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Baronne Emmuska Orczy Le triomphe du Mouron Le triomphe du Mouron Rouge Rouge

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Le triomphe du Mouron Rouge

Baronne Emmuska Orczy

Le triomphe du Mouron Rouge

BeQ

Baronne Emmuska Orczy

Le triomphe du Mouron Rouge

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection Classiques du 20e siècle

Volume 149 : version 1.0

Le cycle du Mouron Rouge :

1. Le Mouron Rouge.

2. Le serment.

3. Les nouveaux exploits du Mouron Rouge.

4. La capture du Mouron Rouge.

5. La vengeance de Sir Percy.

6. Les métamorphoses du Mouron Rouge.

7. Le rire du Mouron Rouge.

8. Le triomphe du Mouron Rouge.

9. Le Mouron Rouge conduit le bal.

Le triomphe du Mouron Rouge

1

L’idole aux pieds d’argile

I

Le 26 avril 1794 ou, si l’on préfère, le 7 Floréal de l’an II du nouveau calendrier, trois femmes et un homme étaient réunis dans une petite chambre aux rideaux jalousement fermés, au premier étage d’une maison de la rue de la Planchette qui appartient à un quartier de Paris triste et retiré. L’homme était assis sur un siège que surélevait une estrade. Il était vêtu avec une propreté méticuleuse. Son habit de drap sombre laissait passer du linge blanc au col et aux poignets, il portait des culottes tannées, des bas blancs et des souliers à boucles. Sa chevelure disparaissait sous une perruque gris souris. Il était immobile, une jambe repliée sur l’autre, et ses mains fines, sèches, étaient croisées devant lui.

Derrière l’estrade, un épais rideau traversait toute la pièce et, en face, chacune en un coin opposé, deux jeunes filles vêtues de vêtements gris, très lâches, étaient assises sur leurs talons ; les paumes de leurs mains reposant à plat sur leurs cuisses, les cheveux dénoués, le menton levé, les yeux fixes, elles étaient figées dans une attitude contemplative. Au centre de la pièce, une femme était debout ; les bras croisés sur la poitrine, elle tenait les yeux levés vers le plafond. Ses cheveux gris, raides et rebelles, étaient en partie dissimulés par un ample voile flottant d’un gris indécis. De ses épaules et de ses bras maigres, son vêtement, qui était à peine une robe, tombait en plis lourds, sans dessiner ses formes. En face d’elle, sur une petite table, un grand globe de cristal au socle de bois noir finement sculpté et incrusté de nacre reposait près d’une petite boîte de métal.

Juste au-dessus de la tête de la vieille femme, une lampe à huile protégée par un morceau de soie rouge jetait une faible lueur sur la scène. Une demi-douzaine de chaises, un tapis élimé et un chiffonnier effondré dans un coin formaient tout l’ameublement ; les rideaux devant la fenêtre et les portières qui dissimulaient les portes étaient très épais et interdisaient à l’air et à la lumière d’entrer.

La vieille femme, les yeux toujours fixés sur le plafond, parla d’une voix morne, monotone.

– Citoyen Robespierre, toi, l’Élu du Très-Haut, qui as daigné pénétrer dans l’humble demeure de ta servante, quel est ton bon plaisir aujourd’hui ?

– L’ombre de Danton me poursuit, répondit Robespierre, et sa voix semblait monocorde, étouffée par la lourde atmosphère. Peux-tu la contraindre au repos ?

La femme étendit les bras. Les plis de ses vêtements tombèrent droit de ses épaules et de ses poignets jusqu’au sol ; ainsi elle semblait sans corps, un fantôme gris dans la lumière fuligineuse.

– Du sang ! cria-t-elle dans une plainte bizarre. Du sang autour de toi ! Du sang à tes pieds ! Mais il n’y en a pas sur ta tête, Élu du Tout-Puissant ! Tes secrets sont ceux de l’Être Suprême ! Ta main tient son épée vengeresse ! Je te vois marcher sur une mer de sang, mais tes pieds sont aussi blancs que les lis et tes vêtements sans tache, comme la neige. Arrière ! vous, esprits du mal ! Arrière, vampires et goules ! Ne venez pas troubler de votre souffle empesté la sérénité de notre Étoile du Matin !

Les jeunes filles élevèrent les bras au-dessus de leurs têtes et répétèrent les gémissements de la vieille sorcière.

– Arrière ! crièrent-elles solennellement. Arrière !

Alors d’un coin éloigné de la pièce, une petite silhouette se détacha de l’ombre. C’était un jeune Noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds. Dans la demi-obscurité, ses vêtements et le blanc de ses yeux étaient seuls visibles. Il semblait marcher sans pieds, avoir des yeux sans avoir de visage, et porter un lourd récipient sans avoir de mains. Son apparence était si surprenante et si surnaturelle que l’homme sur l’estrade ne put réprimer un cri de terreur. Sur quoi, une large rangée de dents brillantes se montra quelque part entre les plis des vêtements fantomatiques et compléta les traits fantastiques du négrillon. Celui-ci portait une jatte de cuivre profonde qu’il plaça sur la table immédiatement derrière la boule de cristal et la boîte métallique. La voyante ouvrit la boîte, y puisa une pincée de poudre brune, et la tenant entre le pouce et l’index dit gravement :

– Du cœur de la France s’élève l’encens de la foi, de l’espoir, de l’amour ! (Et elle jeta la poudre dans la jatte.) Puisse-t-il être accepté par celui qu’elle a choisi pour maître !

Une flamme bleuâtre jaillit du fond du récipient, illumina une seconde ou deux le visage décharné de la vieille sorcière, la figure grimaçante du Noir, et joua capricieusement avec les ténèbres environnantes. Une fumée à l’odeur douce monta vers le plafond. Puis la flamme mourut, laissant plus sombre et plus mystérieuse la lueur rouge qui baignait la pièce.

Robespierre n’avait pas bougé. Sa vanité sans bornes, son ambition, lui cachaient ce que ces rites mystiques avaient de ridicule et d’effronté. Il accepta l’encens, respira profondément comme s’il voulait s’emplir entièrement de ces fumées capiteuses, car il était toujours prêt à faire accueil à l’adulation éhontée de ses partisans.

La vieille répéta ses incantations. Elle reprit encore de la poudre dans la boîte, la jeta dans le récipient et parla d’une voix sépulcrale :

– Du cœur de ceux qui t’adorent monte l’encens de leurs louanges !

Une flamme rose tendre s’éleva immédiatement. Elle répandit un instant un éclat surnaturel et s’évanouit rapidement. Pour la troisième fois, la sorcière reprit sa litanie :

– Du cœur de la nation tout entière s’élève l’encens d’une joie sans mélange devant ton triomphe sur tes ennemis !

Cette fois, la poudre magique ne s’enflamma pas aussi vite qu’auparavant. Pendant quelques secondes, le récipient resta sombre et insensible, rien ne vint dissiper les ténèbres alentour. Même la lumière de la lampe à huile parut soudain s’obscurcir. En tout cas, l’autocrate crut le voir et, les nerfs à fleur de peau, crispa sur les bras de son fauteuil ses mains maigres comme les serres d’un oiseau de proie, fixant ses petits yeux sur la sibylle qui contemplait son récipient de métal comme si elle avait voulu arracher à ses profondeurs quelque secret cabalistique.

Tout à coup, une flamme rouge brillante s’élança de la jatte. Tout dans la chambre fut inondé d’une lumière cramoisie. La vieille sorcière, courbée sur son chaudron, semblait barbouillée de sang, ses yeux paraissaient injectés de sang et son long nez courbe jetait une grande ombre noire sur la bouche, déformant le visage en une affreuse grimace de cadavre. De sa gorge sortaient des sons étranges, des plaintes d’animal.

– Rouge ! Rouge ! gémit-elle.

Et à mesure que la flamme diminuait et s’éteignait en vacillant, ses mots devenaient plus distincts. Elle éleva la boule de cristal et la regarda fixement.

– Toujours du rouge ! reprit-elle lentement. Hier, j’ai fait trois fois l’invocation au nom de notre Élu... Trois fois les esprits se sont montrés enveloppés dans une flamme rouge sang... rouge... toujours rouge... Ce n’est pas seulement du sang... c’est le danger... un danger de mort qui vient d’une chose rouge...

Robespierre s’était levé et ses lèvres minces murmuraient des imprécations. Les figurantes agenouillées semblaient épouvantées et des plaintes s’échappaient de leurs lèvres. Seul, le négrillon semblait maître de lui. Il restait là, s’amusant de la scène, ses dents blanches brillant dans une large grimace.

– Assez de devinettes, mère ! cria Robespierre, impatienté, en descendant vivement de l’estrade.

Il s’approcha de la vieille nécromancienne, la saisit par le bras, mit sa tête en face de la sienne dans un effort pour voir ce que la boule de cristal semblait lui montrer.

– Que voyez-vous ? dit-il rudement.

Elle le repoussa et regarda avec une attention frénétique dans la boule.

– Rouge ! Écarlate... oui, écarlate. Cela prend forme maintenant... et recouvre l’Élu. La forme est plus nette... et l’Élu est plus effacé...

Alors elle poussa un cri perçant.

– Prends garde ! prends garde ! cette chose écarlate a la forme d’une fleur... cinq pétales, je les vois distinctement... et je ne vois plus l’Élu !

– Malédiction ! Quelle est cette imbécillité ?

– Ce n’est pas une imbécillité, répondit la vieille ; tu as consulté l’oracle, toi, l’Élu du peuple français, et l’oracle a répondu : Prends garde à la fleur écarlate ! Ce qui est rouge est pour toi un danger de mort !

Robespierre tenta de rire.

– Quelqu’un t’a farci la tête, mère, dit-il en cherchant à rester calme, avec les histoires de l’Anglais mystérieux qui se cache sous le nom du Mouron Rouge.

– Ton ennemi mortel, Messager du Très-Haut ! Dans son Angleterre brumeuse et lointaine, il a juré ta mort. Prends garde !

– Si c’est là le seul danger qui me menace...

– Le seul et le très grand danger. Ne le méconnais pas, bien qu’il te semble faible et lointain.

– Je ne le méconnais pas, mais je ne l’exagère pas. Un moustique gêne, mais n’est pas dangereux.

– Un moustique peut avoir un aiguillon empoisonné. Les esprits ont parlé. Écoute leur avertissement. Détruis ton ennemi ou il te détruira !

– Évidemment ! répliqua Robespierre. (Et malgré l’atmosphère étouffante il frissonna.) Puisque tu es si bien avec les esprits, demande-leur comment je peux y arriver.

La femme éleva la boule de cristal à la hauteur de sa poitrine. Elle resta un moment silencieuse. Puis elle commença à murmurer :

– Je vois la fleur écarlate tout à fait... Une petite fleur écarlate... et je vois la grande lumière en auréole, la lumière de l’Élu. Elle est éblouissante, mais la fleur écarlate jette là-dessus les ombres du Styx.

– Demande aux esprits, interrompit Robespierre, quelle est la meilleure manière d’en finir avec un ennemi.

– Je vois quelque chose de blanc, de rose, de tendre..., est-ce une femme ?

– Une femme ?

– Elle est grande, elle est belle, c’est une étrangère... ses yeux sont profonds comme la nuit et ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau... Oui, c’est une femme. Elle est entre la lumière et la fleur rouge. Elle prend la fleur... la caresse, la porte à ses lèvres... Ah ! (La voyante eut un cri de triomphe.) Elle la froisse et la jette saignante dans la lumière qui la consume. Maintenant la fleur est fanée, déchirée, écrasée, et la lumière est plus rayonnante, rien ne vient plus obscurcir sa gloire...

– Mais la femme ? Qui est-elle ? Quel est son nom ?

– Les esprits ne donnent pas de noms. Toute femme serait heureuse de te servir. Les esprits ont parlé, le salut te viendra d’une femme.

– Et mon ennemi ? Maintenant que je suis averti, qui est en danger de mort, moi ou mon ennemi ?

La sorcière était toute prête à continuer son sortilège. Robespierre, suspendu à ses lèvres, semblait complètement transformé. Un être craintif, crédule, ardent, tout différent du despote froid et calculateur qui envoyait à la mort des milliers de gens à l’aide d’un discours mesuré, ou par le pouvoir de sa seule présence. L’histoire a vainement cherché le mobile qui poussa le cynique tyran à consulter une misérable sorcière. Cette Catherine Théot avait une puissance psychique certaine, et bien que les philosophes du XVIIIe siècle aient ruiné les croyances et superstitions du moyen âge, on pouvait s’attendre à ce que, dans le bouleversement de cette terrible révolution, les hommes se tournassent vers le surnaturel pour se consoler des misères de leur vie quotidienne.

En ce monde, plus les événements sont extraordinaires et les catastrophes effroyables, plus les hommes mesurent leur faiblesse et cherchent ardemment la main cachée assez puissante pour écarter d’eux les cataclysmes. Jamais, depuis les débuts de l’histoire, on n’avait vu autant de théosophes, de démonologues, d’occultistes, d’exorcistes ; les Théistes, les Rose-Croix, les Illuminés, Swedenborg, le comte de Saint-Germain, Weishaupt et quantité d’autres, charlatans avoués ou apôtres convaincus, avaient leurs dévots, leurs prosélytes, leurs cultes.

Aussi Catherine Théot était des plus connues à Paris. Elle croyait avoir le don de prophétie et Robespierre était son fétiche. En cela, au moins, elle était sincère. Elle le prenait pour un nouveau Messie, l’Élu de Dieu. Elle l’avait proclamé, et un de ses premiers disciples, un ancien chartreux nommé Gerle, avait glissé cette flatterie à l’oreille du grand homme qui siégeait à côté de lui à la Convention et, peu à peu, avait dirigé ses pas vers l’antre de la sorcière.

On peut se demander si la vanité de Robespierre, qui était sans limite et probablement sans seconde, le conduisit à croire sincèrement à sa mission divine ou s’il ne cherchait pas uniquement à renforcer sa popularité en se parant d’une auréole surnaturelle. Il est certain qu’il se prêta aux pratiques de sorcellerie de Catherine Théot, et qu’il accepta d’être flatté et adoré par les nombreux disciples qui remplissaient ce nouveau temple de la magie, soit par ferveur mystique, soit parce qu’ils désiraient avancer leurs affaires en rampant devant l’homme le plus redouté de France.

II

Catherine Théot, immobile, semblait réfléchir à la dernière demande de l’Élu : « Maintenant que je suis averti, qui est en danger de mort, moi ou mon ennemi ? » Enfin, comme si elle était mue par une inspiration, elle prit une autre pincée de poudre dans la boîte. Les yeux brillants du Noir et le regard à demi méprisant du dictateur suivaient tous ses gestes. Les jeunes filles avaient entonné une mélopée. Comme la voyante jetait la poudre dans le récipient de cuivre, une vapeur très parfumée s’éleva et l’intérieur du vaisseau fut baigné d’une lumière d’or. La fumée s’éleva en spirales, se répandit dans la chambre sans air, rendant l’atmosphère insupportablement lourde.

Le dictateur sentit qu’une étrange exaltation le soulevait, comme si un souffle puissant lui venait des vapeurs. Son corps semblait devenir immatériel, il se sentait vraiment l’Élu du Très-Haut. Ainsi désincarné, il lui semblait disposer d’une force sans limites, du pouvoir de triompher de tous ses ennemis, quels qu’ils fussent. Dans ses oreilles un vigoureux bourdonnement semblait répercuter le son de milliers de trompettes et de tambours, jouant à l’unisson en l’honneur de sa puissance. Ses yeux crurent voir des foules de Français, vêtus de blanc, la corde au cou, s’incliner jusqu’au sol devant lui comme des esclaves. Il chevauchait un nuage. Son trône était d’or. Sa main tenait un sceptre de flamme, et sous ses pieds gisait, écrasée, une immense fleur écarlate. La voix de la sibylle atteignit ses oreilles :

– Ainsi gît pour toujours à tes pieds celui qui a osé défier ton pouvoir !

Son exaltation grandissait. Il se sentit élevé encore plus haut, plus haut que les nuages, jusqu’à ce qu’il pût voir le monde à ses pieds comme une simple boule de cristal. Sa tête atteignait les portes du ciel, ses yeux s’hypnotisaient sur sa propre majesté qui ne le cédait qu’à celle de Dieu. Une éternité passait. Il était immortel.

Alors tout à coup, à travers la musique, la voix des trompettes et les chants à sa gloire, vint un bruit, très étrange et cependant bien humain, qui précipita sur la terre l’esprit vagabond du puissant dictateur, le laissant faible, étourdi, la gorge sèche et les yeux brûlants. Il ne put rester debout et serait tombé si le Noir ne lui avait vite avancé une chaise sur laquelle il s’effondra à demi évanoui de terreur.

Et pourtant ce bruit n’avait rien eu de terrible : c’était juste un éclat de rire, joyeux et léger, rien de plus. Son faible écho retentit à travers la lourde portière. Robespierre s’examinait, tremblant et mystifié. Rien n’était changé depuis qu’il avait erré aux Champs-Élysées. Il était toujours dans la chambre tendue de rideaux, étouffante ; là, était l’estrade où il était assis ; les deux femmes chantaient encore leur psalmodie, et la nécromancienne, dans sa robe sans forme et sans couleur, reposait tranquillement la boule de cristal sur son socle. Le négrillon était là et le vaisseau de cuivre, la lampe à huile et le tapis élimé. Est-ce que tout avait été un rêve ? nuages, trompettes, et ce rire humain qui avait quelque chose de bizarre. Personne ne semblait avoir eu peur : les filles chantaient et la vieille marmonnait quelques ordres pour son domestique noir qui cherchait à paraître sérieux, puisqu’il était payé pour refréner sa gaieté impie.

– Qu’était-ce ? murmura enfin Robespierre.

La vieille femme le regarda :

– Qu’y a-t-il, Élu du Très-Haut ? demanda-t-elle.

– J’ai entendu quelque chose... un rire. Y a-t-il quelqu’un de caché dans cette pièce ?

Elle haussa les épaules :

– Des gens attendent dans l’antichambre jusqu’à ce qu’il plaise à l’Élu de s’en aller. Généralement, ils attendent patiemment et en silence. Mais quelqu’un peut avoir ri.

Et comme, silencieux et irrésolu, il ne faisait pas d’autre commentaire, elle lui demanda avec de grandes démonstrations de respect :

– Quel est ton autre désir ?

– Rien... rien ! murmura-t-il. Je m’en vais.

Elle se tourna vers lui et lui fit des salamalecs compliqués en agitant les bras. Les deux jeunes filles frappèrent le sol de leur front. L’Élu, vaguement conscient du ridicule au fond de lui-même, fronça les sourcils avec impatience.

– Que personne ne sache que je suis venu ici, dit-il durement.

– Seuls, ceux qui t’idolâtrent..., commença-t-elle.

– Je sais, je sais, reprit-il plus doucement, calmé par ces marques d’adulation. J’ai de nombreux adversaires, et tu es surveillée par des yeux malveillants. Il ne faut pas que nos ennemis puissent faire état de nos relations.

– Je te jure que je t’obéirai en toutes choses.

– C’est bien, répliqua-t-il sèchement, mais tes adeptes bavardent trop ; je ne veux pas qu’on se serve de mon nom pour la défense de ta nécromancie.

– Ton nom est sacré à tes esclaves, répéta-t-elle, aussi sacré que ta personne. Tu es le rénovateur de la vraie foi, le grand prêtre d’une nouvelle religion dont nous sommes les fidèles.

L’impatience du despote céda devant sa vanité. Il redevint aimable, condescendant. À la fin, la vieille sorcière presque prosternée devant lui, joignant les mains, lui dit avec des accents de prière :

– Au nom de toi, de la France, du monde entier, je t’adjure de prêter l’oreille à ce que les esprits t’ont révélé aujourd’hui. Prends garde à la fleur écarlate. Applique ton puissant esprit à projeter sa destruction. Ne dédaigne pas l’aide d’une femme, puisque les esprits ont dit que tu seras sauvé par une femme. Souviens-toi ! Souviens-toi ! Une fois déjà, le monde a été sauvé par une femme qui a écrasé le serpent sous son pied. Laisse maintenant une femme écraser la fleur écarlate. Souviens-toi !

Elle embrassait réellement ses pieds, et lui, que l’amour-propre aveuglait, sans voir ce qu’il y avait de ridicule dans ce fétichisme, éleva la main au-dessus de cette tête comme s’il prononçait une bénédiction. Puis sans un mot de plus, il se prépara à partir. Le négrillon lui apporta son chapeau et son manteau. Il s’enroula étroitement dans celui-ci et enfonça le chapeau sur ses yeux. Ainsi emmitouflé et, le croyait-il, méconnaissable, il passa d’un pas ferme le seuil de la pièce.

III

Un moment la sorcière attendit, écoutant le bruit de ses pas qui s’éloignaient ; puis d’un mot et d’un claquement des mains, elle renvoya ses acolytes, le Noir aussi bien que les néophytes. Les deux jeunes femmes, à ce signal, quittèrent promptement leur air d’extase, devinrent très humaines, s’étirèrent, bâillèrent, se redressèrent et sautèrent sur leurs pieds. En bavardant comme des pies hors de leur cage, elles disparurent dans le fond de l’appartement.

La vieille femme attendit encore que ce bruit joyeux se fût évanoui, puis elle alla jusqu’à l’estrade et tira le rideau qui se trouvait derrière elle.

– Citoyen Chauvelin, appela-t-elle.

Un homme petit sortit de l’ombre. Il était vêtu de noir ; ses cheveux d’un blond indescriptible et son linge chiffonné mettaient seuls une touche claire dans la teinte sombre dont il semblait recouvert.

– Eh bien ? dit-il sèchement.

– Êtes-vous satisfait ? Avez-vous entendu ce qu’il a dit ?

– Oui, j’ai entendu. Pensez-vous qu’il agira d’après cela ?

– J’en suis certaine.

– Pourquoi n’avez-vous pas nommé Theresia Cabarrus ? Ainsi j’aurais pu être sûr...

– Il aurait pu être intrigué par un nom véritable, me suspecter d’être de connivence avec quelqu’un. L’Élu est aussi rusé que méfiant. Et je dois sauvegarder ma réputation. Cependant je lui ai dit : « Grande, brune, belle et étrangère. » Donc si vous voulez l’aide de l’Espagnole...

Sûrement je la veux, dit-il sérieusement.

Et comme s’il se parlait à lui-même :

– Theresia Cabarrus est la seule femme qui puisse m’aider.

Vous ne pouvez pas la contraindre à vous aider, citoyen Chauvelin.

Les yeux du citoyen Chauvelin jetèrent brusquement un éclair de leur ancien feu, celui qu’ils avaient lorsqu’il était assez puissant pour obliger hommes, femmes et enfants sur qui il jetait les yeux, à lui accorder leur aide. L’éclair ne dura qu’un instant. Tout de suite Chauvelin reprit son attitude modeste, humble presque.

– Mes amis, qui sont rares, et mes ennemis qui sont sans nombre, partageraient sans doute votre conviction, mère. Le citoyen Chauvelin ne peut plus contraindre quelqu’un à lui obéir. Et la fiancée du puissant Tallien moins qu’une autre.

– Bien, dit la sibylle. Comment pensez-vous alors... ?

– J’espère seulement qu’après cette séance le citoyen Robespierre veillera à ce que Theresia Cabarrus me donne l’aide dont j’ai besoin.

Catherine Théot haussa les épaules :

– Oh ! dit-elle, la Cabarrus ne connaît pas d’autre loi que son caprice. Et en tant que fiancée de Tallien elle est presque à l’abri de tout.

– Presque, mais non tout à fait. Tallien est puissant, mais Danton l’était aussi.

– Tallien est prudent et Danton ne l’était pas.

– Tallien est un lâche et on le mène comme un mouton avec une longe. Il est revenu de Bordeaux, collé aux jupons de la belle Espagnole. Il devait répandre le feu et la terreur dans la région, mais sur son ordre, il a rendu la justice et même accordé merci. Un peu plus de modération et quelques actes antipatriotiques de clémence feraient bientôt du puissant Tallien un suspect.

– Et vous pensez que lorsqu’il le sera devenu, reprit la vieille femme en ricanant, vous tiendrez sa belle fiancée dans le creux de votre main ?

– Certainement, approuva-t-il. (Et regardant avec un sourire amer ses paumes minces pareilles à des serres.) Car Robespierre, conseillé par la mère Théot, l’y aura placée lui-même.

Catherine Théot cessa de discuter puisque son interlocuteur avait l’air sûr de lui-même. Une fois de plus, elle haussa les épaules :

– Bien... Si vous êtes content...

– Je suis content, tout à fait content.

Et il plongea la main dans la poche de son manteau. Il avait vu le regard avide qui brûlait dans les yeux de la sorcière. Il sortit de sa poche un paquet de billets et Catherine étendit aussitôt la main. Cependant, avant de lui remettre l’argent, il ajouta cet avertissement sévère :

– Silence, rappelez-vous ! Et par-dessus tout, discrétion !

– Vous pouvez compter sur moi, citoyen. Je n’ai pas l’habitude de bavarder.

Il ne lui mit pas les billets dans la main, mais les jeta sur la table d’un air méprisant, sans les compter. Catherine Théot ne se souciait pas de son mépris. Elle prit tranquillement les billets et les cacha dans les plis de ses volumineuses draperies. Et comme Chauvelin sans plus de façons allait partir, elle posa une main osseuse sur son bras.

– Et je peux compter sur vous, dit-elle fermement, pour que, lorsque le Mouron Rouge sera capturé...

– Il y aura dix mille livres pour vous, interrompit-il avec impatience, si mon plan avec Theresia Cabarrus réussit. Je n’ai qu’une parole.

– Et moi aussi, conclut-elle. Nous sommes solidaires, citoyen. Vous voulez capturer l’espion anglais et moi je veux gagner dix mille livres pour me retirer et cultiver un champ de choux quelque part sous le soleil. Donc, vous pouvez me laisser ce soin. Je ne laisserai pas en paix Robespierre tant qu’il n’aura pas mis Theresia Cabarrus sous votre coupe. Alors vous en userez de votre mieux. Cette association d’espions anglais doit être découverte et détruite. L’Élu du Très-Haut ne doit pas être menacé par cette vermine. Dix mille livres avez-vous dit ? (Une exaltation mystique sembla s’emparer de la sibylle, la lueur avide disparut de ses yeux, sa figure changea, son corps sembla grandir.) Non ! je vous servirai à genoux et vous adorerai si vous écartez le danger que la fleur écarlate fait courir au Bien-Aimé du peuple français !

Chauvelin, cependant, n’était pas d’humeur à écouter les discours de la vieille et, tandis qu’elle gesticulait, il s’arracha de ses mains et se glissa dehors sans plus gaspiller sa salive.

2

Compagnons de misère

I

Deux heures plus tard, une demi-douzaine de personnes se trouvaient dans l’antichambre de la demeure mystérieuse de Catherine Théot. La pièce étroite, longue, nue, aux murs humides et sans couleur, était vide de tous meubles si l’on excepte les bancs de bois brut où les gens se tenaient assis. Les bancs étaient appuyés aux murs, l’unique fenêtre était fermée comme par crainte de la lumière et, du plafond, pendait un lustre de fer forgé dont les deux chandelles allumées laissaient leur fumée monter en spirales irrégulières jusqu’au plafond bas et noirci.

Les personnes assises ou vautrées sur les bancs ne parlaient pas entre elles. Elles semblaient attendre. Une ou deux paraissaient assoupies ; d’autres, de temps en temps, secouaient leur apathie et regardaient avec des yeux vaguement interrogateurs du côté d’une portière épaisse qui pendait devant une porte au bout de la pièce et essayaient d’écouter. Cela se produisait chaque fois qu’un cri, un gémissement, un sanglot leur parvenaient à travers la portière. Quand tout se calmait, les gens reprenaient leur attitude patiente, léthargique, et le silence régnait une fois de plus parmi eux. Par moments, quelqu’un soupirait et, une fois, un de ceux qui dormaient ronfla.

Loin de là, l’horloge d’une église sonna six coups.

II

Au bout de quelques minutes, la portière fut soulevée et une jeune fille entra. Elle portait un méchant châle serré autour de ses épaules minces et sous sa jupe de laine grossière on voyait ses petits pieds chaussés de souliers très usés et de bas mal reprisés ; ses cheveux, qui étaient beaux et lisses, étaient cachés en partie par un bonnet de mousseline. D’un pas pressé elle traversa la pièce sans regarder à droite ni à gauche, comme si elle se mouvait dans un rêve. Ses grands yeux gris étaient pleins de larmes.

Ni son rapide passage ni son départ ne créèrent la moindre émotion parmi ceux qui attendaient. Un des hommes seulement, un géant dégingandé dont les longues jambes semblaient s’étendre sur la moitié du plancher de bois nu, la regarda nonchalamment.

Après le départ de la jeune fille, le silence retomba sur la petite assemblée. Pas un son ne franchissait la portière ; mais à travers l’autre porte on entendait s’évanouir peu à peu le bruit léger des pas de la jeune fille à mesure qu’elle descendait lentement l’escalier de pierre.

Quelques minutes de plus passèrent, puis la porte que cachait la portière s’ouvrit et une voix sépulcrale dit :

– Entrez !

Il y eut un léger mouvement parmi les clients de la mère Théot ; une femme se leva et dit d’un ton morne :

– C’est mon tour, je crois ?

Et, glissant comme un fantôme, elle disparut derrière la portière.

– Allez-vous au banquet fraternel de ce soir, citoyen Langlois ? dit le géant.

Son ton était rude et rauque, et sa voix sortait avec effort de sa large poitrine creuse.

– Non, répondit Langlois. Je dois parler avec la mère Théot. Ma femme me l’a fait promettre. Elle est trop malade pour venir elle-même et la pauvre malheureuse croit aux incantations de la Théot.

– Venez respirer l’air frais, alors, reprit l’autre. On étouffe ici.

C’était vrai, on respirait mal dans la pièce sombre et pleine de fumée. L’homme porta sa main osseuse à sa poitrine comme pour réprimer un spasme douloureux. Une horrible toux rauque secoua son grand corps et fit perler la sueur à son front. Langlois, un petit homme ratatiné qui semblait lui-même avoir un pied dans la tombe, attendit patiemment que la quinte eût cessé et dit ensuite avec cette indifférence particulière à ces temps troublés :

– Autant ne pas user mes souliers sur les pavés de ce coin abandonné de Dieu ; je reste, je n’ai pas envie de perdre mon tour.

– Vous avez encore quatre heures à attendre dans cette atmosphère dégoûtante.

– Quel aristo faites-vous, citoyen Rateau ! répliqua sèchement l’autre. Toujours parler d’atmosphère !

– Vous en parleriez aussi, grogna le géant, si vous n’aviez qu’un poumon pour la respirer.

– Ne m’attendez pas, conclut Langlois, et s’il vous est indifférent de perdre votre tour...

– Je ne le perds pas, répondit Rateau. Je suis le troisième à partir de maintenant. Si je ne reviens pas à temps, vous prendrez mon tour et je passerai après vous. Mais je ne peux...

Les mots suivants se perdirent dans une terrible quinte de toux tandis qu’il se levait. Langlois lui lança quelques injures pour avoir fait tant de bruit, et les femmes, tirées de leur somnolence, soupirèrent d’énervement ou de résignation. Cependant, tous ceux qui restaient assis sur les bancs surveillèrent avec une sorte de morne curiosité la sortie du géant asthmatique.

Ses pas lourds et le claquement de ses sabots retentirent le long de l’escalier.

Les femmes s’installèrent une fois de plus contre les parois humides, les pieds étendus devant elles, les bras croisés sur la poitrine, et dans cette position si incommode se préparèrent encore à dormir. Langlois enfonça ses mains dans les poches de sa culotte, cracha d’un air satisfait sur le plancher et se remit à attendre.

III

Pendant ce temps, la jeune fille qui était sortie, les yeux pleins de larmes, de la pièce la plus retirée des appartements de la mère Théot, après avoir lentement descendu l’interminable escalier de pierre, retrouvait enfin le grand air.

La rue de la Planchette n’a d’une rue que le nom, car elle ne compte que peu de maisons et elles sont éloignées les unes des autres. D’un côté, sur la plus grande partie de sa longueur, elle longe les douves sèches qui limitent là le terrain militaire qui entourait la Bastille et l’Arsenal. La maison habitée par la mère Théot était une des petites bâtisses sises derrière la Bastille, dont on apercevait les ruines en se mettant aux fenêtres les plus hautes. Juste en face de ces maisons, la porte Saint-Antoine par où les piétons devaient passer pour rejoindre les quartiers les plus populeux de la grande ville. Un bras de rivière sale et délaissé baigne des chantiers et des terrains incultes. À une extrémité, la rue aboutit à la rivière, et à l’autre elle va se perdre dans le quartier non moins désolé de Popincourt.

Cependant, à la jeune fille qui échappait à l’atmosphère lourde et fétide de l’appartement de la mère Théot, l’air qu’elle respirait au sortir de la porte à guichet parut la plus suave des brises. Elle resta un moment immobile, buvant comme un baume l’air printanier ; presque étourdie par la sensation de pureté, de liberté qu’elle ressentait devant la vaste étendue de terrain de l’Arsenal. Cela dura une ou deux minutes, puis elle se dirigea délibérément vers la porte Saint-Antoine.

Elle était très fatiguée, car elle avait fait à pied tout le chemin entre la rue de la Planchette et le petit appartement où elle logeait avec sa mère, sa sœur et son jeune frère dans le quartier Saint-Germain, et la station sur les bancs de bois pendant des heures en attendant son tour, l’éternité qu’il lui semblait avoir passée à écouter les prophéties et les incantations de la voyante, avaient achevé de la mettre à bout de nerfs. Cependant elle oubliait sa fatigue. Régine de Serval allait à la rencontre de l’homme qu’elle aimait, au rendez-vous qui leur était devenu habituel : le porche de l’église du Petit Saint-Antoine, un endroit retiré où nul œil ne pouvait les voir et nulle oreille les entendre. Un endroit qui, pour la pauvre petite Régine, était le seuil du paradis, car elle y avait là Bertrand pour elle seule, sans être troublée par le babillage de Jacques ou de Joséphine ou les plaintes de sa mère, claquemurés dans leur misérable logement du vieux quartier Saint-Germain.

Aussi marchait-elle d’un pas rapide et résolu. Bertrand et elle étaient convenus de se rencontrer à cinq heures. Il était bientôt six heures et demie. Il faisait encore jour et un brillant soleil d’avril dorait Sainte-Marie, jetant de longues ombres fantastiques à travers la large rue Saint-Antoine.

Régine avait traversé la rue des Balais et n’était plus qu’à quelques pas du porche du Petit Saint-Antoine lorsqu’elle prit conscience de pas lourds, traînants, non loin d’elle. Presque tout de suite après, le bruit angoissant d’une toux rauque atteignit ses oreilles, suivi de gémissements à fendre le cœur, gémissements qui semblaient arrachés à une créature en proie à de vives souffrances. La jeune fille, nullement effrayée, se retourna instinctivement et fut saisie de pitié à la vue d’un homme appuyé au mur d’une maison, dans un état voisin de la syncope, les mains agrippées à sa poitrine que paraissait littéralement déchirer une violente quinte de toux. Oubliant ses propres ennuis, aussi bien que la joie qu’elle était si près d’atteindre, Régine revint sans hésiter sur ses pas, s’approcha du malade, et lui demanda d’une voix douce si elle pouvait lui être de quelque secours.

– Un peu d’eau, souffla-t-il, par pitié !

Une seconde, elle regarda autour d’elle, se demandant que faire et espérant, peut-être, apercevoir Bertrand dans le cas où il n’aurait pas renoncé à l’espoir de la rencontrer. Aussitôt elle marcha vivement vers la première porte cochère et chercha le chemin de la loge du concierge à qui elle demanda un peu d’eau pour un passant malade. Le concierge compatissant lui tendit immédiatement un pichet d’eau et elle revint sur ses pas pour accomplir son charitable dessein.

Elle resta un moment surprise de ne plus voir le pauvre vagabond là où elle l’avait laissé à demi évanoui contre le mur, mais elle le vit bientôt qui pénétrait sous le porche du Petit Saint-Antoine, le lieu sacré de ses rencontres avec Bertrand.

IV

Il semblait s’être traîné là pour se mettre à l’abri, et il était effondré sur le banc dans l’angle le plus retiré du porche. De Bertrand il n’y avait pas trace.

Régine fut bientôt au chevet du malheureux. Elle leva le pichet jusqu’à ses lèvres tremblantes et il but avidement. Après quoi il se sentit mieux et murmura quelques remerciements. Il avait l’air si faible, en dépit de sa haute stature, qui paraissait immense dans un espace si étroit, qu’elle ne voulut pas le quitter. Elle s’assit près de lui et brusquement sentit sa fatigue. L’homme paraissait inoffensif et, au bout de quelque temps, lui raconta sa maladie. Cette toux affreuse avait été contractée pendant la campagne de Hollande contre les Anglais où lui et ses camarades devaient marcher sur la neige et la glace, souvent sans chaussures et n’ayant pour se protéger que des nattes de paille sur les épaules. Il avait été depuis peu licencié de l’armée en tant qu’invalide, et comme il n’avait pas d’argent pour payer le docteur il serait mort à l’heure actuelle si un camarade n’avait pas parlé de lui à la mère de Théot, une merveilleuse sorcière qui connaissait l’art de guérir par les simples et pouvait soigner toutes les maladies par la simple imposition des mains.

– Ah ! oui ! soupira involontairement la jeune fille, toutes les maladies du corps !

Le fait d’être assise et tranquille la remplissait d’une lassitude mortelle. Elle était heureuse de ne pas avoir à bouger, de parler peu et d’écouter d’une oreille seulement les jérémiades du vagabond. D’ailleurs, elle était sûre que Bertrand n’avait pas attendu. Il était toujours impatient dès qu’il pensait qu’elle ne lui avait pas tenu parole en quelque chose que ce fût, et c’était elle-même qui avait fixé à cinq heures leur rendez-vous. Maintenant, la demie de six heures sonnait au clocher de l’église. Le géant continuait à bavarder :

– Oui, répondait-il en réponse à la plainte de la jeune fille ; et les maladies de l’esprit aussi. J’avais un camarade qui avait été trompé par sa bien-aimée pendant qu’il guerroyait pour son pays. La mère Théot lui a donné une potion qu’il a fait boire à l’infidèle qui lui est revenue plus ardente qu’autrefois.

– Je ne crois pas aux potions, dit la jeune fille en secouant tristement la tête tandis que les larmes recommençaient à lui venir aux yeux.

– Moi non plus, approuva négligemment le géant. Si ma bien-aimée devenait infidèle, je sais ce que je ferais.

Il avait dit cela d’une façon si drôle et la seule idée d’une créature si laide affublée d’une bien-aimée était si comique, qu’un fantôme de sourire vint animer la bouche tendre de la jeune fille.

– Que feriez-vous, citoyen ? demanda-t-elle gentiment.

– Je l’emmènerais loin de la tentation ! répliqua-t-il gravement. Je lui dirais : « Cela doit finir ! » et « Allons-nous-en, ma mie ! »

– Ah ! dit Régine vivement, c’est facile à dire ! Un homme peut beaucoup. Mais que peut faire une femme ?

Elle se tut subitement, honteuse d’en avoir tant dit. Que lui était ce misérable pour qu’elle lui confie ses peines ? À cette époque où des espions sans nombre cherchaient à surprendre la confiance des étourdis, il était plus qu’inconsidéré de raconter ses affaires privées à un étranger, surtout à un vagabond aux coudes percés qui était juste le rebut d’humanité dont la vie pouvait être assurée par le trafic de renseignements vrais ou faux soutirés à une créature innocente. À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche que la jeune fille se repentait de sa folie et tournait des yeux effrayés vers l’abjecte créature assise près d’elle.

Il ne semblait pas avoir entendu. Une toux sifflante sortait de sa poitrine décharnée. Et ses yeux ne rencontrèrent pas le regard terrifié de Régine.

– Que dites-vous, citoyenne ? murmura-t-il. Rêviez-vous ? ou...

– Oui, oui, murmura-t-elle vaguement, tandis que son cœur battait encore sous le coup de sa frayeur. Je devais rêver... Mais vous, êtes-vous mieux !

– Mieux ? Peut-être, répliqua-t-il avec un rire enroué. Je suis même capable de me traîner jusque chez moi.

– Habitez-vous loin ?

– Non. À côté de la rue de l’Ânier.

Il ne chercha pas à la remercier de son aimable assistance, et elle vit combien il était laid et même répugnant, tandis qu’il gisait à travers le porche, ses longues jambes étendues devant lui et ses mains enfoncées dans les poches de sa culotte. Néanmoins il était si abandonné et si pitoyable que le cœur tendre de Régine s’émut encore de compassion, et quand il essaya de se remettre debout, elle lui dit impulsivement :

– La rue de l’Ânier est sur mon chemin. Si vous voulez attendre, je vais rapporter son pichet à l’aimable concierge qui me l’a prêté et j’irai avec vous. Vous ne pouvez vraiment rester seul dans la rue.

– Oh ! cela va mieux maintenant, murmura-t-il de la même manière désagréable. Il vaut mieux que vous me laissiez seul. Je ne suis pas un galant convenable pour une jolie fille comme vous.

Déjà, la jeune fille s’était éloignée avec le pichet et deux minutes plus tard elle revenait pour voir que son bizarre compagnon s’était déjà éloigné et qu’il était au moins à cinquante mètres. Elle haussa les épaules, mortifiée par son ingratitude et un peu honteuse d’avoir imposé sa pitié alors qu’elle était visiblement mal accueillie.

3

Pour un grain de plaisir, une livre de peine

I

Elle resta immobile un moment, les yeux machinalement fixés sur la silhouette du géant qui s’éloignait. Presque aussitôt elle entendit prononcer son nom et se retourna vite avec un cri de joie.

– Régine !

Un jeune homme se hâtait vers elle ; il fut bientôt à ses côtés, prit sa main :

– J’ai attendu plus d’une heure ! dit-il avec reproche.

À la lumière du crépuscule son visage paraissait pâle et tiré, avec des yeux sombres très enfoncés qui révélaient une âme troublée, consumée par un feu intérieur. Il portait des vêtements hors d’usage et ses souliers étaient éculés. Un tricorne déformé était rejeté en arrière de son front haut, découvrant les tempes veinées, la naissance des cheveux bruns et les sourcils arqués qui caractérisent plus l’enthousiaste que l’homme d’action.

– Je suis fâchée, Bertrand, dit simplement la jeune fille. J’ai dû attendre très longtemps chez la mère Théot et...

– Mais que faisiez-vous maintenant ? demanda-t-il avec un froncement impatient des sourcils. Je vous ai vue de loin. Vous veniez d’une maison là-bas et vous vous êtes arrêtée comme si vous étiez étonnée. Vous ne m’avez pas entendu la première fois que je vous ai appelée.

– Il m’est arrivé une histoire bizarre et je suis très fatiguée, expliqua Régine. Asseyez-vous un moment avec moi et je vous raconterai tout.

Un refus net monta visiblement à ses lèvres.

– Il est trop tard, commença-t-il, et le pli impatient se creusa davantage entre ses sourcils.

Il voulait refuser, mais Régine paraissait réellement abattue. D’ailleurs, sans attendre son consentement, elle était retournée sous le petit porche, et, par force, Bertrand dut la suivre. Les ombres du soir s’amoncelaient maintenant et leurs silhouettes s’allongeaient à travers la rue. Les derniers rayons du soleil couchant teignaient encore les toits et les tuyaux de cheminée d’une teinte cramoisie. Mais ici, dans ce petit coin consacré par leurs rendez-vous, la nuit avait déjà établi son empire. L’obscurité prêtait à ce minuscule refuge un air d’isolement et de sûreté et Régine poussa un léger soupir de bonheur lorsqu’elle se dirigea délibérément vers le coin le plus retiré et s’assit sur le banc de bois dans l’angle le plus sombre.

Derrière elle, l’épaisse porte de chêne de l’église était fermée. L’église, après la mise hors la loi de son desservant, avait été profanée par les mains impitoyables des terroristes et demeurait abandonnée, destinée à tomber en ruine. Même les murs semblaient ne plus appartenir au monde ; cependant, Régine se croyait en sûreté à leur ombre et quand Bertrand Moncrif, un peu à contrecœur, se fut assis à son côté, elle se sentit presque heureuse.

– Il est très tard, répéta-t-il avec humeur.

Elle appuyait sa tête au mur ; pâle, les yeux fermés, les lèvres décolorées, elle fit tout à coup pitié au jeune homme.

– Êtes-vous malade, Régine ? dit-il plus doucement.

– Non, répondit-elle en lui souriant courageusement. Je ne suis que très fatiguée, un peu étourdie. On étouffait chez Catherine Théot, et lorsque je suis sortie...

Il prit sa main, dans un effort visible de gentillesse ; et elle, sans voir cette contrainte et cette distraction, commença à lui raconter sa petite aventure avec le géant.

– Quel être bizarre ! Il aurait pu m’effrayer rien que par cette horrible toux sépulcrale.

Bertrand ne semblait pas s’intéresser à son récit, et il profita d’une pause pour lui demander brusquement :

– Et la mère Théot, qu’avait-elle à dire ?

Régine frissonna.

– Elle prédit du danger pour nous tous.

– Vieille comédienne ! répliqua-t-il en haussant les épaules, comme si, de nos jours, tout le monde n’était pas en danger !

– Elle m’a donné une poudre, continua Régine, qui doit calmer les nerfs de Joséphine.

– C’est une sottise, coupa-t-il durement. Nous ne désirons pas calmer les nerfs de Joséphine.

À ces mots prononcés avec une sorte de cruauté, Régine se redressa, prit soudain d’un air d’autorité.

– Bertrand, vous faites grand mal en mêlant cette enfant à vos projets. Joséphine est trop jeune pour servir d’instrument à une bande d’enthousiastes dépourvus de bon sens.

Le rire amer, méprisant, de Bertrand interrompit sa protestation véhémente.

– Des enthousiastes dépourvus de bon sens. C’est ainsi que vous nous appelez, Régine ? Bon Dieu ! Voilà votre loyalisme, votre dévouement ? N’avez-vous ni foi, ni espérance ? N’adorez-vous plus Dieu et ne vénérez-vous plus le roi ?

– Au nom du Ciel, Bertrand, prenez garde ! murmura-t-elle en jetant des regards craintifs autour d’elle comme si les murs du porche eussent des yeux et des oreilles attentifs aux paroles de l’homme qu’elle aimait.

– Prendre garde, reprit-il dédaigneusement, c’est votre seule croyance maintenant. Prudence ! Circonspection ! Vous avez peur...

– Pour vous, pour Joséphine, pour maman, pour Jacques. Je n’ai pas peur pour moi, Dieu le sait.

– Nous devons tous courir des risques, Régine, reprit-il avec plus de calme. Nous devons tous risquer nos misérables vies pour mettre fin à cette affreuse tyrannie. Il nous faut voir plus grand, ne pas penser à nous seulement, à ceux qui nous sont proches, mais penser à la France. Le despotisme de cet autocrate sanguinaire a fait de ce peuple un peuple d’esclaves, rampant, craintif, abject, enchaîné par sa parole, trop lâche pour se révolter.

– Et qu’êtes-vous, mon Dieu, qu’êtes-vous, vous, vos amis, ma petite sœur, mon petit frère ? Qu’êtes-vous pour penser que vous êtes capables d’arrêter le torrent de cette stupéfiante révolution ? Comment pouvez-vous penser qu’on entendra vos faibles voix au milieu de cette rumeur de misère et de honte qui s’élève de toute une nation ?

– Cette petite voix (Bertrand avait le ton d’un visionnaire qui voit les choses cachées et rêve), cette petite voix se fait entendre sans trêve au-dessus des clameurs de milliers de furieux. Ne nous appelons-nous pas « les Fatalistes » ? Notre but est de saisir toutes les occasions de faire notre propagande contre Robespierre par de brèves remarques, des mots dits en passant, des répliques, çà et là, quand nous nous mêlons à la foule. La populace ressemble aux moutons, elle suit un meneur. Un jour, l’un de nous, ce sera peut-être le plus humble, le plus faible, le plus jeune, Joséphine... ou Jacques, je prie Dieu que ce soit moi, l’un de nous trouvera le mot qu’il faut dire au bon moment et le peuple nous suivra et se retournera contre le monstre exécrable et le précipitera de son trône en enfer.

Il avait parlé à mi-voix, en un murmure rauque qu’elle ne suivait qu’à peine.

– Je sais, je sais, Bertrand (et sa petite main essaya de saisir celle du jeune homme), vos buts sont magnifiques. Vous êtes tous extraordinaires. Qui suis-je pour essayer de vous dissuader par mes paroles ou mes prières de faire ce que vous jugez votre devoir ? Mais Joséphine est si jeune, si exaltée ! Quelle aide peut-elle vous apporter ? Elle n’a que dix-sept ans ! Et Jacques ! Ce n’est qu’un petit garçon irresponsable. Si quelque chose arrivait à ces enfants, maman en mourrait !

Il haussa les épaules, étouffa un soupir de lassitude. Heureusement elle ne vit pas le geste, n’entendit pas le soupir. Elle était parvenue à saisir la main du jeune homme et elle la serrait avec force comme pour lui faire entendre un appel passionné.

– Vous et moi ne pourrons jamais nous comprendre, Régine, commença-t-il.

Mais il ajouta vivement :

– ... sur ce sujet.

Car, après ces premières paroles, il avait entendu un faible cri de douleur, le cri d’un oiseau blessé qui, malgré elle, avait échappé à ses lèvres.

– Vous ne comprenez pas, poursuivit-il plus calmement, que dans une grande cause, les souffrances des individus ne comptent pour rien à côté du but glorieux qu’on veut atteindre.

– Les souffrances des individus, soupira-t-elle, vraiment vous ne vous souciez pas beaucoup de ce que je souffre en ce moment.

Elle s’arrêta, puis ajouta dans un souffle :

– Depuis que vous avez rencontré Theresia Cabarrus, il y a trois mois, vous n’avez plus d’oreilles et d’yeux que pour elle.

– Il est inutile, Régine..., commença-t-il en colère.

– Je sais, coupa-t-elle doucement. Theresia Cabarrus est belle ; elle a le charme, l’esprit, la puissance, toutes choses que je ne possède pas.

– Elle est sans peur et elle a un cœur d’or, ajouta Bertrand. (Et sans qu’il s’en aperçût une chaleur soudaine passait dans sa voix.) Ne savez-vous pas quelle influence merveilleuse elle a exercée sur l’affreux Tallien à Bordeaux ? Il était venu comme un tigre en furie, prêt à faire une boucherie de tous les royalistes, des aristocrates, des bourgeois, de tous ceux dont il s’imaginait qu’ils conspiraient contre cette révolution hideuse. Eh bien ! sous l’influence de Theresia, il a complètement modifié ses projets et il est devenu si modéré qu’on l’a rappelé. Vous savez, ou devriez savoir, Régine, que Theresia est aussi bonne que belle.

– Je sais cela, Bertrand, répondit la jeune fille avec effort, mais...

– Mais quoi ?

– Je n’ai pas confiance en elle... c’est tout.

Et comme il ne cherchait pas à cacher son impatience et son dédain, elle continua sur un ton plus dur, moins conciliant que celui qu’elle avait conservé jusque-là :

– Votre passion vous aveugle, Bertrand, ou bien vous, un royaliste enthousiaste, un loyaliste ardent, vous ne placeriez pas votre confiance en une républicaine déclarée. Theresia Cabarrus peut avoir bon cœur, je ne le nie pas. Elle peut avoir fait et être tout ce que vous dites, mais elle est pour tout ce qui est la négation de votre idéal, pour la destruction de ce que vous exaltez, pour la glorification des principes de cette exécrable révolution.

– La jalousie vous aveugle.

Elle secoua la tête.

– Non, ce n’est pas la jalousie, une jalousie commune, vulgaire, qui m’oblige à vous mettre en garde avant qu’il soit trop tard. Souvenez-vous qu’il ne s’agit pas seulement de vous, mais que vous êtes comptable, devant Dieu et devant moi, des vies innocentes de Joséphine et de Jacques. En vous confiant à cette Espagnole...

– Maintenant vous allez l’insulter ? Dire que c’est une espionne ?

– Qu’est-elle d’autre ? répliqua la jeune fille avec véhémence. Vous savez qu’elle est fiancée à Tallien, dont la cruauté ne le cède qu’à celle de Robespierre. Vous le savez, insista-t-elle, voyant qu’elle l’avait enfin réduit au silence et qu’il restait là, morne et têtu. Vous le savez, et vous préférez fermer vos yeux et vos oreilles à ce que tout le monde sait.

Le silence se fit sous le petit porche ; pendant un moment ces deux cœurs battirent pleins de rancune l’un contre l’autre. La rue était obscure, l’obscurité d’une nuit de printemps parcourue de lumières mystérieuses et d’ombres imprécises. La jeune fille frissonna et ramena plus près de ses épaules son châle en lambeaux. Elle essayait vainement de ravaler ses larmes. Elle avait dit plus qu’elle ne voulait dire et elle comprenait qu’elle avait eu des paroles définitives. Quelque chose venait de se briser que rien, même après des années, ne pourrait réparer. L’amour de deux jeunes êtres qui avait survécu à deux ans de chagrin et de détresse, était blessé à mort, sacrifié à la passion d’un homme et à la vanité d’une femme. Et cela aurait semblé impossible encore un moment plus tôt !

De l’ombre surgissaient devant ses yeux, obscurcis par les larmes, les visions des anciens temps heureux, les promenades à pied autour d’Auteuil, les promenades sur l’eau dans un bateau aux jours brûlants d’août et même les moments de péril partagé, passés ensemble, la main dans la main, le souffle court dans des chambres aux rideaux tirés, pendant qu’ils tendaient l’oreille à la canonnade, aux cris de la populace furieuse sur le passage des charrettes de la mort cahotant sur les pavés. Devant ces fantômes des joies et des peines passées, la jeune fille sentit son cœur se rompre. Un sanglot qu’elle ne put réprimer serra sa gorge.

– Mère de Dieu, ayez pitié ! murmura-t-elle à travers ses larmes.

Bertrand, honteux, le cœur ému par la peine de la jeune fille qu’il avait si tendrement aimée, les nerfs exacerbés par les projets insensés qu’il roulait perpétuellement, était sur des charbons ardents, déchiré entre la compassion et le remords d’un côté et une passion irrésistible de l’autre.

– Régine, pria-t-il, pardonnez-moi. Je suis une brute, je le sais. Une brute pour vous qui avez été la plus tendre petite amie qu’un homme puisse désirer rencontrer. Ma chérie, si vous vouliez seulement comprendre...

Aussitôt, la tendresse de Régine reprit le dessus, balaya sa fierté et son juste ressentiment. Elle avait un de ces cœurs maternels plus faits pour réconforter que pour gronder. Déjà elle avait essuyé ses larmes, et comme il avait enseveli son visage dans ses mains d’un geste désespéré, elle lui mit un bras autour du cou, appuya la tête du jeune homme sur sa poitrine.

– Je comprends, Bertrand, et vous ne devez jamais me demander pardon, car vous et moi nous sommes trop bien aimés pour être en colère l’un contre l’autre ou nous tromper. Allons, dit-elle en se levant (et elle paraissait par ce geste rassembler toute la force dont elle avait tant besoin), il se fait tard et maman va s’inquiéter. Une autre fois, nous aurons une conversation plus calme sur notre avenir. Mais, ajouta-t-elle en redevenant très grave, si je vous laisse Theresia Cabarrus sans plus de reproches, vous devez me rendre Joséphine et Jacques. Si... si je dois vous perdre, je ne pourrais pas supporter de les perdre aussi. Ils sont si jeunes...

– Qui parle de les perdre ?

Et une fois de plus Bertrand devint impatient, enthousiaste, sa tristesse envolée, son remords apaisé, sa conscience redevenue seulement accessible à ses chimères.

– Et qu’ai-je à voir avec eux ? Joséphine et Jacques sont membres du club. Ils sont jeunes, mais ils sont assez âgés pour savoir la valeur d’un serment. Ils sont liés comme je le suis, comme nous le sommes tous. Je ne pourrais, même si je le voulais, les rendre parjures.

Puis, comme elle ne répondait pas, il se pencha sur elle, prit ses mains, essaya de déchiffrer son visage dans la nuit. Il sentit que ses mains restaient inertes dans les siennes et crut deviner son raidissement.

– Vous ne voudriez pas qu’ils soient parjures ?

Elle ne répondit pas à cette question, mais demanda d’un ton morne :

– Qu’allez-vous faire cette nuit ?

– Cette nuit (ses yeux brillèrent de l’ardeur du sacrifice), cette nuit, nous allons déchaîner l’enfer autour du nom de Robespierre.

– Où ?

– Au souper en plein air de la rue Saint-Honoré. Joséphine et Jacques viendront.

Elle hocha la tête machinalement et dégagea tranquillement ses mains de l’étreinte fiévreuse de son fiancé.

– Je le sais. Ils me l’ont dit, je ne peux pas les empêcher.

– Vous viendrez aussi ?

– Bien sûr. Et ma pauvre maman aussi.

– Ce sera un tournant de l’histoire de France, Régine, dit-il avec une ardeur passionnée.

– Peut-être.

– Pensez, Régine, pensez que votre sœur, votre frère passeront aux yeux de la postérité pour les sauveurs de la France !

– Les sauveurs de la France ! répéta-t-elle d’un ton vague.

– La parole d’un seul a mené la multitude jusqu’à maintenant. Cela va se renouveler... cette nuit.

– Oui, dit-elle, et ces pauvres enfants croient au pouvoir de leurs discours.

– Vous n’y croyez pas ?

– Je me rappelle seulement que vous avez parlé de votre projet à Theresia Cabarrus, que le lieu sera grouillant d’espions de Robespierre et que vous et les enfants allez être reconnus, arrêtés, traînés en prison, puis à la guillotine ! Mon Dieu ! et je suis aussi impuissante qu’une bûche inanimée pendant que vous courez vous jeter dans une nasse, et je ne puis que vous suivre à la mort tandis que maman restera seule et périra de chagrin et de misère.

– Toujours pessimiste, Régine ! dit-il avec un rire forcé. (Et à son tour il se leva.) Nous n’avons pas fait grand-chose en bavardant ce soir, ajouta-t-il.

Elle ne dit plus rien. Son cœur était glacé. Son cœur et aussi sa pensée et son être tout entier. Même si elle s’y efforçait, elle ne pouvait partager les illusions de Bertrand, et comme il s’y était donné corps et âme, elle lui devenait étrangère, sans liens avec lui, exclue de son cœur. Elle détestait Theresia Cabarrus qui avait enchaîné l’imagination de Bertrand et, par-dessus tout, elle se méfiait d’elle. À cette minute, elle aurait volontiers donné sa vie pour arracher Bertrand à l’influence de cette femme et l’enlever à cette association de têtes folles qui s’appelaient eux-mêmes les « Fatalistes » et où il avait attiré Joséphine et Jacques.

Sans mot dire, elle le précéda au-dehors du petit porche, leur lieu de rendez-vous habituel, où elle avait, pendant un temps, passé des moments heureux. Juste avant de franchir le seuil, elle regarda en arrière comme pour évoquer dans l’ombre impénétrable qui le remplissait maintenant les images joyeuses du passé. L’ombre ne donna pas de réponse à l’appel muet de son imagination et, avec un dernier soupir d’extrême désespérance, elle suivit Bertrand dans la rue.

II

Moins de cinq minutes après que Bertrand et Régine eurent quitté le porche du Petit Saint-Antoine, la porte de l’église s’ouvrit précautionneusement. Elle tourna sans bruit sur ses gonds et, dans l’ouverture, la silhouette d’un homme apparut, à peine discernable dans l’obscurité. Il se glissa hors de la porte dans le porche et ferma le battant derrière lui.

Puis, sa grande silhouette se traîna le long de la rue Saint-Antoine dans la direction de l’Arsenal, ses sabots faisant un morne clic ! clac ! sur les pavés. Il n’y avait que peu de passants à cette heure et l’homme marcha de la même allure traînante jusqu’à la porte Saint-Antoine. Les portes de la ville étaient encore ouvertes, car les nombreuses horloges des églises du quartier venaient de sonner huit heures, et le sergent de garde ne fit pas bien attention à ce mendiant, seulement, lui et la demi-douzaine de gardes nationaux qui avaient la garde de la porte remarquèrent que le passant attardé était en proie à une toux terrible qui fit dire aux hommes avec une grimace facétieuse :

– En voilà un qui ne donnera pas de peine à Maman Guillotine !

Ils remarquèrent de plus que le géant, après avoir traversé la porte, avait tourné ses pas hésitants dans la direction de la rue de la Planchette.

4

Les réjouissances de la canaille

I

Les « banquets fraternels » ont un vif succès. C’est une invention de Robespierre et la douceur inhabituelle de ce début de printemps aide à leur réussite.

Tout Paris est dans les rues pendant ces douces nuits d’avril. Les familles sortent pour se reposer après le spectacle quotidien de la charrette emmenant à la guillotine les ennemis du peuple, ceux qui conspirent contre sa liberté. La mère porte dans un panier tout ce qu’elle a pu mettre de côté sur les pauvres provisions qu’on alloue quotidiennement pour la nourriture de la famille. À côté d’elle, le père marche, traînant par la main le petit dernier, qui n’est plus ni potelé ni rose comme ses pareils du temps passé, parce que les vivres sont rares et le lait introuvable ; malgré ses pieds et ses genoux nus, l’enfant ressemble à un homme avec son bonnet rouge et, sur sa petite poitrine maigre, le dernier caprice du jour : une minuscule guillotine en breloque, toute complète avec son couteau en miniature, sa poulie et ses bois artistement peints d’un beau cramoisi.

La rue Saint-Honoré n’est que l’exemple typique de ce qui se passe dans toute la ville. Bien qu’elle soit étroite et donc particulièrement peu faite pour les réunions de plein air, on y donne de nombreux « banquets fraternels » parce qu’elle est consacrée : là est la demeure de Robespierre.

Ici comme ailleurs, de grands braseros sont allumés de loin en loin afin que les mères de famille puissent cuisiner les quelques harengs qu’elles ont apportés, et tout le long de la rue des tables sont dressées, privées de nappes et même de cette propreté qui est la vertu voisine de la piété, elle aussi négligée. Néanmoins, les tables ont un air de gaieté avec leurs torches de résine, leurs chandelles de suif ou leurs vieilles lanternes d’étable posées çà et là, les flammes palpitant dans la brise, faisant de cette scène qui aurait pu être sordide un tableau pittoresque où même les pots d’étain, les assiettes de fer-blanc, les couteaux à manche de corne et les cuillers de fer perdent leur vulgarité.

La lumière pauvre ne fait guère qu’accentuer l’obscurité alentour, ces ombres profondes que projettent les balcons et les linteaux des portes cochères soigneusement fermées et barrées pour la nuit, mais elle étincelle capricieusement sur les bonnets rouges aux cocardes tricolores, sur les visages tirés et barbouillés, les bras maigres ou les mains sèches et brunes.

Une foule bigarrée en vérité ! Les travailleurs de Paris, tous serviteurs embrigadés de l’État, ses esclaves, dirions-nous, bien qu’ils se nomment eux-mêmes des hommes libres, se consacrent tous à de durs travaux manuels parce qu’ils meurent de faim, mais surtout à cause du décret des Comités qui décide comment et quand la nation requiert les bras ou les mains – attention ! les cerveaux sont laissés pour compte – de ses citoyens. De cerveaux, la nation n’a que faire, sauf en ce qui concerne les membres de la Convention et des Comités. La République n’a pas besoin de savants, a-t-il été dit grossièrement à Lavoisier, le célèbre chimiste, lorsqu’il demandait quelques jours de sursis pour terminer d’importantes expériences.

Cependant les charbonniers sont des citoyens très utiles à l’État, ainsi que les forgerons, les armuriers et ceux qui cousent, tricotent, peuvent faire quelque chose pour habiller et nourrir l’armée nationale, les défenseurs du sol sacré de la patrie. Pour eux, pour ces travailleurs honnêtes, industrieux, sobres, on a inventé les « banquets fraternels ». Mais ce n’est pas seulement pour eux. Il y a là des « tricoteuses », sorcières asexuées qui, par ordre, restent assises au pied de l’échafaud entourées de leurs enfants et qui tricotent tout en huant, toujours par ordre, les vieillards, les jeunes femmes, les enfants aussi, qui marchent à la guillotine. Il y a les « insulteuses publiques ». On les paie pour hurler et blasphémer tandis que les charrettes des condamnés roulent en grinçant. Il y a les « tape-dur » qui, armés de cannes plombées, forment la garde du corps de Robespierre. Puis les membres de la Société révolutionnaire qu’on recrute dans le rebut des miséreux et des parias de la grande ville ; et, c’est le plus horrible, les « Enfants rouges » qui ont appris à crier « à mort » et « à la lanterne », petits rejetons précoces de la nouvelle république. Pour eux aussi on a établi les « banquets fraternels ». Car eux aussi ont besoin d’être amusés et divertis, de peur qu’ils ne se réunissent et qu’en parlant ils ne s’aperçoivent qu’ils sont plus malheureux, plus pauvres, plus maltraités que du temps de l’oppression monarchique.

II

Donc, dans la douceur des soirs de mi-avril, des réunions de famille se tiennent en plein air, autour de maigres soupers qui sont « fraternels » parce que l’État en a ainsi décidé. Réunions familiales qui rapprochent l’honnête homme du voleur, le citoyen sérieux et le vagabond sans toit, et qui aident chacun à oublier la misère, la faim, l’esclavage, la lutte au jour le jour pour survivre en attendant le bel avenir promis.

On entend même rire, plaisanter et jouer. On entend des facéties, presque toujours grossières. Il y a de la folie dans l’air, le printemps monte à la tête des jeunes gens. On s’embrasse même dans l’ombre, on se fait la cour et, çà et là, passe un peu de vrai bonheur.

Chaque famille a apporté ses maigres provisions.

– Peux-tu me passer un peu de pain, citoyen ?

– Puis-je avoir un morceau de fromage ?

Ce sont les « banquets fraternels ». Il ne faut pas l’oublier. C’est une idée de Robespierre. Il l’a conçue et réalisée, il a requis les voix de la Convention et a fait voter les crédits pour avoir des tables, des bancs et des chandelles. Il habite tout près, dans la rue même, humble, tranquille, comme un vrai fils du peuple, partageant la demeure et la table du citoyen Duplay, l’ébéniste, et de sa famille.

C’est un grand homme ! On en parle avec passion ; c’est un fétiche, une idole, un demi-dieu. Aucun bienfaiteur de l’humanité, aucun saint, aucun héros n’a été aussi vénéré que ce monstre assoiffé de sang. On diminue même l’ombre de Danton pour mieux exalter son heureux rival.

– Danton était gorgé de richesses : poches pleines, estomac repu ! Mais Robespierre !

– Presque un pur esprit ! Si mince ! si pâle ! Un ascète !

– Que son patriotisme consume...

– Son éloquence !

– Son altruisme !

– L’as-tu entendu parler, citoyen ?

Une jeune fille, qui n’a pas vingt ans, les coudes sur la table, son menton rond appuyé sur ses mains, pose cette question le cœur battant. Ses grands yeux gris, profonds et brillants, sont fixés sur son vis-à-vis, un homme grand et mal bâti qui s’étale sur la table, cherchant vainement à caser confortablement son grand corps. Ses cheveux sont raides et oints de graisse, sa figure couverte de charbon, une barbe de huit jours dure et poussiéreuse accentue sa mâchoire carrée sans dissimuler cependant la courbe cruelle de ses lèvres. Pour le moment il est, aux yeux ravis de la jeune enthousiaste, un prophète, un voyant, un homme merveilleux : il a entendu parler Robespierre.

– Était-il au club, citoyen Rateau ? demande une autre femme, une jeune mère qui porte contre elle un pauvre petit affamé.

L’homme éclate d’un gros rire et découvre, dans la lumière vacillante de la torche la plus voisine, une rangée de dents hideuses, inégales, ébréchées et teintées de jus de tabac.

– Au club ? dit-il avec un juron. (Et il crache dans une direction qui doit montrer son mépris pour cette institution.) Je n’appartiens à aucun club. Je n’ai pas un sou en poche. Jacobins et cordeliers aiment qu’on vienne chez eux avec un habit décent sur le dos.

Son rire s’achève dans une toux qui semble mettre en pièces sa large poitrine. Pour un instant, il ne peut parler ; même les jurons n’arrivent pas à se former sur ses lèvres qui tremblent comme un pot de gelée. Ses voisins, l’enthousiaste jeune fille, la jeune femme avenante, ne s’en soucient pas et attendent avec indifférence qu’il reprenne son souffle. Ce n’est pas un temps propice aux apitoiements et ce n’est que lorsqu’il a de nouveau étendu ses grandes jambes et relevé la tête que la jeune fille enchaîne tranquillement :

– Mais l’as-tu entendu parler ?

– Oui, dit l’homme sèchement, je l’ai entendu.

– Quand ?

– Avant-hier soir. Il sortait de la maison du citoyen Duplay, là-bas. Il m’a vu appuyé au mur. J’étais fatigué, à moitié endormi. Il m’a parlé et m’a demandé où je vivais.

– Où tu vivais ? répète la jeune fille désappointée.

– C’est tout ? dit la jeune femme en haussant les épaules.

Les gens autour d’eux se mirent à rire. Les hommes se moquaient de la déconvenue des femmes qui avaient espéré entendre quelque chose de grand, de palpitant, sur leur idole.

La jeune enthousiaste joignit les mains.

– Il a vu que tu étais pauvre, citoyen Rateau, dit-elle avec conviction, et que tu étais fatigué. Il voulait t’aider, te réconforter.

– Et lui as-tu dit où tu vivais ? reprit la jeune femme de son ton calme.

– Je vis loin d’ici, de l’autre côté de l’eau, et non dans un quartier aristocratique comme celui-ci.

– Lui as-tu dit cela ? dit de nouveau la jeune fille.

La moindre miette de renseignement, même presque sans rapport avec son idole, était de la manne pour son corps, du baume pour son cœur.

– Je le lui ai dit, répondit Rateau.

– Alors, reprit-elle, le soulagement et le réconfort te seront bientôt apportés, citoyen. Il n’oublie rien. Ses yeux sont sur toi. Il sait ta détresse, il sait que tu es pauvre et malade. Laisse-le faire, citoyen Rateau. Il sait comment et quand porter secours.

Une voix dure et vibrante intervint :

– Il saura plutôt comment et quand écraser du talon un citoyen sans défense si ses fournées de guillotine ne suffisaient pas à apaiser son appétit sanguinaire.

Un murmure salua cette tirade. Seuls, ceux qui étaient assis à côté de lui pouvaient savoir qui avait parlé, car l’éclairage était médiocre et brûlait mal au grand air. Les autres entendirent seulement vibrer cette flèche tirée contre leur idole avec une sorte de morne ressentiment. Les femmes étaient les plus indignées. Une ou deux jeunes fidèles crièrent avec colère :

– Honte ! Trahison !

– À la guillotine ! Tous les ennemis du peuple méritent la guillotine !

Les ennemis du peuple étaient ceux qui élevaient la voix contre leur élu, leur fétiche. Le citoyen Rateau était une fois de plus paralysé par une quinte de toux. Mais de plus loin dans la rue quelques cris venaient approuver l’orateur :

– Bien parlé, jeune homme ! Moi aussi je n’ai jamais eu confiance en ce tigre !

Une voix perçante de femme ajouta :

– Ses mains dégouttent de sang. C’est un boucher !

– Et un tyran ! ajouta celui qui avait parlé le premier. Il rêve d’une dictature où il gouvernerait entouré de ses mignons. Pourquoi changer ? Sommes-nous plus à notre aise qu’au temps de la royauté ? Alors au moins les rues de Paris ne drainaient pas des ruisseaux de sang. Alors...

Mais il n’alla pas plus loin ; une croûte dure de pain noir très sec, lancée d’une main sûre, l’atteignit au visage, tandis qu’une voix rauque criait :

– Assez, citoyen ! Si ta langue ne s’arrête pas, ce sera ton cou qui dégouttera de sang bientôt. Je te le garantis !

– Bien, dit, citoyen Rateau ! dit quelqu’un, la bouche pleine, mais avec une magnifique conviction. Chaque mot dit par ces bandits dégoutte de trahison !

– Où sont les hommes du Comité de salut public ? On a jeté des gens en prison pour moins que cela !

– Dénoncez-le !

– Menez-le à la plus proche section !

Des cris s’élevaient le long des tables, perçants, éclatants, ou mornes, indifférents. Certains étaient réellement indignés, d’autres criaient pour le seul plaisir de faire du bruit et parce que depuis cinq ans crier « Honte » et « Trahison » était devenu une habitude. La rue était longue et quelquefois les cris venaient de loin, mais en ce temps-là quand le cri de « Trahison » traversait l’air, il était plus prudent de le répéter, de peur que ces cris ne se tournassent contre une personne déterminée, et le second acte était l’apparition d’un agent de la Sûreté, la prison et la guillotine.

Tandis qu’on criait, ceux qui avaient osé élever la voix contre le démagogue se rapprochaient les uns des autres comme pour prendre courage dans leur présence réciproque. Ce n’était qu’un petit groupe de deux hommes et de trois femmes, ardent, excité comme s’il était en proie à une hallucination.

Bertrand Moncrif, face à ce qu’il croyait devoir se transformer en martyre, était transfiguré. Il ressemblait à un jeune prophète, tandis qu’il haranguait la multitude et lui prédisait sa condamnation finale. L’obscurité cachait en partie son visage, mais sa main étendue, son index vengeur qui pointait droit devant lui, paraissaient dans la lumière des torches comme sculptés dans une lave en feu. De temps à autre, le caprice d’une flamme dessinait son profil aigu, son nez droit, son menton effilé et ses cheveux bruns que mouillait une sueur d’enthousiasme.

À côté de lui, Régine, immobile et blanche comme un spectre, ne paraissait vivre que par les yeux qu’elle tenait fixés sur son bien-aimé. Dans le géant à la toux, elle avait reconnu l’homme qu’elle avait assisté ce même jour. Cependant, sa présence ici et là-bas lui semblait un présage sinistre. Il semblait que toute la journée il eût épié ses pas ; d’abord chez la voyante, d’où il l’avait sûrement suivie dans la rue. Alors elle avait pitié de lui, et maintenant sa face hideuse, ses mains décharnées, sa voix croassante et sa toux sépulcrale l’emplissaient d’une terreur sans nom. Il apparaissait à son imagination affolée comme l’ombre de la mort étendue sur Bertrand et sur ceux qu’elle aimait. D’un bras, elle cherchait à serrer contre elle son frère pour calmer son excitation et réduire au silence sa langue inconsidérée. Mais lui, comme un jeune animal sauvage, luttait pour se libérer, hurlait son approbation au discours de Bertrand, remplissait son rôle d’agitateur sans se soucier des avertissements de Régine et des larmes de sa mère. Joséphine criait tout aussi fort, claquant ses petites mains l’une contre l’autre, et posant des regards pleins de défi sur la foule qu’elle aurait voulu gagner par son ardeur et son éloquence.

– Honte à nous tous, criait-elle. Honte aux hommes et aux femmes de France qui sont devenus les esclaves abjects de ce tyran avide de sang !

Sa mère, toute pâle, avait visiblement renoncé à faire entendre raison à ce tumultueux petit groupe. Elle était trop faible, avait trop souffert pour craindre encore quelque chose. Son pauvre visage n’exprimait plus que le désespoir et la résignation. Elle priait seulement pour partager le martyre de ceux qu’elle aimait puisqu’elle ne pouvait partager leur enthousiasme.

III

Le « banquet fraternel » s’achevait en vrai combat où la seule chance de salut pour les jeunes boutefeux résidait dans une fuite rapide. Et, même dans ce cas, leurs chances étaient minimes. Les espions de la Convention, ceux des Comités, ceux de Robespierre grouillaient partout. Ces cinq personnes étaient marquées. On ne devait plus être hardi, courageux, patriote. Danton lui-même avait été guillotiné pour moins.

– Trahison ! Trahison !

L’air léger semblait faire écho à ces mots sinistres, mais Bertrand paraissait inconscient du danger, mieux, il le provoquait :

– Honte sur nous tous ! cria-t-il très haut, et sa voix sonore retentit au-dessus du tumulte et des conciliabules rauques. Honte au peuple qui s’incline devant cette tyrannie monstrueuse. Citoyens, pensez-y ! La liberté n’est-elle plus qu’une plaisanterie ? Vos corps sont-ils à vous ? Ils ne sont plus que de la chair à canon aux ordres de la Convention. Vos familles ? On vous en sépare. Votre femme ? On vous l’enlève. Vos enfants ? Le service de l’État les prend. Et qui donne ces ordres ? Dites-le-moi. Qui ?

Il était soulevé par une véritable furie de sacrifice, il se tenait près de la table et, du geste, il faisait taire Jacques et Joséphine. Régine ne croyait plus vivre tant elle était étreinte par l’émotion, à l’idée de la mort qui menaçait son fiancé. Ce serait sûrement la fin de cette folie inutile. Elle voyait déjà tous ceux qu’elle aimait traînés devant un tribunal impitoyable ; elle entendait le grincement des charrettes sur les pavés, elle apercevait enfin le couteau de la guillotine prêt à retomber sur cette proie bien-aimée. Elle sentait le bras de Joséphine serré contre le sien pour chercher du courage et voyait le jeune visage provocant de Jacques, et sa mère brisée, fanée par la perte de tout ce qui était sa vie. Elle voyait Bertrand tournant un dernier regard adorant, non vers elle, mais vers la belle Espagnole qui avait séduit son imagination et qui, sans pitié, l’avait livré aux espions de Robespierre.

IV

Si ce n’avait été un « banquet fraternel » où les gens étaient venus avec leur famille et leurs jeunes enfants pour manger, être gais et oublier leurs soucis ainsi que le linceul de crimes où la ville était ensevelie, il n’y a pas de doute que le jeune saint Georges et ses étourneaux eussent été arrachés de leur place, foulés aux pieds et, au mieux, traînés au plus proche commissariat, comme le citoyen Rateau les en avait menacés. Même ainsi, le calme de plus d’un père de famille s’irritait devant cette insistance. Quant au citoyen Rateau, il parut rassembler ses membres démesurés et jura :

– Par tous les chiens et chats qui empestent le monde de leurs criailleries, j’en ai assez d’entendre de tels discours !

Il enjamba son banc, disparut dans l’ombre, réapparut à l’autre bout de la table juste derrière le jeune rhéteur, sa vilaine face à la bouche édentée et ses larges épaules dominant la silhouette mince de Bertrand.

– Frappez-le ! Jetez-le à terre ! Faites taire cette langue abominable ! cria une excitée.

Bertrand n’était pas encore réduit au silence. Sa jeunesse, sa belle mine, malgré ses vêtements misérables, disposaient en sa faveur... si du moins un tigre mangeur d’hommes peut faire une différence entre un enfant et un vieillard ; tout se vaut pour son appétit, et le jeune fou provoquait le tigre avec une inlassable insistance.

– Qui donne ces ordres ? répéta-t-il. Qui fait de nous les victimes d’un abominable esclavage ? Sont-ce les représentants du peuple ? Non. Ceux des municipalités ? des clubs ? des sections ? Non, toujours non ! Vos corps, vos femmes, vos enfants, votre liberté sont les jouets d’un seul homme, tyran, traître, oppresseur du peuple, cet homme c’est...

Là, il fut interrompu. Un coup terrible sur la tête lui enleva la parole et la vue. Il y eut dans ses oreilles un puissant bourdonnement qui noya les cris de colère ou d’approbation qui saluèrent sa tirade, tandis qu’un tumulte assourdissant remplissait la rue de bruits étranges et terribles.

Bertrand n’avait pas prévu le coup. Tout avait été très rapide. Il s’attendait à être mis en pièces, traîné au commissariat, il attendait sa condamnation, l’échafaud, il n’attendait pas ce coup de poing qui eût assommé un bœuf.

Une seconde il vit un géant au-dessus de lui, le poing levé, la bouche édentée ouverte et la foule se levant et agitant les bonnets frénétiquement avec des acclamations qui n’en finissaient pas. Et il vit aussi les visages de ses amis, Mme de Serval, Régine, Joséphine et Jacques, qu’il avait entraînés dans cette folie et qui se détachaient de l’ombre avec leurs yeux élargis, leurs visages tirés, leurs bras levés pour parer les coups.

Puis tout sombra ; il sentit quelque chose de lourd fouler son dos. Lumières, visages, mains tendues dansèrent devant ses yeux, et il tomba comme une bûche sur le pavement graisseux, entraînant dans sa chute les assiettes, les pots et les bouteilles.

5

Une heure de gloire

I

Pendant tout ce temps, le peuple avait crié :

– Le voilà !... Robespierre !

Le « banquet fraternel » fut interrompu. Hommes et femmes se poussèrent, se bousculèrent, crièrent tandis qu’une petite silhouette en habit de drap sombre et culotte blanche se tenait un instant dans l’encadrement d’une porte cochère entrebâillée. Deux amis l’accompagnaient : le beau, le flegmatique Saint-Just, bras droit et inspirateur du monstre, parent d’Armand Saint-Just, le renégat dont la sœur avait épousé un riche seigneur anglais ; l’autre était Couthon, frêle, à demi paralysé, qu’on roulait dans un fauteuil, un demi-mourant dont le dévouement au tyran était fait en partie d’ambition mais aussi, et pour la plus grande part, de réel enthousiasme.

Aux hurlements de joie qui saluaient son apparition, Robespierre s’avança tandis qu’un rapide éclair de triomphe illuminait ses yeux étroits et pâles.

– Tu hésites encore ? murmura Saint-Just à son oreille. Pourquoi... puisque tu tiens tout ce peuple dans le creux de ta main ?

– Patience, ami ! répliqua Couthon. L’heure de Robespierre va sonner. Se hâter maintenant pourrait provoquer un désastre.

Pendant ce temps, Robespierre aurait pu être en sérieux danger du fait de l’exubérante bienvenue de ses admirateurs. Leur attroupement irréfléchi autour de sa personne aurait pu permettre à quelque adversaire, tête brûlée, avide de martyre, d’avoir l’occasion de le frapper d’un coup de poignard, mais la présence dans la foule des « tape-dur », magnifique garde du corps composée de géants recrutés dans les districts miniers de l’Est de la France, qui entouraient le grand homme avec leurs cannes plombées, tenait la foule enthousiaste en respect.

Robespierre fit quelques pas le long de la rue sans s’éloigner des maisons du côté gauche ; ses deux amis, Saint-Just et Couthon, le suivaient immédiatement et, entre les trois hommes et la populace, les « tape-dur » marchant deux par deux formaient une solide protection.

Alors, tout à coup, le grand homme s’arrêta face à la foule et d’un geste imposant demanda le silence et l’attention. Ses gardes lui firent place, il se tint au milieu d’eux, la lumière d’une torche tombant en plein sur sa figure et mettant en relief les traits sinistres de son mince visage, la bouche cruelle et les yeux à l’éclat froid. Il regardait droit à travers la table que couvraient les débris du « banquet fraternel » dans un désordre peu appétissant.

De l’autre côté de la table, Mme de Serval et ses trois enfants étaient assis, presque ramassés sur eux-mêmes et rapprochés le plus possible. Joséphine s’accrochait à sa mère, Jacques à Régine. Toute ardeur avait disparu de leur physionomie, et l’enthousiasme qui les avait poussés à jeter à la tête de la foule menaçante la vérité sur le tyran ne les soulevait plus. Il semblait que, depuis le coup terrible porté par le géant à leur chef de file, la peur de la mort fût entrée dans leur âme. Les deux jeunes visages, comme celui de Mme de Serval, étaient hagards, tandis que les yeux de Régine que l’horreur dilatait évitaient de rencontrer le regard patient de Robespierre qu’emplissait une sinistre ironie.

Pour un moment, la foule fut silencieuse. À ces êtres, que reprenaient brusquement le désir ardent de vivre et l’horreur de la mort, ces quelques minutes de silence durent sembler une éternité. Un sourire orgueilleux éclaira le visage de Robespierre, et ce sourire fit passer les joues pâles de ceux qu’il concernait à une teinte de cendre.

– Où est l’éloquent orateur ? demanda le grand homme. J’ai entendu mon nom tandis que j’étais à ma fenêtre et que je regardais avec joie les réjouissances fraternelles du peuple. J’ai vu celui qui parlait et je suis descendu pour mieux l’entendre, mais où est-il ?

Ses yeux pâles errèrent sur la foule ; et tel était son pouvoir, et si grande la terreur qu’il inspirait que tous, hommes, femmes, enfants, détournèrent les yeux, n’osèrent pas rencontrer ce regard de peur d’y lire une accusation ou une menace.

Personne ne dit mot. Le jeune rhéteur avait disparu et tout le monde craignait d’être impliqué dans sa fuite. Évidemment, il avait dû s’esquiver à la faveur du désordre, et du bruit. Ses compagnons, eux, étaient encore là, crispés comme des bêtes aux abois devant la fureur du peuple. Des murmures se firent entendre :

– À mort ! À la guillotine, les traîtres !

Le regard de Robespierre restait fixé sur les quatre visages désespérés :

– Citoyens, dit-il froidement, ne m’avez-vous pas entendu demander où avait passé votre éloquent compagnon ?

Régine seule savait qu’il gisait comme une bûche sous la table, près de ses pieds. Elle l’avait vu tomber ; à la question menaçante, elle serra les lèvres, tandis que son frère et sa sœur se pressaient contre elle.

– Ne discute pas avec cette racaille, murmura Saint-Just. C’est un moment important pour toi ; laisse le peuple, de lui-même, condamner ceux qui ont osé te diffamer.

Et le prudent Couthon ajouta sentencieusement :

– Une pareille occ