir d’encre. Mes ravisseurs empruntent des petites ruelles, tournent et changent de direction à de nombreuses reprises. Technique classique pour désorienter leurs victimes.

Je suis flanqué de part et d’autre de deux gardes de la sécurité d’État. En plus des menottes, ils me tiennent fermement par les bras. Je gardele silence afin d’éviter toute provocation. Pour me boucher la vue, ils ont relevé ma chemise et la maintiennent sur ma tête à l’aide de ma ceinture. L’un d’eux m’appuie sur le crâne pour me dissimuler à la vue des passants. Tout ce que je portais m’a été confisqué.

Ces brefs instants avant que la voiture n’atteigne sa destination ne sont que trop familiers, j’ai publié tant de récits de personnes détenues par la sécurité d’État. Maintenant que c’est mon tour, je me demande ce qui va m’arriver, mais à vrai dire je connais déjà la réponse : tout peut m’arriver.

« Sors, espèce de fils de p… », m’ordonne une voix hargneuse quandnous arrivons. On me traîne hors de la voiture. Mon entrée dans le bâtiment est violente et humiliante : on me gifle, on me frappe,

Prologue

10 I Révolution 2.0

on m’insulte, le tout accompagné de rires moqueurs. Ces rires sont partie intégrante de la stratégie visant à instiller la peur chez les nouveaux venus avant même leur interrogatoire. Ces hommes semblent prendre plaisir à leur travail, en tout cas ils le font consciencieusement.

Le plus difficile avec les gifles et les coups, c’est l’élément de surprise. Comme je ne vois rien, je n’ai aucun moyen d’anticiper. Quand tombera le prochain coup ? De quel côté ? Sur quelle partie de mon corps ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Je me demande ce qu’ils savent. Qu’ai-je fait qui m’ait trahi ? Un coup. J’ai peur. Je sais que c’est ce qu’ils veulent, me briser avant de m’interroger. Je décide d’accélérer le cours des choses en faisant semblant de trembler de tout mon corps. Pourtant la peur est là, bien réelle, irrépressible.

Alors qu’on me passe à tabac, je supplie Dieu de donner à mon amiNajeeb, à Dubaï, l’idée de changer le mot de passe du compte e-mailde la page Facebook, et qu’il le fasse avant que l’interrogatoire ne commence sérieusement.

Ils savent forcément ce que j’ai fait.

Je veux revoir mes enfants.

Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, une ville située à plus de 250 km au sud de Tunis, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes sans autorisation, se voit confisquer son chariot par une policière et, comme il

proteste, on rapporte qu’elle l’humilie publiquement en le giflant. Il se rend ensuite à la municipalité et au gouvernorat pour se plaindre, mais on refuse de le recevoir. À 11h30 ce matin-là, il retourne au gouvernorat et s’immole par le feu. Il ne décède pas immédiatement. Transféré dans un hôpital proche de la capitale, il meurt finalement le 4 janvier 2011.Au lendemain de son immolation, des manifestants se rassemblent devant le siège du gouvernorat. Ils sont accueillis par des coups et des gaz lacrymogènes. Bien que les médias officiels tunisiens minimisent leur ampleur, la nouvelle se répand sur les réseaux sociaux et les manifestations se multiplient aux quatre coins du pays, atteignant la capitale à la fin décembre.

AbdelRahman Mansour souhaite que nous couvrions les événements en Égypte sur Kullena Khaled Saïd, mais au départ je ne suis pas favorable à cette idée. J’ai peur que cela excite tout le monde, puis que les manifestations tunisiennes soient réprimées, ce qui entraînerait une nouvelle vague de déception et de désespoir chez nos membres.

5 I Une révolution annoncée


AbdelRahman passe outre mes réserves et publie une photo de contestataires tunisiens brandissant des casques et des matraques de policiers en faisant des signes de victoire. Comme je m’y attendais, cette image occasionne de vives discussions entre nos membres ; agir sur une impulsion ne va rien nous apporter de bon. Je réitère mes recommandations à AbdelRahman afin qu’il ne couvre pas les manifestations tunisiennes pour l’instant. En définitive, nous nous accordons pour supprimer le post et attendre de voir quelle tournure prendront les événements.

Après Khaled Saïd, la page se concentre maintenant sur les abus des forces de police égyptiennes. Jour après jour, je suis de plus en plus convaincu que le régime se sert de la police comme d’une chaîne attachée au cou du peuple ; si nous arrivions à la neutraliser, le régime serait paralysé. Nous mettons en lumière les nombreuses bavures commises par la police et essayons de monter l’opinion contre elles. Néanmoins, nous nous efforçons de faire preuve de discernement dans nos attaques et de ne pas transformer tous les policiers en ennemis. Il nous arrive à plusieurs reprises de faire l’éloge d’officiers honnêtes, qui accomplissent décemment leur mission. Mais malheureusement, ils sont nombreux à transgresser la loi, et, avec ou sans page Facebook, la police est détestée par la population égyptienne.

Le slogan officiel de la police a changé avec l’actuel ministre de l’Intérieur, Habib al-Adly, ce n’est plus, « La police au service du peuple », mais, « Le peuple et la police au service de la nation »… Même la communication confirme que la police ne sert plus le peuple. La torture n’est pas le fait de cas isolés, elle est systématique. Les forces de police ne disposant pas des outils technologiques qui

Une révolution annoncée I 167

pourraient les aider à résoudre les crimes, la torture est devenue un des premiers moyens d’obtenir des informations.L’essentiel des efforts policiers vise à protéger le régime. La sécurité d’État, la division la plus puissante et la plus influente de la police, est entièrement dédiée à une mission unique : traquer les opposants politiques et les individus à tendance contestataire. Pour cela, elle les terrorise, les menace, les torture, invente de fausses accusations. Dès lors, rien d’étonnant à ce que les Égyptiens appellent la police « le gouvernement ».La corruption est aussi très répandue parmi les officiers, en partie parce que leurs salaires sont si bas que beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à prendre les pots-de-vin et autres sources illégales de revenus. Souvent, quand un agent de circulation m’oblige à me ranger sur le côté de la route pour me verbaliser, je lui déclare d’emblée : « Je ne paye pas de bakchich. » La plupart du temps, il me laisse repartir, je ne sais pas si c’est par déception ou par gêne.

Une blague : Les deux jumeaux d’un policier ratent leur examen. Le premier va voir son père, qui le frappe et l’insulte, et le garçon repart dans un sale état. Quand le deuxième vient, son père lit son relevé de notes et se contente de dire : « Essaie de faire mieux la prochaine fois. » Quand il sort, son frère lui demande : « Pourquoi il ne t’a pas frappé ? » « J’ai glissé un billet de cinq livres dans le relevé de notes. »

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Malgré tous les événements déprimants qui ont eu lieu, je veux terminer l’année sur une note positive. Le dernier jour de 2010, je commence à publier des messages encourageants des membres en leur demandant d’en envoyer d’autres, afin de nous donner de l’espoir pour l’année à venir.


Bonne année… J’espère que l’année prochaine sera meilleure que la précédente… Donnons-nous du courage pour être positifs et réactifs… Que chacun nous dise ce qu’il ou elle a fait en 2010 qui lui a inspiré le plus de fierté.


Je vais commencer la liste en partageant avec vous les choses que des membres ont faites et qu’ils ont mentionnées dans leurs commentaires. Que nos actions soient une source d’inspiration pour les autres… Nous ferons de notre pays un endroit où il fait bon vivre… tant que nous restons unis… que nous défendrons les opprimés et les faibles. Nous serons plus forts… Kullena Khaled Saïd.


Les messages affluent. En voici deux :

Eman Farid : Je suis heureux d’avoir fait beaucoup de choses qui m’ont rendu fier. D’abord, j’ai réussi tous mes examens à l’université du premier coup et j’ai même obtenu la mention « Bien ». Ensuite, j’ai participé à ma première Protestation silencieuse, j’étais seul et un policier m’a poursuivi mais il ne m’est rien arrivé, Dieu merci. Enfin, je suis allé voter pour la première fois et j’ai pu constater de mes propres yeux que les élections étaient truquées. Je prie pour que Dieu fasse de tous les Égyptiens des citoyens éclairés qui veulent d’abord se changer avant d’essayer de changer les autres !


Khaled Mansour : Merci à l’administrateur de Kullena Khaled Saïd d’avoir dirigé notre colère vers quelque chose de positif… L’idée est de réussir à gérer notre colère. C’est elle qui nous fera combattre l’injustice et tenter de régler les problèmes par une action positive. Je ne recommencerai pas à diriger ma colère contre moi-même.



Alors que nous faisons de notre mieux pour terminer l’année avec optimisme, nous n’avons absolument aucune idée de la catastrophe qui va s’abattre sur le pays.Quelques minutes à peine après le passage au Nouvel An, une bombe explose à Alexandrie devant l’église des Saints, remplie de coptes qui assistent à une messe. L’église tremble, le bruit de l’explosion est assourdissant. La plupart des gens qui se trouvent à l’intérieur fuient, pensant qu’un tremblement de terre frappe la ville. Dehors, ils se retrouvent nez à nez avec les cadavres de vingt et une personnes dont les membres sont déchiquetés. Plusieurs dizaines de blessés jonchent également le sol. La scène est dramatique : un incendie, du sang partout, et des gens qui restent là à regarder, hagards, horrifiés par ce qu’ils voient. Les photos et les vidéos qu’ils prennent sur leurs téléphones mobiles ce soir-là provoquent une onde de choc dans tout le pays.

Dès le départ, notre page Facebook a évité de débattre des incidents religieux, afin de ne pas provoquer de commentaires agressifs ou belliqueux entre les membres. Avec une poignée d’extrémistes de chaque bord, les forums ouverts peuvent facilement se transformer en champs de bataille.La politique du régime, que ce soit intentionnel ou non, a provoqué une profonde fracture entre musulmans et chrétiens, bien que des générations de musulmans et de coptes aient vécu pacifiquement côte à côte par le passé. Le régime est doué pour diviser, ce qui donne l’impression que sans Moubarak les Égyptiens se livreraient une guerre fratricide. C’est ce qui permet à Moubarak de vendre sa politique auprès de la communauté internationale, qui la voit comme un moindre mal.Quand des éruptions de violence entre musulmans et chrétiens ont lieu en Égypte, elles commencent en général pour des raisons qui n’ont aucun rapport avec la religion. Les conflits, en particulier dans les villes


et les villages les plus reculés, se produisent le plus souvent à cause de relations commerciales ou sentimentales interconfessionnelles qui ont mal tourné. Le manque d’éducation et l’injustice du système font le reste : des querelles qui devraient normalement trouver une issue au tribunal se règlent violemment, entre clans familiaux. Il arrive que des familles chrétiennes et musulmanes soient à couteaux tirés pour une simple transaction financière. En outre, les crimes commis sont parfois perçus comme des attaques délibérées contre l’une ou l’autre des religions, ce qui entraîne des représailles de la part de la famille de la victime. De temps à autre, une fille décide de se convertir et s’enfuit avec un jeune garçon de la religion qu’elle vient d’embrasser parce que sa famille ne l’autorisera jamais à l’épouser. Sa famille déclare aussitôt que sa fille a été kidnappée et forcée à renoncer à sa foi. L’innocent amour engendre des cycles de vengeance, et les affaires de ce genre conduisent à de grands débats nationaux, lesquels ne font qu’augmenter la frustration et la colère des deux camps.

Après l’explosion de la bombe devant l’église, je recherche en ligne une image du croissant et de la croix ensemble afin d’adoucir un peu le coup porté à notre corps national. Je demande à tout le monde sur la page Facebook de changer son image de profil pour mettre celle-ci à la place, avec la mention : « Je suis un Égyptien et je suis contre le terrorisme. »

J’aimerais que nous remplacions tous nos photos de profil par celle-là, même si ça ne dure qu’un jour… Nous devons désamorcer le conflit à Alexandrie.

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Pour commencer, nous publions des images et des vidéos douloureuses de l’attentat. Certains membres nous reprochent de


mettre de l’huile sur le feu. Nos raisons sont simples : connaître les faits est important. J’écris :

Nous postons les images pour aider à établir les faits, et non pour aggraver le problème. Cette page a été créée après avoir vu la photo de Khaled Saïd torturé. Si nous ne l’avions pas vue, nous n’aurions pas fait attention… Nous devons nous serrer les coudes et oublier nos différences. Nous devons tous combattre le criminel qui a commis cet acte, quel qu’il soit et quels que soient ceux pour qui il travaille.


En général, les médias égyptiens rechignent à diffuser des images d’attaques perpétrées contre les coptes ou les églises. En attisant le feu, le régime a peur que la situation lui échappe. Pourtant, avec l’essor d’Internet et de la télévision par satellite, l’émotion grandit parmi la communauté copte, qui a accès à des images d’une rare sauvagerie, tandis que les musulmans ignorent ces atrocités qui leur sont cachées. Nous voulons susciter l’empathie pour les victimes, et à cette fin il est crucial de publier toutes les vidéos, même les plus sanglantes, pour que tous nos membres les voient.

J’enjoins les membres de la page à donner leur sang et à garder calme et raison. Faire éclater des tensions religieuses est précisément le but recherché par les auteurs de l’attentat. Un membre de la page écrit en commentaire que des violences entre musulmans et chrétiens constitueraient un motif de satisfaction pour les coupables. Il conseille à chacun de dominer sa colère et de raisonner froidement, afin que nous imaginions comment faire un vrai pas vers le changement qui règlerait le problème à sa racine. Ce message recueille l’assentiment du plus grand nombre.


La plupart des dignitaires religieux musulmans et chrétiens demandent à la population de ne pas se laisser aller à des débordements. Je poste une interview avec Moez Masoud, une jeune figure religieuse connue pour ses interprétations intellectuelles et modernes de l’Islam. Moez, que je connais depuis des années, déclare sans ambages que les chrétiens font partie de la société égyptienne au même titre que les musulmans, et qu’il est vital pour les Égyptiens de s’unir au lieu de donner satisfaction aux terroristes.

« Le 1er janvier, une part d’humanité est morte à Alexandrie… Si nous voulons reconquérir l’Égypte, nous devons reconstruire notre nation ; reconstruire une industrie, une économie, une politique, et mettre en œuvre une véritable renaissance. » Moez Masoud dit des choses très importantes à propos des récents événements. Nous pouvons changer notre pays en bien, de nos propres mains, et c’est ce que nous allons faire !


Furieux, les chrétiens commencent à manifester à travers tout le pays. Ils sont extrêmement inquiets à l’idée que les auteurs de ce crime restent impunis. Cela est effectivement déjà arrivé par le passé. La colère monte, et ils entreprennent de bloquer les principales routes du Caire. Une manifestation à Shubra, quartier très animé de la ville où vivent de nombreux chrétiens, tourne à l’émeute. Les heurts entre manifestants et policiers causent des blessés dans les deux camps, mais surtout parmi les protestataires. Une vidéo, où l’on voit un soldat matraquer le crâne d’un manifestant malgré les cris de ce dernier et le sang qu’il perd, circule rapidement sur Internet.Le ministère de l’Intérieur publie un communiqué condamnant la « violence » des manifestants, qui terrorisent les habitants des faubourgs du Caire, faisant état de deux officiers et deux soldats blessés, mais ne


mentionnant pas les blessés du côté des manifestants. Huit activistes musulmans qui ont pris part aux manifestations sont arrêtés, sans doute pour faire comprendre aux musulmans qu’ils n’ont pas intérêt à joindre leurs forces à celles des chrétiens. Le régime semble vouloir faire croire à des conflits de nature exclusivement religieuse.

Afin d’apaiser la tension, notre page appelle à un rassemblement le jour de Noël. Les chrétiens orthodoxes, majoritaires en Égypte, fêtent Noël le 7 janvier et beaucoup craignent qu’à cette occasion une autre église ne soit prise pour cible.

C’est alors que Mohamed el-Sawy, intellectuel égyptien de premier plan, propose aux Musulmans de former des boucliers humains autour des églises, afin de protéger leurs frères et sœurs chrétiens pendant leurs prières. Le terrorisme ne réussira pas à balayer notre unité, tel est le message qu’il souhaite faire passer. Sur la page, j’écris que les terroristes n’ont pas seulement causé la mort de 21 chrétiens, ils ont aussi poussé 80 millions d’Égyptiens à se battre.

Le rassemblement du 7 janvier fait la une d’Al-Shorouk et il est également couvert par des sites Internet très suivis. L’animatrice de télévision Mona el-Shazly en parle dans son émission, et plusieurs personnalités publiques exhortent les gens à y participer. Notre invitation Facebook touche 170 000 personnes, sur lesquelles 18 000 répondent positivement.L’idée de protéger les églises est elle aussi largement soutenue, d’autant qu’elle attire l’attention des médias.En pratique, cependant, la foule n’est pas au rendez-vous, en grande partie à cause des manifestations de chrétiens en colère dans les quartiers populaires.


Néanmoins, grâce à ces événements, de nombreux musulmans mettent pour la première fois un pied dans une église. On voit même quelques femmes portant le voile islamique, assister à des messes ce soir-là. Nous publions des photos d’elles et de tous les musulmans brandissant des panneaux pour appeler à l’unité face au terrorisme sous toutes ses formes.

Pendant que notre nation se remet de ce terrible drame, une vidéo d’une quarantaine de secondes circule en ligne. On y voit le cadavre d’un homme barbu, âgé de trente ans environ, qui n’est pas sans me rappeler Khaled Saïd.Cet homme s’appelait Sayyid Bilal. Il était l’un des détenus suspectés d’avoir organisé et exécuté l’attentat à la bombe contre l’église d’Alexandrie. Il n’a pas supporté les tortures policières, et il est en mort. La police a employé ses méthodes habituelles, telles qu’appliquer des chocs électriques sur les parties les plus sensibles du corps. La famille de Sayyid Bilal a pris une photo de son cadavre et l’a diffusée sur le Web. Sur la page, nous reprenons l’affaire de Sayyid et, pour montrer que nous ne faisons pas de discrimination entre musulmans et chrétiens, nous publions en même temps une photo de Martina Fekry, une chrétienne tuée dans l’attentat, et précisons qu’ils ont tous les deux été persécutés pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis.

Maryam Fekry et Martina Fekry… victimes d’une attaque criminelle… en photo avec leurs amis. Dieu bénisse Maryam et Martina… Le terrorisme est véritablement impie.


Du journaliste Abdul Moneim Mahmoud… On a fait pression sur la famille de Sayyid Bilal pour qu’elle ne porte pas plainte. Nous devons lutter contre ces pratiques. Emmenez votre


mère et votre femme, exprimez-leur vos condoléances et soutenez-les pour qu’ils n’abandonnent pas. Au bazar, sur le pont Namous… Près de la gare d’El-Zahirya, à la mosquée d’Al-Minya… Envoyez un message au beau-frère de Sayyid Bilal et à son avocat Izba, demandez-leur de ne pas céder aux pressions en abandonnant l’accusation de meurtre contre la sécurité d’État.


Sayyid Bilal venait d’une famille pauvre et il avait un enfant en bas âge. La page consacre beaucoup d’attention à son cas, parce qu’il est emblématique des abus que permet la loi d’urgence égyptienne et des pratiques de torture de la sécurité d’État contre les activistes des divers groupements religieux. AbdelRahman Mansour réussit à coordonner son action avec le journaliste d’Al-Dustour Abdul Moneim Mahmoud, lui-même en contact permanent avec la famille de Sayyid Bilal, et nous publions une photo de son bébé ainsi qu’une autre de sa mère en deuil. Le régime est de plus en plus reconnu pour ce qu’il est par l’opinion publique. Beaucoup de chrétiens envoient des posts pour exprimer leur sympathie vis-à-vis de la famille de Sayyid Bilal.

Afin de redonner un élan d’optimisme, je lance, le 7 janvier, une campagne baptisée « La semaine de la bonne volonté au nom de Khaled Saïd ». L’idée, sommaire, est de demander aux gens de faire une bonne action autour d’eux, dans la société, et de la dédier à Khaled.Comme il y a des événements à gérer au jour le jour, et que nous promouvons en outre la campagne de bonne volonté, nous avons peu de temps pour préparer l’avenir. Pourtant, le 25 janvier approche. Il est temps de planifier quelque chose, démocratiquement.


Nous avons besoin d’idées pour la Journée de la police, le 25 janvier. Puisque ces gens travaillent très dur à humilier, torturer, voire tuer les citoyens égyptiens, nous ne devons pas laisser passer l’occasion de leur dire que nous n’oublierons pas… S’il vous plaît, que tous ceux qui ont des idées les partagent avec nous. Faisons quelque chose d’inattendu et de différent. En espérant que nous nous montrerons aussi charitables qu’eux…


À mon grand désarroi, les membres de la page ne discutent pas autant de la Journée nationale de la police que je l’aurais pensé, même si plusieurs d’entre eux commencent à échanger des idées. Les jours passent, jusqu’au 13 janvier où des événements extérieurs nous offrent l’étincelle qui manquait.

Ce jour-là, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, sentant monter la colère de ses compatriotes à la suite d’un discours dans lequel il a qualifié les manifestants de bandits masqués à la solde des conspirateurs étrangers, tient des propos sans précédent pour un dictateur arabe. S’adressant au peuple, il prononce une phrase célèbre : « Je vous ai compris. » Ben Ali reconnaît que les Tunisiens sont énervés par l’action de son gouvernement et admet qu’ils ne tolèreront plus d’être humiliés. Ce sont les mots d’un homme vaincu.Cette déclaration de Ben Ali change tout. C’est le moment idéal pour commencer à parler des événements qui ont lieu en Tunisie. La victoire du peuple tunisien pourrait envoyer un message fort au régime égyptien et, plus important, aux membres de notre page : nous pouvons vraiment changer l’Égypte.


Comme d’habitude, je décide de solliciter l’avis des membres en leur demandant ce qu’ils pensent de l’idée de couvrir la situation en Tunisie. Une majorité écrasante de 86 % se déclare favorable. L’exemple tunisien est une source d’inspiration pour tous les Arabes. Nous commençons à sentir que l’impossible ne l’est plus, et je poste :

Aucun président, aucun gouvernement ni aucune police ne sont plus forts que le peuple. Avant-hier, le président tunisien disait à son peuple que les manifestants étaient des bandits et des terroristes qui seraient sévèrement punis pour leurs actes… Et aujourd’hui, après que des dizaines de milliers de Tunisiens sont allés dans les rues, sentant le danger, il a limogé le ministre de l’Intérieur et libéré des manifestants.


Jamais je n’aurais imaginé, quand les manifestations ont commencé en Tunisie, que le régime pourrait céder, et encore moins en quelques semaines. Pourtant, le lendemain du discours de Ben Ali, le ministre de l’Intérieur est encerclé par des manifestants et Ben Ali s’enfuit en Arabie saoudite. Sur la page, je poste un dessin de Moataz Katan représentant le drapeau égyptien à côté du croissant et de l’étoile rouges de la Tunisie. C’est le symbole de notre solidarité et de notre espoir que l’Égypte suivra le même chemin.

Pour la première fois depuis le jour de ma naissance, j’ai vu un président arabe implorer son peuple, s’excuser, dire : « Je vous ai compris »… « Je suis désolé »… « J’ai fait une erreur »… « Je n’amenderai pas la constitution pour me réélire »… « Je vais baisser les prix et donner une pension aux chômeurs »… « Je vais accorder à la presse sa liberté »… « Je vais autoriser un réel pluralisme »… « S’il vous plaît, je vous en prie, je suis désolé »… Ô jeunesse égyptienne,


écoute et apprends qu’aucun gouvernement n’est plus fort que le peuple… Salutations respectueuses au peuple libre de Tunisie !


Dans les commentaires, nos membres s’emportent. Certains demandent que nous appelions au soulèvement. D’autres raillent la passivité des Égyptiens. Beaucoup lancent des plaisanteries qui moquent le caractère égyptien, comme nous aimons le faire. Quelques membres s’en prennent à moi personnellement – par exemple, « si Bouazizi s’était immolé en Égypte, l’administrateur de Kullena Khaled Saïd aurait organisé une Protestation silencieuse ».J’écris mon premier message contenant des allusions à Hosni Moubarak :

Adieu, Zine el-Abidine le Fugitif… Entre dans la grande poubelle de l’histoire… S’il vous plaît, que personne ne referme le couvercle !

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Le 14 janvier, je commence à croire que nous pourrions être la deuxième nation arabe de l’histoire à se débarrasser de son dictateur. En Égypte, la situation, tant politique, qu’économique ou sociale, est pire qu’en Tunisie, et la colère de la population bien plus exacerbée. La seule chose qui sépare les Égyptiens d’une révolution est le manque de confiance et notre perception erronée de la force du régime. Pourtant, après ce qui est arrivé en Tunisie, je me dis que les masses égyptiennes ont compris le message et qu’elles ont enfin abattu la barrière de la peur.


L’Égypte occupe une position unique au Moyen Orient. Les Égyptiens se considèrent avec fierté comme les plus grands représentants du monde arabe sur les plans culturel et scientifique. La Tunisie nous met au défi : elle a pris la tête dans la course à la liberté. Cela nous pique au vif. Le stéréotype du fier et courageux Égyptien jouera un rôle majeur pour permettre au pays d’imiter son voisin.Au fil du temps, les jeunes Égyptiens ont accumulé une colère qu’il devient difficile de contenir. On tire de plus en plus de parallèles entre les deux pays. Certains membres de la page demandent ouvertement que Kullena Khaled Saïd appelle à la révolution. Je décide de prendre la température :

Aujourd’hui, nous sommes le 14. Le 25 janvier sera commémorée la Journée de la police, et c’est un jour férié. Si 100 000 personnes envahissent les rues, personne ne pourra nous arrêter… Je me demande si nous en sommes capables ?

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Mon post reçoit plus de 300 commentaires en un temps record. Certains n’attendaient qu’une invitation de ce genre. D’autres, défaitistes, se disent convaincus que l’Égypte ne changera jamais. Il en est d’autres pour déclarer que mon post ouvre la voie au chaos et entraînera le pays dans l’obscurité. Je lis chaque commentaire avec une grande attention.

Ahmed Moatamed : C’est une super idée, mais 10 jours ça ne fait pas beaucoup pour préparer un truc pareil. Il faut qu’il y ait une coordination avec les autres mouvements, les autres forces politiques, et tous les gens qui désirent voir l’Égypte changer. Que Dieu nous aide et que le peuple se réveille.


Mohamed Zayed : Ce serait supeeeeeeeeeer. Je serai le premier à l’endroit que tu indiqueras.Mostafa Kamel : C’est une super idée mais il faut soigner l’organisation.M. Sherif : We can. We can. We can. Et 50 000 à Alexandrie, en plus !Hossam Khafagy : No, we can’t… parce que c’est un jour férié pour tout le pays sauf pour la police… Ils dorment debout, Dieu les bénisse.Hamdy : T’es un vrai terroriste.Khaled Bahgat : Hey, l’admin, on attend encore ? Faisons-le maintenant, pendant que la population est excitée.Yara Ayman : Encore un de tes stupides rassemblements ? Ça suffit ! Fais quelque chose d’utile pour changer.Sameh el-Balah : Commençons à rallier les masses maintenant… On peut y arriver, avec l’aide de Dieu. Les religions disent que nous le pouvons… et l’histoire le confirme !Mohamed el-Amry : Personne ne fera rien, vous verrez. Tout ce que nous faisons, c’est poster sur Facebook. Nous sommes la génération Facebook. Point final.Moody Basha : Tu commences enfin les choses sérieuses, M. l’administrateur… On dirait que tu as le feu… Mais regarde l’avenir et vois ce qui risque d’arriver. L’Égypte n’est pas la Tunisie, et l’armée ne se retournera pas contre Moubarak, crois-moi… Mais tu sais quoi ? Je suis avec toi, peu importe ce qui se passera.Ahmed el-Omda : Le gouvernement contrôle le pays d’une poigne de fer. Je ne crois pas que nous puissions faire comme les Tunisiens. Autrefois, l’Égypte était un modèle pour les autres peuples arabes. Si seulement nous pouvions remonter le temps jusqu’aux révolutions d’Orabi et de Juillet.Michael Salah : Nous réussirons si nous faisons fonctionner notre cervelle.


Deux heures plus tard, AbdelRahman se connecte. Je lui demande aussitôt :– Et si 100 000 personnes descendaient dans la rue pour la Journée de la police ?– On peut y arriver ?– Pour être honnête, je n’en sais rien, mais j’ai l’impression qu’il y a de l’énergie à revendre. Évidemment, nous savons que les Égyptiens peuvent aussi se laisser dominer par la peur.

Je lui fais part de mes doutes. Je ne suis pas un rebelle. Je ne suis pas très emballé à l’idée de persuader des gens d’entreprendre une action aux conséquences imprévisibles. D’ailleurs, je n’ai aucune expérience et je ne sais pas comment contrôler la foule si cela devait arriver. Je demande à AbdelRahman s’il ne serait pas préférable qu’un mouvement d’opposition fort appelle à ce rassemblement, auquel nous ne ferions que nous rallier. Il me répond qu’il n’y a pas de mouvement d’opposition fort en Égypte. Il a raison.

Bien qu’optimiste, je demeure prudent. J’ai peur que cela se finisse par un échec retentissant et que notre génération soit dégoûtée à vie d’intervenir sur la scène publique. Malgré tout, je commence à mener la campagne pour répondre aux voix négatives qui se font entendre.

Je suis sûr qu’il y a quelques mois, il y avait sur les pages Facebook tunisiennes équivalentes des gens découragés qui disaient : « Il n’y a pas d’espoir, le pays ne changera jamais ; Internet est surveillé et le ministère de l’Intérieur va vous arrêter… » Ces gens sont partout, tout le temps, mais les pauvres n’ont plus qu’à avaler leur honte quand la victoire est acquise… Si Dieu nous aide, nous réclamerons nos droits et nous agirons tous ensemble.



Je choisis aussi de poster des messages et des commentaires de membres afin d’encourager les autres à participer en livrant des contributions positives. L’un des journaux d’opposition publie les bonnes feuilles d’un nouveau livre intitulé La Route du palais présidentiel, de Mohamed Ali. Il y est dit que si 100 000 personnes se rassemblaient sur la place Tahrir, elles obtiendraient ce qu’elles voudraient. Je poste un message – « Que le 25 janvier soit le déclencheur du changement pour notre nation » – et publie la déclaration de l’auteur.

Fin décembre, après qu’AbdelRahman a suggéré de commémorer à notre façon la Journée de la police le 25 janvier, j’ai baptisé l’événement « Célébration de la Journée de la police égyptienne – 25 janvier ». Mais aujourd’hui, moins de trois semaines plus tard, alors que le président tunisien a été renversé et que la colère monte chez de nombreux Égyptiens qui rêvent de réserver le même sort à Moubarak, il devient nécessaire de repositionner complètement le rassemblement. Le mot révolution me brûle les doigts, chaque fois que j’essaie de l’écarter de mes pensées, il revient. Le régime en décomposition est le principal problème de l’Égypte, et le seul moyen d’avancer est de s’en débarrasser.Quelle ironie, quand on songe au nombre de fois où j’ai affirmé ne pas être révolutionnaire.

Bien que je n’aie que quelques touches à frapper et un clic de souris à effectuer pour changer le nom de l’événement en « 25 janvier : Révolution contre la torture, la pauvreté, la corruption et le chômage », mon état d’esprit change du tout au tout une fois que c’est fait. Je ressens une montée d’adrénaline, seulement cette fois je n’ai plus le


choix entre la lutte et la fuite : ne reste plus que la lutte. Après avoir posté le nouvel intitulé, je suis prêt à affronter toutes les conséquences.J’ai délibérément inclus la pauvreté, la corruption et le chômage dans le titre car nous avons besoin que tout le monde se joigne à nous : les ouvriers, les activistes des droits de l’Homme, les fonctionnaires et tous ceux qui sont fatigués de la politique du régime. Si l’invitation à descendre dans la rue n’était fondée que sur les droits de l’Homme, seul un petit pourcentage de la société égyptienne se sentirait concerné.

Après tout ce qui est arrivé en Tunisie, ma position a changé. L’espoir d’un réel changement politique en Égypte est beaucoup plus fondé. Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’être nombreux et prêts à nous battre. Nos voix ne doivent pas être fortes, mais assourdissantes. Je le jure devant Dieu, je serai là le 25 janvier et je suis prêt à mourir pour libérer l’Égypte de la tyrannie.


La réponse, instantanée, est positive. AbdelRahman Mansour devait commencer deux jours plus tard une session de quarante jours dans un camp d’entraînement qui fait partie du service militaire obligatoire. Je me souviens avoir plaisanté en lui disant que, le temps qu’il revienne, Moubarak se serait retiré et notre page aurait atteint le million de membres.Je ne me doutais pas que je disais vrai.

Je change la photo de profil de la page, je mets un drapeau égyptien contenant un symbole tunisien dans le bandeau supérieur rouge. Dans le bandeau noir, j’écris, en m’adressant directement au régime : « Rendez-vous le 25 janvier. »


À un commentaire défaitiste, je réponds :

Ne baisse pas les bras, Mostafa. Crois-moi, les Égyptiens ne sont pas lâches… Mais tout le monde a peur d’être le seul à montrer sa colère. Il y a trois millions de chômeurs en Égypte. Si nous agissons tous, personne ne pourra nous arrêter. Et je te le dis, l’armée se rangera derrière nous si notre stratégie est bonne.


La presse officielle égyptienne minimise l’impact de la fuite de Ben Ali. C’est pitoyable.Le 15 janvier, la première page d’un des plus importants journaux d’État porte un titre sur son « départ », mais le gros titre de la une est : « L’Égypte s’envole : Moubarak obtient les plus hauts niveaux de sécurité économique pour son pays. »Tout le monde peut voir que le régime est terrifié par les événements en Tunisie. L’article ne se résout pas à employer le mot de révolution. Je publie sur la page Facebook un scan du journal, qui devient rapidement la risée du cyberespace égyptien. Dans notre monde virtuel, à peu près tout ce que fait le régime finit par avoir l’effet inverse de celui recherché.Le 16 janvier, le ministre des Affaires étrangères rejette la possibilité que l’Égypte suive l’exemple tunisien, qualifiant cette hypothèse d’« absurde ». Il ajoute que chaque société se développe selon des circonstances propres et déclare : « Quant aux gens qui ont laissé courir leur imagination et qui ont jeté de l’huile sur rien du tout, leurs vêtements seront simplement tachés par cette huile. Il y a des médias qui ne cherchent qu’à insuffler la peur dans les sociétés arabes, parce qu’ils espèrent les détruire. Malheureusement, ce sont toutes des chaînes satellites étrangères. »


Au cours de la semaine qui suit la révolution tunisienne, plus de cinq citoyens égyptiens tentent de s’immoler par le feu devant le Parlement. Le premier cas, le 17 janvier, est abondamment commenté dans les médias. Le président du Parlement fait des déclarations visant à calmer les esprits, le ministre de la Santé rend visite à l’hôpital à l’individu en question, qui n’a pas succombé à ses blessures. La police empêche même les stations-services de vendre de l’essence en bidon.

Je cherche à rallier du monde en vue du 25 janvier en faisant appel aux groupes organisés, à commencer par les «ultras», comme se sont baptisés les supporters de football les plus excités, qui sont plusieurs milliers.

Aux ultras des équipes d’Al-Ahly, de Zamalek, d’Ismaili et d’Ittihad… Si vous mettez autant d’énergie le 25 janvier que pour n’importe quel match, vous aiderez à changer le visage de l’Égypte… Soyons tous les ultras de l’Égypte… Agissons, emparons-nous des rues… Qui parmi vous est un membre des ultras prêt à encourager l’Égypte ?


Je prends bien garde à ne pas faire du 25 janvier un événement de la page Kullena Khaled Saïd. Cela permet à plusieurs autres pages et à quelques partis politiques de le reprendre à leur compte. Parmi les premières de ces pages Facebook, il y a celles du Mouvement de la Jeunesse du 6 avril (80 000 membres), celle de Nizar Qabany, appelée ainsi en hommage au poète (157 000 membres), et celle du Jus de sucre de canne égyptien (250 000 membres). Mêmes les pages humoristiques font de la publicité pour le 25 janvier !

L’avalanche a commencé.


Nous sommes tout de suite accusés de trahison, d’allégeance aux puissances étrangères, de vandalisme. Je trace nos accusateurs pour savoir s’il s’agit de vrais comptes ou de faux, créés par le Comité numérique du PND. Je découvre sans surprise des centaines de comptes bidon tous récents. Je les bannis tous et poste des captures d’écran de certains d’entre eux afin de faire comprendre la manœuvre.

Les activistes ne disposent que de quelques jours pour encourager les Égyptiens à prendre les rues. C’est une révolution sans chef et sans organisme fédérateur. Tout ce que je sais, c’est que si des centaines de milliers d’Égyptiens répondent présent, le régime devra réagir. Je ne cherche pas à coordonner mon action avec les autres pages pour qu’ils publient mon contenu, pas plus que je ne cherche à les obliger à créditer notre page. L’idée, c’est que chacun puisse faire la promotion de l’événement comme il l’entend. Spontanément, cependant, tout le monde renvoie à la page sur laquelle l’événement a été posté, Kullena Khaled Saïd, pour faire connaître la révolution du 25 janvier, qui sera dénommée « Jan25 » dans le monde virtuel.Je rédige une liste de quelques conseils à garder en tête en permanence :

1. Révéler que le régime est faible et qu’il a peur.2. Faire des parallèles avec Tunis.3. Évoquer la série de victoires tunisiennes qui ont suivi la fuite de

Ben Ali.4. Dénoncer les échecs du régime en matières économique, politique,

sociale et sécuritaire.5. Inviter les autres à promouvoir Jan25 par leurs écrits, leurs

poèmes, leurs chansons et leurs dessins.6. Rassurer tout le monde en disant que l’armée choisira une position

honorable et se rangera derrière le peuple.


Cette stratégie connaît un vrai succès, entre autres parce que le régime, dans sa morgue, ne prend jamais rien de ce que fait le peuple au sérieux. Les déclarations des membres du gouvernement, une à une, apportent de l’eau à notre moulin.

Pendant ce temps, les événements vont dans le bon sens en Tunisie. Les agents de police impliqués dans les violences sont arrêtés. L’armée tunisienne s’est comportée honorablement pendant la révolution : les soldats ont refusé de s’en prendre à la foule, ou même de pointer leurs armes sur elle. J’entreprends de publier toutes les photos qui montrent une interaction pleine d’empathie et d’émotion entre le peuple tunisien et son armée. La réaction est spectaculaire.

L’armée tunisienne est un exemple de patriotisme… Une armée dont les officiers et les soldats ont appris à défendre leur patrie et leurs compatriotes ne peut pas se retourner contre le peuple… Au cours de la procession de funérailles d’un tunisien tué par la police, un officier de l’armée s’est mis au garde-à-vous, en signe de respect pour le martyr.


L’un de nos officiers de l’armée égyptienne répond sans tarder à nos posts. Il envoie un message au compte e-mail de la page depuis une adresse générique, avec une image de son uniforme et une pancarte qui dit : « Chère Égypte, la victoire est pour bientôt. Jan25 est le jour. » Je lui demande son identité, mais il refuse catégoriquement de me la révéler, cela lui ferait courir un trop grand danger. Il m’explique que son général est enclin à soutenir une éventuelle révolution. Quoi qu’il en soit, cette image est parfaite pour galvaniser nos membres.


Les vidéos des manifestations tunisiennes sont magnifiques, ces centaines de milliers de citoyens unis brandissant des drapeaux et des bannières pour réclamer le départ de Ben Ali…Les images de la victoire ultime des Tunisiens nous encouragent encore davantage. Dans l’une d’elles, sans doute la plus marquante, on voit un casque de soldat renversé au sol, indiquant la défaite, devant une foule de manifestants. Je commente cette image : « Rien n’est plus puissant que la voix du peuple. »

À tous ceux qui ont fondu en larmes le jour où l’Égypte a perdu pendant la Coupe du monde (et j’en faisais partie), nous pouvons aussi fondre en larmes maintenant que la Tunisie a gagné la Coupe de la Liberté. La liberté est bien plus importante qu’un match de foot… La dignité et le respect des hommes sont bien plus importants que la Coupe du monde. Nous devons reconquérir nos droits, et c’est pour cela que nous serons dans la rue le Jan25.


À ce moment-là, je suis de nouveau entièrement voué à Kullena Khaled Saïd. Au travail, je n’ai rien d’autre en tête que ce que je dois poster sur la page. Toutes les deux ou trois minutes, je rafraîchis la page pour lire les nouveaux commentaires. Je ne dors en moyenne que trois heures par nuit. Chez moi, je passe tout mon temps dans ma chambre.

Je publie une image de Moubarak et Ben Ali avec cette phrase sous Moubarak : « Tu as ouvert la voie, je vais te suivre. » Plus tard, l’un des membres écrit une lettre de démission satirique signée de la plume de Moubarak.


Je joue du contraste entre les images réjouissantes qui me parviennent de Tunisie et les images consternantes d’Égypte. Maintenant que la page compte 365 000 membres, je reposte les vidéos de torture.La campagne ne se limite pas à Kullena Khaled Saïd, d’autres pages, en particulier celle du Mouvement de la Jeunesse du 6 avril, travaillent en parallèle, sans coordination particulière. Mais notre objectif est commun : Jan25 ne doit pas ressembler aux manifestations que le régime a déjà connues.

Nous réclamerons nos droits le 25 janvier… Continuons d’ici-là à discuter de la situation économique égyptienne et de nos conditions de vies… Nous devons toucher même les pauvres et les exclus, qui ne se soucient que de trouver un quignon de pain. Évitons les discours sophistiqués et élitistes pour ne pas finir à 1 000 ou 2 000 dans la rue… La jeunesse tunisienne a commencé par réclamer la fin du chômage et de l’inflation. Et comme le gouvernement ne répondait pas, ils ont agi… Nous devons faire pareil.


Jusqu’à la fuite de Ben Ali, le nom de Moubarak était prohibé sur la page, je craignais de perdre le soutien de la majorité silencieuse, je voulais rester en contact avec les masses égyptiennes et ne pas prêter le flanc aux accusations de motivations politiques. Mais désormais tout est différent, je critique ouvertement Moubarak et ses pratiques autocratiques.

Un designer anonyme poste une image fabuleuse qui met en vis-à-vis les présidents américains depuis 1981 jusqu’à aujourd’hui avec leurs homologues égyptiens.


En face de Ronald Reagan (1981), George H. Bush (1989), Bill Clinton (1993), George W. Bush (2001) et finalement Barack Obama (2009), se succèdent plusieurs photos du même homme. Ces images de Moubarak au long des trente dernières années montrent des changements flagrants ; son sourire a disparu et son visage a vieilli. C’est une image simple et efficace, qui montre sans détour que nous sommes dirigés depuis trois décennies par un dictateur.

Beaucoup d’idées créatives émanent des membres. L’un d’eux propose un envoi massif de SMS pour faire de la publicité à Jan25. Il est crucial que l’événement soit connu de tous les Égyptiens, afin qu’ils l’anticipent et puissent déterminer s’ils souhaitent ou non y participer. Nous ne risquons pas de toucher les Égyptiens de la classe ouvrière via Facebook. Des groupes de jeunes qui se sont mobilisés sur Internet impriment des prospectus d’invitation au Jan25 et les distribuent, en même temps que des SMS.

Je n’ai jamais vu ça sur Facebook. L’invitation à Jan25 a atteint 500 000 personnes… 27 000 d’entre eux ont confirmé leur présence. Le plus important maintenant, c’est de le faire savoir dans les rues, dans les usines, dans les mosquées et les églises… Il est essentiel qu’on entende parler de nous dans les régions et les quartiers [pauvres] de Shubra, Boulak, Manshiyet Nasser, Ain Shams et El-Mahalla… Les gens des villages doivent aussi savoir qu’il y a une solution. Que nous allons tous nous dresser et dire « Non »… Que nous allons exiger qu’on nous rende nos droits. En avant, l’Égypte ! Montrons au monde que nous ne sommes pas des lâches et que nous sommes prêts à tout sacrifier pour nos droits.



La page événement inspire les gens. Pour le plus réussi des rassemblements en hommage à Khaled Saïd, l’invitation n’a jamais atteint plus de 100 000 personnes. En à peine deux jours, l’événement du 25 janvier touche un demi-million d’Égyptiens en ligne, dont 27 000 ont confirmé leur participation. Ce ne sera pas une manifestation ordinaire.Je demande à tous les membres de la page de parler de la révolution sur les forums, les pages Facebook, et dans d’autres communautés célèbres en ligne.La réponse est immédiate. Jan25 devient une date connue pour presque tous les internautes égyptiens.

Je poste aussi des recommandations sur la page pour que l’invitation parvienne à un maximum de personnes : que chacun partage le lien de la page événement, envoie des SMS à toutes ses connaissances, imprime des tracts. Enfin, je demande à chaque membre d’inviter lui-même cinq personnes à l’accompagner le 25 janvier.

Il n’y a pas vraiment de plan pour ce jour-là, du moins pas encore. Je ne sais pas exactement ce que nous allons faire, et je décide donc d’écrire à Mostafa al-Nagar, l’activiste qui dirige la campagne du Dr. el-Baradei. J’écris aussi à Ahmed Maher, le coordinateur du Mouvement de la Jeunesse du 6 avril, que j’ai rencontré une fois sans qu’il sache que j’étais l’administrateur de Kullena Khaled Saïd. Je leur envoie à tous les deux un e-mail pour leur dire que nous devons commencer à planifier le 25 janvier. Je pense que c’est à eux de gérer l’organisation sur le terrain avec l’ensemble des autres activistes, puis de me tenir informé des lieux qu’ils retiennent.Mahmoud Samy, l’ancien administrateur de « Mon nom est Khaled Saïd », m’envoie un e-mail le 15 janvier pour me proposer que nous


collaborions : « Il faut nous coordonner pour le 25 janvier. Je suis pratiquement sûr que tu ne me répondras pas pour la raison que nous connaissons tous les deux, à savoir que tu as décidé de ne plus avoir affaire à moi depuis que j’ai découvert ton identité… Mais es-tu prêt, oui ou non, à collaborer avec le 6 avril et autres ? Si tu es d’accord, je pourrais m’en occuper en ton nom sur le terrain, ou je pourrais demander à quelqu’un en qui j’ai confiance de le prendre en charge, si tu juges toujours problématique de traiter directement avec moi… L’heure est venue de faire brûler haut la flamme égyptienne. »

Ahmed Maher propose que les manifestations commencent devant le ministère de l’Intérieur ou place Tahrir. Je m’oppose fortement à cette idée. Ces lieux sont typiques des manifestations traditionnelles, celles qui rassemblent des activistes plutôt que des gens ordinaires, et les autorités sont habituées à y contrôler les protestataires. Je défends l’idée que nous devrions démarrer dans des quartiers populaires.Je parle aussi des lieux possibles avec Mahmoud Samy. Il préconise la rue de la Ligue arabe, une rue importante, qu’il trouve idéale parce qu’elle est longue et qu’elle traverse plusieurs quartiers populaires. Vu sa largeur et la distance qu’elle couvre, les forces de sécurité auront beaucoup de mal à la barrer. Je ne suis pas expert en la matière, je m’en remets sur ce point à Mahmoud Samy et Ahmed Maher, ainsi qu’à d’autres activistes, pour décider du meilleur choix. Bien entendu, je demande également à Samy de ne pas révéler mon nom à Maher.

Le 17 janvier, nous chattons une dernière fois avec AbdelRahman Mansour. Il doit partir pour son service militaire obligatoire. Nous avons une conversation très émouvante. Il dit que c’est la page qui lui manquera le plus. Il me fait part de sa frustration à l’idée de rater


ce dont il rêve depuis des années : le début d’une nouvelle ère pour l’Égypte. Il me demande de continuer à rappeler aux membres que Jan25 n’est qu’un commencement, qu’il ne faut pas abandonner si la participation est plus faible que nous l’espérions. Je suis stupéfait par le travail qu’AbdelRahman et moi avons accompli pendant des mois sans jamais nous voir « en vrai ». Lorsque nous nous disons adieu, nous avons tous les deux du mal à contenir nos larmes.

Dans l’intervalle, Maher m’a envoyé un message pour m’annoncer que les activistes ont rencontré les principaux chefs des ultras d’Al-Aly et de Zamalek, et qu’ils vont participer. Il ajoute : « Au fait, je ne sais pas qui tu es, mais je te promets que tu as tout mon respect. »Je lui réponds : « Toi aussi, tu as tout mon respect, mais tu n’as pas besoin de connaître mon nom. Appelle-moi Khaled. Je veux seulement que mon pays change. Je ne veux pas que mon nom soit connu, ni avant que l’Égypte ait changé, ni après. Je souhaite éperdument un changement, mais je dois absolument me concentrer un peu plus sur ma vie familiale. Bon, continuons à travailler comme ça. C’était une super idée de rencontrer les ultras, un coup de génie. » Plus tard, je lui envoie un message en ligne pour lui suggérer que les activistes envahissent les rues par groupes, progressivement.

J’explique sur la page que nous n’annoncerons l’heure et le lieu du rendez-vous du 25 janvier que deux ou trois jours à l’avance. Pas question de faciliter la tâche aux forces de sécurité.Certains rient de l’idée d’une « révolution » prévue à tel endroit et à telle heure. De mon point de vue, pourtant, rassembler des groupes disparates et difficiles à contrôler pourrait bien mener à la révolution dont nous rêvons tous.


Malgré mon optimisme, je ne suis pas sans inquiétudes. Les membres pro-révolution de la page nourrissent des espoirs immenses, et une faible participation porterait un coup fatal à l’implication de nombre d’entre eux. Je me rappelle avoir dit à quelques-uns des activistes avec qui je coordonnais anonymement la manifestation : « Je compte sur le 25 janvier, mais si, par malheur, c’est un échec, je fermerai la page, parce que ce sera la fin, en tout cas pour moi. »J’écris une note sur la page portant le titre « Jan25 – Les points à souligner ; nos raisons de manifester et nos revendications. »

Personne n’aurait imaginé que la Journée nationale de la police pourrait marquer finalement le réveil, et même la révolte des Égyptiens. L’invitation a déjà touché 700 000 personnes via Facebook… Pour l’instant, il est impossible de dire si nous avons gagné ou non notre pari, notre lutte se bornant pour l’heure au monde numérique, avec des commentaires et J’aime. Mais j’ai une certitude, c’est que les réactions sont sans comparaison avec ce que nous avons connu pour les Protestations silencieuses au nom de Khaled Saïd. Tout le monde travaille en espérant que Jan25 sera un succès, parce que le ras-le-bol est général et que nous souffrons trop dans les circonstances actuelles.L’Égypte a plein de problèmes, et notre but n’est pas de les amplifier en manifestant… D’ailleurs, notre principal problème est que le gouvernement et le président n’écoutent pas le peuple… « Le président commande et tout le monde obéit », et les gens qui protestent sont arrêtés, tabassés et humiliés, sauf ceux qui, selon eux, n’ont aucune influence, auquel cas ils les laissent protester tant qu’ils veulent… C’était exactement la même chose pour le président tunisien et son gouvernement. Même quand Bouazizi s’est immolé, le gouvernement n’a pratiquement pas réagi. Ils ne s’attendaient pas à ce que de plus en plus de citoyens se mettent à protester. Mais pour finir, le président Ben Ali


a promis de ne pas se représenter en 2014 ; ensuite, il a dit qu’il y aurait des élections dans les six mois ; et pour finir il s’est enfui comme un criminel.L’ironie c’est qu’en Égypte notre principal problème est que chacun ne voit que ses problèmes... Nous ne nous rendons pas compte que même si nous avons chacun les nôtres, les symptômes et les causes sont identiques… Nous avons cessé d’avoir de la compassion pour les pauvres. À combien d’entre nous arrive-t-il de penser à la façon dont on peut vivre avec un salaire de 300 livres par mois ? Nous ignorons ces réalités, nous les balayons d’un revers de main, elles ne nous concernent pas… Mais que se passe-t-il pour les gens qu’elles concernent ? Ils sont forcés de voler, d’accepter des pots-de-vin, d’ouvrir la porte à la corruption. Au fait, je ne sais pas si vous le savez, mais ces gens peuvent avoir une incidence directe sur votre vie : ils dirigent telle agence gouvernementale, ils enseignent à vos enfants, ils cuisent votre pain, etc. Et s’ils décident d’être d’honnêtes citoyens, de refuser les pots-de-vin, alors ils sont condamnés à vivre comme des sous-hommes, à perdre tout sentiment d’appartenance, tout patriotisme, et ils transmettront ces sentiments à leurs enfants… Et c’est de là que vient l’adage repris en chœur par les classes laborieuses : « Ce n’est pas notre pays, c’est le leur. » (C’est-à-dire que pour eux, le pays appartient au régime et aux riches hommes d’affaire qui gravitent autour de lui.)Les religions poussent les hommes à se soucier de ceux qui les entourent… Les problèmes d’une société sont bien plus dangereux que ceux de tel ou tel individu. Nous sommes tous dans le même bateau, et si nous laissons quelqu’un faire encore et encore des trous dans la coque, nous risquons tous de sombrer.Par le passé, le gouvernement a maintenu une longue tradition de mensonges répétés à longueur de temps par l’entremise des médias officiels… Cependant, cela a changé ces dernières années… et les gens commencent à entrevoir


les véritables problèmes de la nation et leur ampleur. Quant à la réaction du gouvernement, elle est toujours soit pitoyable, soit ridicule. Les gens ne font plus confiance aux responsables politiques, qui se disent que si le peuple garde le silence, c’est qu’il est satisfait, ou qu’il n’y a pas de problème. Jusqu’à ce que le peuple se soulève.Jan25 est un début… Le début de quoi, exactement ? Le début de notre union pour mettre la pression sur le régime… La naissance de revendications précises et d’une légitimité autour de laquelle tous les Égyptiens pourront se rassembler… Et pour que ces revendications trouvent un écho, nous occuperons les rues par des sit-in, des manifestations, des marches à travers toute l’Égypte. Le but n’est pas de renverser le régime ou de changer le président en un claquement de doigts. Parce que le problème désormais n’est plus le président. Le problème aujourd’hui c’est le régime dans son ensemble, qu’il faut changer, et les chances que nous avons de le changer sont liées à notre propre faculté à nous changer nous-mêmes, à exiger le changement, et à faire pression en réclamant des droits.Jan25 doit être le jour des citoyens ordinaires qui se débattent, incapables de gagner leur vie… qui triment 18 heures par jour pour payer des cours de chimie à leur fille… ou qui font 3 heures de queue pour un morceau de pain… ou qui économisent de l’argent avec leurs amis pour se payer un bout de viande… Même si je ne suis pas de ceux-là, ma conscience me commande d’aider chacun d’entre eux… Et il n’y a pas que ma conscience. Ma raison aussi… Parce si cette situation perdure en Égypte, nous souffrirons bientôt de problèmes sociaux insurmontables et les gens finiront par s’entretuer, ils seront de plus en plus féroces les uns envers les autres… Ce que je veux vous dire, c’est que nous devons nous appliquer à faire passer notre message au peuple tout entier… Tout le monde n’apprécie pas de la même façon ce que signifient la liberté ou la démocratie.


Je descendrai dans la rue le Jan25… Il est hors de question que je réponde à la violence par la violence… Il est hors de question que je frappe celui qui me frappera… Et je suis prêt à mourir en martyr, parce qu’il est nécessaire que notre pays change, que les gens qui descendront dans la rue soient prêts à se sacrifier pour leur nation… L’Égypte ne changera pas sur Facebook… Mais Facebook peut nous aider à connaître la situation et à dévoiler la vérité, afin d’agir sur la réalité.J’espère que mon message vous a touché.Et j’espère que vous me pardonnerez sa longueur.


J’échange beaucoup d’e-mails depuis Dubaï avec Mahmoud Samy, Ahmed Maher et Mostafa al-Nagar. Seuls Mostafa et Mahmoud savent que je vis aux Émirats Arabes Unis. Mais le sort veut que Maher et moi nous croisions par hasard juste avant le 25 janvier.

Un organisateur d’événements qui travaille avec la chaîne d’information Al-Jazira m’a appelé en décembre pour me demander de prendre la parole lors d’un colloque qui doit avoir lieu à Doha, au Qatar, sur le thème d’Internet dans le monde arabe. J’aime l’idée de me rendre au Qatar pour la première fois. Grâce à mon expérience et à mon poste chez Google, je prononce régulièrement des discours devant ce type d’assemblées. Celle-ci est prévue pour le 19 janvier, ce que j’apprends cinq jours après avoir lancé l’invitation du 25 janvier.Je songe un moment à ne pas effectuer ce voyage pour me concentrer sur la page Facebook mais, détestant annuler en dernière minute, je décide finalement de ne pas modifier mes plans. J’assurerai mon intervention mais passerai tout le temps avant et après dans ma chambre, à travailler sur la page.


À peine arrivé, je découvre qu’Ahmed Maher et Israa Abdel Fattah, le jeune activiste fondateur du groupe Facebook qui a lancé l’appel au rassemblement le 6 avril 2008, sont tous deux invités au colloque, en tant que bloggeurs. La coïncidence est étrange.Je les rencontre brièvement avant le début de la première session de conférences. Au déjeuner, après ma présentation, je suis assis à une table avec d’autres Égyptiens, j’en profite pour demander à Ahmed Maher, comme il suit de près l’actualité, ce qu’il pense de Jan25. Il me dit qu’il fonde de grands espoirs sur l’événement, que son impact sera plus fort encore que la mobilisation du 6 avril. Je demande aussi si les points de ralliement sont connus, et Israa me répond que l’administrateur de Kullena Khaled Saïd en discute avec différents activistes et qu’ils seront bientôt annoncés.Notre conversation est surréaliste. Le plus drôle, c’est qu’après le déjeuner je me mets dans un coin d’où je vois toujours Maher et que je lui envoie un message pour discuter des points de rendez-vous. Il me répond qu’il est à l’étranger mais qu’il a quelqu’un au Caire qui s’en occupe ; il doit contacter cette personne avant de revenir vers moi.

J’écris à Maher qu’après consultation de membres de la page ayant gagné leurs galons, je pense que le rond-point de Shubra serait un bon point de départ pour la marche, des petites manifestations pourraient commencer dans différents secteurs du quartier de Shubra et se rejoindre au rond-point.De fait, quelques jours auparavant, le quartier a été le théâtre de grandes manifestations chrétiennes, et les forces de sécurité se sont montrées incapables d’y maîtriser les foules. C’est un quartier résidentiel parcouru de ruelles étroites qui facilitent la mobilisation et le rassemblement vers des points dégagés et centraux, et dans lequel les Frères musulmans disposent d’une présence importante. Je propose aussi que nous


prévoyions un plan B pour que les activistes se retrouvent à Imbaba, au cas où la manifestation serait impossible à Shubra. Maher, pas convaincu, me demande de lui laisser le temps d’en parler avec ceux qui sont sur le terrain. Conscient que mon expérience du terrain est limitée, je suis heureux de lui déléguer cette partie du travail.

Les activistes se rencontrent à plusieurs reprises, et Maher me fait des résumés de leurs discussions. Ils envisagent de commencer dans les quartiers populaires, puis de ramener la foule vers la place Tahrir ou le ministère de l’Intérieur. Maher suggère aussi que nous limitions Jan25 au Caire, sans inclure les autres villes. Les activistes se partageront les différents quartiers afin d’y agir comme des catalyseurs et d’inciter tout le monde à participer. Il ajoute qu’il est très important de rallier les fidèles à la sortie de la prière du vendredi 21, et de faire le plus de publicité possible pour Jan25 dans les rues.

Alors que le vendredi approche, je reçois des messages qui soulignent l’importance de tenir plusieurs manifestations simultanément en différents lieux. Le 20 janvier, j’envoie un e-mail à Maher pour lui dire que nous sommes à la dérive. Il n’y a pas de chef, chacun a une idée différente de l’endroit où nous devrions nous retrouver. Il me répond que l’avantage d’être perdu, c’est que les forces de sécurité le sont aussi. Rétrospectivement, il n’aurait pas pu dire mieux.Mostafa al-Nagar m’informe ensuite que son équipe et lui organisent une marche des professeurs d’université et des professions libérales qui partira de l’université du Caire pour rejoindre la place Tahrir. L’idée est séduisante : des avocats, des médecins et des professeurs prenant comme point de départ l’université, cela enverra un message fort.


Un peu plus tôt, j’ai écrit un article intitulé « Ce que je souhaite ». Je le poste plusieurs fois sur la page. Je tiens à répéter ce que sont nos objectifs et nos rêves afin que personne ne les perde de vue.

Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?Depuis que j’ai lancé cette page, on m’a fréquemment posé cette question, d’une façon ou d’une autre… Parmi ceux qui la posaient, certains voulaient seulement continuer à démoraliser la jeunesse égyptienne tandis que d’autres, convaincus de la nécessité d’un changement, se demandaient simplement quels étaient nos objectifs. Il y en avait aussi qui ne voyaient pas pourquoi le pays devait changer, qui considéraient que la « stabilité » est importante, et qu’il serait difficile de changer le pays sans engendrer tout un tas de problèmes auxquels nous serions incapables de faire face.J’ai réfléchi à cette question : « Qu’est-ce que je souhaite en tant qu’Égyptien ? » Et je voulais vous demander, à chacun d’entre vous, ce que vous désirez vraiment, parce que je suis sûr que nos problèmes sont différents, même s’ils ont les mêmes causes…Personnellement, je souhaite que ma voix compte dans mon propre pays… Je voudrais pouvoir choisir des gens qui me représentent au Parlement et au gouvernement… J’en assez de voir que mon vote ne compte pas, que les élections sont truquées… Je n’ai pas envie d’aller dans un bureau de vote et qu’une canaille me dise en riant : « C’est bon, on a déjà voté à ta place. » Je souhaite une vraie démocratie, pas un simulacre de démocratie.Je souhaite que nous nous dressions contre la corruption… Je n’ai pas envie d’apprendre que le gouvernement américain a sanctionné Mercedes pour avoir corrompu des membres des gouvernements de plusieurs pays, dont l’Égypte, et que mon gouvernement s’est accordé avec les États-Unis pour ne pas dévoiler le nom du représentant public concerné… Qu’est-ce que ça veut dire ? N’est-ce


pas l’argent du peuple ? Quand quelqu’un vole dans votre maison, n’est-ce pas votre droit de savoir de qui il s’agit ? De l’obliger à rendre ce qu’il a volé et que sa condamnation corresponde au délit qu’il a commis ?Je souhaite que les enseignants inculquent dans les cœurs et les esprits de leurs élèves l’amour sincère de la connaissance et de l’apprentissage… et non l’art de réciter par cœur les informations. Je souhaite que notre ministre de l’Éducation soit un ou une professionnel(le) accompli(e) dans le domaine de l’éducation… et que le gouvernement le ou la soutienne en lui offrant un budget conséquent, car éduquer les générations futures est notre seul espoir de développer ce pays… Chaque année, par négligence, nous gâchons des esprits qui ne demandent qu’à s’épanouir.Je souhaite que les agents de police ressemblent à ce qu’ils étaient dans les films d’antan… des hommes respectables, ayant la conscience tranquille devant Dieu, et qui usent honnêtement de leur autorité… des hommes modestes, mais fermes… des hommes qui n’insultent pas les pauvres et les exclus alors qu’ils s’adressent avec respect au fils d’un homme d’affaires connu… Je souhaite qu’on en finisse avec les cellules de torture secrètes qui existent dans tous les commissariats. Je souhaite que les procureurs représentent réellement le peuple et surveillent sérieusement les agents de police.Je souhaite aussi que nous mettions un terme aux passe-droits et aux renvois d’ascenseur qui se font au mépris de la loi… Je ne veux plus savoir que le fils du directeur du syndicat de la Magistrature s’est vu nommer procureur alors qu’il a obtenu son diplôme de justesse, avec la mention Passable. Pas plus que je ne veux savoir qu’un tel a acheté un lopin de terre à un prix ridicule parce qu’il est ami avec un ministre.Je souhaite que la pratique du bakchich soit considérée comme un crime, honnie par tous… Et je voudrais que celui qui réclame un bakchich soit l’exception, et non pas la règle.


Je souhaite que le gouvernement réévalue ses méthodes d’embauche… Des millions de fonctionnaires sont devenus paresseux, et leurs compétences se sont rouillées au fil du temps. Tout ce qu’ils savent faire aujourd’hui, c’est lire le journal en mâchonnant des graines de courge. Je souhaite que les gens qui travaillent dur ne reçoivent pas un salaire de seulement 500 livres – dont la moitié est dépensé pour les transports –, ce qui les oblige à accepter les bakchichs, à être au quotidien dans l’illégalité et à l’installer dans notre mode de vie.Je souhaite que le gouvernement arrête de traiter les gens comme des enfants à qui l’on peut mentir… Aujourd’hui, la population n’a plus aucune confiance dans ceux qui dirigent le pays… au point que même les authentiques bonnes nouvelles sont parfois accueillies avec incrédulité, comme les preuves d’une sorte de conspiration.Je souhaite également que l’on cesse de dénigrer ou au contraire de glorifier les gens en fonction de la classe à laquelle ils appartiennent… Il est vrai que nous naissons riches ou pauvres, mais cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous traiter en égaux. J’aimerais que nous prenions exemple sur d’autres nations où, qu’on conduise une Mercedes ou une Fiat, on n’en est pas moins égaux. En vertu des droits de l’Homme, personne n’est prioritaire ou ne mérite davantage le respect que l’autre. Les gens deviennent arrogants quand ils ont le sentiment qu’on leur accorde plus de valeur qu’ils n’en méritent.Je souhaite que les responsables gouvernementaux comprennent que la majorité des revenus dont l’État jouit pour son budget annuel provient des impôts que paye le peuple. Et que le salaire d’un fonctionnaire est payé par le peuple… C’est l’argent que vous et moi, nous payons tous les mois à la société (c’est-à-dire au gouvernement), qui leur fournit leurs salaires. Ils commenceraient alors à se comporter comme des fonctionnaires remplissant un service public, et non comme des petits chefs. Si vous avez


déjà appelé l’assistance technique de la compagnie de téléphone cellulaire, vous vous êtes déjà fait accueillir d’un air supérieur par l’un des employés, non ?Je souhaite que nous nous débarrassions de notre pessimisme et de notre passivité. Je me demande s’ils ne nous les ont pas inculqués délibérément. Et si c’est le cas, comment ils ont fait. Nous sommes devenus une nation à la traîne dans tous les domaines… Nous ne dirigeons d’autres nations quasiment que pour des choses néfastes. Mais pourquoi ? Pourquoi disons-nous tous : « C’est leur pays. Qu’ils le brûlent si ça les chante. Qu’est-ce ça peut me faire ? Je ne vais pas régler les problèmes du monde. »Je souhaite que nous apprenions à avoir des opinions divergentes sans nous insulter. Je souhaite que les musulmans et les chrétiens se traitent avec respect et soient dans de meilleures dispositions les uns à l’égard des autres. Et qu’ils n’aient pas peur des tensions religieuses auxquelles on veut nous faire croire. Je voudrais que nous comprenions que nous sommes tous Égyptiens, que nous avons tous les mêmes droits dans ce monde et que c’est à Dieu seul qu’il appartiendra de nous juger dans l’autre monde.Je souhaite que nous nous aimions les uns les autres… vraiment. Je souhaite que nous n’ayons plus ces réflexes de soupçons infondés. Il est tout bonnement impossible qu’à chaque fois que quelqu’un s’efforce de faire quelque chose de bien pour son pays, ce soit un espion ou un pion manipulé par les puissances étrangères… ou, dans le meilleur des cas, qu’il ne cherche qu’un peu de gloire. Pourquoi l’amertume et la haine plutôt que la solidarité et la foi, et pourquoi supposer toujours le pire quand nous pouvons supposer le meilleur ?Au fait… j’ai le droit de rêver et de poursuivre mon rêve. Et vous avez le droit de rêver. Sérieusement, si nous arrêtions de rêver, nous serions morts.



Dès l’annonce du Jan25 sur notre page, le nombre de nouveaux membres par jour est passé de 500-600 à plus de 3 000. Nous avons en moyenne 15 000 commentaires quotidiens sur la page. C’est une ruche qui bourdonne en permanence.Je poste un message sur l’importance d’être unis et d’agir ensemble pour réaliser notre rêve. Beaucoup de membres s’inquiètent que tout cet élan soit un phénomène exclusivement cantonné à Internet. Une artiste exprime cette idée sur une toile ornée d’une légende : « Ceci est une rue, et ceci est Facebook, pas une rue. » Elle laisse entendre que la révolution doit être liée à la rue, qu’une révolution sur Facebook ne compte pas.

Rendez-vous pour le Jan25. Ce jour est celui où nous commencerons à nous organiser et à élever la voix contre notre condition, sur le terrain, parmi les Égyptiens, et pas sur Facebook. Jan25 est un commencement qui doit témoigner de notre unité… Le commencement d’une nouvelle ère où nous serons actifs et revendiquerons nos droits… Le commencent d’un rêve, pour que nous ayons tous une voix et une opinion. Ne nous berçons pas d’illusions : tout ce que nous voulons ne se réalisera pas le 25 janvier… Ce ne sera sans doute pas le dernier jour d’injustice et de corruption. Mais si nous réunissons nos forces et que nous agissons tous ensemble, ce sera le début de la fin.


Pendant ce temps, le Comité numérique du PND lance une campagne pour dissuader les gens d’envahir les rues. Ils affirment que les hommes qui ont prévu de prendre les rues sont des casseurs et des vandales. Nous continuons à souligner les intentions pacifiques de nos manifestations pour contrer ces attaques diffamatoires.


Un détail important pour tous ceux qui participeront à Jan25 : nous ne recherchons pas le chaos, la destruction ou les attaques contres les biens publics ou privés… Nous descendons dans la rue pour réclamer nos droits ; nous manifesterons, effectuerons un sit-in et ne nous défendrons que si nous sommes attaqués… C’est très important. Merci de faire passer le message partout en ligne.


L’un de nos membres laisse un commentaire émouvant dans lequel il explique pourquoi il est si important que le 25 janvier soit un succès. Je le publie, histoire de motiver les gens et d’écraser tout défaitisme.

Si Jan25 a lieu et que personne ne fait rien, alors toute cette campagne sur Internet sera réduite à néant et la jeunesse Égyptienne aura l’air nul. Le monde nous regarde, ainsi que le peuple d’Égypte. J’espère que Jan25 ne se finira pas en scandale et que nous ne nous retrouverons pas à une centaine dans la rue, encerclés en quelques minutes par la Sécurité centrale, ce qui signerait la fin de ce mouvement.


Le 21 janvier, la presse rapporte la mort de l’un des hommes qui s’est immolé en suivant l’exemple de Bouazizi en Tunisie. Sur Twitter et Facebook, certains activistes militent pour que nous n’attendions pas le 25 janvier et que nous descendions dans la rue « tout de suite ». Ils sont quelques-uns à prendre, effectivement, le chemin de la place Tahrir, mais les forces de sécurité les y attendent. Ce qui occasionne un peu de grabuge.Une jeune femme qui se trouve là, Asmaa Mahfouz, fait preuve d’un courage rare. Voyant qu’ils sont peu nombreux à manifester, elle décide de faire une vidéo pour motiver tout le monde à participer le 25. À peine avons-nous reçu la vidéo que nous la postons.


Elle se révèle très efficace pour aider les membres de la page à surmonter leur peur. Ils sont très impressionnés d’entendre Asmaa lancer courageusement son nom en réclamant que l’Égypte se dresse contre l’injustice, la corruption et l’oppression. La plupart des commentaires sont positifs, les gens promettent qu’elle peut compter sur leur présence. La majorité d’entre eux trouve qu’Asmaa est « une fille qui vaut largement une centaine de filles et de garçons », expression égyptienne courante pour signifier que quelqu’un ne manque pas de courage.

Je continue à communiquer pour coordonner les uns et les autres. Je corresponds avec Ibrahim al-Masry, le fondateur d’un groupe Facebook qui compte plus de mille photographes amateurs. Je suis un grand fan de leur travail. Comme il me déclare qu’il a très envie d’aider à sa manière, le 19 janvier je lui demande de se joindre au cortège avec ses amis.Enthousiasmé, il crée aussitôt un événement intitulé : « Mon appareil photo est mon arme. » Grâce à lui, plus d’une centaine de photographes participeront aux manifestations afin de prendre des photos de ce qui se passe. C’est essentiel pour défendre les manifestants, le régime craint les médias plus qu’il ne se soucie du bien-être des manifestants, et les forces de sécurité devront donc faire attention à ne pas être photographiées en pleine démonstration de violence.

Les suicides dans la rue se multiplient. Après avoir déniché un rapport accablant sur le phénomène des suicides en Égypte, je le partage avec les membres :

Une réussite pour le gouvernement égyptien : au cours des quatre dernières années, 12 000 Égyptiens se sont


suicidés ! Il y a eu 5 000 suicides en 2009, et plus de 100 000 tentatives la même année ! C’est un taux cinq fois supérieur à celui de 2005 ! Chaque jour, 14 Égyptiens se suicident. Ils y sont poussés par le chômage et la pauvreté, et les deux tiers d’entre eux sont des jeunes hommes de moins de 25 ans. La source de cette information est l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques.


Je suis résolument opposé au suicide. Mais je suis prêt à mourir pour la cause si c’est le seul moyen de changer mon pays. Subitement, et presque sans délibération, de nombreux Égyptiens sont totalement dédiés à la libération de notre pays et à la chute du régime autoritaire.

Je me sens exceptionnellement optimiste et plein d’espoir. Pour la première fois, nous entendons des Égyptiens discuter dans la rue de Jan25 en demandant aux uns et aux autres s’ils vont participer. Pour la première fois, 60 000 membres de Facebook ont confirmé leur participation. Pour la première fois, une invitation a atteint presque un million d’utilisateurs de Facebook. Pour la première fois, il existe un élan… Et pour la première fois, je me sens prêt à mourir si cela permet à mes compatriotes de recouvrer leurs droits.


Le jeudi 20 janvier, au matin, j’explique que les lieux de rendez-vous seront annoncés à minuit, afin de s’assurer que les congrégations de fidèles du vendredi puissent parler de Jan25. Les prières du vendredi sont en effet, de loin, les plus grands rassemblements hebdomadaires d’Égyptiens de toutes les classes.


Plusieurs forces d’opposition, qui ont formé une assemblée « populaire » pour répondre à celle frauduleusement élue en 2010, annoncent leur soutien à Jan25 en déclarant que leur marche débutera devant les bâtiments de la Haute Cour de justice. Les médias reprennent cette information, bien que le régime fasse mine de l’ignorer, tout comme il fait mine de ne pas s’intéresser à ce qui se passe sur Facebook.

Les membres du Parlement populaire ont décidé d’organiser une marche le 25 janvier devant la Haute Cour de justice, avec une liste de revendications… Le Parlement populaire a été fondé par différents groupes d’opposition et des personnalités indépendantes après le truquage des élections parlementaires… Dieu soit loué, tout le monde entre en action.


Je suis très heureux d’apprendre qu’ils tiendront une marche, et cela ne me gêne pas le moins du monde qu’ils n’aient pas attendu pour coordonner leur action avec celle des autres.Avec le recul, je pense même que le succès de la révolution du 25 janvier est précisément dû au fait qu’elle n’émanait d’aucun corps politique constitué, qu’il n’y avait pas de plan général qui interdisait les prises d’initiatives isolées. C’est dans ce même esprit que j’utilisais Kullena Khaled Saïd, pour soutenir tous ceux qui jugeaient qu’une forme d’action différente était nécessaire pour exprimer notre désaveu du régime.

D’autres groupes et d’autres pages Facebook ont proposé des lieux de rendez-vous et des itinéraires différents de ceux sur lesquels nous nous sommes mis d’accord.


C’est parfait. Soyons heureux que tant de gens veuillent participer. Le fait que nous avancions sans ordre prédéfini est un atout. Primo : tous les Égyptiens seront au courant de l’événement du 25 janvier et pourront participer. Deuxio : Les forces de sécurité ne sauront pas quels secteurs couvrir, elles se disperseront et auront plus de mal à maîtriser les manifestations… Merci à tous les jeunes pour leur réactivité.


Notre problème avec la police n’a rien de personnel. Je n’ai pas envie que les manifestations se transforment en confrontation avec elle. C’est pour cela que je poste, à plusieurs reprises, des informations à propos de policiers bons et honnêtes. Je publie notamment le nom d’un officier qui a refusé un pot-de-vin de 15 millions de dollars et nous le célébrons sur la page. Ou bien, après avoir appris qu’il a été sévèrement blessé, je m’excuse d’avoir accusé un officier de ne pas avoir protégé comme il l’aurait dû l’église copte bombardée à Alexandrie. Je le salue et étends mes respects à l’ensemble des policiers honnêtes.

De même que nous combattons la corruption au sein des forces de police, nous devons soutenir ce qu’il y a de bon. Il y a parmi les policiers beaucoup d’hommes qui font honnêtement leur boulot, qui consiste à nous protéger, vous et moi… Nous ne nous opposons pas aux forces de police dans leur ensemble, nous ne nous opposons qu’aux violations des droits de l’Homme. Je serais le premier à me sentir fier d’un frère qui serait un bon policier. Nous devons soutenir le bien comme nous luttons contre le mal.


Le compte à rebours est lancé.


Tous les activistes doivent se mettre d’accord sur les points de rendez-vous pour pouvoir les annoncer. Mahmoud Samy m’apporte la bonne nouvelle : ils se sont tous rencontrés et ont réussi à déterminer un lieu de ralliement, la rue de la Ligue arabe, dans Mohandessine.Mostafa al-Nagar confirme également que les avocats et les médecins participeront à la manifestation de l’Université, tout en m’expliquant que le lieu pourrait changer au dernier moment.Ahmed Maher accepte de convoquer les siens à Shubra avant de marcher vers la place Tahrir.Quant à moi, je choisis la place Matariyya pour l’autre moitié du Caire. J’annonce les quatre endroits en même temps sur la page. Très vite, l’information circule.Nos membres commencent à se prendre en photo pour confirmer leur participation. Beaucoup d’artistes nous envoient des dessins ou des toiles en l’honneur de Jan25.

Maintenant, deux facteurs cruciaux vont déterminer notre succès. D’abord, nous devons faire le serment de venir sans tenir compte de la présence des autres, parce que c’est souvent la raison d’une faible participation. Ensuite, nous devons faire passer le message à tout le monde dans les quartiers populaires afin que, même s’ils ne viennent pas, ils nous protègent. Nous devons tous agir dans la rue, maintenant, et arrêter de parler sur Facebook.


Les rumeurs se multiplient. Des personnalités controversées, qui maintiennent une présence en ligne, font courir le bruit que Gamal et Alaa Moubarak, les fils du président, se sont enfuis du pays avec des hommes d’affaires. Quelqu’un m’envoie un message pour me


demander de publier ces rumeurs, ce qui motiverait les membres, mais je m’y refuse catégoriquement et décide de mener une campagne contre la propagation de fausses informations, même si elles sont favorables à notre cause.

On me suggère de publier les rumeurs qui servent le Jan25. Je réponds que je ne ferai jamais passer un mensonge pour une vérité, parce que jamais dans ma vie je n’ai approuvé l’adage selon lequel « la fin justifie les moyens »… Vous pouvez penser que je suis nul comme politicien, ou naïf, mais j’ai des principes et l’un d’entre eux est d’agir de façon respectable et de garder la conscience claire. Je crains Dieu, ça ne m’intéresse pas de savoir si je vais perdre ou gagner.


La mère de Khaled Saïd fait savoir qu’elle soutient Jan25. L’un des acteurs de la campagne d’el-Baradei a filmé une courte vidéo dans laquelle elle demande à tout le monde de descendre dans la rue ce jour-là et de manifester pacifiquement. Les Égyptiens expatriés en Europe et aux États-Unis nous soutiennent aussi. Ils sont nombreux à nous envoyer des photos d’eux avec des pancartes affirmant qu’ils adhèrent à nos revendications.Dans son camp militaire, AbdelRahman n’est pas au courant de la vitesse à laquelle les choses avancent jusqu’à ce que son frère et un ami lui rendent visite, le vendredi 21 janvier. Sachant qu’il était l’un des deux administrateurs de la page, ils lui apprennent la bonne nouvelle : Jan25 a déjà plus de 100 000 participants confirmés et l’invitation aura touché plus d’un million d’utilisateurs égyptiens de Facebook avant le 25 janvier. AbdelRahman est transporté de joie, mais il regrette de ne pouvoir faire partie des cortèges.


Je ne peux parvenir à trouver les mots pour décrire précisément ce que je ressentais en voyant naître cette immense solidarité.

Les Égyptiens étaient prêts à faire quelque chose de grand. Nous ne le savions pas tous, mais après des années de dure opposition, nous étions enfin mûrs pour la révolution.

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Wael Ghonim RÉvolution 2 · 10 I Révolution 2.0 on m’insulte, le tout accompagné de rires moqueurs. Ces rires sont partie intégrante de la stratégie visant à instiller la