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Le nouvel éducateur – n° 173 – Novembre 2005 14 Considérant la venue volontaire des parents à l’école comme une grande victoire, et même comme une sorte de prévention aux soucis relationnels qui peuvent entamer les rapports entre parents et ensei- gnants,je me suis lancée dans l’aven- ture du marché de connaissances grâce au coup de pouce du stage de Belley en août 2004 1 . L’éducation mutuelle peut instau- rer une image positive de soi en mettant la personne sur le chemin de sa propre découverte,reconnaître les savoirs de quelqu’un c’est le reconnaître comme auteur de sa pensée, c’est l’autoriser, au sens de « rendre auteur », à participer à une communauté. Mon objectif principal était de permettre aux parents et aux enfants de se rencontrer sur le terrain de l’apprentissage en général, d’of- frir à tous l’occasion de réfléchir aux conditions de l’apprentissage, scolaire ou non, et surtout de faire venir les parents à l’école,pas seule- ment avec leurs propres angoisses scolaires conscientes et inconscien- tes, mais comme porteurs de savoirs « quotidiens », ou originaux, dans une école où l’apprentissage et l’en- seignement seraient célébrés com- me une fête. Les parents à l’école L’an dernier (2003-2004), l’école invitait les parents tous les mois à « l’heure des parents », organisée par les enfants pour montrer à leurs parents leurs productions, leurs réalisations et leur faire partager la vie de la classe… Elle avait un grand succès et rem- plaçait largement un lourd spec- tacle de fin d’année. J’avais présenté à la dernière « heure des parents » du mois de juin le principe des échanges réciproques de savoirs entre adultes et enfants, principe qui a éveillé la curiosité de tous et l’envie de se lancer. Pour l’année 2004-2005, les ren- contres périodiques avec les parents ont été planifiées par les enfants, qui ont voulu en diversi- fier les modalités : deux « heures des parents », deux marchés de connaissances, une pièce de théâtre finale. À la première heure des parents, mi-novembre 2004, nous avons donc annoncé le premier « marché des connaissances », prévu le 2 février 2005. Le principe était que les enfants seraient ce jour-là les enseignants des parents, devenus Parents et enfants ensemble à l’école, une expérience de marché de connaissances qui tisse les liens d’une communauté éducative Jeune enseignante, venue à l’Éducation nationale et au mouvement Freinet à l’occasion d’une forma- tion proposée par le Mouvement des Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs (M.R.E.R.S) en juillet 1994, Juliette Gasselin n’a jamais oublié les valeurs et les pratiques qui animent ces réseaux. Elle travaille depuis 7 ans à l’école de Montbernard (31) en RPI (Regroupement Pédagogique Intercom- munal) en cycle 3. Elle est seule dans sa classe, les deux autres classes-écoles situées à quelques kilo- mètres de la sienne,accueillent les deux autres cycles. 173.qxd 27/02/07 15:29 Page 14

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Considérant la venue volontairedes parents à l’école comme unegrande victoire, et même commeune sorte de prévention aux soucisrelationnels qui peuvent entamerles rapports entre parents et ensei-gnants,je me suis lancée dans l’aven-ture du marché de connaissancesgrâce au coup de pouce du stage deBelley en août 20041.

L’éducation mutuelle peut instau-rer une image positive de soi enmettant la personne sur le cheminde sa propre découverte,reconnaîtreles savoirs de quelqu’un c’est lereconnaître comme auteur de sapensée, c’est l’autoriser, au sens de« rendre auteur », à participer à unecommunauté.

Mon objectif principal était depermettre aux parents et auxenfants de se rencontrer sur le terrainde l’apprentissage en général, d’of-

frir à tous l’occasion de réfléchir auxconditions de l’apprentissage,scolaire ou non, et surtout de fairevenir les parents à l’école, pas seule-ment avec leurs propres angoissesscolaires conscientes et inconscien-tes,mais comme porteurs de savoirs« quotidiens », ou originaux, dansune école où l’apprentissage et l’en-seignement seraient célébrés com-me une fête.

Les parents à l’école

L’an dernier (2003-2004), l’écoleinvitait les parents tous les moisà « l’heure des parents », organiséepar les enfants pour montrer àleurs parents leurs productions,leurs réalisations et leur fairepartager la vie de la classe… Elleavait un grand succès et rem-

plaçait largement un lourd spec-tacle de fin d’année.

J’avais présenté à la dernière« heure des parents » du mois de juinle principe des échanges réciproquesde savoirs entre adultes et enfants,principe qui a éveillé la curiosité detous et l’envie de se lancer.

Pour l’année 2004-2005, les ren-contres périodiques avec lesparents ont été planifiées par lesenfants, qui ont voulu en diversi-fier les modalités : deux « heuresdes parents », deux marchés deconnaissances, une pièce dethéâtre finale.

À la première heure des parents,mi-novembre 2004, nous avonsdonc annoncé le premier « marchédes connaissances », prévu le2 février 2005. Le principe était queles enfants seraient ce jour-là lesenseignants des parents, devenus

Parents et enfants ensemble à l’école,une expérience de marché de connaissances qui tisse les liensd’une communauté éducative

Jeune enseignante, venue à l’Éducation nationaleet au mouvement Freinet à l’occasion d’une forma-tion proposée par le Mouvement des Réseauxd’Échanges Réciproques de Savoirs (M.R.E.R.S) enjuillet 1994, Juliette Gasselin n’a jamais oublié lesvaleurs et les pratiques qui animent ces réseaux.Elle travaille depuis 7 ans à l’école de Montbernard(31) en RPI (Regroupement Pédagogique Intercom-munal) en cycle 3. Elle est seule dans sa classe, lesdeux autres classes-écoles situées à quelques kilo-mètres de la sienne,accueillent les deux autres cycles.

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un instrument… Enfin, il fallait testerl’atelier sur des volontaires afin dele perfectionner pour le grand jour,et déterminer une durée optimaleet des stratégies pédagogiques,avecmon aide si nécessaire.

tériel nécessaire (avec la possibilitéd’être remboursé par la coopérative)et définir les critères de réussite del’apprentissage qu’il proposait :obte-nir un verre de lait, faire briller uneampoule, enchaîner des notes sur

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élèves pour l’occasion, et des autresenfants de l’école.

La préparation du premier marché

Trois semaines avant la dateprévue, les enfants et moi avonspréparé le projet « marché deconnaissances » en cherchant cha-cun un « savoir » à transmettre,autrement dit à enseigner, et un àrecevoir, donc à apprendre. Nousavons retrouvé avec joie les sensprécis de ces deux verbes que sontenseigner et apprendre,et puis nousavons exploré les savoirs, scolaireset non-scolaires : savoir lire l’heure,savoir broder au point de croix,savoirfaire des tours de magie, savoircompter les euros, savoir faire duroller, savoir faire des avions enpapier, savoir jouer du xylophone,savoir allumer une ampoule, savoirtraire une vache… Tous ces savoirsavaient l’occasion d’être présentés àla réunion quotidienne, mais pasd’être valorisés socialement commelors d’un marché.

Quelques enfants n’avaient rienà proposer spontanément, ils ontattendu que d’autres leur révèlentleurs compétences par leurs deman-des, mais tous voulaient apprendrequelque chose… D’autres enfants ontbeaucoup hésité,avant de choisir unsavoir scolaire bien identifié, maispas toujours maîtrisé, qu’il a falluacquérir pour l’occasion.

Je les ai ensuite invités à se remé-morer les conditions d’apprentissage :ce que tu sais, quand et commentl’as-tu appris ? Cette étape, qui m’asemblé très pauvre au début,se révèlaplus féconde au second, avec l’habi-tude du questionnement métaco-gnitif2, né de ce premier marché.

Puis chaque enfant devait choi-sir un atelier à proposer,réunir le ma-

Du premier marché, je retiens surtout la vache, arrivée avec un papaque je ne connaissais toujours pas, alors que ses enfants étaient scola-risé dans l’école depuis mon arrivée 6 ans auparavant… Je retiens lafierté de cette famille, reconnue ce jour-là par l’école dans des compé-tences non scolaires, et la convivialité de ce moment où tous les parentsd’élèves agriculteurs avaient discuté de leur métier entre eux et avecles autres parents. Mon rêve de communauté éducative agrandie seréalisait, un instant, un instant seulement… Paradoxalement, cet ateliern’avait respecté aucune des règles de préparation : il n’avait pu êtretesté précédemment faute de vache à proximité, l’enfant proposant cesavoir ne savait pas réellement traire, son affiche de présentation étaitillisible malgré ses efforts, et presque toute l’attention avait été mono-polisée par cette vache dans la cour… Et pourtant, c’est cette vachequi a délivré son petit propriétaire de son complexe vis à vis de laculture scolaire : en le reconnaissant dans son quotidien, en faisantvenir glorieusement son père métayer à l’école, il a pu se rendre dispo-nible aux infinies exigences de l’orthographe, notamment, pour le restede l’année.C’est encore cette vache, si extra-scolaire, qui a constitué le souvenirinoubliable de ce jour-là, c’est elle que tout le monde a pu caresser ettraire, c’est sa présence, jugée envahissante par certains, qu’on a pucritiquer ensuite, c’est la non-maîtrise du savoir proposé qui a pu êtrerévélée sans douleur pour l’amour propre (même la maîtresse avaiteu du mal à la traire)… Bref, un succès qui a permis d’affiner l’orga-nisation, un échec qui nous a beaucoup appris au moment du bilandu premier marché, bilan qui fait partie intégrante des objectifs de cegenre de projets, et qui permet de développer un regard a posteriori.

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que seuls les parents d’Europe duNord se sont investis, les autresrestant très timides pour proposerun apprentissage, mais enthou-siastes pour apprendre. Une mamievenue pour l’occasion a appris à seservir de la souris d’un ordinateur,d’autres se sont retrouvés déguisésen touaregs au stand « fabriquer undéguisement ».Une feuille par « de-mandeur »,intitulée le « panier »,quireprenait la fiche des trois questionsdu premier marché, permettait defaciliter les bilans individuels desparticipants.

Le coin informatique fut l’occa-sion d’une véritable reconnaissancedes enfants par leurs aînés,ce renver-sement des rôles traditionnels a aidéà changer le regard des parents surl’école et sur leurs enfants, et lesenfants à être plus disponibles auxapprentissages scolaires.

Les participants ont unani-mement apprécié ces moments,demandé qu’ils soient reconduitsl’année suivante et élargis à la ma-ternelle.

Les échanges de savoirs concer-nent tous les savoirs, scolaires oupas, et les savoirs non scolaires peu-vent permettre l’entrée dans lessavoirs scolaires en modifiant lesreprésentations de l’école et de l’ap-prentissage, et la perception quechacun a de soi-même. L’accès à la

Une fois sûr de son atelier,chaqueenfant a préparé une affiche pour leprésenter le jour du marché, de lamanière la plus alléchante possible.Cette affiche cartonnée comportaitle titre, la durée, le nombre maxi-mum de participants acceptés,et unfeu soit rouge soit vert (pour préve-nir de la disponibilité de l’atelier).

Nous avons ensuite défini deuxgroupes,qu’on a appelé deux « mar-chés », pour que chacun puisse cejour-là être donneur et receveur, demanière à contenter tous les enfants,et respecter la réciprocité des situa-tions.

Le jour J,sur une feuille de présen-tation, distribuée à chaque partici-pant,chaque atelier était inscrit avecle prénom de l’enfant responsable,le titre de son atelier,le nombre maxi-mum de participants, le lieu et ladurée. Chaque marché durait troisquarts d’heure. On a conservé lesmêmes modalités par la suite, maisen imposant une durée standardd’un quart d’heure par atelier, afinde permettre des rotations collec-tives, et d’éviter aux enfants don-neurs de savoirs, souvent seuls àgérer leur atelier, d’avoir à surveillerle temps en plus de leurs élèves…

Le deuxième marché

Le marché suivant, le 18mai 2005,nous a donné l’occasion de changerla donne : les parents d’élèves decycle 3 étaient invités à devenir« passeurs de savoirs », et les élèvesdu cycle 2 invités à « l’école desgrands »,leur future école,pour offrirleurs savoirs, notamment à leurspropres parents.

Nos parents d’élèves ont rivaliséd’ingéniosité, ils nous ont enseignéà faire des balles en papier, à obser-ver différents sels au microscope, àfaire du pain… Je dois reconnaître

Lors de ce deuxième marché,un des enfants du cycle 2 aproposé un savoir « vécu » enintitulant son stand « Je suisallé au Maroc ! ». Préparé sansaide, ni de l’école ni de lamaison, il a proposé une palettetrès diversifiée de documents(cartes, objets de cuir, photos,fascicules touristiques, photosqu’il essayait de localiser sur lacarte, morceau de pierreodorante…) pour offrir l’im-pression d’y être allé… Moi quiétais déjà allée au Maroc, j’aiéprouvé l’émotion de la décou-verte de « son » Maroc, de sonsavoir sur ce pays… et j’ai eula sensation d’apprendre àconnaître le Maroc et le voya-geur, accompagnée par ce petitbonhomme très fier de lui. Sapremière venue à l’école desgrands a été un vrai succèspublic, indépendamment deson niveau scolaire, qui n’étaitpas convié ce jour-là à l’école…

culture scolaire commune peut aussipasser par la reconnaissance de laculture familiale personnelle. Pourconclure, je tiens à inscrire cettedémarche dans une recherche péda-gogique élargie, qui vise à proposeraux enfants un environnement riche,dans lequel le cheminement dechacun est également reconnucomme valable.

Juliette Gasselinécole de Montbernard

[email protected]

1 En effet Roger Beaumont y a proposé des outils,notamment une fiche d’atelier et une chartedes marchés des connaissances, qui permet-tent de se lancer avec un filet : l’expérience réus-sie des autres !

2 La métacognition désigne les réflexions sur lesconditions d’apprentissage, un savoir sur l’ac-quisition du savoir…

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