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Hélène Constanty WARREN BUFFETT L’investisseur intelligent © Eyrolles, 2005. ISBN : 2-7081-3330-6

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Hélène Constanty

WARREN BUFFETT

L’investisseur intelligent

© Eyrolles, 2005.ISBN : 2-7081-3330-6

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Chapitre 4

Ne choisir que des valeurs sûres

Investissez dans une affaire que même un imbécilepourrait diriger, car un jour un imbécile le fera.

Harvard Business Review, janvier 1996

« Au cours de sa vie, il est impossible à uninvestisseur de prendre des centaines de bonnesdécisions. Une seule par an suffit », aime direWarren Buffett. Sa bonne décision de1998 lui a coûté 20 milliards d’euros.

Le 19 juin, l’annonce de l’acquisition deGeneral Re, numéro un américain de laréassurance, a stupéfié Wall Street, prenant

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une nouvelle fois à contre-pied lescommentateurs qui brodaient sur le thèmeWarren-Buffett-n’achète-plus-rien-que-se-passe-t-il ? Pour la première fois de sonhistoire, Berkshire Hathaway a mis lamain, d’un seul coup, sur la totalité ducapital d’une entreprise clé de l’économieaméricaine : l’assureur des assureurs.Jusqu’à présent, Warren Buffett avaitl’habitude, soit d’acheter en blocd’obscures affaires familiales, du type Helz-berg Diamonds, soit de ramasser en Boursequelques pourcentages du capital des pluscélèbres firmes américaines, comme Coca-Cola ou American Express. Avec GeneralRe, il a clairement changé de braquet.

Mais à y regarder d’un peu plus près, cetteacquisition n’est pas si surprenante qu’il yparaît. Car depuis ses premiers pasd’investisseur, le milliardaire d’Omaha atoujours eu un pied dans les métiers del’assurance. Sans ses participations dans lesecteur, il n’aurait jamais disposé des capi-taux nécessaires à ses placements. Jamaisil n’aurait réussi à s’enrichir à une vitesseaussi prodigieuse. Pourquoi ? Parce quel’assurance, et encore plus la réassurance,jouent le rôle d’un gigantesque réservoirde cash : les primes collectées ne sont riend’autre qu’une source quasiment gratuite

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de capitaux, prêts à être immédiatementréinvestis dans des affaires lucratives, à laseule condition de respecter quelquesgarde-fous destinés à protéger les intérêtsdes assurés. En 2003, la totalité des acti-vités d’assurance de Berkshire lui aprocuré 33 milliards d’euros de liquiditésà coût zéro !

Pour Warren Buffett, l’assurance est unjeu purement statistique, qui convient àmerveille à son tempérament froid etcalculateur. Un jour, le milliardaire etquelques amis passaient le week-end àPebble Beach, un célèbre golf de la côtePacifique. Jack Byrne, vieil ami deWarren Buffett et patron de la compagnied’assurances GEICO, proposa un jeu.Chacun devait lui verser une prime de11 dollars, en échange de laquelle Byrnes’engageait à payer 10 000 dollars à celuiqui réussirait, durant leur séjour, à mettreune balle dans un trou d’un seul coup decanne, un « trou-en-un » comme disentles passionnés de golf. Tous acceptèrent lepari en rigolant... sauf Buffett, qui, aprèsun rapide calcul mental, conclut que laprime était trop élevée, par rapport à lafaible probabilité de gagner...

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L’une des plus anciennes valeurs du porte-feuille de Berkshire Hathaway est unecompagnie d’assurances, GEICO (Govern-ment Employee Insurance Company),numéro cinq américain de l’assuranceautomobile, dont le jeune Warren estlittéralement tombé amoureux quand ilavait vingt ans. Pendant les quarante-cinqans qui ont suivi, il ne l’a jamais perduede vue, attendant des années le momentpropice pour pousser ses pions, jusqu’à enprendre le contrôle à 100 % en 1995. Unevéritable histoire d’amour, de patience etde fidélité.

La première fois que Buffett entend parlerde GEICO, c’est en janvier 1951. Le jeunehomme est alors étudiant à l’université deColumbia, fasciné par son professeurBenjamin Graham. En lisant dans leWho’s who la notice biographique de sonidole, il découvre un jour que Graham estadministrateur de GEICO. Dès le samedimatin suivant, alors que le givre recouvreencore les jardins du campus, il prend letrain pour Washington, où se trouve lesiège de la société. La grille est close. Ilsonne. Le gardien entrebaille la lourdeporte :

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« – Que voulez-vous ?

– Y a-t-il quelqu’un d’autre que vous aubureau aujourd’hui ? demande le jeunehomme. »

Le gardien l’introduit alors au sixièmeétage, auprès de la seule personne présentece jour-là : Lorimer Davidson, le directeurfinancier, qui deviendra plus tard PDG.

Bluffé par l’audace du jeune étudiant, ledirigeant réalise très vite qu’il n’a pasaffaire à n’importe qui. Pendant quatreheures d’affilée, Buffett soumet Davidsonà un feu roulant de questions. En repar-tant, il sait tout sur GEICO, ses clients,son histoire, ses perspectives, sesméthodes... Il retient surtout ce qui fait laspécificité de cette compagnie : elle necommercialise ses polices d’assurances quepar la vente directe, encore peu pratiquéeà l’époque, ce qui lui donne un avantageénorme sur ses concurrents en termes decoûts.

Le jeune homme rentre emballé dans sachambre d’étudiant, et se prend de passionpour l’entreprise. Au cours des moissuivants, il investit plus de la moitié de seséconomies (soit environ 10 000 euros) en

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actions GEICO. Mais il lui faudraattendre encore quinze ans pour entrer parla grande porte au capital de celle qu’ilappelle toujours « mon entreprise préférée ».Quinze années à éplucher les rapportsannuels, lire les coupures de presse,apprendre par cœur toute la littératuresur les métiers de l’assurance.

En 1976, enfin le fruit est mûr. Desrisques mal évalués, une série d’erreurs degestion, auxquels s’ajoute l’effet dévasta-teur de la crise économique, ont conduitla compagnie au bord de la faillite. Lecours de l’action, voisin de 20 euros dansles années 1960, n’a cessé de dégringolerdepuis 1973. En 1976, il a touché sonplancher : 2 euros. C’est le moment queBuffett attendait. Dans le plus grandsecret, comme à son habitude, il achèteplus d’ 1,3 million d’actions.

Bonne pioche. Cette année-là, un nouveaumanager a été nommé à la tête de l’entre-prise en difficulté : John J. Byrne, nettoyeurde pertes et réducteur de têtes. Il ferme desagences par dizaines, vire la moitié dupersonnel. Et réussit à redresser la compa-gnie. Austère, économe, exigeant envers sesemployés, Byrne a une obsession :comparer les performances de l’entreprise

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à celles de ses concurrents. « Jack Byrne estcomme un éleveur de poules qui ferait rouler unœuf d’autruche dans le poulailler, et dirait« mesdames, voici ce que nos concurrents sontcapables de produire », dit de lui, avec fierté,le milliardaire d’Omaha1.

Les années suivantes, Buffett continued’investir régulièrement, chaque fois quele cours flanche un peu, jusqu’à détenir untiers du capital de l’assureur en 1980. Ledernier pas est franchi en 1995, lorsqueBerkshire rachète le reste du capital.

Aujourd’hui encore, GEICO est toujoursle chouchou de Buffett. Les structures decette entreprise n’ont pas bougé depuis cematin de janvier où le jeune étudiantbuvait les paroles du directeur financier,dans un immeuble désert. Ses coûts sonttoujours les plus bas de sa profession, cequi lui permet de dégager des profits horsdu commun.

1. Forbes, 2 février 1981.

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La réassurance, machine à cash

Encouragé par son expérience avecGEICO, Warren Buffett n’a jamais cessé,tout au long de sa carrière, d’élargir sonchamp de compétences en matière d’assu-rance. Aujourd’hui, Berkshire Hathawayexerce, en direct, une très importanteactivité dans le segment le plus mysté-rieux de ce métier : la réassurance. Quelleque soit la nature de l’opération, quelleque soit la taille du risque pris en charge,Buffett applique en effet toujours lamême logique. Si les risques sont biencalculés, les probabilités inclues correcte-ment dans le calcul des primes, il peutdormir sur ses deux oreilles.

Ce qui fait tout l’intérêt – et le danger –du métier de réassureur, c’est qu’il est ledernier maillon de la chaîne. Il est ledernier recours des compagnies en cas degros pépin. Traduction en langagebuffetien : c’est là qu’il y a le plusd’argent à gagner, et le plus de capitaux àsiphonner. Car entre le moment où lesgrosses primes sont versées par les compa-gnies à la société de réassurance et celuioù il faut indemniser, il peut s’écouler desannées. De très importantes liquidités

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peuvent donc être placées à long terme.« Au départ, raconte Warren Buffett, lecourrier du matin n’amène que du cash, beau-coup de cash, et peu de sinistres. Cela engendreun sentiment d’euphorie semblable à celuiqu’éprouve l’innocent en recevant sa premièrecarte de crédit. »

Les bonnes années, lorsque les cieux sontcléments, l’activité dégage des profitsinsolents, mais lorsque les éléments sedéchaînent, les pertes peuvent être toutaussi dévastatrices. À ce moment-là, c’estau réassureur de faire face, à lui de fourniraux assureurs les moyens d’indemniser desmilliers de victimes, pour des montantscolossaux. Faire reconstruire des centainesde maisons noyées sous des inondations,c’est autre chose que de réparer un dégâtdes eaux dû à la fuite d’un robinet !

Poussant ce raisonnement le plus loinpossible, Warren Buffett s’est spécialisédans l’activité la plus risquée d’entretoutes, les « super-cats », c’est-à-dire lessuper-catastrophes : typhons, inondations,tremblements de terre, sécheresses...Berkshire a commencé à s’y intéresser en1989, après le cyclone Hugo et le trem-blement de terre de San Francisco. Seuleune poignée d’entreprises au monde est

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capable de prendre de tels risques. « Ungrand assureur est venu nous voir en 1994,raconte le milliardaire. Il avait besoin de seréassurer à hauteur de 58 millions d’euros,dans l’éventualité d’un tremblement de terre enCalifornie. Nous étions les seuls au mondecapables d’assurer un tel risque. » Buffettassure aussi, pour des sommes considéra-bles, les ouragans en Floride. Sa passionpour le calcul des probabilités lui donnel’aplomb nécessaire pour ne pas tournerde l’œil lorsque les sismologues lancentun message d’alerte, ou lorsque qu’untyphon est annoncé.

L’autre grosse source de profit de labranche assurance de Berkshire, ce sontles méga-contrats, qui assurent une seulepersonne ou un seul bien, mais pour desmontants hors du commun : la vie duboxeur Mike Tyson, par exemple, ou lelancement d’un satellite par la fuséeLongue Marche en Chine. Pour être enmesure de faire face, le moment venu, àd’énormes demandes d’indemnisation, ilfaut avoir une carrure financière extraordi-naire. Et des nerfs d’acier. « Vous comprenezmaintenant pourquoi je m’abîme les yeux àregarder la télévision : je suis rivé sur la chaînemétéo », avait coutume de blaguer lemilliardaire.

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Il était loin de se douter que le11 septembre 2001, deux Boeing détournéspar des terroristes islamistes allaientdétruire en quelques instants les toursjumelles du World Trade Center de NewYork ! La catastrophe a naturellementproduit un effet dévastateur sur les assu-reurs américains, qui ont affiché cetteannée-là les plus grosses pertes de touteleur histoire. Automatiquement, ledésastre s’est répercuté sur BerkshireHathaway, par l’intermédaire de GeneralRe.

Mais à aucun moment, Warren Buffett n’aperdu son sang-froid. Dès le 26 septembre,deux semaines à peine après les attentats,Warren Buffett envoie une lettre, sobre-ment intitulée Memo, à chacun des diri-geants de Berkshire, dans laquelle ildonne une première estimation des pertespour le groupe : 1,6 milliard d’euros. Il seveut rassurant : « C’est une perte énorme.Mais nous pouvons aisément la supporter. Noussommes présents dans le métier des super-catas-trophes depuis des années et nous sommespréparés, à la fois financièrement et psychologi-quement, à y faire face lorsqu’elles se produi-sent. D’autres surviendront à l’avenir. J’espèreseulement que ce seront des catastrophes causées

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par des phénomènes naturels et non par desactions humaines. »

Quelques mois plus tard, en présentantles comptes 2001, il se livre à une autocri-tique froide et mathématique des effetsdu 11 septembre. Pas un brin d’émotiondans la démonstration, mais un long meaculpa : il se blâme de n’avoir pas intégrél’éventualité d’un attentat terroriste decette ampleur dans le calcul des risques deGeneral Re. Pour fixer les tarifs desprimes, les assureurs avaient bien penséaux tempêtes, aux incendies, aux explo-sions et aux tremblements de terre, en seréférant à des événements passés. Ilsavaient négligé ou écarté la possibilité detels attentats. C’était évidemment uneerreur lourde de conséquences. Malgré lagravité du moment, Warren Buffett nepeut s’empêcher de faire de l’humour :« J’ai violé la règle de Noé : prédire la pluie necompte pas. La seule chose qui vaille, c’est deconstruire des arches. »

Régulièrement, au cours des annéespassées, Warren Buffett avait mis engarde les actionnaires de Berkshire : « Ilest non seulement possible, mais certain, quenous connaîtrons une année vraiment catastro-phique. La seule incertitude, c’est quand. Je

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tiens à ce que vous le sachiez, parce que je nevoudrais pas que vous cédiez à la panique lejour où vous apprendrez que Berkshire a dûéponger les frais liés à une super-catastrophe, etque vous vous mettiez tous à vendre vos actions.Si vous avez tendance à réagir comme ça, nerestez pas actionnaire, vendez tout de suite. »

Ce genre de prédiction était à chaque foisaccueilli par un frisson de crainte mêléed’excitation par les actionnaires. Engénéral, ceux qui placent leurs économiesdans le fonds de placement d’Omaha nesont pas des spéculateurs, et partagent legoût du maître pour le long terme. Cen’est que contraint et forcé que l’on sesépare d’une action dont la valeuraugmente de 22 % par an depuis quaranteans ! Surtout, les fidèles petits porteurssavent que les fonds générés par les acti-vités d’assurance sont placés dans desentreprises en or massif.

À côté des entreprises familiales détenuesà 100 %, les placements boursiers deBerkshire Hathaway sont choisis parmiles valeurs les plus sûres de la Bourse deNew York. Fidèle à ses principes d’inves-tissement, Warren Buffett ne sélectionneque des entreprises exceptionnelles, occu-pant une position dominante dans leur

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domaine d’activité, des sociétés insensi-bles aux sautes d’humeur des consomma-teurs et des marchés financiers. Lesparticipations sont peu nombreuses. Maisquel superbe échantillon de l’industrieaméricaine ! 11,8 % d’American Express,8,2 % de Coca-Cola, 9,5 % de Gillette,18,1 % du Washington Post, 3,3 % de labanque Wells Fargo, 16,1 % de l’agencede notation Moody’s... Fin 2003, ces sixénormes paquets d’actions valaient autotal plus de 20 milliards d’euros.

Contrairement aux idées dominantes, quiprônent la diversification du patrimoine,le pape de l’investissement ne juge pasplus risqué d’investir d’énormes sommesdans une poignée d’entreprises seulement,du moment que le choix est judicieux.Voici sa définition d’une valeur sûre :« Un château merveilleux, entouré de douvesprofondes et très dangereuses. Le château tire saforce du génie qui se trouve à l’intérieur. Sesdouves fonctionnent comme un puissant repous-soir envers ceux qui seraient tentés de l’atta-quer. À l’intérieur, le chef, une personne intègreet honnête, fabrique de l’or mais ne garde pastout pour lui. En d’autres termes, moins poéti-ques, nous aimons les superbes entreprises quioccupent des positions dominantes, dont le

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savoir-faire est difficile à copier, et le métier estdurable. »

Une fois qu’il a acheté quelques milliersd’actions de ces précieux porte-drapeauxdu made in America, ce n’est pas dansl’idée de les revendre à la première haussedu cours, mais pour les regarder fructifierpendant de longues années. À quelquesexceptions près, comme son aller-retourau capital de Mc Donald’s, entre 1996 et1997, ou à celui de Disney, sur lesquels ilne s’est jamais expliqué publiquement, ilest d’une fidélité à tous crins. Certaines deses participations ont même le statutsuprême d’intouchables. Juré, craché, il apromis de ne jamais les vendre. Les éluessont au nombre de trois : GEICO, leWashington Post et Coca-Cola.

Coca-Cola l’immortelle

Comme GEICO, c’est une histoired’amour et de patience. Autant qu’il s’ensouvienne, le milliardaire n’a jamais buautre chose que la boisson pétillante etsucrée. Jamais un whisky ni un verre degrand cru. Quand Coca-Cola a lancé leCherry Coke, un dérivé aromatisé à lacerise, Buffett a trouvé la drogue de sa vie.

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Dès 1986, soit bien avant qu’il ait achetéune seule action, le Cherry Coke avait étéélevé au rang de boisson officielle desassemblées générales de Berkshire. Bref,pour Buffett, l’invention de la boissonbrune est la plus grande idée du siècle. Etson investissement dans la marque la pluscélèbre du monde, le meilleur coup de sacarrière.

En effectuant des recherches sur Coca-Cola,dans les années 1980, il tomba un jour surune coupure de presse jaunie du magazineFortune. La date ? 1938. Il y lut la phrasesuivante, qui resta gravée dans son espritdurant des années : « Plusieurs fois par an,un investisseur sérieux se penche sur les comptesde Coca-Cola, et conclut invariablement, avecregret, que ce placement n’est pas pour lui, car ils’est réveillé trop tard. » Trop tard ? C’est cequ’on va voir. Après avoir lu ces lignes, lemilliardaire attendra encore des annéesavant de lancer son premier filet. Enembuscade, il va guetter la premièrefaiblesse de l’action Coca-Cola. Le momentpropice n’arrivera qu’en 1988.

Comme les autres, l’entreprise a laisséquelques plumes dans le krach de 1987.Elle est mûre pour Buffett. En 1988 et1989, il ramasse sans bruit 200 millions

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d’actions. Montant du coup de filet : unmilliard d’euros. En mars 1989, l’annoncede cet achat colossal a pour effet de fairequasiment doubler le cours de Berkshire !Seize ans plus tard, la valeur de cetteparticipation a été multipliée par sept.Elle vaut aujourd’hui 7,5 milliardsd’euros, ce qui fait de Coca-Cola la plusgrosse ligne du portefeuille de WarrenBuffett.

Pourtant, lorsqu’il l’a achetée, l’actionn’intéressait pas grand monde. Considéréecomme un placement de père de famillesans surprise, elle était jugée sans grospotentiel d’appréciation. Comme leursgrands-parents en 1938, les investisseursde 1988 étaient persuadés qu’il était troptard pour investir dans Coca-Cola. Entre1982 et 1988, le cours n’avait-il pas déjàété multiplié par cinq ? Personnen’imaginait donc qu’il puisse continuerde progresser à cette allure. Personne, saufWarren.

Son instinct de chasseur lui dit qu’il a misses crocs dans l’un des morceaux les plusjuteux de l’économie mondiale. « Si vousme donniez cent milliards de dollars en medisant : prenez à Coca-Cola la place de numéro

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un mondial des soft-drinks, je vous rendraisl’argent en disant : « c’est impossible. »1

Puisqu’il ne compte pas vendre ses parts,peu lui importent les inévitables accrocsconjoncturels. « Dans n’importe quel métier,il se produira toutes sortes d’événements dansune semaine, un mois, un an. La seule chose quicompte vraiment, c’est d’être dans une bonneactivité. Coca-Cola est entré en Bourse en1919. Les premières actions ont été vendues 40dollars pièce. L’année suivante, elles étaienttombées à 19 dollars, en raison des bouleverse-ments des prix du sucre après la PremièreGuerre mondiale. Si vous aviez acheté uneaction lors de l’introduction, vous auriez doncperdu la moitié de votre argent un an plustard. Mais si vous l’aviez conservée jusqu’àmaintenant, en réinvestissant tous vos divi-dendes, cette action vaudrait aujourd’huienviron 1,8 million de dollars. Entre-temps, ily a eu des dépressions, il y a eu des guerres, lesprix du sucre ont monté et descendu. Il s’estpassé un million de choses. »

Mais Coca-Cola est toujours là. La boissoninventée par un pharmacien d’Atlanta ausiècle dernier se vend à raison de plus de500 millions de cannettes par jour dans le

1. US News and world report, 20 juin 1994.

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monde entier, affichant une croissance etdes profits plus insolents que jamais.

De Gillette, à Procter & Gamble

En troisième position derrière Coca-Colaet American Express, par sa valorisation,Gillette est l’un des plus beaux investisse-ments jamais réalisés par Warren Buffett.Pourquoi Gillette ? « Le soir, quand je vaisme coucher, je pense avec délectation aux2,5 milliards d’hommes qui vont devoir se raserle lendemain matin », résume le milliar-daire1. Gillette est une marque mondiale,à la position dominante, exerçant uneactivité indémodable. Un placement enbéton. Quelle que soit leur couleur depeau, les hommes se sont toujours rasés etse raseront toujours.

« Il ne faut pas être sorcier pour voir que Gilletteest une valeur moins risquée que n’importe quelfabricant d’ordinateurs », ironise WarrenBuffett. Dans le monde, il se consommeplus de 20 milliards de lames de rasoirchaque année. Les lames Gillette ne repré-sentent que 30 % du volume, mais 40 % du

1. Forbes, 18 octobre 1993.

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chiffre d’affaires. La part de marché de lamarque atteint 90 % dans certains pays,comme le Mexique ou la Scandinavie. Pourmaintenir son leadership, Gillette innove enpermanence, dépense énormément d’argenten publicité et dispose d’un réseau de distri-bution qui couvre la terre entière.

Warren Buffett est persuadé que leshumains sont des êtres d’habitudes, et quesi l’on est satisfait de sa marque de rasoir, iln’y a aucune raison d’en changer : « Tous lesmatins, quand je me lève, j’enfile mes chaussuresen commençant par le même pied, et je me rasetoujours la même joue en premier. » Prenantappui sur cette fidélité, Gillette lance régu-lièrement de nouveaux modèles de rasoirset de lames, toujours plus performants.Dernier en date, le Mach 3 turbo à troislames dont l’acier est traité pour durerbeaucoup plus longtemps et qui déposeune lotion adoucissante sur la peau.

À chaque fois, bien sûr, la firme en profitepour augmenter ses prix. C’est le privilègede celui qui domine le monde du hautd’une de ces forteresses imprenableschères au milliardaire d’Omaha. Résultatde cette implacable logique : en seize ans,la valeur de la participation de BerkshireHathaway a été multipliée par quatre et

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atteint aujourd’hui 2,6 milliards d’euros.Buffett a investi dans Gillette en 1989, enmême temps que dans le numéro unmondial des soft-drinks. En janvier 2005,l’investisseur au flair infaillible a apprisune nouvelle qui l’a plongé dans leravissement : Gillette allait être rachetéintégralement par Procter & Gamble,donnant naissance au nouveau numéro 1mondial de l’hygiène et du nettoyage.Après finalisation de l’accord, à l’automne2005, Berkshire Hathaway possèdera100 millions d’actions du nouvelensemble. Buffett aura réalisé au passageune plus-value de 575 millions d’euros !De quoi affirmer avec fougue : « c’est unefusion de rêve1 ».

Walt Disney, une histoire d’amour

Autant l’histoire du placement dansGillette est simple et sans détour, autantcelle qui a amené Warren Buffett à s’inté-resser au capital de Walt Disney estlongue et tortueuse. Quand il a vendu sesparts en 1999, elles valaient plus d’unmilliard d’euros.

1. Reuters, 28 janvier 2005.

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Tout a commencé en 1965, l’été où WarrenBuffett rencontra Walt Disney enpersonne. En vacances en Californie avecses enfants, le jeune investisseur profitad’une visite au parc d’attractions Disney-land de Los Angeles, le premier du genre,pour rendre visite au vieil homme, un anavant sa mort. Il en ressortit bluffé parl’énergie et la fraîcheur toujours intacte dumalicieux inventeur de Mickey Mouse. Àsoixante-quatre ans, Walt Disney étaittoujours capable de s’émerveiller commeun enfant devant la dernière attraction deDisneyland, et de revoir Bambi, pour lamillième fois, avec autant d’émotion qu’àla première projection.

Depuis ce jour, Warren Buffett considèreWalt Disney comme un véritable géniedes affaires. Posséder Blanche-Neige (lepremier dessin animé est sorti en 1937)ou Bambi (1943), c’est comme posséderun champ de pétrole. Mais un champ depétrole où l’on pomperait, vendrait lepétrole, et pomperait à nouveau. Lesenfants grandissent, d’autres naissent, cequi permet de rééditer ces grands classi-ques du dessin animé tous les sept ans,avec un succès toujours renouvelé.

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Et Mickey ! La souris créée en 1929 est lavaleur sûre par excellence. « Ce qui estsympa avec Mickey, c’est qu’il n’a pas d’agent.La souris vous appartient pour de bon », plai-sante le milliardaire.

Emballé par la description que lui fait lefondateur, Warren Buffett achète sespremières actions Disney en 1965 : 5 %du capital pour 3,8 millions d’euros. Il lespaie cher (dix fois les bénéfices), mais neregrettera pas son geste. Les annéessuivantes, le cours ne cesse de grimper.Malheureusement, il revend tout en1969, Disney comme le reste, en liqui-dant son premier fonds d’investissement.

Ce n’est qu’en 1995, soit trente ans aprèssa rencontre avec Walt Disney, queWarren Buffett aura de nouveau l’occasiond’entrer au capital de l’une des plusfantastiques machines à profit de laplanète. Et cela grâce à des fusions-acqui-sitions en série, emboîtées comme despoupées russes. En 1978, le milliardaireentre au capital de la chaîne de télévisionABC ; en 1985, ABC est racheté parCapital Cities ; et en 1995, Capital Cities-ABC est absorbé par Walt Disney. VoilàMickey rattrapé ! Le tout était d’êtrepatient : « Vous aurez beau y mettre tout votre

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talent, certaines choses prennent du temps. Vousne pouvez pas fabriquer un bébé en un mois enengrossant neuf femmes le même jour. »

Le dernier acte s’est joué à Sun Valley, unestation chic des Rocheuses, un jour de l’été1995, dans un décor grandiose de monta-gnes sauvages. Comme chaque année,Warren Buffett participe à la réunion orga-nisée par le banquier d’affaires HerbertAllen, avec quelques très grosses pointuresdu monde des affaires. Il y a là TomMurphy, patron de la chaîne de télévisionCapital Cities-ABC, Michael Eisner, lefroid PDG de Walt Disney, Bill Gates, lejeune patron de Microsoft...

L’après-midi de ce 14 juillet, Eisners’apprête à partir lorsqu’il croise Buffettdans l’allée qui mène au parking.

« – Au fait, Warren, j’ai une proposition àvous faire : que diriez-vous de me vendreABC ?

– Pourquoi pas ? répond Buffett. Venez avecmoi, j’allais justement faire une partie de golfavec Murphy et Gates. »

Deux semaines plus tard, l’affaire étaitconclue, pour 18 milliards d’euros. Voilà

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comment Warren Buffett devint untemps le plus gros actionnaire de Disney.

Et maintenant ?

Ces dernières années, mis à part la ventede sa participation dans Disney en 1999,et l’achat d’une poignée d’actions de labanque Wells Fargo en 2003, WarrenBuffett n’a quasiment rien fait en Bourse.« Les traders ne nous aiment pas », dit-il en2004 en commentant les mouvements deson portefeuille de sociétés cotées, quipesait 376 millions d’euros fin 2003. Lesage d’Omaha ne fait certes pas partie dela bande des « day traders », ces excitésqui gagnent leur vie sur les variationsquotidiennes des cours.

Coca-Cola ? La dernière fois que BerkshireHathaway a acheté une action, c’était en1994 ; American Express ? Le dernier achatremonte à 1998 ; Gillette ? 1989 ; le recordest détenu par le Washington Post : aucunachat d’actions de ce groupe de presse àsignaler depuis l’acquisition initiale de18 % du capital en... 1973. Si Buffettn’achète plus rien à Wall Street depuis desannées, c’est que, bien sûr, les prix sont à sesyeux beaucoup trop élevés. Lorsqu’on

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l’interroge sur la façon dont il voit le marchéévoluer, sa réponse est brutale : « La gueulede bois sera proportionnelle à la cuite. » Autre-ment dit, un retour à des valorisationsraisonnables n’est pas pour demain.

« L’aversion dont nous faisons preuveaujourd’hui envers les actions n’est nullementcongénitale, expliquait-il à ses actionnairesen mars 2003. Bien au contraire. Au cours demes soixante et une années d’expérience d’inves-tisseur, une cinquantaine d’années ont étépropices aux acquisitions, à des prix attirants.Il y aura de nouveau de belles années commecelles-là, j’en suis sûr. Mais le métier d’investis-seur suppose de savoir rester parfois inactif. »Warren Buffett se comporte toujourscomme s’il avait l’éternité devant lui !