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YI KING LE LIVRE DES TRANSFORMATIONS Version allemande de Richard WILHELM Préfacée et traduite en français par Étienne PERROT Offert par VenerabilisOpus.org Dedié à préserver le riche patrimoine culturel et spirituel de l'humanité.

YI KING LE LIVRE DES TRANSFORMATIONS · Yi King. qu'en abdiquant notre autonomie, en adhérant à la situation étudiée, en nous mettant à l'unisson de l'ample respiration cosmique

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  • YI KING

    LE LIVRE DES TRANSFORMATIONS

    Version allemande de

    Richard WILHELM

    Préfacée et traduite en français par Étienne PERROT

    Offert par VenerabilisOpus.org Dedié à préserver le riche patrimoine culturel et

    spirituel de l'humanité.

    http://www.venerabilisopus.org/fr/

  • TABLES

    TABLEAUX

    Tableau 1 – Les huit symboles de base du Livre des Transformations ......................................................................... 29Tableau 2 – Table des Hexagrammes ....................................................................................................................... 458Tableau 3 – Tableau permettant de retrouver les Hexagrammes du Livre des Transformations ................................. 459

    FIGURES

    Figure 1 – Fo Hi inventant les huit trigrammes. ........................................................................................................... 3Figure 2 – Les soixante-quatre hexagrammes............................................................................................................... 4Figure 3 – Succession du ciel antérieur ou ordre antérieur au monde....................................................................... 352Figure 4 – Succession du ciel postérieur ou ordre intérieur au monde. ..................................................................... 354Figure 5 .................................................................................................................................................................. 370Figure 6 – Le plan du Fleuve Jaune. ........................................................................................................................ 395Figure 7 – L'écrit du Fleuve Lo................................................................................................................................ 396Figure 8 – Disposition des trigrammes dans l'ordre intérieur au monde. .................................................................. 585

  • LIVRE

    Figure 1 – Fo Hi inventant les huit trigrammes.

  • Figure 2 – Les soixante-quatre hexagrammes.

  • [XI]

    PREFACE DU TRADUCTEUR FRANÇAIS

    Tard je t'ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle.

    (St Augustin : Confessions, X, XXVII)

    JEUNESSE DU YI KING

    Le plus ancien livre de la Chine 1 en est aussi le plus moderne. Le Yi King offre à l'homme une clé intemporellement neuve pour pénétrer l'énigme de son destin. Il nous entraîne, au-delà de toute théologie comme de tout système philosophique, à un degré de profondeur limpide où l'œil du cœur contemple l'évidence du vrai. L'unité est le fondement de l'univers. Mais, pour être fécond, le T'ai Ki (le Grand Commencement) doit se sacrifier en se dédoublant, car "à partir de ce qui est parfait, rien ne devient 2". Le monde ne nous révèle que le jeu des deux forces polaires, le mâle et la femelle, le plus et le moins, leurs épousailles et les dix mille êtres qui en sont les fruits. Le génial créateur des hexagrammes a su ramener cette variété sans limites à un schème mathématique enserrant la création comme un réseau, ou plutôt formant la trame qui la supporte et l'anime. Les soixante-quatre hexagrammes groupant deux à deux les huit trigrammes obtenus en combinant de toutes les manières possibles les deux énergies primordiales constituent une image complète du monde. On conçoit l'admiration de Leibnitz pour une telle épure.

    Mais, comme la rose du zodiaque, le déploiement circulaire des signes inventés par Fo Hi n'a rien d'une figure [XII] statique. C'est une succession de maisons que parcourt toute existence, qu'elle soit organique ou inorganique, individuelle ou collective. Chacune de ces demeures se compose de six éléments ou traits qui lui confèrent sa structure propre : 1 Même si une partie du Livre des Annales est antérieure au texte du Yi King, l'antiquité immémoriale des hexagrammes, ossature du Livre des Transformations, ne saurait être discutée. 2 "Ex perfecto nihil fit" (adage alchimique).

  • "Le six, dit Philon d'Alexandrie, est éminemment propre à la génération 3". Est-il impensable qu'après avoir longuement considéré le ciel et la terre, le monde intérieur et le monde extérieur, un homme ait su interpréter l'interaction des facteurs opposés dans chacune de ces "images premières" 4 et fixer ainsi sa place par rapport aux autres dans l'univers ? Si les physiciens sont parvenus à forcer le sanctuaire de l'atome, pourquoi ne pas admettre qu'au prix d'une longue attention quelqu'un ait pu passer plus loin que la multiplicité chaotique et en percevoir les lois constantes et universelles ?

    Semblable vision requiert plus qu'un entraînement de l'intellect : elle implique une transformation du regard, c'est-à-dire de l'être tout entier, car si l'œil est simple, tout le corps devient lumineux 5. Les commentateurs du Yi King attestent au long des siècles l'existence d'une telle race de "saints sages" 6. Ils affirment que la fréquentation du Livre est un moyen de choix pour apprendre à lire l'ordre de l'univers et, tout en même temps, établir l'harmonie en soi-même. Si nous connaissons les lois fixes de l'être et du devenir, rien ne nous surprend, rien ne nous affecte en notre fond le plus intime : nous savons qu'il n'est pas d'acquisition définitive ; tout moment est passage, l'apogée contient en germe le déclin, la défaite prépare la victoire future, la retraite est souvent la meilleure préparation du retour. Ainsi nous nous gardons de nous identifier à l'extrémité heureuse ou malheureuse où le sort nous a portés pour considérer toujours en elle la présence secrète mais déjà en œuvre du pôle contraire. Ne cessant de "marcher au milieu 7" nous sommes à l'abri des surprises du destin. On reconnaît ici l'attitude de détachement, de souple abandon dans laquelle tous les [XIII] enseignements voient le terme de l'homme : perte constante et féconde où l'être possède le tout, paisible non-savoir qui surpasse toute intelligence 8.

    3 PHILON : De Opificio Mundi, 1,3. 4 Voir plus loin, p. 342 et passim. 5 Cf. Matthieu, VI, 22. 6 Voir plus loin p. 302 et passim. 7 Voir p. 70. 8 Cf. Épître aux Philippiens, IV, 7.

  • Tel est le secret de sagesse du Yi King. C'est en cela qu'il a été une source d'infinies méditations pour Lao Tseu et Confucius 9. Mais l'on voit tout de suite comment cette connaissance des lois de la vie rend l'homme apte à pressentir les déroulements prochains et à déterminer sa conduite. Si, moyennant une discipline faite essentiellement de méditation du Livre et de consentement amoureux aux rythmes de l'univers qu'il reflète, nous avons appris à épouser l'harmonie du monde, chacun de nos actes – et avant tout ceux que nous accomplissons dans une atmosphère de religieux recueillement – manifeste un aspect de cet ordre unique. Lorsque, dans une situation donnée, notre regard n'est pas assez lucide pour en discerner le sens 10, nous pouvons escompter qu'en laissant se former un hexagramme à l'aide de certains gestes soustraits au calcul de notre moi séparé nous obtiendrons une figure qui sera une sorte d'image radiographique du moment. Les différents éléments en jeu apparaîtront et, faisant nôtre une expérience millénaire transmise en énigme, nous nous rendrons à même de prévoir le développement à venir et d'adopter dans cette perspective l'attitude juste. Dès lors il est vain de se demander si le Yi King est un livre sapientiel ou un simple recueil divinatoire. Le sage connaît l'avenir. Non qu'une sorte de film mental lui en projette les images. La réalité est beaucoup plus dépouillée : totalement présent à l'instant où il est placé, il en déchiffre les composantes ; il voit les germes dont le moment est gros et oriente ainsi, comme d'instinct, son action.

    Un savoir aussi subtil ne peut, on le comprend, s'exprimer en langage conceptuel et logique. La vision du monde qu'il traduit est aux antipodes de celle de l'Occident. Notre science est analytique : elle isole soigneusement le phénomène [XIV] étudié de son contexte ; celle de l'Orient est synthétique : elle apprend à tout embrasser d'un seul coup d'œil et à lire les rapports. Dans l'immense symphonie du monde nous nous appliquons à écouter les différents instruments l'un après l'autre, nous interdisant par là de saisir le sens de la partition. Le sage chinois, au contraire, laisse monter à la fois tous les chants, ne négligeant pas la plus humble note de la timbale ou du triangle. Chaque être, chaque instant pris dans son intégralité est un visage du Tout, une facette de l'unité indescriptible. "La transformation, dit un commentateur, c'est

    9 La tradition veut que Confucius ait usé trois rouleaux du Yi King à force de les lire. 10 Cf. "Si véritablement tu as un cœur bon, ne questionne pas" (Hexagramme n° 42 : L'augmentation, p. 198).

  • l'immuable 11". Pour transmettre cette connaissance il n'est d'autre véhicule que l'énigme, expression paradoxale qui rassemble en elle-même les opposés ou, par son absurdité apparente, oblige l'esprit à interrompre son discours linéaire, fait refluer le courant mental et le contraint à traverser des couches plus profondes, plus proches de ce centre indicible où les contraires célèbrent leurs noces éternelles.

    On comprend le désespoir des traducteurs occidentaux confrontés à une mentalité si étrangère à la nôtre. Et l'on serait prêt à pardonner les sarcasmes dont ils ont accablé les interprètes qui prétendaient découvrir dans le Yi King des abîmes de sagesse et de science. La lecture du Livre des Transformations réclame une longue patience et une grande humilité. Notre sens des déductions rigoureuses doit s'émousser pour faire place à une perception plus globale, poétique de l'univers. Au lieu de voir dans les hexagrammes une sorte d'algèbre figée, nous devons les saisir dans leur complexité de vivants et épouser leur dynamisme. Là encore l'attitude qu'exigent de nous les vieux maîtres rejoint étrangement celle des modernes explorateurs de la texture secrète des choses. Les physiciens de l'infiniment petit ne nous affirment-ils pas en effet que, dans leur champ d'action, l'observateur ne peut plus demeurer à l'extérieur de la réalité observée et que le sujet doit faire corps avec l'objet qu'il contemple, devenant ainsi partie intégrante du phénomène ? Nous n'aurons quelque chance d'entrer dans la caverne aux trésors du [XV] Yi King qu'en abdiquant notre autonomie, en adhérant à la situation étudiée, en nous mettant à l'unisson de l'ample respiration cosmique qui parcourt le Livre. Toute hâte, toute impatience doivent être écartées. "Lis, lis, relis, prie et tu trouveras". Le vieil adage alchimique est ici à sa place : le Yi King ne se présente-t-il pas comme le premier Traité des transmutations ? Et, certes, il ne livre pas plus facilement ses secrets qu'un grimoire.

    Mais rien ne résiste à la simplicité confiante des cœurs épris de sagesse : "Si tu n'as pas de maître, nous est-il dit, approche-toi du Livre comme de tes parents 12". Et une autre parole plus proche de nous vient faire écho à ce conseil, pour l'éclairer : "Si l'un de vos enfants vous

    11 Cité par HELLMUT WILHELM dans : Der Zeitbegrif im Buch der Wandlungen, dans Eranos-Jahrbuch XX, Zurich, 1952, p. 321. 12 Voir plus loin p. 385.

  • réclame du pain, lui donnerez-vous une pierre ? Combien plus votre Père céleste donnera-t-il l'Esprit saint à ceux qui le lui demandent 13".

    PROBLEMES DE TRADUCTION

    Jusqu'à Wilhelm l'intelligence spirituelle a fait défaut aux traducteurs du Livre. Sans doute étaient-ils trop assurés de leur savoir, de la valeur universelle de leurs catégories mentales. Pourtant, les sinologues ne l'ignorent pas, la langue chinoise requiert pour être comprise une bonne part d'intuition. Une autorité irrécusable, Mencius, l'un des pères du classicisme confucéen, le déclare en termes formels à propos de l'interprétation des anciens poètes de l'Empire : "Nous devons à l'aide de nos pensées nous efforcer de toucher l'intention d'une phrase, et alors nous la saisirons 14". C'est que le chinois, à la différence des langues européennes voire sémitiques, se compose de mots dont le sens, incertain, n'est précisé que par le contexte, ou la glose qui en donne l'acception autorisée. En outre, les désinences et les liaisons syntactiques manquent : on se trouve en présence d'une juxtaposition de [XV] caractères invariables

    La phrase ne devient donc vraiment intelligible que lorsqu'a jailli l'éclair dévoilant d'un seul coup sa signification globale : alors seulement les différentes parties de ce tout s'ordonnent et se mettent mutuellement en lumière. C'est ce qui explique que les versions d'ouvrages chinois puissent différer à ce point l'une de l'autre et qu'en particulier dans le cas d'un livre archaïque comme le Yi King les traducteurs se lancent le reproche de trahison, voire d'absurdité. Une version littérale est assurée de demeurer incompréhensible. Legge le confesse avec une sympathique franchise : "Lorsque je composai ma première traduction du Yi King, écrit-il, je tentai d'être aussi concis dans mon anglais que l'était l'original chinois... Je suivais en cela l'exemple du P. Régis et de ses collaborateurs 15. Mais leur version est quasi inintelligible, et la mienne ne l'était pas moins 16". Et il

    13 Cf. Luc, XI, 11-12. 14 Cité par JAMES LEGGE : The Sacred Books of the Fast ; vol. XVI. The texts of Confucianism : Part II : The Yî King. Oxford 1882, p. 22. 15 Auteurs de la première version occidentale du Yi King dont il sera question plus loin. 16 C'est nous qui soulignons. Cette confidence candide de LEGGE devient sous la plume du P. DE HARLEZ, tenant dune école rivale, une condamnation sans appel ; il n'était pour cela que de mettre la phrase au présent : "Leur version est inintelligible, et la mienne ne l'est pas moins". (Ch. DE

  • conclut : "Il est vain pour un traducteur de tenter une version littérale. Quand les caractères ont mis son esprit en contact avec celui de l'auteur, il est libre de rendre les idées dans son propre langage 17... Dans l'étude d'un classique chinois on a moins l'interprétation des caractères employés par l'écrivain qu'une participation à ses pensées : il y a là une vision d'esprit à esprit 18". Ce récit permet de mesurer les difficultés toutes particulières que présente l'accès d'un texte chinois et, au premier chef, d'un ouvrage énigmatique comme celui qui nous occupe. Un auteur qui aurait reçu oralement la science du Yi King dans un monastère taoïste nous le confirme sans ambages : "Une traduction (littérale du Livre) serait illisible pour les Européens ; il leur suffira de lire les essais de Philastre, de Legge et de Harlez pour s'en rendre compte 19". Le grand problème, [XVII] dans un tel cas, est de se procurer l'interprétation authentique, un peu comme dans l'étude d'un ouvrage ancien il faut avant toutes choses établir le texte à partir de la diversité des manuscrits. Cette interprétation une fois obtenue et fixée dans une langue occidentale, le reste est peut-on dire, jeu d'enfants et affaire de nuances. Plus d'un lecteur français attiré par le secret du Yi King l'a éprouvé quand, après s'être douloureusement heurté aux versions du Livre faites dans sa langue maternelle, il a découvert l'œuvre de Wilhelm : dès les premières pages, il a senti que le temps de l'épreuve était terminé pour lui ; le gardien du seuil s'effaçait et le plus hermétique des anciens écrits offrait généreusement les richesses dont il regorge.

    RICHARD WILHELM ET SON ŒUVRE

    Richard Wilhelm est le premier Européen à avoir reçu la science vivante du Yi King avec mission de la divulguer et de la répandre en Occident. Missionnaire protestant arrivé en 1899 en Chine, il avait adopté d'emblée une attitude de respect et d'intelligente sympathie à l'égard de la civilisation millénaire au milieu de laquelle sa vocation l'avait placé. "Ma grande satisfaction, devait-il confier non sans humour à son ami Jung, est

    HARLEZ : Le Yih-King. Annales de l'Académie Royale des Sciences de Belgique, 1889 p. 10.) Nous sommes aussi éloignés de l'objectivité scientifique que de la sagesse chinoise. 17 C'est nous qui soulignons. 18 J. LEGGE : op. cit. p. 22. 19 Ch. CANONE dans Le Maître YÜAN-KUANG (pseudon. de JEAN MARQUÈS-RIVIÈRE) : Méthode de divination chinoise par le Yi King, Paris, 1950, p.79.

  • de n'avoir jamais baptisé de Chinois 20". Cet évangélisateur s'était fait disciple. Un lettré appartenant à la famille de Confucius l'avait initié à l'enseignement secret et lui avait appris la pratique du yoga chinois 21 dont le Yi King est l'un des livres 22. C'est sous la direction de celui qu'il nomme [XVIII] son "maître vénéré" que Wilhelm explora "les merveilles du Livre des Transformations", "ce monde étrange et pourtant familier 23".

    Lao Naï Souan fut, au rapport d'Hellmut Wilhelm, une figure marquante de l'Empire finissant 24. Témoin d'un déclin contre lequel il luttait courageusement mais que sa lucidité savait irréversible, il semble avoir été pénétré de la nécessité de ne pas laisser le Yi King s'engloutir dans le naufrage et, pour cela, de révéler ce qui n'avait jamais été dit à un étranger, afin d'assurer à cette fleur un sol nouveau et propice où elle continuerait à rayonner doucement. On ne peut en effet manquer d'être frappé par la ténacité avec laquelle il s'employa à maintenir le contact avec son élève au milieu des bouleversements supplémentaires provoqués par la première guerre mondiale. Il avait su discerner les dons rares de Wilhelm que Jung exprime admirablement en ces termes : "Le spécialiste est en général un esprit purement masculin, un intellect pour qui la fécondation est un phénomène étranger et contre nature ; c'est pourquoi il constitue un instrument particulièrement impropre à accueillir et à mettre au monde un esprit étranger. Mais le grand esprit porte la marque du féminin ; il lui est donné un sein qui conçoit et enfante, un sein capable de modeler un corps étranger en une forme familière. Wilhelm possédait au suprême degré le charisme de la maternité spirituelle. Il lui dut la pénétration intuitive

    20 C.G. JUNG : Ma Vie, souvenirs, rêves et pensées recueillis par ANIELA JAFFE. Trad. fr. 1967, p. 432. 21 C. G. JUNG : Discours à la mémoire de Richard Wilhelm dans RICHARD WILHELM et C. G. JUNG : Das Geheimnis der goldenen Blüte, (Le secret de la Fleur d'Or). Zurich, 5ème éd. 1965, p XIII. 22 "Les interprétations les plus élevées du Yi King sont données par la tradition orale des "monastères sans portes". (Yüan-Kuang, op. cit., p. 8). En fait, de l'aveu même de l'auteur, Canone, Yüan Kuang et Marquès Rivière ne forment qu'un seul être. Son "initiation" relève du pur procédé littéraire. (Note de 1983). 23 Voir plus loin, p. I. 24 The I Ching or Book of Changes. The Richard Wilhelm translation rendered into English by CARY F. BAYNES. Préface à la 3ème édition par HELLMUT WILHELM. Londres-New York 1968, p. XIV.

  • jamais atteinte qui lui permit d'entrer dans l'esprit de l'Orient et le rendit apte à produire ses incomparables traductions 25".

    Wilhelm ne se mit au travail qu'après une longue préparation. Une fois dégagé le sens des brèves sentences du texte canonique, ce qui n'était pas chose facile, il fallait encore en effet extraire et grouper les passages des commentaires propres à l'éclairer, de manière à produire une œuvre harmonieuse et vivante et non un assemblage inorganisé, [XIX] pesant et difficilement utilisable 26. Après avoir réalisé une première version, Wilhelm la retraduisit de l'allemand en chinois, afin de faire contrôler son commentaire par son maître 27. L'ouvrage était à peu près terminé lorsque son auteur fut rappelé en Allemagne. Peu après, Lao Naï Souan, sa tâche accomplie, prenait congé de ce monde.

    Le I Ging parut à Iéna en 1924. C.G. Jung, qui a rencontré Wilhelm vers cette époque, le décrit ainsi : "Lorsque je fis sa connaissance, (il) offrait l'aspect d'un authentique Chinois, tant par sa mimique que par son écriture et son langage. Il avait accepté le point de vue oriental et la vieille civilisation chinoise l'avait totalement imprégné 28". L'auteur de Psychologie et Alchimie était depuis plusieurs années préoccupé par les correspondances fortuites et pourtant signifiantes qui se multiplient autour des êtres mis en contact, par une voie ou par une autre, avec leur âme profonde. Il y soupçonnait des manifestations d'un ordre différent de l'enchaînement causal seul en honneur en Occident. Le Yi King, qu'il connaissait par Legge, outre qu'il constituait à ses yeux "la plus belle collection d'archétypes", lui avait semblé offrir un instrument de choix pour scruter le sens du hasard. Il avait donc commencé à manipuler des tiges de roseaux à la manière chinoise, et il demeurait comme "fasciné" par les réponses frappantes que lui rendait le vieil oracle. Il put ainsi mesurer mieux que tout autre l'importance de l'événement que constituait la publication de l'œuvre de Wilhelm : "Pour la première fois, écrit-il, cette œuvre la plus profonde de l'Orient était introduite en Occident sous une forme vivante et accessible 29".

    25 C. G. JUNG : loc. cit., p. XII. 26 Cette absence de synthèse est un des graves défauts de la version de PHILASTRE. 27 Voir plus loin p. 1. 28 C. G. JUNG : Ma Vie, p. 433. 29 C. G. JUNG : Ma Vie, p. 433.

  • Jung est, avec Hellmut Wilhelm 30, l'homme qui a le plus fait pour diffuser le I Ging. Il avait conscience d'avoir reçu dans ce livre un dépôt sacré de son ami disparu [XX] prématurément 31 : "Quelques semaines avant sa mort, raconte-t-il dans ses Souvenirs, alors que depuis longtemps je n'avais aucune nouvelle de lui, je fus, au moment de m'endormir, tenu éveillé par une vision. Près de mon lit, un Chinois était debout dans un vêtement bleu-sombre, les mains croisées dans les manches. Il s'inclina devant moi comme s'il voulait me transmettre un message. Je savais de quoi il s'agissait. Cette vision fut remarquable par son extraordinaire netteté : non seulement je voyais toutes les petites rides du visage, mais aussi chaque fil dans le tissu de son vêtement 32".

    C'est à la suggestion de Jung que son élève Mrs. Cary F. Baynes entreprit de traduire le I Ging en anglais 33. Jung composa pour la circonstance une préface magistrale où, auprès d'intéressantes considérations théoriques sur la "synchronicité" 34, il rapporte la manière dont le Livre répondit à ses questions sur l'opportunité d'une version anglaise, puis sur celle d'une nouvelle préface 35.

    Le public français a également bénéficié du message du missionnaire allemand. M. Raymond de Becker qui, comme nous-même, doit à Jung d'avoir connu le I Ging 36 a été incité par cette lecture à tirer du sommeil la traduction du P. de Harlez parue en 1889. Nous aurons plus loin à situer ce 30 Le fils de Richard Wilhelm, sans les encouragements de qui le présent travail n'aurait sans doute pas vu le jour, est actuellement Acting Director au Far Eastern and Russian Institute de l'Université de Washington à Seattle. 31 R. WtLHELM est mort en 1930 à l'âge de 57 ans. On pourra consulter : Richard Wilhelm, Der geistige Mittler zwischen China und Europa (le médiateur spirituel entre la Chine et l'Europe), portrait biographique publié par SALOME WILHELM Eugen Diederichs Verlag, Düsseldorf, 1956. 32 C. G. JUNG : Ma Vie, op. cit. p. 434-435. 33 Commencée avant la mort de Wilhelm et poursuivie sous le contrôle de son fils Hellmut, la traduction de Mrs. BAYNES a été publiée en 1951. Elle a été pour nous un secours des plus précieux. 34 Voir C. G. JUNG : Die Synchronizitüt als Faktor von akausalischer Zusammenhang (La synchronicité comme facteur de connexion acausale) dans Naturerklürung und Psyche, Zurich 1952 et M. L. von Franz. Nombre et temps tr. Fr. 1978. 35 On trouvera la relation d'une expérience analogue dans le savant petit livre de H. VAN PRAAG : Sagesse de la Chine. Marabout-Université, Verviers 1966, p. 76 et sv. Le mode d'utilisation du Yi King comme oracle se trouve décrit aux pages 400-403 du présent volume. 36 Cf. Le Livre des Mutations, texte primitif traduit du chinois par Charles DE HARLEZ, présenté et annoté par Raymond DE BECKER, Paris 1959, p. 17.

  • travail dans l'ensemble des versions françaises du Livre. Il suffit ici à notre propos de relever le jugement que l'éditeur porte dans sa pertinente introduction sur l'œuvre qu'il publie : "Charles de Harlez... est allé vers [XXI] le Yi-King à la manière de Renan vers l'Évangile." M. de Becker tempère heureusement cette incompréhension en adjoignant à chaque chapitre d'importants commentaires extraits du livre de Wilhelm 37.

    BREVE HISTOIRE DU YI KING EN EUROPE

    Le trésor confié par Lao Naï Souan à son disciple se présente comme le terme d'un long cheminement qui a peu à peu rapproché le plus étrange des livres de l'Extrême Orient de l'âme occidentale.

    Dès la fin du XVIIème siècle, l'Europe avait commencé à connaître le Yi King par les rapports de jésuites résidant à la cour de Pékin. Ces travaux avaient retenu l'attention de Leibnitz. Une correspondance s'était même engagée entre l'un de ces religieux et le philosophe de l'harmonie préétablie frappé de retrouver dans le système binaire du yin-yang une conception parallèle à celle de sa numération fondée sur l'usage exclusif de deux chiffres : le 1 et le 0 38. Pendant ce temps d'autres missionnaires préparaient une traduction complète de l'ouvrage. Leur manuscrit devait sommeiller un siècle avant qu'un éditeur allemand épris d'orientalisme offrît à l'Europe la première version du "plus ancien Livre des Chinois 39". Les spécialistes estiment que l'œuvre du P. Régis, peu intelligible comme traduction, ne manque pas de valeur par l'ensemble des informations qu'elle contient.

    37 Ces extraits sont si importants qu'ils ont été jugés illicites par le Tribunal de Commerce de la Seine (5-I-71) (N. de l'édit.). 38 Outre l'article d'Hellmut WILHELM cité plus haut (p. XV, note 11), on consultera du même auteur : Leibniz and the I Ching, Collectanea Commissionis Synodalis 16, Pékin 1943, p. 205-219. 39 Y-King, antiquissimus Sinarum Liber, quem ex latina interpretatione P. Regis et aliorum ex Soc. Jesu P.P. edidit Julius Mohl. Stuttgartise et Tubingae. Vol. II, 1834-1839. Le contexte révèle qu'antiquissimus a bien la valeur d'un superlatif relatif.

  • Il faut attendre la fin du XIXème siècle pour que l'Occident [XXII] possède deux versions du Yi King dignes de ce nom. Elles sont respectivement l'œuvre de Legge 40 et de Philastre 41.

    Malgré le prestige de la collection dans laquelle il figure, le livre de Legge devait faire l'objet d'attaques acerbes de la part de certains représentants du monde savant. Le professeur londonien Terrien de Lacouperie lui dénie même la qualité de traduction et ne veut y voir qu'une mauvaise paraphrase 42. Si la passion rend ce jugement suspect (Legge avait contesté le bien-fondé des thèses de Terrien), on peut par contre accorder foi à R. Wilhelm lorsqu'il déclare de son côté que ce travail "reste loin derrière" les autres traductions du même savant 43.

    L'œuvre de Philastre provoqua moins de remous. Elle le dut sans doute pour une bonne part au fait que l'auteur n'appartenait pas au même cercle étroit que Legge. Inspecteur des Affaires coloniales en Cochinchine, Philastre avait passé plus de 22 ans dans un milieu presque exclusivement chinois 44. Méditant sur le problème de l'origine du langage, il avait cru y découvrir la clé du "mystère antique". Son système se trouve exposé dans une sorte de Discours de la Méthode publié à Paris en 1879 45. Pour lui, le langage traduit l'émotion de l'homme primitif devant le plus grandiose des spectacles de la nature : le mouvement du soleil et celui de la lune. Chacun des sons, voyelles et consonnes, traduit une réaction entraînée par ces phénomènes 46. A ce sens "naturel" est venue s'ajouter ultérieurement une acception conventionnelle. Mais la signification primitive demeure encore [XXIII] discernable dans un ouvrage "préhistorique" comme le Yi King 47.

    40 JAMES LEGGE : The Sacred Books of the East. Vol. XVI : The Texts of Confucianism. Part II : The Yi King. Oxford 1882. 41 P. L. F. PHILASTRE : Tshéou Yi. Le Yi King ou Livre des Changements de la dynastie de Tshéou. Annales du Musée Guimet, T. VIII et XXIII. Paris, 1885-1893. 42 "Now we come to the English paraphrase, not translation... by Dr J. Legge." (TERRIEN DE LACOUPERIE : The oldest book of the Chinese : The Yi King and its authors, Londres, 1892.) 43 Voir plus loin page 298. 44 Cf. op. cit t. II, p. 601. 45 P. L. F. PHILASTRE : Premier Essai sur la genèse du langage et le mystère antique, Paris, 1879. 46 PHILASTRE : Cf. Premier Essai, p. 34-35. L'auteur donne là un tableau complet des significations premières des phonèmes. 47 "J'entends par texte préhistorique un assemblage de mots qui présente au moins deux lectures : l'une ésotérique, dans laquelle chaque mot conserve la valeur primitive qu'il a reçue lorsque

  • Philastre donne plusieurs exemples de l'application de sa méthode. Ainsi pour lui le mot chinois jèn (homme) doit être interprété comme : "(e) raisonnement sur (') le mouvement du soleil autour de la terre cause de (j) la fin de la vue de la lune et de (n) la lumière solaire 48". Quant à Tshéou, nom de l'un des auteurs traditionnels du Yi King, il donne lieu à la lecture suivante : "(u) méditation sur le mouvement du soleil autour de la terre, effet de la réflexion (o) et du raisonnement (e) sur (s) le soleil passant dans l'hémisphère nord, cause de (h) l'obscurcissement de (t) l'apparence de la lune 49".

    Nous devons le confesser, le monumental ouvrage de Philastre nous est toujours demeuré hermétiquement clos et nous ne pouvons que souscrire à l'opinion de Charles Canone rapportée plus haut. Même s'il ne s'agissait là que d'impressions personnelles, les prémisses philologiques qui ont gouverné ce travail seraient bien suffisantes pour faire naître chez le lecteur les plus sérieuses réserves.

    C'est après avoir été frappé par les divergences existant entre la traduction de Legge et celle de Philastre que le grand orientaliste belge Charles de Harlez reprit la thèse exposée en 1880 par Terrien de Lacouperie : pour cet érudit le Yi King se limitait à des listes d'explications grammaticales ayant pour thèmes les "idéogrammes", c'est-à-dire les hexagrammes. Partant de ce principe, le P. de Harlez étudia le noyau du Livre, jugé seul authentique : il lui sembla que les bizarreries déconcertantes s'évanouissaient et que l'on avait devant soi un simple recueil de sentences terre à terre, mais "raisonnables 50". Pourtant était-il possible que deux Européens de la fin [XXIV] du XIXème siècle eussent été les premiers à donner son vrai sens à un texte où Tchouang Tseu et Confucius avaient puisé ? En bon représentant de l'époque scientiste, le P. de Harlez accepte de le penser : "Prévenons, écrit-il, une objection qui sera certainement venue à l'esprit de tout le monde. Comment les Chinois ont-ils pu se tromper de la sorte sur le véritable sens et la portée d'un livre si important pour eux... ? La réponse à cette question est, ce me semble, des

    l'homme l'a prononcé pour la première fois afin d'exprimer sa pensée… l'autre exotérique, dans laquelle chaque mot doit être pris avec la valeur qu'il a." (Premier Essai, p. 42.) 48 PHILASTRE : Premier Essai, p. 43. 49 Ibid. 50 CHARLES DE HARLEZ : Le Yih-King, texte primitif rétabli, traduit et commenté. Annales de l'Académie des Sciences Royales de Belgique. Bruxelles 1889.

  • plus simples 51. Le Yih King primitif n'était pas fort répandu ; il était même probablement peu d'intérêts. Un homme d'autorité et de puissance, préoccupé d'intérêts politiques et adonné aux pratiques divinatoires, se sera emparé de ce livre et l'aura transformé pour le faire servir à ses fins 52. Les contemporains l'auront reçu de sa main puissante et vénérée et le souvenir du texte originaire se sera perdu 53".

    Le sens du propos est clair : la civilisation chinoise, issue peut-être du Yi King 54, repose sur une supercherie. Qu'attendre d'une œuvre réalisée dans un tel esprit ? Le Yih King primitif du P de Harlez, réduit à sa plus simple expression, est aussi inconsistant en contenu qu'en volume. On aurait peine à imaginer travail plus sec, plus morne et, pour tout dire, plus ennuyeux. L'épithète de "dryasdust" dont Legge voulait qualifier l'auteur chinois des emblèmes 55 trouverait ici son juste emploi : l'ouvrage du professeur de Louvain évoque bien plutôt l'absence de sève de la scolastique tardive que la fraîche spontanéité et le tour concret du génie des anciens Chinois.

    Trente ans plus tard, le vieux Livre ainsi pulvérisé par l'érudition occidentale allait renaître de ses cendres plus [XXV] vigoureux que jamais grâce à l'amour éclairé d'un autre savant européen, Richard Wilhelm 56.

    51 C'est nous qui soulignons. 52 Naturellement, l'idée que le Yi King reçu puisse être autre chose qu'un recueil de formules divinatoires n'effleure pas l'esprit du P. de Harlez. 53 Le texte originaire du Yih-King, sa nature et son interprétation, par M. C. DE HARLEZ. Extrait du Journal Asiatique, Paris, imprimerie Nationale, MDCCCLXXXVII. p. (29). 54 Voir plus loin p. 3. 55 Le terme de "dryasdust", littéralement : "sec comme la poussière", désigne joliment en anglais un ennuyeux pédant. Cf. Legs : The Yi King, p. 22 : "According to Our notions, a framer of emblems should be a good deal of a poet, but those of the Yi only make us think of a dryasdust." (Suivant nos conceptions, un faiseur d'emblèmes devrait avoir beaucoup du poète, mais ceux du Yi n'évoquent pour nous qu'un "dryasdust".) 56 Un ouvrage publié en 1950 à Paris sous le titre : Méthode pratique de divination chinoise par le Yi King, par JEAN-MARQUÉS RIVIÈRE sous le pseudonyme de Maître YÜAN KUANG, se borne à mentionner de rares extraits du texte canonique, et ignore curieusement le livre de RICHARD WILHELM paru 26 ans plus tôt.

  • WILHELM, DOCTOR MELLIFLUUS

    Si l'on a cru devoir imposer au lecteur cette revue bibliographique quelque peu fastidieuse, c'est uniquement pour lui permettre de mieux apprécier l'éclat unique de la perle qu'il a entre les mains. Et l'historien improvisé faisant maintenant place au traducteur, nous confesserons n'avoir pas connu un instant de lassitude ou d'ennui tout au long de ce travail. Il nous a semblé, à travers l'allemand de Wilhelm, sentir constamment la respiration de la phrase chinoise. L'auteur a réussi ce tour de force de marier si intimement le texte du Livre et son propre commentaire que l'on a peine à distinguer l'un de l'autre. Plus d'une fois, penché sur ces pages, nous avons senti monter à nos lèvres les paroles du psalmiste : "Que tes paroles sont douces à ma gorge ; elles sont comme du miel dans ma bouche !" 57. De même que les expressions et les tours bibliques refleurissent spontanément dans le discours des médiévaux, Richard Wilhelm reproduit sans effort les images et le rythme des anciens maîtres dont il est le porte-parole. Et il nous faut le témoignage d'Hellmut Wilhelm pour nous convaincre qu'auprès du texte primitif et des commentaires canoniques chinois, une grande partie de l'ouvrage se compose d'éclaircissements du traducteur allemand 58. On se trouve en présence d'une osmose, d'une [XXVI] union nuptiale peut-être sans précédent entre les âmes de deux civilisations si éloignées l'une de l'autre. Démentant le pessimisme de Rudyard Kipling, le chantre de l'homme blanc et de son Empire, pour qui l'Est et l'Ouest étaient voués à ne pas se rencontrer, R. Wilhelm a vérifié l'intuition de son compatriote et maître Gcethe :

    L'Orient et l'Occident

    Ne peuvent plus être séparés 59.

    57 Ps. 119, 103. 58 "Ces remarques, précise HELLMUT WILHELM, sont fondées sur une lecture attentive des commentaires postérieurs (post-classiques), sur les discussions avec Lao ainsi que d'autres amis et spécialistes, sur la littérature savante disponible à l'époque, enfin sur sa propre expérience et son interprétation des passages et des situations en cause." (The I Ching, op. cit., préface de la 3ème édition, 1968.) Dans le corps du présent volume le Yi King traditionnel (texte et commentaires confucéens) est imprimé en caractères plus forts. 59 "Orient und Occident // Sind nicht mehr zu trennen." Cité par RICHARD, WILHELM dans Das Geheimnis der goldenen Blüte, 5ème édition, Zurich 1965 p. 69. L'original allemand contient en note plusieurs citations de l'auteur de Faust que R. WILHELM rapproche de sentences chinoises. A

  • Si nous croyons avoir goûté en traduisant cet ouvrage un peu de cette "joie, fruit de la vraie sagesse" que Wilhelm avait connue en le préparant et qu'il souhaite à son lecteur 60, il ne nous échappe pas que ce travail, réalisé dans l'isolement le plus complet sous l'aiguillon d'un livre qui ne voulait pas demeurer plus longtemps étranger à l'âme française, peut comporter bien des imperfections indignes d'un tel joyau. Le traducteur sera reconnaissant aux lecteurs qui voudront bien lui faire part de leurs remarques. Il sera heureux d'en tenir compte pour améliorer une œuvre qui, grâce au génie de Richard Wilhelm, est appelée à occuper une place d'honneur dans notre trésor culturel.

    ETIENNE PERROT, Paris, novembre 1968.

    l'exemple de la traductrice américaine, Mrs C. F. BAYNES, nous avons jugé que les vers de GOETHE perdaient une grande partie de leur force une fois transposés dans une langue étrangère et que, par suite, sauf exception, leur reproduction ne s'imposait pas. Nous avons par contre relevé quelques parallélismes, qu'il eût été aisé de multiplier, avec des textes du patrimoine judéo-chrétien ou classique, et nous les avons ajoutés à ceux déjà notés par R. WILHELM. 60 Voir plus loin, préface in fine p. 2.

  • [XXIX]

    NOTE SUR LE TITRE : LIVRE DES TRANSFORMATIONS

    "King veut dire la trame d'une étoffe, autrement dit les livres contenant des vérités qui, comme la trame, ne varient pas 61". "Le Yi King est le premier des cinq livres classiques appelés king 62". Quant au terme Yi, il a été rendu en français de différentes manières. Le caractère yi qui orne avec celui de king la couverture de ce volume figure traditionnellement un caméléon. La seule version française qui ait traduit le nom chinois du Livre, celle de Philastre, lui a donné pour équivalent "changement". L'allemand utilise le mot "Wandlung" (das Buch der Wandlungen), l'anglais, celui de "change".

    L'ouvrage est connu en France sous le nom de "Livre des Mutations". Ce terme, qui semble provenir de la version latine du P. Zottoli 63, est employé par Matgioi dans ses livres ; de là il est passé dans ceux de René Guénon à qui beaucoup d'hommes de cette génération doivent d'avoir connu le nom du Yi King. C'est sans doute l'une des raisons qui ont notamment conduit M. Raymond de Becker à placer sous ce titre sa réédition du travail du P. de Harlez qui ne le comportait pas à l'origine.

    Le mot "mutation" connote un changement énergique et complet. C'est ce qui le fait employer dans le langage juridique (mutation entre vifs), administratif (mutation d'un fonctionnaire) et scientifique (théorie des mutations brusques). Ce terme, bien que reçu, ne nous a pas semblé être [XXX] le plus propre à rendre certaines harmoniques du mot chinois yi telles qu'elles ressortent d'une lecture attentive du Yi King. Le passage d'un hexagramme dans un autre, c'est-à-dire d'une situation vitale dans une autre, traduit le mouvement ordonné suivant lequel la manifestation se déploie en épousant la Loi secrète mais souveraine du Principe non-manifesté, le Tao, "la Voie". Le changement incessant et universel a sa raison d'être dans l'immuable qui ne se laisse pas discerner, mais lui donne

    61 LIOU TSA HOUA : La Cosmologie des Pa Koua et l'astronomie moderne, Paris 1940, p. 14. 62 Ibid. 63 "Yî (Mutator), vel Yî King (Mutationum Liber) appellatur. (ANGELO ZOTTOLI : Cursus Litteraturae Sinicae, Shanghai 1880.) Cité par LEGGE : The Yi King, p. XCVIII.

  • son sens. C'est pourquoi il est dit : "La non-transformation est en quelque sorte le fondement indispensable sur lequel toute transformation est rendue possible 64". Si, au niveau de la manifestation, le commentateur peut écrire du Livre, c'est-à-dire de l'univers dont il est le miroir : "Sa Voie est constamment changeante, altération, mouvement sans répit 65", la réalité qui le sous-tend et lui confère l'existence demeure toujours inchangée, ce qui s'exprime par la formule hardie que nous avons déjà rencontrée : "La transformation, c'est l'immuable 66". Le changement atteint donc les formes assumées par l'Etre sans toucher à son mystère foncier. Ainsi que le fait remarquer M. van Praag 67, le terme de métamorphose est sans doute celui qui conviendrait le mieux pour rendre ce mouvement dans notre langue. Si nous l'avons écarté comme appartenant à un vocabulaire poétique vieilli, nous avons estimé que "transformation", qui en est le décalque exact (méta = trans, morphôsis = formation), pouvait tenir sa place.

    La langue chinoise attache une importance considérable à la valeur de suggestion des mots, à leur aspect poétique. "Mutation", malgré le regain de faveur qu'il connaît dans le vocabulaire contemporain ("nous vivons une époque de grande mutation") nous semble décidément démuni de force évocatrice. Ainsi, il convient mal pour rendre le terme "Wandlung" dans l'usage qu'en font les penseurs et les poètes germaniques préoccupés du devenir humain. (N'oublions pas que l'homme et son [XXXI] destin sont au centre du Yi King.) Nous en trouvons la meilleure preuve dans le beau vers des Sonnets à Orphée de R. M. Rilke :

    Wolle die Wandlung. O sei für die Flamme begeistert.

    Le traducteur pourra écrire avec M. Angelloz : "Veuille la transformation, ô sois épris de la flamme" 68, ou à la rigueur : "Veuille la métamorphose", mais il reculera devant : "Veuille la mutation". Que l'on ne nous objecte pas qu'un tel exemple n'a aucun rapport avec la philosophie ou la philologie chinoise. L'homme et sa destinée sont partout

    64 Voir plus loin p. 319. 65 Voir p. 385. 66 Cité par HELLMUT WILHELM dans : Der Zeitbegriff im Buch der Wandlungen, in Eranos-Jahrbuch XX, Zurich 1952, p. 321. 67 H. VAN PRAAG : Sagesse de la Chine, op. cit. p. 77. 68 RILKE : Les Élégies de Duino, les Sonnets à Orphée, traduits et préfacés par J. F. ANGELLOZ, Aubier, Paris, 1943, p. 217.

  • et en tout temps identiques à eux-mêmes. Si nous en avions jugé autrement, le Yi King n'eût pas valu à nos yeux une heure de peine. Soyons-en assurés : les vieux auteurs qui l'ont composé étaient bien plus proches d'un Gœthe ou d'un Rilke que du plus savant philologue au sens où nous l'entendons aujourd'hui, car "la poésie est avec la sainteté ce qu'il y a de plus proche de la divinité".

    C'est pourquoi il nous est agréable de proposer au lecteur ce

    LIVRE DES TRANSFORMATIONS.

    E. P.

  • [1]

    PREFACE DE RICHARD WILHELM

    La traduction du Livre des Transformations a été commencée voici bientôt dix ans. Alors qu'après la révolution chinoise Tsing-Tao était devenue la résidence d'un grand nombre d'éminents lettrés de l'ancienne école, je rencontrai parmi eux mon maître vénéré, Lao Nai Souan.

    Non seulement je lui suis redevable d'une connaissance plus approfondie du livre de Mencius, de "La Grande Etude" et du "Livre du Milieu" 69, mais c'est lui qui me révéla pour la première fois les merveilles du Livre des Transformations. Sous sa direction éclairée, je parcourus, comme fasciné, cet univers étrange et pourtant familier. La traduction fut entreprise après une explication détaillée du texte. La version allemande fut à nouveau traduite en chinois et c'est seulement après avoir dégagé intégralement le sens du texte que nous accordâmes à notre travail la valeur d'une traduction.

    C'est au milieu de ce labeur qu'éclata l'horreur de la guerre mondiale. Les lettrés furent dispersés aux quatre points cardinaux et M. Lao lui-même se retira à Ku-fou, patrie de Confucius à la famille duquel il était apparenté. La traduction du Livre des Transformations demeurait désormais délaissée bien que, malgré les occupations que me créait la Croix-Rouge chinoise dont j'avais dû prendre la direction, il ne se passât pas de jour que je ne consacre quelques instants à l'ancienne sagesse de la Chine. Coïncidence curieuse : sous les murs de la ville, le général japonais Kamio, qui dirigeait le siège, lisait les œuvres de Mencius pendant ses heures de repos, tandis que moi, Allemand, je me plongeais de mon côté à mes moments de loisir dans la sagesse chinoise. Mais le plus heureux de tous était un vieux Chinois si absorbé par ses livres vénérables que même une grenade tombée auprès de lui ne put avoir raison de son calme. Il étendit la main pour la saisir – c'était un engin [2] non éclaté – puis la retira en disant que c'était très chaud, et s'en retourna à sa lecture.

    69 Cf. Les Quatre Livres. I. La Grande Étude. II. L'Invariable Milieu avec la préface et le vocabulaire, par SÉBASTIEN COUVREUR. Cathasia. Paris, s, d. (1949) (N. d. T.)

  • Tsing-Tao fut prise. Au milieu d'autres travaux de toute sorte, je trouvai de nouveau le temps nécessaire pour faire progresser activement ma traduction. Mais le maître avec qui j'avais entrepris le travail était au loin et il m'était impossible de quitter la ville. Quelle ne fut donc pas ma joie lorsqu'au milieu de mes perplexités je reçus une lettre de M. Lao me disant qu'il était prêt à reprendre avec moi les études interrompues. Il vint, et la traduction demeurée en chantier fut menée à bien. Ce furent là de belles heures d'exaltation intérieure vécues en compagnie du vieux maître. Alors que la version était achevée dans ses grandes lignes, le destin me rappela en Allemagne. Dans le même temps, le vieux maître quitta ce monde.

    Habent fats sua libelli. En Allemagne je paraissais aussi éloigné que possible de l'antique sagesse chinoise, bien que, même en Europe, plus d'un conseil du livre mystérieux tombât çà et là dans une terre fertile. Ce fut donc pour moi une heureuse surprise que de rencontrer, à Friedenau, chez un excellent ami, le Livre des Transformations dans une admirable édition que j'avais cherchée en vain à Pékin. Cet ami se révéla en outre être un ami véritable et fit de cette heureuse rencontre une possession durable en me faisant cadeau du volume qui, depuis lors, m'a accompagné en maint voyage et parcouru avec moi la moitié du globe.

    Je revins en Chine. De nouvelles tâches me réclamaient. A Pékin un monde entièrement nouveau s'ouvrait, avec d'autres hommes et d'autres centres d'intérêt. Cependant là encore de nombreux concours s'offrirent bientôt et, au cours des chaudes journées d'un été pékinois, ce travail est finalement parvenu à son terme. Refondu à maintes reprises, il a enfin acquis une forme qui, bien que loin de répondre à mes désirs, me donne le sentiment que je puis le livrer au public. Puisse le lecteur de cette traduction participer à la joie, fruit de la vraie sagesse, que j'ai éprouvée en la préparant.

    RICHARD WILHELM

    Pékin, été 1923.

  • [3]

    INTRODUCTION

    Le Livre des Transformations, en chinois Yi King, appartient incontestablement aux livres les plus importants de la littérature universelle. Ses origines remontent à une antiquité mythique. Il occupe aujourd'hui encore l'attention des plus éminents lettrés de la Chine. Presque tout ce qui a été pensé de grand et d'essentiel pendant plus de 3 000 ans d'histoire de la Chine, ou bien a été inspiré par ce livre, ou bien, inversement, a exercé une influence sur son interprétation, au point que l'on peut affirmer en toute tranquillité que le Yi King contient le fruit de la sagesse la plus achevée de plusieurs millénaires. Il ne faut donc pas s'étonner si, en outre, les deux branches de la philosophie chinoise, le confucianisme et le taoïsme, ont ici leurs communes racines. Il émane de ce livre une lumière toute nouvelle qui éclaire bien des aspects mystérieux de l'univers intellectuel des énigmatiques vieux maîtres et de leurs disciples, ainsi que bien des vérités qui se retrouvent dans la tradition confucéenne comme axiomes établis et sont acceptées sans plus ample discussion. En fait, non seulement la philosophie, mais aussi la science naturelle et l'art de gouverner de la Chine n'ont cessé de puiser à cette source de sagesse et l'on n'est pas surpris que, seul parmi les anciens écrits confucéens, le Yi King ait échappé au grand incendie des livres ordonné par Tsin Chi Houang. La vie chinoise tout entière est imprégnée par le Yi King jusque dans ses aspects quotidiens. Lorsqu'on parcourt une ville chinoise, on peut voir çà et là, à un coin de rue, un devin assis à une table recouverte proprement, pinceau et tablette à la main et prêt à tirer du vieux livre des conseils et des indications pour les menues nécessités de l'existence. De plus, les enseignes dorées qui ornent les magasins, panneaux de bois à fond de laque noire perpendiculaires aux maisons, sont couvertes d'inscriptions dont le langage fleuri ne cesse de rappeler les pensées et les citations du Yi King. Même les gouvernants d'un Etat aussi moderne que le Japon, qui se distinguent par leur subtile prudence, ne dédaignent pas de recourir, dans les moments difficiles, aux conseils du vieux livre sacré. [4]

    Le grand renom de sagesse qui entoure le Livre des Transformations a, sans aucun doute, été cause qu'un grand nombre d'enseignements

  • mystérieux dont la source se trouvait dans d'autres courants de pensée – peut-être même certains étaient-ils d'origine étrangère à la Chine – ont pu, avec le temps, venir se greffer sur la doctrine primitive. A partir des dynasties Tsin et Han, on a vu naître et progresser une philosophie formelle de la nature qui a enserré l'univers intellectuel tout entier dans un système de symboles numériques, et enclos toujours plus étroitement la vision chinoise du monde tout entière dans des formes rigides, en combinant une doctrine, développée avec rigueur, du Yin et du Yang où l'on discerne (empreinte d'un dualisme, avec les "cinq états de transformation" tirés du Livre des Annales 70. C'est ainsi que des spéculations cabalistiques toujours plus alambiquées ont enveloppé le Livre des Transformations d'un nuage de mystère. Enfermant le passé et l'avenir tout entiers dans leur schéma numérique, elles ont conféré au Yi King la réputation d'un livre d'une profondeur totalement incompréhensible. Ces considérations ont en même temps déterminé l'étouffement des germes d'une science chinoise de la nature, tels qu'ils existaient indiscutablement à l'époque d'un Mo Ti et de ses disciples. A leur place, elles ont fait naître une tradition stérile d'auteurs et de lecteurs de livres, étrangère à toute expérience, qui a donné si longtemps à la Chine, aux yeux de l'Occident, l'apparence d'une sclérose sans espoir. On ne peut cependant méconnaître qu'en dehors de cette philosophie mécanique des nombres et à toutes les époques, un libre courant de profonde sagesse humaine s'est largement répandu dans la vie pratique par le canal de cet ouvrage et a donné à la grande civilisation chinoise cette maturité de sagesse éclairée que nous admirons, avec un sentiment confinant à la mélancolie, chez les représentants qui subsistent encore de cette dernière civilisation véritablement autochtone.

    Mais qu'est au juste le Livre des Transformations ? Pour parvenir à une compréhension de l'ouvrage et de son enseignement, nous devons écarter énergiquement et d'un seul coup l'épaisse végétation folle des explications qui ont voulu y lire toutes sortes de notions étrangères, qu'il s'agisse de secrets superstitieux émanant d'anciens magiciens chinois ou des théories non moins superstitieuses de savants européens modernes qui interprètent toutes les civilisations historiques à l'aide des expériences

    70 Chou King. Les Annales de la Chine par SÉBASTIEN COUVREUR. Cathasia, Paris, s. d. (1950) (N, d. T.).

  • faites par eux chez les peuplades les [5] plus primitives 71. Nous devons nous en tenir fermement au principe que le Livre des Transformations doit être expliqué à partir de lui-même et de son époque. Ainsi l'obscurité s'éclaire dans des proportions notables et nous sommes conduits à reconnaître que si le Yi King est, à n'en pas douter, un livre très profond, son intelligence ne présente pas plus de difficulté que celle de n'importe quel livre transmis, à travers une longue histoire, par l'antiquité à notre temps.

    I. USAGE DU LIVRE DES TRANSFORMATIONS

    a. Le livre d'oracles

    Le Livre des Transformations était à l'origine une collection de signes à usage d'oracles 72. Les oracles étaient partout en usage dans l'antiquité et les plus anciens d'entre eux se limitaient aux réponses "oui p et "non". Ce type de jugement oraculaire se trouve également à la base du Yi King. Le "oui" était exprimé par un simple trait plein —— et le "non", par un trait brisé — —. Cependant la nécessité d'une différenciation plus grande paraît s'être fait sentir de très bonne heure et les traits simples donnèrent naissance à des combinaisons par redoublement

    ——— — — ——— — — ——— — — — — ———

    auxquelles un troisième élément vint encore s'ajouter, produisant ainsi la série des huit trigrammes 73. Ces huit signes furent conçus comme les

    71 Il convient de noter ici pour son étrangeté la tentative grotesque, œuvre d'un dilettante, faite par le Rev. Canon. Mc. CLATCHIE M.A. en vue d'appliquer au Yi King la clé de la "mythologie comparée". Son livre s'intitule : "A translation of the Confucian Yi King or the "Classic of Changes" with notes and appendix", 1876. 72 L'étude donnée ici démontrera, sans qu'il soit besoin de plus amples preuves, que, contrairement à ce que l'on affirme de divers cafés, le Livre des Transformations n'était pas un lexique. 73 Soit quatre par l'adjonction d'un trait plein :

    ——— — — ——— — — ——— — — — — ——— ——— ——— ——— ——— et quatre par l'adjonction d'un trait brisé :

  • images de ce qui se passe dans le ciel et sur la terre. Cette manière de voir était gouvernée par la pensée d'une transformation incessante des signes l'un dans l'autre, tout comme on voit, dans l'univers, les phénomènes [6] passer constamment d'une forme dans une autre. Nous tenons là l'idée fondamentale et décisive du Livre des Transformations. Les huit trigrammes sont des signes d'états de passage changeants, des images qui se transforment continuellement. Ce que le Yi King a en vue, ce ne sont pas les choses dans leur essence – comme ce fut principalement le cas en Occident – mais les mouvements des choses dans leur transformation. Ainsi les huit trigrammes ne sont pas les figures des choses, mais celles des tendances de leur mouvement. Ces huit images ont pu recevoir en outre de multiples interprétations. Elles ont représenté certains phénomènes dont la nature correspondait à leur propre essence. Elles ont également formé une famille composée du père, de la mère, de trois fils et de trois filles, non au sens mythologique, comme, si l'on veut, l'Olympe est peuplé de dieux, mais dans un sens en quelque sorte abstrait où elles représentaient non des choses, mais des fonctions.

    Si nous passons en revue ces huit symboles qui sont à la base du Livre des Transformations, ils se présentent à nous dans l'ordre suivant : (ci-dessous ). [7] Tableau 1

    Nous avons ainsi dans les fils l'élément moteur à ses différents stades : début du mouvement, danger dans le mouvement, apaisement et achèvement du mouvement. Dans les filles, nous avons l'élément de don de soi à ses différents stades : douce pénétration, clarté et adaptation, tranquillité sereine.

    Pour obtenir une plus grande multiplicité, ces huit figures furent combinées de très bonne heure entre elles, si bien que l'on obtint un chiffre de 64 signes. Ces 64 signes se composent chacun de six traits positifs ou négatifs.

    ——— — — ——— — — ——— — — — — ——— — — — — — — — —

    Voir p. 356 (N. d. T.)

  • Nom Attributs Image Place dans la famille

    ——— ——— ——— K'ien, le créateur

    fort le ciel père

    — — — — — — K'ouen, le réceptif

    soumis, abandonné

    la terre mère

    — — — — ——— Tchen, l'éveilleur

    en mouvement le tonnerre 1er fils

    — — ——— — — K'an, l'insondable, l'abîme

    dangereux l'eau 2ème fils

    ——— — — — — Ken, 1'immobilisation

    en repos la montagne

    3ème fils

    ——— ——— — — Souen, le doux

    pénétrant le vent 1ère fille

    ——— — — ——— Li, ce qui adhère

    lumineux le feu 2ème fille

    — — ——— ——— Touei, le joyeux, le serein

    joyeux le lac 3ème fille

    Tableau 1 – Les huit symboles de base du Livre des Transformations

    Ces traits sont conçus comme étant muables. Chaque fois qu'un trait se transforme, l'état représenté par un hexagramme passe dans un état différent. Prenons par exemple le trigramme redoublé K'ouen, le réceptif, la terre :

    — —— —— —— —— —— —

  • Il représente la nature de la terre, ce qui s'abandonne sans réserve et, dans le cycle de l'année, la fin de l'automne où toutes les forces de la nature sont en repos. Si le trait inférieur se transforme, nous obtenons l'hexagramme :

    — —— — — — — — — — –––––

    Fou, le retour. Il représente le tonnerre, le mouvement qui se produit à nouveau dans la terre à l'époque du solstice ; il symbolise le retour de la lumière.

    Comme le montre cet exemple, tous les traits ne se transforment pas nécessairement. Cela dépend entièrement du caractère que possède un trait donné. Un trait doté d'une nature positive au dynamisme croissant se change en son opposé ; par contre un trait positif au dynamisme moindre demeure inchangé. Il en va de même des traits négatifs.

    Sur les caractéristiques des traits si chargés de force positive qu'ils se meuvent, on trouvera des indications au Livre II du présent ouvrage, dans le Grand Commentaire (1ère partie, chap. IX), aussi bien que dans la section spéciale traitant de la divination (p. 400). On se bornera ici à dire que les traits positifs muables sont désignés par un neuf et les traits négatifs muables par un six, tandis que les traits qui demeurent en repos et jouent donc simplement le rôle de matériaux servant à construire l'hexagramme, sans signification interne particulière, sont représentés par un sept ou un huit. Par conséquent [8] lorsque le texte dit : "Neuf au commencement signifie :", cela veut dire : "Quand le trait positif à la place initiale correspond à un neuf, en voici la signification 74". Si, par contre, il est représenté par un sept, il n'est pas pris en considération en vue de l'oracle. Il en va de même des traits qui correspondent à un six ou à un huit. Dans notre précédent exemple, nous avions le signe K'ouen, le réceptif, composé de la façon suivante :

    74 On trouvera à la p. 400 la manière dont les différents chiffres indiqués ici sont obtenus en répartissant et en comptant les tiges d'achillée millefeuille (achillea millefolium). (N. d. T.)

  • 8 en haut 8 à la 5ème place 8 à la 4ème place 8 à la 3ème place 8 à la 2ème place 6 au commencement

    — —— —— —— —— —— —

    Les cinq premiers traits n'entrent donc pas en ligne de compte et seul le six initial possède un sens indépendant. Par sa transformation dans son contraire, K'ouen, le réceptif, devient l'hexagramme, Fou, le retour :

    — —— — — — — — — — –––––

    Nous avons donc ainsi une série d'états exprimés symboliquement qui, par ce mouvement de leurs traits, peuvent passer de l'un dans l'autre (mais ce n'est pas là une obligation, car si un hexagramme se compose exclusivement de sept et de huit, il demeure immobile et l'on ne retient que son aspect global).

    Outre la loi du changement et les figures des états de transformation telles que les livraient les soixante-quatre hexagrammes, un autre élément est à considérer. Chaque situation exige un comportement approprié : suivant le cas, telle attitude est juste et telle autre erronée. Il va de soi que l'attitude juste est faste et l'attitude erronée, néfaste. Quelle est donc la conduite à adopter dans chaque cas ? Cette question était l'élément décisif. C'est elle qui a conduit à faire du Yi King plus qu'un banal ouvrage de divination. Lorsqu'une cartomancienne annonce que dans une semaine on recevra une lettre chargée venant d'Amérique, la seule chose que la cliente ait à faire est d'attendre que la lettre arrive – ou n'arrive [9] pas. Ce qui est prédit dans ce cas fait partie du destin et demeure dénué de signification morale. Du jour où il s'est trouvé en Chine quelqu'un pour ne pas se satisfaire des signes prédisant l'avenir et pour poser la question : "Que dois-je faire ?", le livre de divination s'est transformé en livre de sagesse.

    Il était réservé au roi Wen, qui vivait aux alentours de 1000 avant J.-C., et à son fils, le duc de Tchéou, de réaliser cette modification. Ils dotèrent les hexagrammes et les traits jusqu'alors muets dont on déduisait l'avenir en les interprétant à nouveau dans chaque cas particulier, de

  • conseils précis pour la conduite correcte. L'homme était ainsi associé à la formation de son destin, car ses actions intervenaient dans les événements de l'univers en tant que facteurs décisifs, et cela d'autant plus qu'il avait su deviner plus tôt les germes des événements grâce au Livre des Transformations. Car c'est des germes que tout dépend. Tant que les choses sont encore à l'état naissant, il est possible de les gouverner. Mais dès qu'elles se sont développées dans leurs conséquences, elles deviennent des réalités trop fortes pour l'homme qui demeure impuissant en face d'elles. Le Livre des Transformations devint donc de cette manière un ouvrage de divination d'un genre très spécial. Ses hexagrammes et ses traits, dans leurs mouvements et leurs transformations, imitaient de façon mystérieuse les mouvements et les transformations du macrocosme. Grâce à l'emploi des tiges d'achillée, on pouvait atteindre une position d'où il était possible d'avoir une vue d'ensemble de la situation. Cette vue d'ensemble une fois obtenue, les paroles de l'oracle indiquaient ce qu'il fallait faire pour s'adapter aux exigences du moment.

    Dans toute cette affaire, la seule chose qui déroute notre sensibilité moderne est la méthode consistant à lire une situation en manipulant des tiges d'achillée. Ce procédé était cependant considéré comme plein de mystère en ce qu'une telle manipulation offrait à l'inconscient de l'homme la possibilité de se manifester. Tout le monde n'était pas capable de consulter l'oracle. Il fallait, pour le faire, posséder un cœur limpide et apaisé, réceptif aux influences cosmiques cachées dans les humbles baguettes oraculaires. En tant que productions du monde végétal, celles-ci étaient reliées de façon toute spéciale à la source de vie. Elles provenaient de plantes sacrées.

    b. Le livre de sagesse

    Ce qui est toutefois devenu bien plus important que l'usage du Yi King à des fins divinatoires est son emploi comme livre de sagesse. Lao-Tseu a connu l'ouvrage, qui lui a inspiré quelques-uns de ses aphorismes les plus profonds. On peut [10] dire que son univers de pensée tout entier est imprégné de l'enseignement du Livre. Confucius a également connu le Yi King et il s'est employé à le méditer. Il a sans doute écrit des commentaires à son sujet, et en a transmis d'autres à ses disciples dans son enseignement oral. Ce Livre des Transformations publié et commenté par Confucius est celui qui est parvenu à notre époque.

  • Si nous examinons les intuitions fondamentales qui forment d'un bout à l'autre la trame de l'ouvrage, nous pouvons nous limiter à des idées aussi peu nombreuses qu'importantes.

    L'idée fondamentale du Livre tout entier est celle de transformation. Il est relaté dans les Entretiens de Confucius 75, comment le Maître, se tenant un jour au bord d'un fleuve, déclara : "C'est ainsi que tout s'écoule comme ce fleuve, sans relâche, jour et nuit". Confucius exprime par là l'idée de transformation. Pour qui a reconnu cette notion, le regard ne se porte plus sur les choses individuelles qui s'écoulent et passent, mais sur la loi éternelle et immuable qui est à l'œuvre dans toute transformation. Cette loi est le TAO 76 de Lao-Tseu, le flux, l'Un dans le multiple. Pour devenir manifeste, elle a besoin d'une décision, d'une entité qui la pose. Cette entité fondamentale est la grande origine première de tout ce qui est : T'ai ki, proprement "la poutre faîtière". La philosophie ultérieure a beaucoup médité sur cette origine première. On a désigné le Wou ki, l'origine des origines, par un cercle, et vu T'ai ki dans le clair et l'obscur, le yin et le yang, le cercle divisé qui a également joué un certain rôle en Inde et en Europe : Mais les spéculations de caractère gnostique et dualiste sont étrangères à la pensée primitive du Yi King. Pour lui ce qui est ainsi posé est simplement la poutre faîtière, la ligne. Avec cette ligne qui, en soi, est une, la dualité apparaît dans le monde. En même temps qu'elle, sont posés le haut et le bas, la droite et la gauche, le devant et le derrière, en un mot, le monde des opposés.

    Ultérieurement, ces opposés ont été connus sous les noms de Yin et de Yang et ils ont fortement occupé les esprits pendant la période de transition allant de la dynastie des Tsin à celle des Han, au cours des siècles précédant notre ère, où il existe tout une école de la doctrine du Yin-Yang. A cette époque le Livre des Transformations fut fréquemment utilisé comme ouvrage magique et l'on y découvrit mille choses dont [11] il ne contenait rien à l'origine. Naturellement, cette doctrine du yin et du yang, du féminin et du masculin considérés comme principes premiers, a également beaucoup retenu l'attention des savants étrangers qui étudiaient la Chine. Suivant un schéma éprouvé, on y a soupçonné des symboles 75 Les Quatre Livres. III. Entretiens de Confucius et de ses disciples, par SÉBASTIEN COUVREUR. Cathasia. Paris, s. d. (1950) (N. d. T.). 76 Dans le cours du livre ce terme est rendu par "Voie". Sur cette traduction, cf. p 336, note 1. Pour l'instant, nous suivons R. WILHELM qui a, ici, conservé le vénérable nom chinois (N. d. T.).

  • phalliques primitifs et tout ce qui s'ensuit. Mais il faut déclarer, pour la grande déception des auteurs de ces découvertes, que la signification première des mots yin et yang n'offrait rien de ce qu'ils veulent y trouver. Yin est, primitivement, le nébuleux, le sombre ; yang signifie de son côté : "étendard flottant au soleil", donc quelque chose d'éclairé, de lumineux. Les deux idées ont été appliquées au versant éclairé ou sombre (c'est-à-dire sud ou nord) d'une montagne. Elles désignent également la rive nord ou la rive sud d'une rivière : ici, cependant, la rive nord, où la lumière se reflète, est claire et, par conséquent, yang, tandis que la rive sud est dans l'ombre est yin. Partant de là, on a appliqué ces expressions au Yi King pour nommer les deux états fondamentaux et changeants de l'être manifesté. Il convient du reste d'observer que ces termes n'apparaissent nullement avec ce sens dans le texte proprement dit de l'ouvrage, pas plus que dans les commentaires les plus anciens. On les rencontre pour la première fois dans le Grand Commentaire où l'on relève déjà, en de nombreux endroits, l'influence taoiste. Dans le Commentaire sur la Décision il est question à leur place du "ferme" et du "malléable".

    Quelle que soit cependant la terminologie employée, il demeure que l'existence est faite de la transformation et du jeu de ces forces, car le changement est en partie le passage de l'une à l'autre de celles-ci, et en partie un cycle fermé de systèmes de phénomènes reliés entre eux, tels que le jour et la nuit, l'été et l'hiver. Toutefois, cette transformation n'est pas dépourvue de sens, sinon elle ne pourrait donner lieu à une science, mais elle est soumise à la loi qui pénètre toutes choses, le TAO.

    La seconde notion fondamentale du Yi King est sa doctrine des idées. Les huit trigrammes figurent des états de transformation plutôt que des opposés. A cette manière de voir se rattache la conception de Lao-Tseu et de Confucius, pour qui tout ce qui survient dans le monde visible est l'effet d'une "image", d'une idée du monde invisible. Par suite, tout phénomène visible n'est pour ainsi dire qu'une copie d'un événement suprasensible : cette copie est, au point de vue du déroulement temporel, postérieure à l'événement suprasensible qu'elle reflète. Ces idées sont accessibles par intuition immédiate aux saints hommes et aux sages qui sont en contact avec ces sphères supérieures. Ces saints personnages sont capables [12] d'intervenir de façon décisive dans les événements du monde. Ainsi l'homme constitue avec le ciel le monde suprasensible des idées et, avec la terre, le monde corporel de la sphère visible. Ces trois principes forment la triade des puissances primordiales.

  • Cette doctrine des idées est utilisée dans deux sens distincts. Le Yi King présente les images des phénomènes et, avec elles, la formation des états in statu nascendi. Discernant les germes grâce à son aide, 1'homme apprend à prévoir l'avenir de même qu'à comprendre le passé. Ainsi les images qui sont à la base des hexagrammes servent également de modèles pour agir de la manière voulue dans les situations indiquées. Mais le Yi King ne se borne pas à rendre possible l'harmonie avec le cours de la nature. On trouve dans le Grand Commentaire (Ilème partie, chap. III) une très intéressante tentative en vue de ramener toutes les créations de la civilisation humaine à ces idées et à ces images. Quelle que soit la valeur d'une telle interprétation appliquée aux différents cas d'espèce, l'idée fondamentale correspond à une vérité 77.

    Outre les images, il existe un troisième élément capital : le jugement. Grâce à lui, l'image reçoit pour ainsi dire la parole. Les jugements indiquent si une action apporte avec elle fortune ou infortune, remords ou humiliation. Ils mettent ainsi 1'homme en mesure de renoncer éventuellement à une action qu'aurait suscitée une situation donnée, dans le cas où cette action doit se révéler néfaste, et de se rendre ainsi indépendant de la contrainte des événements. Le Livre des Transformations offre au lecteur, dans ses jugements et dans les explications qui s'y sont ajoutées depuis l'époque de Confucius le trésor le plus achevé de la sagesse vitale de la Chine. Il lui permet ainsi d'avoir une vue d'ensemble sur les différentes formes que revêt la vie et, grâce à cette vision, le rend capable de façonner organiquement son existence en pleine souveraineté, de manière à se mettre en harmonie avec l'ultime Tao qui est au fond de tout ce qui existe.

    II. HISTOIRE DU LIVRE DES TRANSFORMATIONS

    La littérature chinoise attribue la composition du Yi King à quatre saints personnages : Fo Hi, le roi Wen, le duc de Tcheou et Confucius.

    Fo Hi est une figure mythique, le représentant de l'ère de la chasse, de la pêche et de l'invention de la cuisson. Quand il [13] est désigné comme inventeur des trigrammes, cela signifie qu'on assignait à ces figures une

    77 Voir les exposés capitaux de Hou Chi dans The Development of the Logical Method in China, Shanghai 1922.

  • antiquité telle qu'elle précédait tout souvenir historique. Les huit trigrammes primitifs ont également des noms qui n'apparaissent pas ailleurs dans la langue chinoise, ce qui a fait conclure à leur origine étrangère. En tout cas, ces signes ne sont pas d'anciens caractères d'écriture, comme on a voulu le déduire de leur concordance mi-fortuite, mi-consciente, avec tel ou tel ancien caractère 78.

    On rencontre très tôt les trigrammes combinés entre eux. Mention est faite de deux collections remontant à l'antiquité : le Yi King de la dynastie des Hia 79, appelé Lien Chan, qui aurait débuté par le trigramme Ken, l'immobile, la montagne, et celui de la dynastie des Chang 80 appelée Kouei Tsang qui commence avec K'ouen, le réceptif, la terre. Confucius signale en passant cette dernière circonstance comme historique. Il est difficile de dire si les 64 hexagrammes existaient dès cette époque et, dans l'affirmative, s'ils étaient les mêmes que ceux de l'actuel Livre des Transformations.

    Notre collection des 64 hexagrammes provient, suivant la tradition générale que nous n'avons aucune raison de mettre en doute, du roi Wen, ancêtre de la dynastie Tchéou. Il les dota de brefs jugements alors qu'il était détenu en prison par le tyran Tchéou Sin. Le texte ajouté aux différents traits est dû à son fils, le duc de Tchéou. Cet ouvrage fut utilisé comme livre d'oracles pendant toute l'époque des Tchéou sous le titre de "Transformations de Tchéou" (Tcheou Yî), ce qui peut être prouvé à l'aide de témoignages historiques de l'antiquité.

    Tel était l'état du Livre lorsque Confucius le découvrit. Il se consacra à son étude assidue dans son grand âge et il est très vraisemblable que le "Commentaire sur la décision" (Touan Tchouan) a été composé par lui. Le "Commentaire sur les images" remonte également à lui, bien que de façon moins immédiate. Par contre, il existe un commentaire sur les différents traits, d'un grand intérêt et très détaillé, qui fut réalisé par des disciples ou par leurs successeurs sous forme de questions et de réponses, et dont nous ne possédons plus que des bribes (en partie dans le chapitre Wen Yen et en partie dans le chapitre Hi Tsi Tchouan).

    78 Il s'agit notamment du trigramme ☵ qui est proche du caractère ()()() choéi : eau. 79 Suivant la tradition, 2205-1766 av. J.-C. 80 Suivant la tradition, 1766-1150 av. J.-C.

  • Au sein de l'école de Confucius, il semble que le Yi King ait été diffusé surtout par Pou Tchang (Tsi Hia). Tandis que se développait la spéculation philosophique contenue dans "La [14] Grande Etude" et "L'Invariable Milieu", ce genre de pensée exerçait une influence toujours croissante sur l'étude du Yi King. Il se créa autour du livre tout une littérature dont les restes – anciens et tardifs – se trouvent dans les textes appelés "Les dix ailes". Ceux-ci diffèrent grandement entre eux en contenu et en valeur.

    Lors du grand incendie des livres sous le règne de Tsin Cheu Houang, le Yi King échappa au sort des autres classiques. Mais s'il est quelque vérité dans la légende suivant laquelle l'incendie est responsable de la corruption du texte des anciens livres, le Yi King, du moins, devrait être intact, ce qui n'est pas le cas. En réalité, si tous les livres de l'antiquité ont subi des dommages, il faut l'imputer aux vicissitudes des siècles, à l'écroulement de l'ancienne civilisation et au changement du système d'écriture.

    Après que le Yi King eut solidement établi sous Tsin Cheu Houang sa réputation de livre de divination et de magie, l'école des magiciens (Fang Cheu) dans son ensemble s'en empara sous la dynastie des Tsin et des Han. Et la théorie du yin-yang, introduite vraisemblablement par Tchou Yen et développée ensuite par Toung Tchoung Tchou, Liou Hin et Liou Hiang, suscita à propos du vieil ouvrage une véritable débauche d'explications.

    C'est au grand et sage lettré Wang Pi 81 que fut réservée la tâche de faire place nette de toutes ces herbes folles. Il composa un écrit sur le sens du Yi King en tant que livre de sagesse et non d'oracles. Il fit rapidement école et, à la place des doctrines magiques des tenants du yin-yang, on vit de plus en plus s'adjoindre au Livre la philosophie politique qui se développait alors. A l'époque des Song 82, l'ouvrage fut utilisé pour étayer la doctrine – née vraisemblablement hors de Chine – du T'ai ki tou, jusqu'à la parution de l'excellent commentaire de Tchong Tsi l'Ancien. On avait pris l'habitude de mettre à part les anciens commentaires contenus dans les "Dix ailes" pour les placer sous les différents hexagrammes auxquels ils s'appliquaient. Le Yi King devint ainsi progressivement un véritable traité de sagesse pour le gouvernement et la vie. Tchou Hi chercha cependant à 81 226-249 ap. J.-C. 82 960-1279 ap. J.-C.

  • lui conserver son caractère de livre de divination et, en plus d'un commentaire court et précis, il publia une introduction dans ses études concernant la divination.

    La tendance critique et historique qui prédomina au cours de la dernière dynastie mit également la main sur le Yi King. [15]

    En raison toutefois de son opposition aux savants Song et de ses préférences pour les commentateurs Han, qui étaient plus proches de l'époque de rédaction du Livre, cette école fut ici moins heureuse que dans ses tentatives faites sur les autres classiques. C'est que les commentateurs Han étaient, en dernière analyse, des magiciens ou des hommes influencés par les idées magiques. Une excellente édition fut réalisée durant la période Kang Hi sous le titre : Tchéou Yi Tchê Tchoung. Le texte et les "ailes" sont présentés à part avec les meilleurs commentaires de toutes les époques. Cette édition a servi de base à la présente traduction.

    III. DISPOSITION DE LA TRADUCTION

    La traduction du Livre des Transformations a été réalisée selon les principes suivants, dont la connaissance doit aider à la compréhension de l'ouvrage.

    La traduction du texte est donnée sous une forme aussi brève et aussi concise que possible afin de rendre l'impression d'archaïsme que produit l'original. Il s'est avéré d'autant plus nécessaire d'offrir au lecteur non seulement le texte, mais des extraits des commentaires chinois les plus importants. On a veillé à ce que ces extraits soient aussi succincts que possible. Ils contiennent un aperçu de ce que la pensée chinoise a produit de plus remarquable en vue de l'intelligence du Livre. Les comparaisons avec les textes occidentaux qui, certes, sont souvent très proches du Yi King, ont été réduites au maximum et toujours présentées de façon apparente, si bien que le lecteur peut considérer le texte et les commentaires comme une authentique restitution de la pensée chinoise. Si je souligne ce point, c'est en particulier parce que de nombreuses sentences concordent avec celles du christianisme d'une manière telle que, souvent, l'impression est réellement frappante.

  • Pour faciliter l'accès de l'ouvrage au lecteur profane, on a d'abord donné, au Livre I, le texte des 64 hexagrammes avec des interprétations pertinentes. On voudra bien commencer par lire intégralement cette partie en gardant l'attention fixée sur les pensées principales qui s'y trouvent énoncées, sans se laisser dérouter par l'univers des formes et des images. On suivra, par exemple, le principe créateur dans sa manifestation graduelle, telle qu'elle est décrite de main de maître dans le premier hexagramme, et l'on acceptera sans sourciller, pour le moment, de prendre les dragons par-dessus le marché. On acquerra de cette manière une idée de ce que la sagesse chinoise a à dire des différentes situations de la vie. [16]

    Les Livres II et III expliquent le pourquoi de toutes ces choses. Les matériaux les plus indispensables à l'intelligence des hexagrammes et de leur structure s'y trouvent rassemblés. On s'est toutefois borné au strict nécessaire, en utilisant autant que possible les matériaux les plus anciens tels qu'ils sont contenus dans les suppléments appelés "Les dix ailes". Dans la mesure du possible, ces commentaires ont été divisés et placés auprès des parties correspondantes du texte pour permettre une vue d'ensemble plus aisée, étant entendu que leur contenu essentiel a été utilisé dans le commentaire qui accompagne le texte au Livre I. Si, par conséquent, on veut pénétrer dans les abîmes de savoir du Livre des Transformations, il convient de ne pas omettre l'étude des Livres II et III. Il fallait veiller en outre à ne pas accabler de trop de pensées insolites la capacité de compréhension du lecteur européen. Il a été impossible, par suite, d'éviter un certain nombre de répétitions ; celles-ci ne peuvent toutefois qu'aider à une compréhension approfondie de l'ouvrage. Il est une chose dont je suis fermement persuadé : c'est que quiconque se sera approprié de façon effective l'essence du Livre des Transformations aura enrichi son expérience et son intelligence réelle de la vie.

  • [19]

    LIVRE I —

    LE TEXTE

    PREMIÈRE PARTIE

    1. K'IEN / LE CREATEUR

    Voir 1.

    En haut K'IEN LE CRÉATEUR, LE CIEL ——— ——— —————— ——— ——— En bas K'IEN LE CRÉATEUR, LE CIEL

    L'hexagramme se compose de six traits pleins. Les traits pleins correspondent à la puissance originelle yang qui est lumineuse, forte, spirituelle, active. L'hexagramme est uniformément fort de nature. En tant qu'aucune faiblesse ne s'attache à lui, il a pour propriété la force. Son image est le ciel. La force est représentée comme n'étant pas liée à des conditions spatiales déterminées : elle est par suite conçue comme mouvement. Ce qui est tenu pour le fondement de ce mouvement est le temps. L'hexagramme inclut donc également la puissance du temps et la puissance de la persévérance dans le temps, la durée.

    1 Ce terme, par lequel on a choisi de rendre l'adjectif allemand substantivé Das Schöpferische (litt. le créatif), désigne avant tout un principe et non une personne. Voir p. 22 la note de R. WILHELM (N. d. T.).

  • Dans l'interprétation de l'hexagramme il faut toujours considérer un double sens : le sens macrocosmique et l'action dans le monde des hommes. Appliqué aux événements de l'univers, ce signe exprime la puissante action créatrice de la divinité. Envisagé par rapport au monde [20] des hommes, il désigne l'action créatrice des saints sages, du souverain ou guide des hommes qui, par sa puissance, éveille et développe leur nature supérieure 2.

    Le jugement

    LE CRÉATEUR opère une sublime réussite, favorisant par la persévérance.

    Suivant la signification première, les attributs (sublimité, possibilité de réussite, pouvoir de favoriser, persévérance) vont deux par deux. Pour celui qui obtient cette réponse de l'oracle, cela signifie qu'il recevra en partage un succès venant des profondeurs sous-jacentes aux événements de l'univers et que tout dépend du fait qu'il ne cherche son bonheur et celui des autres que par la persévérance dans la voie droite.

    Les significations spécifiques des quatre attributs sont devenues très tôt un objet de spéculation. Le mot chinois que nous traduisons par "sublime" signifie : "tête, origine, grand". C'est pourquoi l'explication de Confucius déclare : "Grande en vérité est la puissance originelle du créateur ; tous les êtres lui doivent leur commencement. Et cette puissance pénètre le ciel tout entier." Ce premier attribut pénètre aussi les trois autres.

    Le commencement de toutes choses se trouve encore pour ainsi dire dans l'au-delà, sous forme d'idées qui doivent toutefois passer au stade de la réalisation. Mais dans le créateur se trouve aussi le pouvoir de prêter forme à ces archétypes des idées : cette notion s'exprime dans le mot "réussite". Ce processus est représenté par une image de la nature : "Les

    2 Cet hexagramme est assigné au 4ème mois (mai-juin) au cours duquel la puissance lumineuse atteint son point culminant avant qu'avec le solstice ne commence le déclin de l'année.

  • nuages passent et la pluie opère, et tous les êtres individuels affluent dans leur forme3".

    Appliqués au domaine de l'homme, ces attributs montrent au grand homme le chemin de la grande réussite : "Parce qu'il voit avec une grande clarté les causes premières et les effets, il accomplit en temps opportun les [21] six degrés et s'élève sur eux vers le ciel en temps opportun, comme sur six dragons." Les six degrés sont les six positions différentes à l'intérieur de l'hexagramme, qui sont représentées plus loin sous l'image de dragons. Ce qui est désigné ici comme le chemin de la réussite est la connaissance et la réalisation de la Voie (Tao) de l'univers qui, en tant que loi parcourant le commencement et la fin, produit tous les phénomènes conditionnés par le temps. De la sorte, chaque degré atteint est en même temps la préparation du suivant, et le temps n'est plus un obstacle, mais le moyen qui permet la réalisation du possible.

    L'acte de la création a trouvé à s'exprimer dans les termes de "sublime" et de "réussite". L'œuvre de conservation est maintenant montrée comme une actualisation et une différenciation continuelles de la forme. Elle se traduit par les deux expressions "favorisant", litt. : "créant ce qui correspond à la natu