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Géographes et Explorateurs : Au Service de l’Empire YVES BRILLET Il s’agit dans les propos qui vont suivre de s’interroger sur le mode de construction, de mise en forme du savoir géographique, ainsi que sur son utilisation à des fins politiques, diplomatiques, stratégiques et militaires. Il convient tout d’abord de mettre l’accent sur les facteurs qui vont modeler notre réflexion sur ce thème de l’exploration géographique et de la constitution d’une mémoire géographique au service de l’entreprise impériale. L’étude des supports permettant la constitution de ce savoir, ( récits de voyages, rapports, compte-rendus d’expéditions portant sur l’espace compris entre la Méditerranée et les frontières de l’Inde) révèle la grande diversité des sources et met en évidence la grande variété des acteurs. Par exemple, ainsi que le fait remarquer Richard Popplewell dans “ British Intelligence in Mesopotamia ”, paru dans la revue Intelligence and National Security, les sources de renseignements concernant les provinces de l’empire ottoman, mais aussi le Golfe Persique, la péninsule arabique ainsi que la Perse sont multiples, le Government of India couvrant la Perse, l’Arabie et la Mésopotamie au sud de Bagdad, l’Intelligence Bureau dépendant du War Office égyptien couvrant le Sinaï et la cote du Levant. 1 1 Richard Popplewell, British Intelligence in Mesopotamia, Intelligence and National Security, 5 (1990): 139-172. 1 1

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Géographes et Explorateurs   : Au Service de l’Empire

YVES BRILLET

Il s’agit dans les propos qui vont suivre de s’interroger sur le mode de construction, de mise en

forme du savoir géographique, ainsi que sur son utilisation à des fins politiques, diplomatiques,

stratégiques et militaires.

Il convient tout d’abord de mettre l’accent sur les facteurs qui vont modeler notre réflexion sur

ce thème de l’exploration géographique et de la constitution d’une mémoire géographique au

service de l’entreprise impériale. L’étude des supports permettant la constitution de ce savoir,

( récits de voyages, rapports, compte-rendus d’expéditions portant sur l’espace compris entre la

Méditerranée et les frontières de l’Inde) révèle la grande diversité des sources et met en

évidence la grande variété des acteurs. Par exemple, ainsi que le fait remarquer Richard

Popplewell dans “ British Intelligence in Mesopotamia ”, paru dans la revue Intelligence and

National Security, les sources de renseignements concernant les provinces de l’empire ottoman,

mais aussi le Golfe Persique, la péninsule arabique ainsi que la Perse sont multiples, le

Government of India couvrant la Perse, l’Arabie et la Mésopotamie au sud de Bagdad,

l’Intelligence Bureau dépendant du War Office égyptien couvrant le Sinaï et la cote du Levant.1

Les activités de renseignement se trouvaient contrôlées par deux organismes, le War Office et

le Government of India, générant ainsi deux sphères d’intervention bien distinctes.

En second lieu, l’exploration géographique se caractérise par la multiplicité des statuts des

acteurs, voyageurs indépendants, mais aussi officiers et administrateurs de l’Empire dont il

conviendra d’envisager la place dans une structure qui se caractérise d’emblée par son aspect

informel.

On considérera tout d’abord la place des explorateurs et voyageurs indépendants avant de

s’intéresser aux contributions de ce que l’on peut appeler les techniciens de l’Empire, officiers

en mission.

Il apparaît rapidement que les voyageurs et explorateurs contribuent à la construction de

représentations géographiques, humaines et institutionnelles qui participent à l’élaboration d’un

discours, d’un corps de connaissances sur les zones traversées, nécessaire à la formulation et/ou

à la réalisation d’une politique.

1 Richard Popplewell, British Intelligence in Mesopotamia, Intelligence and National Security, 5 (1990): 139-172.

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Ceci semble d’autant plus important que la connaissance des régions situées entre la

Méditerranée et la frontière de l’Inde était restée très fragmentaire, ainsi que le fait remarquer

D.G. Hogarth en 1920 au sujet de l’Arabie :

Up to 1914 our best knowledge of the peninsula of Arabia was everywhere sketchy, and of more than half its great area – larger than peninsular India – it scarcely amounted to anything worth mention. The virtually unknown regions lay in the centre – especially in the western half; in the south, most of which was unexplored a few miles back from the shoreline; and in at least two thirds of the western or Red Sea slope. The greater part of this last region had been barred as a Holy Land to European explorers, unless they would risk themselves in a furtive disguise, which hindered, if it did not absolutely preclude, them from observing and recording facts and features of geographical interest 1

Une telle constatation s’applique à l’ensemble des zones géographiques qui nous intéressent.

Bien que certaines d’entre elles aient pu sembler parfois relativement faciles d’accès, les

difficultés crées par les autorités locales, les entraves mises à la liberté de mouvement des

voyageurs et générées par les soupçons nourris parfois quant à l’objet véritable de leurs

déplacements expliquent la relative rareté des témoignages pouvant servir à la constitution d’un

savoir utile aux instances chargées de la mise en forme de l’action politique ou diplomatique.2

L’élaboration d’un projet stratégique, par delà la connaissance de l’ensemble

institutionnel qui lui sert de cadre, est en effet tributaire d’une connaissance du milieu social,

ethnologique, géographique dans lequel pourra s’inscrire l’action des responsables de la mise

en œuvre des politiques.

Cette élaboration suppose aussi que soient instituées les conditions de mise en forme et de

publicité des contributions des personnes ou des institutions sous la forme de récits de voyages,

de compte-rendus, de témoignages, de mémoires ou d’études qui participent à la diffusion du

savoir.

Cette connaissance constituée par un ensemble d’informations amassées sur une longue période

est pour partie l’aboutissement des ouvrages rédigés à leur retour par les voyageurs et

explorateurs qui vont au cours du 19ème et au début du 20ème, s’aventurer, parfois dans des

conditions très difficiles, dans les zones désertiques et semi-désertiques de la péninsule

arabique, de la région syro-mésopotamienne, de la Perse et du golfe Persique.

1 David George Hogarth, “War and Discovery in Arabia” The Geographical Journal LV (1920) : 410-422.2 Ygal Sheffy, “British Intelligence and the Middle East, 1900-1918: How much do we know ? ” Intelligence and National Security, 17. 1(2000) : 33. Sheffy note que “ The examination of the presence and activity of British intelligence in the Middle east and the Eastern Mediterranean during the first two decades of the twentieth century aptly illustrates this pattern, and is severely hampered by a dearth of primary sources. The cause of this obstacle in the Middle East case are twofold: prior to the First World War, only a skimpy corpus of written evidence was created at all, so that even if it had been mlade public in its entirety, we would still have been left with a substantial gap in our knowledge.”

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La contribution des voyageurs

La découverte des provinces asiatiques de l’empire ottoman fut dans bien des cas le fruit

d’initiatives personnelles et individuelles. Si ces entreprises personnelles n’eurent pas toujours

pour objet premier la collecte d’informations et de renseignements visant une utilisation

stratégique, elles renseignent cependant, par l’accent mis sur certains aspects de l’univers que

découvre et fait découvrir le voyageur, sur ce qui est considéré comme important du point de

vue de l’observateur britannique. Parmi d’autres, Lady Anne Blunt exprime clairement et sans

détour l’utilisation qui peut être faite de son récit :

At the present moment, when all eyes are turned towards the East, and when Asia, long forgotten by the rest of the world, seems about to reassert itself and take its old place in history, the following sketch of what is going on, in one of the most famous districts, should not be without interest to the British public.1

Sans entrer dans le détail du voyage des Blunt en Arabie, l’originalité de A Pilgrimage to

Nejd 2 réside dans le fait qu’à la différence de leurs prédécesseurs immédiats,(tels Wallin,

Palgrave et Guarmani3) qui avaient voyagé sous des déguisements et dans des circonstances ne

se prêtant pas toujours à une observation géographique rigoureuse, ils ne cachent rien de leur

identité. Le récit s’attarde sur l’apprentissage du désert, sur les conditions de l’exploration qui

n’est possible que par la connaissance et la confiance des chefs de tribus, ce qui implique

l’acceptation du rituel de l’échange de cadeaux, des salutations et du langage hyperbolique

correspondant.

Le rôle et l’importance des tribus bédouines, les limites de leur territoire, les liens qu’elles

entretiennent entre elles forment l’un des aspects majeurs du récit, ainsi que la description des

itinéraires depuis le sud de la province de Syrie vers Jauf, Hayil puis Bagdad. Une part

importante de l’ouvrage analyse les régimes politiques autochtones et souligne le contraste

entre leur popularité relative et la manière dont est ressentie l’administration ottomane.

Il s’ensuit l’esquisse d’une cartographie politique opposant Turc et Arabe, nomade et

sédentaire, bédouin et cultivateur, promise à un bel avenir, ainsi que d’une caractérologie d’où

ressort l’incapacité des Turcs à contrôler durablement l’intérieur de l’Arabie. L’ouvrage

comporte une analyse du wahhabisme intitulée An Historical Sketch of the Rise and Decline of

Wahabism in Arabia. Blunt insiste à la fois sur le dynamisme inhérent au mouvement

1 Lady Anne Blunt, Bedouin Tribes of the Euphrates, (Londres : John Murray, 1879).2 Lady Anne Blunt, A Pilgrimage to Nejd, the Cradle of the Arab Race, (Londres: John Murray, 1881).3 Sur ces différents personnages, voir Victor F. Winstone, Explorers of Arabia, from the Renaissance to the Victorian Era, (Londres : George Allen &Unwin, 1978).

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wahhabite et sur les facteurs d’opposition que rencontre Ibn Séoud. Il mentionne l’hostilité

armée de certaines tribus, ainsi que la méthode de centralisation administrative voulue par

l’émir de Riad ; il rappelle les progrès continus de la puissance wahhabite dans le golfe

Persique et souligne que l’influence du wahhabisme et la constitution d’un Etat de fait jusqu’au

rivage du Golfe constitue un grave danger pour l’empire ottoman.

Palgrave auparavant, de même que Doughty et ensuite Gertrude Bell, pour n’en mentionner que

quelques uns, se conforment à ce modèle d’exposition et de mise en forme des connaissances

obtenues sur la nature géographique de la région, sur les conditions générales d’existence des

populations ainsi que sur les relations qu’elles entretiennent avec le pouvoir suzerain de

Constantinople.

Les techniciens de l’Empire.

Une seconde catégorie d’acteurs participant à la constitution d’un corpus de connaissance

géographique est constituée d’officiers et d’administrateurs de l’Empire, qui dans le cadre de

leur mission, ou en marge de ce cadre, développent une activité de renseignement et de mise en

forme de ces renseignements beaucoup plus spécifique.

Ils combinent collecte de renseignements portant précisément sur la géographie humaine

( sociétés, organisations politiques et tribales, vie économique) et l’étude systématique des

caractéristiques physiques des territoires concernés, dans le but de façonner un outil intellectuel

facilitant le contrôle de ces territoires.

Comme l’indique David G. Hausen dans l’article intitulé “The Immutable Importance of

Geography”, publié dans Parameters, Army War College Quarterly, en 1997, “Strategy is

carried out over territory and space. In the final analysis, military operations consist of

controlling territory and influencing populations. The subjection of territory are geographical

considerations.” 1

L’activité de mise en forme cartographique ne constitue pas l’aboutissement unique de la

recherche et de l’exploration géographique. Les aspects techniques concernant l’élaboration

matérielle des documents fiables à partir de l’observation et du relevé des données nécessitent

cependant qu’un certain nombre de conditions concernant le contrôle des territoires soient

1 David G. Hausen, “The Immutable Importance of Geography,” Parameters, Army War College Quarterly, (Spring 1997 ): 55-64.

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réunies, permettant ainsi la finalisation du travail de collecte, de sélection et de transformation

des données brutes en un savoir utile au politique, au stratège au diplomate.

Comme le fait remarquer J. B. Harley dans The New Nature of Maps, Essays in the History of

Cartography1 :“ Topographical map series were often of military origin, and they emphasized

features of strategic significance…In many 19th century topographical maps, with military

needs in mind, relief was similarly emphasized at the expense of cultural details.” Il continue en

remarquant que “ as much as guns and warships, maps have been the weapons of imperialism.”

Ces considérations trouvent un écho dans Mapping an Empire, the Geographical Construction

of British India,2où Edney souligne qu’impérialisme et cartographie “intersect in the most basic

manner.Both are fundamentally concerned with territory and knowledge.”Il ajoute enfin que :

The ineluctable necessities of conquest and government are to understand (or to believe he understands), the physical space that one occupies or that one hopes to dominate, to overcome the obstacles of distance and to establish regular contacts with the peoples and their territories.

Les officiers en charge de ces missions le font dans le cadre d’opérations militaires et sont le

plus souvent intégrés dans les unités impliquées dans ces opérations. Pour la zone qui nous

intéresse, il s’agit bien sûr des opérations menées aux frontières de l’Inde Britannique sous la

responsabilité du Government of India.. Les exemples abondent et deux suffiront à éclairer le

propos, choisis pour l’importance et le renom de leurs auteurs : Clement Markham et Thomas

H. Holdich.

Markham, dans “The Mountain Passes on the Afghan Frontier of British India” 3 publié dans le

Geographical Journal, illustre le mode de construction d’un savoir géographique établi à partir

de nécessités stratégiques : l’établissement de la frontière du Nord Ouest. Il rappelle le rôle des

quelques voyageurs qui ont traversés la région et surtout l’apport des officiers ayant

accompagné les opérations militaires. Pour ce qui concerne la méthode, il remarque qu’il est

nécessaire de rassembler “ the scattered information so as to bring it into one focus to make

some approach to systematic arrangement of existing material, if we would acquire a general

knowledge of the important region under discussion.” Il évoque ainsi le nécessaire travail de

recoupement et de systématisation des informations géographiques et des données rapportées

par les acteurs du terrain. A sa suite, Thomas H. Holdich, des Royal Engineers, dans

1 J.B. Harley, The New Nature of Maps, Essays on the History of Cartography , (Baltimore and London : The John Hopkins University Press, 2001) xv-331, 39-40.2 Matthew H. Edney, Mapping an Empire. The Geographical Construction of British India,1763-1843, (Chicago and London: The University of Chicago Press, 1990) xx-458, 13 Clement Markham, “ The Mountain Passes on the Afghan frontier of British India” Proceedings of the Royal Geographical Society and monthly record of Geography, 1 (1879): 38-62, 39

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“Geographical results of the Afghan Campaign”1 met l’accent sur l’importance stratégique et

militaire des opérations de cartographie, la connaissance géographique devenant l’auxiliaire du

soldat et de l’ingénieur. Holdich attire l’attention du lecteur sur les conséquences pour la

doctrine stratégique d’une connaissance géographique aboutie:

“ From a geographical point of view, we need no longer look on Afghanistan, or the passes which lead either into or out of it as barriers in the way of advancing armies in any direction in which they may be pleased to move. It is no longer the mere accident of mountain and valley which entitles us to decide on a defensible frontier.”

L’ensemble du travail de reconnaissance topographique effectué permet d’estimer les

possibilités qu’offre le terrain en matière de communication et de construction de routes et de

liaisons ferroviaires.

En second lieu, Holdich insiste sur le lien existant entre géographie et organisation sociale, les

regroupements intertribaux étant déterminés par la partition du pays en unités territoriales

autonomes,( the provincial masses), ceci ayant une incidence sur l’élaboration d’une ligne de

conduite diplomatique vis à vis de l’Emir d’Afghanistan. Lors de la discussion qui suivit la

lecture de cette communication, Rawlinson souligna la part croissante du Survey Department of

India dans le travail de reconnaissance et de mise en forme des données obtenues et la prise de

conscience des autorités militaires de l’importance d’une information cartographique fiable

dans un contexte de mobilité croissante des armées en campagne..

Le lieutenant général Sir H. Thuillier, responsable du Survey Department of India attira

l’attention sur l’esprit de coopération existant entre son service et les autorités militaires (the

military commanders of the expedition who favoured geographical research so heartily) et sur

l’importance d'incorporer l’Afghanistan dans “the field of Indian Survey”. Le territoire étudié

se trouve ainsi intégré dans un espace plus vaste, l’espace impérial britannique, à partir de l’un

de ses centres de gravité, l’Inde. Holdich remarque aussi que ces travaux permettent de projeter

la cartographie de l’espace au delà du territoire afghan, (to join hands with the Russian Survey

of Central Asia) , créant ainsi un espace global dans lequel se structure la rivalité anglo-russe.

La maîtrise des espaces par la cartographie s’établit ainsi à partir des zones de contact. Elle relie

une périphérie à un centre, à une instance globalisante, ici The Survey of India.

La longue carrière de Holdich au service de l’Empire permet d’aborder une autre utilisation de

l’expertise géographique. Dans “ The Perso-Baluch Boundary”1 publié dans le Geographical

Journal en avril 1897, il décrit les préparatifs qui ont permis de mener les négociations portant

1 Thomas H. Holdich, “Geographic Results of the Afghan Campaign” Proceedings of the Royal Geographical Society and monthly record of Geography III (1882): 65-84.1 Thomas H. Holdich, “ The Perso-Baluch Boundary ” The Geographical Journal IV (1897): 416-422.

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sur l’établissement de la délimitation du territoire avec la Perse, insistant sur le caractère

systématique des opérations : “thus it happened that we possessed excellent geographical

mapping based on a triangulation of the whole of this region and that it was witgh completed

maps in our hands that we entered boundary negotiations.”. Les refléxions de Holdich

concernant cette région le conduisent à insister sur la nécessité de penser l’ensemble de ce

territoire comme un élément appartenant à un système plus vaste : “the sphere of British Indian

Influence”, et à penser ce territoire dans sa relation à la fois avec l’ouest et l’est.

Cette instrumentalisation du travail du géographe et du cartographe aux marges de l’Empire

formel change de nature à mesure que l’on s’éloigne d’un de ses centres de gravité et que l’on

s’intéresse aux missions géographiques au delà de ses limites formellement reconnues

Ces missions portent sur la reconnaissance de routes et d’itinéraires, le repérage de grands axes

de pénétration à l’intérieur d’un ensemble territorial comme la Perse, ou la reconnaissance de

réseaux de communication entre l’est et l’ouest. On citera par exemple les rapports concernant

les liaisons vers les grandes villes marchandes de la Perse 2 ou les investigations menées par

Curzon sur la navigabilité du fleuve Karun et le potentiel commercial de la région. 3 Une

problématique semblable peut être développée concernant les compte-rendus de voyages de

Mark Sykes dans le nord de la Mésopotamie.

Théoriciens et analystes

L’étude des références bibliographiques montre que tous ces travaux viennent abonder les

ouvrages généraux d’analyse et d’étude portant sur l’ensemble ou une partie de la région, qu’il

s’agisse de Curzon ( Persia and the Persian Gulf, Russia in Central Asia) de Chirol, Holdich ou

Dilke,4 permettent de mettre en évidence la relation entre l’élaboration d’un savoir

géographique et l’étude des questions diplomatiques, stratégiques et militaires générés par le

présence de la Grande-Bretagne en Inde et dans les régions voisines ( le golfe Persique et la

Perse.)

Ces documents sont la contribution d’experts en matière diplomatique, politique et

géographique. Leur connaissance des enjeux, leur réflexion sur les questions liées au

développement et à la sécurité de l’empire, la précision de leur savoir géographique en font les

2 Henry Blosse Lynch, “ From Luristan to Ispahan” Proceedings of the Royal Geographical Society XII (1880) 533-552.3 George N. Curzon, “ The Karun River and the Commercial Geography of South West Persia” Proceedings of the Royal Geographical Society XII (1880) 509-532.4 G.N. Curzon, Persia and the Persian Question, (Londres : 1892) ; C.W. Dilke, Problems of Greater Britain, (Londres: 1890) et Imperial Defence, (Londres: 1892); Thomas H. Holdich, India, with maps, (Londres: 1904).

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témoins, les co-auteurs et les acteurs d’une doctrine géopolitique, d’une approche du

dynamisme historique que Mackinder viendra théoriser en 1904 dans sa célèbre conférence à la

Royal Geographical Society sur “The Geographical Pivot of History”.1

La Royal Geographical Society

Il existe, à coté des voyageurs et des théoriciens de l’empire, des institutions qui contribuent à

la fédération, à la mise en forme, à la publicité et à la diffusion du savoir géographique et des

connaissances obtenues grâce à l’observation. Parmi celles-ci, priorité doit être donnée à la

Royal Geographical Society. Fondée en 1830, elle agrège The African Association et The

Palestine Association. Le rôle qu’elle se fixe est de collecter et de publier des informations

géographiques sous forme d’articles dans la revue mensuelle de la Société, ou de livres dont

elle assure le financement et l’édition, de cartes dont elle assure l’établissement. S’adressant à

l’assemblée générale de la Royal Geographical Society en 1898, son Président Sir Clement

Markham remarque que l’art, la science, le commerce sont également tributaires d’une

connaissance précise des faits géographiques. Il ajoute que la Royal Geographical Society se

doit de rendre honneur aux voyageurs et explorateurs britanniques, dont le zèle et la motivation

dans la collecte de l’information, gage du progrès du savoir géographique, lui paraissent être

tout d’abord patriotique. 2

L’auteur de ces lignes rappelle aussi le lien établi entre la recherche géographique et le rôle que

la Royal Geographical Society joue en tant qu’institution politique, lieu d’élaboration, de mise

en forme et de proposition. Elle s’associe ainsi au processus d’élaboration d’un projet et

contribue à l’établissement des routes commerciales de l’Empire et au renforcement des

entreprises coloniales.

Markham souligne ainsi que “our labours have formed a firm and solid foundation for an

enlightened phase of Imperial policy”. 1

La Société rend ainsi de multiples services au gouvernement, se définit à la fois comme “a

public institution with definite duties or as a private association with social aims” dont la

fonction est de fédérer, dans une perspective impériale, la science géographique britannique.

1 H. Mackinder, “ The Geographical Pivot of History “, The Geographical Journal XXIII (1904) : 421-437.2 Clement Markham, “Anniversary Address”, The Geographical Journal XI (1898).1 Clement Markham, “ The Field of Geography”, The Geographical Journal XI (1898) : 1-12.

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On rappellera ici seulement pour mémoire la formule de Michael Heffernan dans The Politics

of the Map in the Early Twentieth Century, qui décrit le Comité Directeur de la RGS comme

“ a roll-call of Britain’s imperial establishment”2

Leonard Darwin, Président de la Société en 1909, propose ainsi la construction d’un Explorers’

Hall devant servir de salle de conférences et de site permettant d’honorer la mémoire des

explorateurs et des géographes “to whom not only science but our nation owes so much.” Il

ajoute que “many noble names are not adequately appreciated by the public, and it is a fitting

object for the Society to show that these great countrymen of ours are still duly honoured in

their own country. To erect an Explorers’ Hall, as it might be called, is therefore, an idea which

must appeal to many sympathizers with geographical Science throughout the Empire.” 2

Ce désir d’exaltation d’une science impériale participe de la mise en forme d’une ‘idée

d’empire’ dont fait état une intervention de Robertson dans un article du Journal daté de 1900 et

intitulé “Political Geography and the Empire”, dans lequel il rappelle qu’il faut entendre par

empire britannique et par impérialisme britannique une confédération des peuples réunis par le

gouvernement commun de la Couronne . Anglo-Saxons, Celtes, Franco-Canadiens sont unis par

les liens du sang et par une communauté des intérêts, une même civilisation, et partagent

l’amour de la Liberté et l’acceptation enthousiaste de la souveraineté institutionnelle d’une

même reine.

Il conclut en déclarant qu’il n’y a rien d’étranger à la pensée géographique dans l’association de

la géographie et du patriotisme, d’autant plus que “our home country is not Yorkshire, not

England, nor the United Kingdom, but the whole British Empire.” 3

Cette ‘impérialisation’ des thèmes va de pair avec la globalisation des enjeux dont se fait l’écho

Mackinder dans sa célèbre conférence intitulée ‘The Geographical Pivot of History”. Il y

développe une pensée politique conforme aux interrogations stratégiques britanniques face aux

prétentions d’hégémonies continentales. L’article définit l’épicentre des phénomènes

géopolitiques à partir du concept de centre géographique. C’est à partir du pivot, ou cœur du

monde (heartland) que s’articulent toutes les dynamiques politiques de la planète. Ce pivot de la

politique mondiales est l’Eurasie, que la puissance maritime ne parvient pas à atteindre et son

cœur intime en est la Russie. Autour de cet épicentre des secousses politiques mondiales,

protégé par une ceinture faite d’obstacles naturels, se trouvent ce que Mackinder appelle le

2 Michael Heffernan, “ The Politics of the Map in the Early Twentieth Century”, Cartography and Geographic Information Science 29-3 (2002): 207-226.2 Leonard Darwin, “President’s Address”, The Geographical Journal, XXIX (1909): 1-12.3 G.S. Robertson, “Political Geography and the Empire”, The Geographical Journal XVI (1900) : 449-457.

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croissant intérieur, puis les coastlands (terres à rivage) et enfin au delà des coastlands, les

systèmes insulaires tels que la Grande-Bretagne et le Japon. Mackinder défend dans cet article

l’idée que l’ensemble des phénomènes géopolitiques peut s’expliquer à travers la lutte opposant

le pivot et les périphéries. Sa réflexion s’inscrit dans ce qu’il définit comme “the post-

Columbian age”, caractérisé par l’émergence d’un système politique fermé et global. Ceci

implique selon lui l’interaction de tous les éléments à l’intérieur du système :“ Every explosion

of social forces instead of being dissipated in a surrounding circuit of unknown spaces , and

barbaric chaos, will be sharply re-echoed from the far side of the globe.”,1dans un contexte de

monter en puissance de la Russie où la question de la défense de l’Inde constitue un enjeu

stratégique central.

Voyageurs, explorateurs, géographes, théoriciens poursuivent ainsi des buts convergents: il

s’agit de maîtriser les espaces d’un monde fini, de fixer les grandes voies de communications et

les grands axes stratégiques, de décrire l’opinion des populations rencontrées envers les régimes

politiques et d’intégrer ces connaissances dans le cadre théorique d’une réflexion stratégique

globale.

L’exemple de la Royal Geographical Society permet d’insister sur sa fonction (qu’elle partage

avec d’autres sociétés savantes) de vecteur de diffusion du savoir géographique et de la

réflexion géopolitique qui s’ensuit. Ce pouvoir de diffusion induit une capacité à mettre en

forme le savoir (géographique) et à contribuer ainsi à fournir une aide à la décision politique.2

Dans ce rôle de mentor, un homme semble occuper une place éminente.

David George Hogarth n’appartient pas aux cercles gouvernementaux . Son importance n’en est

pas moins déterminante. Né en 1862, il rejoignit en 1887 l’équipe de William Ramsay,

professeur à Oxford, archéologue, spécialiste de l’histoire des premières églises chrétiennes et

auteur en 1890 d’un ouvrage intitulé The Geographical History of Asia Minor 1 publié avec le

concours de la Royal Geographical Society. Fellow de la Royal Geographical Society en 1896,

Hogarth fut en 1897 nommé directeur de l’Ecole anglaise d’Athènes. Délaissant quelque peu les

études archéologiques pures, il publie en 1902 The Near East pour les éditions Heinemann. En

1904 paraît The Penetration of Arabia, compilation exhaustive des récits de voyage en Arabie,

1 H. Mackinder, “ The Geographical Pivot of History ”: “ The oversetting of the balance of power in favour of the pivot state resulting in its expansion over the marginal lands of Euro-Asia, would permit the use of vast continental resources for fleet buildindg and the empire of the world would be in sight.”2 Thomas H. Holdich, “Geographical Research”, The Geographical Journal XXXIII (1904) : 29-32: “ It will, we hope, render its verdict, in matters appertaining to the political, commercial, economic and military phases of geographical inquiry, of appreciable value in assisting the counsels of those who administer the government of this world-wide Empire.”1 W.M. Ramsay, The Historical Geography of Asia Minor, (Londres: 1890).

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depuis les premiers temps jusque la fin du 19ème siècle. Hogarth apparaît ici comme le metteur

en forme et le diffuseur d’un savoir géographique dont l’influence ultérieure est soulignée dans

l’article qui lui est consacré après sa mort dans les pages du Journal de la Royal Geographical

Society.2 La fonction de David George Hogarth consiste à élaborer un programme d’exploration

et de recherche concernant le Proche-Orient et la péninsule arabique. Dans ‘Problems in

Exploration, Western Asia’, publié dans le Geographical Journal en décembre 1908, il fixe un

cadre de recherche. Par le programme qu’il trace aux géographes et explorateurs, par les pistes

de qu’il évoque, il permet de faire apprécier les attentes en matière de renseignement sur l’état

géographique et l’évolution politique de la région. 3

En troisième lieu, la contribution éminente de Hogarth à la connaissance géographique,

humaine et politique de la région, fondement de l’élaboration d’une doctrine possible sur la

nature éventuelle des relations de la Grande-Bretagne avec le Proche-Orient, fut d’avoir, dans le

cadre de la Royal Geographical Society pour une grande part, pu susciter autour de lui

l’émergence d’un groupe constitué de voyageurs, d’archéologues comme Gertrude Bell ou T.E

Lawrence qu’il appellera à ses côtés lorsqu’il sera mis à la tête du ‘Arab Bureau’ au Caire et

dont le rôle consistera alors véritablement à mettre en forme la/une politique arabe de la

Grande-Bretagne.

La Royal Geographical Society se trouve ainsi être le lieu de rencontre des voyageurs

qu’Holdich dans un article de juillet 1909 intitulé ‘Some Aspects of Political Geography’

qualifie de “travellers with a purpose, which purpose may be ethnological, archeological,

geographical’( la référence à l’archéologie doit être ici soulignée).4

2 G. Fletcher, “ D.G. Hogarth, A Memoir ”, The Geographical Journal LXXI (1928) : “ The Penetration of Arabia has been called the least interesting of his books, partly because, being wholly a compilation from the works of other travellers, it lacks the personal and intimate note. Yet it has had very extensive influence on the imagination of readers and has appealed to men untouched by his other works, to explorers, to would-be explorers and to soldiers alike.”3 D.G. Hogarth, “Problems in Exploration-Western Asia”, The Geographical Journal XXXII (1908): 549-578.4 Thomas H. Holdich, “ Some Aspects of Political Geography ”, The Geographical Journal XXXIV (1909). Holdich insiste ici sur le lien existant entre l’élaboration d’un savoir théorique , la mise en œuvre de ce savoir et la formation d’experts capables d’agir sur ce terrain : “ It was the practical consideration that we were left behind in the field, not so much of research, but of the practical knowledge which affected our position as a commercial nation, our prospects in the military field , or our political dealings with other countries where questions arose of the partition of spheres of interest, that forced the conservative hand of our educational establishment and led to the formation of our geographical schools throughout the breadth of the country.”

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Il est en effet remarquable que tous les voyageurs et explorateurs, qu’il s’agisse des Blunt, de

Doughty1, de Palgrave2, de Gertrude Bell3, de Leachman4, de Curzon, de Haig et de Harris5 pour

ce qui concerne le Yémen ,de Miles6 pour ce qui concerne le Golfe Persique ou encore de

Theodore Bent7 ont en commun d’être reçus par la Royal Geographical Society. Tous

présentent des communications précises et détaillées lors des séances de la Société qui sont

discutées et commentées par l’assistance présente lors de ces sessions. Par exemple Curzon en

mai 1890 fait un exposé sur le fleuve Karun et la géographie commerciale du sud-ouest de la

Perse; prennent part à la discussion W S Blunt et H F B Lynch, de la firme Lynch and Co,

propriétaire d’ une compagnie de transport fluvial entre Bagdad et le Golfe.

On pourrait multiplier les exemples. Les questions posées lors des ces séances portent sur l’état

politique des régions visitées et étudiées, sur la nature des relations des chefs locaux entre eux

ainsi que sur les rapports qu’ils entretiennent avec l’autorité centrale ottomane, dans le cas de

l’Arabie. Rappelons que ces récits constituent les seuls témoignages disponibles et que seule

leur publicité permet de renseigner sur l’évolution de la situation dans cette région.

Il en est de même dans le cas du Golfe Persique et de l’exploration de la Perse à partir de ses

franges littorales, l’accent étant dans ce cas mis sur les voies de communications internes et des

routes commerciales et stratégiques entre la Perse et l’Inde.

La Royal Geographical Society fonctionne ainsi comme une instance de légitimation et de

certification du savoir géographique produit par les voyageurs.

Cette légitimation n’est rendue possible que par la nature du public auquel s’adressent les

communications. Pour reprendre l’expression de Paul Adams dans son étude sur le Journal du

Royal United Services Institute, la Royal Geographical Society est “a prestigious organisation

which attracted important figures”1 La lecture des listes des membres les plus éminents de

l’institution et plus particulièrement de son ‘executive committee’ montre bien qu’il s’agit du

rassemblement de ‘ceux qui comptent’ au regard de la haute administration, de l’armée, de

1 Charles Montagu Doughty, Travels in Arabia Deserta, (Londres : 1888). Doughty fait l’objet d’une communication lors d’une session dela RGS en 1884 : “Travels in North Western Arabia and Nejd” Journal of the Royal Geographical Society VII (1884) : 382-399.2 W.G. Palgrave, “ Palgrave’s Notes of a Journal through the interior of Arabia”, Proceedings of the Royal Geographical Society VII (1864).3 Gertrude L. Bell, “A Journey in Northern Arabia”, The Geographical Journal XLI (1914) : 76-77.4 Gerard Leachman, “A Journey through Central Arabia”, The Geographical Journal XLIII (1910) : 500-520.5 W. B. Harris, A Journey through the Yemen and some General Remarks upon that Country , (Londres : 1893) et F.T. Haig, “A Journey through Yemen”, Journal of the Royal Geographical Society X (1887) : 479-490.6 S. B. Miles, “Journal of an Excursion into Oman”, The Geographical Journal II (1896) : 522. Voir aussi Miles, The Countries and Tribes of the Persian Gulf, (Londres: 1919).7 T. Bent, Southern Arabia, Soudan and Socatra, (Londres : 1900).1 Paul Adams, “The Military View of the Empire. 1870-1899: as seeen through the Journal of the United Services Institution”, Journal of the United Services Institute. Institute for Defence Studies, 143: 3-4 (1998).

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l’Université, du Parlement, de l’aristocratie et du personnel politique au plus haut niveau.

Certains, comme Curzon, Blunt, Gertrude Bell ou Mark Sykes2 peuvent appartenir à plusieurs

de ces cercles.

Cette légitimation par une procédure de certification permet la constitution d’un discours expert

comme par exemple The Future of Islam3de Blunt dans lequel ce dernier engage une réflexion

sur la question de l’avenir du califat, ébauche d’un scénario repris en 1905 par Negib Azoury

dans Le Réveil de la Nation Arabe dans l’Asie Turque. Tout ceci renforce le sentiment de

connaissance intime que nourrit la Grande-Bretagne par rapport aux mondes de l’Orient. Ainsi

que le fait remarquer Alfred Lyall dans Asiatic Studies, Religious and Social, la connaissance

est un outil nécessaire à la domination.4

Il souligne que “the English know India as no Europeans, since the Romans have known an

Asiatic country”. Connaître les sentiments, les conditions d’existence, les ‘idiosyncrasies’

politiques et religieuses des peuples indigènes permet la mise en place des langages nécessaires

à l’instauration de la domination.

En second lieu, la légitimation permet d’irriguer les publications destinées à un plus grand

public, contribuant ainsi, par la reprise des thèmes développés dans des ouvrages moins

accessibles, à la popularisation d’un ensemble de représentations facilitant l’émergence d’une

opinion publique. On citera pour exemple le Stanford’s Compendium of Geography and Travel

qui compile de manière systématique les communications faites au Geographical Journal.

Aux cotés de la RGS, on trouve d’autres organismes fonctionnant comme des auxiliaires

spécialisés par rapport à cet instance globalisant et centralisatrice qu’est la RGS. Le Palestine

Exploration Fund constitue à cet égard un exemple révélateur. Fondée en 1865, il se propose

d’étudier de manière systématique la population de la Palestine ainsi que ses coutumes ;

l’accent est mis également sur la recherche topographique. Le prospectus de présentation de la

société précise qu’ il est nécessaire de procéder à “a survey which when we advance inland

should give the position of the principal points throughout the country with accurate equal

accuracy.”1

2 Mark Sykes, (1879-1919. Attaché honoraire à l’ambassade britannique à Constantinople, il voyage en Asie turque, publie Through the Turkish Provinces en 1900 et The Caliph’s Last Heritage en 1915. Il es élu en 1911 au Parlement, collabore au Journal de la RGS et négocie pour la Grande-Bretagne les accords Sykes-Picot.3 W.S. Blunt, The Future of Islam (Londres: 1882).4 A. Lyall, Asiatic Studies. Religious and Social, (Londres: 1884). Il rapporte qu’en raison de leur occupation, depuis un siècle, de vastes territoires asiatiques, “The English have been obliged innbuilding up their administration and consolidating their successive conquests, to look closely into the social and economical conditions of Asia, to consider the feelings of the people ant to realize their political and religious idiosyncrasies.”1 Twenty One Years’ Work in the Holy land. A Record and a Summary, (Londres : 1886). 232. 19

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The Survey of Western Palestine et The Survey of Eastern Palestine constituent l’œuvre

topographique et cartographique du PEF. Des reconnaissances préliminaires avaient été menées

dans l’ouest de la Palestine par les capitaines Anderson et Warren (RE) Le but de l’expédition

commandée par C.R.Conder (RE)était d’effectuer le relevé cartographique de la région située à

l’ouest du Jourdain et compris entre Tyr et Beeersheva. Les travaux débutèrent en juillet 1872

jusqu’en octobre 1875 après une interruption de 4 mois en 1874. Suspendus en 1875, ils furent

conclus en 1877 sous la direction de Kitchener. En 1880, 26 feuillets à l’échelle d’un pouce

pour un mile furent publiés, constituant ce que Walter Besant en 1895 considérait comme “the

most important (work) the PEF have as yet issued; it is, in fact , the most important work on the

Holy Land that has ever been given to the world.”

Concernant la zone située à l’est du Jourdain, ainsi que les régions au nord et à l’est de la Syrie,

on se reportera au compte-rendu des travaux donnés par Conder dans Heth and Moab, compte-

rendu dont les considérations stratégiques ne sont jamais absentes2. On peut citer par exemple

les observations faites sur les avantages stratégiques comparés des liaisons entre Homs, Tripoli,

la cote méditerranéenne et la vallée de l’Euphrate, reprenant ainsi les travaux du Euphrates

Valley Scheme quelques décennies auparavant.

L’intérêt stratégique du travail du PEF est d’inscrire ainsi le territoire de la Palestine dans

l’espace plus vaste des préoccupations impériales : “That Palestine must in the event of a

struggle on the borders of our Indian Empire, become a region of great military importance.”3

Robert A Stafford , dans son ouvrage Sir Roderick Murchison, Scientific Exploration and

Victorian Imperialism, attire ainsi l’attention du lecteur sur les activités du PEF  au service de l’

“informal Empire.”4

L’exemple du PEF est intéressant dans la mesure où il nous révèle aussi comment une

organisation de ce type peut servir directement d’auxiliaire à l’institution militaire, en raison de

des multiples appartenances entre la RGS, le PEF et au début du siècle, la Geographical Section

of the General Staff. (GSGS). Ainsi, en 1913, cette coopération fut renforcée par l’élection du

Colonel Hedley, responsable du GSGS au Comité du PEF. La nécessité de reconnaître les

itinéraires possibles dans le Sinai dans le cadre de l’élaboration des plans de défense de la

frontière nord-est de l’Egypte conduisit le War Office à s’attacher les services du PEF. La

permission de procéder à la reconnaissance topographique de la zone située entre la Palestine

2 Claude Reignier Conder, Heth and Moab, Explorations in Syria in 1881-1182. Published for the Committee of the Palestine Exploration Fund. (Londres: 1889) 394. 3 Claude Reignier Conder, Tent Work in Palestine, a Record of Discovry and Adventure, (Londres: 1878) 4 Robert A. Stafford ; Scientist of Empire. Sir Roderick Murchison, Scientific Exploration and Victorian Imperialism, (Cambridge University Press: 1989) xii-293 107-108.

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proprement dite et la Péninsule du Sinaï fut obtenue auprès du gouvernement ottoman. Une

expédition mixte fut mise sur pied et commandée par le Capitaine Newcombe et comprenant

Leonard Woolley et T.E. Lawrence, recommandé à Sir Charles M. Watson par D.G.Hogarth. Le

travail d’élaboration de la carte de la zone étudiée fut le fruit de la coopération entre la RGS

représentée par son Secretaire, Arthur Hicks, par Douglas Carruthers, responsable du

département des cartes à la RGS et les services de renseignements de la Marine représentés par

H.N. Dickson.1

Territoires et espaces.

Les approches géographiques régionales sont ainsi mises en perspective dans un contexte

global. Ceci permet de penser l’articulation entre territoire et espace, d’intégrer les explorations

locales dans un ensemble global. L’intégration des espaces les uns par rapport aux autres se fait

en tenant compte et à partir d’un impératif premier, la sécurité stratégique des différentes

parties de l’empire (formel et informel) et de leur système d’intercommunications. Cet

impératif stratégique est défini par Gilbert Clayton dans “Arabia and the Arabs”, Journal of the

Royal Institute of International Affairs, Jan 1929. Considérant l’ensemble formé par les

anciennes provinces arabes de l’empire ottoman, il rappelle la nécessité de traiter l’Arabie et les

zones avoisinantes du point de vue de leur rapport particulier avec l’Empire

britannique .L’ensemble de la région se trouve ainsi intégrée dans un réseau de communications

consubstantiel à la construction impériale, depuis l’Egypte et le Canal de Suez, clé des

communications avec l’Orient , la Mer Rouge, le Golfe Persique.2

On trouve un autre exemple d’intégration du local dans le global ainsi qu’une réflexion sur la

méthodologie l’article de Fraser-Hunter publié dans le Geographical Journal: “Reminiscences

of the Map of Arabia”. Fraser-Hunter rappelle le travail de compilation des données

géographiques disponibles effectué par Lorimer pour le Gazetteeer of the Persian Gulf (1904-

1905) et souligne que l’entreprise procède d’une demande des instances politiques préoccupées

de l’état des relations avec la Russie ainsi que de la montée des ambitions allemandes dans le

Golfe et désireuses de disposer d’informations politiques fiables. L’ensemble des travaux de

mise en forme du document inscrit les territoires dans une zone stratégique définie par rapport à

1 voir à ce sujet l’introduction par T. Sam N. Moorhead, Conservateur des archives du PEF de The Wildernes of Zin par C. Leonard Woolley et T. E. Lawrence. (Londres : 2003)2 Gilbert Clayton, Arabia and the Arabs, Journal of the Royal Institute of International Affairs VIII- 1 (1929) 8-20 12.

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l’Inde et répertoriée à partir des documents élaborées par le Survey Department of India.. On

assiste ainsi, dans le travail de compilation et de cartographie décrit par Fraser-Hunter à une

structuration stratégique de l’espace organisé par rapport au pivot indien de la construction

impériale.1

Conclusion.

Quelques observations en matière de conclusion.

Le travail de compilation des données géographiques peut être apprécié à la lecture de s

différents Handbooks édités par le War Office ou le Bureau Arabe au Caire qui détaille

l’ensemble de sources britanniques ou étrangères comme Huber ou encore Raunkiaer.2

J’ai tenté de mettre en relief la fonction éminente qu’occupe la Royal Geographical Society

dans le processus d’élaboration d’un savoir, de sa mise en forme, de son utilisation et de sa

mise en scène éventuelle. La coopération entre la GRS et le GSGS sera renforcée,

institutionnalisée dés le début des hostilités en 1914. Michael Heffernan montre que la RGS

devient ainsi pratiquement co-actrice dans le processus d’élaboration de la stratégie militaire. et

la conduite des opérations 3.

La construction d’une mémoire archivée, procède de centres d’impulsion différents,

l’uniformisation se faisant par amalgame des territoires répertoriés et leur inclusion dans un

espace totalisateur. Il s’agit d’un processus dynamique servi par un système informel qui

regroupe des acteurs divers.

La lecture assidue du Geographical Journal permet cependant de montrer que la figure du

voyageur indépendant comme les Blunt, Palgrave ou Doughty pour ne parler que de l’Arabie

s’efface progressivement devant le voyageur technicien, “the serviceman of Empire”. On peut

ainsi repérer une évolution vers la professionnalisation de l’exploration géographique au service

de l’Empire, le point de rencontre entre ces deux mondes se faisant autour de personnages

comme Gertrude Bell ou Mark Sykes.

1 Lieut.-Colonel F. Fraser Hunter, “Reminiscences of the Map of Arabia and the Persian Gulf”, Geographical Journal LIV (1919) 355-363.2 Barclay Raunkiaer, Through Wahhabiland on Camelback, with an Introduction by Gerald de Gaury (New York: 1969) 154. Gerald de Gaury montre bien dans l’introduction comment le texte de Raunkiaer fut l’objet d’un travail minutieux de compilation de la part du Bureau Arabe au Caire. La description qu’il fait des différents itinéraires entre le Koweït, la ville de Bureidah, Riad et El Hasa est reprise très précisément dans le Handbook of Arabia édité par le Admiralty War Staff, Intelligence Division, en 2 volumes en 1916.3 Michael Heffernan, “Geography, Cartography and Military Intelligence: the Royal Geographical Society and the first World War”, Transactions of the Institute of British Geographers ns 21 (1996) 504-533.

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C’est bien entendu à la faveur des opérations militaires en Palestine et en Mésopotamie, plus

particulièrement avec la Révolte arabe que l’exploitation de la mémoire géographique

constituée dans les vastes territoires situés entre la Méditerranée et la frontière de l’Inde va

connaître son aboutissement.

Yves Brillet

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