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1 Introduction à l'histoire économique mondiale (R. C. Allen, 2011, trad. fr. 2014, Repères) Avant-propos Guillaume Daudin (Professeur des universités à Paris-Dauphine) Pourquoi lire ce livre ? Le livre que vous tenez entre les mains me semble être la meilleure introduction aux débats actuels sur l'histoire comparée du développement économique depuis l'époque moderne. Sa première édition, en anglais, est parue en 2011 dans la collection « A Very Short Introduction » d'Oxford University Press. Robert C. Allen (né en 1947) est professeur d'histoire économique à Oxford depuis 2002. Il a soutenu sa thèse en 1975 à Harvard. Il a travaillé sur des sujets très divers et a reçu de nombreux prix pour ses publications. Son livre British Industrial Revolution in Global Perspective a été nommé « livre de l'année » par The Economist et Times Literary Supplement en 2009. Ses recherches portent sur de nombreux aspects de l'histoire économique du développement : les salaires réels, les progrès de l'agriculture, les sources du progrès technique, les effets de l'impérialisme et le développement durable. Il est un acteur central dans le débat sur l'origine des divergences de développement et donc parfaitement à même de présenter l'état de la réflexion sur ce sujet. Il défend une approche originale qui insiste sur les facteurs matériels et politiques plutôt que sur les facteurs culturels ou institutionnels. C'est bien sûr cette position qui est reprise dans ce livre lorsqu'il discute des mécanismes de démarrage de la croissance économique de long terme dans chaque pays. Il explique ainsi la révolution industrielle britannique par la conjoncture unique dans l'île de faibles coûts du capital et de l'énergie, d'une part, et de coûts élevés du travail, d'autre part, en partie due à l'existence de l'empire. Cette conjoncture a poussé les entrepreneurs à innover pour économiser le travail, quitte à mettre en place des méthodes de production gourmandes en capital et en énergie. Leurs innovations ont fait naître le système économique moderne. La diffusion géographique

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Introduction à l'histoire économique mondiale

(R. C. Allen, 2011, trad. fr. 2014, Repères)

Avant-propos

Guillaume Daudin (Professeur des universités à Paris-Dauphine)

Pourquoi lire ce livre ?

Le livre que vous tenez entre les mains me semble être la meilleure introduction aux débats actuels sur l'histoire comparée du développement économique depuis l'époque moderne. Sa première édition, en anglais, est parue en 2011 dans la collection « A Very Short Introduction » d'Oxford University Press.Robert C. Allen (né en 1947) est professeur d'histoire économique à Oxford depuis 2002. Il a soutenu sa thèse en 1975 à Harvard. Il a travaillé sur des sujets très divers et a reçu de nombreux prix pour ses publications. Son livre British Industrial Revolution in Global Perspective a été nommé « livre de l'année » par The Economist et Times Literary Supplement en 2009. Ses recherches portent sur de nombreux aspects de l'histoire économique du développement : les salaires réels, les progrès de l'agriculture, les sources du progrès technique, les effets de l'impérialisme et le développement durable. Il est un acteur central dans le débat sur l'origine des divergences de développement et donc parfaitement à même de présenter l'état de la réflexion sur ce sujet. Il défend une approche originale qui insiste sur les facteurs matériels et politiques plutôt que sur les facteurs culturels ou institutionnels. C'est bien sûr cette position qui est reprise dans ce livre lorsqu'il discute des mécanismes de démarrage de la croissance économique de long terme dans chaque pays.Il explique ainsi la révolution industrielle britannique par la conjoncture unique dans l'île de faibles coûts du capital et de l'énergie, d'une part, et de coûts élevés du travail, d'autre part, en partie due à l'existence de l'empire. Cette conjoncture a poussé les entrepreneurs à innover pour économiser le travail, quitte à mettre en place des méthodes de production gourmandes en capital et en énergie. Leurs innovations ont fait naître le système économique moderne. La diffusion géographique contrastée de la révolution industrielle au XIXe siècle a été déterminée par la capacité de chaque économie à mettre en place le « modèle standard de développement » : intégration du marché national, protection commerciale de l'industrie, développement du système bancaire et promotion de l'éducation de masse. Il n'y a qu'en Europe occidentale et en Amérique du Nord que cela a été fait avec succès. À partir de la fin du XIXe siècle, le retard technologique des pays pauvres devint plus important. Le Japon, l'Union soviétique, les nouveaux pays développés asiatiques n'ont pu se moderniser que par une politique plus volontariste pilotée par l'État. Ces politiques de big push consistaient à créer de manière simultanée l'ensemble des structures d'une économie moderne.Ce livre est un manuel, une introduction à un sujet étendu et complexe, et c'est ainsi qu'il doit être jugé. Il s'agit d'un livre court qui gagne à ne pas se disperser. Il défend une thèse précise ; le fait qu'elle ne prenne pas en compte le monde dans toute sa complexité présente des avantages. D'une part, la démonstration en est d'autant plus claire et la compréhension des mécanismes en jeu plus aisée. D'autre part, le lecteur (guidé éventuellement par son enseignant) peut plus facilement prendre de la distance par rapport à l'ouvrage dans une démarche critique.

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Le livre se distingue des manuels d'histoire économique présents sur le marché d'au moins trois manières. Il a une couverture géographique vraiment mondiale, alors que beaucoup de manuels sont centrés

sur l'histoire française, européenne ou nord-américaine. Ce livre apporte des éléments précis sur l'histoire africaine ou japonaise. J'y ai par exemple découvert l'adaptation des techniques de l'industrie textile japonaise à un environnement de bas salaires durant la seconde moitié du XIXe siècle, ainsi que le rôle des Africains eux-mêmes, et notamment des Krobos, dans le développement de la culture du cacao au Ghana durant la même période.

Il est très informé des avancées récentes en histoire économique. Ce champ est actuellement en partie dominé par des économistes anglo-saxons, dont les travaux ne sont que très rarement traduits et avec lesquels les auteurs de manuel d'histoire économiques français ne sont pas toujours familiers.

C'est pourtant aussi un livre très accessible. Il est illustré par de nombreux tableaux et graphiques. Des descriptions précises l'ancrent dans le concret.

J'ai enseigné l'histoire économique à HEC, Lille, Sciences Po, et maintenant à Dauphine. Ce livre m'aurait beaucoup aidé si je l'avais eu à disposition alors. La lecture en anglais n'est le plus souvent pas une difficulté pour les étudiants de deuxième cycle : elle est plus délicate pour les étudiants de premier cycle. Je suis heureux qu'il soit traduit de manière à pouvoir le faire lire à tous mes étudiants. Et je suis honoré d'avoir pu modestement contribuer à sa diffusion en France.

Comment lire ce livre ?

Peut-être serait-il logique que je développe pour un public français l'application de la grille de lecture présentée par Robert Allen à la France. Cependant, cela serait déséquilibrer un ouvrage dont l'une des caractéristiques principales est d'offrir une réflexion de dimension véritablement mondiale (la France y est d'ailleurs traitée au même titre que l'Allemagne ou l'Italie). Il me semble plus important, paradoxalement, de mettre en garde le lecteur. Cet ouvrage ne donne pas une vision objective de toutes les réflexions en histoire économique. Malgré tout le bien que j'en pense, faire comme s'il contenait la « vérité » sur les sujets qu'il traite serait à la fois trompeur et contre-productif. Trompeur, car il ne faut pas être grand clerc pour deviner que la compréhension de notre passé va évoluer au fur et à mesure que de nouveaux faits seront découverts et de nouveaux mécanismes explorés. Contre-productif, car ce serait endormir par avance l'esprit critique des lecteurs, alors que la compétence la plus importante que chaque étudiant puisse acquérir est justement celle de la lecture critique.Voici donc quelques pistes pour une réflexion critique.

La vision de l'Angleterre comme un pays à hauts salaires est-elle compatible avec les souffrances de la classe ouvrière, notamment celles des femmes et des enfants, qui ont tellement marqué les réformistes et révolutionnaires du XIXe siècle ? La mécanisation n'a-t-elle d'ailleurs pas été un moyen de mettre au travail des travailleurs peu qualifiés (dont les femmes et les enfants) ?

Les hauts salaires anglais ne se traduisaient peut-être pas par un coût du travail plus important : ils pouvaient être compensés par une productivité du travail elle aussi haute, par exemple à cause d'une nourriture plus abondante et plus riche en protéines, ou d'un système d'apprentissage plus efficace qu'ailleurs.

L'utilisation des salaires réels des manœuvres pour mesurer le prix du travail dans l'ensemble d'une économie ne peut se faire qu'avec prudence. Par exemple, le rapport entre les salaires des ouvriers non qualifiés et celui des ouvriers qualifiés n'est sans doute pas constant, ni dans le temps ni dans

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l'espace. De plus, les données le plus souvent disponibles portent sur des ouvriers dans la construction urbaine, alors que l'agriculture a dominé l'économie mondiale jusqu'au XIXe siècle.

L'utilisation des salaires réels des manœuvres pour mesurer le développement d'une économie ne peut se faire qu'avec encore plus de prudence. Deux économies ayant les mêmes capacités productives peuvent avoir des modes de redistribution des revenus différents. Dans ce cas, les salaires réels des manœuvres n'y seraient pas égaux.

Ce livre est centré sur l'industrialisation et sa diffusion : il donne une vision de l'histoire économique restrictive, puisqu'il laisse ainsi de côté de nombreux sujets : les inégalités, la finance, la mondialisation, les fluctuations macroéconomiques, etc. Notamment, il peut sembler incongru de ne pas traiter la question des crises alors que l'Occident en traverse une peut-être plus importante que celle des années 1930. En étudiant les tendances de long terme, ce livre est bien sûr optimiste : le sort des générations successives s'améliore à la mesure de la croissance des capacités productives depuis la révolution industrielle. Les échecs de politique économique récents peuvent conduire à plus de pessimisme.

Le titre original de l'ouvrage inclut les termes global economic history. Pourtant, il s'agit plutôt d'un ouvrage d'histoire comparative au niveau mondial que d'un ouvrage d'histoire globale proprement dit. L'histoire qu'il propose est beaucoup trop centrée sur l'Europe et sur la diffusion du modèle britannique pour cela, même si la nécessité de son adaptation est bien soulignée.

Il ne remonte pas non plus très loin dans le temps, puisqu'il ne traite pas des problèmes de développement dans la très longue durée.

Quand commence l'histoire économique du monde ?

Le livre d'Allen s'intéresse principalement à la révolution industrielle et ses conséquences, et c'est dans cette optique qu'il remonte jusqu'aux débuts de l'ère moderne. L'examen du graphique 4 du premier chapitre pourrait d'ailleurs suggérer que, effectivement, l'histoire économique du monde avant 1800 n'a guère d'intérêt, puisque le ratio de subsistance à Londres y semble à peu près stable entre 1300 et 1800 : sans doute était-ce aussi le cas ailleurs et avant ? Deux arguments viennent contredire cette hypothèse.Le premier argument est que les contrastes géographiques de développement étaient déjà importants en 1500 : les habitants de l'Australie se nourrissaient de chasse et de cueillette. Ils n'avaient pas de relations économiques avec le reste du monde. Ceux de l'Égypte, par exemple, pratiquaient une agriculture irriguée. Ils étaient insérés dans des relations économiques complexes qui s'étendaient de la Méditerranée occidentale aux îles de la Sonde, en passant par le Sud de l'Afrique orientale. Peut-être que le niveau de vie des Aborigènes australiens n'était guère inférieur à celui des fellahs égyptiens. Sans doute leurs menus étaient plus diversifiés et plus riches en protéines, la quantité de travail qu'ils fournissaient moins importante et leur santé meilleure. En revanche, les élites égyptiennes (dominées par des guerriers nés esclaves, les Mamelouks) avaient un mode de vie très différent de celui des agriculteurs, alors qu'il n'y avait guère de différences sociales en Australie. Le mode de vie des Aborigènes leur imposait des déplacements fréquents, alors que les Égyptiens pouvaient envisager de passer l'ensemble de leur vie dans un espace géographique restreint. Le nombre d'Égyptiens au kilomètre carré le long du Nil était beaucoup plus élevé que le nombre d'Aborigènes au kilomètre carré.

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La cause immédiate de ces contrastes est l'agriculture. La culture des céréales facilitée par les crues du Nil permettait à une même surface de nourrir beaucoup plus de personnes que la chasse et la cueillette. Il restait même un surplus permettant d'entretenir des élites, qui n'étaient d'ailleurs pas toutes guerrières. La pratique de l'agriculture s'était diffusée à partir du Croissant fertile depuis huit mille ou sept mille ans avant J.-C., et avait probablement atteint l'Égypte avant cinq mille ans avant J.-C. D'autres foyers d'invention et de diffusion de l'agriculture ont existé notamment en Chine, en Asie du Sud-Est et en Amérique centrale. C'était l'élément le plus important de la révolution néolithique, qui est peut-être le seul changement dans les conditions de vie matérielles de l'espèce humaine que l'on puisse comparer à la révolution industrielle. Le contraste entre l'Égypte et l'Australie ne devait donc pas être en 1500 un phénomène récent.Il existait en 1500 une « bande » de territoires habités de populations denses, pratiquant une agriculture plus intensive qu'ailleurs, s'étendant en Eurasie de l'Angleterre jusqu'au Japon en passant par le Bassin méditerranéen, le Moyen-Orient, l'Inde, l'Asie du Sud-Est et la Chine. À part quelques endroits de l'Afrique subsaharienne, cette bande regroupait toutes les « civilisations denses » de la planète. Elle a été dessinée dans une carte célèbre par Braudel à partir de la classification de Hewes1. Quelle a été la chronologie des évolutions qui ont suivi la révolution néolithique et qui ont entraîné ces différences ? C'est un problème passionnant à propos duquel je renvoie les lecteurs intéressés à Diamond 2. Remarquons simplement qu'il n'est pas possible de le résoudre sans prendre en compte les connexions entre les différentes aires géographiques qui devraient être au centre d'une histoire véritablement « globale ».Le deuxième argument expliquant pourquoi l'histoire économique du monde avant 1800 est intéressante repose sur le fait que, si les variations de ratios de subsistance ne sont guère impressionnantes avant cette date, elles n'en existent pas moins. Le ratio de subsistance à Londres a été multiplié par plus de dix entre 1820 et maintenant. Il s'agit là d'une croissance remarquable du niveau de vie, mais qui porte peut-être en grande partie sur le superflu. Cependant, une multiplication par deux est déjà considérable, surtout si elle porte sur le nécessaire. C'est l'écart que l'on constate entre Londres et Amsterdam au début du XVIIIe siècle et Florence, Pékin et Valence (figure 3 du chapitre 1). Il est même possible de remonter plus loin dans le temps. L'équipe du Centre for Global Economic History, à Utrecht, a calculé des ratios de subsistance pour la Chine, l'Égypte romaine, Babylone et l'empire romain entre — 500 et + 300. Les résultats ne sont pas définitifs, mais ils suggèrent que, dans toutes ces sociétés, le salaire d'un manœuvre ne suffisait pas à faire vivre une famille de quatre personnes. Ce niveau était proche de celui de Florence ou de Pékin au début du XVIIIe siècle. La situation était moins bonne dans l'Égypte romaine et la Babylone contrôlée par les Parthes que dans la Chine des Han et l'empire néo babylonien.

Le modèle néomalthusien

Paradoxalement, l'amélioration des techniques agricoles n'a pas eu d'effet notable sur le niveau de vie des agriculteurs. Les idées de Malthus sont souvent utilisées pour l'expliquer. Dès la fin du xviii, siècle, il a souligné la contradiction entre la tendance de la population humaine à s'accroître de manière géométrique et celle des capacités de production alimentaires à ne s'accroître que de façon linéaire. Sa théorie a été reformulée depuis sous une forme « néomalthusienne » pour expliquer la stagnation des ratios de subsistance. Soit une

1 BRAUDEL F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-xviiie siècle, tome 1, Armand Colin, Paris, 1979.2 DIAMOND J., De l'inégalité entre les sociétés, Gallimard, « Folio », Paris, 2007.

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population humaine sur un territoire donné. Deux hypothèses seulement sont suffisantes pour expliquer pourquoi son revenu sera stable au cours du temps :Le revenu par habitant diminue lorsque la population augmente, et augmente si elle diminue. Les facteurs naturels sont tellement importants dans la détermination des capacités de production que l'augmentation de la population fait baisser la production par tête. Par exemple, chaque nouveau chasseur aura de plus en plus de mal à trouver de nouvelles proies. Appelons celle-ci l'hypothèse 1.La natalité augmente ou baisse avec le revenu par habitant. Plus la population est dans l'abondance, plus elle a le loisir de faire des enfants (hypothèse 2). Ou alors la mortalité augmente lorsque le revenu par habitant baisse, et diminue s'il augmente. Cela peut s'expliquer par le fait que les niveaux de revenu sont tellement bas que ces augmentations se traduisent par une meilleure santé qui réduit la mortalité (hypothèse 2bis). L'hypothèse 2 et l'hypothèse 2bis peuvent bien sûr être toutes les deux vraies : l'une des deux suffit.Si l'hypothèse 1 et l'hypothèse 2 et/ou 2bis sont vérifiées, il existe un niveau de revenu qui assure l'équilibre entre natalité et mortalité (hypothèses 2 et/ou 2bis). Ce niveau de revenu correspond à un niveau de population qui dépend des capacités techniques de la société (hypothèse 1). Si le revenu augmente au-delà de ce niveau, la natalité va être plus importante que la mortalité (hypothèses 2 et/ou 2bis). La population va donc augmenter, ce qui provoquera la baisse du revenu moyen (hypothèse 1). Cette baisse, à son tour, va faire baisser la natalité et/ou augmenter la mortalité (hypothèses 2 et/ou 2bis) jusqu'à ce que la population se stabilise à un niveau correspondant au revenu qui égalise natalité et mortalité.Les nouvelles capacités de production introduites par l'agriculture et ses progrès modifient les paramètres de l'hypothèse 1, mais pas ceux des hypothèses 2 ni 2bis. Elles augmentent la production d'une population donnée sur un territoire donné, mais elles ne modifient pas ses comportements démographiques. Par le biais des hypothèses 2 et/ ou 2bis, le revenu qui équilibre mortalité et natalité reste le même. En revanche, par le biais de l'hypothèse 1, le niveau de population qui correspond à ce revenu sera différent. Par exemple, la découverte du moyen de faire plusieurs récoltes de riz dans une année augmentera le niveau de population d'équilibre. Initialement, le revenu des agriculteurs augmentera. Mais, après une période de transition, l'augmentation de la population viendra lui faire retrouver son niveau précédant l'invention.Dans cette perspective, l'histoire économique du monde avant 1800 est bien plus celle des variations de population que celle des variations de revenus.

Comment expliquer ces différences ? Le modèle néomalthusien suggère que les seules explications peuvent venir de facteurs démographiques. Des sociétés où la natalité diminue (peut-être parce que les mariages y sont plus tardifs, ou que toutes les femmes ne s'y marient pas) verront leur population d'équilibre se réduire (hypothèse 2). Cette réduction de la population entraînera une augmentation du niveau de vie (hypothèse 1). L'accroissement de la mortalité — peut-être que la population s'y regroupe dans des villes-mouroirs (comme c'était le cas en Occident jusqu'au XIXe siècle, peut-être qu'un état de guerre endémique encourage la diffusion des maladies — aura aussi cet effet « positif » de baisse de la population d'équilibre (hypothèse 2b) et d'augmentation du niveau de vie (hypothèse 1).Mail il est probable que des facteurs non démographiques jouent aussi. Dans une certaine mesure, le chapitre 2 de l'ouvrage cherche d'ailleurs à expliquer ces différences dans le cadre de la question de l'essor de l'Occident sans faire appel aux mécanismes néomalthusiens. Ceux-ci peuvent pourtant expliquer pourquoi la grande peste qui sévit entre 1347 et 1352 a contribué, en tuant peut-être jusqu'à un quart de la population européenne, à l'augmentation des ratios de subsistance en Europe (hypothèse 1). Mais, sauf à isoler une

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modification démographique, ils n'expliquent pas pourquoi les ratios de subsistance se sont stabilisés à un niveau élevé en Europe du Nord (voir le graphique 3 du chapitre 1). Peut-être est-ce que la sortie du régime néomalthusien s'est donc faite au XVe siècle en Europe du Nord. Ainsi, le modèle néomalthusien ne peut sans doute pas expliquer toutes les évolutions économiques avant la révolution industrielle.Le monde a bien eu une histoire économique avant 1500.

1 / La grande divergence

L'histoire économique est la reine des sciences sociales. Son sujet est « la nature et les causes de la richesse des nations », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d'Adam Smith. Les économistes cherchent les « causes » dans le cadre d'une théorie intemporelle du développement économique, et les historiens de l'économie dans un processus dynamique de changement historique. L'histoire économique est devenue particulièrement intéressante ces dernières années, depuis que la question fondamentale — pourquoi certains pays sont-ils riches et d'autres pauvres ? — est devenue planétaire. Il y a cinquante ans, la question était de savoir pourquoi la révolution industrielle avait eu lieu en Angleterre et pas en France. Depuis, les recherches sur la Chine, l'Inde et le Proche-Orient ont montré le dynamisme propre aux grandes civilisations, et ce que l'on se demande aujourd'hui, c'est pourquoi la croissance économique a décollé en Europe et pas en Asie ou en Afrique.En matière de revenu, les données sur les époques reculées ne sont guère fiables, mais il semble que les différences de prospérité entre les pays aient été, vers 1500, minimes. La division actuelle entre pays riches et pays pauvres est largement apparue depuis que Vasco de Gama est allé en Inde et que Christophe Colomb a découvert les Amériques.On peut diviser les cinq cents dernières années en trois périodes. La première, de 1500 à 1800 environ, est l'ère mercantiliste. Elle commence avec les voyages de Colomb et de Gama, qui ont conduit à une économie mondiale intégrée, et s'achève avec la révolution industrielle. Une fois les Amériques colonisées, on en exporta de l'argent, du sucre et du tabac ; des Africains y furent expédiés comme esclaves pour produire ces marchandises ; et des épices, des tissus et de la porcelaine furent exportés d'Asie en Europe. Les principaux pays européens cherchèrent à accroître leur commerce en se dotant de colonies et en recourant aux droits de douane et à la guerre afin d'empêcher les autres pays de commercer avec celles-ci. L'industrie européenne fut promue aux dépens des colonies, mais le développement économique ne fut jamais, en soi, un objectif.Il y eut ensuite la deuxième période, celle du rattrapage, au XIXe siècle. Au moment de la défaite de Napoléon à Waterloo, en 1815, la Grande-Bretagne avait établi sa domination dans l'industrie et supplanté les autres pays. L'Europe occidentale et les États-Unis firent alors du développement économique une priorité et suivirent pour cela un ensemble standard de quatre politiques : la création d'un marché national unifié au moyen de l'élimination des tarifs douaniers internes et de l'édification d'une infrastructure de transport ; l'adoption d'un tarif douanier externe pour protéger l'industrie de la concurrence britannique ; l'institution d'un système bancaire permettant de stabiliser la monnaie et de financer le développement industriel ; l'établissement de l'éducation de masse pour améliorer la force de travail. Le succès de ces politiques permit à ces pays de rejoindre la Grande-Bretagne pour former l'actuel club des nations riches. Certains pays d'Amérique du Sud adoptèrent ces politiques de façon incomplète et sans grande réussite. La concurrence

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britannique désindustrialisa pratiquement toute l'Asie, et l'Afrique, après que Londres eut mis fin à sa traite, en 1807, devint exportatrice d'huile de palme, de cacao et de minerais.Au XXe siècle, les politiques qui avaient réussi aux États-Unis et en Europe occidentale, notamment en Allemagne, se sont révélées moins efficaces dans les pays qui n'étaient pas encore développés. La technologie est inventée, pour l'essentiel, dans les pays riches, qui développent des techniques utilisant de plus en plus de capital afin d'accroître la productivité d'une force de travail toujours plus coûteuse. La majeure partie de ces techniques nouvelles ne sont pas rentables dans les pays à bas salaires, mais ils en ont besoin pour rattraper l'Occident. La plupart des pays ont, à un degré ou à un autre, adopté la technologie moderne, mais pas assez rapidement pour dépasser les pays riches. Les pays qui ont comblé le fossé avec l'Occident au XXe siècle l'ont fait au moyen d'une « grande poussée » (big push) : ce bond en avant a été réalisé par la planification et la coordination de l'investissement.

Tableau I. — PIB par personne dans le monde, 1820-2008

1820 1913 1940 1989 2008

Grande-Bretagne 1 706 4 921 6 856 16 414 23 742

Pays-Bas 1 838 4 049 4 832 16 695 24 695

Autres pays d'Europe occidentale 1 101 3 608 4 837 16 880 21 190

Europe méditerranéenne 945 1 824 2018 11 129 18218

Europe du Nord 898 2 935 4534 17 750 25221

États-Unis, Canada, Nouvelle-Zélande, Australie 1 202 5 233 6 838 21 255 30 152

Europe orientale 683 1 695 1 969 5 905 8 569

URSS 688 1 488 2 144 7 112 7 904

Argentine, Uruguay, Chili 712 3 524 3 894 6 453 8 885

Autres pays d'Amérique latine 636 1 132 1 551 4 965 6 751

Japon 669 1 387 2 874 17 943 22 816

Taiwan & Corée du Sud 591 835 1 473 8 510 20 036

Chine 600 552 562 1 834 6 725

Sous-continent indien 533 673 686 1 232 2 698

Autre pays d'Asie de l'Est 562 830 840 2 419 4 521

Moyen-Orient et Afrique du Nord 561 994 1 600 3 879 5 779

Afrique subsaharienne 415 568 754 1 166 1 387

Monde 666 1 524 1 958 5 130 7 614

Le PIB mesure la production totale de biens et de services dans une économie, et le revenu total produit par celle-ci. Dans ce tableau, le PIB est donné en dollars de 1990 ; le volume de production (revenu réel) peut donc être comparé dans le temps et dans l'espace.Note : La Grande-Bretagne comprend, depuis 1940, l'Irlande du Nord.

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Source : Angus MADDISON, The World Economy, OECD Publishing, 2006 ; pour les révisions les plus récentes, voir <www.ggdc.net/maddison/>.

Avant d'expliquer comment certains pays sont devenus riches, encore faut-il établir quand ils le sont devenus. Entre 1500 et 1800, les pays riches d'aujourd'hui ont bâti une courte domination, qui peut être mesurée en termes de PIB (produit intérieur brut) par tête (tableau I) : le PIB par tête était deux fois celui de l'essentiel du reste du monde. Le pays le plus prospère, avec un revenu (PIB) moyen de 1 838 dollars par tête, était ce qui correspond au Royaume des Pays-Bas d'aujourd'hui. Avec l'actuelle Belgique, la région des Pays-Bas avait connu un boom au XVIIe siècle, et la grande question de politique économique, pour les autres pays, était de savoir comment les rattraper. C'est ce que fit la Grande-Bretagne. La révolution industrielle durait depuis environ deux générations quand elle devint, en 1820, la deuxième économie la plus riche, avec un revenu de 1 706 dollars. L'Europe de l'Ouest et les nouveaux pays de peuplement britannique (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis) se situaient entre 1 100 et 1200 dollars. Le reste du monde restait loin derrière, avec de 500 à 700 dollars de revenu par tête. L'Afrique, avec 415 dollars, était le continent le plus pauvre.Depuis 1820, les écarts de revenu se sont creusés, à quelques exceptions. Les pays les plus riches en 1820 sont ceux qui ont le plus crû. Le revenu moyen des pays riches d'aujourd'hui va de 25 000 à 30 000 dollars, celui de la plupart des pays d'Asie et d'Amérique du Sud de 5 000 à 10 000 dollars, et l'Afrique subsaharienne est à 1 387 dollars. Le phénomène de divergence est mis en évidence dans la figure 1 : les régions placées à droite, avec des revenus plus élevés en 1820, sont celles qui ont connu la plus forte croissance du revenu, et les régions placées à gauche, avec des revenus initiaux plus bas, sont celles qui ont enregistré la plus faible croissance. L'Europe et les nouveaux pays de peuplement britannique ont vu leur revenu multiplié de 17 à 25 fois. L'Europe de l'Est et la majeure partie de l'Asie ont commencé avec des revenus plus bas, qui ont été multipliés par 10. L'Asie du Sud, le Moyen-Orient et une large partie de l'Afrique subsaharienne ont connu une moins bonne fortune : étant les plus pauvres en 1820, leurs gains de revenu n'ont été multipliés que de 3 à 6 fois. Ils ont donc encore perdu du terrain par rapport à l'Occident. L’ « équation de la divergence » résume cette évolution.

Figure 1. La grande divergenceSource : Angus MADDISON, The Word Economy, op. cit. pour les révisions les plus récentes, voir <wwvv.ggdc.net/maddison/>.

Il y a cependant des exceptions à la divergence de revenus ; la plus notable est l'Asie de l'Est, seule région à avoir inversé la tendance et amélioré sa position. Le Japon est en effet le pays qui a connu le succès le plus grand au XXe siècle : bien qu'étant un pays pauvre en 1820, il a réussi à combler l'écart avec l'Occident. De même, la croissance de la Corée du Sud et de Taïwan a été spectaculaire. L'Union soviétique est une autre réussite, mais moins complète. La Chine est peut-être en train de réussir la même chose aujourd'hui.

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Figure 2. Répartition de l'industrie mondiale

Sources : Paul BAIROCH, « International industrialization levels from 1750 to 1980 », Journal of European Economic History, n° 11, 1982, p. 269-333 ; BANQUE MONDIALE, World Development Indicators, 2008.

L'industrialisation et la désindustrialisation ont été deux causes majeures de la divergence des revenus mondiaux (figure 2). En 1750, l'industrie était essentiellement l'apanage de la Chine (33 % du total mondial) et du sous-continent indien (25 %). La production par tête était plus faible en Asie que dans les pays les plus riches d'Europe de l'Ouest, mais la différence était relativement faible. En 1913, le monde s'était transformé. Les parts chinoise et indienne de l'industrie mondiale étaient tombées respectivement à 4 % et 1 %. Le Royaume-Uni, les États-Unis et l'Europe représentaient les trois quarts du total. Non seulement la production britannique avait crû de manière considérable, mais l'industrie avait, en termes absolus, décliné en Chine et

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en Inde, où le textile et la métallurgie ont été évincés par la production mécanisée de l'Occident. Au XIXe siècle, l'Asie, naguère centre manufacturier mondial, s'est muée en groupe de pays sous-développés, spécialisés dans la production et l'exportation de biens agricoles.La figure 2 illustre certains grands tournants de l'histoire du monde. Entre 1750 et 1880, la révolution industrielle britannique en fut l'événement majeur. Pendant cette période, la part britannique dans l'industrie mondiale est passée de 2 % à 23 %, et c'est la concurrence britannique qui a détruit l'industrie traditionnelle en Asie. La période allant de 1880 à la Seconde Guerre mondiale est marquée par l'industrialisation des États-Unis et de l'Europe continentale, en particulier de l'Allemagne. Leurs parts respectives étaient, en 1938, de 33 % et 24 %. La Grande-Bretagne perdit du terrain face à ces concurrents, et sa part tomba à 13 %. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la part de l'URSS dans la production industrielle mondiale a augmenté fortement jusqu'aux années 1980, avant de chuter brusquement quand les pays postsoviétiques ont entamé leur déclin économique. Le miracle est-asiatique a vu la part dans l'industrie mondiale du Japon, de Taïwan et de la Corée du Sud atteindre 17 %. La Chine s'est elle aussi industrialisée depuis 1980 : en 2006, elle produisait 9 % de la production mondiale. Si la Chine rattrape l'Occident, le monde aura bouclé la boucle.

Le salaire réel

Le PIB n'est pas une mesure satisfaisante du bien-être. Il néglige un grand nombre de facteurs tels que la santé, l'espérance de vie et le niveau d'éducation. En outre, l'absence de données rend parfois le PIB difficile à calculer, sans compter qu'il a cela de trompeur qu'il donne la moyenne des revenus des riches et des pauvres. Ces problèmes peuvent être contournés en calculant le « salaire réel », c'est-à-dire le niveau de vie que l'on peut se procurer avec ce que l'on gagne. Le salaire réel nous dit beaucoup de choses sur le niveau de vie de la personne moyenne et aide à expliquer les origines et l'essor de l'industrie moderne, car les incitations à accroître la quantité de machines par travailleur sont plus fortes là où le travail est plus cher.Prenons les manœuvres. Pour mesurer leur niveau de vie, il faut comparer leurs salaires aux prix des biens de consommation ; et l'on fait la moyenne de ces prix pour calculer un indice des prix à la consommation. Mon indice est le prix du « niveau minimum de subsistance », c'est-à-dire ce qu'il en coûte à un humain de rester en vie. Le régime alimentaire est quasi végétarien : céréales bouillies et pain sans levain fournissent l'essentiel des calories, les légumes secs apportent un complément de protéines, et le beurre ou l'huile végétale un peu de graisse. Vers 1500, on trouvait ce régime dans le monde entier. Le marchand hollandais Francisco Pelsaert, qui se rendit en Inde au début du XVIIe siècle, observait que les gens près de Dehli n'avaient à manger « qu'un mélange de grains germés et de riz... avec du beurre le soir » ; la journée, ils « mâchaient des légumineuses ou des céréales ». Les ouvriers « connaissent à peine le goût de la viande ». La plupart des viandes étaient d'ailleurs taboues.

Tableau II. — Panier de biens de subsistance

Quantitépar tête et par an

Caloriespar jour

Grammesde protéines

Denrées alimentaires Céréales Haricots Viande

167 kg20 kg

5 kg

1 657187

34

7214

3

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BeurreTotal

3 kg 601 938

089

Denrées non alimentaires Savon Lin/coton Bougies Huile de lampe Combustible

1,3 kg3 mètres

1,3 kg1,3 litre

2 millions de BTU

Note : Le tableau est fondé sur les quantités et les valeurs nutritionnelles d'un régime de bouillie d'avoine en Europe de l'Ouest et du Nord. Pour les autres régions du monde, le régime utilise les moins chères parmi les céréales disponibles ; les quantités exactes varient donc en conséquence.

Source : Robert C. ALLEN, The British lndustrial Revolution in Global Perspective, Cambridge University Press, Cambridge, 2009, p. 57.

Le tableau II montre le schéma de consommation d'un homme adulte vivant au niveau de subsistance. Dans chaque région du monde, l'alimentation repose sur la céréale la moins chère : l'avoine en Europe de l'Ouest et du Nord, le maïs au Mexique, le millet en Inde du Nord, le riz en Chine côtière, etc. La quantité de céréale choisie doit fournir 1940 calories par jour. Les dépenses non alimentaires se bornent à un peu de tissu, de quoi faire du feu et, parfois, une bougie. Le gros des dépenses est consacré à la nourriture, dont les féculents constituent l'essentiel.

Figure 3. Ratio de subsistance des manœuvres

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Sources : Robert C. ALLEN, Jean-Pascal BASSINO, Debin MA, Christine MOLL-MURATA et Jan Luiten VAN ZANDEN, « Wages, prices, and living standards in China, 1739-1925 : In comparison with Europe, Japon, and India », Economic History Review, n° 64, février 2011, p. 8-38, et calculs supplémentaires pour l'Espagne.

S'agissant du niveau de vie, la question fondamentale était de savoir si un manœuvre employé à temps plein gagnait assez pour entretenir une famille au niveau de subsistance. La figure 3 montre le ratio entre le salaire à temps plein et le coût de subsistance d'une famille. De nos jours, les niveaux de vie sont semblables dans toute l'Europe. Ce fut également vrai jusqu'au XVe siècle. Le niveau de vie était alors assez élevé : les manœuvres gagnaient environ quatre fois le niveau de subsistance. Mais l'Europe a connu au XVIIIe siècle une grande divergence. Le niveau de vie du continent s'est effondré : les manœuvres ne gagnaient plus assez pour acheter les items du tableau 2 ou leur équivalent. Au Moyen Âge, les ouvriers florentins mangeaient du pain ; au XVIIIe siècle, ils ne pouvaient plus acheter que de la polenta, faite avec le maïs nouvellement importé des Amériques.À Londres et Amsterdam, en revanche, les manœuvres gagnaient encore quatre fois le niveau de subsistance. En 1750, l'ouvrier londonien ne mangeait cependant pas quatre fois plus de farine d'avoine que ne l'indique le tableau II. Mais il avait amélioré son régime en y ajoutant du pain blanc, du bœuf et de la bière. Ce n'est que sur la frange celtique que la population mangeait de l'avoine. Comme l'écrivait le docteur Johnson, l'avoine est « une céréale qu'en Angleterre on donne généralement aux chevaux, mais qui, en Écosse, fait vivre le peuple3 ». Dans le Sud de l'Angleterre, les ouvriers gagnaient assez pour acheter les articles de luxe du XVIIIe siècle : un livre, un miroir, du sucre ou du thé.Les salaires réels ont divergé aussi fortement que le PIB par tête. La figure 4 montre le salaire réel des manœuvres à Londres, de 1300 jusqu'à nos jours, et à Pékin à partir de 1738. En 1820, déjà, le premier s'élevait à quatre fois le niveau de subsistance, et le ratio est passé à cinquante — principalement à partir de 1870.

Figure 4. Ratio de subsistance, Londres et Pékin

Dans les pays pauvres, en revanche, les salaires réels sont toujours au niveau minimum de subsistance. En 1990, la Banque mondiale établissait un seuil de pauvreté mondiale à 1 dollar par jour (élevé depuis à 1,25 dollar, en raison de l'inflation)4. Ce chiffre, qui repose sur les seuils de pauvreté des pays pauvres d'aujourd'hui, correspond au niveau de subsistance défini au tableau II. Ces paniers, au niveau de prix de

3 JOHNSON S., A Dictionary of the English Language, Reprografischer Nachdruck der Ausg., Londres, 1755.4 BANQUE MONDIALE, World Development Report. Poverty, Oxford University Press, Oxford, 1990 ; RAVALLION M., GAURAY D. et VAN DE WALLE D., « Quantifying absolute poverty in the development world », Review of income and Wealth, n° 37, 1991, p. 345-361.

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2010, sont en moyenne de 1,30 dollar par tête et par jour. Plus d'un milliard de personnes (15 % de la population mondiale) vivent aujourd'hui en dessous de ce seuil, et la proportion était bien plus élevée en 1500. Au XIXe siècle, à Pékin, les manœuvres étaient à ce niveau. Mais la croissance remarquable de la Chine ces dernières décennies a porté le niveau de vie de l'ouvrier à six fois celui de subsistance — niveau que l'ouvrier britannique atteignait déjà il y a cent cinquante ans.Nous sommes maintenant à même de comprendre les bas revenus présentés dans le tableau I pour 1820. Ils sont exprimés en dollars de 1990 ; à l'époque, le niveau de subsistance était de 1 dollar par jour, soit 365 dollars par an. Le revenu moyen en Afrique subsaharienne en 1820 était de 415 dollars — 15 % de plus seulement que le niveau de subsistance, qui était le niveau de vie de la grande majorité. Dans la plupart des pays d'Asie et d'Europe de l'Est, où les systèmes agricoles étaient plus intensifs en capital et les sociétés plus hiérarchisées, les revenus moyens allaient de 500 à 700 dollars. La plupart des gens vivaient au niveau de subsistance ; le surplus était prélevé par l'État, l'aristocratie et les riches marchands. En Europe du Nord-Ouest et aux États-Unis, les revenus étaient de quatre à six fois le niveau de subsistance. Comme le montre la figure 3, ce n'est que dans ces pays que l'ouvrier vit au-dessus de celui-ci. Ces économies étaient suffisamment productives pour pouvoir également entretenir des aristocrates et des marchands.Le niveau de subsistance a aussi des implications en termes de bien-être social et de progrès économique. Premièrement, les gens vivant de ce régime alimentaire sont de petite taille. Si l'on prend les Italiens enrôlés dans l'armée des Habsbourg, leur taille moyenne, à l'époque où ils se nourrissaient principalement de pain, était de 167 cm ; avec un régime alimentaire dominé par la polenta, elle était tombée à 162 cm 5. Grâce à une meilleure alimentation, les soldats anglais avaient au XVIIIe siècle une taille moyenne de 172 cm. (Aujourd'hui, l'homme moyen fait 176-178 cm aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Italie, et 184 cm aux Pays-Bas.)Quand la taille des populations est affectée par le manque de nourriture, l'espérance de vie diminue, et la santé, généralement, décline. Deuxièmement, les gens vivant au niveau de subsistance sont moins bien éduqués. Frederick Eden, qui a étudié les revenus et les schémas de dépenses des manœuvres en Angleterre dans les années 1790, décrit un jardinier londonien qui dépensait 6 pence par semaine pour envoyer ses deux enfants à l'école. La famille achetait du pain blanc, de la viande, de la bière, du sucre et du thé, et ses revenus (37,75 £ par an) faisaient quatre fois le niveau de subsistance (un peu moins de 10 £) 6. Si ce revenu avait été brutalement réduit à ce niveau, cette famille aurait dû faire d'énormes économies, et les enfants auraient sans doute été retirés de l'école. Les salaires élevés ont contribué à la croissance économique et à l'essor de l'éducation. Troisièmement, et paradoxalement, dans un pays au niveau de subsistance, il n'y a plus de motivation pour le développement économique. Le besoin de tirer davantage d'une journée de travail est grand, mais le travail est si bon marché que les chefs d'entreprise ne sont pas incités à inventer ou à adopter des machines pour augmenter la productivité. Le niveau minimum de subsistance est une trappe à pauvreté. La révolution industrielle n'a pas été seulement la cause mais aussi le résultat de salaires élevés.

II / L'ESSOR DE L'OCCIDENT5 A'HEARN B., « Anthropometric evidence on living standards in Northern Italy, 1730-1860 », Journal of Economic History, n° 63, 2003, p. 351-381.6 EDEN F. Sir, The State of the Poor, vol. II, J. Davis, Londres, 1797, p. 433-435.

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Pourquoi le monde est-il devenu de plus en plus inégal ? Les « fondamentaux » – la géographie, les institutions, la culture – comme les « accidents de l'histoire » ont tous joué un rôle.La géographie est importante. La malaria entrave les tropiques, et les réserves de charbon, en Grande-Bretagne, ont été à la base de la révolution industrielle. La géographie, cependant, n'explique pas tout : son rôle dépend de la technologie et des opportunités économiques. L'un des objectifs de la technologie est en effet de réduire le handicap d'une mauvaise géographie. Au XVIIIe siècle, par exemple, la localisation des réserves de charbon et de fer a déterminé celle des hauts-fourneaux. De nos jours, le transport océanique est si bon marché que le Japon et la Corée achètent leur charbon et leur fer à l'Australie et au Brésil.La culture a été une explication en vogue du succès économique. Max Weber, par exemple, soutenait que le protestantisme avait rendu les Européens du Nord plus rationnels et plus travailleurs que les autres peuples. Cette théorie paraissait crédible en 1905, quand la Grande-Bretagne protestante était plus riche que l'Italie catholique. Mais c'est l'inverse, aujourd'hui, qui est vrai, et la théorie de Weber n'est plus défendable. Un autre argument culturaliste veut que les paysans du tiers-monde soient pauvres parce qu'ils s'accrochent à des méthodes traditionnelles et ne réagissent pas aux incitations économiques. Or c'est le contraire qui est vrai : dans les pays pauvres, les paysans expérimentent des cultures et des méthodes nouvelles, emploient de la main d'œuvre à condition que cela soit payant, adoptent des engrais et des semences modernes quand cela est rentable, et modifient les cultures en fonction de l'évolution des prix, comme les agriculteurs des pays riches. Si les paysans sont pauvres, c'est parce qu'ils reçoivent des prix bas pour leurs récoltes et qu'ils ne disposent pas de la technologie adaptée – et non parce qu'ils refusent de l'utiliser.

Si les raisons culturalistes invoquant la paresse et l'irrationalité sont suspectes, certains aspects de la culture peuvent affecter la performance économique. Ainsi, l'essor de la maîtrise de la lecture et du calcul est, depuis le XVIIe siècle, une condition nécessaire (mais pas suffisante) de la réussite économique. Ces compétences mentales favorisent l'essor du commerce et le développement de la science et de la technologie. La maîtrise de la lecture et du calcul se diffuse par l'enseignement de masse, qui est devenu une stratégie universelle de développement économique.L'importance des institutions politiques et juridiques est l'enjeu de vifs débats. Nombre d'économistes estiment que le succès économique est le résultat de droits de propriété garantis, d'un faible niveau de fiscalité et d'un État réduit au minimum. L'arbitraire du gouvernement est mauvais pour la croissance parce qu'il conduit à une forte fiscalité, à la réglementation, à la corruption, à la recherche de rentes – qui toutes diminuent l'incitation à produire. Ces idées ont reçu une application historique : d'aucuns affirment ainsi que les monarchies absolues espagnole et française, ou les empires chinois, romain et aztèque ont étouffé l'activité économique en interdisant le commerce international et en menaçant la propriété ou, parfois, la vie elle-même. Ces idées font bien sûr écho à celles d'Adam Smith et d'autres libéraux du XVIIIe siècle. Le développement économique a été rendu possible par le remplacement de l'absolutisme par le gouvernement représentatif. Les Provinces-Unies (ancêtres des actuels Pays-Bas) se sont révoltées contre le joug espagnol en 1568 et se sont organisées en république. Le pays, après cela, a crû de façon rapide. L'économie anglaise a souffert au XVIIe siècle, sous le règne de Jacques 1er et de Charles 1er, qui ont imposé une fiscalité d'une légalité douteuse et levé des emprunts forcés. La tentative de Charles de régner sans le Parlement échoua, la guerre civile éclata, et, en 1649, le roi fut condamné pour trahison et décapité. Après la Restauration, les conflits entre la Couronne et le Parlement aboutirent à la Glorieuse Révolution de 1688 : Jacques II quitta le

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pays et le Parlement donna la couronne à Guillaume et à Marie. Le Parlement devint l'autorité suprême, l'absolutisme fut limité, et l'économie connut un rapide essor. Ainsi va l'histoire pour les économistes.Mais si les économistes ont célébré la supériorité des institutions anglaises, les historiens se sont penchés sur le fonctionnement de la monarchie absolue et du despotisme oriental. Ils ont généralement montré que ces régimes ont favorisé la paix, l'ordre et le bon gouvernement. Que le commerce, en conséquence, a prospéré, que la spécialisation régionale s'est accrue, que les villes se sont étendues. Les régions se spécialisant, le revenu national s'est élevé, suivant un processus appelé « croissance smithienne ». Et le plus grand danger pour la prospérité n'a jamais été l'expropriation ou l'intervention de l'empereur, mais l'invasion de barbares attirés par la richesse de la civilisation.

La première mondialisation

Si les institutions, la culture et la géographie constituent toujours un arrière-plan, le changement technologique, la mondialisation et la politique économique sont les causes immédiates des inégalités de développement. La révolution industrielle fut elle-même le résultat de la première phase de mondialisation, entamée à la fin du XVe siècle avec les voyages de Colomb, de Magellan et des autres grands explorateurs. La grande divergence commence donc avec la première mondialisation.La mondialisation nécessitait des navires qui pouvaient naviguer en haute mer. Les Européens n'en ont disposé qu'à partir du XVe siècle. Ces nouveaux navires avaient un gréement de trois-mâts, avec une voile carrée sur le mât de misaine et le grand mât, et une voile latine sur le mât d'artimon. La robustesse de leur coque et le remplacement des rames de direction par un gouvernail permirent de construire des navires qui pouvaient parcourir le globe.L'impact commercial du trois-mâts s'est d'abord fait sentir en Europe. Au XVe siècle, les Néerlandais ont commencé à importer du blé polonais par la mer depuis Dantzig, puis, à partir de la fin du XVIe siècle, à l'acheminer en Espagne, au Portugal et dans toute la Méditerranée. Le textile n'a pas tardé à suivre. Les villes italiennes, au Moyen Âge, avaient dominé cette industrie, mais les producteurs anglais et néerlandais réussirent à fabriquer des tissus légers de laine peignée, à l'imitation des Italiens. Au début du XVIIe siècle, la Méditerranée était inondée de ces « nouvelles draperies », et les Anglais et les Néerlandais chassèrent les Italiens de ce secteur. Ce fut un changement considérable, qui marqua le début de la relocalisation de l'industrie manufacturière européenne dans l'Europe du Nord-Ouest.Les « voyages de découvertes » furent le résultat le plus spectaculaire du trois-mâts. Avant, poivre et épices étaient acheminés vers l'Europe depuis l'Asie, à travers le Moyen-Orient, par des réseaux de marchands indiens, arabes et vénitiens. Les Portugais voulurent les supplanter par une route exclusivement maritime ; au XVe siècle, ils partirent le long de la côte africaine à la recherche d'une route vers l'est.En 1498, Vasco de Gama atteignit Cochin, en Inde, et remplit son navire de poivre, dont le prix était d'environ 4 % du prix européen (voir figure 5) ; les 96 % restants représentaient le coût du transport. En 1760, l'écart entre les prix indiens et anglais de la figure 5 s'était réduit de 85 %– une baisse qui mesure le gain d'efficacité obtenu grâce à la route maritime. Mais, au XVIe siècle, seul le Portugal bénéficia de la réduction du coût du transport, car sa compagnie marchande d'État maintint le prix au niveau européen et fit son profit des économies réalisées. L'arrivée des Compagnies des Indes orientales anglaise et néerlandaise, au début du XVIIe siècle, mit un terme au monopole maritime portugais et réduisit le prix européen des deux tiers. Le prix réel perçu par les vendeurs indiens ne s'accrut que faiblement : la plupart des gains d'efficacité tirés du commerce avec l'Asie ne profitèrent qu'aux consommateurs européens.

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Certes, le marchand génois Christophe Colomb proposa une alternative pour naviguer directement de l'Europe vers l'Asie. Il obtint du roi Ferdinand et de la reine Isabelle d'Espagne de financer son expédition et débarqua aux Bahamas le 12 octobre 1492, convaincu d'avoir atteint les Indes orientales. Il venait en réalité de « découvrir » les Amériques, et l'histoire du monde s'en trouva changée.Les voyages de Gama et de Colomb provoquèrent une ruée pour l'empire, dont Portugais et Espagnols furent les premiers vainqueurs. Lors des deux batailles de Diu (1509 et 1538), les Portugais vainquirent des forces ottomanes, vénitiennes et asiatiques, et établirent leur hégémonie dans l'océan Indien. Puis ils allèrent jusqu'en Indonésie, établissant sur le parcours une chaîne de colonies. Ils arrivèrent enfin aux fabuleuses « îles aux Épices » (les Moluques), où poussaient la noix de muscade, le clou de girofle et le macis. En 1500, les Portugais découvrirent aussi, par accident, le Brésil, qui devint leur plus grande colonie.L'empire espagnol était encore plus riche. Ses plus grands succès furent la conquête de l'empire aztèque en 1521 par Hernan Cortés, et celle de l'empire inca, onze ans plus tard, par Francisco Pizarro. Dans les deux cas, de petites forces eurent raison d'importantes armées autochtones grâce à une combinaison d'armes à feu, de chevaux, de ruse et de variole. Le pillage des Aztèques et des Incas procura à l'Espagne une richesse immédiate. La conquête fut suivie de la découverte, en Bolivie et au Mexique, de vastes réserves d'argent ; inondant l'Espagne, il permit de financer les armées des Habsbourg en lutte contre les protestants en Europe, fournit aux Européens des liquidités pour acheter les produits asiatiques, et déclencha une période d'inflation de plusieurs décennies appelée la « révolution des prix ».Au XVIe siècle, les exploits impériaux des Européens du Nord restèrent modestes. En 1497, les Anglais envoyèrent Giovanni Caboto (John Cabot) vers l'ouest : il arriva à Cap-Breton, ou Terre-Neuve. Ce fut considéré comme une découverte, même si les marins basques pêchaient dans les Grands Bancs depuis des siècles. Les Français envoyèrent Jacques Cartier au Canada, en trois voyages, dans les années 1530 et 1540. Mais le commerce de la fourrure avec les autochtones était peu de chose comparé au commerce avec le Mexique ou les Moluques.Il faut attendre le XVIIe siècle pour que les Européens du Nord deviennent des impérialistes d'importance. Leur organisation favorite était une Compagnie des Indes orientales, qui associait impérialisme et entreprise privée. Ces entreprises étaient des sociétés par actions, hautement capitalistiques, qui commerçaient avec l'Asie ou les Amériques, entretenaient des forces militaires et navales, et créaient des comptoirs fortifiés. Toutes les puissances septentrionales en eurent. La Compagnie anglaise des Indes orientales fut créée en 1600 et son homologue néerlandaise deux ans plus tard.La Compagnie néerlandaise des Indes orientales se tailla un empire en Asie aux dépens du Portugal. Les Néerlandais s'emparèrent des Moluques en 1603, de Malacca en 1641, de Ceylan en 1668 et de Cochin en 1662. Ils firent de Djakarta la capitale de leurs possessions en Indonésie en 1619. Ils prirent aussi le Brésil dans les années 1630 et 1640. Ils colonisèrent des îles sucrières dans les Caraïbes et fondèrent New York en 1624 et la colonie du Cap, en Afrique du Sud, en 1652.Les Anglais se créèrent eux aussi un empire au XVIIe siècle. En Asie, la Compagnie anglaise des Indes orientales défit les Portugais lors de la bataille navale de Swally, au large de Surat, en 1612. Des comptoirs fortifiés furent ensuite créés à Surat (1612), Madras (1639), Bombay (1668) et Calcutta (1690). En 1647, la Compagnie avait 23 établissements en Inde. Aux Amériques, des colonies furent créées par des groupes et des individus divers. Jamestown, en Virginie, fut le premier succès, en 1607. Puis il y eut la légendaire colonie de Plymouth, en 1620, suivie, dix ans plus tard, de celle, bien plus importante, de Massachusetts Bay. Les Bahamas et de nombreuses îles des Caraïbes furent prises dans les années 1620 et 1630. Auxquelles s'ajouta la Jamaïque en 1655.

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L'État anglais étendit activement son empire, particulièrement au détriment des Néerlandais. Cela commença avec Oliver Cromwell, durant la période du Commonwealth (1640-1660), et se poursuivit après la Restauration. Le budget de la marine fut considérablement accru et la première loi sur la navigation (Navigation Act) fut adoptée en 1651. Cette mesure mercantiliste était destinée à interdire aux Néerlandais tout commerce avec l'empire anglais. La première guerre anglo-néerlandaise (1652-1654), qui avait des motivations commerciales, fut loin d'être un succès. Après la restauration de Charles II, en 1660, les lois sur la navigation furent reprises et élargies, la (désormais Royal) Navy fut agrandie, et l'Angleterre fit la guerre aux Provinces-Unies en 1665-1667 et 1672-1674. Elle s'empara de New York en 1664. Des colonies anglaises furent créées le long de la côte américaine, du Maine à la Géorgie. Exportatrices de tabac, de riz, de blé et de viande vers l'Angleterre et les Caraïbes, leurs économies crûrent rapidement. En 1770, la population de l'Amérique britannique atteignait 2,8 millions d'individus, soit près de la moitié de celle de l'Angleterre.

Tableau III. – Répartition de la population par secteur, 1500-1750 (en %)

1500 1750

Urbaine Ruralenon

agricole

Agricole Urbaine Ruralenon

agricole

Agricole

La plus grande transformation Angleterre 7 18 74 23 32 45

Modernisation significative Pays-Bas Belgique

3028

1414

5658

3622

2227

4251

Légère évolution Allemagne France Autriche/Hongrie Pologne

8956

18181919

73737675

913784

27263236

64616160

Peu de changement Italie Espagne

2219

1616

6265

2221

1917

5962

Sources : Robert C. ALLEN, « Economic structure and agricultural productivity in Europe, 1500-1800 », European Review of Economic History, n° 3, février 2000, p. 1-25.

Le commerce de l'Angleterre et des Pays-Bas avec leurs colonies fit progresser leurs économies. Les villes et une industrie orientée vers l'exportation connurent un vif essor. La structure des métiers suivit cette évolution. Le tableau III divise la population des principaux pays européens en trois groupes : agricole, urbain et rural non agricole. Au Moyen Âge, les trois quarts de la population environ travaillaient dans l'agriculture, l'essentiel de l'industrie se faisait dans les villes, et la « population rurale non agricole » se composait d'artisans, de prêtres, de charretiers et des domestiques des manoirs. En 1500, l'Italie et l'Espagne étaient les

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deux économies les plus avancées : elles disposaient des villes les plus grandes, avec les meilleures manufactures. La région des Pays-Bas (essentiellement la Belgique d'aujourd'hui) était une extension de cette économie. La population néerlandaise était très réduite, l'Angleterre n'était guère plus qu'un pré à moutons.À la veille de la révolution industrielle, tout cela avait profondément changé. Le pays le plus transformé était l'Angleterre. La part de la population agricole y était tombée à 45 %. Nulle part en Europe l'urbanisation n'avait été plus rapide : Londres était passée de 50 000 habitants en 1500 à 200 000 en 1600, 500 000 en 1700 et 1 million en 1800. La part « rurale non agricole » de la population était de 32 % en 1750 ; elle travaillait pour l'essentiel dans l'industrie manufacturière, dont les produits étaient exportés en Europe et, parfois, dans le reste du monde. Les artisans de Witney, dans l'Oxfordshire, vendaient ainsi des couvertures à la Hudson Bay Company, qui les échangeait contre des fourrures avec les autochtones du Canada. Les Pays-Bas étaient encore plus urbanisés que l'Angleterre et disposaient aussi d'une importante industrie rurale orientée vers l'exportation.La transformation ne fut pas aussi grande dans le reste de l'Europe. Dans les grands pays continentaux, la part de la population agricole ne baissa que faiblement, ce à quoi correspondit un très modeste essor de l'industrie rurale et de l'urbanisation. L'Espagne et l'Italie restèrent stationnaires, avec peu de changement dans la répartition de leurs populations.L'Espagne joua particulièrement de malchance. Au XVIe siècle, en raison des quantités d'argent produites par l'Amérique latine, elle semblait être le premier pays impérialiste. Mais les importations d'argent provoquèrent en Espagne une inflation plus forte qu'ailleurs. Son agriculture et son industrie perdirent leur compétitivité. La constance de la part de la population urbaine en Espagne masque un grand changement : la population des vieilles villes industrielles s'effondra, et Madrid s'épanouit grâce au butin américain. Ainsi, la mondialisation fit avancer l'Europe du Nord et reculer l'Europe du Sud.

La réussite dans cette mondialisation eut des implications majeures en matière de développement.1. L'essor de l'urbanisation et de l'industrie rurale augmenta la demande de travail et créa une tension sur

les marchés du travail et une hausse des salaires. Les niveaux de vie étaient très élevés à Londres et à Amsterdam (figure 3) ;

2. l'essor des villes et l'économie à hauts salaires augmentèrent la demande de denrées alimentaires et de main d'œuvre agricole. Il en résulta, en Angleterre comme aux Pays-Bas, une révolution agricole. La production par actif agricole augmenta dans les deux pays de 50 %, atteignant un niveau record en Europe ;

3. la demande urbaine croissante provoqua également dans ces deux pays une révolution énergétique. Au Moyen Âge, le charbon de bois et le bois étaient les principaux combustibles consommés dans les villes. L'essor de celles-ci entraîna une hausse rapide des prix du bois, et l'on développa des combustibles de substitution. Aux Pays-Bas, ce fut la tourbe ; en Angleterre, le charbon. Produit à Durham et Northumberland, il était expédié par bateau à Londres. L'Angleterre, au XVIIIe siècle, était le seul pays au monde qui eût un important secteur du charbon. Comme le montre la figure 6, cela lui donna accès à l'énergie la moins chère du globe ;

4. l'économie à hauts salaires se traduisit par un niveau élevé de lecture et de calcul, et des compétences en général. Le tableau IV donne des estimations d'alphabétisation (mesurées par la capacité de signer de son nom plutôt que d'un signe) en 1500 et en 1800. L'alphabétisation a progressé partout en Europe, mais c'est en Europe du Nord que la croissance a été la plus forte. Contrairement à ce qu'on a souvent affirmé, la Réforme n'explique pas cet essor, car ce niveau était aussi élevé dans le nord-est de la France, en

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Belgique et dans la vallée du Rhin – régions catholiques – qu'aux Pays-Bas et en Angleterre. Il est dû à l'existence d'une économie commercialisée et à de hauts salaires. L'expansion du commerce et de l'industrie accrut la demande d'éducation en rendant celle-ci économiquement précieuse ; et l'économie à hauts salaires donna aux parents de quoi payer la scolarité de leurs enfants.

III / LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

La révolution industrielle (de 1760 à 1850 environ) marqua un tournant dans l'histoire du monde, car elle inaugura une période de croissance économique soutenue. Loin de la discontinuité brutale que son nom suggère, elle fut le résultat des transformations de l'économie moderne naissante discutées au précédent chapitre. Le taux de croissance économique atteint au cours de ces quelque cent années (1,5 % par an) est très faible au regard des récents miracles économiques, qui ont vu le PIB croître jusqu'à 8-10 % l'an. Mais la Grande-Bretagne n'a cessé, dans cette période, de repousser la frontière technologique du monde, ce qui va toujours moins vite que de rattraper le leader en important sa technologie – moyen par lequel de nombreux pays ont crû de façon très rapide. En outre, le fait majeur de la révolution industrielle britannique fut d'aboutir à une croissance continue, de sorte que le revenu s'est accru jusqu'à la prospérité de masse d'aujourd'hui. Le changement technologique a été le moteur de la révolution industrielle. Il y eut des inventions célèbres, comme le moteur à vapeur, la machine à filer et tisser le coton, et de nouveaux processus pour fondre et raffiner le fer et l'acier au moyen de charbon et non plus de bois. Il y eut aussi toute une série de machines plus simples qui augmentèrent la productivité du travail dans des secteurs peu attrayants comme celui du chapeau, de l'épingle ou du clou. Il y eut enfin quantité de produits anglais nouveaux, dont beaucoup, comme la porcelaine Wedgwood, étaient inspirés par les fabrications asiatiques. Au XIXe siècle, les ingénieurs ont diffusé à tous les niveaux les inventions mécaniques du XVIIIe siècle. L'utilisation de la machine à vapeur a été étendue aux transports, avec l'invention du chemin de fer et du bateau à vapeur ; et la mécanisation, d'abord limitée aux fabriques textiles, s'est généralisée dans toute l'industrie.Une question, dès lors, se pose : pourquoi cette technologie révolutionnaire a-t-elle été inventée en Angleterre et non pas en France ou aux Pays-Bas – ou en Chine et en Inde ?

Le contexte culturel et politique

La révolution industrielle s'est produite dans un contexte politique et culturel particulier, qui était favorable à l'innovation et qui peut aider à l'expliquer.La Constitution anglaise a été un modèle pour les libéraux européens et pour les économistes modernes. Elle était loin d'être démocratique : seuls 3 % à 5 % des Anglais pouvaient voter, et les Écossais étaient moins nombreux encore. La Couronne conservait un grand pouvoir, en particulier celui de la guerre et de la paix. Certes, le Parlement avait le droit de refuser de financer la guerre, mais il ne fit jamais usage de cette prérogative.

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Plusieurs éléments de la Constitution anglaise ont favorisé la croissance économique, mais ce ne sont pas ceux que retiennent les économistes, qui insistent sur la fiscalité et la sécurité de la propriété. La suprématie parlementaire aboutit même, en réalité, au résultat inverse. Si les monarques français prétendaient à l'absolutisme, ils ne pouvaient augmenter les impôts sans consentement, et c'est une crise des finances publiques qui précipita la Révolution en obligeant Louis XVI à réunir les états généraux, en 1789. La noblesse française était dispensée d'impôt. En Angleterre, le Parlement créa en 1693 un impôt foncier qui frappait aussi bien les nobles que les roturiers. L'essentiel des recettes fiscales provenait toutefois d'impôts indirects sur des biens de consommation comme la bière et sur des biens d'importation comme le sucre ou le tabac. Ces impôts étaient payés principalement par les ouvriers, qui n'étaient pas représentés au Parlement. Celui-ci contrôlait peut-être la Couronne, mais, faute de démocratie, qui contrôlait le Parlement ?En réalité, l'État anglais collectait environ deux fois plus d'impôts par tête que l'État français et dépensait une part plus importante du revenu national. On peut dire que ces dépenses ont favorisé la croissance économique. L'essentiel de ces dépenses concernait l'armée et la marine. La première était de temps à autre envoyée à l'étranger, mais elle fut toujours là pour maintenir l'ordre intérieur en réprimant les groupes opposés au machinisme ou favorables à la démocratie. La marine fut utilisée pour étendre l'empire britannique et promouvoir le commerce du pays. Même les ouvriers en tirèrent profit, car l'impérialisme fut à la base de l'économie à hauts salaires, qui permit en retour la croissance en provoquant un changement technologique économe en travail. Si Louis XIV avait eu le pouvoir de lever des impôts, il aurait pu favoriser la prospérité de son pays en maintenant la marine dans un état permanent de préparation, au lieu de l'étendre ou de la réduire en fonction de l'alternance de la guerre et de la paix.La croissance fut aussi favorisée par le pouvoir du Parlement de s'emparer de la propriété des gens contre leur gré. Cela n'était pas possible en France. On peut donc dire que la France a souffert du fait que la propriété y était trop sûre : ainsi, aucun projet profitable d'irrigation ne fut jamais lancé en Provence parce que la France n'adopta pas les lois votées par le Parlement britannique pour exproprier les propriétaires opposés à l'enclosure de leurs terres ou à la construction sur celles-ci de canaux ou de péages. La Glorieuse Révolution se traduisit donc par le fait que le « pouvoir despotique » de l'État qui, « avant 1688, n'existait que par intermittence [...], devint par la suite permanent » (Hoppit, 1996).En plus d'un système politique favorable, la révolution industrielle s'appuya sur la culture scientifique naissante. La révolution scientifique du XVIIe siècle conduisit à quelques découvertes sur le monde naturel qui furent appliquées par les inventeurs au siècle suivant. En outre, le succès de la philosophie naturelle donna de la crédibilité à la méthode scientifique, c'est-à-dire à l'idée que le monde est gouverné par des lois qui peuvent être découvertes par l'observation et utilisées à l'amélioration de la vie humaine. La découverte la plus importante, le modèle newtonien du système solaire, inspira une réorientation des idées des classes supérieures sur la religion et sur la nature.On ignore encore dans quelle mesure cette réorientation était partagée par la culture populaire. Des inventeurs importants issus de la classe ouvrière adoptèrent le modèle newtonien. John Harrison, par exemple, a fait une copie d'un exemplaire des cours de Saunderson sur la philosophie naturelle, un traité newtonien que lui avait prêté un clergyman. Peut-être cet intérêt pour Newton le disposa-t-il à inventer le chronomètre. Mais la ferveur populaire pour la sorcellerie, alternative médiévale à la science, se poursuivit. Il est probable qu'il y avait davantage de gens qui croyaient à la sorcellerie qu'aux lois du, mouvement de Newton. Les prêches de John Wesley, qui pensait qu’« abandonner la sorcellerie était, de fait, abandonner la Bible », avaient des millions d'adeptes.

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La culture populaire fut davantage transformée par les changements sociaux que par les Principia Mathematica de Newton. Les plus puissants furent l'urbanisation et la croissance du commerce. Ils encouragèrent l'essor de l'apprentissage de la lecture, de l'écriture et du calcul en accroissant sa valeur. Au XVIIIe siècle, la plupart des fils d'artisans, de boutiquiers et de paysans, et une part moindre des fils d'ouvriers recevaient sept ans d'éducation primaire. Beaucoup de filles étaient scolarisées. Le résultat, c'est qu'il existait un public pour lire les journaux et suivre la politique à un degré sans précédent. C'était un monde nouveau, où un radical comme Thomas Paine pouvait devenir célèbre en vendant des centaines de milliers d'exemplaires des Droits de l'homme.

Expliquer la révolution industrielle

Les découvertes scientifiques étaient connues dans toute l'Europe, et la ferveur de la classe supérieure pour la philosophie naturelle était universelle. Ces évolutions culturelles ne peuvent donc pas expliquer pourquoi la révolution industrielle s'est produite en Grande-Bretagne. La raison réside plutôt dans la structure unique des salaires et des prix de ce pays. Grâce à une économie où les salaires étaient élevés et l'énergie bon marché, il était profitable pour les entreprises d'inventer et d'utiliser les percées technologiques de la révolution industrielle.Les salaires étaient assez élevés en Grande-Bretagne pour que la grande majorité de la population, au lieu de se contenter d'avoine, pût se nourrir de pain, de bœuf et de bière. Plus important encore pour ce qui concerne la technologie, les salaires britanniques étaient élevés par rapport au prix du capital. À la fin des années 1500, le niveau des salaires (wage rate) par rapport à celui des services tirés du capital était similaire dans le Sud de l'Angleterre, en France et en Autriche -- deux pays représentatifs de l'Europe continentale. Au milieu du XVIIIe siècle, le coût du travail relativement au capital était 60 % plus élevé en Angleterre que sur le continent. Et au début du XIXe siècle, où l'on peut faire pour la première fois une comparaison avec l'Asie, le travail par rapport au capital était même moins cher en Inde qu'en France et en Autriche. L'incitation à mécaniser la production y était donc proportionnellement moindre.La situation était similaire en matière d'énergie. La Grande-Bretagne, en particulier grâce aux gisements de charbon du Nord et des Midlands, disposait de l'énergie la moins chère du monde. En conséquence, l'énergie y était bien moins chère par rapport au travail que partout ailleurs.Du fait de ces différences de salaires et de prix, il était rentable pour les entreprises anglaises d'utiliser une technologie qui économisait le travail en augmentant l'usage du capital et d'une énergie bon marché. Ayant davantage d'énergie et de capital à leur disposition, les ouvriers britanniques devinrent plus productifs – c'est le secret de la croissance économique. En Asie et en Afrique, la faible cherté de la main d'œuvre conduisit au résultat opposé.

L'industrie du coton

Eric Hobsbawm a écrit : « Qui dit révolution industrielle dit coton. » Après de modestes débuts au milieu du XVIIIe siècle, le coton était, en 1830, la première industrie du pays, représentant 8 % du PIB et 16 % de l'emploi industriel. Ce fut aussi la première industrie transformée par la production en usine. Son essor conduisit à la croissance explosive de Manchester et de villes plus petites du Nord de l'Angleterre et de

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l'Écosse. L'expansion de la Grande-Bretagne s'est faite aux dépens de l'Inde, de la Chine et du Moyen-Orient. Quand ces pays commencèrent à se réindustrialiser, le coton fut la première industrie vers laquelle ils se tournèrent.Au XVIIe siècle, les plus importantes industries de coton dans le monde se trouvaient en Chine et en Inde. Le Bengale, Madras et Surat expédiaient des toiles de coton, à travers l'océan Indien, jusqu'en Afrique de l'Ouest. On en produisait aussi dans de petits centres en Asie et en Afrique. Les diverses Compagnies des Indes commencèrent à importer des calicots et des mousselines de coton en Europe, par bateau, à la fin du XVIIe siècle ; ils concurrencèrent avec succès le lin et la laine, les principaux textiles européens. Le coton eut tant de succès que la France en interdit l'importation en 1686 et que l'Angleterre en limita la consommation intérieure. Mais il y avait un vaste marché à l'exportation en Afrique de l'Ouest, où le coton était troqué contre des esclaves. Sur ce marché, les toiles anglaises étaient en concurrence avec les toiles indiennes.La concurrence internationale fut l'aiguillon qui conduisit à la mécanisation du filage du coton. Plus le coton est fin, plus il faut de temps pour le filer. Les salaires étaient si élevés en Angleterre que la concurrence avec l'Inde n'était possible que pour les tissus les plus grossiers. Il y avait un marché plus important pour les tissus plus fins, mais l'Angleterre ne pouvait rivaliser qu'à condition d'inventer des machines permettant de réduire les besoins de main d'œuvre. Les enjeux étaient considérables : en 1750, le Bengale filait 85 millions de livres de coton par an, et la Grande-Bretagne seulement 3 millions. De nombreuses tentatives furent faites pour mécaniser la production. La jenny de James Hargreaves, développée au milieu des années 1760, fut la première machine commercialisée avec succès, suivie peu après du métier à filer hydraulique (water frame) de Richard Arkwright. La mule-jenny de Samuel Crompton, inventée dans les années 1770, mariait la première et le second (d'où son nom), et devint la base, pour un siècle, de la filature mécanique.

Ces machines ne devaient rien aux découvertes scientifiques. Aucune n'exigea de grand saut conceptuel. Il fallut en revanche des années d'ingénierie expérimentale pour aboutir à des modèles fonctionnant de façon fiable. La remarque de Thomas Edison, selon laquelle « l'invention, c'est 1 % d'inspiration et 99 % de transpiration », est parfaitement juste s'agissant de l'industrie du coton.Par conséquent, pour comprendre la raison fondamentale pour laquelle la révolution industrielle a eu lieu en Grande-Bretagne, il faut expliquer pourquoi les inventeurs britanniques ont dépensé tant de temps et d'argent à faire de la recherche appliquée (c'est-à-dire la « transpiration » d'Edison) afin de rendre opérationnelles des idées souvent banales. La clé est que les machines qu'ils ont inventées ont accru l'usage du capital pour économiser du travail. Il était donc rentable de les utiliser là où le travail était cher et le capital bon marché, c'est-à-dire en Angleterre. C'est pourquoi la révolution industrielle fut britannique.Le fil de coton était fabriqué en trois étapes. Les balles de coton brut étaient d'abord battues et nettoyées de la saleté et des scories. Puis le coton était cardé : les fibres étaient peignées par des cardes hérissées de pointes pour former ce qu'on appelle la mèche. Celle-ci était transformée en fil. Avant la machine, on utilisait un fuseau à main pour faire le fil fin, et un rouet pour le fil gros. Dans les deux cas, on étirait la mèche pour la dégrossir, puis on la tordait pour la renforcer ; le fil était enfin enroulé sur un fuseau et expédié aux tisserands.Toutes ces étapes furent mécanisées, et la grande réussite de Richard Arkwright fut de concevoir une filature (Cromford Mill n° 2) où les machines étaient disposées selon une suite logique. Elle devint le modèle des premières filatures de coton en Grande-Bretagne, aux États-Unis et sur le continent européen. Le filage était le nœud du problème, et les inventeurs travaillaient dessus depuis au moins les années 1730. Dans les années 1740 et 1750, Lewis Paul et John Wyatt, avec leur système de filage à rouleaux, étaient sur la bonne voie, mais

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leur filature de Birmingham ne gagna jamais d'argent. La jenny de Hargreaves, inventée dans les années 1760, fut la première machine à filer commercialisée avec succès. Elle améliorait l'action du rouet en lui permettant de faire fonctionner plusieurs fuseaux et en utilisant un chariot mobile afin d'imiter les mouvements des mains du fileur. Arkwright, de son côté, employa pendant cinq ans des horlogers pour perfectionner son métier hydraulique, qui utilisait des rouleaux. Le fil était étiré au moyen de paires successives de rouleaux qui, comme des essoreuses, étiraient le coton. Chacune allant plus vite que la précédente, les rouleaux allongeaient et amincissaient le fil en tirant entre eux.La mule-jenny de Crompton fut la dernière grande machine à filer. Associant le chariot mobile de la jenny de Hargreaves et les rouleaux du métier hydraulique d'Arkwright, elle filait le coton plus finement que toutes les autres. La jenny et le métier hydraulique permirent à l'Angleterre de concurrencer les producteurs indiens pour la filature en gros ; et la mule-jenny en fit le producteur le moins cher pour la filature en fin.La logique économique de ces machines était similaire. Toutes réduisaient les heures de travail nécessaires pour produire une livre de fil. Elles accroissaient en même temps le capital nécessaire. Le coût économisé grâce à la filature mécanique était donc plus élevé là où le travail était plus cher . Dans les années 1780, la construction d'une filature Arkwright avait un taux de rendement de 40 % en Angleterre, de 9 % en France et de moins de 1 % en Inde. Avec des investisseurs espérant un rendement de 15 % sur le capital fixe, il n'est pas étonnant que cent cinquante filatures Arkwright aient été créées en Grande-Bretagne dans les années 1780, seulement quatre en France et aucune en Inde. La rentabilité relative était similaire avec la jenny, comme le résultat : à la veille de la Révolution française, 20 000 jennys étaient installées en Angleterre, 900 en France et aucune en Inde. Il n'était pas intéressant, dans ces deux pays, de dépenser du temps et de l'argent pour inventer la filature mécanique, puisque son utilisation n'était pas rentable.La situation finit cependant par changer, et c'est pourquoi la révolution industrielle s'est étendue à d'autres pays. Les filatures Arkwright créèrent une série intégrée de machines qui réduisaient davantage les coûts que la jenny de Hargreaves. La mule-jenny de Crompton réduisit le coût de la filature en fin. De nombreux inventeurs l'améliorèrent au cours des cinquante années suivantes, économisant à la fois du capital et du travail. Dans les années 1820, il devint rentable d'installer des machines performantes sur le continent européen et, dans les années 1850, d'en installer de meilleures encore dans des économies à bas salaires comme le Mexique et l'Inde. Dans les années 1870, la production mécanisée de coton commença à passer au tiers-monde.

La machine à vapeur

La machine à vapeur fut la technologie la plus transformatrice de la révolution industrielle, car elle permit d'utiliser la force mécanique dans un grand nombre d'industries, ainsi que dans le chemin de fer et le transport océanique.L'énergie vapeur fut un sous-produit de la révolution scientifique. La pression atmosphérique était un des sujets brûlants de la physique du XVIIe siècle. Elle fut étudiée dans toute l'Europe par de grands scientifiques, dont Galilée, Torricelli, von Guericke, Huygens et Boyle. Au milieu du siècle, von Guericke et Huygens montrèrent que, en créant un vide dans un cylindre, la pression de l'atmosphère permettait d'y faire pénétrer un piston. En 1675, le Français Denis Papin utilisa cette idée pour fabriquer une machine à vapeur rudimentaire. Thomas Newcomen paracheva l'invention en 1712 à Dudley, après douze ans d'expérimentation. Sa machine nécessitait de faire bouillir de l'eau pour la transformer en vapeur et en remplir un cylindre ; on injectait dans celui-ci de l'eau froide pour condenser la vapeur, de sorte que la

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pression de l'atmosphère pressât le piston dans le cylindre. Le piston était relié à un balancier, qui soulevait une pompe quand il descendait.La machine à vapeur montre l'importance de l'incitation économique en matière d'invention technique. Il s'agit d'une science paneuropéenne, mais la recherche appliquée fut surtout anglaise, car c'est là qu'il était rentable d'utiliser la machine à vapeur. La finalité de la machine de Newcomen était d'assécher des mines, et la Grande-Bretagne, en raison de son importante industrie du charbon, comptait bien plus de mines que tout autre pays. De plus, les premières machines à vapeur consommaient de grandes quantités de charbon ; elles n'étaient donc rentables que là où l'énergie était bon marché. John Theophilus Desaguliers a écrit dans les années 1730 que la machine de Newcomen était « désormais d'un usage répandu [...] dans les mines, là où l'énergie du feu vient de déchets de charbon que l'on ne pourrait autrement pas vendre ». On ne les utilisait quasiment pas ailleurs. Malgré les percées scientifiques, la machine à vapeur n'aurait pas été développée si l'industrie britannique du charbon n'avait pas existé.Ce n'est qu'après que la machine à vapeur eut été améliorée que cette forme d'énergie devint une technologie susceptible d'avoir de nombreuses applications et de pouvoir être utilisée dans le monde entier. Il fallut attendre pour cela les années 1840. Des ingénieurs comme John Smeaton, James Watt, Richard Trevithick et Arthur Woolf étudièrent et modifièrent la machine afin de réduire sa consommation énergétique et de lisser sa production d'énergie. La consommation de charbon par cheval-vapeur/heure passa ainsi de 44 livres pour la machine de Newcomen des années 1730 à 1 livre pour le moteur à triple expansion de la marine à la fin du XIXe siècle. Le génie de l'ingénierie britannique détruisit toutefois l'avantage compétitif du pays en améliorant la technologie au point qu'elle pût être utilisée de façon rentable dans le monde entier . Ainsi la révolution industrielle put-elle s'étendre au-delà des frontières, et la planète entière s'industrialiser.

L'invention continue

La plus grande contribution de la révolution industrielle est que les inventions du XVIIIe siècle n'ont pas été des cas isolés, comme dans les siècles précédents, mais qu'elles ont au contraire inauguré un courant continu d'innovation.Le coton a continué de focaliser tous les efforts. Au XVIIIe siècle, les inventions avaient transformé le filage en système industriel, mais le tissage se faisait encore dans de petits ateliers, sur des métiers manuels. Cela changea avec le pasteur Edmund Cartwright, qui passa des dizaines d'années et dépensa sa fortune pour perfectionner un métier mécanique. Il fut inspiré en cela par les automates, en particulier le canard mécanique de Jacques de Vaucanson, dont la capacité de battre des ailes, de manger et de déféquer enthousiasmait Versailles ! (Voltaire écrivait ainsi : « Sans [...] le canard de Vaucanson, vous n'auriez rien qui fît ressouvenir de la gloire de la France. ») Si un mécanisme était capable de cela, ne pouvait-il pas, aussi, faire un travail utile ? C'est ce que pensait Cartwright, qui breveta son premier métier à tisser en 1785, avant d'en sortir une version améliorée en 1792. Mais il n'était pas encore commercialisable, et de nombreux inventeurs l'améliorèrent petit à petit. Dans les années 1820, le métier mécanique remplaça les métiers manuels en Angleterre, qui restèrent cependant en usage jusque dans les années 1850. Le métier mécanique augmentait fortement le coût du capital tout en réduisant le coût du travail : son adoption était donc très sensible aux prix des facteurs de production et à l'efficacité relative des deux méthodes. Il est important de noter que le métier mécanique fut adopté plus rapidement aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne. Dans les années 1820, en effet, les salaires étaient déjà plus élevés outre-Atlantique, et le schéma de l'innovation technologique reflétait cette différence.

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C'est encore le coton qui a ouvert la voie de l'utilisation de la machine à vapeur dans les usines. Certes, des expérimentations avaient été faites auparavant. En 1784, Bouton et Watt investirent dans l'Albion Flour Mill, la première grande usine fonctionnant à la vapeur, pour promouvoir leurs machines. L'année suivante, la vapeur était utilisée pour la première fois dans une filature de coton. Mais la plupart des usines continuèrent de fonctionner à l'énergie hydraulique jusque dans les années 1840. Ce n'est qu'à cette époque que la consommation de combustible de la machine à vapeur put baisser suffisamment pour qu'elle devienne une source moins chère d'énergie. Après cela, l'usage de la vapeur dans l'industrie ne fit que croître.Au XIXe siècle, la vapeur révolutionna aussi les transports. Les inventeurs de la machine à vapeur à haute pression (Cugnot, Trevithick, Evans) s'en servirent tous pour actionner un véhicule terrestre ; mais, faute de pouvoir rouler sur les routes non pavées, le succès ne fut pas au rendez-vous. Une des solutions consista à mettre la machine sur des rails. Cela faisait longtemps que le charbon et le minerai, dans les mines, étaient transportés en chariot sur de sommaires rails en bois. Au XVIIIe siècle, le rail en fer remplaça le bois, et les lignes furent étendues. En 1804, Richard Trevithick construisait la première locomotive dans l'usine sidérurgique de Penydarren, au pays de Galles. À partir de là, le transport ferroviaire dans les mines de charbon devint le terrain d'expérimentation privilégié de la locomotive à vapeur. Le chemin de fer de 40 km de Stockton et Darlington (1825) devait se limiter au transport de charbon, mais il montra que l'on pouvait gagner de l'argent dans le transport de fret général et de passagers. La ligne Liverpool-Manchester de 56 km, ouverte en 1830, fut la première voie ferrée universelle. Ce fut un grand succès, qui inaugura une fièvre de promotion du chemin de fer en Grande-Bretagne. Près de 10 000 km de voies étaient ouverts en 1850 et le réseau atteignait, en 1880, 25 000 km.L'énergie vapeur fut aussi appliquée au transport maritime – autre moyen d'éviter les mauvaises routes ! L'invention fut, dès le début, internationale. Les premiers navires en état de marche furent français – le Palmipède (1774) et le Pyroscaphe (1783) – mais le premier succès commercial fut le Clermont, de Robert Fulton, qui, à partir de 1807, fit la navette sur l'Hudson. Deux ans plus tard, John Molson, un brasseur canadien, lançait plusieurs bateaux à vapeur sur le Saint-Laurent, équipés de moteurs construits à Trois-Rivières, au Québec.Au milieu du XIXe siècle, la vapeur commença à remplacer la voile pour le transport océanique. La Grande-Bretagne, grâce à sa suprématie en matière de fer et d'ingénierie, devint le centre mondial de la construction navale. Brunel, avec le Great Western (1838), opéra un tournant : il montra qu'un navire pouvait transporter assez de charbon pour traverser l'Atlantique, et son Great Britain (1843) fut le premier navire en fer à utiliser une hélice et non plus des roues à aube. Il fallut cependant encore un demi-siècle pour que la vapeur triomphe de la voile : les navires devaient en effet transporter leur propre charbon, si bien qu'ils perdaient une bonne partie de l'espace réservé à la cargaison. Les premiers itinéraires qui passèrent à la vapeur étaient donc assez courts. À mesure que diminuait la consommation de charbon, les navires purent naviguer plus loin avec le même poids de combustible, et la distance sur laquelle la vapeur pouvait supplanter la voile s'accrut. Les derniers itinéraires à y passer furent ceux reliant la Chine à la Grande-Bretagne, où le clipper survécut jusqu'à la fin du XIXe siècle.La vapeur est un exemple de technologie universelle, c'est-à-dire de technologie qui peut être appliquée à un grand nombre d'usages. C'est aussi le cas de l'électricité et de l'ordinateur. Il faut plusieurs décennies pour développer le potentiel de ces technologies, et leur contribution à la croissance économique se produit donc longtemps après leur invention. Ce fut certainement le cas de la vapeur. En 1800, presque un siècle après l'invention de Newcomen, cette forme d'énergie ne contribuait que marginalement à l'économie britannique. Mais, au milieu du XIXe siècle, une fois qu'elle fut appliquée au transport et à l'industrie, la vapeur réalisa tout

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son potentiel. La moitié de la croissance de la productivité en Grande-Bretagne à cette époque est due à la vapeur. Ce bénéfice à long terme est une des grandes raisons pour lesquelles la croissance économique a continué tout au long du siècle. Mais il y en a une autre : l'application croissante de la science à l'industrie.

IV / L'ASCENSION DES RICHES

Entre 1815 et 1870, la révolution industrielle s'est propagée avec un succès remarquable de la Grande-Bretagne au continent. Les pays d'Europe occidentale n'ont pas seulement rattrapé le leader : ils l'ont rejoint pour former un groupe d'innovateurs qui n'a cessé, depuis, de repousser la frontière technologique mondiale. L'Amérique du Nord s'est, elle aussi, industrialisée au XIXe siècle et a bientôt rejoint ce club d'innovateurs. Les États-Unis sont même devenus le leader technologique de la planète, mais ce résultat doit être considéré comme celui d'un primas inter pares, lesquels incluent les Européens de l'Ouest et les Britanniques.Selon l'idée que l'on se fait de la révolution industrielle, le succès de l'Europe de l'Ouest est ou n'est pas une surprise. Certains historiens pensent qu'elle aurait pu se produire tout aussi bien en France ou en Allemagne qu'en Grande-Bretagne, et que le vrai problème est d'expliquer pourquoi elle a eu lieu en Europe et pas en Asie. Pour eux, il va de soi que le continent se serait rapidement industrialisé. D'autres pensent en revanche qu'il y avait entre la Grande-Bretagne et le continent des différences fondamentales en matière d'institutions ou d'incitations ; si c'est le cas, l'industrialisation de l'Europe occidentale nécessite une explication.Les institutionnalistes croient que le développement continental au XVIIIe siècle a été retardé par des institutions archaïques. Celles-ci furent balayées par la Révolution française, que les armées de la République et de Napoléon exportèrent dans une grande partie de l'Europe. Partout où s'étendirent les conquêtes françaises, elles remodelèrent le continent à l'image de la France : abolition du servage, égalité devant la loi, nouveau régime juridique (le Code Napoléon), expropriation des biens du clergé, création de marchés nationaux par la suppression des tarifs douaniers internes, adoption de droits de douane extérieurs communs, établissement d'un système fiscal rationalisé, création d'écoles secondaires, d'instituts techniques et d'universités modernes, promotion de la culture et de sociétés scientifiques. Les pays qui, comme la Prusse, furent vaincus par Napoléon sans être incorporés dans son empire ont eux aussi modernisé leurs institutions. Les guerres napoléoniennes ont empêché ces réformes d'avoir des effets immédiats, mais l'Europe, après Waterloo, était mûre pour un décollage industriel.Une autre ligne d'explication souligne le rôle des incitations dans l'adoption de la nouvelle technologie industrielle. Le départ précoce de la Grande-Bretagne signifie d'abord que les industriels britanniques ont pu supplanter ceux du continent, et ensuite que la technologie de la révolution industrielle n'était pas adaptée aux pays continentaux, où les salaires étaient plus bas et les prix de l'énergie généralement plus élevés qu'outre-Manche. L'industrialisation du continent nécessitait l'invention d'une technologie appropriée et, en attendant que cela se produisît, une protection contre la concurrence britannique.Si la Grande-Bretagne n'a pas eu de politique d’ « industrialisation », la plupart des autres pays ont adopté une stratégie pour imiter son succès. Au XIXe siècle, un mixte de politiques de développement est ainsi apparu dans de nombreux pays. Elles furent d'abord mises en œuvre aux États-Unis (voir le chapitre vi) puis promues en Europe par Friedrich List, un Allemand qui vécut aux États-Unis entre 1825 et 1832, puis qui retourna en Allemagne où il publia son Système national d'économie politique (1841). La stratégie de développement standard, qui s'appuya sur la révolution institutionnelle napoléonienne, reposait sur quatre

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impératifs : supprimer les droits de douane intérieurs et améliorer les transports pour créer un grand marché national ; établir des droits de douane extérieurs pour protéger les « industries naissantes » contre la concurrence britannique ; créer des banques pour stabiliser la monnaie et fournir des capitaux aux entreprises ; instituer l'instruction de masse pour accélérer l'adoption et l'invention de nouvelles technologies. Cette stratégie de développement aida l'Europe continentale à rattraper la Grande-Bretagne.

L'Allemagne en est un bon exemple. Au Moyen Âge, elle était divisée en centaines d'entités politiques indépendantes. Leur nombre fut ramené à trente-huit au congrès de Vienne de 1815. La Prusse, le plus grand État allemand, institua l'enseignement primaire universel au XVIIIe siècle. D'autres suivirent. Au milieu du XIXe siècle, l'enseignement primaire était pratiquement universel dans toute l'Allemagne.La Prusse fut aussi la première à créer un marché national en adoptant, en 1818, le Zollverein (union douanière) pour unifier son territoire. Les autres États allemands le rejoignirent peu à peu. Le Zollverein supprimait les douanes intérieures et créait un tarif douanier externe pour empêcher l'entrée des entreprises britanniques. Cette union économique a formé la base de l'empire allemand créé en 1871.L'intégration des marchés a été renforcée par la construction d'un réseau de chemin de fer. La première voie ferrée allemande (6 km de long) fut achevée en 1835 entre Nuremberg et Fürth, cinq ans seulement après la ligne Liverpool-Manchester. Les grandes lignes furent installées dans les années 1850 et les lignes secondaires dans les décennies suivantes. En 1913, 63 000 km de voies ferrées étaient opérationnelles.Les banques d'investissement, qui n'ont joué aucun rôle dans l'industrialisation de la Grande-Bretagne, ont eu une grande importance sur le continent. La première, la Société générale des Pays-Bas pour favoriser l'industrie nationale, fut créée en 1822. Des banques privées allemandes l'ont ensuite imitée. Le Crédit mobilier, créé en France en 1852 pour financer le chemin de fer et l'industrie, fut un grand pas en avant. Il inspira, l'année suivante, la création de la Banque de Darmstadt, qui popularisa en Allemagne la banque d'investissement financée par actions. En 1872, toutes les grandes banques allemandes (Commerzbank, Dresdner, Deutsche, etc.) étaient sur pied. Elles avaient plusieurs agences pour rassembler les capitaux de multiples déposants. Elles nouèrent des relations durables avec leurs clients industriels, leur fournissant des financements de long terme sous forme de découverts de compte courant à faibles taux d'intérêt. Ces prêts étaient souvent garantis par des hypothèques sur la propriété industrielle, et les représentants des banques participaient à la direction des firmes clientes. Ces banques ont financé la forte expansion de l'industrie allemande entre 1880 et 1914.Entre 1815 et 1870, toutes les grandes industries de la révolution industrielle sont devenues rentables sur le continent. En France, avant la Révolution, les premiers métiers à filer mécaniques et les filatures Arkwright n'étaient pas rentables ; au milieu des années 1830, en revanche, de nouveaux progrès techniques réduisirent de 42 % le coût de production du gros fil. Les nouvelles filatures mécaniques devinrent alors profitables. En 1840, la France filait 54 000 tonnes de coton par an, contre 192 000 outre-Manche. La production avait commencé en Allemagne (11 000 tonnes) et en Belgique (7 000). À cette époque, les États-Unis produisaient déjà 47 000 tonnes de coton brut.En 1870 également, une industrie du fer moderne était établie sur le continent. Avant le XVIIIe siècle, pour fondre et purifier le fer, on utilisait le charbon de bois. Il fut remplacé par le coke, forme raffinée de charbon, qui fut une des innovations majeures de la révolution industrielle. La technique fut mise en pratique par Abraham Darby, en 1709, à la Coalbrookdale Iron Company. Jusqu'en 1750, le fer au coke n'était toutefois pas rentable pour la fabrication de produits laminés (barres, plaques, rails), et son usage/resta donc limité à un processus de fonte spécial, breveté par Darby. Entre 1750 et 1790, le coke remplaça le charbon de bois pour

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la fabrication de produits laminés. Mais il restait trop coûteux sur le continent, car des pays comme la France disposaient de forêts étendues, qui fournissaient un charbon de bois bon marché, et le charbon de terre y était rare et cher. Il fallut encore cinquante ans de progrès dans le domaine des hauts-fourneaux pour que la productivité des fours au coke permît à celui-ci de supplanter le charbon de bois en Europe continentale. Cette transition se produisit assez vite dans les années 1860, grâce aux remarquables progrès des hauts-fourneaux français et allemands. En d'autres termes, les deux pays passèrent d'un coup à une technologie de pointe, car c'était la seule qui y était compétitive.Le continent ne prit pas non plus de retard sur la Grande-Bretagne dans les nouvelles industries du milieu du XIXe siècle. L'Europe occidentale construisit des voies ferrées, et les locomotives y étaient aussi avancées qu'outre-Manche. Il en allait de même de l'acier. Avant 1850, l'acier était un produit coûteux – et mineur – de l'industrie du fer. Il servait principalement à faire des plaques et des rails à partir de la fonte obtenue dans un four à puddlage et transformée ensuite en fer forgé. Pour la production d'acier, la principale difficulté technique était d'obtenir de la fonte très pure, de sorte que l'ajout d'autres éléments, dont du carbone, pût être contrôlé avec précision. Une température de plus de 1500 ° C était pour cela nécessaire. La première solution fut le convertisseur, inventé autour de 1850 simultanément par Henry Bessemer et William Kelly. Dans les années 1850, sir Carl Wilhelm Siemens en trouva une autre : le four à réverbère, qui pouvait atteindre de très hautes températures. En 1865, Pierre-Émile Martin utilisa le four Siemens pour la fusion de la fonte et la production d'acier. Se révélant supérieur au convertisseur Bessemer pour produire des plaques, des feuilles et des formes structurelles, le fourneau à foyer ouvert domina la technologie jusqu'aux années 1960, où il fut remplacé par le processus à oxygène pur. Notons que les quatre inventeurs de l'acier de masse furent un Anglais, un Américain, un Allemand vivant en Angleterre et un Français. Aucun pays ne resta ici à la traîne.Si l'Europe occidentale avait, en 1870, surmonté ses principales insuffisances technologiques, les niveaux de production restaient, sur le continent, très loin de ceux de la Grande-Bretagne. Cela changea à la veille de la Première Guerre mondiale, quand l'industrie britannique fut dépassée par celle de l'Europe continentale et des États-Unis. En 1880, la Grande-Bretagne produisait 23 % des biens industriels mondiaux ; la France, l'Allemagne et la Belgique, à elles trois, seulement 18 %. En 1913, ces trois pays avaient dépassé leur voisin d'outre-Manche : leur part s'élevait à 23 % et celle de la Grande-Bretagne était tombée à 14 %. Dans le même temps, la part de l'Amérique du Nord dans l'industrie mondiale passait de 15 % à 33 %. La Grande-Bretagne s'en tirait mieux dans le secteur du coton : entre 1905 et 1913, elle transforma 869 000 tonnes de coton brut, les États-Unis 1 110 000, l'Allemagne 435 000 et la France 231 000. Les performances de la Grande-Bretagne étaient bien moindres dans l'industrie lourde. En 1850-1854, elle produisait 3 millions de tonnes d'acier, contre 245 000 pour l'Allemagne et près de 500 000 pour les États-Unis. En 1910-1913, les chiffres étaient respectivement de 10, 15 et 24 millions de tonnes.Les changements en matière de production industrielle ont eu des répercussions politiques d'une grande importance. Au milieu du XIXe siècle, la Grande-Bretagne était l’ « atelier du monde » et fabriquait l'essentiel des biens industriels exportés. L'Allemagne et les États-Unis, en particulier, accrurent leur production de biens industriels en augmentant leurs exportations : ces changements en matière de performance commerciale furent largement discutés. La Grande-Bretagne continua de tenir son rang en vendant à son empire, démontrant tout l'intérêt de celui-ci ; cela suscita une lutte des économies industrialisées pour acquérir des colonies. Le dépassement de la Grande-Bretagne par l'Allemagne en matière de production d'acier eut des conséquences dans l'industrie de l'armement. À l'approche de la Première Guerre mondiale, la rivalité commerciale anglo-allemande alimenta vivement les tensions internationales.

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Entre 1870 et 1913, l'Europe continentale et l'Amérique du Nord n'ont pas seulement dépassé la production industrielle de la Grande-Bretagne : elles ont aussi rattrapé ce pays en matière de compétence technologique. Les États-Unis, surpassant même la Grande-Bretagne, sont devenus le leader technologique mondial. Dans la plupart des industries, cependant, des découvertes importantes ont été faites dans toutes les grandes économies industrielles. Au niveau mondial, la différence entre les pays riches, qui, ensemble, firent progresser la technologie, et le reste du monde, qui ne produisit aucune innovation, est particulièrement frappante.Le développement d'industries entièrement nouvelles – l'automobile, le pétrole, l'électricité, la chimie – est une caractéristique importante de la fin du XIXe siècle. Tous les pays riches ont été impliqués dans la création de ces industries. Le premier véhicule à essence fut construit en 1870 par l'Autrichien Siegfried Marcus. Ce dernier inventa aussi un système d'ignition magnétique et un carburateur à brosse rotative qui sont devenus des standards. En 1885, Karl Benz construisait la première automobile facilement utilisable, bientôt suivi de Gottlieb Daimler et de Wilhelm Maybach. Tous étaient allemands. William Lanchester construisit la première automobile britannique en 1895 et inventa le frein à disque et le démarreur électrique. La première entreprise expressément créée pour construire des automobiles fut Panhard et Levassor, en 1889, en France. Ils inventèrent aussi le moteur à quatre cylindres. Renault introduisit le frein à tambour en 1902. En 1903, Jacobus Spijker, aux Pays-Bas, construisit le premier 4 x 4 de course. L'automobile nécessitait quantité d'inventions, qu'il s'agisse du moteur, du système de démarrage, des freins, de la transmission, de la suspension, de l'électronique, etc. L'automobile moderne est le résultat d'inventions réalisées dans tous les grands pays industriels. En 1900, tous disposaient d'entreprises construisant des automobiles. L'innovation fut, entre eux, une activité collective.Une autre caractéristique des industries nouvelles est leur lien avec les progrès des sciences naturelles. Les pays disposant dans ces domaines de programmes universitaires solides surent en tirer des bénéfices économiques. L'Allemagne, avant les années 1930, en est le meilleur exemple. Ses physiciens et ses chimistes ont gagné de nombreux prix Nobel. Son personnel technique, qui devait jouer un rôle clé dans l'industrie, était formé dans les universités, et leurs chercheurs ont fait des découvertes importantes, qui ont amélioré les processus industriels et permis l'invention de nouveaux produits. La découverte du processus convertissant l'azote atmosphérique en ammoniaque, réalisée par Fritz Haber à l'université de Karlsruhe et pour laquelle il reçut le prix Nobel, est une des plus célèbres ; elle est loin d'être unique.Hitler, la Seconde Guerre mondiale et la division de l'après-guerre paralysèrent la science allemande. Le leadership en matière de recherche universitaire passa aux États-Unis, qui avaient développé un large secteur d'enseignement supérieur. Elle y bénéficia d'une importante manne financière. Celle-ci, durant la guerre froide, fut orientée vers les applications militaires, mais un grand nombre de projets bénéficièrent à l'ensemble de l'économie. Des fonds furent également investis dans la médecine, l'exploration spatiale, et même les humanités et les sciences sociales. Ils étayèrent le leadership mondial des États-Unis.

Le caractère macroéconomique du progrès technologique

La recherche et développement (R&D) a été menée pour l'essentiel dans les pays riches d'aujourd'hui. Ils ont développé les technologies qu'ils jugeaient rentables. Les produits et les processus nouveaux qu'ils ont inventés répondaient donc à leurs besoins et au contexte qui était le leur ; les salaires élevés des pays riches les ont conduits à inventer des produits qui économisaient le travail en accroissant l'utilisation du capital. Cela déclencha une spirale ascendante de progrès : le niveau élevé des salaires suscita une production plus

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intensive en capital, qui poussa à son tour les salaires à la hausse. Cette spirale se trouve au fondement de la croissance des revenus des pays riches.

Le fait que la totalité de la R&D ait été l'œuvre de l'Europe occidentale et des États-Unis a entraîné l'établissement d'une « fonction de production » mondiale qui définit les options technologiques de tous les pays. Cette « fonction de production » est une relation mathématique qui indique la quantité de PIB que peut produire un pays par son travail et son capital. La figure 8 compare le PIB par travailleur et le capital par travailleur pour cinquante-sept pays, en 1965 et en 1990. L'ensemble des points dessinent la fonction. Celle-ci a pour caractéristique que davantage de capital par travailleur se traduit par davantage de production par travailleur. En outre, du fait de la loi des rendements décroissants, la relation s'aplatit aux niveaux élevés de capital par travailleur : de plus en plus de capital produit de moins en moins de production additionnelle. Enfin, différentes icônes sont utilisées pour 1965 et pour 1990. Un pays avec 10 000 $ de capital par travailleur ne produisait pas plus en 1990 qu'en 1965. En d'autres termes, il n'a pas connu de progrès technique. Le changement en matière de technologie mondiale a consisté à obtenir davantage de production par travailleur en poussant le capital par travailleur à des niveaux plus élevés que ceux atteints précédemment. Les bénéficiaires de ces améliorations sont les pays riches qui, en 1965, disposaient de technologies fortement intensives en capital. Ce sont aussi les pays qui ont inventé les technologies nouvelles de 1990. Ces améliorations n'ont pas automatiquement profité par capillarité aux pays plus pauvres.Pour certains de ces pays, on peut mesurer la production et le capital par travailleur en remontant jusqu'à la révolution industrielle. Avec ces données, on peut comparer ce qui s'est passé dans le temps avec ce qui s'est passé dans l'espace. Dans la figure 9, la ligne appelée « États-Unis » relie les points représentant le capital et la production par travailleur aux États-Unis entre 1820 et 1990. La trajectoire de développement des États-Unis suit le même schéma que celui des pays riches et des pays pauvres en 1965 et en 1990. Tous les pays riches connaissent la même histoire : la croissance dans le temps reflète les différences dans l'espace aujourd'hui. La figure 10 le montre pour l'Italie, la figure 11 pour l'Allemagne. Il y a cependant des singularités : les États-Unis, comme il sied au leader technologique mondial, ont généralement tiré davantage de production de leur capital et de leur travail que les autres pays ; et l'Allemagne, peut-être du fait de l'importance de ses banques d'investissement, a accumulé davantage de capital par travailleur. Mais la dynamique fondamentale est la même. La correspondance entre la croissance dans le temps et les différences dans l'espace est une conséquence directe du fait que les possibilités technologiques dans le monde d'aujourd'hui ont été créées par les pays riches quand ils se sont développés.

La raison pour laquelle les pays pauvres sont pauvres, c'est qu'ils utilisent une technologie qui a été développée dans le passé par les pays riches. Le secteur le plus performant de nombreux pays en développement est l'industrie du vêtement. Ici, la technologie clé est la machine à coudre. La machine à coudre à pédale a été fabriquée pour la commercialisation dans les années 1850, et la machine électrique a été inventée en 1889. Ainsi, la réussite à l'exportation de la plupart des pays en développement aujourd'hui est fondée sur une technologie du XIXe siècle.Les statistiques de la figure 8 disent la même chose. Pourquoi le Pérou est-il relativement pauvre ? En 1990, le capital par travailleur y était de 8 796 $ et la production par travailleur de 6 847 $. Ces chiffres sont presque identiques à ceux de l'Allemagne en 1913 : 8 769 $ et 6 425 $. Moins de capital aujourd'hui vous fait reculer encore plus loin dans le temps. En 1990, le Zimbabwe disposait de 3 823 $ de capital par travailleur, et chaque

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travailleur produisait 2 537 $ par an. Pas mal pour... 1820. Le Malawi avait 428 $ de capital et le PIB par travailleur y était de 1 217 $ – à peu près comme l'Inde au début du XIXe siècle, et bien moins que les niveaux atteints par le Royaume-Uni, les États-Unis et l'Europe occidentale à la même époque. En Inde, même en 1990, le capital par travailleur n'était que de 1 946 $ et la production par travailleur de 3 235 $ – ce qui la mettait à la hauteur de la Grande-Bretagne de 1820.La question est de savoir pourquoi le Pérou, le Zimbabwe, le Malawi et l'Inde n'adoptent pas la technologie des pays occidentaux et ne deviennent pas riches à leur tour. La réponse est que cela ne serait pas rentable. La technologie occidentale au XXIe siècle utilise d'énormes quantités de capital par travailleur. Il n'est rentable de substituer autant de capital au travail que lorsque les salaires sont élevés par rapport au coût du capital. C'est ce que montre l'aplatissement de la relation entre la production et le capital par travailleur (voir les figures précitées). Quand le capital par travailleur est élevé, pour accroître la production par travailleur de 1000 $, il faut bien plus de capital par travailleur que cela n'est nécessaire quand le capital par travailleur est faible. Le travail doit être très coûteux pour qu'il vaille la peine d'investir autant de capital. Les pays occidentaux ont connu une trajectoire de développement dans laquelle des salaires plus élevés ont conduit à l'invention d'une technologie économe en travail, dont l'utilisation a accru la productivité du travail et, avec elle, augmenté les salaires. Le cycle se répète. Les pays pauvres d'aujourd'hui ont raté l'ascenseur. Ayant des salaires faibles et des coûts du capital élevés, ils se contentent d'une technologie archaïque et de revenus faibles.L'histoire de l'industrie fournit maints exemples de ces principes. Dans le dernier chapitre, nous aborderons l'invention du métier à tisser mécanique et la manière dont il a été utilisé aux États-Unis – un pays à très hauts salaires —, puis, une fois perfectionné, en Grande-Bretagne. Le métier à tisser mécanique n'a jamais été rentable dans les pays à bas salaires, où les gens ont continué à tisser avec des métiers manuels. Leur situation est même devenue encore plus difficile à la fin du XIXe siècle, quand les États-Unis sont devenus le leader économique mondial et le pays aux salaires les plus élevés. La technologie états-unienne ne faisait que refléter ce fait. Dans les années 1890, un immigré anglais nommé James Henry Northrop fit une série d'inventions qui aboutirent à un métier à tisser entièrement automatique. Accroissant grandement la productivité du travail, il exigeait des investissements substantiels. Il était rentable d'installer ce type de métier en Amérique, où les salaires étaient très élevés, mais leur utilisation était trop coûteuse en Grande-Bretagne – alors même que celle-ci, comparée au reste du monde, était une économie à hauts salaires. Le métier à tisser de Northrop était encore moins adapté aux pays pauvres. Le changement technologique, processus dans lequel les économies dominantes ont cherché à économiser un travail coûteux, a débouché sur une machine qui a encore accru l'avantage compétitif des pays riches, sans avantage aucun pour les pays pauvres.

V / LES GRANDS EMPIRES

À l'est de l'Europe, il y avait des empires. Constantinople fut conquise en 1453 par les Turcs ottomans, dont l'empire s'étendait des Balkans au Moyen-Orient et à l'Afrique du Nord. Celui du tsar de Russie allait de la Pologne à Vladivostok. L'empire perse, sous différentes dynasties, dura plus de deux mille ans. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l'Inde fut gouvernée pour l'essentiel par des empereurs moghols. Le Japon eut un empereur dès

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le IIIe siècle de notre ère, et plusieurs régions d'Asie du Sud comme le Cambodge et la Thaïlande ont très tôt disposé d'États évolués. La Chine, le plus grand de tous les empires, a existé pendant des millénaires.Les Européens ont toujours su que l'Asie regorgeait de richesses, et c'est pour cette raison qu'ils ont entrepris de s'y rendre. Le récit du voyage de Marco Polo en Chine, au XIIIe siècle, était célèbre : Colomb en possédait un exemplaire annoté de sa main. La Description de la Chine, de Jean-Baptiste Du Halde (1736), fondée sur les récits de missionnaires jésuites, peignait la civilisation chinoise sous un jour éclatant. Elle fut très lue et très débattue.Tout le monde n'acceptait cependant pas l'idée que l'Orient fût prospère. Les économistes classiques, Adam Smith, Robert Malthus et Karl Marx, étaient, à cet égard, les premiers sceptiques. Ils pensaient que l'Europe était plus riche et avait de meilleures perspectives de croissance. Chacun avait sa théorie pour expliquer l'arriération de la Chine. Pour Smith, le problème était la prohibition par l'État du commerce extérieur et l'insécurité supposée pesant sur la propriété privée ; pour Malthus, c'était le mariage universel, qui se traduisait par une forte fécondité et donc des bas revenus ; pour Marx, c'était une structure sociale précapitaliste qui ne soutenait pas l'initiative individuelle.Ces idées ont été largement répandues, avant d'être récemment remises en cause par l'École californienne d'histoire économique (ainsi nommée parce que ses défenseurs enseignent dans des universités de Californie). Selon celle-ci, le système juridique chinois était comparable à celui de l'Europe, et la propriété y était protégée ; la population n'a pas augmenté plus rapidement en Chine qu'en Europe, et les marchés des biens, de la terre, du travail et du capital y ont évolué de façon comparable. La productivité et le niveau de vie étaient donc similaires aux deux extrémités de l'Eurasie. Si la révolution industrielle s'est produite en Europe, ce n'est pas en raison de différences institutionnelles ou culturelles, mais grâce à l'accessibilité des réserves de charbon et aux gains issus de la mondialisation.Cette réinterprétation a été largement discutée tant pour la Chine que pour les autres empires. On peut sérieusement douter que des régions avancées de la Chine, comme le delta du Yang-Tseu, aient disposé de revenus aussi élevés que ceux de l'Angleterre et des Pays-Bas (figure 3). D'un autre côté, l'évaluation positive des institutions et des marchés chinois a gagné en crédibilité, car la réévaluation des autres empires (comme Rome) est arrivée à des conclusions similaires, et l'École californienne a raison de dire que la révolution industrielle s'est produite en Angleterre en raison du charbon et du commerce. Ce qui est remarquable dans l'histoire de l'Asie, c'est l'absence de ces facteurs de déclenchement.

Mondialisation et désindustrialisation

Le XIXe siècle a été néfaste à la plupart des grands empires. L'Inde est devenue une colonie britannique après la révolte de 1857, et les empereurs chinois, ottoman et russe avaient tous été renversés dans les années 1920. Au début du XIXe siècle, les grands empires possédaient les plus importantes industries manufacturières du monde ; à la fin, ces industries, détruites, n'avaient pas été remplacées par des industries modernes. Les seules exceptions, partielles, sont la Russie et le japon.Entre Waterloo et la Seconde Guerre mondiale, le succès et l'échec en matière économique ont reposé sur trois facteurs : la technologie, la mondialisation et la politique publique.En Occident, la révolution industrielle a chassé les fabricants asiatiques du marché, et ce pour deux raisons. L'industrie est d'abord devenue plus productive en Europe, où les coûts ont été fortement réduits. Dans les pays où les salaires étaient bas, en revanche, la technologie industrielle n'était pas rentable. Les Indiens, par exemple, n'avaient aucun intérêt à concurrencer les textiles anglais en utilisant la filature mécanique : cela

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aurait accru le coût du capital en Inde sans y réduire d'autant le coût du travail. Les producteurs asiatiques devaient donc soit espérer que les Britanniques améliorent suffisamment les machines à filer pour qu'elles deviennent rentables en Asie (ce qui a fini par arriver), soit modifier ces machines pour les adapter à leur environnement (ce qu'a fait le Japon).Le navire à vapeur et le chemin de fer ont ensuite intensifié la concurrence internationale. Avec la baisse des coûts de transport, l'économie mondiale est devenue de plus en plus étroitement intégrée, et les entreprises occidentales qui utilisaient cette technologie ont pu supplanter les producteurs qui, de Casablanca à Canton, recouraient aux méthodes manuelles – et ce malgré la grande différence de salaires. Avec la disparition de l'industrie en Asie et au Moyen-Orient, la main d’œuvre s'est redéployée dans l'agriculture, et ces régions sont devenues exportatrices de blé, de coton, de riz et d'autres matières premières. Ainsi sont nés, en d'autres termes, les pays sous-développés du XXe siècle.Ces évolutions ne sont pas dues à un complot des riches ni au seul colonialisme (même s'il a joué un rôle). Elles sont le résultat d'un des principes fondamentaux de l'économie : l'avantage comparatif. D'après cette théorie, les pays qui échangent entre eux se spécialisent dans la production des biens qu'ils peuvent produire avec une relative efficacité. Ils exportent ces biens et importent ceux qu'ils produisent relativement inefficacement. Supposons que l'Inde, par exemple, soit coupée du reste du monde. Le seul moyen d'accroître sa consommation de tissu de coton serait alors de réduire l'emploi dans l'agriculture et de le transférer vers le filage et le tissage. L'efficacité du travail dans ces activités déterminerait la quantité de blé à laquelle il faudrait renoncer pour obtenir un mètre supplémentaire de tissu. Mais, s'il devient possible d'échanger avec d'autres pays, et si, sur le marché mondial, le prix du tissu par rapport au blé est inférieur au ratio impliqué par les techniques de production internes, alors les Indiens trouveront avantageux d'exporter du blé et d'importer du tissu au lieu d'en produire eux-mêmes. De fabricants, ils deviendront paysans. Cette reconfiguration a apporté une prospérité de court terme au détriment du développement à long terme.Avant que Vasco de Gama n'atteigne Calicut, les liens de marché entre l'Europe et l'Asie étaient ténus. Chaque continent était en réalité « coupé du monde ». Cet isolement a cessé avec le développement du trois-mâts, de la navigation mondiale, du bateau à vapeur, du canal de Suez, du chemin de fer, du télégraphe, du canal de Panama, de l'automobile, de l'avion, du navire conteneur, du téléphone, de l'autoroute et de l'Internet. Le principe de l'avantage comparatif a joué un rôle de plus en plus actif, et les différences en matière d'efficacité relative de la production ont pris de plus en plus d'importance dans la détermination de la richesse des nations. Cela a eu pour résultat le « sous-développement » du tiers-monde.La politique publique est le troisième facteur ayant, à partir de 1815, affecté la performance économique. Les États-Unis et l'Europe occidentale ont relevé le défi des importations britanniques bon marché par la stratégie standard de développement : infrastructures internes, droits de douane, banques d'investissement et éducation universelle. Les colonies, elles, n'étaient pas dans une position leur permettant d'adopter cette stratégie : leur politique économique était soumise en effet aux intérêts de la puissance coloniale. Les États indépendants ont pu poursuivre un développement national, mais tous n'ont pas fait cet effort ou n'y ont pas réussi.

Le textile de coton

L'histoire de la production de textile de coton en Inde et en Grande-Bretagne illustre bien cette problématique. Avec le progrès des machines, la productivité de la production de coton britannique a augmenté tout au long de la révolution industrielle. Toute hausse de la productivité manufacturière

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britannique à laquelle ne répondait pas une hausse équivalente en Inde ne pouvait qu'accroître la compétitivité des fabricants anglais de toiles de coton et diminuer celle des fabricants indiens, en fonction du principe des avantages comparatifs. Inversement, l'avantage comparatif de l'Inde dans la production de biens agricoles aurait dû augmenter, et celui de l'Angleterre baisser. D'après le principe de l'avantage comparatif, la hausse déséquilibrée de la productivité durant la révolution industrielle devait favoriser le développement industriel de la Grande-Bretagne et désindustrialiser l'Inde. Et c'est ce qui s'est passé.La modification de l'avantage comparatif s'est produite à une époque de baisse des coûts de transport, ce qui a intensifié ses ramifications. Ces coûts ont baissé à mesure qu'augmentait l'efficacité des navires et que s'accroissait la concurrence sur les routes maritimes allant d'Europe en Inde. Au XVIIIe siècle, ces échanges étaient dominés par les Compagnies des Indes orientales anglaise et néerlandaise. Leur apparition, au début du XVIIe siècle, avait mis fin au contrôle du Portugal sur le commerce du poivre et provoqué une chute de son prix en Europe ; puis les Navigation Acts britanniques ont fermé le marché anglais aux Pays-Bas, limitant encore la concurrence. La quatrième guerre anglo-néerlandaise (1780-1784) porta le coup final : la Compagnie néerlandaise en fut si affaiblie qu'elle finit par être dissoute en 1799. La Compagnie anglaise, elle, perdit son monopole commercial en 1813. Il en résulta une concurrence accrue, qui entraîna une baisse des coûts de transport entre l'Inde et l'Europe.L'effet d'une croissance inégale de la productivité et de la baisse du coût du transport maritime apparaît clairement dans l'histoire des prix du coton en Inde et en Angleterre. En 1812, des fabricants de coton anglais se réunirent pour s'opposer à l'extension du monopole commercial de la Compagnie des Indes orientales. Ils rédigèrent un mémorandum qui montrait que la filature de fil de coton à 40 fils par pouce carré coûtait 43 pence la livre en Inde et seulement 30 pence en Angleterre. Ils concluaient que l'Inde était un grand marché potentiel pour les produits britanniques à condition d'autoriser la concurrence. Ils avaient raison. Il faut cependant noter qu'ils n'auraient pu soutenir cela ne serait-ce que dix ans plus tôt : à cette époque, le coût en Grande-Bretagne était de 60 pence. En 1802, la technologie n'était pas assez productive pour vendre moins cher que l'Inde. En 1812, les machines le permettaient. Elles continuèrent d'ailleurs à s'améliorer, si bien qu'en 1826 le prix du fil de coton à 40 fils était passé à 16 pence. Même la plus pauvre des Indiennes n'avait plus intérêt à filer le coton, et la production indienne périclita jusqu'à la création des premières usines mécaniques, dans les années 1870.L'histoire s'est répétée avec le tissage, mais avec des résultats moins désastreux pour l'Inde. Le progrès technologique a fait baisser le prix du calicot anglais. À partir du milieu des années 1780, la toile anglaise était moins chère en Angleterre que la toile indienne. Mais leurs prix ne pouvaient pas trop s'écarter l'un de l'autre, car ces marchandises étaient, pour les acheteurs, substituables. La chute des prix anglais à partir de 1790 entraîna ainsi celle des prix indiens (figure 12).

Nous ignorons les prix indiens entre 1805 et 1818 mais, dans l'intervalle, il s'est produit deux changements considérables. La différence entre les prix en Inde et en Angleterre est d'abord devenue infime. Les marchés étant intégrés, les évolutions de l'un affectaient aussitôt l'autre. Ensuite, les prix anglais sont passés sous les prix indiens. Les exportations de tissu de l'Inde vers l'Angleterre se sont taries parce qu'on ne pouvait plus gagner d'argent dans ce sens. Et c'est l'Angleterre qui a exporté vers l'Inde.L'impact fut énorme pour ce pays. Naguère grand exportateur, il devint un grand importateur. L'industrie de la filature fut anéantie, et l'Inde dut importer la totalité de son fil de coton. La production de tissu baissa elle aussi, même si le métier à tisser manuel survécut, tout en étant moins rémunérateur, à plus petite échelle.

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Dans le Bihar, la part de l'emploi industriel passa de 22 % en 1810 à 9 % en 1901. Ce fut la grande période de la désindustrialisation !

Chaque pays a un avantage comparatif dans quelque chose. Tout en perdant son avantage dans l'industrie, l'Inde en gagna un dans l'agriculture – en particulier pour le coton brut. La figure 13 montre le prix réel du coton brut dans le Gujarat et à Liverpool entre 1781 et 1913. Au XVIIIe siècle, le coton était bien moins cher en Inde. Avec l'essor de la culture dans le Sud des États-Unis, les prix du coton chutèrent en Grande-Bretagne. Dès les années 1830, les marchés anglais et indien du fil et des toiles étaient intégrés. Cette intégration entraîna une baisse des prix qui chassa les fabricants indiens du marché, mais il se produisit l'inverse dans l'agriculture. Le prix du coton brut augmenta peu à peu, entraînant une expansion de la culture et des exportations de coton brut pour alimenter l'industrie textile britannique.En 1840, lors d'un vif échange devant le Comité parlementaire restreint sur les produits venant des Indes orientales, John Brocklehurst, élu de Macclesfield, lança à Robert Montgomery Martin que « la destruction du tissage en Inde avait déjà eu lieu », de sorte que l'Inde était « un pays plus agricole qu'industriel, et que les personnes jadis employées dans l'industrie [l'étaient] désormais dans l'agriculture ». Martin, très critique vis-à-vis de l'empire britannique, répondit : « Je ne crois pas que l'Inde soit un pays agricole. L'Inde est un pays industriel autant qu'agricole, et quiconque essaie de la réduire au rang de pays agricole cherche à l'abaisser dans l'échelle de la civilisation... Ses fabricants, de toutes sortes, existent depuis des siècles, et ils n'ont jamais été concurrencés par aucun pays tant que l'on a respecté à leur égard un certain fair-play. »Si louables que fussent les sentiments de Martin, les forces du marché étaient du côté de Brocklehurst, et l'industrie britannique a supplanté l'industrie indienne.L'histoire du textile indien est l'histoire d'une grande partie du tiers-monde au XIXe siècle. La mondialisation et une évolution technologique asymétrique ont favorisé l'industrialisation des pays occidentaux et désindustrialisé les vieilles économies industrielles d'Asie. Quant aux nations indépendantes – par exemple l'Empire ottoman —, l'évolution technique et la baisse du prix des transports en ont fait des pays sous-développés. Au milieu du XXe siècle, l'enjeu du développement économique de l'Asie était conçu comme un problème de modernisation de « sociétés traditionnelles ». Il n'y avait pourtant rien de traditionnel dans les circonstances qui ont mené à cette situation. Le sous-développement a été le produit de la mondialisation et du développement industriel de l'Occident au XIXe siècle.

L'industrie moderne en Inde

L'Inde était-elle vouée à rester un pays moins développé exportant des produits primaires et important des produits industriels ? Ou la disparition de la production manuelle serait-elle suivie d'un développement industriel, et la construction d'usines modernes lui permettrait-elle de tirer parti de ses bas salaires ? L'histoire de l'Inde est ici d'un intérêt considérable, car ce pays s'est vu imposer par la Grande-Bretagne sa domination, ses lois et son libre-échange. Cela fut-il un avantage ou un handicap ?L'Inde a connu de fait un certain développement industriel, avec de notables succès dans les industries du jute et du coton, qui ont toutes deux tiré avantage d'une main d'œuvre bon marché. Des investisseurs britanniques ont financé la croissance d'usines de jute au Bengale et, à la veille de la Grande Guerre, cette industrie était la première du monde : ses exportations avaient évincé les concurrents britanniques de la plupart des marchés. L'industrie du coton, quant à elle, s'est épanouie à Bombay ; en 1913, elle transformait 360 000 tonnes de coton par an – plus que la France, mais moins que l'Allemagne. Ces succès n'ont eu

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pourtant qu'un impact négligeable sur l'économie nationale. En 1991, l'emploi dans les usines de coton et de jute représentait un demi-million de personnes, soit bien moins de 1 % de la force de travail. L'économie restait largement agricole.Pour développer une industrie, l'Inde aurait dû s'écarter du chemin dicté par l'avantage comparatif. Du point de vue nationaliste, le pays aurait eu besoin des politiques de développement qui ont aidé l'Europe occidentale et les États-Unis à rattraper l'Angleterre : droits de douane, banques d'investissement, amélioration des infrastructures et éducation universelle.Ce qu'il y a de plus frappant dans le régime colonial, c'est de voir à quel point ce programme n'a pas été suivi. Au XIXe siècle, 1 % seulement de la population indienne a été scolarisée, et le taux d'alphabétisation de la population adulte était de 6 %. Les droits de douane étaient bas et ne servaient qu'à fournir un revenu à l'État. Il n'y avait pas de politique bancaire pour financer l'industrie.Les initiatives prises par le gouvernement indien soulignent les limites de sa politique. Ainsi, des régions comme le Pendjab ont été irriguées pour accroître les exportations agricoles. Après la révolte de 1857, on a favorisé le chemin de fer pour déplacer les troupes à travers le pays et relier au littoral les régions agricoles de l'intérieur afin de faciliter l'exportation de produits primaires. 61 000 km de voie ferrée ont ainsi été posés avant 1914, ce qui faisait du réseau indien ferré le premier au monde. Le chemin de fer créa un marché national, car les produits pouvaient circuler dans le pays à bas coût.La construction du réseau ferré indien doit cependant être considérée comme une occasion manquée. Les chemins de fer étaient de très grands projets, qui exigeaient des intrants modernes comme le rail en acier et la locomotive. En jouant sur les droits de douane et en favorisant les entreprises locales, la plupart des pays ont fait en sorte que la construction du réseau ferré élargît ou même créât les industries correspondantes. Le gouvernement « indien », lui, a tout fait pour que les commandes aillent à des entreprises britanniques. Certes, les exportations de biens d'équipement britanniques en Inde ont connu un boom ; mais il n'y a pas eu de retombées pour l'Inde elle-même, et la création des industries indiennes du fer et des biens d'équipement a dû attendre le XXe siècle.Aujourd'hui encore, en Inde, au Pakistan et au Bangladesh, ainsi que dans d'autres pays pauvres, l'emploi agricole domine. Certains pays qui étaient pauvres au XIXe siècle ont cependant bien mieux réussi au siècle suivant, en adoptant la stratégie standard mais aussi en la dépassant pour réaliser une « grande poussée » (big push).

VI / LES AMÉRIQUES

L'incorporation des Amériques dans l'économie mondiale a eu d'importantes conséquences pour l'Ancien et le Nouveau Monde. La population américaine autochtone s'est effondrée, et les civilisations indigènes ont été remplacées par les Européens. L'Europe du Nord a été propulsée vers l'industrialisation, et les Amériques sont elles-mêmes devenues un parfait exemple de la fracture mondiale entre un Nord riche et un Sud pauvre.Les diverses trajectoires de développement de l'Amérique du Nord et de l'Amérique du Sud remontent à la période coloniale et s'enracinent dans la géographie et la démographie. C'est en Amérique du Sud que se trouvaient à la fois l'essentiel de la population indigène et les plus grandes richesses. Elle était aussi plus éloignée de l'Europe. Ces différences se sont cumulées pour aboutir aux différences de revenu que nous observons aujourd'hui.

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La géographie a eu un rôle important parce qu'elle affectait la capacité de commercer avec l'Europe. Le commerce peut être bon ou mauvais pour la croissance économique. D'un côté, les produits industriels britanniques bon marché ont inhibé l'industrialisation ; de l'autre, l'exportation de produits agricoles locaux a fortement favorisé la colonisation et plus généralement l'agriculture, et toutes deux auraient pu constituer un tremplin pour une industrialisation ultérieure. L'Amérique du Nord, à cet égard, était avantagée. D'abord, elle était plus proche de l'Europe, qui était le principal marché pour les exportations coloniales. Avec des coûts de transport maritime élevés, les Nord-Américains ont pu produire de façon plus rentable et exporter une plus grande diversité de produits que les Sud-Américains. Cet avantage était conforté par la géographie intérieure des deux sous-continents. Le littoral oriental de l'Amérique du Nord était assez étendu et fertile pour soutenir une économie importante, et il était possible d'atteindre l'intérieur du continent par les fleuves du Saint-Laurent, de l'Hudson (et de son affluent, le Mohawk) et du Mississippi. En Amérique latine, en revanche, l'essentiel de l'activité économique se trouvait à l'intérieur du Mexique et dans les Andes. Aucun fleuve ne reliant ces régions à la côte, les coûts d'exportation étaient élevés.La démographie a joué, elle aussi, un rôle important. Le climat tempéré de la plus grande partie des États-Unis, du Canada et de la majeure partie de l'Amérique du Sud présentait peu de menaces sanitaires pour les Européens : leur population a donc pu s'y multiplier. Dans les Caraïbes et la région de l'Amazonie, en revanche, les maladies tropicales entraînèrent une forte mortalité des Européens, qui fit baisser leur croissance démographique.La population indigène était inégalement répartie dans les Amériques. Elle était concentrée au Mexique (21 millions) ou dans les Andes (12 millions). Cinq millions d'autochtones seulement vivaient aux États-Unis, dont 200 000 dans les treize premières colonies. Cette différence de population reflétait la géographie. Le Mexique et le Pérou étaient les habitats des souches naturelles des principaux aliments locaux : le maïs, le haricot, la courge, la pomme de terre et le quinoa. Ayant été domestiquées là où elles poussaient à l'état sauvage, ces plantes étaient parfaitement adaptées à ces environnements. Et les-paysans les cultivaient depuis plus longtemps que partout ailleurs. Le maïs et le haricot, par exemple, ont été domestiqués il y a quatre mille sept cents ans ; la population mexicaine qui s'en nourrissait a donc eu quatre mille deux cents ans pour croître avant que Cortes n'arrive, en 1519. Certes, le maïs, le haricot et la courge se sont largement répandus, mais il a fallu adapter leur patrimoine génétique et leur mode de culture à des environnements différents, ce qui a ralenti leur diffusion. Ainsi, la période de croissance du maïs, qui est de cent vingt à cent cinquante jours sous les tropiques, a dû être réduite à cent jours ou moins pour que la plante puisse pousser dans des climats plus froids. Ce résultat ne fut atteint que vers l'an 1000 de notre ère. Avant, le maïs n'était largement cultivé ni dans la moitié orientale des États-Unis ni dans l'actuel Canada, si bien que la population de l'Est de l'Amérique du Nord n'a guère eu le temps de croître avant l'arrivée des Européens.Cette arrivée fut une catastrophe pour les autochtones. L'estimation moyenne de leur population est de 57 millions en 1500 ; en 1750, elle n'était peut-être plus que de 5 millions environ. Une large part de cette baisse est due à l'introduction de maladies comme la variole, la rougeole, la grippe et le typhus, contre lesquelles les autochtones n'étaient pas immunisés. Le reste est le fruit de la guerre, de l'esclavage et des mauvais traitements de la part des colons.Les conséquences de cette baisse, commune à toutes les populations indigènes, n'ont pas été identiques dans la partie nord et dans la partie sud du continent, parce que la taille de celle-ci n'était, avant le contact avec les Européens, pas la même. Au Mexique, la population indigène baissa de plus de 90 %, atteignant dans les années 1620 un étiage de 750 000. C'était encore trois fois la taille de la population qui vivait sur la côte est des États-Unis avant l'arrivée des colons. Dans les Andes, la population indigène tomba sous les 600 000 en

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1718-1720, à la suite d'une épidémie. Au Mexique, elle rebondit à partir du milieu du XVIIe siècle pour atteindre 3 millions en 1800, tandis que celle des Andes atteignait 2 millions 3. Malgré l'immigration espagnole des trois siècles précédents, les autochtones représentaient les trois cinquièmes de la population de ces régions, et les métis un autre cinquième. Les Blancs relativement aisés qui dirigeaient ces colonies formaient le reste. Cette structure raciale et économique a eu des conséquences négatives pour la croissance à long terme.En Amérique du Nord, la situation était très différente – d'abord parce qu'il y avait très peu d'autochtones. Le quart de million qui vivait sur la côte est en 1500 n'était plus que 14 697 en 1890, année où cette population fut comptabilisée pour la première fois en totalité dans le cadre du recensement des États-Unis 4. Cette chute s'est produite pour l'essentiel au XVIIe siècle, souvent même avant l'arrivée des Européens. Le débarquement des Pèlerins dans le Massachusetts, en 1620, fut en effet précédé d'épidémies en 1617-1619. Les Pèlerins virent là une bénédiction divine : « La bonne main de Dieu a jusqu'ici favorisé nos débuts. [...] En balayant de grandes multitudes d'indigènes [...] et un peu plus avant que nous n'arrivions, il a pu faire de la place pour nous ici. » Cinquante ans de guerre eurent raison du reste. La forte mortalité des autochtones et la faible mortalité des colons ont rapidement fait des colonies américaines une transplantation de l'Angleterre – à l'exception des colonies du Sud des États-Unis, où les Européens importèrent des esclaves africains pour effectuer les travaux pénibles. Mais la survie des populations indigènes n'a pas affecté le développement de l'Amérique du Nord comme ce fut le cas au sud du rio Grande.

L'économie coloniale de l'Amérique du Nord

L'implantation (settlement) européenne est le grand thème de l'histoire coloniale des États-Unis. Certains colons, en particulier en Nouvelle-Angleterre, refusant de se soumettre à l'hégémonie d'une autre confession, ont été mus par le désir de créer leur propre autocratie religieuse. Mais la plupart d'entre eux avaient des motivations économiques, et même les puritains espéraient atteindre le même niveau de vie au Massachusetts que celui qu'ils auraient pu obtenir en Angleterre.Dans l'Amérique du Nord britannique, implantation et exportation étaient étroitement liées. L'économiste canadien Harold Innis a mis en lumière cette relation avec sa « théorie des produits de base » (dite aussi des « principales ressources » ou des « matières premières ») (staples thesis). Il soutient que la croissance d'une région comme le Canada a été déterminée par celle de ses exportations – morue, bois, fourrures —vers l'Europe. La vente de ces produits fournissait l'argent permettant d'acheter des biens manufacturés – tissus, outils, livres, vaisselle, etc. Ceux-ci étaient importés de Grande-Bretagne et non pas produits dans la colonie, car les industries britanniques étaient suffisamment grandes pour réaliser des économies d'échelle ; elles pouvaient donc produire avec plus d'efficacité que les petites entreprises coloniales. « Les agriculteurs estiment qu'il est plus rentable [pour eux] de se débarrasser [i. e. d'échanger] de leur bétail et de leur blé contre des vêtements que d'en fabriquer 6. » Les Navigation Acts britanniques empêchèrent Hollandais et Français de répondre aux besoins des colonies.Les colonies dont l'économie reposait sur les matières premières avaient trois caractéristiques. Le prix de ces produits y était d'abord inférieur au prix proposé en Europe d'un montant équivalent au coût du transport. Étant liés par les échanges commerciaux, ces prix baissaient et montaient ensemble sur les deux marchés. En outre, les exportations représentaient une part importante du revenu colonial, le reste provenant des services de soutien. Enfin, les profits pour les colons et les rendements obtenus sur leur capital dépassaient ce qu'ils auraient perçu en Europe d'une marge qui couvrait les coûts et les risques de l'installation dans la colonie.

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La Pennsylvanie est une bonne illustration de ces principes. Créée en 1681, la colonie était bien adaptée à la culture du blé, et celui-ci devint son produit de base. Ses exportations concurrençaient celles de l'Irlande et de l'Angleterre dans les Antilles, dans la péninsule Ibérique et dans les îles Britanniques. Aussi les prix à Londres et à Philadelphie évoluaient-ils de concert. Cette synchronisation est visible dans la figure 14. La guerre de Sept Ans (1756-1763) et la Révolution américaine (1776-1783) sont les deux exceptions qui confirment la règle : dans ces deux périodes, le commerce étant perturbé, la corrélation des prix cessa. En plus de blé et de farine, la colonie exportait des produits du bois, des bateaux, du fer et de la potasse, et se procurait des devises étrangères grâce à sa marine marchande. Les exportations, très importantes pour l'économie de la colonie, représentaient en 1770 environ 30 % de sa production totale. Les devises obtenues grâce à ces ventes permettaient d'acheter des biens de consommation anglais.À mesure que l'économie croissait, elle attirait davantage de main-d'œuvre venue d'Europe. Au XVIIIe siècle, les salaires réels à Philadelphie ont suivi la tendance anglaise, mais à un niveau supérieur qui compensait le coût de relocalisation des colons dans une terre lointaine et sauvage (figure 15). L'Angleterre et ses colonies nord-américaines étaient alors des contrées prospères, où les salaires étaient quatre fois supérieurs au niveau de subsistance – ce qui n'était pas le cas dans des villes comme Florence, où les salaires, à la fin du XVIIIe siècle, étaient tombés au niveau minimum de subsistance.

Comme le montre la figure 15, l'économie de la Nouvelle-Angleterre n'a pas eu d'aussi bons résultats. Au début du XVIIIe siècle, les salaires dans le Massachusetts étaient au niveau de ceux de Londres mais inférieurs à ceux de la Pennsylvanie. Si le Massachusetts tient une place symbolique dans la vision populaire de l'histoire des États-Unis, son économie a toujours été précaire : il lui manquait un produit de base agricole. Un secteur exportateur s'est développé autour du poisson, du bétail, de l'huile de baleine et des produits du bois, dont les bateaux. Les Nouveaux-Anglais ont également créé une grande industrie du transport maritime, qui leur procura quantité de devises et qui, parce qu'elle concurrençait la mère patrie, contraria les mercantilistes anglais. Ces activités ne se développant pas rapidement, la demande de main d'œuvre en Nouvelle-Angleterre a progressé moins rapidement que la croissance naturelle de la population. En conséquence, les salaires ont baissé et la région a connu une émigration continuelle.Si la théorie des produits de base a été conçue pour expliquer le cas du Canada, les colonies sucrières des Caraïbes en sont la meilleure illustration. Les Européens ont découvert le sucre lors des croisades en Palestine. Après leur expulsion, la production passa à Chypre, avant de gagner les îles de l'Atlantique. L'occupation portugaise de Sao Tomé, en 1485, fut à cet égard un tournant : elle inaugura les premières grandes plantations employant des esclaves africains. Ce système fut plus tard introduit au Brésil et dans les Caraïbes, où il se révéla d'une extraordinaire rentabilité. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la Barbade, la Jamaïque, Cuba et Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti) faisaient partie des contrées les plus riches du monde.Les colonies des Caraïbes cultivaient la canne et quelques autres plantes, et en exportaient les produits en Europe. Le capital était fourni par des investisseurs européens et la main-d'œuvre par des esclaves africains, qui se révélèrent moins chers que les immigrés européens. La mortalité sur les plantations sucrières était très élevée, et les esclaves étaient si bon marché qu'on préférait la reconstituer en en achetant de nouveaux plutôt qu'en misant sur leur croissance naturelle. Quatre millions d'esclaves furent emmenés dans les Antilles britanniques, mais en 1832, au moment de l'émancipation, il n'en restait plus que 400 000. La taille de l'économie coloniale était déterminée par le volume des exportations. En Jamaïque, en 1832, les exportations de sucre, de café et des autres produits tropicaux représentaient 41 % du revenu de l'île. Le reste était constitué des activités d'appui pour les plantations (production de nourriture pour les esclaves, fournitures

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diverses, services de transport et transport maritime, représentants de la loi et des forces de l'ordre, logement des auxiliaires) et des dépenses de consommation des planteurs : domestiques et maisons de campagne. Les dépenses des planteurs dans la colonie n'étaient qu'une petite part de leur revenu, dont l'essentiel n'était pas investi en Jamaïque mais rapatrié en Grande-Bretagne.De nombreuses caractéristiques des Caraïbes ont été reproduites dans les colonies du Sud des futurs États-Unis. La région disposait de produits de base précieux : le riz et l'indigo en Caroline du Sud, le tabac en Virginie et au Maryland. Ces plantes étaient cultivées sur des plantations qui ont d'abord utilisé des travailleurs asservis anglais puis des esclaves africains. Les colonies du Sud, plus riches que celles du Nord, attiraient davantage de colons et furent la destination d'un plus grand nombre d'esclaves.La Caroline du Sud, par exemple, fut colonisée en 1670. Mais les colons, « faute de denrées adaptées au marché européen, n'avaient que quelques peaux achetées aux Indiens et un peu de cèdre avec quoi ils achevaient de remplir le bateau qui emportait les peaux à Londres ». Dans les décennies suivantes, à la recherche d'un produit de base, ils finirent par tomber sur le riz. Les exportations, de 69 livres par tête en 1700, bondirent à 900 en 1740. Dans la même période, les importations d'esclaves passèrent de 275 à 2 000 par an. Des expérimentations en matière de techniques de culture augmentèrent de moitié la productivité de la terre et du travail. La structure sociale des bandes côtières où était cultivé le riz finit par ressembler de plus en plus à celle des îles sucrières des Caraïbes. Les exportations comptaient pour plus de 30 % du total du revenu du littoral. L'économie y tournait autour du riz comme celle de la Jamaïque autour du sucre. Les Noirs devenaient très largement majoritaires dans la population.La population blanche, qui comptait pour la moitié du total dans le Sud, se retira vers l'intérieur, où prédominait la ferme familiale. Elle produisait sa propre nourriture mais sans suffire, et de loin, à ses besoins : il lui fallait pourvoir les plantations de riz en nourriture et utiliser les recettes des exportations de riz pour acheter du tissu et des biens de consommation anglais. La Virginie et le Maryland fonctionnaient de la même manière avec le tabac comme produit de base exporté.Les colonies britanniques présentaient de grandes différences en termes d'inégalité économique et sociale. Les colonies de Nouvelle-Angleterre et du littoral atlantique étaient les plus égalitaires. Il y avait des esclaves, mais l'esclavage ne tenait pas une grande place dans l'agriculture – non du fait de scrupules moraux ou de difficultés techniques, mais parce que les esclaves n'auraient pas pu produire assez de profit pour couvrir leur coût. L'abondance de la terre maintenait le prix de celle-ci à un niveau bas, ce qui fait que l'essentiel du revenu était constitué de salaires, qui étaient nécessairement largement distribués. Les colonies des Caraïbes se trouvaient à l'autre extrémité : l'essentiel de la population se composait d'esclaves, et l'inégalité était extrême. Quant aux colonies du Sud des États-Unis, elles étaient un cas intermédiaire : elles combinaient l'inégalité de la plantation à l'égalitarisme de la petite exploitation de la frontière.Mais les économies des colonies nord-américaines avaient un avantage qui était de bon augure pour l'avenir : le niveau d'alphabétisation des colons blancs était au moins aussi élevé qu'en Angleterre, c'est-à-dire un des premiers au monde (tableau IV, p. 35). Au moment de la Révolution américaine, en Virginie et en Pennsylvanie, 70 % des hommes libres pouvaient signer de leur nom, contre 65 % en Angleterre. En Nouvelle-Angleterre, grâce à l'école publique et obligatoire, le taux était proche de 90 %.Pourquoi ce niveau était-il si élevé dans les colonies ? Pour la même raison qu'en Angleterre : le rendement économique. Le niveau de vie des colons dépendait tellement du commerce et des marchés étrangers qu'il y avait un profit direct à savoir lire, écrire et compter. Le système juridique, lui aussi, rendait ces compétences précieuses, car les contrats et les titres fonciers étaient des documents écrits. La volonté des Puritains de lire la Bible a pu jouer un rôle dans le fait que le niveau d'alphabétisation était supérieur au Massachusetts à ce

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qu'il était en Angleterre ou en Pennsylvanie. Cependant, la dépendance de la colonie vis-à-vis du commerce et du transport maritime constitua un puissant ressort économique pour la scolarisation.

L'économie coloniale de l'Amérique latine

L'Amérique latine a suivi diverses trajectoires de développement, toutes différentes de celles des futurs États-Unis, et aucune n'a réussi. Nous distinguerons (1) le Brésil et les Caraïbes, (2) le cône sud (Argentine, Chili, Uruguay), (3) le Mexique et les Andes.Nous avons déjà abordé les économies des Caraïbes ; le Brésil a connu des évolutions similaires, mais sur une échelle plus grande compte tenu de sa taille. Le pays était assez proche de l'Europe pour exporter du sucre, que les Portugais avaient introduit de Sao Tomé au début du XVIe siècle. Au départ, les plantations fonctionnaient avec des esclaves d'origine américaine, mais on les remplaça vite par des Africains, ce qui permit le premier boom des matières premières. Entre 1580 et 1660, le Portugal et l'Espagne étaient unis. La guerre des Pays-Bas contre l'Espagne s'étendit au Portugal et, de 1630 à 1654, le Pernambouc, la région brésilienne du sucre, fut occupé par les Néerlandais. Quand ils partirent, ils emportèrent leur connaissance de la production sucrière et en introduisirent la culture dans les Caraïbes. Les producteurs de ces îles étaient plus proches de l'Europe et pouvaient pratiquer des prix inférieurs à ceux de leurs rivaux du Brésil : le prix du sucre à Amsterdam passa ainsi de trois quarts de florin par livre en 1589 à un quart en 1688. À ce prix, les plantations brésiliennes ne pouvaient pas rivaliser, et cela mit fin au boom brésilien du sucre. L'histoire économique du pays vit dans les trois siècles suivants se succéder plusieurs booms des matières premières : l'or (début du XVIIe siècle), le café (1840-1930) et le caoutchouc (1879-1912). À chaque fois, on exportait un produit vers l'Europe et on importait des esclaves ou des colons pour le cultiver. Comme le sucre dans les Caraïbes – mais pas comme aux États-Unis —, les booms des matières premières au Brésil n'ont jamais abouti à une croissance économique moderne. Pourquoi ?Le cône sud de l'Amérique latine avait un point commun avec l'Amérique du Nord : une petite population autochtone y avait été décimée par la maladie, la guerre et les mauvais traitements des Européens. Les pampas pouvaient produire du bœuf et du blé au moins aussi bien que la Pennsylvanie, mais l'Argentine était trop loin de l'Europe pour que cela pût se faire durant la période coloniale. L'Argentine ne put mettre sur pied qu'un petit secteur exportateur de peaux. Le Chili était encore plus éloigné. L'histoire économique de ces pays n'a vraiment commencé qu'au milieu du XIXe siècle, une fois que les navires eurent fait des progrès suffisants pour que leurs exportations puissent être compétitives en Europe.Les plus importantes colonies espagnoles étaient le Mexique et les Andes, et leur histoire a été déterminée par la conquête. Si les colons d'Amérique du Nord tombèrent sur des populations indigènes qui pratiquaient une agriculture sur brûlis sur une terre faiblement peuplée, les Espagnols, eux, trouvèrent à leur arrivée des populations nombreuses, de grandes villes, une agriculture productive, une organisation politique et religieuse aussi hiérarchique que la leur, et quantité d'or et d'argent. Les conquistadors renversèrent les rois aztèques et incas, et prirent leur place. L'or et l'argent furent pillés. Les religions indigènes furent supprimées, leurs textes brûlés, et le catholicisme établi. Les autochtones furent réduits à une race subalterne dont le sort était de subvenir aux besoins des conquérants. Des centaines de milliers d'Espagnols partirent en Amérique chercher fortune.Les Aztèques et les Incas exploitaient leurs sujets en exigeant d'eux hommage et travail : les Espagnols en firent autant. Les salaires indigènes étaient extrêmement bas : dans les années 1530, un natif mexicain employé à plein temps ne gagnait qu'un quart du prix du panier de biens de subsistance (figure 16). Cela ne

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permettait pas à une famille de survivre. Les abus étaient si graves qu'en 1542 la Couronne espagnole interdit l'esclavage indigène et limita le pouvoir des conquistadors.Entre-temps, la population autochtone s'effondra, mais il en survécut assez pour que son exploitation continuât d'être rentable. Le travail forcé fut une des stratégies utilisées. Dans les années 1570, le mita, système inca de conscription du travail, fut remis en vigueur pour fournir des ouvriers aux mines d'argent de Potosi. Le Mexique suivit les précédents aztèques avec sa propre forme de travail forcé, le repartimento. La Couronne octroya aussi des terres inoccupées aux Espagnols : les haciendas. Au début du XVIIe siècle, plus de la moitié des terres agricoles de la vallée du Mexique avaient été acquises par ce moyen par de riches Espagnols. Le reste des terres étaient possédées en commun par les autochtones, qui pratiquaient une agriculture itinérante. Une population indigène importante, occupant la terre en tenure communautaire : voilà qui était sans équivalent dans les colonies d'Amérique du Nord.L'autre grande différence avec celle-ci était la géographie, qui empêchait le Mexique et le Pérou d'exporter des produits de base agricoles. Cela n'a rien d'étonnant s'agissant du Pérou, si éloigné de l'Europe. D'ailleurs, les marchés de la côte ouest de l'Amérique étaient bien mieux intégrés avec l'Asie. Les Espagnols avaient des galions entre Acapulco et Manille, qui échangeaient des pièces d'argent contre de la soie et du thé chinois. À la fin du XVIIIe siècle, de « nombreux vaisseaux français, anglais et américains » achetaient des peaux de phoque aux autochtones de l'actuelle Colombie britannique et les vendaient à la Chine. « Le prix des peaux, tandis qu'il montait sur la côte de l'Amérique, baissait fortement en Chine. »Le Mexique est un cas plus complexe. Veracruz, son port sur les Caraïbes, n'était pas plus éloigné de l'Europe que la Nouvelle-Orléans. Le problème était le coût élevé du transport des marchandises entre la mer et le plateau intérieur, situé à une altitude de plusieurs milliers de mètres. La route de Veracruz à Mexico fut « améliorée » à plusieurs reprises – au milieu du XVIIIe siècle et en 1804. Mais les produits devaient toujours être transportés à dos de mule plutôt qu'en charriot. C'était bien trop coûteux pour qu'il soit rentable d'exporter ou d'importer des produits agricoles, et cela ne procurait qu'un faible niveau de protection aux manufactures locales. L'isolement fut encore accentué par les lois espagnoles qui interdisaient le commerce avec tout autre pays que l'Espagne et qui étaient destinées, comme leur équivalent anglais, à réserver le marché colonial aux industriels espagnols.L'argent est le seul produit ou presque que le Mexique et les Andes pouvaient alors exporter. Dès que les Espagnols eurent conquis les peuples autochtones, ils partirent à la recherche de métaux précieux. Les plus grandes découvertes furent celles des mines de Potosi, en Bolivie (1545), et des mines mexicaines de Zacatecas (1545), Guanajuato (1550) et Sombrerete (1558).Il était très désavantageux de faire de l'argent le principal produit d'exportation, et cela empêcha largement le Mexique et les Andes de s'inspirer du développement de l'Amérique du Nord. En premier lieu, l'argent était inflationniste. Les économies du Mexique et du Pérou étaient fondées sur la frappe de la monnaie, et l'augmentation de l'offre de monnaie dans ces deux pays a fait monter leurs prix et leurs salaires au-dessus du niveau mondial. Au Mexique, le blé était ainsi de quatre à dix fois plus cher qu'à Amsterdam. Les salaires y étaient du double de ceux de l'Italie ou de l'Inde, et ceux des pays andins du double de ceux du Mexique. Ces écarts n'étaient soutenables qu'en raison du coût élevé du transport, des restrictions au commerce imposées par l'Espagne qui bloquaient les importations bon marché (même si la contrebande fut un problème sans fin), et des coûts supportés par l'industrie espagnole elle-même, eux aussi gonflés par l'argent du Nouveau Monde. Par ailleurs, l'argent ne créait pas beaucoup d'emplois. Les mines d'argent mexicaines, en 1597, employaient 9 143 hommes, et Potosi, en 1603, de 11 000 à 12 000 – mais seulement 4 959 vers 179016. Ces chiffres étaient négligeables au regard de la totalité de la force de travail, et ils étaient bien inférieurs aux

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chiffres impliqués dans la production des exportations agricoles d'Amérique du Nord. Enfin, l'essentiel du revenu tiré de l'exploitation de l'argent, au lieu d'être distribué à une large part de la population, s'accumulait dans les mains d'un petit cercle de riches propriétaires. C'est ainsi que l'argent a contribué aux inégalités extraordinairement élevées en Amérique latine.Le Mexique n'était pas une économie de matières premières sur le modèle nord-américain. En 1800, les exportations ne représentaient que 4 % du PIB. L'essentiel de l'économie du pays n'avait rien à voir avec les exportations. Aussi la distribution du revenu au Mexique a-t-elle suivi des lois différentes de celles des colonies britanniques. En Amérique du Nord, le travail et le capital étaient attirés dans les colonies parce qu'il y avait des possibilités d'exportation, mais le niveau des rendements était fixé en Angleterre, avec qui la colonie devait rivaliser pour trouver des colons et des investissements. Au Mexique, les salaires étaient déterminés par des facteurs internes : la coercition vis-à-vis des populations autochtones, l'équilibre entre la terre et la main d’œuvre, et l'efficacité de l'économie. Les deux premiers ont été les plus déterminants dans la période d'effondrement de la population antérieure à 1650 ; le troisième fut décisif dans la période de croissance démographique qui suivit.Avant 1650, le Mexique suivit une évolution commune à nombre d'économies préindustrielles : il y avait une corrélation inverse entre la population et les salaires. Dans les années 1520, quand les Espagnols sont arrivés, la population était très nombreuse et les salaires très bas (figure 16). Et le régime des conquistadors fit encore baisser les salaires en dessous du niveau impliqué par le niveau élevé de la population. Avec l'effondrement de la population autochtone, le salaire réel augmenta (malgré les efforts faits pour contraindre la main-d'œuvre) et atteignit à peu près la valeur de 1 au milieu du XVIIe siècle. Avec ce salaire, un ouvrier à temps plein ne pouvait offrir à sa famille qu'un niveau minimal de confort.La population mexicaine passa ensuite de 1-1,5 million d'individus en 1650 à 6 millions en 1800. Durant cette période – et c'est très important –, la relation inverse entre salaire et population cessa : le salaire atteignit deux fois le niveau de subsistance, alors même que la population augmentait. L'offre de travail et le salaire ne pouvaient augmenter tous deux que si la demande de travail croissait plus vite que l'offre. La hausse de la demande de travail reflétait celle de la productivité de l'ensemble de l'économie. L'agriculture fut transformée par l'intégration de cultures et d'animaux venus d'Europe (blé, mouton, bovin) aux côtés des cultures indigènes (maïs, haricot, courge, tomate, piment). Le transport fut révolutionné par l'introduction d'animaux de trait européens (le cheval et la mule). L'activité manufacturière connut un certain essor grâce à la fabrication de nouveaux produits (tissus de laine) et à la concentration de la production dans des régions spécialisées, qui favorisa la division du travail. On retrouve ici les caractéristiques de l'industrie anglaise qui la rendaient plus productive que l'industrie américaine et qui ont empêché l'industrialisation dans les colonies. Au Mexique et dans les Andes, en revanche, l'isolement et la taille importante des populations rendaient le développement industriel possible. L'essor de l'économie latino-américaine, bien sûr, a eu lieu sous le pouvoir espagnol, ce qui montre que les politiques suivies par l'Espagne, si peu libérales soient-elles, n'ont pas été assez nocives pour empêcher l'expansion économique.Si l'économie mexicaine a crû durant la période coloniale, la société est restée notablement inégale. La population était divisée en catégories raciales juridiquement définies, chaque division correspondant à des clivages économiques. Une étude montre que la classe supérieure espagnole (10 % de la population) disposait de 61 % du revenu total, tandis que les paysans indigènes (60 % de la population) n'en totalisaient que 17 %'R. Bien plus forte au Mexique qu'en Nouvelle-Angleterre et dans les colonies du littoral atlantique, l'inégalité était probablement similaire à celle des Caraïbes et des régions de plantation du Sud des États-Unis, même si

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cela est difficile à mesurer de façon précise aujourd'hui. Après l'indépendance, ce niveau d'inégalité s'est révélé préjudiciable pour la croissance.

L'indépendance : les États-Unis

Les États-Unis ont déclaré leur indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne en 1776 ; ils ont créé leur propre système de gouvernement et adopté une Constitution en 1787. L'économie du pays a décollé dans la période qui a précédé la guerre de Sécession (1790-1860). La population a été multipliée par huit et le revenu par tête par deux.On peut présenter l'économie des États-Unis d'avant la guerre de Sécession comme un autre exemple de la théorie des produits de base.Le tabac, le riz et l'indigo perdirent de leur dynamisme, remplacés par le produit de base par excellence : le coton. Avec la révolution industrielle, la demande grimpa en effet fortement en Grande-Bretagne. Le coton était cultivé en Géorgie, mais l'activité resta peu rentable jusqu'à l'invention de l'égreneuse de coton par Eli Whitney en 1793. Elle se répandit ensuite dans tout le Sud du pays. La culture se faisait dans de grandes plantations d'esclaves, et les importations d'esclaves augmentèrent jusqu'à leur interdiction par le Congrès, en 1808. Dans la première moitié du siècle, le nombre d'esclaves s'accrut en raison de la croissance naturelle de la population, et cette augmentation fut justifiée économiquement par l'expansion rapide de l'industrie du textile de coton. Dans les années 1850, le coton était extrêmement rentable, et l'esclavage n'aurait pas pris fin sans la guerre de Sécession (1861-1865).Les partisans de la théorie des produits de base pensent que les exportations de coton ont tiré l'ensemble de l'économie des États-Unis. D'après eux, l'agriculture du Midwest s'est développée pour fournir en nourriture les plantations – cette idée a été largement débattue. La culture du coton aurait été responsable de l'industrialisation du Nord-Est du pays, car ses produits trouvaient leurs marchés dans les plantations du Sud et les fermes de l'Ouest.L'industrialisation des États-Unis a également reposé sur quatre politiques de soutien qui formèrent au XIXe siècle le « modèle standard » de développement économique. La première fut l'éducation de masse. De grands pas dans cette direction avaient été faits durant la période coloniale ; ils furent poursuivis au XIXe siècle, pour des raisons de plus en plus économiques. Les trois autres politiques ont été proposées par Alexander Hamilton dans son Report on Manufactures (1792). Il s'agissait d'améliorer les transports pour étendre le marché, de créer une banque nationale pour stabiliser la monnaie et assurer une offre de crédit, et d'établir des barrières douanières pour protéger l'industrie. Sans celui-ci, les achats de produits industriels du Sud et de l'Ouest du pays n'auraient pas conduit à l'industrialisation, car la Grande-Bretagne, comme pendant la période coloniale, aurait pu satisfaire la demande.Le sénateur Henry Clay surnomma les propositions d'Hamilton le « système américain » ; elles furent pourtant appliquées dans de nombreux pays après leur popularisation par Friedrich List. La Constitution des États-Unis elle-même fut un premier pas vers leur mise en œuvre, car elle abolit les droits de douane entre les États de la Fédération et créa la base légale d'un marché national. Les étapes suivantes furent franchies avec la construction, en 1811-1818, de la Cumberland Road, qui reliait le fleuve Potomac au fleuve de l'Ohio, puis avec celle du canal de l'Érié, reliant l'Hudson au lac Érié (1817-1825) ; sans oublier la création de la première puis de la seconde Banque des États-Unis, en 1796 et 1816, et l'augmentation des droits de douane à partir de 1816.

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Avant 1816, les États-Unis ne disposaient que d'une faible protection douanière. Mais les guerres napoléoniennes prirent pour cible le transport maritime américain, ce qui entraîna des mesures protectionnistes aux États-Unis, des embargos sur le commerce et une guerre avec la Grande-Bretagne en 1812. L'industrie des États-Unis se développa à l'abri de ces barrières. Après la défaite de Napoléon à Waterloo, ils promulguèrent le tarif de 1816 pour protéger leur industrie, avec des droits de douane de 20 % sur la plupart des marchandises et de 25 % sur les textiles. Les taux furent relevés en 1824 et en 1828, mais cette politique de taux élevés était controversée et les taux furent allégés en 1846.Le protectionnisme devint une politique caractéristique des États-Unis quand les intérêts du Nord dominèrent le pays. La guerre de Sécession accrut le besoin pour l'État fédéral de trouver des revenus, et les droits de douane furent relevés en 1861 (le Morrill Tariff). Au cours du siècle suivant, ils ne cessèrent d'augmenter, atteignant un sommet en 1930 avec le Smoot-Hawley Tariff. Le Royaume-Uni, qui appliquait le libre-échange depuis la fin des lois sur le blé (Corn Acts) de 1846 et sur la navigation (Navigation Acts) de 1849, adopta un tarif douanier en 1932. La plupart des pays réagirent de la même façon à la Grande Dépression. Ce n'est que depuis la Seconde Guerre mondiale que les États-Unis ont cherché à défaire le système de protection, estimant que leurs intérêts seraient mieux servis par la pénétration des marchés des autres pays que par la protection de leur marché intérieur.L'industrie du coton s'est développée rapidement derrière la barrière douanière. Dans les années 1850, l'industrie britannique était la première du monde et transformait 290 000 tonnes de coton brut par an ; les États-Unis étaient seconds (110 000 tonnes), très loin devant la France, troisième avec 65 000 tonnes 19. Alexander Hamilton et Henry Clay auraient été heureux de voir que l'élan donné à l'économie par les exportations de coton avait conduit à de tels progrès.Mais cette conclusion accorde une importance trop grande aux exportations de produits de base. D'abord, si le coton et plus tard le blé ont été une source importante de recettes à l'export, le total des exportations entre 1800 et 1860 n'a jamais représenté que 5 à 7 % du PIB. C'était très en dessous des 30 % de la Pennsylvanie et du littoral de la Caroline du Sud, sans parler des 41 % de la Jamaïque. Les exportations de coton et de blé n'étaient pas suffisantes pour tirer l'économie d'avant la guerre de Sécession. En outre, le marché du travail a mieux fonctionné que ne le prévoit la théorie des produits de base. Au XVIIIe siècle, le salaire réel en Pennsylvanie était marginalement supérieur au salaire réel en Angleterre, ce que l'on peut considérer comme normal puisque les États-Unis se développaient et attiraient des immigrés européens (figure 15). Avec l'indépendance des États-Unis et la guerre en Europe, le marché atlantique du travail s'est désintégré ; le salaire réel ne cessa d'augmenter aux États-Unis, alors qu'il stagna en Grande-Bretagne durant toute la révolution industrielle. Dans les années 1830, les salaires réels aux États-Unis étaient deux fois plus élevés que les salaires réels britanniques. Si la théorie des produits de base avait joué, l'immigration aurait dû les maintenir à un niveau inférieur.Cette hausse du PIB et des salaires montre que les États-Unis avaient développé une capacité à obtenir par eux-mêmes une productivité croissante. La grande question de la théorie des produits de base est de savoir quand et comment une économie va se développer au-delà de sa dépendance à telle ou telle matière première. Les États-Unis, à l'évidence, ont réussi la transition dans la première moitié du XIXe siècle.Une explication vénérable – l'hypothèse de Habakkuk – veut que le niveau élevé des salaires réels était dû à l'abondance de terres disponibles sur la frontière : pourquoi travailler pour de faibles salaires à New York ou à Philadelphie quand on peut partir dans l'Ouest et créer sa ferme ? Les salaires élevés incitaient en outre les entreprises à inventer des technologies économes en main-d'œuvre, ce qui poussa à la hausse le PIB par tête et contribua à augmenter encore davantage les salaires. Avec la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, les États-

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Unis sont une des quelques économies qui, dans les deux cents dernières années, ont toujours été pionnières en matière de haute productivité et de technologie intensive en capital.On peut observer ces forces à l'œuvre dans l'industrie du textile de coton. Si celle-ci a eu besoin d'une protection douanière pour réussir, elle n'a toutefois pas suffi. Le succès des textiles de coton est lié à des percées technologiques qui ont permis de mettre au point des techniques extrêmement économes en travail. Le coût élevé du travail a conduit les entreprises à expérimenter des machines dès les années 1770, mais le succès commercial nécessitait des ouvriers et des cadres technologiquement expérimentés. En 1793, Samuel Slater, qui avait travaillé dans une fabrique anglaise, créa puis dirigea la première fabrique américaine qui connût une réussite commerciale. L'avancée suivante fut la construction par la Boston Manufacturing Company, à Waltham, Massachusetts, en 1813, d'une usine intégrée de filage et de tissage utilisant la vapeur. Francis Cabot Lowell la créa après avoir visité la Grande-Bretagne et vu les métiers à vapeur, qu'il dessina de mémoire. Les modèles de production furent mis au point par l'ingénieur de Lowell, Paul Moody. Un des traits remarquables du système Lowell-Moody, c'est la manière dont la technologie britannique a été repensée pour satisfaire aux conditions rencontrées aux États-Unis. Comme le salaire réel y était, dans les années 1820, d'un niveau supérieur au salaire réel britannique, les États-Unis adoptèrent le métier à vapeur plus vite que la Grande-Bretagne. Ils étaient en train de prendre la tête de la technologie industrielle mondiale.Les progrès ne sont pas restés limités aux textiles de coton. En 1782, Oliver Evans construisit la première minoterie automatique. Avant le XIXe siècle, les systèmes de détente du pistolet et du fusil étaient faits sur mesure, et pour que le mécanisme fonctionne, l'armurier devait ajuster chacun des éléments le composant. Le Français Honoré Blanc et l'Américain Eli Whitney furent les premiers à concevoir et à expérimenter des éléments interchangeables, mais ils ne purent le faire à grande échelle avant l'invention de la fraiseuse, vers 1816. Aux États-Unis, les arsenaux du gouvernement, qui se trouvaient dans les années 1820 à Springfield et Harpers Ferry, fabriquaient des éléments interchangeables pour les mousquets. À l'Exposition de 1851, les armes à feu exposées par les États-Unis au Crystal Palace impressionnèrent tant les Britanniques qu'ils envoyèrent une délégation étudier le « système américain ». L'interchangeabilité s'étendit aux fabricants d'armes privés comme Colt, puis aux fabricants de montres au milieu du XIXe siècle, puis à la machine à coudre, à la machine-outil agricole et enfin à l'automobile, où elle constitua une composante du système de chaîne de montage Ford. Le succès de l'économie des États-Unis reposa sur l'application d'une ingénierie inventive dans tout le spectre industriel. L'incitation à la mécanisation fut fournie par le coût élevé du travail. Pour que cela réussît, il fallait un vaste réservoir d'inventeurs potentiels. Quand éclata la Première Guerre mondiale, l'interaction du défi et de la réponse avait fait des États-Unis le leader mondial en termes de productivité.

L'indépendance : l'Amérique latine

L'empire espagnol, alliance de la monarchie et des élites coloniales blanches, a duré trois cents ans. Au XVIIIe siècle, les rois Bourbons d'Espagne essayèrent de créer un État fiscal et militaire moderne, mais les colonies résistèrent à leurs exigences en matière de revenu. Cette résistance à Madrid fut toutefois tempérée par les divisions raciales et économiques de la société coloniale. Lors de la révolte de Tupac Amaru, en 1780, les diverses attaques contre les Blancs et contre leurs biens ne furent qu'un des nombreux et désagréables rappels des dangers qui menaçaient la base de tout l'édifice social. En 1808, l'invasion de l'Espagne par Napoléon précipita de fait l'Amérique espagnole dans l'indépendance. Le rétablissement de l'empire se révéla ensuite impossible. Au Mexique, par exemple, en 1810, Miguel Hidalgo prit la tête d'une révolte indigène

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contre le joug des peninsulares (les Blancs nés en Espagne). Si cela plut d'abord aux créoles (les Blancs nés au Mexique), la violence des autochtones contre les Blancs en général empêcha l'unification du mouvement contre Madrid, et la révolte fut matée. L'indépendance fut conquise en 1821 après un coup d'État des créoles, soucieux de préserver des privilèges menacés par la montée du libéralisme en Espagne.L'indépendance provoqua des décennies de stagnation économique, enracinée dans les dilemmes d'une société coloniale. Une concurrence internationale plus forte affaiblissait déjà le secteur industriel mexicain à la fin du XVIIIe siècle. Cela se traduisit, comme en Inde, par une désindustrialisation, qu'Alexander von Humboldt expliquait en ces termes : « La ville de Puebla était jadis célèbre pour ses fabriques de chapeaux et de faïence (loza). » Au début du XVIIIe siècle, les exportations « dans ces deux branches de l'industrie animaient le commerce entre Acapulco et le Pérou ». Les importations européennes le détruisirent. « Les communications entre Puebla et Lima sont aujourd'hui rares ou inexistantes, et les fabriques de faïence ont tellement décliné, en raison du faible prix du grès et de la porcelaine importée d'Europe à Veracruz, que sur les quarante-six fabriques qui existaient encore en 1793, il ne restait en 1802 que seize fabriques de faïence et deux de verre. » Et les salaires réels passèrent de deux fois le niveau de subsistance en 1780 au minimum vital dans les années 1830.L'industrie textile souffrit également des importations britanniques. La plupart des tissus mexicains étaient en laine, et les cotons étaient importés de Catalogne. Quand, dans les années 1790, le blocus britannique de l'Espagne mit fin aux importations, la production de tissu de coton décolla à Puebla. Mais le boom fut de courte durée, car les importations espagnoles reprirent à partir de 1804, et le pays, après l'indépendance, fut envahi de tissus britanniques bon marché. L'industrie mexicaine du coton s'effondra. Le Mexique réagit en combinant le système états-unien de Henry Clay et les propositions de List pour l'Allemagne. Lucas Alaman, le ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères, imposa des droits de douane sur les importations de tissu de coton et canalisa une partie des recettes vers la Banco de Avio, qui finança les achats de biens d'équipement pour de nouvelles usines. Cela ne suffit cependant pas à créer un marché national, car les droits de douane internes subsistèrent et les transports furent peu améliorés. L'éducation de masse fut, elle aussi, ignorée.Les résultats furent donc mitigés. D'un côté, trente-cinq filatures de coton furent créées entre 1835 et 1843. Les salaires réels augmentèrent également à partir de 1840. De l'autre, comme les machines étaient importées, de même que les ingénieurs qui les installaient et contrôlaient leur fonctionnement, il n'y avait pas d'incitation à créer une industrie de biens d'équipement. Les filatures ne conduisirent donc nulle part. Au milieu du XIXe siècle, l'industrie du coton entra en stagnation, et le développement des autres secteurs resta limité. Il n'y eut pas d'avancée générale comme aux États-Unis.Il y eut un nouvel épisode de croissance économique durant la période dite du « porfiriat », entre 1877 et 1911, sous la dictature de Porfirio Diaz. Celui-ci appliqua la stratégie de développement du XIXe siècle avec plus de rigueur qu'Alaman. Un marché national fut créé grâce à un programme extensif de construction de voies ferrées et à l'abolition des taxes sur les biens qui traversaient les frontières intérieures de la Fédération. On se servit des droits de douane pour soutenir l'industrie mexicaine. Autre innovation politique : au lieu de compter sur des banques d'investissement nationales pour trouver des capitaux, on recourut à l'investissement étranger. Celui-ci devint aussi le vecteur d'introduction de technologies avancées.Le développement économique sous la dictature de Diaz fut un succès mitigé. La croissance industrielle a certes atteint des niveaux impressionnants, et le PIB par tête est passé de 674 $ en 1870 à 1 707 $ en 1911. Mais la contribution locale au progrès technologique est restée limitée, car les ingénieurs étrangers se contentaient d'installer des usines conçues ailleurs, ce qui fait que le développement ne s'est pas diffusé au-

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delà des industries soutenues par l'État. Il n'y eut pas, de surcroît, de large distribution des gains de la croissance. Sous le régime de Diaz, les salaires réels tendirent même à baisser. La révolution éclata en 1911.

Éducation et invention

Pourquoi la croissance économique a-t-elle été beaucoup plus rapide aux États-Unis qu'au Mexique ? Selon une interprétation faisant autorité, le succès des premiers serait dû à la « bonne qualité » de leurs institutions, et l'échec du second à la « mauvaise qualité » des siennes. Mais de quelles institutions parle-t-on ? Les avantages des États-Unis étaient les suivants : le système anglais de droits de propriété et de tribunaux, le contrôle législatif (et judiciaire) sur l'exécutif, l'égalitarisme (mais pas dans le Sud du pays), la démocratie et les politiques de laisser-faire (mais pas en matière de droits de douane). Le Mexique avait pour handicaps la propriété collective des terres, l'extrême inégalité sociale et raciale, et un système politique qui perpétuait les pires aspects de l'héritage colonial : des tribunaux en conflit les uns avec les autres, un État exerçant un contrôle trop étroit sur les entreprises, et un système fiscal inefficace (on peut cependant se poser des questions sur l'importance de ces divers facteurs, eu égard à la croissance obtenue durant la période coloniale).En réalité, l'impact de la politique économique sur l'économie a été plus important que celui de ces institutions. La stratégie de développement du XIXe siècle a ainsi été inaugurée par les États-Unis dès le début du siècle. La Constitution, en supprimant les droits de douane internes, créa un marché national, et le progrès des transports bénéficia de l'invention de nouvelles technologies (bateau à vapeur, chemin de fer) ; en 1816, fut érigée une barrière douanière protectrice, un système bancaire national fut créé pour stabiliser la monnaie, et l'éducation de masse commença dans la période coloniale. Le Mexique appliqua ces politiques de façon progressive : les droits de douane et les banques dans les années 1830, le marché national à partir de 1880, et l'éducation de masse à la fin du XXe siècle. La politique éducative a joué un rôle considérable dans les trajectoires de développement des deux pays.Leurs trajectoires technologiques reflètent les différences en matière d'offre et de demande de technologie. Dès 1800, aux États-Unis, les salaires réels étaient largement supérieurs aux salaires anglais. Ce différentiel créa une demande d'équipements économes en main-d'œuvre. À mesure qu'apparaissaient les inventions et qu'augmentait la productivité, les salaires continuèrent d'augmenter, et le processus ne fit que s'autorenforcer. Au Mexique, en revanche, les salaires étaient bien plus bas, et il n'y avait pas d'incitation à innover.L'offre de technologie était aussi bien plus forte aux États-Unis qu'au Mexique. Cela ne s'explique ni par la religion ni par le caractère médiéval ou irrationnel de la culture mexicaine. Nous le savons par Alexander von Humboldt, grand géographe et pilier de la science allemande, qui vécut à Mexico en 1803. Il était impressionné par la science mexicaine. « Aucune ville du nouveau continent, pas même les États-Unis, n'a d'établissements scientifiques aussi grands et solides que la capitale du Mexique. » Humboldt citait en exemple son université, son école des mines, ses instituts d'art, son jardin botanique et ses savants. La culture scientifique se diffusait dans le peuple par les conférences publiques, et l'éducation scientifique était vivante dans les provinces. « Un voyageur européen ne saurait assurément qu'être surpris de voir dans l'intérieur du pays, sur les frontières mêmes de la Californie, de jeunes Mexicains raisonner sur la décomposition de l'eau dans le processus d'amalgamation avec l'air libre. »Ce n'est pas l'absence des Lumières qui a fait prendre du retard au Mexique, mais une pénurie générale de compétences de la main d'œuvre. L'alphabétisation en est un bon indicateur. Aux États-Unis, plus de 70 % des

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hommes blancs adultes, à la fin du XVIIIe siècle, étaient alphabétisés, et près de 100 % en 1850. Les esclaves noirs (14 % de la population), en revanche, étaient presque totalement analphabètes, si bien que le taux d'alphabétisation de la population adulte totale était de 86 %. Au Mexique, les Blancs étaient également très alphabétisés, contrairement au reste de la population : « L'élite blanche est la seule où nous trouvions [...] quelque chose qui s'apparente à une culture intellectuelle. » Dans ce pays, les Blancs ne représentaient que 20 % de la population ; le niveau d'alphabétisation total du pays était donc du même ordre.L'importance technologique de cette différence ressort clairement de la vie des inventeurs aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Presque tous étaient instruits. Pour des personnes ne sachant ni lire ni écrire, il était difficile d'inventer, car la littérature technique ne leur était pas accessible. En outre, les inventeurs dirigeaient des entreprises dans lesquelles ils correspondaient, nouaient des contacts, obtenaient des brevets, négociaient avec des clients. Pour faire partie de ce monde, il fallait être capable de lire et d'écrire. Aux États-Unis, la quasi-totalité de la population masculine blanche était susceptible d'en faire partie. Au Mexique, 80 % de la population en était exclue. Les possibilités d'ingénierie créative s'en trouvaient réduites d'autant.La raison immédiate de la différence entre les deux pays est évidente : il y avait davantage d'écoles aux États-Unis qu'au Mexique. En Nouvelle-Angleterre, grâce à au financement des écoles par l'État et à la scolarisation obligatoire, la quasi-totalité de la population masculine a pu apprendre à lire et à écrire au cours de la période coloniale. Horace Mann dirigea le renouveau de l'éducation au Massachusetts, et un système modelé sur celui de la Prusse fut adopté en 1852. Le mouvement de l' « école commune » (common school movement) s'étendit à d'autres États du Nord, où il correspondait aux besoins de l'industrie. L'éducation de masse devint aussi caractéristique des États-Unis que les droits de douane élevés. En 1862, Justin Smith Morrill, le représentant du Vermont, qui avait défendu l'année précédente la loi sur des droits de douane protecteurs, déposait une loi pour accorder aux États des terres fédérales afin d'y créer des universités. Plus de soixante-dix « facultés à concessions foncières » (land grant colleges) virent ainsi le jour. Entre 1910 et 1940, le « mouvement des lycées » vit la création dans tout le pays d'écoles secondaires publiques. Et les lycées et les universités se sont encore développés depuis la Seconde Guerre mondiale.Il n'y eut pas d'essor comparable de l'éducation au Mexique avant le XXe siècle. La révolution entraîna une plus forte scolarisation, mais plus de la moitié des adultes étaient encore analphabètes en 1946. Certes, l'éducation s'est fortement développée à tous les niveaux au cours du dernier demi-siècle, mais pour le Mexique, c'est arrivé deux cents ans trop tard.Pourquoi les États-Unis et le Mexique ont-ils suivi des trajectoires différentes ? Si la demande d'instruction a été plus grande dans les États-Unis coloniaux qu'au Mexique, c'est parce que les colonies d'Amérique du Nord étaient des économies reposant sur les matières premières et que les colons espéraient atteindre un niveau de vie européen en vendant une large part de leur production pour acheter des biens de consommation anglais. Cette activité commerciale était facilitée par la capacité de lire et d'écrire. Au Mexique, la population indigène était commercialement bien moins active et jugeait donc ces compétences moins utiles.Les gouvernements ont aussi davantage veillé à créer des écoles aux États-Unis qu'en Amérique latine. Les économies égalitaires de la Nouvelle-Angleterre ou des États du littoral atlantique ont servi de fondement à des politiques démocratiques qui fournissaient des services publics très demandés, comme l'éducation. Le Mexique, en revanche, était dirigé par une élite blanche dont les intérêts n'étaient pas servis par la scolarisation des masses. Celles-ci sont donc restées sans instruction. L'inégalité était élevée, et les gouvernements, dans les Andes ou dans les colonies fondées sur la main-d'œuvre servile comme les Caraïbes ou le Brésil, représentaient de petites élites : c'est pourquoi la scolarisation est restée limitée en Amérique latine.

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Les États-Unis sont un cas très instructif, car leur région la plus prospère durant la période coloniale reposait aussi sur le travail des esclaves. Pourquoi n'a-t-elle pas connu le sort de la Jamaïque ou du Brésil ? Après l'abolition de l'esclavage et la fin de la Reconstruction, les États du Sud des États-Unis étaient eux aussi très inégaux et gouvernés par une élite qui n'avait guère intérêt à l'éducation de la population afro-américaine. Pour celle-ci, l'accès à une école de qualité y est resté difficile jusqu'à la fin de la ségrégation, dans les années 1960. C'est une des principales raisons qui expliquent que cette région est devenue la plus pauvre du pays. La différence majeure entre les États-Unis et l'Amérique latine était la part de la population socialement exclue. Aux États-Unis, les Afro-Américains représentaient un septième du total, tandis que les indigènes et les Noirs en Amérique latine en formaient jusqu'aux deux tiers. Si les États-Unis avaient traité 70 % de leur population comme ils traitaient les Afro-Américains, cela ne se serait pas seulement traduit par une injustice à grande échelle, mais également par un échec national : avec un niveau d'éducation aussi faible, ils n'auraient jamais pu devenir une grande puissance économique.

VII / L'AFRIQUE

La pauvreté n'a rien de nouveau en Afrique : la région subsaharienne était déjà la plus pauvre du monde en 1500, et elle l'est restée, malgré l'augmentation du revenu par tête qui s'y est produite. Le but de ce chapitre est d'identifier les facteurs structurels et circonstanciels qui ont maintenu si longtemps l'Afrique dans la pauvreté.Leur liste est assez longue. L'idéologie coloniale perdure dans certains milieux occidentaux, où la pauvreté des Africains est attribuée à une paresse ou un manque d'intelligence imaginaires. Variante plus subtile, les Africains seraient contraints par la tradition ou par des valeurs contraires au commerce. Aucune de ces idées ne résiste à un examen historique.Les explications institutionnelles de la pauvreté en Afrique sont également très répandues. Parmi -elles, la traite des esclaves est très populaire, et il est vrai que les pays africains les plus pauvres sont aussi ceux qui ont exporté le plus d'esclaves. Mais même les pays qui ont résisté vigoureusement aux négriers sont restés très pauvres, eu égard aux normes d'aujourd'hui. Il a donc dû se passer autre chose. Le colonialisme est une autre explication favorite, car il a eu pour but, en de nombreux endroits, de transférer les richesses des Africains aux Européens. Et si la période coloniale a connu un certain développement, l'administration européenne n'a pas été à l'origine d'une croissance économique moderne. Pour les théoriciens de la dépendance, la mondialisation aurait été trop forte : ils soutiennent que la concentration de l'Afrique sur les exportations de produits primaires s'est faite au détriment du continent à long terme. Récemment, l'accent a également été mis sur la corruption, l'interventionnisme et l'autoritarisme des gouvernements africains. Si les États faillis étaient remplacés par des administrations à l'occidentale, les économies décolleraient, dit-on – à condition, bien sûr, que les étrangers fassent, cette fois, ce qu'il faut.Si nous voulons comprendre pourquoi l'Afrique est pauvre aujourd'hui, il faut comprendre pourquoi elle était pauvre en 1500. La réponse touche à la géographie, à la démographie et à l'origine de l'agriculture. La façon dont le continent africain a réagi à la mondialisation et à l'impérialisme a été déterminée par la structure sociale et économique de l'époque, et celle-ci l'a maintenu depuis dans la pauvreté.

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L'Afrique et le débat sur la grande divergence

Si l'Afrique subsaharienne était déjà pauvre en 1500, c'est parce qu'elle n'était pas une civilisation agraire avancée. Il n'y en avait alors qu'un petit nombre : l'Europe occidentale, le Moyen-Orient, la Perse, certaines parties de l'Inde, la Chine et le japon. Telles étaient les régions en position de connaître une révolution industrielle. Le reste du monde, dont l'Afrique, n'en faisait pas partie, et c'est pourquoi l'Afrique est exclue du débat sur la grande divergence.Les civilisations agraires avaient de nombreux avantages qui les distinguaient de l'Afrique : une agriculture productive, une industrie diversifiée, et les ressources institutionnelles et culturelles nécessaires à une croissance économique moderne. Celles-ci comprenaient la propriété privée de la terre et des paysans sans terre, ainsi que les corrélats culturels nécessaires pour organiser la propriété et les échanges : l'écriture, l'arpentage des terres, la géométrie, l'arithmétique, la standardisation des poids et des mesures, la monnaie, un système juridique fondé sur les documents écrits, et des représentants de la loi capables de les interpréter. Ces éléments culturels ont tous été nécessaires au progrès du commerce, au développement de l'instruction, des sciences et des mathématiques, ainsi qu'à l'invention et la diffusion de la technologie moderne. L'Afrique subsaharienne n'a pas réuni ces préconditions, tout comme la majeure partie de l'Asie du Sud-Est, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Nord-Est de l'Eurasie, de la Polynésie et des parties faiblement peuplées des Amériques.La trajectoire historique de l'Afrique a été influencée par la nature de l'agriculture primitive et par sa relation avec la démographie. Vers 3000 avant J.-C., les ovins et les bovins sont introduits depuis le Moyen-Orient dans les pâturages du Sahara (une zone bien plus humide alors qu'aujourd'hui) ; le blé et l'orge sont cultivés dans la vallée du Nil et sur le plateau éthiopien. Les Éthiopiens étendent le répertoire des plantes en domestiquant le teff, le millet, le sésame, la moutarde, l'ensete et le café. Ils pratiquent une agriculture mixte, où les champs, une fois les récoltes faites, sont labourés par des araires à bœuf et engraissés par le fumier des ovins et des bovins. Ils investissent aussi dans la culture en terrasses et l'irrigation. L'Éthiopie est la seule région de l'Afrique subsaharienne où s'est développée une civilisation agraire avancée. Vers 2000-1500 avant J.-C., le millet et le sorgho ont été domestiqués aux alentours du lac Tchad. Les cultivateurs avaient aussi des moutons, mais l'agriculture mixte à l'éthiopienne n'était pas pratiquée. Aujourd'hui encore, le sorgho et le millet sont cultivés en système alterné au moyen de la houe plutôt que du bœuf et de la charrue. Enfin, dans la forêt humide, l'igname et l'huile de palme étaient la base de l'agriculture. L'igname fut domestiquée au Nigeria, où elle foisonne encore aujourd'hui. Il n'y avait pas d'élevage, car le cheval, le bœuf et le mouton mouraient de la maladie du sommeil, que véhiculait la mouche tsé-tsé de la forêt humide.En Afrique de l'Ouest, le système agricole a réagi aux opportunités nouvelles qui se présentaient. Entre le 1 er

et le VIIIe siècle après J.-C. ont été introduites de nouvelles cultures venues d'Asie, dont la banane, le plantain, l'igname asiatique, le taro et le haricot. Le répertoire s'élargit à nouveau de façon considérable au XVIe siècle, avec l'arrivée du maïs, du manioc, de l'arachide et du tabac depuis les Amériques. Ils y sont très vite devenus des cultures « traditionnelles », ce qui montre l'inanité de l'idée selon laquelle la pauvreté en Afrique serait due à l'immuabilité de la tradition.La domestication des cultures conduisit à une agriculture permanente de village et entraîna une hausse du taux de natalité en Afrique comme partout dans le monde. Sur les hauts plateaux éthiopiens, où les maladies tropicales n'existaient pas, la population augmenta rapidement. La terre devenant rare, l'État et l'aristocratie se maintinrent en la louant ou en la taxant. La propriété commerciale fut privatisée, et les paysans qui n'avaient plus le droit d'exploiter la terre là où ils le désiraient devinrent des ouvriers agricoles sans terre. Le

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royaume de D'mt, dans le Nord de l'Éthiopie et de l’Érythrée, fut créé au VIIIe siècle avant J.-C. L'agriculture y reposait sur le labourage et l'irrigation ; le fer était connu et il y avait une langue écrite. Lui succéda un royaume plus étendu encore, celui d'Aksoum.En Afrique de l'Ouest, la croissance de la population resta limitée parce que les maladies tropicales entretenaient une forte mortalité. La forme la plus mortelle de malaria et les porteurs qui lui sont associés (le parasite Plasmodium falciparum et le moustique Anopheles gambiae) sont apparus quand les cultivateurs de l'igname ont pour la première fois fait des coupes claires dans la forêt. Ces coupes ont sans doute contribué à l'évolution de la maladie. D'autres maladies tropicales, comme la maladie du sommeil, ont également joué un rôle.L'Afrique de l'Ouest est restée une région agricole abondante en terres, et la culture itinérante y a été une réponse adaptée. Prenons l'exemple du groupe appelé les Yakö. Ils vivaient dans la forêt humide de l'Est du Nigeria et se nourrissaient principalement d'ignames. Dans les années 1930, le village yakö d'Umor disait disposer de 10 359 hectares de terres arables. Environ 780 seulement étaient plantés chaque année. Après la récolte, la terre était laissée en jachère pendant six ans et l'on défrichait de nouvelles terres pour y semer. Si l'on tient compte de cela, la moitié seulement des terres arables étaient utilisées. Le reste était à la disposition des enfants et de toute personne ayant besoin de terres. Il n'y avait donc pas de classe de paysans sans terre dans le village ; et comme tout le monde pouvait cultiver un lopin sans priver personne, il n'y avait pas non plus de demande de location ou d'achat de terres.La culture de l'igname et la récolte de l'huile et du vin de palme ne nécessitaient pas beaucoup de travail et fournissaient assez de nourriture pour subsister. Le tableau V, Panel A, reconstitue la production alimentaire d'une famille yakö type à Umor. La famille se composait d'un homme, de deux femmes et de trois ou quatre enfants. Chaque année, elle plantait 0,56 hectare d'igname et de taro, parsemé de dolique, de potiron, d'okra et de quelques autres légumes. Le régime alimentaire était largement végétarien : on chassait un peu de gibier de savane et on achetait un peu de viande pour agrémenter l'igname. La famille consommait aussi de l'huile de palme et 1,9 litre de vin de palme par jour. L'apport d'énergie était de 1941 calories par jour et par équivalent adulte. Cette famille était au niveau minimum de subsistance. Pour cultiver leur lopin et récolter les produits du palmier, les adultes devaient travailler, à eux trois, quatre cents jours par an. La structure de consommation des Africains était sans doute similaire avant l'arrivée des Européens.

La faible densité de population et les coûts élevés de transport limitaient les possibilités de créer des manufactures spécialisées susceptibles de soutenir de grands marchés. Il y avait une industrie du fer, qui fut créée en Afrique de l'Ouest vers 1200 avant J.-C., mais la production totale était faible. Le coton était cultivé dans la savane et tissé sur des métiers manuels. L'industrie était centrée autour de Kano, mais, à l'instar du fer, la production était faible. Au lieu d'acheter des produits industriels, la plupart des gens fabriquaient eux-mêmes leurs ustensiles et confectionnaient eux-mêmes des vêtements avec de l'écorce. La variété des biens de consommation restait limitée. La population produisait assez de nourriture pour ses propres besoins, mais rien de plus, et il n'y avait rien à acheter avec l'excédent. La culture ne prenait qu'une partie de l'année, et le reste était consacré aux loisirs.Avec un tel système de production, deux types d'organisation politique pouvaient avoir un intérêt. Le premier était le groupe ou la tribu, c'est-à-dire une confédération de cultivateurs sur une zone donnée. Elle pouvait organiser l'allocation de la terre et résoudre les conflits relatifs à son utilisation, et les hommes formaient une milice qui défendait le territoire contre d'autres groupes. Les dirigeants étaient désignés du nom de « chef » et se maintenaient en place par la persuasion. Ce système politique était relativement égalitaire.

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La culture itinérante avait une caractéristique qui fit apparaître une organisation sociale hiérarchique : l'importance des loisirs dont jouissaient les cultivateurs. Si l'on pouvait les obliger à travailler plus, ils produiraient au-delà des besoins de subsistance, et cet excédent rendrait possible la complète oisiveté de quelques-uns ou (au niveau politique) la formation d'une élite militaire. Les attraits de l'oisiveté et du pouvoir ont rendu l'esclavage particulièrement tentant. La difficulté tenait à l'immensité des espaces, qui offrait aux esclaves de nombreuses possibilités de fuir et d'y subsister. Le Congo français, au XXe siècle, illustre bien cette situation. Pour éviter la conscription militaire ou le travail forcé dans les plantations de caoutchouc, les villageois se cachaient dans la brousse et pouvaient y vivre des années de cueillette et de chasse. Les chefs africains supprimèrent cette possibilité en lançant des raids dans d'autres régions pour en ramener des esclaves ; les captifs ignoraient la langue locale et ne savaient pas comment survivre dans un milieu naturel nouveau pour eux. Certes, leurs enfants, eux, purent l'apprendre, et c'est pourquoi l'esclavage ne durait souvent que sur une seule génération : les enfants d'esclaves étaient admis comme membres de la tribu. L'esclavage était courant en Afrique avant l'arrivée des Européens, et il était à la base de nombreux États.S'il y avait des États en Afrique, ils étaient différents des États des économies agricoles avancées. Les États agraires se sont maintenus en taxant la terre et en louant les terres qui leur appartenaient. Cela n'était pas possible en Afrique, car la terre était si abondante qu'elle était sans valeur. Les États africains n'ont donc pas pu disposer des institutions juridiques et culturelles dont se sont servies les sociétés agricoles avancées pour organiser la propriété privée : arpentage, arithmétique, géométrie, écriture. Dans la savane de l'Afrique de l'Ouest, les exceptions qui confirment cette règle sont les empires du Ghana, du Mali et des Songhaïs. Les terres arables étaient communes et l'esclavage largement répandu. Les recettes de l'État venaient cependant surtout des taxes sur le commerce transsaharien et la production d'or (et non pas de l'agriculture). Ces empires adoptèrent l'islam, ce qui permit à l'écriture et à la législation en matière de propriété de les aider à résoudre leurs problèmes administratifs.

Le commerce des esclaves

L'arrivée des Européens provoqua de profonds changements dans les sociétés qui pratiquaient la culture itinérante, car ils introduisirent une variété bien plus grande de biens par rapport à ceux que possédaient les Africains. Il n'a guère fallu de temps aux populations autochtones américaines, polynésiennes ou africaines pour comprendre que l'on pouvait faire de meilleurs vêtements avec du coton qu'avec de l'écorce, ou que le fusil était plus efficace que la lance. En 1895, Mary Kingsley, qui parcourait à pied le Gabon, rapportait que la plupart des Africains, « jeunes ou vieux, hommes et femmes, considèrent le commerce comme la grande affaire de leur vie, s'y adonnent dès qu'ils savent marcher, et n'y renoncent pas même à la mort, si l'on en croit leurs récits de la manière dont les esprits des marchands distingués se mêlent et interfèrent dans les questions de commerce ».L'Afrique n'était pas, à cet égard, un cas isolé. Avant l'arrivée des Français, les Hurons du Canada cuisinaient dans une souche évidée qu'ils remplissaient d'eau et qu'ils chauffaient avec des pierres brûlantes. Les autochtones furent si impressionnés par les bouilloires des marchands de fourrure français qu'ils crurent que le roi de France ne pouvait être que l'homme qui fabriquait les plus grandes casseroles. Pour acheter des bouilloires, des haches et du tissu aux Européens, il leur fallait avoir quelque chose à vendre en retour, et quand ils trouvèrent leur produit de base, ils augmentèrent le temps consacré au travail dans l'année afin de produire pour l'exportation. En Amérique du Nord, ce produit fut la fourrure. Vers 1680, un Micmac plaisantait en ces termes avec un franciscain français : « En vérité, mon frère, le castor fait tout à la

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perfection. Il fait pour nous des bouilloires, des haches, des épées et des couteaux, et nous donne de quoi boire et manger sans que nous ayons besoin de cultiver la terre. »L'Afrique de l'Ouest exportait de l'or en Méditerranée et dans le monde arabe, mais un produit d'exportation autrement important apparut au XVIe siècle : l'esclave. L'économie sucrière des Amériques fit naître, en effet, une forte demande de main d'œuvre, et l'achat de travailleurs se révéla le moyen le moins coûteux de la satisfaire. En 1526, Alfonso 1er, le roi africain du Kongo, qui essayait de convertir son peuple au christianisme, se plaignit auprès du roi du Portugal Joao III que « beaucoup de nos sujets convoitent les marchandises portugaises que vos sujets ont amenées dans nos domaines. Pour satisfaire cet appétit démesuré, ils capturent un grand nombre de sujets noirs libres [...] et les vendent », sur la côte, à des négriers. Au XVIIe siècle, des royaumes comme le Dahomey et l'Ashanti, qui avaient longtemps reposé sur l'esclavage, réagirent à la demande extérieure d'esclaves par la guerre et les raids. Les captifs étaient amenés à pied sur la côte, où ils étaient vendus aux navires européens. Les rois africains utilisaient les recettes pour acheter des armes à feu (qui accroissaient leur pouvoir et facilitaient la chasse aux esclaves), des tissus et de l'alcool. Entre 1500 et 1850, 10 à 12 millions d'esclaves furent transportés dans le Nouveau Monde. Des millions d'autres furent emmenés de l'autre côté du Sahara ou, pour être vendus en Asie, de l'autre côté de la mer Rouge et de l'océan Indien.

Le commerce légitime

Au XVIIIe siècle, l'opinion éclairée et religieuse contesta l'esclavage, et la traite fut abolie dans l'empire britannique en 1807. L'esclave fut remplacé par d'autres produits d'exportation : le « commerce légitime ». Le premier de ces nouveaux produits, ce fut l'huile de palme, qui était demandée comme lubrifiant pour les machines et les équipements de chemin de fer, et pour la fabrication du savon et de la bougie. En 1842, Francis Swanzy, un magistrat anglais de la Côte-de-l'Or, déclarait devant une commission parlementaire britannique que ces nouvelles exportations accroissaient l'effort de travail des Africains tout en leur donnant la possibilité d'acheter des biens de consommation : « Les besoins de la population augmentent chaque jour. Entrez chez un indigène et vous trouverez de beaux meubles et des outils agricoles venus d'Europe ; ils portent davantage de vêtements ; en fait, leur situation s'améliore grandement, leurs besoins s'accroissent, et ils ne peuvent les satisfaire en restant à ne rien faire au soleil ; il leur faut travailler. »Le tissu de coton représenta jusqu'à plus de la moitié des exportations britanniques en Afrique de l'Ouest, le reste se composant essentiellement de métaux et de produits métalliques, dont les armes à feu. À la question de savoir comment les Africains pouvaient acheter ces produits, Swanzy répondait : « Ils vont dans la brousse et creusent pour trouver de l'or. Beaucoup font de l'huile de palme. Il y a vingt ans, ils n'en exportaient presque pas ; aujourd'hui, ils en exportent beaucoup, ainsi que de l'arachide. »L'huile était acheminée sur la côte par les mêmes réseaux commerciaux qui jadis y amenaient les esclaves. Le Nigeria était le plus gros exportateur, mais la production s'est diffusée dans toute l'Afrique de l'Ouest. Les possibilités commerciales se sont encore accrues au milieu du XIXe siècle, quand on découvrit que le noyau du fruit du palmier à huile pouvait produire de l'huile pour la margarine. L'huile de palme pouvait être cultivée dans les plantations, mais elle restait l'apanage d'individus qui l'exploitaient à l'état sauvage. Au Nigeria, au début du XXe siècle, par exemple, on comptait 2,4 millions d'hectares de palmeraie sauvage, contre 72 000 hectares en plantation et 97 000 hectares plantés par de petits exploitants. La famille yakö type évoquée plus haut travaillait cent cinquante-cinq jours supplémentaires par an pour produire douze boîtes de 15 litres d'huile de palme (pesant chacune 36 livres), plus de 700 livres de noyau de palme et 175 litres de vin de

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palme, vendus localement. Elle achetait principalement des vêtements et du tissu, mais aussi des couverts, des ustensiles, des cosmétiques, des bibelots (tous importés) et de la viande.Comme les Africains produisaient de l'huile de palme pour acheter des produits européens, leur motivation reposait sur la quantité de tissu qu'ils pouvaient obtenir pour chaque boîte d'huile vendue. La figure 17 montre le prix de l'huile de palme par rapport à celui de la toile de coton dans les ports d'Afrique de l'Ouest entre 1817 et aujourd'hui. On voit ce ratio augmenter fortement entre 1817 et le milieu du XIXe siècle. Durant cette période, les Africains ont pu obtenir de plus en plus de tissu en échange de leur huile, ce qui les incita à augmenter la production. Les importations britanniques sont ainsi passées de quelques tonnes par an en 1800 à 25 000 tonnes au milieu du siècle, puis à 100 000 tonnes au moment de la Première Guerre mondiale.Les produits du palmier n'étaient pas les seules exportations de l'Afrique de l'Ouest. Le cacao a eu, lui aussi, beaucoup de succès. D'origine américaine, la fève a été introduite en Afrique au XIXe siècle. En Grande-Bretagne, le prix du cacao par rapport au prix du tissu de coton doubla entre les années 1840 et les années 1880 (figure 18), et cette hausse incita les Africains (et non les Européens !) à se lancer dans sa production, qui commença à grande échelle au Ghana dans les années 1890. Comme le cacao n'était pas une espèce indigène, il fallut déboiser et planter des arbres. Pour le régime de propriété collective qui permettait à tout membre de la tribu d'occuper la terre vacante, c'était un véritable défi. Les Africains modifièrent donc ce régime pour faciliter la culture du cacao. Une des solutions consista à séparer la propriété des arbres de celle du sol, de sorte que le planteur de l'arbre se voyait garanti un retour sur investissement, quelles que soient les personnes qui cultivaient de l'igname ou du manioc dans les champs environnants.Les Krobos adoptèrent une solution plus radicale. Ils achetaient collectivement de la terre à d'autres tribus puis la divisaient entre eux. Quand chacun avait développé son lopin, on répétait le processus, qui se déplaça dans tout le Ghana et gagna même la Côte d'Ivoire. Ainsi, de nombreux lopins appartenant à des Krobos s'étendaient de part et d'autre de la frontière. Certains étaient cultivés, d'autres laissés en jachère. La migration et l'installation nécessitaient un niveau élevé d'investissement, qui fut financé par les économies réalisées grâce aux cacaoyers déjà en production. Comme si les Krobos adoptaient, ce faisant, l'éthique protestante de Max Weber.

Le colonialisme

Le colonialisme européen a commencé avec les Portugais, qui, aux XVe et XVIe siècles, établirent des comptoirs dans ce qui est aujourd'hui la Guinée-Bissau, l'Angola et le Mozambique. Les autres grandes puissances européennes édifièrent des forts sur la côte de l'Afrique de l'Ouest afin de faciliter le commerce des esclaves, et les Pays-Bas créèrent une colonie au cap de Bonne-Espérance en 1652. Le colonialisme européen est devenu plus systématique au XIXe siècle, mais ce n'est qu'à la fin de celui-ci que le continent a été divisé entre les puissances impériales.Les colonies ont été acquises pour des raisons économiques et stratégiques. En plus de s'y fournir en produits tropicaux, les empires européens pensaient y trouver un marché pour leurs produits manufacturés, un endroit où leurs citoyens pourraient s'installer et des investissements rentables pour leur bourgeoisie. La création des empires était aussi regardée comme une mission civilisatrice, qui permettrait de diffuser le christianisme et d'élever la culture indigène au niveau européen. On pensait que ces objectifs ne coûteraient rien à la puissance impériale, car les administrations coloniales étaient censées financer leurs dépenses avec leurs propres recettes.

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En termes de développement économique, le colonialisme a été encore plus néfaste à l'Afrique qu'à toute autre région du monde. Sur le continent africain, il créa des institutions particulièrement désastreuses. Les premières colonies d'Afrique, comme celles qui les avaient précédées en Amérique du Nord, étaient organisées autour du principe du « gouvernement direct » : l'administration coloniale appliquait le droit de la métropole aux colons et aux autochtones, même si ceux-ci ne jouissaient bien souvent d'aucune liberté. À la fin du XIXe siècle, ce système fut remplacé par le « gouvernement indirect ». L'objectif était de rendre l'occupation étrangère acceptable aux yeux de la population indigène en reconnaissant la totalité des distinctions ethniques et en offrant aux notables dociles, en échange de leur soutien, pouvoir et richesse. Dans ce système, l'État colonial appliquait le droit de la métropole aux colons et dans les villes. Dans les campagnes, le contrôle des autochtones était confié à des « chefs » qui appliquaient la « coutume » de leur « tribu ». Les guillemets sont là pour souligner qu'il s'agissait de concepts juridiques propres à l'État colonial et qui avaient assez peu de rapport avec la réalité précoloniale. Les entités politiques africaines, du royaume Ashanti au groupe le moins structuré, étaient toutes considérées comme des entités équivalentes ayant chacune des coutumes uniformes, alors même que les entités complexes comptaient en leur sein des peuples conquis et des coutumes très disparates. On créa par exemple des chefs dans le Nord du Ghana et dans l'Est du Nigeria, où ils n'avaient jamais gouverné auparavant. Nombre de ces entités étaient en réalité très fluides, et le droit de chacun de quitter un régime oppressif était un moyen de limiter la tyrannie des dirigeants. Ce droit fut supprimé dès lors qu'on assigna les individus à des tribus qu'ils ne pouvaient plus quitter. La coutume fut redéfinie pour répondre aux objectifs poursuivis par les colonies. Des coutumes « barbares » comme l'esclavage furent supprimées (mais continuèrent en pratique), et des coutumes jugées utiles, comme le droit du chef à ce qu'on travaille pour lui gratuitement, furent maintenues. Le travail forcé devint ainsi un élément normal de la vie coloniale. La propriété collective des terres devint généralement une coutume, de sorte qu'un individu ne pouvait acquérir une terre arable qu'à condition d'être membre d'une tribu – et à la discrétion du chef, auquel il devait obéissance. Quand cela était possible, des processus traditionnels étaient utilisés pour adouber les chefs, mais ils étaient nommés, en réalité, par la puissance occupante. On donna aux chefs davantage d'autorité que n'en avaient les souverains locaux avant le colonialisme. Ces chefs d'un nouveau type devinrent les contremaîtres de l'empire : ils collectaient les impôts, forçaient les populations au travail et usaient de leur pouvoir pour amasser des fortunes personnelles. Le colonialisme, pour gouverner les campagnes, créa un système de petits despotes assoiffés de rente.

Les politiques menées dans les colonies africaines ont été au moins aussi néfastes à la croissance que celles adoptées en Inde et ailleurs. Les gouvernements coloniaux ne conservèrent qu'un élément du modèle standard de développement du XIXe siècle : les transports modernes. Au moment de la Première Guerre mondiale, 35 000 km de voies ferrées avaient été posés en Afrique subsaharienne. Financé par l'investissement privé (souvent avec la garantie de l'État), le réseau devait faciliter l'exportation des produits primaires en reliant l'intérieur aux ports. Les droits de douane, loin d'être utilisés pour favoriser l'industrie, furent maintenus à un niveau faible et à des seules fins de recettes fiscales. Les économies coloniales étaient donc pleinement intégrées dans le marché mondial. À mesure que baissa le coût du fret maritime et du transport terrestre, le prix des biens industriels européens diminua en Afrique et celui des produits primaires augmenta. Les économies s'adaptèrent à ces évolutions : la production et l'exportation de produits comme l'huile de palme et l'arachide explosèrent, la production de toiles de coton à Kano s'effondra. Sous l'effet de la mondialisation, l'économie de l'Afrique se spécialisa dans la production de produits primaires.

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Les gouvernements coloniaux n'essayèrent pas d'éduquer la population africaine. La tâche fut laissée aux missions chrétiennes, aux madrasas musulmanes et à d'autres initiatives indépendantes. Certains progrès furent faits, en particulier chez des groupes comme les Krobos : leurs activités commerciales les incitaient à apprendre à lire et à écrire, et leur réussite leur procura de l'argent pour scolariser les enfants. Les niveaux d'instruction restèrent cependant très bas jusqu'à l'indépendance. Certaines colonies favorisèrent l'investissement étranger, mais aux dépens des Africains, car on garantissait aux étrangers la propriété des ressources du continent. Il y eut, à cet égard, de considérables différences entre les colonies.

Les colonies britanniques en Afrique de l'Ouest sont à un extrême. C'est là que le gouvernement indirect a vu le jour et est le mieux représenté. La majeure partie du pays était sous le contrôle de chefs. L'acquisition de terres par les Européens était découragée. En 1907, William Lever se vit ainsi refuser d'importantes concessions au Nigeria pour créer des plantations de palmier à huile.En Afrique de l'Ouest, les politiques adoptées par les colonies allemandes, belges et françaises en matière de terre et de main d'œuvre ont été moins favorables aux intérêts des autochtones. Les gouvernements coloniaux s'approprièrent les terres et les donnèrent aux investisseurs européens qui avaient des projets de mine ou de plantation. Les Belges permirent ainsi à Unilever de créer des plantations de palmier à huile au Congo. Les Africains étaient obligés de travailler dans les plantations et de construire les voies ferrées.À l'autre extrême par rapport aux colonies britanniques d'Afrique de l'Ouest, il y avait les colonies de peuplement. L'Afrique du Sud en est le meilleur exemple, mais l'histoire de l'expropriation des terres fut la même au Zimbabwe et sur les hauts plateaux kenyans.En 1806, quand elle fut conquise par les Britanniques, la colonie du Cap comptait 25 000 colons néerlandais, allemands et huguenots. À la suite de la découverte de mines de diamant en 1866 et d'or en 1886, la population européenne, de 100 000 têtes en 1860, passa à 1 million en 1900. La population africaine passa probablement de 1,5 million en 1800 à 3,5 millions en 1900. À partir de 1835, les Boers sortirent de la colonie du Cap pour gagner le Transvaal, prenant aux Africains de vastes étendues de terres. Ils créèrent l'État libre d'Orange et la République sud-africaine, qui, une fois conquis par la Grande-Bretagne pendant la guerre de 1899-1902, furent incorporés dans l'Afrique du Sud. Les Britanniques ne se montrèrent guère plus favorables que les Boers aux droits des Africains sur la terre. Le Natives Land Act de 1913 marqua le point culminant es saisies de terres : les Africains n'eurent plus le droit d'acheter ou de louer de terres en dehors des réserves indigènes. Celles-ci représentaient 7 % des terres de l'Afrique du Sud, alors que les Africains comptaient pour les deux tiers de la population.On trouve une répartition similaire, quoique moins extrême, dans d'autres colonies de peuplement. Au Zimbabwe, par exemple, quand démarra le programme accéléré de réforme foncière, en 2000, 4 500 agriculteurs blancs possédaient 11,2 millions d'hectares des meilleures terres du pays, et 1 million de familles africaines vivaient sur 16,4 millions d'hectares communautaires de mauvaise qualité. Dans ce contexte, le droit immobilier est un système qui, au lieu d'encourager chacun à veiller à ses intérêts en rendant les échanges mutuellement avantageux, ne sert qu'à protéger les privilèges de certains.La politique de dépossession des autochtones visait autant à acquérir leurs terres qu'à s'assurer leur travail. Dans les années 1860, le révérend J. E. Casalis observait que le but de la saisie des terres était « de réduire les indigènes [...] dans des limites si étroites qu'il leur soit impossible de vivre du produit de l'agriculture et du bétail, et qu'ils soient forcés d'offrir aux exploitants leurs services de domestiques et d'ouvriers ».

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Dans le cadre de l'apartheid, cet objectif fut étendu par le système de contrôle de la main d’œuvre, qui traitait les autochtones africains comme des travailleurs qui avaient immigré dans le pays et qui résidaient dans des réserves.

La pauvreté contemporaine dans une perspective historique

Au début du XIXe siècle, l'Afrique de l'Ouest a pris une trajectoire qui ressemblait beaucoup à celle des colonies d'Amérique du Nord : l'économie était orientée vers les exportations, les Africains défrichaient la forêt humide pour répondre aux prix élevés sur les marchés mondiaux, et le revenu était réinvesti dans des entreprises. Pourtant, tout cela n'a pas réussi à lancer une croissance économique moderne. Pourquoi ?Il y a des causes immédiates et des causes sous-jacentes. L'explication immédiate est visible dans les figures 17 et 18. Elles montrent que les prix réels de l'huile de palme et du cacao tendent à baisser depuis le début du XXe siècle. Les prix ont chuté pendant la Première Guerre mondiale avant d'atteindre des valeurs très faibles au cours des années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale. Le prix de l'huile de palme (par rapport à la toile) n'a jamais retrouvé son niveau d'avant 1914, et il est encore plus bas aujourd'hui que dans les années 1930. Les pays producteurs de cacao s'en sont mieux tirés, mais pas les cultivateurs de cacao. Les prix du marché mondial ont eu une tendance erratique à la hausse à partir de la Seconde Guerre mondiale, pour atteindre des pics plus élevés que ceux des années 1890. Dans les principaux pays exportateurs de cacao comme le Ghana, les augmentations de revenu ont davantage profité à l'État qu'aux cultivateurs, car ceux-ci ont été obligés de vendre leur cacao à un office de commercialisation qui le revendait sur le marché international. En apparence, cet organisme a protégé les producteurs des fluctuations des prix mondiaux en leur versant des prix réguliers ; en réalité, fonctionnant à la manière d'une agence d'approvisionnement soviétique, il a prélevé l'excédent croissant résultant des ventes internationales. En maintenant les prix à un niveau bas, il a diminué les incitations à augmenter la production tout en maintenant la population rurale dans la pauvreté.

L'évolution des prix se traduit directement en revenu réel pour les agriculteurs. La figure 19 montre le salaire réel journalier d'une hypothétique famille yakö qui produirait à la fois de l'huile et du noyau de palme. La courbe est construite sur l'hypothèse que son efficacité ne change pas sur la période – ce qui a bien été le cas. Le revenu tiré de l'huile de palme suit les mêmes fluctuations que son prix. Depuis 1980, le revenu réel des producteurs est aussi bas que dans les années 1930. Les producteurs de cacao ont connu sur le long terme une baisse similaire, mais sans bénéficier des hausses des années 1960 et 1970, l'office de commercialisation du cacao n'ayant pas permis aux producteurs de profiter des prix élevés du marché mondial (figure 20).

Aujourd'hui, les producteurs de cacao gagnent environ 10 pence (12 centimes d'euro) par jour en pouvoir d'achat de 1913. C'était le salaire d'un manœuvre à Accra à cette date. Les producteurs d'huile de palme gagnent moitié moins. La situation est la même pour l'ensemble des exportations agricoles africaines. Comme l'agriculture emploie environ 60 % de la population, les salaires dans ce secteur déterminent les salaires dans l'ensemble de l'économie. Les Africains sont pauvres parce que l'agriculture du continent leur offre un niveau de vie similaire à celui d'avant la Première Guerre mondiale.Il y a deux raisons pour lesquelles l'agriculture en Afrique n'a pas de meilleurs résultats. La première, c'est la chute du prix des exportations agricoles. Elle s'explique par trois facteurs. D'abord, l'invention de produits de substitution et la baisse de leurs prix. L'essor de l'industrie du pétrole dans la seconde moitié du XIXe siècle a

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permis de fabriquer des lubrifiants bien moins chers et de meilleure qualité que l'huile de palme. La paraffine, autre produit issu du pétrole brut, a pris dans la fabrication des bougies la place de la stéarine obtenue à partir de l'huile de palme, puis les bougies ont elles-mêmes été remplacées par la lampe à pétrole et l'ampoule électrique. Le deuxième facteur est la concurrence des producteurs asiatiques. Au début du XXe siècle, la culture du palmier à huile a commencé dans de grandes plantations à Sumatra et en Malaisie, où l'arbre pousse mieux qu'en Afrique de l'Ouest. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les exportations de la Malaisie et de l'Indonésie dominent les marchés mondiaux et ont contraint les Africains à baisser leurs prix. Le troisième facteur est l'expansion de la production en Afrique elle-même. Ce facteur est particulièrement important pour le cacao, car l'essentiel de la production vient encore d'Afrique et il n'existe pas de bons substituts au cacao pour faire du chocolat. La culture du cacao s'est étendue vers l'ouest dans le Ghana et en Côte d'Ivoire. La main d'œuvre a été recrutée dans les régions pauvres de toute l'Afrique de l'Ouest. La production a augmenté et les prix ont baissé. De ce point de vue, la pauvreté en Afrique est un cercle vicieux où la faiblesse des salaires maintient le prix des exportations à un niveau bas, et inversement.La seconde raison pour laquelle le cacao et l'huile de palme n'engendrent pas des revenus plus élevés est que la productivité est faible et stagnante. Il s'agit, en partie, d'un problème biologique. Les Allemands et les Belges ont entrepris des recherches appliquées sur l'huile de palme, dont les bénéfices ont été réalisés, ironiquement, en Asie du Sud-Est et au détriment de l'Afrique. Par rapport à d'autres continents, très peu de recherches ont été faites pour améliorer les cultures africaines.La mécanisation est une autre source de croissance de la productivité. L'essentiel de la main d’œuvre produisant l'huile de palme est utilisée à traiter le fruit une fois celui-ci cueilli. La méthode traditionnelle comprend l'entassement, la fermentation, l'ébullition, le battage, le foulage, le trempage, l'écrémage et le pressage. On utilise des bâtons pour le battage, les pieds pour le foulage, etc. De gros efforts ont été faits pour mécaniser le traitement du fruit récolté dans les plantations mais, dans le secteur de l'agriculture de village, il n'y a eu aucun progrès. Les machines simples utilisées pour presser le fruit et en extraire l'huile réduisent considérablement le besoin de main d'œuvre, mais au prix de davantage de capital. En raison du faible niveau des salaires, ces machines ne sont pas rentables dans les petites exploitations d'Afrique de l'Ouest. C'est un exemple du piège technologique : avec des salaires bas, il n'est pas rentable d'adopter les technologies mécanisées nécessaires pour augmenter les salaires. En outre, il semble vain de faire produire l'huile de palme par des machines et d'en libérer ainsi la main d'œuvre, puisque la population non agricole dépasse déjà le nombre d'emplois disponibles en dehors de l'agriculture.Ce déséquilibre du marché du travail reflète deux évolutions des trente dernières années. La première, c'est la croissance de la population, qui a été multipliée par cinq depuis 1950. Il est difficile de l'expliquer, compte tenu de la pauvreté des données sur l'Afrique, mais notre connaissance d'autres régions tropicales permet de penser que la cause immédiate fut la chute de la mortalité, en particulier parmi les enfants et les personnes âgées. Cette chute a très probablement été due aux progrès en matière de santé publique et à la diffusion des pratiques médicales modernes.Le second phénomène est l'incapacité de l'Afrique à s'industrialiser durant cette période. Il y a à cela des explications économiques mais aussi institutionnelles. Toutes peuvent se comprendre du point de vue de la géographie et de l'histoire.L'absence d'industrie s'explique par trois raisons économiques. L'Amérique du Nord exportait du blé en Europe parce que la production du blé était intensive en terre et que les États-Unis disposaient d'une terre relativement abondante par rapport à leur population. L'Afrique a une densité de population encore plus faible que l'Amérique du Nord ; son avantage comparatif réside donc dans les produits qui utilisent de façon

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intensive de la terre et des ressources. Ce sont les produits primaires qu'elle exporte. Aux États-Unis, l'abondance de la terre avait pour contrepartie des salaires élevés, lesquels, en l'absence de droits de douane, auraient rendu l'industrie non compétitive par rapport aux produits importés. Mais la situation est différente en Afrique, car bien que les salaires soient bas, les industriels ne jugent pas rentable de s'y installer. C'est sans doute que les coûts, du fait de l'inefficacité de la production, seraient trop élevés. Une des raisons de la faible productivité est le faible niveau d'éducation des ouvriers ; or l'éducation s'est développée rapidement ces dernières décennies, et le déficit dans ce domaine a disparu chez les jeunes ouvriers africains – mais sans aucun bénéfice notable.La faiblesse de la productivité s'explique aussi par l'absence d'autres entreprises complémentaires. Dans les pays riches, la production se fait dans des réseaux où les entreprises se soutiennent mutuellement en se fournissant des produits et des services spécialisés. Ces « économies d'échelle externes » augmentent la productivité et permettent aux entreprises de payer des salaires élevés tout en restant compétitives. L'Afrique est prise dans un cercle vicieux : jamais un réseau d'entreprises n'y sera créé car aucune ne trouve rentable, faute de réseau, d'y démarrer une activité. Au XIXe siècle, avec ses nombreux ateliers du fer, l'industrie textile de Kano, etc., l'Afrique disposait peut-être d'un commencement de réseau ; mais la mondialisation, s'appuyant sur le colonialisme, les a fait disparaître.L'autre argument économique est d'ordre technologique et applique l'analyse de la mécanisation agricole au secteur industriel : en Afrique, les salaires sont trop faibles pour qu'il soit rentable d'utiliser les technologies intensives en capital de l'industrie moderne. L'Afrique est prise dans un autre cercle vicieux : l'industrie mécanisée est la solution aux bas salaires, mais les bas salaires rendent la mécanisation non rentable !Les explications les plus populaires de la pauvreté en Afrique sont cependant d'ordre institutionnel et non économique : les mauvaises institutions se traduisent par un état de guerre endémique, qui nuit certainement aux affaires. La pauvreté elle-même est une cause de guerre, puisque le recrutement des troupes est, grâce à elle, très bon marché. Les bas salaires entraînent la guerre, laquelle, à son tour, restreint l'économie, ce qui se traduit par de bas salaires – c'est une autre trappe à pauvreté. De surcroît, les acteurs et les enjeux d'un grand nombre de guerres bien connues sont des créations du régime de gouvernement indirect. La Belgique a contrôlé le Rwanda en faisant de la différence entre Tutsis et Hutus une division raciale imaginaire. Les Tutsis ont été présentés comme des intrus étrangers qui étaient supérieurs parce qu'ils descendaient d'un personnage de la Bible, Ham, alors que les Hutus étaient considérés comme des indigènes, et donc des inférieurs. L'administration coloniale a offert aux Tutsis éducation et opportunités pour qu'ils puissent dominer les Hutus. Mais la majorité hutue a pris le contrôle de l'État lors de la révolution de 1959. Quand une armée tutsie a envahi le pays, en 1990, et défait l'armée rwandaise à dominante hutue, les Tutsis ont menacé les gains obtenus par les Hutus depuis 1959, ouvrant la voie à un génocide.Un autre aspect des « mauvaises institutions » est la corruption et le caractère non démocratique de nombreux États. Ces défauts sont aussi un héritage des structures coloniales de gouvernement. Les États africains nouvellement indépendants ont hérité de Constitutions qui imposaient des distinctions raciales et organisaient les structures tribales et administratives du gouvernement indirect. Les nouveaux États ont souvent réussi à éliminer le racisme, mais plus rarement le tribalisme. Dans la plupart des pays, il existe des systèmes d'administration séparés pour les zones rurales et pour les zones urbaines. Les secondes sont dotées de systèmes juridiques modernes, et les premières sont organisées autour des zones « tribales » créées durant la période coloniale et dirigées par des chefs qui administraient la coutume coloniale, dont la propriété communautaire. Souvent, la continuation de l'administration coloniale est obscurcie par l'adoption de codes de lois uniformes qui mêlent dans le même texte règles modernes et règles coutumières. Une grande partie

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de l'Afrique rurale est donc gouvernée par une couche de potentats non élus qui peuvent extorquer aux citoyens des revenus et du travail, et prélever une rente sur l'administration nationale.Le but du développement économique a ajouté une autre dimension au contrôle de la paysannerie. L'idéologie des années 1960 (à la fois occidentale et communiste) voyait dans le développement un processus par lequel l'économie urbaine croissait aux dépens de l'économie rurale. L'État colonial avait utilisé le système du gouvernement indirect pour gouverner les campagnes au bénéfice du pouvoir colonial. Les dirigeants des États indépendants lui ont succédé et ont utilisé les mêmes techniques au profit de la ville et au détriment des campagnes. Les chefs ont été incités à utiliser la propriété dont ils jouissaient « traditionnellement » sur les terres collectives pour les exproprier et y mener des projets de développement ; on menaça les paysans d'éviction pour les obliger à accepter des innovations agricoles, et les habitants des campagnes furent forcés de travailler sur des projets d'infrastructure et dans les plantations. En outre, les paysans ont été directement contraints par l'État : les agriculteurs, en particulier, ont été obligés de vendre leurs récoltes aux offices publics de commercialisation. Ainsi, la nourriture pouvait être vendue à bas prix aux travailleurs des villes, et les cultures d'exportation pouvaient être taxées moyennant le paiement de prix bas aux agriculteurs pour des produits vendus sur les marchés internationaux à des prix élevés (comme nous l'avons vu dans le cas du cacao). Cela a fortement nui au développement industriel, réduit les incitations agricoles, augmenté la corruption et l'autoritarisme.Les États radicaux et marxistes-léninistes ont suivi une voie apparemment différente mais avec des résultats similaires. Ils ont aboli le tribalisme et le racisme. Comme le disait Samora Machel, premier président du Mozambique, « pour que la nation vive, la tribu doit mourir ». Des États à parti unique furent créés pour supprimer les divisions et se placer à l'avant-garde du progrès. Le colonialisme fut toutefois, dans la pratique, plus difficile à changer. Les chefs tribaux sont devenus les cadres du parti au pouvoir et ont continué à se comporter comme par le passé. Au nom du développement, les États réformés ont adopté le dirigisme de l'administration coloniale, et le travail forcé a fait lui aussi sa réapparition. Il ne sera pas facile pour l'Afrique d'échapper à son histoire.

VIII / LE MODÈLE STANDARD ET L'INDUSTRIALISATION TARDIVE

En 1830, l'Europe et l'Amérique du Nord avaient pris la tête du reste du monde. Se posait alors un problème nouveau : comment les pays pauvres pourraient-ils les rattraper ? Les colonies ne pouvaient pas faire grand-chose, leurs options étant limitées par la puissance impériale. Les États indépendants, en revanche, avaient la possibilité d'appliquer le modèle standard – des chemins de fer, des droits de douane, des banques et des écoles – qui avait si bien fonctionné pour les États-Unis et l'Europe occidentale. Mais cette stratégie s'est révélée, avec le temps, de moins en moins fructueuse.

La Russie impériale

La Russie était depuis longtemps la région la plus arriérée d'Europe. Pierre le Grand (1672-1725) avait essayé de la transformer en puissance occidentale moderne. Il fit construire le nouveau port de Saint Pétersbourg et créa de nombreuses fabriques, principalement destinées à l'armée. Mais il n'y eut pas de rattrapage de l'Occident. La défaite contre l'Angleterre et contre la France, à l'issue de la guerre de Crimée (1853-1856),

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rendit manifeste l'étendue de l'arriération de la Russie. La modernisation se faisait cependant si pressante que le tsar Alexandre II abolit le servage. Les réformateurs espéraient qu'en créant une main d'œuvre libre et en instituant la propriété privée, la croissance économique allait connaître un démarrage rapide, mais il ne fut pas immédiat.Le gouvernement d'après l'émancipation adopta le modèle de développement standard, avec certaines modifications. Premièrement, un marché national fut créé à travers un vaste programme de construction de chemin de fer. En 1913, 71 000 kilomètres de voie ferrée étaient construits et reliaient la Russie à l'économie mondiale. « Quand les paysans apportaient leurs céréales à Nicolayev [en 1903], ils se disaient : "Quel est, d'après le dernier télégramme, le prix en Amérique ?" Plus étonnant encore, ils savent convertir les cents par boisseau en kopeks par pond. »Deuxièmement, on se servit des droits de douane pour bâtir une industrie. En 1910, la Russie produisait chaque année 4 millions de tonnes de fonte. Elle ne faisait pas partie de la première division comme les États-Unis, l'Allemagne et le Royaume-Uni, mais de la seconde. La Russie développa également une importante industrie des biens d'équipement. En outre, l'État aida l'industrie légère en imposant des droits de douane élevés sur les toiles de coton et des droits de douane modérés sur le coton brut. De ce fait, la culture du coton se développa dans la région de l'actuel Ouzbékistan. Au début du XXe siècle, les usines russes transformaient presque autant de coton que les usines allemandes. Troisièmement, c'est dans la finance que fut prise la mesure la plus novatrice. Les banques privées étant trop faibles pour jouer le rôle qu'elles avaient joué en Belgique ou en Allemagne, la Russie recourut aux capitaux étrangers. La vente de titres à l'étranger finança le réseau de chemin de fer, et l'investissement direct étranger devint le premier moyen pour introduire dans le pays des technologies avancées. On construisit des usines selon les spécifications de l'Europe occidentale, mais sans les adapter au contexte économique russe, si différent ; résultat, les coûts de production étaient bien supérieurs. Quatrièmement, l'éducation fut développée à partir des années 1860. Au moment de la Première Guerre mondiale, presque la moitié de la population adulte savait lire, écrire et compter. Même chez les travailleurs manuels, les revenus de ceux qui avaient ces compétences dépassaient les revenus de ceux qui en étaient dépourvus, si bien que l'instruction attirait une large partie de la population.

Le modèle standard (ainsi corrigé) fit passer la part de l'industrie lourde en Russie de 2 % du PIB en 1885 à 8 % en 1913, mais l'agriculture restait le premier secteur d'activité : sa part baissa légèrement, de 59 % à 51 %. La production agricole doubla durant cette période, profitant de l'augmentation du prix du blé, et l'essentiel de la croissance du PIB se fit dans l'agriculture. Celle-ci fut la principale source du boom de l'économie tsariste, nonobstant l'apport de l'industrialisation induite par les protections douanières. Mais la croissance se serait probablement essoufflée avec la chute du prix du blé après la Première Guerre mondiale. Un autre modèle économique était nécessaire pour rattraper l'Occident.L'état du marché du travail est un bon indicateur de l'impact limité du modèle standard en Russie. Malgré la croissance du PIB, la demande de travail n'augmenta pas assez pour employer pleinement la population, si bien que les salaires restèrent au niveau de subsistance et que le revenu supplémentaire créé par la croissance aboutit à une double accumulation de profits au bénéfice des propriétaires de l'industrie et de rentes au bénéfice des propriétaires de la terre, accumulation qui devint un facteur de conflit social. Ce développement inégal provoqua une révolte en 1905 et, de façon plus explosive, en 1917. L'incapacité du modèle standard à transformer la Russie a conduit celle-ci à sa perte.

Le Japon

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Le Japon est un cas particulièrement intéressant, car il fut le premier pays d'Asie à rattraper l'Occident. Son histoire se divise en quatre périodes : la période Tokugawa (1603-1868), quand le pays était gouverné par les shoguns Tokugawa ; l'ère Meiji (1868-1905), quand le pouvoir revint à l'empire Meiji et que commença la modernisation économique ; la période impériale (1905-1940), qui vit la création des industries lourdes ; et la période de la haute croissance (1950-1990), durant laquelle le Japon a rattrapé les pays riches de l'Occident.Les racines de la réussite japonaise plongent dans la période Tokugawa, alors même qu'il existait dans le pays plusieurs institutions néfastes pour la croissance économique. La société était divisée en castes – les samouraïs, les paysans, les artisans et les marchands – et l'État en plusieurs centaines de domaines gouvernés par des seigneurs, appelés daimyos. Les domaines pouvaient être confisqués, ce qui faisait peser, au plus haut niveau de la société, une insécurité sur la propriété – comme dans l'Angleterre élisabéthaine. Des restrictions draconiennes étaient imposées aux échanges et aux contacts internationaux. N'étaient autorisés que les navires en provenance de Chine, de Corée et des Pays-Bas, ce pays étant limité toutefois à un petit comptoir, à Nagasaki.Des progrès technologiques ont été réalisés au cours de la période Tokugawa, mais ils sont allés à l'inverse de ceux réalisés en Grande-Bretagne. Comme les salaires étaient faibles en Asie orientale, les Japonais, afin d'augmenter la productivité de la terre, du capital et des matières premières, inventèrent une technologie qui accroissait l'emploi de main d'œuvre. On en utilisa ainsi beaucoup pour construire des systèmes d'irrigation en vue d'augmenter le rendement des récoltes. De nouvelles variétés de riz, comme l'akamai, furent plantées, et le contrôle de l'eau permit même d'obtenir une seconde récolte – de blé, de coton, de canne à sucre, de mûrier ou de colza. La charrue et les animaux de trait ayant été remplacés par la houe, les paysans travaillèrent davantage d'heures par hectare et utilisèrent moins de capital.La productivité progressa aussi dans les processus manufacturiers. Les domaines essayèrent d'attirer des industries et financèrent la recherche afin d'accroître leur productivité, sachant qu'une production plus importante permettrait d'obtenir des recettes fiscales plus grandes. Dans le cas de la soie, les premières expériences faites pour utiliser des machines, comme en Angleterre (par exemple, des systèmes de courroie et de poulie inspirés des horloges et des automates), furent abandonnées : elles n'étaient pas économiques. Des expériences furent en revanche réalisées pour améliorer la productivité des vers à soie. L'élevage sélectif et le contrôle de la température permirent de réduire le temps de maturation et d'augmenter d'un quart la production de soie par cocon. Dans le secteur minier, les systèmes mécanisés de drainage étaient connus mais n'étaient pas utilisés ; on préférait confier le travail à des armées d'ouvriers. De même, on utilisait d'énormes quantités de main d'œuvre pour extraire le maximum de métal des minerais. Le saké est l'exception qui confirme la règle. Des entreprises intensives en capital, utilisant l'énergie hydraulique, furent installées, mais seulement parce que le gouvernement restreignit la production en limitant le temps de fonctionnement des brasseries. Cette contrainte suscita la création d'usines de grande capacité.Le développement de la période Tokugawa engendra une prospérité inégale. Le XVIe siècle a vu croître simultanément la population et la production de riz, mais les salaires des manœuvres restèrent au niveau minimum de subsistance. À la fin de la période Tokugawa et au début de l'ère Meiji, un Japonais consommait en moyenne environ 1 800 calories par jour. L'essentiel des protéines et des calories venaient plutôt du riz, des pommes de terre et des haricots que de la viande ou du poisson. En conséquence, les gens étaient petits : la taille moyenne des hommes était de 157 cm ; celle des femmes, de 146 cm.Beaucoup de gens bénéficiaient cependant d'un style de vie plus aisé. Environ 15 % de la population vivaient dans des villes ; Edo (l'actuelle Tokyo), avec un million d'habitants, Osaka et Kyoto (chacune 400 000)

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comptaient parmi les plus grandes villes au monde. L'espérance de vie était en augmentation. Les loisirs progressaient : les paysans prenaient des « jours de récréation » et voyageaient dans le pays. Pour une société agraire, la fréquentation scolaire était très élevée. En 1868, 43 % des garçons et 10 % des filles allaient à l'école, où ils apprenaient la lecture et l'arithmétique. Plus de la moitié des hommes adultes savaient lire, écrire et compter. La lecture, à des fins d'instruction et de plaisir, était répandue. Les livres étaient trop chers pour la grande majorité de la population, mais on pouvait en louer. En 1808, il y avait à Edo 656 librairies de location, qui fournissaient des livres à 100 000 ménages (environ la moitié de la population de la ville). Le niveau élevé d'éducation était probablement dû à la commercialisation de l'économie japonaise et il fut à la base de la croissance de périodes ultérieures.Le Japon des Tokugawa atteignit un niveau impressionnant de compétence dans le domaine de l'ingénierie et de l'administration. En témoigne la création à Nagasaki de la première fonderie de fer. Elle était motivée par des nécessités militaires. En 1808, le HMS Phaeton entra dans le port de la ville pour attaquer la marine marchande néerlandaise. Il menaça de bombarder le port si des vivres ne lui étaient pas fournis. Les Japonais, n'ayant pas de fonderie adaptée, ne disposaient pas de canons pour se défendre. Nabeshima Naomasa, qui devint le seigneur de Nagasaki et qui était féru de science occidentale, monta une équipe chargée de créer une fonderie de canons. Le groupe comptait des savants et des artisans connaissant bien le fer. Ils traduisirent un ouvrage néerlandais qui décrivait une fonderie de Leyde et la reproduisirent. En 1850, ils réussirent à construire un four à réverbère et, trois ans plus tard, à fondre un canon. En 1854, le groupe de Nagasaki importa des canons Armstrong, à chargement par la culasse, qui étaient alors à la pointe de la technologie, et en fabriqua des copies. En 1868, le Japon disposait de onze fourneaux capables de fondre du fer.

La restauration Meiji

En 1839, les Britanniques attaquèrent la Chine pour l'obliger à importer de l'opium, le produit le plus lucratif de la Compagnie des Indes orientales. Avec la défaite chinoise, en 1842, le narco-impérialisme triomphait. Serait-ce maintenant le tour du Japon ? La réponse semblait devoir être « oui » quand, en 1853, le commodore américain Perry arriva avec quatre navires de guerre pour demander aux autorités japonaises de mettre fin à ses restrictions en matière de commerce extérieur. Dépourvu de marine moderne, le Japon estima qu'il avait intérêt à céder et signa des traités avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Russie. Il était urgent de mettre sur pied une armée adaptée. Le shogun Tokugawa prit des mesures pour améliorer la sécurité du pays, mais beaucoup jugèrent que c'était à la fois trop peu et trop tard.En 1867, l'empereur Meiji monta sur le trône. Après un quasi-coup d'État des modernisateurs, le dernier shogun Tokugawa abdiqua. Le slogan des modernisateurs était : « Un pays riche, une armée forte. »Le nouveau régime entreprit des réformes radicales. Tous les domaines féodaux furent « rendus » à l'empereur, et les 1,9 million de samouraïs furent bientôt payés en obligations d'État. Les quatre ordres de la société furent abolis, si bien que tout métier était ouvert à chacun. Les paysans furent confirmés dans la propriété de leur terre, et des droits de propriété modernes furent institués. Les prélèvements féodaux furent remplacés par une taxe foncière versée au gouvernement national ; dans les années 1870, l'État en tirait l'essentiel de ses revenus. En 1873 furent mises sur pied la conscription universelle et une armée à l'occidentale. Les privilèges des samouraïs, qui étaient auparavant les seuls individus en droit de porter des armes, s'en trouvèrent encore affaiblis. En 1890, une Constitution écrite, qui créait une monarchie constitutionnelle sur le modèle prussien, fut adoptée.

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Un problème simple, la mesure du temps, illustre parfaitement l'esprit radical du Japon de l'ère Meiji. L'horloge japonaise traditionnelle divisait l'intervalle entre le lever du soleil et le coucher du soleil en six heures, et celui séparant le coucher du lever en six autres heures. L'heure de la journée différait donc en durée de celle de la nuit, et la longueur de chaque heure variait au cours de l'année. Les horlogers de la période Tokugawa procédèrent à d'ingénieuses modifications de l'horloge mécanique occidentale pour l'adapter à la journée japonaise. Mais en 1873, une fois terminé le premier chemin de fer du pays, le gouvernement Meiji se trouva devant un problème : publier un horaire des trains. Au lieu d'instituer un horaire compliqué où les heures de départ ou d'arrivée auraient varié au cours de l'année, l'État abolit le temps japonais traditionnel pour le remplacer par la journée occidentale de vingt-quatre heures. Les transports modernes nécessitaient une mesure moderne du temps.

Le développement économique de l'ère Meiji

Le gouvernement Meiji aurait aimé développer le pays sur la base du modèle standard qui avait réussi en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord, mais il ne put introduire facilement que deux de ses quatre éléments : un marché national – grâce à la suppression des droits de douane entre les domaines et à la construction d'un réseau de chemin de fer – et l'éducation universelle. En 1872, l'enseignement élémentaire fut rendu obligatoire et, en 1900, 90 % des enfants en âge d'aller à l'école y étaient inscrits. On créa aussi des écoles secondaires et des universités, mais elles étaient limitées et très sélectives. Des milliers de Japonais furent envoyés à l'étranger pour étudier. De ce fait, l'éducation progressa beaucoup plus tôt au Japon que dans d'autres pays pauvres. Le tableau VI compare le Japon et l'Indonésie, un pays dont l'expérience est représentative de la plupart des pays d'Asie et d'Afrique. Au Japon, à la fin du XIXe siècle, une forte proportion de la population (10,8 %) était scolarisée et, au moment de la Seconde Guerre mondiale, le pays atteignait les niveaux modernes de scolarisation (19,7 %). L'Indonésie, au contraire, avait un retard de plusieurs générations sur le Japon. L'éducation de masse est une des principales raisons pour lesquelles l'adoption des technologies modernes a été un succès au Japon.

Les deux autres éléments du modèle de développement standard – des banques d'investissement et des droits de douane protecteurs —furent plus difficiles à instituer. Le Japon des Tokugawa n'avait rien qui ressemblât à une banque moderne. L'État Meiji créa donc des banques à partir de rien, mais le système était chaotique. Il fallut cinquante ans au pays pour développer un système bancaire à l'allemande. Au début de l'ère Meiji, l'État combla cette lacune en agissant en capital-risqueur.S'il fut impossible au Japon d'utiliser les droits de douane pour promouvoir le développement industriel, c'est parce que le droit de douane maximum était limité à 5 % en vertu d'un traité imposé au pays par les puissances occidentales en 1866. Pour pallier cela, l'État intervint directement dans l'économie au moyen d'une « politique industrielle ciblée ». Ses acteurs les plus importants étaient le ministère de l'Intérieur et le ministère de l'Industrie, qui avaient la responsabilité d'importer des technologies avancées. Le ministère de l'Industrie mit sur pied les systèmes japonais du chemin de fer et du télégraphe dans les années 1870 et 1880. Au début, des techniciens étrangers ont guidé le projet, puis une école de formation d'ingénieurs japonais fut créée à Osaka, et les étrangers furent renvoyés aussi rapidement que possible. Le Japon tenait à diriger ces projets parce qu'il voulait s'assurer que la politique d'approvisionnement favoriserait l'industrie japonaise. Les potiers japonais, par exemple, ont bénéficié de contrats pour la fabrication d'isolateurs pour les lignes de télégraphe, et c'est ainsi qu'a été créé un secteur de la céramique industrielle.

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Dans les années 1870 et 1880, les deux ministères sont partis de l'idée que les entreprises japonaises ne pourraient pas introduire les technologies modernes sur un rythme suffisamment rapide ; l'État devait donc devenir entrepreneur. On créa ainsi des mines et des usines d'État qui utilisaient des machines avancées importées, mais la plupart furent des échecs économiques. L'usine de dévidage de la soie de Tomioka, par exemple, construite en 1872 avec des machines françaises à vapeur, n'a cessé de perdre de l'argent. Dans les années 1880, le gouvernement japonais vendit la plupart de ses établissements industriels et confia au secteur privé, dans un cadre fixé par l'État, le soin de prendre les décisions managériales. Les entrepreneurs japonais résolurent le problème de l'importation des technologies en les modifiant pour les adapter aux conditions locales.Le Japon se trouvait devant un problème qui ne fit que s'aggraver avec le temps : la technologie moderne se matérialisait dans des machines et dans des usines qui obéissaient à des spécifications conçues pour des firmes occidentales faisant face à des conditions occidentales. À la fin du XIXe siècle, les salaires étaient bien plus élevés en Occident qu'au Japon, et les modèles occidentaux, pour faire des économies de main d'œuvre, utilisaient beaucoup de capital et de matières premières. Cette situation ne convenait pas au Japon et s'y traduisait par des coûts élevés. Certes, d'autres pays ont continué d'avancer cahin-caha avec une technologie inadaptée, mais les japonais se sont montrés bien plus créatifs : ils ont repensé la technologie occidentale pour qu'elle devienne rentable dans leur économie à bas salaires.Le dévidage de la soie en est un exemple précoce. À l'époque où l'usine de Tomioka perdait de l'argent, la famille Ono, des marchands de Tsukiji, construisit une usine qui utilisait des machines inspirées par la technologie occidentale. Celles-ci n'étaient toutefois pas en métal mais en bois, et l'énergie n'était pas produite par un moteur à vapeur mais par des hommes qui tournaient des manivelles. Ce type de modification de la technologie occidentale devint courant au Japon : on lui donna le nom de « méthode Suwa ». C'était une technologie parfaitement adaptée à ce pays, puisqu'elle utilisait moins de capital, qui était cher, et plus de travail, qui était bon marché.Il en allait de même avec le coton. Les premières tentatives de filage avec des mules-jennys ne furent pas une réussite. Le garabo (littéralement « fuseau bringuebalant »), inventé par Gaun Tokimune, fut, en revanche, un succès. Il pouvait être fabriqué à bon marché par des charpentiers locaux (ce qui économisait du capital) et produisait un fil similaire à celui produit par les rouets à main avec lesquels il était en concurrence. Bien qu'il ne fût pas un projet issu des hautes sphères de l'ère Meiji, le garabo fut soutenu par l'Association pour le développement de la production, dirigée par la préfecture locale de Gaun.Le contraste avec l'Inde est éloquent. L'industrie indienne de la filature du coton, qui crût de façon rapide à Bombay dans les années 1870, utilisait des mules-jennys anglaises, et les filatures fonctionnaient de la même manière qu'en Grande-Bretagne. Aucune tentative systématique ne fut faite dans l'industrie indienne pour diminuer la place du capital, au contraire du Japon. C'est ainsi que fut prise la mesure élémentaire de faire fonctionner les filatures avec deux équipes de douze heures par jour et non plus avec une seule équipe, comme c'était la norme en Grande-Bretagne et en Inde. Cela permit de diminuer de moitié le capital par heure travaillée. À partir des années 1890, des fuseaux à anneaux, dont la vitesse était très élevée, remplacèrent les mules-jennys. Tous ces changements technologiques ont augmenté la place du travail par rapport au capital et réduit les coûts. Au XXe siècle, le Japon était le pays du monde où la filature de coton était la moins coûteuse, et il supplantait dans ce domaine l'Inde, la Chine et même la Grande-Bretagne.L'utilisation de technologies adaptées se diffusa également dans l'agriculture. Dans les années 1870, le Japon essaya les machines agricoles américaines : ce fut un échec car elles représentaient trop de capital. Les efforts faits pour accroître la productivité de la terre, alors même qu'ils nécessitaient un usage accru de main

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d'œuvre, eurent, eux, davantage de succès. En 1877, le riz shinriki fut développé près d'Osaka. Quand il bénéficiait d'engrais et que la rizière était labourée en profondeur, il donnait des rendements élevés. Le ministère de l'Agriculture enrôla les organisations de vieux paysans pour diffuser cette variété de riz dans tout le pays. Une fois que les innovations eurent pour objet principal d'accroître la productivité de la terre, facteur de production à la fois rare et cher, la production agricole augmenta régulièrement sous l'ère Meiji, apportant une contribution importante à la croissance de l'économie.

La période impériale, 1905-1940

Si la société japonaise a été remaniée sous l'ère Meiji, le changement de la structure économique, lui, a été lent. Les principaux secteurs étaient traditionnels : le thé, la soie et le coton. L'exportation de ces produits permettait d'acheter des machines et des matières premières.La croissance industrielle s'est accélérée entre 1905 et 1940, et son caractère s'est modifié. La part de l'activité manufacturière est passée de 20 % du PIB en 1910 à 35 % en 1938. Les industries de la métallurgie, des biens d'équipement et de la chimie, qui ont dominé la croissance du Japon après la guerre, ont été créées dans cette période, tout comme les entreprises célèbres fabriquant ces produits.Ces avancées ont coïncidé avec la mise en œuvre complète du modèle standard de développement. Le Japon retrouva le contrôle de ses droits de douane en 1894 et en 1911, et ils furent aussitôt relevés pour protéger l'industrie. Dans les années 1920, le système bancaire parvint à un niveau de maturité qui lui permit de financer le développement industriel. En outre, le Japon conserva son système de politique industrielle ciblée. La combinaison de plusieurs instruments de politique économique se révéla particulièrement efficace pour les progrès de l'industrie lourde.La première mesure fut prise en 1905, quand ont été créées, pour des raisons stratégiques, les aciéries Yawata. L'usine, qui appartenait à l'État, eut besoin d'être subventionnée pendant plusieurs années avant de devenir rentable. La Première Guerre mondiale, du fait de l'interruption des exportations venues d'Europe, donna une formidable impulsion aux entreprises japonaises. Après la guerre, l'armée se lança dans la recherche en conjonction avec les entreprises privées et favorisa, par des contrats d'approvisionnement, des secteurs clés comme l'automobile, les poids lourds et l'aviation. Des entreprises à grande échelle, et les banques qui les finançaient, étaient aux mains de holdings. Ces zaibatsu coordonnaient la production et canalisaient l'investissement vers l'industrie.Tandis que les zaibatsu s'efforçaient de surmonter la pénurie de capital au Japon en augmentant le taux d'épargne et le taux d'investissement, les dirigeants d'entreprise réagirent aux prix des facteurs auxquels ils devaient faire face en inventant des technologies adaptées. Les entreprises américaines, œuvrant dans un environnement à hauts salaires, inventaient des systèmes de production à la chaîne fortement mécanisés qui économisaient la main d'œuvre. Les entreprises japonaises, à l'inverse, choisirent d'économiser sur les matières premières et le capital. Un des produits japonais les plus fameux était le chasseur Mitsubishi Zéro. Sa vitesse maximum de 500 km/h à 4 000 mètres d'altitude ne fut pas atteinte par l'augmentation de la puissance de son moteur mais par la réduction du poids de l'appareil. On développa dans les années 1930 un expédient appelé la production « juste-à-temps ». Au lieu de fabriquer des stocks de pièces détachées, pour le financement desquels il fallait trouver du capital, les entreprises japonaises ne fabriquèrent que les pièces dont elles avaient besoin. La production « juste à-temps » est une technique qui s'est révélée si productive qu'elle est désormais utilisée à la fois là où le capital est cher et là où il est bon marché.

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Contrairement à la Russie tsariste ou au Mexique, l'investissement étranger fut un canal relativement peu important pour l'importation de la technologie occidentale. Préférant la copier et la modifier pour l'adapter aux conditions du pays, les entreprises japonaises créèrent leurs propres départements de R&D. Elles étaient en outre soutenues par l'État. En 1914, quand il se révéla impossible d'importer des turbines électriques d'Allemagne, Hitachi se vit offrir un contrat de fabrication d'une turbine de 10 000 chevaux-vapeur pour un projet hydroélectrique. Comme la plus grande turbine fabriquée jusqu'alors par Hitachi avait une puissance de seulement 100 chevaux, la firme avait beaucoup à apprendre, et l'expérience renforça ses capacités en matière d'ingénierie.L'application au Japon du modèle de développement standard fut un succès mitigé. D'un côté apparut une société urbaine dotée d'industries avancées. Le PIB par tête passa de 937 $ en 1870 à 2 874 $ en 1940. Compte tenu de la stagnation qui paralysait la majeure partie du tiers-monde, ces résultats sont impressionnants. D'un autre côté, le taux de croissance du revenu par tête (2 % par an) resta modeste et guère supérieur à celui des États-Unis (1,5 %). Si ce rythme était demeuré le même après 1950, il aurait fallu au Japon trois cent vingt-sept ans pour rattraper les États-Unis. Ce n'était pas assez rapide.Comme en Russie et au Mexique, la lenteur de la croissance économique du Japon se reflétait dans la faiblesse du marché du travail. Les grandes entreprises versaient des salaires élevés, mais ils restaient très bas dans l'agriculture et dans les petites entreprises parce que la demande de main d'œuvre était faible. Ces secteurs continuaient à recourir à une technologie manuelle ou à des machines simples. Il y avait une symbiose entre les secteurs moderne et traditionnel : s'il était possible de réaliser une partie d'un processus de production moderne de façon moins coûteuse au moyen de méthodes manuelles et à petite échelle, elle était sous-traitée à de petites entreprises.

L'Amérique latine

C'est l'Amérique latine qui a fait les expériences les plus récentes concernant le modèle standard. Cela a commencé quand la partie sud du continent s'est intégrée dans l'économie mondiale.Le Mexique, les Andes, le Brésil et les Caraïbes ont fait partie de l'économie mondiale dès le XVIe siècle, mais le Sud de l'Amérique latine était trop éloigné de l'Europe pour que le commerce avec celle-ci fût viable. À partir de 1860, l'efficacité du bateau à vapeur a rendu rentables les exportations de blé depuis l'Argentine et l'Uruguay, ainsi que celles de guano et de cuivre depuis la côte Pacifique du continent. Les exportations de viande se sont ajoutées à la liste en 1877, quand le premier navire frigorifique, Le Frigorifique, transporta du mouton surgelé de Buenos Aires à Rouen. Les exportations ont alors explosé et la région a attiré des colons et des capitaux européens. En 1900, le cône sud était une des régions les plus riches du monde, et l'Argentine rejoignit le Mexique en matière de développement industriel.Beaucoup de pays sud-américains, trop petits pour devenir des nations industrielles, ont continué d'exporter des produits primaires et d'importer des biens manufacturés – et continué d'être pauvres. Les économies plus grandes, de leur côté, ont expérimenté le modèle standard de développement à la fin du XIXe siècle et parfois persévéré jusqu'aux années 1980, où il fut rebaptisé « industrialisation par substitution aux importations » (ISI). En 1913, 90 000 km de voies ferrées étaient posés en Argentine, au Brésil, au Mexique et au Chili. Des droits de douane furent institués pour protéger les industries du textile et du fer. On s'inspira du modèle russe en finançant l'investissement par des capitaux étrangers. Mais il y avait une lacune notable : ces pays ont été incapables de mettre sur pied une éducation universelle – à la grande exception de l'Argentine, où l'école est devenue gratuite et obligatoire à partir de 1884. De ce fait, ce pays (suivi de près par le Chili) a pris la tête du

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continent, et plus de la moitié de sa population adulte, en 1900, était alphabétisée – pour seulement un quart au Mexique, au Venezuela et au Brésil.Grâce à la protection douanière, le développement industriel s'est accéléré dans les années 1920 et 1930, et le faible niveau des prix des exportations agricoles du continent a donné du poids aux arguments des industrialistes. Ce sentiment fut changé en doctrine par la Commission économique sur l'Amérique latine des Nations unies, dirigée par l'économiste argentin Raúl Prebisch. Dans Le Développement économique de l'Amérique latine et ses principaux problèmes (1950), celui-ci soutenait que les prix des produits primaires exportés par le continent baissaient par rapport à ceux des biens manufacturés importés et que l'État, pour contrarier cette tendance, devait donc encourager l'industrie. Cette « théorie de la dépendance », bien que ses arguments soient discutables, a exercé une grande influence politique. Prenons les exemples déjà évoqués dans ce livre. L'histoire de l'huile de palme et du cacao est en accord avec la théorie, car les prix de ces deux produits n'ont cessé de baisser par rapport au prix des toiles de coton depuis le milieu du XIXe siècle (figures 17 et 18, p. 106-107). En revanche, le prix du coton brut en Inde a augmenté au XIXe siècle par rapport à celui des toiles, ce qui a entraîné une désindustrialisation (figures 12 et 13, p. 66-67).La théorie de la dépendance se traduisit par une totale application du modèle standard. L'éducation a fini par devenir universelle. Des banques de développement furent créées pour financer le développement, et l'investissement étranger devint le principal moyen utilisé pour financer l'industrie et introduire les technologies avancées. On utilisa les droits de douane et les contrôles de l'État pour favoriser toute une série d'industries modernes. La production manufacturière et l'urbanisation connurent un vif essor. Le revenu par tête fit plus que doubler entre 1950 et 1980. Mais la dette extérieure augmenta également et, quand les taux d'intérêt grimpèrent, au début des années 1980, il devint impossible de l'honorer. Le Mexique fit défaut en 1982, les banques occidentales réclamèrent le remboursement des prêts, et l'Amérique latine entra en récession. Le modèle standard avait atteint sa limite.L'échec d'une industrialisation fondée sur la protection douanière reflétait aussi des facteurs plus profonds, comme l'évolution technologique. La différence de salaires entre pays riches et pays pauvres s'était accrue, si bien que les nouvelles techniques intensives en capital des années 1950 étaient encore moins adaptées à ces derniers que celles de 1850. Puis un nouveau problème apparut. La nouvelle technologie du milieu du XXe siècle n'impliquait pas seulement des ratios capital/travail élevés, mais aussi des usines de grande capacité. Or elles étaient souvent trop grandes pour les marchés des pays pauvres.

L'automobile en est un bon exemple. La plupart des pays latino-américains ont encouragé sa production, mais leurs marchés étaient trop petits pour que celle-ci soit efficace. Dans les années 1960, la taille minimale optimale (TMO) des usines d'assemblage de voitures était de 200 000 automobiles par an. La TMO pour les moteurs et les transmissions était plus proche d'1 million d'unités par an, et les presses à emboutir la tôle pouvaient produire 4 millions d'unités au cours de leur vie. Sept entreprises seulement dans le monde (GM, Ford, Chrysler, Renault, VW, Fiat et Toyota) produisaient au moins 1 million de voitures par an et disposaient d'usines d'assemblage, de moteur et de transmission ayant la taille minimale optimale. (Pour l'emboutissage du métal, l'efficacité était obtenue en ne changeant le design des pièces qu'au bout de quelques années.) Les entreprises plus petites étaient écrasées par des coûts plus élevés.Les marchés automobiles des pays latino-américains étaient plus petits. Dans les années 1950, en Argentine, on vendait environ 50 000 voitures neuves chaque année. En 1959, un décret sur l'automobile exigea que 90 % du contenu d'un véhicule vendu dans le pays y fût également fabriqué. La production augmenta de 24 % par an jusqu'en 1965, où la production atteignit 195 000 véhicules. L'automobile représentait alors 10 % de

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l'économie. En termes de croissance de la production, l'ISI semble avoir été un grand succès ; mais l'industrie était bien trop petite pour réaliser des économies d'échelle. Le problème de la petite taille du marché national était en outre accentué par le fait que celui-ci était divisé entre treize entreprises, dont la plus grande ne produisait que 57 000 véhicules. Résultat : le coût de production d'une automobile en Argentine était 2,5 fois plus élevé qu'aux États-Unis. La structure industrielle n'a donc pas permis à l'Argentine d'être compétitive au niveau international, et le secteur automobile a tiré vers le bas l'efficacité générale de l'économie. Et comme la même chose s'est répétée pour l'acier, la pétrochimie et d'autres industries, l'ISI n'a pas été sans jouer un rôle important dans la baisse du PIB par travailleur et, en conséquence, dans celle du niveau de vie.Le contraste avec le XIXe siècle est saisissant. La taille des usines n'était alors pas un problème. Vers 1850, une filature type de coton avait 2 000 fuseaux et produisait 50 tonnes de fil par an. Les États-Unis consommaient annuellement environ 100 000 tonnes de fil, et ils pouvaient donc s'accommoder de 2 000 filatures à la taille minimale optimale. Il en allait de même dans d'autres industries modernes : un haut-fourneau produisait 5 000 tonnes par an, et la consommation totale des États-Unis était d'environ 800 000 tonnes, soit 160 fois la taille minimale optimale 6. Une usine fabriquant des rails en sortait 15 000 tonnes chaque année, tandis que les États-Unis en posaient 400 000 (27 fois plus seulement !). Au XIXe siècle, le niveau élevé des droits de douane aux États-Unis et en Europe augmentait certes le prix payé par les consommateurs, mais leurs économies n'avaient pas à porter le fardeau d'une structure industrielle inefficace. C'est une des raisons fondamentales pour lesquelles le modèle standard a si bien réussi en Amérique du Nord et pas en Amérique du Sud.

La fin du modèle standard

Dans la Russie tsariste, au Japon et en Amérique latine, le modèle standard a engendré une croissance économique modeste, mais qui n'a pas été suffisante pour combler le retard avec l'Occident. Avec une croissance du PIB par tête de 2 % par an dans les pays avancés, les pays pauvres auraient dû bénéficier d'une croissance au moins aussi importante pour rester à la même distance, mais d'une croissance bien plus importante pour les rattraper dans un espace de temps relativement court. La Russie tsariste, le Japon et l'Amérique latine n'ont pas pu y parvenir avec le modèle standard. Celui-ci a aussi eu pour corollaire une croissante lente de la demande de main d’œuvre, qui resta très en deçà de la croissance de la population. De ce fait, la Russie tsariste et l'Amérique latine ont souffert de fortes inégalités et d'une forte instabilité politique. Au Japon, avant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs groupes – les travailleurs dans l'agriculture et la petite industrie, et les femmes plus généralement – n'ont pas pu prendre part à la croissance. Ces problèmes se sont aggravés à mesure qu'augmentaient encore dans les pays riches à la fois l'échelle de la production efficiente et les ratios capital/travail. Même sans la crise financière du début des années 1980, le modèle standard avait atteint la fin de sa vie utile. Par quoi serait-il remplacé ?

IX / L'INDUSTRIALISATION PAR LA « GRANDE POUSSÉE »

Au XXe siècle, l'Occident a conforté sa première place par rapport au reste du monde, mais certains pays, contrariant cette tendance, l'ont rattrapé, en particulier le Japon, Taïwan, la Corée du Sud et (moins

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complètement) l'Union soviétique. Et il semble que la Chine soit en train de faire de même. La croissance, dans ces pays, a été très rapide et leur retard a été comblé en un demi-siècle. Leur regain de croissance est parti d'un revenu par tête qui ne représentait que 20 % à 25 % de celui des pays avancés. Ces derniers croissant au rythme de 2 % l'an, un pays pauvre ne pouvait les rattraper en deux générations (soixante ans) qu'avec une croissance du PIB par tête de 4,3 % l'an. Ce qui, en fonction de la croissance de la population, suppose que le PIB total croisse de 6 % l'an au moins. L'obstacle était de taille. De grands pays n'ont pu croître à ce rythme qu'en élaborant simultanément tous les éléments d'une économie avancée : des aciéries, des centrales électriques, des usines automobiles, des villes, etc. Ce fut la « grande poussée » (big push) de l'industrialisation. Elle soulève des problèmes délicats, car tout se construit en devançant l'offre et la demande. On construit les aciéries avant les usines automobiles qui utiliseront la tôle, et les usines automobiles avant même que l'acier ne soit disponible et qu'il existe une demande pour leurs véhicules. Chaque investissement repose sur la confiance dans la concrétisation des investissements complémentaires. Le succès de ce grand dessein nécessite une autorité de planification qui coordonne toutes les activités et fasse en sorte qu'elles soient menées à bien. Les grandes économies qui sont sorties de la pauvreté au XXe siècle ont réussi à le faire, malgré les variations considérables de leurs outils de planification.

Le développement économique soviétique

L'Union soviétique est l'exemple classique de la « grande poussée ». La révolution de 1917 fut suivie de quatre années de guerre civile, qui fut remportée par les bolcheviks. Le nouveau régime accorda aux paysans la propriété de la terre et la leur distribua de manière égalitaire. En 1928, la Nouvelle économie politique (NEP) avait fait repartir l'économie. Lénine était mort et Staline était au pouvoir.L'URSS se trouvait face au même problème que d'autres pays pauvres : la grande majorité de la population vivait dans les campagnes de l'artisanat ou de la petite agriculture. Le pays avait besoin de bâtir une économie moderne et urbaine. Il fallait pour cela investir massivement dans la technologie moderne. La solution choisie fut la planification centrale, dont le plan quinquennal devint le symbole. Comme les entreprises appartenaient à l'État, elles pouvaient, au lieu de suivre les incitations du marché, être dirigées selon des instructions venant du sommet (le plan). Le modèle soviétique a longtemps paru être une grande réussite et il a inspiré le développement planifié de nombreux autres pays pauvres.La « grande poussée » soviétique a commencé avec le premier plan quinquennal, en 1928. La stratégie de croissance reposait sur quatre éléments. Le premier, c'était la canalisation de l'investissement vers l'industrie lourde et la production de machines. Elle accéléra la capacité du pays à se doter d'un équipement en capital et donna un coup de fouet au taux d'investissement. L'Union soviétique était assez grande pour absorber la production d'usines de grande taille, qui devinrent la norme. Le deuxième, c'était l'utilisation d'objectifs de production exigeants afin d'orienter les opérations des entreprises. Comme la maximisation de la production pouvait conduire à des pertes, du crédit bancaire fut libéralement accordé aux entreprises pour qu'elles puissent couvrir leurs coûts. Les « contraintes budgétaires fortes » du capitalisme furent ainsi remplacées par des « contraintes budgétaires souples ». En troisième lieu, l'agriculture fut collectivisée. Politiquement, ce fut l'élément le plus controversé : pour les paysans, c'était une abomination. Ils lui préféraient la petite exploitation familiale et tenaient à la redistribution périodique de la terre au sein du village afin d'assurer l'égalité. La politique de collectivisation entraîna une forte baisse de la production agricole et provoqua une famine en 1933. Le quatrième élément fut l'éducation de masse. L'école devint rapidement universelle et

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obligatoire, et l'éducation des adultes fut poursuivie avec vigueur afin que l'ensemble de la main d'œuvre puisse être formée le plus rapidement possible.Grâce à ces mesures, l'économie soviétique connut une croissance rapide. Quand les Allemands envahirent l'URSS, en 1941, des milliers d'usines, de barrages et de centrales électriques avaient été construits. Les plans orientaient l'investissement vers l'industrie lourde, qui connut un boom. En 1940, la production de fonte était passée de 4 millions de tonnes annuelles avant-guerre à 15 millions. C'était deux fois la production britannique, mais seulement la moitié de celle des États-Unis. La production d'électricité passa de 5 à 42 millions de kilowatts/h. (Lénine a défini un jour le communisme comme le « pouvoir des soviets plus l'électricité pour tout le pays ». Si l'on s'en tient à cette définition, la révolution fut un succès.) Le taux d'investissement passa, lui, d'environ 8 % du PIB en 1928 à 19 % en 1939.La production de produits de consommation augmenta également, mais dans une moindre mesure. Cela reflétait pour une part les priorités du régime et pour une autre part la désastreuse collectivisation de l'agriculture. La production rebondit pourtant à la fin de la décennie. En 1939, l'URSS transformait environ 900 000 tonnes de fibre de coton. C'était le double du niveau de 1913, moitié plus que celui de la Grande-Bretagne (dont la production avait baissé considérablement à cause de la concurrence japonaise), mais 52 % seulement de la production des États-Unis. Si la consommation par tête baissa fortement en 1932 et en 1933, il y eut, entre 1928 et 1939, une élévation moyenne du niveau de vie de 20 %. En outre, les services d'éducation et de santé connurent une extension remarquable.La Seconde Guerre mondiale fut un rude coup pour l'Union soviétique : 15 % des citoyens du pays y laissèrent la vie (la mortalité des hommes âgés de 20 à 49 ans atteignit jusqu'à 40 %), et les destructions d'usines et de logements furent colossales. Le stock de capital fut toutefois reconstruit en 1950, et la croissance économique reprit sur un rythme rapide. L'investissement fut maintenu à environ 38 % du PIB. En 1975, l'URSS produisait plus de 100 millions de tonnes de fonte et avait dépassé les États-Unis. La production de biens de consommation augmenta elle aussi rapidement. Il semblait bien que le modèle soviétique fût le meilleur moyen pour un pays pauvre de se développer.

Et puis les choses ont mal tourné. Le taux de croissance a baissé peu à peu dans les années 1970 et 1980, et à la fin de la décennie, il était nul. Le président Gorbatchev lança un appel à la restructuration (perestroïka). La planification centrale céda la place au marché, mais il était trop tard pour sauver l'URSS, qui fut bientôt démantelée.Le cas de l'Union soviétique soulève deux questions. Premièrement, qu'est-ce qui a marché ? Pourquoi le PIB par tête a-t-il crû de façon si rapide entre 1928 et les années 1970 ? Une partie de la réponse est liée au « PIB », une autre aux « têtes ». La forte croissance du PIB est due au fait que les institutions soviétiques ont réussi à construire des usines modernes de grande taille. La canalisation de l'investissement vers l'industrie lourde augmenta la capacité de construction de structures et d'équipements, et la souplesse des contraintes budgétaires permit de créer des emplois pour une population qui, dans une économie où il y avait un excédent de main d'œuvre, serait sans cela demeurée au chômage. Même la collectivisation de l'agriculture, en accélérant la migration de la population vers les villes, où étaient les nouveaux emplois, a contribué à la croissance (il est vrai modestement). Au début, la planification ne nécessitait pas d'être visionnaire, car son objectif était d'adapter la technologie occidentale à la géographie russe.La seconde raison pour laquelle le PIB par tête a augmenté de façon si rapide est que la croissance démographique, elle, est restée faible. Le nombre d'habitants est passé de 155 millions en 1920 à 290 millions en 1990. Cette faible croissance est due en partie à la mortalité excessive de la collectivisation et, surtout, de

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la Seconde Guerre mondiale. Leurs rôles sont cependant minimes à côté de celui de la baisse du taux de fécondité. Dans les années 1920, la femme soviétique avait en moyenne sept enfants ; dans les années 1960, le chiffre était de 2,5. La croissance de l'urbanisation contribua également à cette baisse, mais la cause la plus importante (comme dans les pays pauvres en général) fut la scolarisation des femmes et le fait qu'elles pouvaient trouver un emploi rémunéré en dehors du foyer.La seconde question est la suivante : qu'est-ce qui n'a pas marché ? Pourquoi la croissance a-t-elle ralenti dans les années 1970 et 1980 ? Plusieurs réponses sont ici possibles, qui vont du conjoncturel au fondamental. Citons par exemple la fin de l'excédent de main d’œuvre de l'économie soviétique, les investissements gaspillés dans le développement de la Sibérie, la course aux armements avec les États-Unis, qui assécha les ressources en R&D de l'industrie civile, la difficulté accrue de la planification à partir du moment où le rattrapage technologique avait été réalisé et qu'il s'agissait d'envisager le futur, l'impossibilité du contrôle de l'État (qu'arriverait-il à l'économie des États-Unis si elle était gérée par le président ?), et le cynisme et le conformisme inspirés par un régime dictatorial. L'effondrement de l'Union soviétique a conduit de nombreux observateurs à rejeter la planification étatique et à louer les vertus du libre marché. D'autres pays ont pourtant fait mieux avec d'autres formes de planification.

Le Japon

Avant la Seconde Guerre mondiale, les objectifs de la politique du Japon étaient résumés par le slogan : « Un pays riche, une armée forte. » La défaite le conduisit à rejeter le second objectif tout en poursuivant le premier avec une détermination encore plus grande. Le Japon avait besoin d'une « grande poussée » pour réduire l'écart de revenu avec l'Occident. Ce projet fut un succès remarquable. Le revenu par tête a augmenté de 5,9 % par an entre 1950 et 1990, avec un pic de 8 % entre 1953 et 1973. En 1990, les niveaux de vie de l'Europe occidentale avaient été atteints.Le Japon a pu réaliser ces progrès en inversant la politique technologique menée durant l'ère Meiji et la période impériale. Au lieu d'adapter les technologies modernes au prix de ses facteurs de production, le pays décida d'adopter sur une vaste échelle celles qui étaient les plus modernes et les plus intensives en capital. Dans les années 1970, le taux d'investissement atteignait environ un tiers du revenu national. Le stock de capital augmenta si rapidement qu'il se créa au Japon une économie à hauts salaires en une génération seulement. Ce sont les prix des facteurs qui se sont adaptés au nouvel environnement technologique, et non pas l'inverse.L'industrialisation du Japon dans la période de l'après-guerre nécessita une planification, dont l'organe principal fut le ministère du Commerce international et de l'Industrie (MITI). Les instruments politiques que le Japon avait perfectionnés depuis les années 1920 et 1930 ont été utilisés pour accélérer le taux de croissance.Le MITI voulait résoudre deux types de problèmes. L'un concernait l'échelle de la production : c'était l'enjeu sur lequel s'était brisée l'ISI en Amérique latine. L'acier était une des grandes réussites japonaises. La production était passée de 2,4 millions de tonnes en 1932 à un pic de 7,7 millions en 1943, avant de chuter à 0,5 million en 1945 pour remonter à 4,8 millions en 1950. Une caractéristique essentielle de la production d'acier, c'est que les coûts peuvent être réduits au minimum si l'on dispose d'aciéries de grande taille et intensives en capital. En 1950, la taille minimale optimale (TMO) d'une aciérie était de 1 à 2,5 millions de tonnes. La plupart des aciéries aux États-Unis étaient plus grandes, mais le Japon n'en avait qu'une de cette taille (Yawata, avec une capacité de 1,8 million de tonnes). Le reste des aciéries japonaises produisaient un demi-million de tonnes ou moins. De ce fait, l'acier japonais était au moins 50 % plus cher que l'acier

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américain ou européen, et ce malgré le faible niveau des salaires. Dans les années 1950, le MITI se fixa pour objectif de restructurer l'industrie afin de produire de l'acier dans des aciéries ayant au moins la taille minimale optimale. Le pouvoir du MITI venait du fait qu'il contrôlait le système bancaire et décidait de l'allocation des devises étrangères, lesquelles étaient nécessaires pour importer du coke de charbon et du minerai de fer. En 1960, les capacités de production étaient passées à 2,2 millions de tonnes, dans des aciéries modernisées de grande capacité. Le pilotage du MITI se fit ensuite moins direct. L'expansion se poursuivit grâce à la construction de nouvelles installations sur des sites vierges. Toutes avaient la taille minimale, qui était à cette époque d'environ 7 millions de tonnes ; en comparaison, la capacité de production des États-Unis se faisait pour l'essentiel dans de vieilles aciéries en dessous de la taille moins optimale. Les aciéries japonaises étaient également plus avancées sur le plan technologique. Au milieu des années 1970, 83 % de l'acier japonais étaient fondus dans des hauts-fourneaux à oxygène pur, contre 62 % aux États-Unis, et 35 % étaient produits par fusion continue, contre 11 % aux États-Unis. Malgré une forte augmentation des salaires, le Japon, grâce à ses investissements dans des technologies modernes intensives en capital, était devenu le producteur d'acier le moins cher au monde. Il en produisait, en 1975, plus de 100 millions de tonnes.Qui allait acheter tout cet acier ? La construction navale, l'automobile, les biens d'équipement et le bâtiment étaient, au niveau national, les principaux acheteurs. Ces industries devaient donc se développer au même rythme que la sidérurgie. Arriver à ce résultat représentait un deuxième problème de planification. Il avait aussi fallu décider quelles seraient les technologies utilisées par chacun de ces secteurs ; là encore, comme pour l'acier, le Japon adopta une approche intensive en capital et à grande échelle. S'agissant de l'automobile, par exemple, les entreprises japonaises disposaient de plus de capital par travailleur que leurs concurrents états-uniens, et le capital japonais était plus efficace : la livraison en « juste-à-temps » se traduisait en effet par une baisse de la part des produits intermédiaires dans celui-ci.L'échelle de la production était aussi plus grande au Japon. Dans les années 1950, la taille minimale optimale des usines d'assemblage automobile était proche de 200 000 véhicules par an. Ford, Chrysler et Général Motors produisaient annuellement entre 150 000 et 200 000 véhicules dans chacune de leurs usines. Dans les années 1960, pour faire passer la taille minimale optimale au-dessus de 400 000 unités par an, les nouvelles usines automobiles japonaises intégrèrent sur le même site à la fois l'emboutissage et de multiples chaînes de montage. Tous les constructeurs japonais se fixèrent ce niveau de production, et les plus efficaces, Honda et Toyota, pouvaient produire jusqu'à 800 000 véhicules par an et par usine. Le passage du Japon à des méthodes à haute intensité capitalistique lui permit de créer l'industrie la plus efficace du monde, dont les produits étaient compétitifs malgré des salaires toujours élevés.Le troisième problème de la planification japonaise était d'assurer l'expansion de la demande de consommation intérieure pour acheter ces biens durables. Les institutions tout à fait particulières qui géraient les relations sociales dans ce pays ont joué ici un rôle important : dans les grandes entreprises, la présence de syndicats, les salaires à l'ancienneté et l'emploi à vie assuraient qu'une part du profit des entreprises qui réussissaient était partagée avec les employés. Les petites entreprises, de leur côté, offraient beaucoup d'emplois et versaient dans les années 1950 (comme dans l'entre-deux-guerres) des salaires faibles. Dans les années 1960 et 1970, la forte expansion de l'industrie mit fin à l'excédent de main d’œuvre, et l'économie duale disparut avec la hausse rapide des salaires dans les petites entreprises. L'augmentation salariale due à la croissance de l'emploi conduisit à une révolution du style de vie : les Japonais achetaient des réfrigérateurs et des automobiles fabriqués avec l'excédent croissant d'acier. Non seulement ils avaient davantage de gadgets, mais ils mangeaient mieux et leur taille augmentait. En 1891, le conscrit moyen faisait 157 cm ; en 1976, 168 cm. Les dépenses de consommation validèrent les décisions qui visaient à accroître la capacité de production

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et à augmenter les salaires ; la technologie intensive en capital se révélait donc parfaitement adaptée – après coup sinon avant.Le dernier problème auquel la planification a dû faire face était lié au marché international, et ses conséquences allaient bien au-delà du MITI. Au milieu des années 1970, l'industrie de la sidérurgie exportait presque un tiers de sa production, pour l'essentiel aux États-Unis. Il en allait à peu près de même de l'automobile et des biens de consommation durables. La production états-unienne d'acier et d'automobiles s'est même effondrée sous l'impact de la concurrence japonaise ; le déclin de la Rust Belt a ainsi été la contrepartie du miracle de l'économie nippone. Les États-Unis auraient facilement pu empêcher ces importations en poursuivant la politique de droits de douane élevés qu'ils menaient depuis 1816. De soi-disant « restrictions volontaires à l'exportation » ont bien été négociées, mais elles ne constituèrent que des expédients provisoires. Les États-Unis préférèrent diminuer les droits de douane, à condition que les autres pays en fissent autant (libéralisation commerciale multilatérale). Une des raisons à cela est que leur économie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, était la plus compétitive du monde ; multiplier les possibilités d'exportation leur semblait donc plus intéressant que protéger leur marché intérieur. Mais le succès du Japon à l'exportation remettait en question ce présupposé. Or le pays était lui-même devenu le rempart des États-Unis contre le communisme en Asie de l'Est, et son importance géopolitique lui permit de maintenir ses choix commerciaux.La période de croissance accélérée ne pouvait pas durer éternellement. La fin du boom est généralement datée de l'effondrement de la bulle immobilière et de la bulle financière de 1991, qui provoqua une période de déflation. Mais la cause était plus fondamentale : les conditions qui avaient permis la croissance rapide avaient disparu. Le Japon avait pu soutenir ce rythme de croissance parce qu'il devait combler trois retards par rapport à l'Occident : en capital par actif, en éducation par actif et en productivité. Tout cela était fait en 1990, et le Japon devint un pays avancé semblable aux autres : il ne pouvait continuer de croître qu'au rythme où reculerait la frontière technologique mondiale, soit de 1 % à 2 % chaque année. Le ralentissement de la croissance à partir de 1990 était inévitable.

La Chine

La Corée du Sud et Taïwan ont suivi de près le Japon dans le rattrapage de l'Occident. Tous deux étaient des colonies japonaises, d'où un départ ambigu. Des systèmes éducatifs modernes y ont bien été mis sur pied, mais on y enseignait le japonais plutôt que le coréen ou le taïwanais. Le développement des infrastructures et de l'agriculture visait à faire des deux colonies des fournisseurs alimentaires du Japon. Le revenu par tête atteignait 1 548 $ en 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, les Japonais furent chassés, leurs biens saisis et leurs propriétés foncières redistribuées à la population rurale, ce qui créa des sociétés paysannes égalitaires. À partir des années 1950, les deux pays se lancèrent avec vigueur dans l'industrialisation. La Corée du Sud, en particulier, suivit de près le modèle japonais de la « grande poussée ». Les technologies avancées étaient importées et maîtrisées par les entreprises coréennes, car les entreprises étrangères étaient exclues du pays. L'État planifiait l'investissement et limitait les importations pour protéger les secteurs manufacturiers coréens qu'il encourageait. Comme au Japon, on améliora la qualité et la performance en exigeant de ces entreprises qu'elles exportent une large part de leur production. La Corée établit des industries lourdes comme la sidérurgie, la construction navale et l'automobile, qui étaient des succès au Japon ; dix ou vingt ans après, elles devinrent aussi des succès coréens.

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L'ascension de la Corée du Sud et de Taïwan est impressionnante, mais elle paraîtra peu de chose si la Chine continue de s'industrialiser aussi rapidement qu'elle l'a fait ces dernières décennies. Quand les communistes se sont emparés du pouvoir, en 1949, le PIB par tête était au niveau le plus bas : 448 $. En 2006, il atteignait 6 048 $, ce qui place la Chine parmi les économies à revenu moyen. Un résultat meilleur que celui de la plupart des pays d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine.Comment la Chine a-t-elle fait ? La réponse habituelle est : « grâce à des réformes de libéralisation du marché », mais elle est incomplète. L'histoire économique de la Chine depuis 1949 se divise en deux périodes : la période de planification (1950-1978) et la période des réformes (depuis 1978). Au cours de la première, la Chine adopta un système communiste, avec des exploitations agricoles collectives, une industrie étatisée et une planification centrale à la soviétique. La stratégie de développement privilégiait l'expansion de l'industrie lourde pour créer les outils et les structures d'une société urbaine et industrielle. L'investissement fut stimulé pour atteindre environ un tiers du PIB, et la production industrielle augmenta rapidement. La politique technologique, appelée « marcher sur deux jambes », associait des technologies avancées à forte intensité capitalistique et, là où c'était possible, des industries intensives en main d'œuvre. La production d'acier, qui a toujours été un objectif des partisans de l'industrialisation par la « grande poussée », passa de 1 million de tonnes par an en 1950 à 32 millions en 1978. Malgré des revirements politiques, dont le Grand Bond en avant (1958-1961), la famine qui suivit et la révolution culturelle (1966-1969), le revenu par tête fit plus que doubler entre 1950 (448 $) et 1978 (978 $), soit une croissance de 2,8 % l'an. Ce résultat était loin d'être insignifiant, mais il ne différenciait pas la Chine de nombreux autres pays pauvres.Deng Xiaoping commença les « réformes » en 1978, deux ans après la mort de Mao. La planification fut démantelée et une économie de marché prit sa place. Contrairement à la thérapie de choc en Europe de l'Est, la Chine se réforma en modifiant et complétant ses institutions de manière progressive. Depuis 1978, la croissance est elle aussi montée en flèche.Les premières réformes, qui concernèrent l'agriculture, illustrent la complexité des enjeux. Deux d'entre elles ont eu une importance particulière. D'abord, en 1979 et en 1981, les agences d'approvisionnement de l'État augmentèrent leurs prix d'achat de 40 à 50 % pour la production qui dépassait les objectifs obligatoires fixés par le plan. Ensuite, l'exploitation collective des terres fut remplacée par le système de responsabilité des ménages. Dans ce cadre, la terre des fermes collectives fut divisée en petites exploitations louées à des familles ; celles-ci étaient obligées de fournir leur part des obligations imposées par le plan, mais elles avaient le droit de garder pour elles le revenu issu des ventes, au prix fort, de la production excédant les quotas.Un bond de la production suivit la mise en place de ces mesures c'est le principal argument plaidant pour leur importance. Entre 1970 et 1978, le PIB issu de l'agriculture a ainsi progressé de 4,9 % par an, soit davantage encore qu'entre 1985 et 2000 (3,9 %). Mais entre 1978 et 1984, la production s'est accrue de 8,8 % par an. Celle de céréales a crû elle aussi plus vite durant ces six années qu'elle ne l'a fait avant ou après. Comme la hausse des prix et le système de responsabilité des ménages ont renforcé pour les paysans les incitations financières à la production, on en a conclu généralement que ce sont ces changements de politique qui ont provoqué la croissance de la production.Mais la réforme doit en disputer le mérite avec d'autres évolutions, qui sont la conséquence de décisions de planification plus anciennes. Si les paysans chinois ont pu accroître leur production, c'est qu'il leur était possible d'utiliser des technologies avancées, qui furent disponibles au moment où les institutions rurales étaient réformées. Dans le contexte chinois, il était nécessaire, pour augmenter le rendement du riz, de réunir trois conditions : un meilleur contrôle de l'eau, des semences à haut rendement et l'utilisation d'engrais. Or il y eut une forte augmentation des surfaces irriguées en Chine entre les années 1950 et les années 1970, et des

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millions de puits tubulaires ont été creusés durant cette période dans le Nord de la Chine pour fournir de l'eau. L'accroissement de l'offre d'eau, qui a contribué à la croissance de la production de riz durant la période de la planification, fut une condition préalable de l'augmentation rapide de la production autour de 1980.Pour accroître de façon sensible les rendements, il fallait aussi des semences qui réagissent aux engrais. C'est un problème biologique que l'on retrouve dans toute région tropicale : si l'on se sert d'engrais pour faire pousser les variétés traditionnelles de riz, elles produisent davantage de feuilles et ont des tiges plus longues. La plante finit par tomber (se coucher), empêchant la formation du grain. La solution consiste à utiliser une variété naine de riz, aux tiges fibreuses qui ne se couchent pas, si bien que la croissance supplémentaire due aux engrais profite à la graine et non au feuillage. Le riz japonais avait naturellement ces qualités, et il fut le soubassement biologique de la croissance de la production agricole dans l'ère Meiji. Cependant, le riz japonais ne pouvait pas être cultivé plus au sud, en raison de la longueur différente du jour ; il était donc nécessaire de créer des variétés naines adaptées aux latitudes tropicales. La plus fameuse, IR-8, développée aux Philippines à l'Institut international pour la recherche sur le riz, est sortie en 1966. IR-8 et ses successeurs ont été à la base de la révolution verte dans une très grande partie de l'Asie. Il est moins connu que la Chine est en réalité pionnière dans ce domaine. Le programme d'amélioration génétique de l'Académie chinoise des sciences a en effet débouché sur une variété naine de riz à haut rendement deux ans avant l’IR-8. C'est la diffusion de celle-ci qui a provoqué l'explosion de la production agricole en Chine.Le riz à haut rendement ne donne des rendements élevés qu'à condition d'utiliser de grandes quantités d'engrais. Dans les années 1970, les agriculteurs chinois faisaient déjà un usage maximal des engrais traditionnels. Pour en utiliser encore plus, il fallait produire des nitrates de façon industrielle. Les efforts accomplis dans les années 1960 pour accroître la production d'engrais n'avaient pas été particulièrement réussis ; aussi l'État acheta-t-il, en 1973-1974, treize usines d'ammoniaque à des fournisseurs étrangers. En service à la fin des années 1970, elles ont produit les engrais qui ont provoqué la montée en flèche des rendements. On ne peut donc pas savoir si la hausse de la production agricole entre 1978 et 1984 a eu besoin des réformes ou si elle aurait eu lieu même sans elles.Les caractéristiques du changement technologique dans l'agriculture chinoise ressemblent à celles du Japon et reflètent le développement de technologies parfaitement adaptées à la proportion relative des facteurs du pays. Comme au Japon, la main d'œuvre était abondante et la terre rare ; les avancées technologiques se sont donc concentrées jusqu'à récemment sur l'augmentation de la productivité de la terre. Comparativement, il y eut très peu d'investissements visant à économiser la main d'œuvre. L'histoire de la révolution verte en Chine diffère à cet égard de celle de l'Inde, où la mécanisation accompagna l'adoption de cultures à hauts rendements. L'accès à un crédit moins cher donna un avantage aux agriculteurs indiens qui possédaient de grandes exploitations ; ceux-ci augmentèrent la taille de leurs propriétés aux dépens des petits exploitants, qui souvent perdirent leur terre. Les machines permettaient à moins de gens de cultiver le sol. La Chine sut éviter ce type de conflit. La collectivisation de la terre permit l'égalité foncière et la préservation des petites exploitations ; outre une plus grande équité, c'était une réponse plus rationnelle à l'abondance de main d'œuvre et à la rareté du capital.Les réformes ont aussi transformé le secteur industriel. Les premières mesures furent prises, là encore, dans les campagnes. L'emploi complémentaire dans l'industrie avait toujours été une caractéristique de la Chine rurale, et il était fourni par les fermes collectives. À partir de 1978, les dirigeants locaux du Parti encouragèrent les « entreprises de bourg et de village » (EBV). La production de biens de consommation était restée à la traîne, et les EBV, en vendant leurs produits sur le marché libre, permirent de combler le retard. Les ratios capital/travail des industries de biens de consommation étaient faibles (contrairement à ceux de

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l'industrie lourde, principal objet de la planification), et les EBV utilisèrent des technologies adaptées à la Chine, ce qui explique leur réussite sur un marché concurrentiel. Entre 1978 et 1996, l'emploi dans les EBV est passé de 28 à 135 millions d'individus, et leur part dans le PIB de 6 % à 26 %. L'accès au marché a été étendu à tout le secteur public à partir du milieu des années 1980, quand l'État décida de geler les cibles du plan et de permettre aux entreprises de vendre sur le marché la production dépassant les quotas imposés par la planification. Depuis, l'économie est « devenue trop grande pour le plan » et elle est de plus en plus guidée par le marché à mesure que celui-ci s'élargit.En 1992, le 14e congrès du Parti reconnut que l'« économie socialiste de marché » était l'objectif de la réforme, et la planification de la balance matérielle (ou balance-matières), élément principal de la planification centrale, fut abolie. D'autres réformes permirent de créer un système financier qui remplaçait l'État dans l'allocation de l'investissement et transformèrent les entreprises étatiques, qui n'étaient que des départements ministériels, en entreprises publiques. La réforme de l'industrie d'État entraîna des coupes claires en matière d'emploi et la fermeture des capacités non productives. C'est un résultat que l'URSS n'a jamais réussi à atteindre, ce qui, en enfermant une part importante de la force de travail dans des emplois improductifs au lieu de la redéployer dans des installations nouvelles à forte productivité, a peut-être contribué au ralentissement de la croissance de l'économie soviétique. En Chine, le taux d'investissement, de plus en plus déterminé par le marché, est resté élevé. Et si l'État s'implique moins formellement que par le passé, il oriente encore activement l'investissement dans le secteur de l'énergie et de l'industrie lourde. C'est peut-être pour cela que la sidérurgie a continué de croître de manière explosive. Les États-Unis, l'URSS et le Japon n'ont jamais produit plus de 150 millions de tonnes d'acier, alors que la Chine a battu dans ce domaine tous les records mondiaux. La population chinoise est, bien sûr, beaucoup plus importante, mais la production par tête, aujourd'hui de 377 kg (contre 2 kg en 1950 et 102 kg aussi récemment qu'en 2001), est au niveau de celle des pays riches. Entre 1978 et 2006, le revenu par tête en Chine s'est accru de 6,7 % l'an.Les réformes sont l'explication que l'on donne habituellement à ce fort taux de croissance. Comme pour l'agriculture, l'explication est incomplète. La « réforme des institutions » a peut-être amélioré la performance du pays par rapport au système de Mao, mais elle n'a pas fait naître de meilleures institutions que celles que l'on trouve dans la plupart des pays pauvres. D'ailleurs, si la Chine croissait lentement, on mettrait cette lenteur sur le dos des droits de propriété, du système juridique et de la dictature du Parti communiste. La question comparative cruciale n'est pas de savoir « pourquoi de médiocres institutions de marché ont fait mieux que la planification centrale » mais « pourquoi de médiocres institutions de marché ont si bien réussi ». La réponse réside peut-être dans l'héritage de la période de planification, dans certaines caractéristiques de la société chinoise ou dans des politiques qui distinguent la Chine des autres pays pauvres en général.L'héritage de la période de planification a certainement joué un rôle. Il comprend une population très éduquée, un secteur industriel important, de faibles taux de mortalité et de fécondité, et, malgré la révolution culturelle, une élite scientifique ayant de fortes capacités en R&D. L'enseignement primaire a été élargi tout au long de la période de planification, avec pour résultat que les deux tiers de la population, selon le recensement de 1982, savaient lire, écrire et compter ; les compétences professionnelles se sont également beaucoup développées. L'espérance de vie est passée de moins de 30 ans dans les années 1930 à 41 ans dans les années 1950, 60 dans les années 1970 et 70 en 2000. Le nombre moyen d'enfants nés d'une femme moyenne (le taux de fécondité total) est passé de plus de 6 dans les années 1950 à 2,7 à la fin des années 1970 – et ce avant même la politique de l'enfant unique instaurée en 1980. Comme en URSS, cette faible fécondité a probablement été le résultat de l'éducation des femmes et de la possibilité qui leur a été donnée d'avoir un travail rémunéré.

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Quelle que soit l'importance que les historiens accorderont à l'héritage de la planification, à des institutions réformées, à l'intelligence politique et à une culture favorable, la Chine est en train d'achever un cycle historique. Si le pays croît aussi vite dans les trente prochaines années qu'il l'a fait depuis 1978, il comblera l'écart avec l'Occident. La Chine deviendra le premier pays industriel, comme elle l'était avant les voyages de Christophe Colomb et de Vasco de Gama. Le monde aura bouclé la boucle.

Épilogue

La Chine est en train de rattraper l'Occident, mais qu'en est-il de l'Afrique, de l'Amérique latine et du reste de l'Asie ? Le revenu par tête dans les pays riches croît d'environ 2 % l'an, et les autres pays, pour combler l'écart, doivent croître plus vite. Pour rattraper les pays riches en soixante ans, beaucoup de pays pauvres d'Asie et d'Amérique latine devront avoir une croissance de 4,3 % par tête et par an. Cela ne sera possible que si le PIB total augmente d'au moins 6 % par an pendant soixante ans. Les pays beaucoup plus pauvres, comme ceux d'Afrique subsaharienne, devront même croître encore plus vite, ou bien il leur faudra encore plus de temps pour réaliser ce rattrapage.Très peu de pays ont pu soutenir une croissance aussi rapide sur longue période. Entre 1955 et 2005, ils ne sont que dix. Oman, le Botswana et la Guinée équatoriale sont des cas particuliers : c'est pendant cette période qu'y ont été découvertes de vastes réserves de pétrole ou de diamants. Singapour et Hong Kong sont des villes-États : ce sont des cas spéciaux, dans la mesure où ils n'ont jamais eu d'agriculture paysanne susceptible d'inonder la ville de migrants dans les périodes d'augmentation de l'investissement. Les salaires ont donc pu augmenter au même rythme que la demande de travail ; la prospérité a pu ainsi se diffuser. Les cas intéressants sont les grands pays dotés d'un vaste secteur agricole : le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, la Thaïlande et la Chine. On peut aussi y ajouter l'Union soviétique, car, si l'on met de côté la décennie de la Seconde Guerre mondiale, le revenu par tête y a progressé de 4,5 % l'an entre 1928 et 1970.Ces pays ont dû combler trois retards avec l'Occident : en matière d'éducation, de capital et de productivité. La scolarisation de masse a comblé le premier, et telle ou telle forme d'industrialisation dirigée par l'État a comblé les deux autres. Des technologies hautement capitalistiques et à grande échelle ont été adoptées même quand elles n'étaient pas immédiatement rentables. Ces pays ont évité les inefficacités dont a souffert l'Amérique latine en essayant d'introduire de force une technologie moderne dans des économies de petite taille, soit parce qu'ils étaient assez grands pour pouvoir absorber la production d'installations assez grandes pour être efficaces, soit parce qu'ils ont eu accès au marché américain aux dépens mêmes de la production américaine.La question de savoir laquelle des nombreuses initiatives prises par ces pays a été la plus efficace reste en revanche l'objet de nombreux débats. Il n'est pas non plus si sûr qu'il soit possible de transplanter des politiques qui ont réussi d'un pays dans un autre. Le débat sur la meilleure politique à suivre en matière de développement économique est donc loin d'être clos.