Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

  • Upload
    arkadij

  • View
    216

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    1/13

    La souffrance des pierres

    Eugenio Montale, la souffrance des pierres.

    parYves Ughes

    On le sait, le XIX me sicle n'en finit pas de mourir et le XX me ne commenaellement qu'en 1914. La guerre et son cortge d'horreurs ont dit clairement alors

    ous quel sceau et sous quels signes allaient se dvelopper les dcennies

    enir. Ce sicle qui devait couronner l'ide de progrs en associant la science et

    a culture allait verser dans la barbarie et cultiver la rgression. Quand l'Europe

    ort de ce premier conflit mondial, elle merge comme un continent amput, en

    anne de projets. La confiance dans les messages du pass est entame, Paul

    Valry ne manque pas de le souligner : "Nous autres civilisations, nous savonsmaintenant que nous sommes mortelles". Sous la crise des valeurs, c'est l'homme

    ui est touch, cet image de l'homme positif venu de la Renaissance et enrichie

    ar les Lumires.

    Cette crise de conscience et de

    confiance qui svit sur l'Europe

    est vcue sur un mode plus

    intense encore en Italie. Le

    peuple italien a hsit avantd'entrer dans la guerre ; une

    fois engag il a pay sa part de

    sacrifices. La victoire ne lui

    apportera que vexations. Les

    partages se feront sans lui, les

    miettes mme seront comptes

    et l'Italie pourra ds lors parler

    de "victoire mutile". Le doute

    viendra alimenter les crisesd'identit. En 1925, quand

    Montale publiera ses premiers

    extes, Pirandello crit un roman au titre vocateur : Uno, nessuno e centomila.

    'homme ne se prsente plus comme une entit positive, mais comme une

    ragmentation permanente. Il se peroit comme un ensemble fuyant et fluctuant,

    n tre variant selon ses observateurs. L'existence se fait impossible.

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (1 of 13)05/12/2005 9.31.52

    mailto:[email protected]:[email protected]
  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    2/13

    La souffrance des pierres

    Face ce gouffre, les rponses politiques ne manquent pas de se

    velopper avec une fortune d'autant plus importante que leur message est

    imple. Face au trouble suscit par la modernit, le nationalisme et le fascisme

    rsentent des recours faciles. Ils comblent le vide par la virilit exacerbe, la

    monstration de force, les rfrences l'Empire romain.

    La caricature ne doit cependant pas cacher le travail profond et discret de

    ombreux auteurs italiens qui ont su affronter la bance du monde moderne, laivre douloureusement et tenter de la dpasser par la cration.

    C'est dans ce mouvement que surgit l'uvre de Montale, mouvement que

    'aucuns appellent "l'essentialisme". la posie y est travaille dans le plus absolu

    pouillement. Son premier recueil est publi Turin en 1925, et s'intitule Ossi di

    eppia.

    Ce recueil se prsente comme un lieu complexe, nous avons tent d'y

    irculer, traant un itinraire par rapprochements, par oppositions; c'est cehemin que nous proposons.

    Chez Montale l'uvre plonge ses racines dans l'enfance, elle s'ouvre par

    es adieux cette priode bnie. L'un des textes porte un titre rvlateur : "fin de

    enfance", la nostalgie peut s'y lire en toute transparence :

    Mais au retour par les sentiers

    vers la maison en bord de mer, asile clos

    pour notre enfance bahie,

    apide rpondait chaque mouvement de l'me un accord

    extrieur : de noms se revtaient

    es choses, notre monde avait un centre.()

    Nous tions dans l'ge virginal

    o les nues ne sont ni chiffres ni sigles

    mais de belles surs qu'on regarde passer. (1)

    On le voit d'emble l'ge d'or de l'enfance ne se caractrise pas uniquement par la

    uret, c'est une relation avec le monde qui se joue : en cet tat de grce la

    ommunion est immdiate et peut se passerde sigles et de chiffres.

    Accder l'ge adulte signifie au contraire couper ces liens

    riginels, se sparer de ce que Montale appelle le giron universel. Ds lors l'homme

    e dcouvre vulnrable et isol, prcaire, phmre. Dans un monde en crise, qui

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (2 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    3/13

    La souffrance des pierres

    'offre plus de projets collectifs ni d'enveloppe commune, l'tre projet dans l'ge

    mr est un tre dmuni. L'univers se fait la fois grimaant et inaccessible. Dans

    et ensemble fuyant l'tre ne peut s'atteindre.

    Face cette douleur de d'adulte, la posie de Montale s'impose d'emble un

    evoir de pudeur et de vrit. Le rle du pote n'est pas d'orner le rel avec des

    eurs de rhtorique mais de le surprendre dans sa drobade. Paradoxalement

    intensit rside dans la captation du nant. Le pome ne peut se vivre queomme une opration de dmystification, un acte de dvoilement autant que de

    chirement.

    Peut-tre un matin allant dans l'air aride,

    omme de verre, me retournant verrai-je s'accomplir le miracle :

    e nant dans mon dos, derrire moi

    e vide -avec la terreur de l'ivrogne.

    Puis, comme sur l'cran, se camperont d'un jet

    rbres, maisons, collines, pour l'habituel mirage.Mais il sera trop tard, et je m'en irai coi

    parmi les hommes qui ne se retournent pas, seul avec mon secret. (2)

    De semblables instants sont des instants de panique. Ds lors est forte la

    entation de l'illusion pour celui qui ne veut voir son aspect fugace. Pour ne pas

    e trouver face leur vacuit, les hommes comblent le monde de leurs

    ivertissements, et quand ils se regroupent et cherchent un lieu o s'tourdir, c'est

    n crant des villes qu'ils concrtisent les lments de leur fuite mentale. La ville

    ccupe dans le recueil une place modeste mais rvlatrice. Le pote ne fait qu'yasser, mais il ne manque pas d'en stigmatiser le ridicule. Il suffit de lire le texte

    Caff Rapallo"pour s'en convaincre. Les mots y retracent les efforts produits

    ar les hommes pour dissimuler leur nanitude. Mlant toutes les ftes et toutes les

    mythologies, la ville n'a de cesse de mettre en avant tout ce qui , en brillant,

    rouille la ralit de notre condition. Pour tenter de retrouver le paradis perdu de

    enfance, la ville mime les gestes de la fracheur initiale mais, la grce s'tant

    etire, ce qui tait enfantin devient infantile. Ce qui tait magique devient

    ntamarre et l'unit originelle s'est mue en fusion grgaire :

    il s'en allait un monde nain

    dans un vacarme d'nons et de brouettes,

    dans les blements des moutons

    de carton-pte, et dans l'clair

    des sabres gains de papier d'argent.

    Passrent les gnraux

    vec leur bicorne de carton,

    brandissant lances de nougat; ()

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (3 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    4/13

    La souffrance des pierres

    a horde passa dans le grondement

    ux mille pattes du troupeau effray

    par le tonnerre encor tout proche.

    elle trouva refuge au pturage

    qui pour nous plus ne sait verdoyer. (3)

    Pour Montale, la ville est donc l'existence originelle ce que Babylone

    tait au jardin d'Eden. Quand le paradis est perdu, au lieu de rflchir sur sonant l'tre s'invente des espaces susceptibles de lui donner quelque importance,

    es territoires limits qu'il va combler de ses outrances.

    Babylone du monde moderne, mais pas seulement. On sait que le nom

    e cette ville se dit en hbreu Babel. A y bien regarder la ville de Montale tient

    utant de Babel que de Babylone, non par la hauteur mais par le langage qu'on y

    ratique. Dans cette cit en construction qui veut rivaliser avec Dieu, une

    aractristique ne peut en effet nous chapper : les hommes parlent un langage

    nique, la Bible dit des mots uns. Derrire l'unicit de cette parole se cultiveanonymat, le projet unique. Chacun parle comme l'autre, chacun est l'autre. Il en

    a de mme dans la cit de Montale, le langage qui a cours se situe dans le bruit,

    n bruit omniprsent que les hommes cultivent pour se complaire dans la logique

    u troupeau. Ils y tournent en rond, comme empresss de ne point dfinir une

    ute personnelle.

    et puis ce fut la troupe

    portant bouts de chandelles et lampions

    et les botes tintantesqui rendent le son le plus commun, (3)

    Faisant cho ce vacarme commun s'lve la plainte du pote qui sait le

    ide et qui se situe de l'autre ct de l'illusion :

    Ecoute-moi : les potes laurats

    Ne se meuvent que parmi les plantes

    Au nom peu usit : buis, trones ou acanthes.

    Pour moi j'aime les routes qui mnent aux fosss.(4)

    Si la posie ne peut que se situer hors de Babylone, elle s'oppose aussi

    unicit du langage de Babel. Elle cherche une voie autre qui crerait un espace

    our une autre pratique du langage.

    Pour Montale la langue ne se peut

    pratiquer que dans une

    interrogation permanente sur sa

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (4 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    5/13

    La souffrance des pierres

    lgitimit. Si l'orgueil et le fard sont

    traqus dans la ville cette cration

    factice de l'homme- le savoir

    prtentieux le sera galement dans

    la langue. Il est des parvenus du

    langage comme il existe des

    parvenus de la richesse. Au-del

    du bel esprit, c'est l'esprit tout courtqui est mis en cause par le pote.

    De quel droit exercerait-il une

    supriorit quelconque dans le

    texte potique ? . Montale dfinit

    n trois mots ce que peut tre le savoir conceptuel : l'esprit enqute, accorde,

    pare. (4). Il en va des constructions de l'esprit comme des constructions de la

    ille : elles sont plaques sur l'univers et peuvent s'avrer totalement illusoires.

    Travailler la langue avec le seul concept, organiser le monde en fonction de

    onstructions mentales revient lever un mur de mots entre la vie exubrante deunivers et la profusion fuyante de notre intensit intrieure.

    Et les mots ds lors deviennent ciment, obstacles : ils rduisent le monde, et

    gent notre perception. Ainsi se dveloppent dans les Ossiles images de

    emprisonnement de l'homme. Le mur devient l'expression image de la punition

    nflige l'homme qui manie la langue comme un instrument de domination. Au

    r des textes se multiplient les images d'un resserrement de l'espace. Le cercle

    e referme sur celui qui parle ; celui qui croyait s'approprier le monde par la parole

    e retrouve confin dans un monde sec, fait de lames acres, de plantes aigust blessantes.

    et, marchant au soleil qui aveugle,

    entir, triste merveille,

    ombien sont toute la vie et ses peines

    dans ce cheminement le long d'une muraille

    qui porte tout en haut des tessons de bouteille.(5)

    Se multiplient ainsi les vocations d'lments acrs : les ronces, lesierres transforment le monde l'homme en enfer.

    Alors que l'homme se retrouve ainsi rabougri sur terre, voici que par un

    ontrepoint douloureux, il peut observer un spectacle de grce et de bonheur.

    Dans le pome intitul Falsetto. Montale dcrit en effet une jeune fille sur le point

    e plonger et les vers se font de nouveau soudainement radieux.

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (5 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    6/13

    La souffrance des pierres

    L'eau est la force qui te trempe,

    dans l'eau tu te retrouves et tu te renouvelles ()

    Tu hsites au sommet de la planche tremblante,

    u ris, et comme enleve par un vent,

    u t'abats dans les bras

    de ton divin ami qui se saisit de toi.(6)

    Ce texte n'est pas anim par une rancur d'adulte. Il prolonge la rflexion sur leangage amorce dans les textes prcdents ; il insre cette dmarche dans une

    ritable dimension mythologique.

    Effectivement, cette langue qui enferme dans des cercles de terre aride,

    'est la langue de la terre. La terre est maternelle, elle enfante l'homme et le

    ourrit. Quand il s'en spare, elle lui donne la langue pour combler le vide. Cette

    angue maternelle qui nomme le monde distance, est un don empoisonn,

    homme s'y enferme. Et l'on peut en effet sentir le dpit du pote la fin du

    ome cit :

    Nous te regardons, nous de la race

    de qui demeure terre. (6)

    Nous nous trouvons donc en prsence d'une double constat. D'une part s'impose

    a langue terrienne, maternelle, domine par le concept qui enferme. De l'autre se

    ait entendre un appel qui vient du flot mditerranen. Comment y rpondre ? En

    structurant cette langue donne en hritage, afin de se rendre disponible face

    appel de la mer.

    e concept est alors attaqu ; par tirement, par dilution, il sera estomp. Il faut

    aire en sorte que cet esprit qui rgente la langue du pouvoir et la langue laurate

    e participe plus l'organisation de la phrase. Les mots doivent librer leur propre

    harge interne et s'associer en fonction d'attraits nouveaux, d'chos. La volont

    e Montale apparat nettement dans les nombreuses phrases ngatives qui

    maillent les textes : un mot est avanc, mais il n'est pas le bon, suit une

    riphrase qui vient corriger la porte des syllabes, en compliquant le message:

    Le froissement d'ailes que tu perois n'est pas un vol

    mais commotion du giron ternel

    Ce n'tait pas un jardin, mais un reliquaire. (7)

    Dpouills de leur charge trop abruptement signifiante les mots se librent

    es contours prcis et des messages obligs ; au lieu d'tablir des relations nettes

    s s'offrent dans le vers comme autant de crispations, comme les palpitations

    'une lumire qui clignoterait dans des zones d'ombre. Le mot n'est plus une

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (6 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    7/13

    La souffrance des pierres

    ntit sre, son enveloppe de certitudes est ronge, il s'apparente dsormais un

    s de seiche rong par le sel marin. Il choue dans le texte qui s'en remet mal de

    e mystre qui le travaille.

    Cette rosion du vocabulaire se trouve souvent conjugue un tirement

    e la phrase. Les constructions syntaxiques sont lances, audacieuses, elles

    rocdent par propositions incises, par appositions, elles s'agencent de faon

    multipolaire. Nombreux sont les vers organiss en cascades, le concept y esttir, et ce que l'esprit du lecteur en retire relve de la qute lacunaire. "Cherche

    une maille rompue dans le filet"(7) recommandait le pote, de fait le filet de la

    angue est ici dchir, et quand la pense remonte la surface du texte, elle

    couvre que ces sens qu'elle croyait captifs ont fui travers les mailles rompues.

    N'en demeurent que les traces.

    Les textes s'ouvrent ainsi cet part d'inconnu que possdent les

    mots en leurs profondeurs ; le pote, enfin libr de toute mission, de tout poids

    messianique, se situe en toute humilit dans le monde, en qute non plus d'unens salvateur, mais de sensations lmentaires susceptibles de relier l'homme

    a vie de ce monde. Dsormais affranchi de la langue maternelle, de la langue de

    a terre, il peut s'ouvrir cette force qui le sollicitait. Un dialogue est enfin possible

    vec ce flot mditerranen qui l'attire de longue date.

    S'ouvre ds lors une sous-partie essentielle du recueil qui s'intitule

    Mediterraneo. Tout converge vers ce flot, sans cesse les textes prsentent un

    mouvement descendant, irrsistiblement les pas mnent et ramnent vers cette

    mer mystrieuse. Quel type d'change se noue donc entre le pote ligure et laMditerrane ?

    Afin de mieux saisir le sens de ce dialogue, il convient d'voquer le

    exe des mots. Bachelard ne manque pas d'insister sur cet aspect du langage. Il

    voque ainsi, en l'approuvant, une prface l'uvre d'Edmond Jabs: "Le pote

    ait qu'une vie violente, rebelle, sexuelle, analogique se dploie dans l'criture et

    articulationLes mots sont sexus comme nous et comme nous membres du

    ogos."(8). Et le sexe des mots prsente chez Montale une nuance qu'il convient

    e souligner : la terre en Franais comme en Italien relve du genre fminin. Enevanche si notre langue croit bon de fminiser la mer les Italiens disent Il mare,

    t lui attribue donc une connotation masculine. L'analyse pourrait sembler

    xcessive, si elle ne se fondait sur des vers trs prcis. Face la Mditerrane,

    Montale se place dlibrment en situation de fils face au pre. "Et ce qui monte

    en moi/c'est la rancur peut-tre/que tout enfant, o flot marin (mare), a pour son

    pre". (9). Qu'apporte donc cette confrontation qui va au-del de la simple pose

    ace aux flots ?

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (7 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    8/13

    La souffrance des pierres

    La mer place obligatoirement l'homme en situation d'humilit: on est plac

    n terre une fois mort, on plonge au contraire dans les flots pourrevivre et se

    enouveler. La Mditerrane devient ainsi la force qui met l'homme sa place et

    ui, paralllement, l'accepte. Une relation de formation peut s'tablir sur ces

    ases.

    Tu m'as dit le premier

    que le menu fermentde mon cur n'tait qu'un moment

    du tien; que j'avais en moi

    a loi aventureuse : tre vaste, divers,

    ixe tout ensemble;

    et me vider ainsi de toute souillure

    omme toi qui rabats sur les rives,

    entre bouchons, algues et astries,

    es inutiles dcombres de ton abme. (10)

    Et le paradoxe formateur semble bien rsider dans la nature

    mme de la mer: se faisant et se dfaisant sans cesse, elle existe toujours;

    fiant toute organisation logique, elle n'en btit pas moins un ordre. Comme

    assur par cette fluctuation constructive l'homme peut enfin percevoir un

    entiment de paix ; un univers de bonheur semble se dgager de ce dialogue filial,

    a confiance est rtablie en un pre dmiurge.

    Le livre n'en est pas moins organis comme le jeu d'une vague montant

    our mieux refluer. La relation noue avec le pre est formatrice mais de courteure. Certains critiques prsentent cette relation comme l'expression d'une

    ttitude freudienne. Pour tre plus simple, ne peut-on simplement avancer qu'il

    'agit d'une tentative de dpassement de la prcarit mortelle ? tentative voue

    'emble l'chec. Si notre passage st par nature phmre, que sont en

    evanche les sicles pour la mer ? La rupture ne peut que se produire ; aucun

    ravail sur langue ne peut effacer tout jamais le concept du temps.

    Parfois, soudaine, arrive

    heure o ton cur inhumain

    ous effraie, du ntre se spare.

    De la mienne ta musique discorde,

    Alors, et m'est ennemi chacun de tes mouvements.

    En moi je me replie, vide

    de forces, ta voix me parat sourde.

    Je fixe la pierraille

    vers toi par degrs descendante,

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (8 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    9/13

    La souffrance des pierres

    usqu' la rive en pente qui te surplombe,

    riable, jaune, ravine

    de torrents de pluie.

    Ma vie est ce versant sec(11)

    Le pote renoue avec les images ngatives, comme effray par la

    orce du flot mditerranen, il se fait pierre, puis plante accroch au roc, puis

    oseau errant sur ses racines visqueuses.

    La mer pourtant n'efface par sa marque dans les textes. Si elle s'estompe

    e la thmatique, elle se place au centre de la cration potique. Elle transmet

    es leons, ses rythmes et sa musicalit. De cette contemplation fascine puis

    pite, Montale conserve le ferme dsir de trouver une parole qui tire sa

    ustification du flot marin. Il ne s'agit pas de crer une harmonie imitative

    ittoresque, mais de donner la langue cet influx qui court en toute musique.

    Aprs l'opration d'rosion de la langue maternelle, se met en place la cration

    'une langue venue du pre, capable de saisir la part musicale du monde et desmots. Cette cration est explicitement voque

    pourtant d'une chose nous tu t'en remets,

    pre, celle-ci : c'est qu'un peu de tes dons

    pour toujours ait pass dans les syllabes

    que nous portons(12)

    Seule une langue susceptible d'associer musique, rythme et sens peut tenter de

    apter quelques parcelles de cette richesse, condition que le sens soit enrichi enermanence par le rythme et la musique. C'est dans ce cadre que se dveloppe la

    osie de Montale.

    Cette posie travaille ainsi l

    o se noue le mystre de la

    parole. En septembre 99,

    dans un entretien accord au

    Monde de l'Education, Yves

    Bonnefoy tait interrog surce thme : "la sonorit dans

    les mots n'est-elle pas ce que

    vous cherchez atteindre ?"Il

    rpondait en ces termes :

    "Certainement. Je crois mme

    que si la posie est possible,

    c'est parce que le mot est la

    fois son et sens, pour une part

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (9 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    10/13

    La souffrance des pierres

    ce qui se prte au concept et

    pour l'autre ce qui, en tant que sonorit, est au sein mme de la parole, une

    puissance concrte de la ralit sensible." (13).

    Montale n'imitait pas le flot mditerranen, il crait pour tre la

    auteur des exigences de ce flot. Son pome devient participation physique au

    hant de la mer, au chant du monde.

    Mme si elle n'a pu tre applique dans sa totalit, la leon du

    re a t comprise et pratique.

    Pour terminer cette lecture des Ossi, on pourrait

    'interroger sur la proximit de deux dates : en 1922, Mussolini prend le pouvoir ;

    n 1925, Montale publie son recueil. Une ralit s'impose d'vidence, pas un mot

    u pote ne fait allusion au pouvoir musssolinien, Comment expliquer ce parti-

    ris ? Montale souhaitait-il s'enfermer dans un attitude d'artiste coupe de

    existence quotidienne des hommes ? Cette ide est d'emble rfute par leote, pour lui l'art ne doit pas couper de la vie. Se jugeait-il incomptent en

    olitique ? mais alors pourquoi envoyait-il, la mme poque, des articles

    ntifascistes son ami Gobetti pour son journal Rivoluzione Liberale ?En fait tout

    st plus simple et plus complexe la fois : Montale pote lutte sur le terrain de la

    osie. Et cette lutte se droule deux niveaux.

    Le premier rside dans la rupture. Quand l'Italie devient fascisante elle se

    ait monumentale et grandiloquente. Le rgime se veut pique. Sont ainsi

    cuprs tous les excs lyriques, tous les signes de grandeur. Face cettemesure, Montale est en quelque sorte un dfaitiste sur le plan philosophique et

    ttraire. L o l'on glorifie l'homme positif et conqurant, il dnonce l'absurdit de

    otre condition ; l o les actions de l'homme sont clbres, il voque avec

    nsistance notre prcarit. En soi cette humilit potique est dj un acte de

    sistance. Mais il y a plus probant encore.

    Effectivement s'engager ouvertement contre le fascisme par des textes

    otiques n'tait-ce pas encore se placer sur le plan du concept, en faisant

    'ailleurs courir aux textes le risque de devenir un instrument de propagande, datt passager ? Le travail potique de Montale est plus profond et plus durable. Par

    es pomes, il place l'homme face son mystre et face sa finitude. Il l'invite

    insi, au prix d'un rel effort de lecture, partir dans une vritable qute

    ntrieure. Le fascisme c'est le monde bard de certitudes, le mondes des ides

    ommaires et frustes, transmises par une parole alinante et dominatrice. Une

    arole de pouvoir. Ce n'est pas par des concepts qu'un pote peut lutter contre

    areil systme, mais par des textes permettant chacun de dcouvrir sa propre

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (10 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    11/13

    La souffrance des pierres

    chesse, son humanit profonde. En chacun de nous gt en effet ce sens de

    intensit, cette motion que Pierre Reverdy appelle posie. Mais, en devenant

    dulte, de peur de perdre notre pouvoir tout neuf sur les tres et sur les choses,

    ous enfouissons cette force. Montale nous invite une dmarche rebours, il

    ous pousse ronger le concept qui rduit le langage afin de retrouver par la

    osie cette part de nous-mmes qui est dsormais devenue la part manquante.

    encore, le rapprochement est possible entre Montale et Bonnefoy. "Je voulais

    une parole plus proche du rel que celle des autres potes que j'avais connus.Plus proche du rel dans quel sens ? Il me semblait vivre sous une cloche de

    verre, et pourtant je me sentait proche de quelque chose d'essentiel. A

    loquence de notre vieille langue littraire je voulais tordre le cou."(14) . La

    claration est de Montale et souligne bien le sens du travail potique : se

    gager de la langue surfaite pour retrouver la fracheur de la perception, cette

    ntensit lgue en nous par l'enfance.

    Bonnefoy dfinit quant lui le travail potique en ces mots : "son regard

    de la posie) reprend contact avec la ralit immdiate que le savoir conceptuel voil par des restructuration, des formulations(15). Les deux dmarches

    onvergent et toutes deux font apparatre l'essentiel de la posie. Par elle nous

    chirons en nous les illusions du pouvoir, des pouvoirs qui nous crasent et

    linent. Nous retrouvons une parole humble et exigeante qui obit une ligne

    ensorielle autant que spirituelle. Par l'intensit cre nous nous redcouvrons

    omme, prts partager cette intensit avec les autres hommes. La posie de

    Montale parce qu'elle s'est appuye sur cette pratique s'est oppose au rgime

    asciste par un travail accompli dans les profondeurs. Mais elle nous signale aussi

    ue la posie s'oppose tous les pouvoirs. Hier contre l'oppression dictatoriale,ujourd'hui contre l'oppression mercantile. Montale et Bonnefoy avancent dans le

    mme sens. En refusant de participer une langue de domination, en crant les

    onditions pour que se dveloppent une langue humaine, ils sont de fait des

    pposants la communication vaine et dominatrice. Le texte potique est acte de

    sistance en soi parce que "la posie" comme l'affirme Bonnefoy "est mmoire,

    mmoire de l'intensit perdue"(18) ?

    Notes.

    .Eugenio Montale. Os de Seiche. Ossi di Seppia. Edition bilingue, Gallimard, "du monde

    ntier"1966. Traduit de l'italien et prfac par Patrice Angelini, avec le concours de

    ouise Herlin de Georges Brazzola. "fin de l'enfance". p. 139

    . ibid. "peut-tre un matin". P. 95

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (11 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    12/13

    La souffrance des pierres

    . ibid. "Caf Rapallo". P. 43-45

    . ibid. "les citronniers". P. 27

    . ibid. "les citronniers". P. 29

    . ibid. "s'assoupir..". P. 69

    . ibid. "Fausset". P. 39

    . ibid. "In limine". P. 23

    . Gaston Bachelard. La Potique de la rverie. Quadrige/Puf. 1993. P. 44

    . ibid. "Parfois, soudaine, arrive". P. 125

    0. ibid. "O, toi l'ancien".P. 117

    1. ibid. "Parfois, soudaine, arrive". P.125

    2. ibid. "Nous ne savons pas quel lendemain". P. 127

    13. Le Monde de l'Education. septembre 1999. Entretien avec Yves Bonnefoy : "La

    osie peut savur le monde." P. 17

    4. Montale, "Interview imaginaire"in Os de Seiche. P. 14

    5.Le Monde de l'Education. septembre 99. Entretien avec Y. Bonnefoy. P. 16

    6. Ibid. P. 16

    (Yves Ughes

    Ce texte a t prsente dans le cycle

    des confrences de l'Association Podio,

    a la Bibliothque Municipale de Grasse, France)

    le:///C|/Documents%20and%20Settings/Tiziano/Documenti/Archivi%20Tiziano/Biblioteca%20Tiziano/Montale/chez.html (12 of 13)05/12/2005 9.31.52

  • 7/30/2019 Y. Ughes - La Souffrance Des Pierres

    13/13

    La souffrance des pierres