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Zeus, Ses Frères, Ses Soeurs Comédie en trois actes

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Zeus, Ses Frères, Ses Soeurs

Comédie en trois actes

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Zeus, ses frères, ses soeurs

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Gilles Guillaud

Cronos, un titan, fils de Gaïa (comme tout le monde) et époux deRhéa.

Hypérion, un titan, frère de Cronos.

Un Cyclope, monstre à l’œil unique.

Un Hécatonchire, monstre à cinquante têtes et cent bras.

Rhéa, une titanide, femme de Cronos.

Gaïa, la Terre, mère de tous.

Amalthée, nymphe-chèvre, nourrice de Zeus.

Une Danseuse, mortelle.

Alcmène, convoitée par Zeus ; elle est en fait une illusion créée parHéra.

Zeus

Hestia

Déméter

Héra

Poseïdon

Hadès

La scène se passe dans le monde des dieux grecs.

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Filles et fils de Cronos et Rhéa.

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Zeus, ses frères, ses soeurs

Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu'ils soient, ni qu'ils ne soient pas.

Protagoras

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Gilles Guillaud

Acte premier

CRONOS ROI

SCÈNE 1

CRONOS, entrant, avec à sa suite Hypérion. – Et voilà le travail !Non mais ! (Il brandit une pierre de silex.)

HYPÉRION, gesticulant comme un fou. – Ils veulent te faire roi,Cronos ! Ils veulent te faire roi ! Tous ceux que tu as délivrés duTartare ! Les Cyclopes ! Les Hécatonchires ! Tous ! Ils veulent tefaire roi !

CRONOS. – Je sais. Ce n’est pas utile de hurler comme unsauvage, Hypérion ! Je ne suis pas sourd !

HYPÉRION. – Désolé, mon frère ! C’est la joie et le bonheur quime transportent ! Cronos roi ! Cronos roi !

CRONOS. – Oui. Un coup bien porté de ce silex taillé et hop !Ouranos ad patres ! Mon père occit ! Sa tyrannie effacée et mamère, Gaïa, ravie !

HYPERION. – C’est ma mère aussi !

CRONOS. – Eh oui, c’est la mère de tout le monde ! Maispuisque je vais être le maître, c’est d’abord la mienne ! C’est ainsi :honneur aux puissants ! Dis donc, il n’y aurait pas un peu de vin,

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ici ? J’ai la langue rêche comme un tapis de Byzance ! (Hypériontrouve une cruche et lui sert une coupe.) C’est un grand jour, Hypérion !Un grand jour ! Nous, les Titans, avec l’aide des Hécatonmachinset des Cyclopes, nous allons pouvoir stabiliser ce monde ! Lemonde des dieux et le monde des hommes enfin en harmonie !Quel grand dessein !

HYPÉRION. – C’en est un, mon frère !

CRONOS. – Bien ! Où sont nos nouveaux amis ? Ne disais-tupas qu’ils voulaient me voir ?

HYPÉRION. – Et comment ! Ils sont à côté. Fébriles comme dejeunes vierges à l’idée de rencontrer le grand Cronos !

CRONOS. – Alors fais-les entrer ! Je voudrais voir Gaïa pour lesfunérailles d’Ouranos ; tout le monde est ravi de le savoir mort,c’est la moindre des choses de lui donner de belles obsèques !Certains en déduiraient que je ne sais pas vivre ! Allons ! Appelle-moi les monstres !

HYPÉRION. – De ce pas, Cronos ! De ce pas ! (Il sort.)

CRONOS, après s’être arrangé, repeigné, etc. – Bon, ce n’est pas toutmais il me faut une reine, maintenant ! Ça se fait par ici ! Je nepeux la choisir que parmi les Titanides ; il est hors de questionque je me coltine un laideron avec un seul œil ou ces espèces depieuvres d’Hécatontrucs ! Écartons d’emblée Théia, Mnémosyneet Phoebé : elles ne songent qu’à jacasser au fond du jardin !Thémis me plaît bien : elle est belle et intelligente. Un peu trop,même ! Et elle a tendance à avoir la main ferme ! Non. La sagesseappelle Rhéa. Douce, dévouée, bonne cuisinière, pas mal faite.

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Allez hop ! Va pour Rhéa ! Et puis rien ne m’empêchera d’allertrouver Thémis de temps à autre, hein ? Hé, hé ! Comme disait lepère, paix à son âme : celui qui choisit bien sa femme prépare lelit de ses maîtresses ! Quelque chose comme ça ! Bref…

HYPÉRION, entrant. – Voilà les mons… Pardon ! Voilà nosalliés ! (Entrent un Cyclope et un Hécatonchire, ils s’inclinent devantCronos.) Bien. Bien.

CRONOS. – Je vous en prie, chers amis ; point de manière entrenous. (Les monstres se relèvent, Cronos fera tout pour éviter de les regarder,dégoûté.)

LE CYCLOPE. – Maître Cronos, mes frèles Cyclopesm’envoient t’apparter toute notre grassitude et t’offrir la plusgrande des boyautés.

CRONOS, après un temps, à Hypérion. – Que dit-il ?

HYPÉRION, bas, à Cronos. – Les Cyclopes ont quelquesproblèmes d’élocution. Il faut traduire en temps réel. Je dirai :« gratitude et loyauté. » Arrête-toi seulement sur les motsimportants !

CRONOS. – Bien, mon ami. Bien. Et quoi d’autre ?

LE CYCLOPE. – C’est tout ! Ah, non ! Aussi mes frèles et moifaire de Cronos notre ra !

HYPÉRION. – Roi.

CRONOS. – J’avais compris !

LE CYCLOPE. – Mes frèles et moi recrudescents envers toid’avoir enlevé les chiennes autour des pieds des Cyclopes !

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CRONOS. – Bien, bien ! Remercie tous tes frères et dis-leur queCronos veillera sur leur sécurité jusqu’à la fin des … jusqu’à…non, jusqu’à ce que j’en décide autrement ! (A l’Hécatonchire.) Àtoi, mon ami, l’Hé… le…

L’HÉCATONCHIRE. – Pa… pa… pa…

CRONOS, à Hypérion. – Qu’a-t-il, celui-là ? (Hypérion lui fait signede patienter.)

L’HÉCATONCHIRE. – Pa… pa… pareil !

CRONOS, à Hypérion. – Un bègue ?

HYPÉRION. – Oui.

CRONOS, à part . – Un débile et un bègue ! Mon règnes’annonce difficile ! (A l’Hécatonchire.) Rien d’autre, j’espère ?

L’HÉCATONCHIRE. – Sss… ss… si ! Mé-mé… frè… frères t-o-t-offrent ce… ce… ca… caca… ca-casque ! (Il lui tend un casquegrotesque.)

CRONOS, perplexe. – Ah oui ! Bien. Bien ! Très joli ! Qu’est-ceque… à quoi…

L’HÉCATONCHIRE. – Ce… c’est… c’est… c’est un caca… ca-caca…

LE CYCLOPE. – Il pagaye ! Exclusez-le !

L’HÉCATONCHIRE. – Un caca… casque mama… magique !

CRONOS. – Magique ?

L’HÉCATONCHIRE. – Oui-oui ! Mage… magique ! Quandtutu… tutu… le poporte, tu dis… tu dis…

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Gilles Guillaud

CRONOS. – Tu digères ?

L’HÉCATONCHIRE, niant. – Tu di… diss… diss…

HYPÉRION. – Tu disloques ? (L’Hécatonchire nie.)

CRONOS. – Tu disjonctes ? (L’Hécatonchire nie.)

LE CYCLOPE. – Tu dislexie ? (L’Hécatonchire nie.)

CRONOS. – Tu distrais ? (L’Hécatonchire nie.)

HYPÉRION. – Tu disparais !

L’HÉCATONCHIRE, radieux. – Oui-oui ! oui-oui ! oui-oui !

CRONOS, posant le casque dans un coin. – Bien ! Épatant ! Ça peuttoujours servir… Mes amis, vous me voyez enchanté de toutceci ! Mais j’ai beaucoup de travail, alors si ça ne vous ennuiepas… Je vous libère ! Ah, ah ! Une deuxième fois, je vous libère !

LE CYCLOPE, révérencieux. – Longue vue au ra Cronos !

L’HÉCATONCHIRE, même jeu. – Lonlon… lonlon… (Hypérionles pousse vers la sortie.) Lonlon… (Ils sortent.)

HYPÉRION, revenant. – Et voilà !

CRONOS. – Et voilà qu’on ne va pas rigoler tous les jours avecdes abrutis pareils ! (Il met le casque.) Tu me vois, là ?

HYPÉRION. – Non.

CRONOS, enlevant le casque. – Et là ?

HYPÉRION. – Oui.

CRONOS, le remettant. – Et là ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HYPÉRION. – Non.

CRONOS, enlevant le casque. – Ça marche. (Il jette le casque.)Hypérion, passons aux choses sérieuses. Je vais me marier sur lechamp et prendre pour reine Rhéa.

HYPÉRION. – Bon choix, mon frère !

CRONOS. – Je ne te demande pas ton avis ! C’est ainsi ! Cours lachercher et n’oublie pas la mère, elle nous ferait une jaunisse den’être pas invitée ! Je vais me rafraîchir ! Ah ! et rappelle aussi lesdeux idiots, ils seront contents d’être de la fête !

HYPÉRION. – Très bonne diplomatie, Cronos !

CRONOS. – Oui. Il faut toujours que tu es un avis sur tout, toi,hein ! Allez, cours ! (Ils sortent tous les deux, chacun d’un côté. Entrentimmédiatement le Cyclope et l’Hécatonchire.)

LE CYCLOPE. – Je broyais que c’était par aussi…

L’HÉCATONCHIRE. – Quoi… quoi donc ?

LE CYCLOPE. – La sortie ! Cet endroit est un logarythme !

L’HÉCATONCHIRE. – Un lala… lala… un labyrinthe, tu veuxdire ? Oui-oui.

LE CYCLOPE. – Comme tu vaux. En tous les cas, nous sommesperclus.

L’HÉCATONCHIRE. – Je… jeje… je ne sais plus où dodo…dodo… donner de la têtête !

LE CYCLOPE. – Ah ! Ah ! Toi, donner de la tête ! Ah, ah ! c’estgrôle, c’est grôle !

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Gilles Guillaud

L’HÉCATONCHIRE. – C’est mama… c’est malin !

LE CYCLOPE. – T’as comme qui dirait un problème sur lesgras ! Ah, ah ! (Gesticulant.) Les gras ! les gras !

L’HÉCATONCHIRE. – Momo… momo… moque-toi, va !

SCÈNE 2

Entrent Hypérion, accompagné de Gaïa, Rhéa etAmalthée.

HYPÉRION. – Vous êtes encore là, vous ?

L’HÉCATONCHIRE. – On est péper… péper…

LE CYCLOPE. – On est perclus.

HYPÉRION. – Perclus de quoi ? Ah, perdus ! Ce n’est rien, lesamis ! Le roi Cronos veut vous avoir pour ses noces ! C’est ungrand honneur ! Vous représenterez vos frères.

L’HÉCATONCHIRE. – Ses nonoces…

HYPÉRION. – Je vous présente Gaïa, notre mère à tous ! Rhéa,notre sœur et future reine et… (A Gaïa.) Et c’est qui ça ?

GAÏA. – Amalthée, ma nymphe-chèvre.

HYPÉRION. – Ah ? Bien. Alors ça, c’est un Cyclope et ça, unHécatonchire ! Enchanté ! Bon, et il est où le roi ? Ah, le voici !

CRONOS, entrant. – Ah ! vous êtes tous là ! Parfait ! Ma mère !Ma sœur ! ma… (A Gaïa.) C’est qui ça ?

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GAÏA. – Amalthée, ma nymphe-chèvre.

CRONOS. – Ah ? bien. Vous savez tous pourquoi vous êtes ici ?(Tous acquiessent.) Bien. Alors ne perdons pas de temps !

GAÏA. – Tu ne crois pas que tout va un peu trop vite ?

CRONOS. – Vite, vite, vite. C’est vite dit ! Tout le monde veutme faire roi, ce n’est pas de ma faute, tout de même ! Si ? Alors,roi, je dis d’accord ! Mais un roi, il lui faut une reine, non ? Et moije veux Rhéa !

RHÉA. – Et pourquoi moi ?

CRONOS. – Comment pourquoi ? Mais parce que… Tu ne veuxpas être reine ?

RHÉA. – Si, je veux bien. (Indifférente.) Pourquoi pas, après tout ?Je m’ennuie un peu, ces temps-ci.

CRONOS. – Eh bien, tu vois ! Affaire conclue ! As-tu untémoin ?

RHÉA. – Non.

CRONOS. – Qu’à cela ne tienne ! Notre mère fera l’affaire !Hypérion, tu seras le mien !

HYPÉRION. – C’est un honneur, mon roi !

CRONOS. – Alors tout est en place ! On y va ! Rhéa, ma sœur,veux-tu être ma femme ?

RHÉA. – Oui.

CRONOS. – Cronos, moi-même, veux-tu être l’époux de Rhéa,ta sœur ? Oui.

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Gilles Guillaud

HYPÉRION. – Et hop !

LE CYCLOPE. – Crapo ! Vive le ra, vive la graine !

GAÏA. – Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ?

CRONOS. – Rien, ma mère. Rien.

L’HÉCATONCHIRE. – Brabra… brabra…

AMALTHÉE. – Une drôle de cérémonie, ma foi.

LE CYCLOPE. – Un baquet ! un baquet !

GAÏA. – Pourquoi veut-il un baquet ? Ce n’est pas un baptême !

HYPÉRION. – Je crois qu’il veut dire un banquet, ma mère. Unbanquet de noces !

GAÏA. – Oui ? Eh bien il n’a qu’à le payer le banquet ! Pique-assiette, va !

CRONOS. – Pardon ! chut ! pardon, excusez-moi… Jevoudrais… Oui, je voudrais faire un petit discours. Et je veux quevous tous en soyez témoins. Voilà… Maintenant, je suis roi. Et jevoudrais devant vous, faire serment de m’employer à faire régnerla paix sur le monde. Nos amis les Cyclopes et les Hé… les Hé…

HYPÉRION. – Les Hécatonchires !

CRONOS. – Parfaitement ! Nos amis nous y aideront. Ma doucefemme Rhéa m’y aidera. N’est-ce pas ?

RHÉA. – Oui, bien sûr. Pourquoi pas ? En ce moment, jem’ennuie un peu, d’ailleurs.

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Zeus, ses frères, ses soeurs

CRONOS. – Les hommes seront heureux parce que leurs dieuxle seront aussi. Et vice versa. Plus personne ne sera jeté dans lesténèbres du Tartare. Je le veux ainsi. Je veux manger, boire, aimer,dormir ! Et je veux le même régime pour tout le monde !

RHÉA. – Et on habite où ?

CRONOS. – Demain, ma douce, je te crée un palais.

RHÉA. – Blanc et doré ? d’ivoire et d’or ?

CRONOS. – Si tu veux.

RHÉA. – J’aurai une suite de jeunes mortelles ?

CRONOS. – Autant que tu en désires.

RHÉA. – Je voudrais aussi des chevaux blancs pour courir sur leschamps d’Arcadie ; que chacune de mes sœurs les Titanides aitune chambre dans le palais.

CRONOS. – Ah ?

RHÉA. – Une fontaine d’eau parfumée de jasmin dans chacunedes pièces.

CRONOS. – Je prends note.

GAÏA. – Quand vous aurez terminé, vous nous faites signe ?

RHÉA. – Allez, allez ! Votre reine vous donne congé ! Mon roi etmoi allons tracer les grandes lignes de ce que sera notre règne.Allons, retirez-vous !

GAÏA. – Ce n’est pas trop tôt ! Tu viens, Amalthée ?

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Gilles Guillaud

AMALTHÉE. – J’ai comme un mauvais pressentiment ! Je suissûre que ça va me retomber dessus ! (Elles sortent.)

LE CYCLOPE. – Nous cartons, mais notre bon ra. Pourrissez-vous nous imbriquer la sortie ?

CRONOS, interdit. – Je fais un effort mais je ne comprends rien !

HYPÉRION. – Je crois qu’ils sont perdus. Je m’en charge.Suivez-moi, les affreux ! Les amis, bien sûr ! les amis ! (Ils sortent.)

SCÈNE 3

CRONOS. – Eh bien ! nous voilà seuls ! Une autre viecommence, ma douce reine. (Il l’enlace.) Une vie de douceur, depaix… Mais qu’as-tu donc ? tu trembles ? tu tressailles…

RHÉA. – Je ne sais, mon doux mari. Je ne sais.

CRONOS. – Est-ce la fraîcheur du soir ?

RHÉA. – Je ne crois pas, non. Il est midi.

CRONOS. – Tu es toute frissonnante !

RHÉA. – Mon dieu, oui. Je ne peux me contenir ! Quelle est cettecuriosité ? Regardez, ma chair prend la texture de celle despoules ! Mon sang semble bouillir, mon cœur battre pour deux.Qu’est-ce donc ? Tes mains sur ma peau, mon roi ! Ton souffledans mon oreille ! Mais oui, c’est cela !

CRONOS. – Mais quoi, Rhéa ? Qu’ai-je fait ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

RHÉA. – C’est cela ! Mon ventre ! Regarde mon ventre !

CRONOS. – Quoi, ton ventre ?

RHÉA. – Il grossit, Cronos ! Il grossit ! Je suis enceinte ! Je vaisenfanter ! Mon ventre porte le fruit de notre union !

CRONOS. – Déjà ! mais…

RHÉA, radieuse. – Mon époux, nous allons avoir un enfant !

CRONOS. – Mais enfin !

RHÉA. – Ce sera un fils, sans doute ! Un petit Titan, un Titantout tendre ! Tout rose !

CRONOS. – Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

RHÉA. – Tu m’as soufflé dans l’oreille ! Quand on me souffledans l’oreille, je perds mes moyens ! Je deviens imprévisible !

CRONOS. – Alors toi ! Tu ne peux pas faire attention ! Je tesouffle dans l’oreille ! Je te souffle dans l’oreille ! D’abord je net’ai pas soufflé dans l’oreille !

RHÉA. – Si, là !

CRONOS. – Mais non ! J’ai fait ça comme ça, sans y penser ! Jete parlais, c’est tout !

RHÉA. – Quand on parle, on souffle : ça a suffit !

CRONOS. – C’est incroyable ! Alors je ne peux plus rien dire,c’est ça ? Il faut que je porte un masque ? Un enfant ! Que veux-tu que je fasse d’un en…

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Gilles Guillaud

RHÉA. – Tu n’es pas heureux ? (Un temps.) Qu’y a-t-il ? tu esfâché ?

CRONOS, livide. – Par Chaos ! un enfant…

RHÉA. – Quoi ? tu me fais peur ! Qu’as-tu ?

CRONOS. – Ouranos, mon père…

RHÉA. – Tu l’as tué ce matin ! Et alors ?

CRONOS. – Sa prédiction, sa prophétie ! Avant de mourir, il m’adit… (Soudain coléreux.) Je ne peux pas avoir d’enfant, Rhéa ! C’estimpossible, impensable ! Débrouille-toi comme tu veux !

RHÉA. – Qu’est-ce que tu racontes ? Si on se marie, c’est bienpour faire des enfants, non ? Sinon la race s’éteint ! Et puis il esttrop tard ! Regarde mon ventre, il est gros : c’est une colline ! Quedis-je, c’est un volcan ! Le mont Olympe !... Et de quelleprédiction parles-tu ? Te voilà comme une vieille femmeradoteuse et sénile ! Allons, mon époux, tu es le roi des rois ! Tune peux craindre personne, rien ne peut t’atteindre !

CRONOS, bas. – Je n’aurai pas d’enfant ! Pas d’enfant, jamais !

RHÉA. – Que dis-tu ?

CRONOS, haut. – Va, laisse-moi ! Il faut que je réfléchisse !

RHÉA. – Au prénom qu’on lui donnera ? C’est inutile, je l’aidéjà ! Tu veux le…

CRONOS. – Non ! Laisse-moi, te dis-je ! Laisse-moi !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

RHÉA. – Bon, bon ! Ce que tu peux être ronchon ! Comme tuvoudras ! Je vais tricoter, tiens ! Oui. Je vais lui tricoter une petitetunique ! (Elle sort.)

CRONOS. – Quelle horreur ! Que vais-je faire ? Cet enfant nedoit pas naître ! Il ne doit pas vivre ! Il y va de mon destin, del’avenir du monde ! Mon père Ouranos, le front ouvert par moncoup de silex, m’a dit que je serai, comme lui, détrôné par monenfant ! Détruit, banni, jeté au fond du Tartare par mon proprerejeton ! Je n’ai pas le choix ! Le destin ne me laisse aucune autreissue ! Je dois l’empêcher de vivre, à tout prix !

SCÈNE 4

Entre Hypérion, ravi.

HYPÉRION. – Cronos, mon roi, mon frère, mon beau-frère !J’ai la plus heureuse des annonces à te faire ! Veux-tu l’entendre ?

CRONOS. – Quoi encore ?

HYPÉRION. – L’amour vient de donner son premier fruit ! Toutfrais, tout rose ! Cronos, te voilà le père d’une adorable petitefille !

CRONOS. – Déjà !

HYPÉRION. – Oui, mon roi !

CRONOS. – Il faut revoir ça ! C’est impossible ! Le système n’estpas bon ! Tout va beaucoup trop vite !

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Gilles Guillaud

HYPÉRION. – C’est le secret des dieux, mon vieux ! Elles’appelle Hestia !

CRONOS. – Je m’en fiche !

HYPÉRION. – Ne fais pas ta mauvaise tête ! Elle est doucecomme une pêche de vigne. C’est un ange.

CRONOS. – Ne comprends-tu rien, Hypérion ? Cette enfant,c’est ma perte ! Tu étais là, ce matin, non ? Qu’a dit Ouranos,agonisant ? Hein ? qu’a-t-il dit ?

HYPÉRION. – Quoi ? sa prédiction ? Quelle importance ? Quelcrédit accorder à la parole d’un vieillard déjà à moitié ramolli etqui, de plus, vient de prendre un coup de silex sur la cafetière ?Sois raisonnable, Cronos ! Reprends-toi et viens voir ton œuvre !

CRONOS. – Jamais ! Ce que mon père a dit, je sais que c’est lavérité ! Elle suinte par tous les pores de ma peau. Amène-moicette enfant !

HYPÉRION. – Pour quoi faire ?

CRONOS. – Amène-la moi tout de suite !

HYPÉRION. – Qu’as-tu derrière la tête, Cronos ?

CRONOS. – Serait-ce que déjà tu ne m’obeis plus ? Amène-lamoi, te dis-je ?

HYPÉRION. – Je crains que tu ne fasses une bêtise.

CRONOS. – De quoi je me mêle ? Qui est le roi, ici ?

HYPÉRION. – Bien. Je te l’amène. Mais c’est contre mon gré, tul’auras bien noté, hein ? (Il sort.)

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Zeus, ses frères, ses soeurs

CRONOS. – Je l’ai noté, oui ! J’ai noté qu’au moindre petitaccroc, la loyauté en prend un coup ! Voilà ce que j’ai noté ! Unesimple brèche et la traîtrise s’engouffre ! Sur qui peut-oncompter ? Je vous le demande ! Sur soi ! voilà tout ! sur soi-même ! Et encore… tout juste. Jugez plutôt : je dis ouf ! et paf !un enfant apparaît ! Qu’est-ce que j’ai fait au bon d… Oui, non…Hypérion ! Elle vient cette enfant ?

HYPÉRION, off. – On la lange, on la lange !

CRONOS. – Qu’en faire ? La jeter dans le Styx ? C’est inhumain !Toute cette saleté qui flotte et toutes les bestioles qui traînent la-dedans ! L’empoisonner ? l’étouffer ? (Il réfléchit.) L’étouffer, c’estpas mal. (Un temps.) Non, il faudra se débarrasser du corps ! Peut-être… Oui, pourquoi pas ?... (Entre Hypérion, avec l’enfant dans lesbras.) Quand même ! Donne-la moi ?

HYPÉRION. – Que vas-tu faire ?

CRONOS. – Ce n’est pas tes oignons !

HYPÉRION. – Dis-le moi quand même !

CRONOS. – Si tu ne me donnes pas cette enfantimmédiatement…

HYPÉRION. – Voilà, voilà… (Il lui tend l’enfant puis le retire audernier moment.) Promets-moi…

CRONOS. – Quoi encore ?

HYPÉRION. – De ne pas la faire souffrir.

CRONOS. – Je te le promets. Je ne suis pas un monstre. Donne !(Hypérion lui donne l’enfant.) Merci.

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Gilles Guillaud

HYPÉRION. – Adieu, Hestia. Pauvre enfant.

CRONOS. – Ça va, ça va. Ne tombons pas dans le mélodrame,tu veux ?

HYPÉRION. – J’ai un cœur, moi !

CRONOS. – Et moi, mon trône à préserver ! (Il sort avec l’enfant.)

HYPÉRION. – Espèce de… d’Hécatonchire ! Typhon !Echidna ! Thanatos !

RHÉA, entrant, affolée. – Où est-elle ? Où est Hestia ? On me ditque tu l’as dérobée ! Qu’en as-tu fait, démon ?

HYPÉRION. – Je suis désolé, ma reine. J’ai agi sur ordre du roi.Je suis triste et désolé.

RHÉA. – Ma fille ! Ordre du roi ? Quel ordre ? Quel roi ?

HYPÉRION. – Calme-toi, Rhéa. J’ai tenté de le dissuader maistoute action est vaine.

RHÉA, s’effondrant. – Pourquoi ? pourquoi ? Que peut-il craindred’une douce fille ? D’une si petite boule de vie ? Tu as vu sesyeux ? Ils respiraient la bonté. Et son nez en trompette ? Son toutpetit nez qui humait déjà les parfums de la poésie ; ses doucespetites mains faites pour caresser les cordes de la lyre ; ses petitspieds pour courir dans les champs et les prés…

HYPÉRION. – J’ai vu tout ça, ma reine.

SCÈNE 5

Entre Cronos, seul, méfiant, renfrogné.

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Zeus, ses frères, ses soeurs

CRONOS, après un silence. – Qu’avez-vous à me regarder commeça ?

RHÉA, HYPÉRION. – Rien, rien… (Long silence.)

CRONOS. – Il fallait que je le fasse. Ce n’est pas de gaîté de cœurmais il le fallait.

RHÉA. – Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait d’Hestia, notre fille ?

CRONOS. – Avalée ! Gobée comme un œuf, sans mâcher, pourne pas l’abîmer ! Je ne suis pas un monstre !

HYPÉRION, choqué. – Mon roi ! mon frère !

RHÉA. – C’est abjecte ! c’est ignoble !

CRONOS. – Il fallait que je le fasse. C’est mon devoir ! Et cessezvos jérémiades ! Gémir n’a jamais été d’un grand secours ! Va, mafemme ! Rentre chez toi, occupe-toi, je dois réfléchir à notreavenir.

RHÉA. – Notre avenir ? De quoi parles-tu ? Il n’y a que ta proprepersonne qui t’intéresse ! C’est ton avenir ! celui de personned’autre ! D’ailleurs, il est tout tracé ton avenir !

CRONOS. – Que veux-tu dire ?

RHÉA. – Comme celui de tous ! Comme le mien qui est demettre au monde ! Crois-tu pouvoir le maîtriser ? Crois-tu qu’ilt’appartient ? Tu te fourvoies, mon ami ! C’est ainsi !

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Gilles Guillaud

CRONOS. – Ah, c’est donc ça ! Vous complotez, n’est-ce pas ?(Il se tient très près de Rhéa.) Vous intriguez dans mon dos ! Tous lesdeux ! Tout le monde !

RHÉA. – Nous ne complotons pas !

CRONOS. – Alors quoi ?

RHÉA. – Rien. Tu viens de me souffler dans l’oreille ! (Elle sort.)

CRONOS. – Et alors ? Elle est folle ! (Comprenant.) Oh non ! cen’est pas vrai !

HYPÉRION. – Quoi donc ?

CRONOS. – Elle est enceinte !

HYPÉRION. – Comment ? déjà ? encore ? comme ça ?

CRONOS. – Eh oui ! c’est une malédiction ! Que n’ai-je choisiThémis comme épouse ! Une femme brillante, elle ! Tout se liguecontre moi ! Tout et tous !

HYPÉRION. – Mais non, Cronos.

CRONOS. – Mais si ! On dit déjà que les Hécatonbidules ne sontpas satisfaits des postes que je leur ai octroyés. Ils complotent ! jesuis sûr qu’ils complotent !

HYPÉRION. – Mais non, mon roi. Ils bégayent, certes, mais ilsne complotent pas !

CRONOS. – Et les Cyclopes, hein ? Les Cyclopes !

HYPÉRION. – Quoi, les Cyclopes ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

CRONOS. – Pareil, les Cyclopes ! Pareil ! Je devrais prendreexemple sur Ouranos, mon père, tiens ! Tous au Tartare !Enchaînés comme des chiens qu’ils sont !

HYPÉRION. – Tu vois le mal partout, Cronos ! Ne t’inquiètepas, les Cyclopes, je les ai à l’œil ! Ah !

CRONOS. – Tu te crois drôle ? Foutaises, oui ! D’ailleurs, tu esde mêche avec eux ! Ne mens pas, je le sais ! J’en suis sûr !

HYPÉRION. – Moi ? Rien du tout ! rien du tout !

CRONOS. – Ne mens pas, je le sais ! N’oublie pas que je suis lemaître et que tout ce que je veux savoir, je le sais ! Quitte àarranger un peu la vérité !

HYPÉRION. – Je n’ai rien fait ! je suis loyal !

CRONOS. – Alors, prouve-le moi ! Ordonne aux Titansd’enfermer tous ces monstres ! sur le champ ! Je ne peux plussupporter leur hypocrisie, leur traîtrise, leurs mensonges, leurlaideur ! Au Tartare ! au Tartare ! au Tartare !

HYPÉRION. – Bien, mon roi.

CRONOS. – Et n’oublie pas que dès que mon prochain enfant apointé le nez, tu me l’amènes !

HYPÉRION. – Bien. (Il sort. Un temps. Puis il revient avec l’enfant.)Le voilà ! Enfin, la voilà : c’est encore une fille ! Déméter !

CRONOS. – Tant mieux, c’est plus digeste ! (Il prend l’enfant.)Maintenant, va-t-en ! Acquitte-toi de la tâche que je t’ai confiée.Je vais me reposer. (Hypérion sort.) Il ne faut plus que je vois Rhéa !Je ne dois plus lui parler de trop près ! C’est dommage… J’aime

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bien lui parler dans l’oreille, c’est agréable... Comme ça : pchhh,pchhh, pchhh… (Il sort avec l’enfant. On en entend un autre pleurer, auloin. Off.) Oh, non !

SCÈNE 6

Entre Rhéa. Elle porte un enfant dansles bras.

RHÉA. – Voici enfin le sommet du mont Lycée ! C’est ici que j’aidonné rendez-vous à Gaïa. Cronos se met tout le monde à dos, ycompris sa mère ! Mon petit Zeus, je te sauverai ! Tu ne finiraspas dans l’estomac de ce monstre, je te le promets ! Chaqueenfant qui vient au monde, dès son premier souffle, doit avoir lachance d’accomplir sa destinée. Qu’il soit l’enfant des dieux oucelui des hommes importe peu. Il n’appartient plus à son père, nià sa mère, ni à quiconque. Il n’appartient qu’au sort. Je ne suis làque pour t’aider, mon cher enfant. Et t’aider aujourd’hui, c’est tesortir des griffes de Cronos pour te confier à l’être le plus sagequi soit : Gaïa. Ainsi tu pourras vivre les jours qui te sontimpartis, qu’ils soient quelques uns ou innombrables. Mais voilàta grand-mère et sa nymphe-chèvre Amalthée. (Elles entrent toutesdeux.)

GAÏA. – J’espère qu’il est beau, ton marmot ! Et qu’il vaut lapeine de nous faire crapahuter jusqu’ici !

RHÉA. – Je vais te le confier, Gaïa. Ton fils est devenu fou.

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Zeus, ses frères, ses soeurs

GAÏA. – C’est ce qu’on dit, oui. Somme toute, ça ne m’étonneguère, c’est le portrait craché de son père ! Fais voir l’enfant…Joli, ma foi. Joli. Confie-le à Amalthée, elle en prendra soincomme du sien.

RHÉA. – Qui le nourrira ?

AMALTHÉE. – C’est moi. Mon lait est le meilleur qui soit.

RHÉA. – Pourrai-je voir mon fils de temps à autre ?

AMALTHÉE. – Je serai sur le mont Olympe, à l’abri de tout.

GAÏA. – Il deviendra ainsi le premier des Olympiens ! Le tempsest venu d’offrir un pendant aux Titans ! Ils commencent àm’échauffer sérieusement les oreilles ! Comme s’appelle-t-il ?

RHÉA. – Zeus.

GAÏA. – Zeus… C’est bien, Zeus. Comment vas-tu déjouer laméfiance de Cronos ? Il sait que tu as eu un nouvel enfant.

RHÉA. – Je ne sais pas encore. Je trouverai sur le chemin duretour.

AMALTHÉE. – Nous devons y aller. La route est longue pourl’enfant et moi. Embrasse-le une dernière fois.

RHÉA, s’exécutant. – Mon petit Zeus, j’ai confiance. Tudeviendras fort, puissant. Je le sens dans mes entrailles. Garde cebaiser précieusement en souvenir de ta mère. Au revoir. (Amalthéesort avec l’enfant.)

GAÏA. – Tu ne pourras pas les sauver tous, Rhéa. Mais leur heureviendra, à chacun. Si d’autres naissent, prends ton mal en

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patience. N’attire pas la suspicion de Cronos, même s’il suspectesa propre ombre aujourd’hui ! Laisse-le les avaler. Aie confianceen moi.

RHÉA. – J’ai confiance. Mais c’est si dur… Sa cruauté empire dejour en jour.

GAÏA. – Je le sais. Mais tout a un sens, mon enfant. Ce qui seproduit aujourd’hui prépare nos lendemains ; et nos lendemainsprépareront nos surlendemains. Ainsi va le monde, Rhéa ; et nousen sommes parties prenantes.

RHÉA. – Bien, mère. J’écouterai tes propos. Je dois rentrermaintenant.

GAÏA. – Alors file ! Le temps de la délivrance viendra bientôt. Lelait d’Amalthée décuple la croissance et les forces. (Rhéa sort. À lacantonnade.) Tu m’agaces, Cronos ! Tu agaces tout le monde ! Cettepauvre Rhéa est bonne, tendre et dévouée et tu la traites commeune esclave ! Tu ne perds rien pour attendre ! Prépare-toi à gémir,tyran ! (Elle sort à son tour.)

SCÈNE 7

Entre Cronos ; son attitude est de plus en plusinquiète, traînante, agitée. Il se retourne sans cessesur lui-même, aux aguets.

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CRONOS. – À croire qu’il n’y a plus une créature dans l’univers !Impossible de mettre la main sur Hypérion – ce traître vil etlâche ! – ou sur Rhéa, ou sur Gaïa ! Même les débiles à l’œilunique ont disparu ! Une question me taraude… Cet œil au milieudu front : c’est un œil droit ou un œil gauche ? C’est important,tout de même, non ? Hypérion ! Où es-tu, traître ? Où te cache-tu, vermine ? (Entre Hypérion, sombre.) Ah, enfin !

HYPÉRION. – À ton service, Cronos.

CRONOS. – L’œil des Cyclopes, c’est un œil droit ou ungauche ?

HYPÉRION. – Je ne sais pas, Cronos.

CRONOS. – Eh bien ! renseigne-toi ! Pourquoi crois-tu que je tepaie ? Pour comploter contre moi ? (Il se retourne vivement.) Qui estlà ? Qui se cache par ici ?

HYPÉRION. – Il n’y a personne, Cronos.

CRONOS. – Que tu dis, intrigant ! Que tu dis ! Où est moncasque magique ? je vais l’enfiler et ainsi invisible, je déjoueraitous les complots des scélérats de ton espèce ! Le voilà ! (Il le met.)Tu me vois, là ?

HYPÉRION. – Non, Cronos.

CRONOS, l’enlevant. – Et là ?

HYPÉRION. – Oui.

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CRONOS. – Bien. (Il le remet.) Je vais rester là et attendre qu’oncomplote. Ah, ah ! Complotez ! complotez donc ! File, toi ! Va-t-en ! (Hypérion sort. Entre Rhéa, un enfant langé dans les bras.)

RHÉA. – Voilà, Cronos. Notre troisième enfant. Je ne lui donnepas de nom. C’est inutile, n’est-ce pas ?

CRONOS. – Tu me vois ?

RHÉA. – Evidemment que je te vois ! Pourquoi ne te verrais-jepas ?

CRONOS, enlevant et jetant le casque. – Imbécile d’Hécatonchose !Imbécile d’Hypérion ! On me dupe ! Je le savais ! On me trompeen permanence ! Que disais-tu ?

RHÉA. – Je disais que je t’amène notre troisième enfant ; c’est ungarçon.

CRONOS. – Bien. Laisse-le par là ; je le mangerai plus tard.

RHÉA. – Non. Celui-là, je veux assister à sa disparition !Accorde-moi au moins ce droit de mère.

CRONOS. – Soit, soit ! Alors suis-moi. Non ! Passe devant ! je neveux pas être poignardé dans le dos ! Alors, où étais-tu passée ?dois-je te rappeler que tu es ma femme ? Et pourquoi tout lemonde disparaît-il en ce moment ? Qu’ai-je donc fait pour qu’onme fuit ainsi, comme un pestiféré ? (Toute cette tirade est dite alorsqu’ils s’apprêtent à sortir, Cronos derrière Rhéa, tout près.)

RHÉA. – Attention, Cronos…

CRONOS. – Quoi ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

RHÉA. – Tu m’as soufflé dans l’oreille !

Ils sortent.

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Acte deuxième

LA TITANOMACHIE

SCÈNE 1

Entre Cronos, entre deux vins, hirsute,dépenaillé. Il parle trop fort.

CRONOS. – Qu’on m’apporte encore du vin ! Des musiciens,des danseuses et du vin ! Que puis-je faire si je n’ai pas de vin ?Hypérion, du vin ! Par Chaos !

HYPÉRION, entrant. – Tu bois trop, Cronos. Ton esprit en estembrumé.

CRONOS. – Au contraire, vil comploteur ! Le vin m’éclaircit lesidées. Ou du moins il m’en donne !

HYPÉRION. – Des noires, ça oui !

CRONOS. – Pas que ! pas que ! N’est-ce pas grâce au vin que j’ailu dans le jeu des traîtres ?

HYPÉRION. – Il n’y avait pas de traîtres mais maintenant leTartare en regorge !

CRONOS. – C’est bien comme ça ! Et puis je m’ennuie. Etquand je m’ennuie, il me faut du vin ! (Triste.) C’est vrai que jem’ennuie, Hypérion.

HYPÉRION. – Comment pourrait-il en être autrement ? Ceuxque tu ne fais pas fuir, tu les enfermes !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

CRONOS. – Qui suis-je, Hypérion ?

HYPÉRION. – Notre roi, Cronos.

CRONOS. – Le roi de quoi ?

HYPÉRION. – Le roi des Rois.

CRONOS. – Tu me flattes, traître !

HYPÉRION. – Non, je dis la vérité. Et la vérité est que tu es leroi.

CRONOS. – Tu deviens cynique. Qui ai-je vaincu ?

HYPÉRION. – Tu as vaincu ton père, le tyran Ouranos.

CRONOS. – Bon sang que c’est ennuyeux, tout ça ! Donne-moidu vin ! Je veux du vin pour neutraliser mon abattement ! Etmanger aussi ! Même si je me sens un peu lourd d’avaler tous cesenfants qui naissent sans que je le veuille ! Six, en tout ! Le crois-tu ? Six ! Trois garçons, trois filles ! Rhéa, depuis, a déserté lepalais ; et c’est très bien ainsi. Je peux parler comme je veux !souffler dans l’oreille de qui je veux ! Elle est je ne sais où et jem’en fiche ! Je veux manger et je veux boire !

HYPÉRION. – Je te fais apporter ça.

CRONOS. – Et des danseuses mortelles ! Il n’y a qu’elles quidansent comme il faut !

HYPÉRION. – Je vais voir.

CRONOS. – Non ! ne me laisse pas seul, Hypérion ! On mesurveille, je le sais ! On épie mes gestes ; on guette unrelâchement de mon attention pour me trucider !

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Gilles Guillaud

HYPÉRION. – Comme tu voudras.

CRONOS. – Oui, mais je veux du vin ! Des fruits, de la viande etdu vin.

HYPÉRION. – Je n’en ai que pour une minute.

CRONOS. – Non, je te suis. (Ils sortent, Cronos se protégeant derrièreHypérion.)

SCÈNE 2

Le mont Olympe. Entrent Rhéa et Zeus.

RHÉA. – Voilà, mon fils. Tu connais tout de ton histoire.

ZEUS. – J’ai donc cinq frères et sœurs ?

RHÉA. – Oui. Tous dans le ventre de ton père !

ZEUS. – Les pauvres ! Que peut-on bien trouver à faire dans unventre toute la journée ? Comment les en sortir ?

RHÉA. – J’ai mon idée là-dessus.

ZEUS. – Cinq frères et sœurs ! Et moi qui me suis ennuyé àmourir avec Amalthée ! C’est une bonne nourrice qui m’a choyé,appris tout ce que je devais savoir mais – bon sang ! – ce que j’aipu m’ennuyer !

RHÉA. – C’était nécessaire, Zeus !

ZEUS. – Et maintenant ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

RHÉA. – Et maintenant tu dois accomplir ton œuvre !

ZEUS. – Suis-je prêt pour ça ? J’ai l’impression que je viens àpeine de quitter le sein !

RHÉA. – Je sais que tu es prêt. Tu as la force nécessaire, lecourage, l’intelligence, la sagesse…

ZEUS. – J’ai tout ça, moi ?

RHÉA. – Tu l’as. Et bien plus encore ! Aie confiance en toi ! Deplus, ton père est devenu une chiffe molle qui ne pense qu’à boireet manger ! Il se traîne toute la journée, n’a pas plus de forcequ’un édredon et surtout, surtout…

ZEUS. – Surtout ?

RHÉA. – Il est seul, Zeus ! Il n’a plus d’amis ! Plus un ! Tous sedétournent de lui. Il n’y a guère qu’Hypérion qui le suive encore.Mais c’est par dépit, par ennui. Plus personne ne croit en lui ; lesmouches l’évitent ; les moustiques refusent obstinément de lepiquer ; les chevaux ruent à son approche ! J’en passe et desmeilleures ! Bref, c’est un Titan qui n’en a plus que le nom !

ZEUS. – Et ses autres frères ? les autres Titans ?

RHÉA. – Ils attendent. Désœuvrés comme lui. Ils boivent et ilsattendent.

ZEUS. – Eh bien ! quel tableau ! Et ce bonhomme-là est monpère ?

RHÉA. – Je suis désolée.

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ZEUS. – Non, ce n’est rien. S’il me répugne, c’est que j’ai unemajorité de tes gènes ! C’est déjà ça ! Que dois-je fairemaintenant ?

RHÉA. – Personne ici ne te connaît. Demande à Hypérion uneentrevue avec le roi. Présente-toi comme un Olympien, lepremier d’entre eux. Il ne refusera pas. N’oublie pas qu’il s’ennuieà mourir et que l’ennui peut parfois aiguiser la curiosité.

ZEUS. – Ensuite ?

RHÉA, sortant une petite fiole. – Ensuite, il va se plaindre. À unmoment ou à un autre, il va se plaindre de son estomac ! Et là, tului proposes ça ! Un remède imparable contre les problèmes dedigestion !

ZEUS. – C’est tout !

RHÉA. – C’est tout. C’est un vomitif puissant !

ZEUS. – C’est dégoûtant ! Pourquoi veux-tu qu’il vomisse ?

RHÉA. – Pour qu’il recrache tes frères et sœurs, pardi !

ZEUS. – Tu crois que ça va marcher ?

RHÉA. – J’ai bon espoir. Nous sommes des dieux, oui ou non ?

ZEUS. – N’empêche que j’ai la frousse, moi ! Je ne me suis jamaistrouvé en face de quelqu’un qui avale ses gosses !

RHÉA. – Si tu ne le fais pas, il n’y a plus aucun espoir.

ZEUS. – Je vais le faire, je vais le faire ! Il faut que je meconcentre. Voilà, que je revois mon texte et que je me concentre !C’est un moment important.

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Zeus, ses frères, ses soeurs

RHÉA. – Je ne te le fais pas dire ! Allons, mon fils, c’est un grandjour ! À marquer d’une pierre blanche ! Le jour où l’universbascula des ténèbres vers la lumière ! Zeus ira, Zeus verra, Zeusvaincra ! C’est pas mal, ça. Non ?

ZEUS. – Oui, eh bien ! pour l’instant je vais y aller, je verrai plustard pour la victoire !

RHÉA. – Tu as raison : prudence est mère de sûreté. Tiens ? c’estpas mal non plus, ça ! Je suis en verve, je suis en verve ! (Ilssortent.)

SCÈNE 3

Entre Cronos.

CRONOS. – Ah ! par Chaos ! je suis plein comme outre ! Repu !Je me demande où je peux bien mettre tout ça, moi qui proposeune silhouette svelte et élégante ! C’est un mystère de la nature !Du vin , Hypérion ! Il faut que je fasse glisser ! Du vin ! Et qu’ondanse pour moi ! N’ai-je pas demandé de la musique et desdanseuses ? (Musique en coulisses ; une Danseuse traverse la scène d’unbout à l’autre en dansant.) Oui, oui, oui ! C’est ça ! Encore ! Du vin,nom de nom ! Hypérion ! (La Danseuse repasse dans l’autre sens.)Magnifique ! divin ! N’est-ce pas une vie rêvée ? J’invente unmode de vie ! Qu’on se le dise ! Une civilisation de plaisir et deloisirs ! Travaillons si ne rien faire nous en laisse le temps ! Le hic,c’est les ballonnements… (La musique cesse.) Qu’est-ce donc ?Pourquoi stoppe-t-on ma musique ? Hypérion ! Hypérion, vil

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traître et comploteur ! Quelle est cette nouvelle tentative dedéstabilisation du pouvoir ? À moi, gardes ! À moi ! (EntreHypérion, toujours arborant une grande lassitude.)

HYPÉRION. – Cronos, on demande une entrevue auprès de toi.

CRONOS. – De ta divine majesté, on dit !

HYPÉRION. – On demande une entrevue auprès de ta divinemajesté.

CRONOS. – Qui ose seulement oser ?

HYPÉRION. – Un nommé Zeus. Le premier des Olympiens.

CRONOS. – Qu’est-ce que c’est que ça, un Olympien ?

HYPÉRION. – Je ne sais pas trop. Un habitant du montOlympe, je suppose ; il paraît qu’il en existe un, tout au nord, versla Macédoine. Après tout, c’est toi la divine majesté ! ce n’est pasmoi !

CRONOS. – Attention, Hypérion ! Il reste de la place au Tartare !

HYPÉRION. – Pardon, divine majesté ! Je m’égare !

CRONOS. – Qu’a-t-il dit de plus ?

HYPÉRION. – Qu’il était porteur d’un message pour le roi desRois.

CRONOS. – C’est tout ?

HYPÉRION. – Un message de loyauté éternelle envers toi…

CRONOS. – Qui ça, moi ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HYPÉRION. – Toi, ta divine majesté ! Et leur total soutien si lebesoin s’en faisait sentir…

CRONOS. – Pour qui ils se prennent, ceux-là ?

HYPÉRION. – Et de très nombreux présents…

CRONOS. – Ah ? Et qu’attends-tu pour me présenter ce brave ?Où est-il ? Je veux le voir à l’instant ! Tu ne sais donc pas vivre,vaurien de Titan ! On ne fait pas attendre un Olympien !

HYPÉRION. – Bien Cronos, j’y vais.

CRONOS. – Cronos qui ?

HYPÉRION. – Cronos, ta divine majesté ! (À part.) Sac à vin !

CRONOS. – Tu as parlé ?

HYPÉRION. – Non, rien. Je disais : j’apporte un peu de vin ?

CRONOS. – Et pardi ! (Hypérion sort.) Je le materai, ce perfideserpent ! Olympien… c’est joli, ça. Olympien… Cronos, roi desOlympiens…

HYPÉRION, entrant. – Cronos, ta divine majesté : voici Zeus !

ZEUS, entrant. – Cronos, roi des Rois, je m’incline.

CRONOS. – Bien, bien.

HYPÉRION. – Cronos, ta divine majesté : voici le vin !

CRONOS. – Bien, bien. Zeus, relève-toi, tu vas attraper descrampes ! Veux-tu du vin ? Je t’écoute… Où sont les présents ?Hypérion, sers-nous du vin et libère mon champ de vision !Laisse-nous entre gens civilisés !

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HYPÉRION. – Bien, Cronos… (Il sert et sort.)

CRONOS. – Alors Zeus, que me veux-tu ?

ZEUS, soudain mal à l’aise. – Heu… (Récitant.) Cronos, roi desRois, voici : heu… les Olympiens, dont je suis le premier…

CRONOS. – Il y en a beaucoup des Olympiens ?

ZEUS. – Oh, la, la !… un paquet !

CRONOS. – Ah bon ! Jamais entendu parler ! Continue,continue. Ça ne t’ennuie pas si je m’étale ? je suis un peuballonné.

ZEUS, récitant. – Dont je suis le premier, tiennent à ce que tu… àce que le roi des Rois sache qu’il peut compter sur… eux encas… au cas où le besoin s’en ferait sentir ; comme, par exemple,heu… une guerre, de grands travaux, une catastrophe naturelle…

CRONOS. – C’est un peu fatigant, ton discours. Prends donc ceverre et détends-toi. Veux-tu voir une danseuse ? J’ai là unemortelle de premier choix ! Danseuse ! Qu’on m’envoie madanseuse ! Ah, cet estomac me fait un mal de chien ! (Musique. LaDanseuse passe dans un sens, puis dans l’autre.) Alors, j’ai menti ?

ZEUS, intéressé. – C’est un beau brin de femme !

CRONOS. – Je veux ! Ah !... même mes boyaux complotentcontre moi ! Le crois-tu ? Ils font des nœuds là-dedans toute lajournée.

ZEUS. – Si je puis me permettre, Cronos, roi des Rois ; j’ai làquelque chose qui peut être utile.

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Zeus, ses frères, ses soeurs

CRONOS. – Ah ?

ZEUS. – Oui. Un médicament puissant que je te recommande ;j’ai moi-même souffert des maux qui tourmentent ta divinemajesté. (Il sort la fiole.)

CRONOS, méfiant. – Oh la ! oh la ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

ZEUS. – Un breuvage, roi des Rois. Un simple breuvage fait desplantes du mont Olympe. Exclusivement. Des plantes qu’on netrouve nulle part ailleurs.

CRONOS. – Qui me dit que ce n’est pas un poison ?

ZEUS. – Allons, un poison ? Et pourquoi faire, un poison ?

CRONOS. – Pourquoi faire, un poison ! Pour m’empoisonner,tiens ! Pas pour assaisonner la salade !

ZEUS. – Les Olympiens ne sont pas des empoisonneurs,Cronos ! De vaillants guerriers, redoutables et cruels s’il le faut,mais pas de lâches empoisonneurs ! Et puis… suis-je ton fils,divine majesté ?

CRONOS. – Comment ? Que veux-tu dire ?

ZEUS. – L’histoire de la prédiction de ton père n’est un secretpour personne, sauf ton respect. Je ne suis pas ton fils, tu n’asdonc rien à craindre pour ton trône.

CRONOS. – C’est vrai, somme toute. Donne-moi cette fiole.

ZEUS. – C’est à avaler cul-sec !

CRONOS. – Doucement, doucement… Que dis-tu qu’il y a là-dedans ?

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Des plantes, rien que des plantes apaisantes, récoltées àla main, sans addition de sucre ni colorant !

CRONOS. – Pourquoi c’est jaune, alors ?

ZEUS. – Heu… la gentiane, sans doute !

CRONOS. – La gentiane, il n’y en a pas que sur le montOlympe !

ZEUS. – De celle-là, si ! C’est une gentiane spéciale, unique,Olympienne !

CRONOS. – Et tu dis que ça fait quoi sur les boyaux ?

ZEUS. – Ça les apaise.

CRONOS. – C’est tout ? ça les apaise combien de temps ?

ZEUS. – Mais… Tout le temps ! à jamais ! C’est définitif etirrémédiable ! Tu prends ça et tes boyaux sont comme neufs,inaltérables, imputrescibles !

CRONOS. – Ça me tente, ton truc !

ZEUS. – N’hésite pas, c’est garanti !

CRONOS. – Il faut le prendre nature ou on peut le couper avecdu vin ?

ZEUS. – C’est égal. Nature, c’est bien. Moi, je préfère. Remarque,c’est personnel : une histoire de goût ! J’aime bien la gentiane,moi…

CRONOS. – J’hésite quand même…

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – Je ne veux pas te forcer ! C’est une affaire qui vousregarde, tes intestins et toi, ta divine majesté ! Tu penses bien queje ne suis pas venu pour ça…

CRONOS. – Tu n’en prendrais pas une goutte ? Pourm’accompagner ? Non ?

ZEUS. – Heu… écoute… tu sais, je n’ai pas encore déjeuner…

CRONOS. – Allez…

ZEUS. – Bon, si tu insistes. Mais juste une larme, alors ! (Il prendune petite gorgée.)

CRONOS. – Pas plus que ça ?

ZEUS. – Sans façon ! Ce n’est pas moi qui souffre ! Si tu veuxguérir, il te faut la fiole presque entière !

CRONOS. – Alors ?

ZEUS. – Bien, ça va. Hum… (Cronos l’observe.) Quoi ?

CRONOS. – Rien. Si c’est un poison, il n’est pas très violent !Oh, et puis zut ! J’ai trop mal ! tant pis ! (Il avale d’un trait.)

ZEUS, après un long silence. – Alors ?

CRONOS. – Ce n’est pas mauvais ! Un peu amer…

ZEUS, visiblement soulagé et ravi. – C’est la gentiane, ça ! Ah ça !c’est la gentiane ! Moi, j’aime bien…

CRONOS. – Dis-donc, c’est vrai que ça soulage ! Je sens que çase détend, là-dedans !

ZEUS. – Tu vois ! je te l’avais dit ! Il n’y a plus qu’à attendre.

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Gilles Guillaud

CRONOS. – Il faut arroser ça ! Tiens, prends un verre ! Dis-moi,tu n’avais pas parlé de présents, tout à l’heure ?

ZEUS. – Si. Heu… ils suivent, ils suivent !

CRONOS. – Bien ! Allons à leur encontre, je me sens légercomme… oh la !

ZEUS. – Qu’y a-t-il ?

CRONOS. – Oh ! je sens que ça libère les nœuds ! C’est pas de larigolade, ton truc ! Oh… ça…

ZEUS. – Ça ne va pas ?

CRONOS. – Non. Si. Je ne sais pas… je crois que… je crois qu’ilfaut que… Dis, ce n’est pas du poison, hein ? Oh la la ! c’estmarée montante, je crois ! Il faut que… (Il sort précipitamment engémissant.)

ZEUS. – J’ai bien cru que ça ne fonctionnerait pas ! Mère, oùêtes-vous ?

SCÈNE 4

Entre Rhéa.

RHÉA. – Dans mes bras, Zeus, mon fils ! Je savais que turéussirais ! N’avais-je pas raison ? L’histoire est en marche ! Lesdés sont jetés !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – Attends, attends ! Pas d’emballement !

RHÉA. – A-t-il tout bu ?

ZEUS. – Presque.

RHÉA. – Comment ça presque ?

ZEUS. – J’ai dû en prendre un peu pour le rassurer. Je ne mesens pas très bien !

RHÉA. – Ça passera ! Qu’est-ce qu’une petite nausée face audestin du monde !

ZEUS. – Rien, quand c’est le voisin qui l’a !

RHÉA. – Prends quelques fruits, un peu de vin ; c’est l’affaire detrois ou quatre minutes. Écoute, écoute ! Les voilà ! je crois qu’ilsarrivent ! (Entrent Hestia, Déméter, Héra, Hadès et Poseïdon.) Lesvoilà ! Tous ! Mes chers enfants ! Comme vous m’avez manqué !Quel bonheur de vous voir sains et saufs, beaux comme desdieux !

HESTIA. – Maman !

DÉMÉTER. – Maman !

HÉRA. – Maman !

RHÉA. – Mes filles ! Mes douces filles ! Hestia, Déméter, Héra !Et mes fils ! mes grands fils !

HADÈS. – Maman !

RHÉA. – Hadès !

POSEÏDON. – Maman !

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Gilles Guillaud

RHÉA. – Poseïdon ! Quelle joie ! Mon dieu quelle joie ! Mesenfants, voici Zeus, votre frère ! Grâce à lui, vous voilà vivants,debouts, en chair !

HESTIA. – Zeus !

RHÉA. – Zeus, voici Hestia, ta sœur aînée.

ZEUS. – Enchanté.

RHÉA. – Et voilà Déméter !

DÉMÉTER. – Zeus !

ZEUS. – Enchanté.

RHÉA. – Héra, la plus jeune des filles !

ZEUS. – Enchanté.

HÉRA. – Zeus !

RHÉA. – Et tes deux jeunes frères : Hadès et Poseïdon !

ZEUS. – Enchanté.

HADÈS, POSEÏDON. – Zeus !

RHÉA. – J’ai sauvé Zeus de la folie de votre père. Cronos, dansson aveuglement, a ce jour-là avalé une pierre en lieu et place dubébé. Aujourd’hui, il vous libère ! Il sera votre guide !

TOUS. – Nous te suivrons, Zeus !

ZEUS. – Eh bien, oui ! Encore faut-il savoir où ?

HÉRA. – Il faut détrôner Cronos ! Lui faire mordre la poussière !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HADÈS. – Absolument ! Poursuivons la vengeance et menons laà son terme !

ZEUS. – Bien.

RHÉA. – Tu es l’aîné des garçons, Zeus. C’est à toi que revient letitre de meneur.

POSEÏDON. – Liguons-nous !

HESTIA. – Oui, mais évitons la cruauté, je vous en prie ! Évitonsle sang !

DÉMÉTER. – Je suis d’accord. Point n’est besoin de trancher lestêtes pour changer les choses !

HÉRA. – Vous croyez peut-être qu’ils vont se gêner, les Titans ?Moi je dis : pas de quartiers !

HADÈS. – J’adhère !

ZEUS. – Hop, hop, hop ! Calmons-nous, mes frères et sœurs !Héra a raison. Les Titans sont puissants, nous ne ferons pas lepoids sous les coups de leurs glaives.

POSEÏDON. – Alors quoi ? Que fait-on ?

ZEUS. – Libérons les Hécatonchires et les Cyclopes. Faisonsd’eux nos alliés ! Ils n’ont pas inventé la poudre mais ils sontnombreux. Sans leur secours, nous sommes perdus !

HESTIA. – C’est sage, mon frère.

HADÈS. – C’est bien vu. J’adhère !

HÉRA. – Tu adhères à tout, toi ?

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Gilles Guillaud

HADÈS. – Si c’est clair, j’adhère !

DÉMÉTER. – Ne commence pas, Héra !

HESTIA. – Ne fais pas ta mauvaise tête.

HÉRA, à Hestia. – Toi, la sainte nitouche, je ne t’ai pas causé !

HESTIA. – Sale caractère !

HÉRA. – Oh oui, bien sûr ! C’est facile, ça ! Avec toi, tout lemonde est beau, tout le monde est gentil ! Moi, je dis : si on estsorti des boyaux du père pour faire de la poésie, autant yretourner tout de suite !

RHÉA. – Allons, allons ! mes enfants ! Le temps n’est pas à lachamaillerie mais à la solidarité ! Vous ne réussirez que les coudessoudés !

HADÈS. – J’adhère !

HÉRA. – Ouh ! qu’il m’énerve !

SCÈNE 5

Entre Cronos, furibond ; suivi de Hyspérion.

CRONOS. – Quelle est cette infamie ! Quelle est cette bassetraîtrise ! Où est-il l’Olympien, que je le massacre ? (À Rhéa.) Que

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Zeus, ses frères, ses soeurs

fais-tu là, toi ? File avant que je ne te souffle dans l’oreille ! (ÀZeus.) Toi ! Qu’as-tu fait ? Qui es-tu ? Que veux-tu ?

ZEUS. – Je suis Zeus, le premier des Olympiens, comme je te l’aidit. Voici les autres : mes frères et sœurs !

CRONOS. – Quoi ?

ZEUS. – Je suis ton fils !

CRONOS. – Je suis ton père ?1

ZEUS. – Aussi, oui.

CRONOS. – Mais…

RHÉA. – Ton troisième enfant, Cronos. Zeus, que tu as cruavaler comme les autres !

CRONOS. – Mais… je l’ai avalé !

RHÉA. – Non, c’est une pierre que tu as gobée !

CRONOS. – Ah, c’est donc ça les maux d’estomac ?

ZEUS. – Je suis la prédiction d’Ouranos. Je viens te détrôner !

CRONOS. – Manquerait que ça ! Essaie un peu, blanc-bec !

HÉRA. – Nous t’offrons d’abdiquer, sinon…

CRONOS. – Sinon ? Vous croyez peut-être m’intimider ? mefaire peur ? Savez-vous au moins à qui vous vous adressez ?Hypérion, à qui s’adressent-ils ?

HYPÉRION. – À Cronos, ta divine majesté !

1 Difficile à éviter… (NdA.)

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CRONOS. – Exactement ! Non mais alors !

HESTIA. – Cronos, tu restes notre père. Évitons le sang !

DÉMÉTER. – Passe le flambeau à ton fils. Il n’y a rien dedéshonorant à cela ; ça se fait.

CRONOS. – Tous ligués contre moi, c’est ça ? Mes enfants, mafemme ! Tous ! Ma mère, tiens, si ça se trouve ! Eh bien soit !Nous allons voir ce que nous allons voir ! Hypérion, mon armure,mon glaive : nous entrons en guerre !

RHÉA. – Ne fais pas ça, Cronos !

CRONOS. – Je vais me gêner !

ZEUS. – Réfléchis ! Du sang va couler !

HESTIA. – Mon dieu !

HÉRA. – Ah ! la pauvre enfant !

DÉMÉTER. – Héra !

HÉRA. – Quoi ?

ZEUS. – Cronos, c’est ta dernière chance !

CRONOS. – Cause toujours ! Hypérion, fais sonner lerassemblement des Titans ! L’heure est à la bataille ! Les Titansvaincront les… les quoi, déjà ? Oui, les Olympiens ! L’univers esten guerre, les enfants ! Il lui faut un nom, d’ailleurs, à cetteguerre ! Appelons-la… la Titanomachie ! Magnifique ! Oui ! laTitanomachie commence ! (Il sort hystérique, suivi d’Hypérion.)

POSEÏDON. – C’est parti !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – Mes frères, il n’y a pas de temps à perdre. Libérons nosfuturs alliés du Tartare et préparons-nous à la bataille !

HÉRA. – Je vous suis !

ZEUS. – Non, Héra ! C’est une affaire d’hommes !

HÉRA. – Comment ça ? C’est quoi ce machisme de comptoir ! Jesais me battre, je te le prouverai ! Je vous suis et c’est comme ça !Point !

ZEUS. – Bon. (Les trois frères sortent, suivis d’Héra.)

RHÉA. – Cette guerre sera longue, mes enfants. Longue etdouloureuse.

DÉMÉTER. – Peut-il en être autrement d’une guerre ?

HESTIA. – Encore des jours sombres en perspective. J’ai priétous les jours pour retrouver la lumière, et le jour où je l’obtiens,nous voici plongés dans des ténèbres plus profondes encore.

RHÉA. – Il en va ainsi du monde, Hestia. (Elles sortent.)

SCÈNE 6

Musique guerrière. Fracas, cris, bruits de glaivesqu’on croise, foudre, tonnerre, lumières violentes,etc. Puis entre Zeus, suivi de ses frères et sœurs ;ils sont en tenue de combat et se placent en ligne,à l’avant-scène.

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Cette colline nous donnera une vue d’ensemble. Leschoses se présentent plutôt bien.

HADÈS. – La victoire est proche.

POSEÏDON. – Leurs forces déclinent.

HÉRA. – Ils guerroient comme des andouilles !

DÉMÉTER. – Qu’on en finisse au plus vite. Cette guerre estinterminable !

HESTIA. – Dix ans ! Dix ans de bruits et de fureur !

HÉRA. – Chochotte !

DÉMÉTER. – Héra !

HÉRA. – Quoi ?

DÉMÉTER. – Respecte ta sœur aînée !

ZEUS. – Qui est-ce qu’on voit là ?

HÉRA. – Où ça ?

ZEUS. – Là, sur la gauche, qui court comme un dératé !

HADÈS. – C’est un peu loin.

POSEÏDON. – Ce n’est pas Hypérion, par hasard ?

ZEUS. – Et pourquoi court-il comme ça ?

HÉRA. – Il a un Cyclope à ses trousses, non ?

HADÈS. – Tu crois ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HÉRA. – On dirait bien.

DÉMÉTER. – Le pauvre, il aura suivi son frère jusque dans laplus pitoyable des déroutes !

HÉRA. – Il fallait qu’il y pense avant ! On a ce qu’on mérite !

HADÈS. – J’adhère !

HESTIA. – Soyons indulgents avec lui. Sa loyauté l’honore. Noussavons que de son propre chef, il se serait mis à notre service.

HÉRA. – Revoilà madame grand cœur !

ZEUS. – Hop ! ça y est !

HÉRA. – Quoi ?

ZEUS. – Le Cyclope l’a attrapé !

POSEÏDON. – Ils ne sont pas mal, finalement, dans la bagarre.

HADÈS. – Je trouve aussi ! Mais alors, dis-donc, lesHécatonchires ! Quels boulets ! C’est bien utile d’avoir toutes cestêtes pour comprendre tout de travers !

HÉRA. – Cinquante têtes mais un cerveau !

POSEÏDON. – Et tous ces bras pour être aussi peu dégourdis !

HADÈS. – Gaïa a eu la main lourde avec eux !

HÉRA. – Elle ne les a pas gâtés, sûr ! Regardez, ça bat enretraite ! Ça bat en retraite !

ZEUS. – Oui, je crois qu’on tient le bon bout !

DÉMÉTER. – Enfin !

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Gilles Guillaud

POSEÏDON. – Je vois Cronos cerné dans sa tour ! C’en est fini !

HÉRA. – Hourra !

HADÈS, POSEÏDON, ZEUS. – Hourra !

ZEUS. – Les Olympiens sont maîtres !

L’HÉCATONCHIRE, entrant, suivi du Cyclope. – Zzzz… Zzz…Zeus ! Nous… nounou… t’ata…

LE CYCLOPE. – Nous t’avortons la poubelle de la victoire !

L’HÉCATONCHIRE, furieux, au Cyclope. – On… on… n’ana…n’avait dit que c’est… moimoi… qui parle !

ZEUS. – Merci, les amis ! Merci ! Nous avons assisté à la déroutedes Titans ! Gloire vous soit rendue, aux uns comme aux autres !Vous y avez pris toute votre part !

L’HÉCATONCHIRE, au Cyclope. – On n’ana… on n’anavait ditque… queque c’est moi…

LE CYCLOPE. – On y serait encore demain !

ZEUS. – Ne vous querellez pas, mes amis ! L’heure est à la fête età la bonne entente ! Qu’on m’amène Cronos dès que possible. Jeveux l’entendre abdiquer !

L’HÉCATONCHIRE, sortant avec le Cyclope. – On n’ana…

ZEUS. – Mes frères, mes sœurs, nous voici au carrefour dudestin. Il est de temps de prendre nos routes respectives. Avantcela, il faut nous partager le monde et faire serment d’y propagerla paix autant que de nous jurer loyauté ! (Long silence.) Quelenthousiasme ! Alors, qui prend quoi ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HESTIA. – Tu as sûrement déjà ton idée.

ZEUS. – C’est vrai. Me permettez-vous de la soumettre ? Voilà :je prends le Ciel et la Lumière…

HÉRA. – Ben voyons !

ZEUS. – À Poseïdon la Mer ; à Hadès, le monde souterrain, lesEnfers !

HADÈS. – Les Enfers, j’adhère !

HÉRA. – Tu m’agaces !

POSEÏDON. – La Mer, ça me va ! Je comptais justement m’yfaire construire une résidence !

HÉRA. – Et nous, les filles, on fait la popotte ? Rien ne change,si je comprends bien ! On prend les mêmes et on recommence !Vous parlez d’un progrès ! Aux hommes le pouvoir et auxfemmes le…

ZEUS. – Que veux-tu donc, Héra ? Dis-le et tu l’auras ! Et cessedonc de te plaindre !

HÉRA. – Je ne me plains pas, je me rebelle ! D’ailleurs, je ne veuxrien ! Rien de spécial ! Ce qui ne m’empêchera pas de faire parlerde moi !

ZEUS. – Bien, alors je ne vois pas pourquoi tu nous fais cettevie ! Hestia ?

HESTIA. – Oh, rien que de très modeste. Je veux bien être ladéesse du Foyer, et montrer aux hommes comment bâtir desmaisons pour y mettre à l’abri leur famille.

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HÉRA. – Comme c’est mignon !

DÉMÉTER. – Et pourquoi pas ? Pour ma part, je veux veillersur le Blé et la Moisson ; compléter la belle idée d’Hestia :enseigner aux hommes l’art de cultiver la terre.

ZEUS. – Parfait ! Tout cela est parfait ! Je suis très fier de vous !Ce sont des bases solides pour asseoir la paix que j’envisage ! Ah !je crois que Cronos nous rend visite. Sachons le recevoir avec leshonneurs dûs au vaincu.

SCÈNE 7

Entrent Cronos et Hypérion, enchaînés tous lesdeux et encadrés par l’Hécatonchire et le Cyclope.

ZEUS. – Cronos, reçois notre respect !

CRONOS. – Et ta sœur !

HÉRA. – Zeus, laisse-moi le gifler !

CRONOS. – Votre respect, vous pouvez l’envoyer aux Enfers !Et moi avec, si ça vous chante !

HADÈS. – Les Enfers, j’adhère ! Je t’y attends de pied ferme !

ZEUS. – Oh la ! oh la ! Un peu de calme, voulez-vous ? Noussommes civilisés, restons-le ! Cronos, nous t’offrons un procèspour te montrer que l’arbitraire dont tu as fait preuve pendant tonrègne n’est pas la voie que nous désirons suivre. Hypérion seralogé à la même enseigne. Je souhaite également que les

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Zeus, ses frères, ses soeurs

Hécatonchires et les Cyclopes s’y associent. Commençons par toncas, Hypérion ! Tu nous as combattus aux côtés de Cronos, maisje n’en retiens qu’une exemplaire loyauté envers lui. C’est tout àton honneur même si c’était une erreur. Pour cette raison, jepropose un séjour au Tartare d’une durée limitée. Disons uneannée, avec traitement de faveur sur place, droit de visite, etc. Quiest contre ? (Seule Héra lève la main.) Cinq contre un. Désolé, Héra !Sentence avalisée ! Passons à Cronos. J’ai beau chercher, je netrouve aucune trace de circonstances atténuantes ; si ce n’est cellede nous avoir donné le jour ! Hadès, qu’en penses-tu ?

HADÈS. – J’adhère ! Le Tartare à perpette !

ZEUS. – Poseïdon ?

POSEÏDON. – Pareil ! J’ajouterai une dizaine d’années sansmanger ; juste en souvenir de ses intestins !

ZEUS. – Les filles ?

HÉRA. – La mort ! Qu’on le jette aux juments de Diomède !

HESTIA. – L’empêcher de nuire sans lui ôter la vie me sembleune justice plus équitable.

HÉRA. – Lavette !

DÉMÉTER. – J’abonde dans le sens d’Hestia ; qu’il goûte auTartare comme il l’a fait goûter à tant d’autres !

ZEUS. – Les Hécatonchires ? les Cyclopes ?

L’HÉCATONCHIRE. – D’ada… d’ada…

LE CYCLOPE. – D’abord ! nous sommes d’abord !

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ZEUS. – Bien ! C’est une belle unanimité ! Désolé, Héra ! As-tuune dernière requête, Cronos ?

CRONOS. – Pas de requête, non ! Mais un conseil : prendsgarde, Zeus ! Prends garde à ceux qui t’entourent ! Ils ne serontpas longs à briguer ta place !

ZEUS. – Qu’on les emmène ! (Cronos et Hypérion sont emmenés parl’Hécatonchire et le Cyclope.) Et maintenant, la fête ! Notre mèreRhéa nous attend sur l’olympe ! Ne la faisons pas languir ! (Touscommencent à sortir ; Zeus entoure les épaules d’Héra.) Patience, Héra ! Jete réserve une place de choix sur mon échiquier ! Ta beauté et tonorgueil te destinent à de grandes choses ! (Ils sortent.)

Acte troisième

ZEUS

SCÈNE 1

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Zeus, ses frères, ses soeurs

L’Olympe. Zeus est assis sur son trône, la foudredans la main gauche. À ses pieds, la Danseuse detout à l’heure est allongée. Une douce musiqueemplit l’air.

ZEUS. – Ah, ma jeune beauté ! Quelle douceur ! N’est-ce pas unesorte de paradis ? Le temps s’étire, nous enveloppe de paresse ;nos esprits vagabondent, errent sans autre dessein que lebonheur. Que désirer de plus ? Il n’y a que les fous pour seplaindre de tels délices. Ma femme est absente, les jours se fontcalmes, silencieux ; les nuits tendres et câlines. Chaque heure estun chant dédié à l’amour… Qu’elle reste loin, qu’elle reste loin !

LA DANSEUSE, sans bouger. – Je crois qu’on vient.

ZEUS. – Hélas, oui ! Je reconnais ce pas !

GAÏA, entrant. – Zeus ! Pardon de te déranger en plein travail !

ZEUS. – Je t’en prie, grand-mère !

GAÏA. – Peut-on être seuls ?

ZEUS. – Est-ce si important ?

GAÏA. – Suffisamment pour rester en dehors des oreilles demortels !

ZEUS. – Soit, soit. Peux-tu nous laisser, cher ange ? Je terappellerai et tu danseras pour moi.

LA DANSEUSE. – Maître… (Elle sort.)

ZEUS. – Je t’écoute.

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Gilles Guillaud

GAÏA, en direction de la danseuse qui est sortie. – C’est ta dernièretrouvaille ? Bref ! Je viens te voir pour deux choses. Tu meconnais, je ne tourne pas autour du pot.

ZEUS. – C’est une qualité, Gaïa.

GAÏA. – Oui, c’est ce qu’on dit ! Parfois, ça vous revient quandmême en pleine figure, une qualité pareille !

ZEUS. – Ce sont les risques.

GAÏA. – La première chose est que ça ne peut plus durer !

ZEUS. – Quoi donc ?

GAÏA. – Mais les Titans au Tartare !

ZEUS. – Ce n’est que la justice qui s’applique.

GAÏA. – Il arrive un moment où il faut tirer un trait. Unesentence est faite pour être allégée.

ZEUS. – Dans la justice des hommes, peut-être ; pas dans celledes dieux ! Et je ne suis pas seul juge, en plus ! Il faudraitconvoquer à nouveau le tribunal ; les Olympiens, lesHécatonchires, les Cyclopes…

GAÏA. – Alors fais-le ! Les Titans sont les seuls de mes enfantsqui ressemblent à quelque chose ! Ils me manquent !

ZEUS. – Hypérion est libre. Et puis j’avoue qu’en ce moment, jesuis un peu paresseux.

GAÏA. – Ne provoque pas mon courroux, Zeus ! Tu sais quequand je m’énerve, je m’énerve !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – Je sais, grand-mère. Je sais. Écoute, je vais voir ce que jepeux faire. Je peux en parler à Thémis qui me conseille en matièrede justice ; en toucher un mot à Rhéa.

GAÏA. – Ne perds pas de temps, c’est un conseil !

ZEUS. – Tu me menaces ?

GAÏA. – Appelle-ça comme tu veux !

ZEUS, las. – Autre chose ?

GAÏA. – Oui. Cette fois d’ordre plus personnel ! Je trouve, et jene suis pas la seule, que ta conduite n’est pas très… Commentdire ? Morale !

ZEUS. – Ma conduite ?

GAÏA. – Ne fais pas l’idiot ! Je veux parler de tes parties dejambes en l’air à droite à gauche !

ZEUS. – Gaïa !

GAÏA. – J’ai cherché un terme plus poétique, mais je n’ai pastrouvé ! Tes sœurs aînées désapprouvent, ta mère désapprouve,tout le monde désapprouve ! Ça n’a que trop duré ! Et je ne parlepas de ta femme !

ZEUS. – Mais de quoi vous vous mêlez, hein ? Et commenttraitez-vous l’amour ? Parties de jambes en l’air ! Alors que monseul but est de propager ce noble sentiment ! En recouvrir lemonde pour étouffer la guerre et le chaos qui menace à chaqueinstant !

GAÏA. – Coucheries, oui !

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Et puis qui cela gêne-t-il ? Héra, ma femme ? Sûrementpas ! Ça lui donne à chaque fois l’occasion d’assouvir sa soif devengeance ! C’est une seconde nature, chez elle ! Que crois-tuqu’elle fasse en ce moment, d’ailleurs ?

GAÏA. – Tu te moques du monde, Zeus ! Tu abuses de tonpouvoir pour aller séduire la première venue ! Des déesses, passeencore ; mais de simples mortelles ! Quelle bassesse !

ZEUS. – Et alors ? cela prouve mon ouverture d’esprit !

GAÏA. – Foutaises !

ZEUS. – Gaïa, sauf ton respect, tu m’importunes !

GAÏA. – Tu n’es qu’un coureur de jupons !

ZEUS. – Je suis un amoureux perpétuel !

GAÏA. – Un obsédé sexuel !

ZEUS. – Un romantique !

GAÏA. – Un dépravé, un dissolu !

ZEUS. – Dehors ! (Il se lève et brandit la foudre.) Dehors tout desuite !

GAÏA. – Tu crois me faire peur avec ton bâton de foire !

ZEUS. – Sûr que je ne gaspillerai pas un coup de foudre pour toi,vieille peau !

GAÏA, offusquée. – Oh ! le morveux ! Oh !

ZEUS. – Place aux jeunes, mémé ! Du vent ! Allez, hop ! (Il serassoit, indifférent.)

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Zeus, ses frères, ses soeurs

GAÏA. – Je vais trouver ta mère ! Immédiatement ! Ah ça, je vaistrouver ta mère ! Où plutôt non : je parlerai à Héra de tadanseuse ! elle va la transformer en poulpe ! Tu vas voir ! Tu vasvoir de quel bois je me chauffe ! Quelle horreur ! Parler ainsi àson aïeule ! Mais où va-t-on ? Où va-t-on ?

ZEUS, même jeu. – Tu es encore là ?

GAÏA. – Non. Je m’en vais ! Tu ne me reverras plus !

ZEUS. – J’en rêve tous les jours !

GAÏA. – Tu devrais avoir honte ! Après tout ce que j’ai fait pourtoi, pour tes frères, pour tes sœurs !

ZEUS. – Il faut savoir tourner la page. N’est-ce pas ce que tum’as suggéré tout à l’heure ? Au revoir et bon vent !

GAÏA. – Odieux personnage ! (Elle cherche d’autres mots puis finit parsortir.)

ZEUS. – Que la vie de famille est difficile ! Où es-tu, ma beauté ?Viens me rendre ce bonheur qu’on cherche à me voler à chaqueinstant ! Qu’on spolie par jalousie ! Qu’on salit par convoitise !Viens ! Reviens !

SCÈNE 2

Entre Déméter, dans tous ses états.

ZEUS. – Quoi encore ?

DÉMÉTER. – Zeus !

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Que fais-tu là, Déméter ? Que t’arrive-t-il ?

DÉMÉTER. – Zeus, c’est une catastrophe ! un drame ! uneinfamie !

ZEUS. – Grand-mère ? je sais !

DÉMÉTER. – Grand-mère ? Quoi, grand-mère ? Qui te parle degrand-mère ? C’est Persephone, Zeus ! Persephone !

ZEUS. – Ta fille ?

DÉMÉTER. – La nôtre !

ZEUS. – Ah oui ! Et alors ?

DÉMÉTER. – Tu sais qu’Hadès en est amoureux ?

ZEUS. – Eh oui ! il faut dire qu’elle est belle, ma fille !

DÉMÉTER. – La nôtre ! Eh bien, il est passé aux actes, lecochon ! Il l’a enlevée !

ZEUS, las. – Oh non…

DÉMÉTER. – Si ! Tout ça parce que j’ai refusé qu’il l’épouse !Est-ce qu’on épouse sa nièce ?

ZEUS. – J’ai bien épousé ma sœur !

DÉMÉTER. – Oui, bref ! Enlevée ! Enlevée comme une vulgairemortelle ! Figure-toi qu’elle dansait, l’innocente, comme elle le faittous les jours dans la plaine d’Enna, avec les nymphes ; et crac !Le sol s’ouvre et voilà cet idiot d’Hadès sur son char quil’entraîne dans le royaume des Morts ! Est-ce un endroit pour unejeune fille ? Les Enfers ! Elle si rayonnante, fraîche comme une

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Zeus, ses frères, ses soeurs

fleur, dorée comme un soleil ! Les Enfers ! J’entends encore sescris apeurés ! Oh, comme je les entends encore !

ZEUS. – Qu’as-tu fait ?

DÉMÉTER. – Que veux-tu que je fasse ? Je l’ai appelée, encoreet encore ! Je l’ai pleurée ! Et ma peine s’est transformée en colèreet… et j’ai frappé la terre de stérilité !

ZEUS. – Quoi ? C’est malin, ça ! Tu n’as rien trouvé de mieux ?Et les hommes, maintenant ? Ils vont manger quoi, des cailloux ?

DÉMÉTER. – Je m’en fiche ! Si Hadès ne me rend pas ma fille,je ne bougerai pas le petit doigt !

ZEUS. – Mais qui m’a donné une famille pareille ! C’estinvraisemblable ! Vous le faites exprès, ou quoi ? Vous rivalisezd’ingéniosité pour me pourrir la vie !

DÉMÉTER. – Fais quelque chose, Zeus ! Je t’en prie ; toi, ilt’écoutera !

ZEUS. – Oh oui, bien sûr ! Je dois tout faire, ici ! Régler lesproblèmes d’un tel, accéder aux souhaits d’un autre, etc. Matranquillité, ça, personne ne s’en soucie ! Bon, je m’en charge !Mais c’est bien parce que c’est toi, Déméter ; et c’est la dernièrefois ! Débrouillez-vous tous seuls, un peu, non ? Vous n’êtes plusdes enfants !

DÉMÉTER. – Merci, Zeus. Tu es bon !

ZEUS. – Oui. Bon. Trop bon. Trop bon !

DÉMÉTER. – J’ai croisé Gaïa en arrivant. Un problème ?

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Elle est venue me demander de libérer les Titans et pardessus le marché, me faire la morale ! Ça ne s’est pas très bienpassé !

DÉMÉTER. – À ce propos… Hestia et moi discutions hier ausoir et…

ZEUS. – Déméter, je t’en prie…

DÉMÉTER. – Oui, non. Rien. On disait juste que toutes cesconquêtes que tu fais, tous ces enfants que tu sèmes…

ZEUS. – Veux-tu que ta fille reste où elle est ?

DÉMÉTER. – C’est la tienne, aussi ! Non, je ne veux pas. Biensûr que non.

ZEUS. – Alors plus un mot !

DÉMÉTER. – Bien. Merci, Zeus. Ramène-moi ma Persephone,je t’en serai gré à jamais. (Elle sort.)

SCÈNE 3

Pendant la conversation entre Zeus et Hadès, laDanseuse entre et reprend sa position d’origine,aux pieds de Zeus.

ZEUS. – Hadès, tu m’entends ?

HADÈS, off. – Évidemment.

ZEUS. – Tu as suivi la conversation ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HADÈS, off. – Oui. Elle m’a traité de cochon !

ZEUS. – Il faut dire que tu ne fais pas les choses à moitié ! Quecomptes-tu faire ? (Hadès apparaît.)

HADÈS. – Je n’ai guère le choix. Je vais me ranger du côté de laraison.

ZEUS. – C’est bien.

HADÈS. – Ça me coûte. Je l’aime bien cette gosse !

ZEUS. – Fais pour le mieux ! Déméter est capable de nous fairedisparaître la race humaine ! On aura l’air fin si plus personnen’est là pour croire en nous !

HADÈS. – Ça va, toi ? Ça fait un bail, hein ?

ZEUS. – Ça va, ça va. Si on me fichait un peu la paix, ça iraitencore mieux ! Mais je n’ai pas à me plaindre !

HADÈS. – Bon, il faut que j’y aille ! Les Enfers, c’est pas unemince affaire ! On se contacte !

ZEUS. – D’accord. (Hadès sort.) Jeune beauté, vois-tu ce qu’est lequotidien d’un dieu ? Est-ce que tu l’envies ? J’espère que non.Vous autres mortels savez qu’un jour tout prend fin ; ainsi vouspouvez gérer votre existence en fonction de ça. Vous choisissezune vie de plaisirs ou une autre de responsabilités ; et il estexcitant, je trouve, de ne jamais savoir si le choix fait est le bon.J’ai envie de te rendre immortelle, j’en ai le pouvoir ; mais je ne leferai pas.

LA DANSEUSE. – Merci, maître.

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Gilles Guillaud

ZEUS. – C’est te rendre un grand service.

LA DANSEUSE. – Votre amour, si éphémère soit-il, me suffitamplement. Quand il aura fondu, ou quand une autre prendra maplace, je m’en irai avec ce souvenir, et personne ne pourra me leprendre. Je mourrai avec lui dans mon cœur ; la mort n’en seraque plus douce.

ZEUS. – Si jeune et déjà si sage.

SCÈNE 4

Entre Héra. Elle s’arrête devant le tableau.

HÉRA. – Comme c’est touchant.

ZEUS. – Héra ! Déjà rentrée de ta campagne de représailles ! (LaDanseuse se lève et sort, non sans avoir toisé Héra.)

HÉRA. – Eh bien ! Elle a une haute opinion d’elle-même, celle-ci ! Il est vrai qu’elle a un joli port !

ZEUS. – Tu ne la frappes pas de malédiction ?

HÉRA. – Je n’ai pas le temps d’être jalouse des mortelles ! J’aisuffisamment de travail avec les autres !

ZEUS. – D’où viens-tu ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HÉRA. – Je m’occupe, je m’occupe ! Les enfants que tu me faisdans le dos n’ont pas la vie facile !

ZEUS. – Qu’est-ce que cela t’apporte ?

HÉRA. – Du plaisir, mon époux ! Chacun le prend où il peut !Toi dans la luxure, moi dans la vengeance !

ZEUS. – Je ne fais pas le mal.

HÉRA. – Personne ne m’a demandé de faire le bien ! Un jour tum’as offert d’être ta femme ; ce jour-là, à tes yeux, j’étais la plusbelle, la seule digne de cet honneur. Hypocrisie ! Niaiserie ! Jen’avais pas encore ôté ma robe de mariage que tu me trompaisdéjà !

ZEUS. – Tu étais et tu restes la plus belle. Mais tu fais erreur. Cen’est pas pour ça que je t’ai prise pour épouse. C’est pour tonorgueil et ton insoumission. Qualités beaucoup plus illustres quela beauté à mes yeux ! Qu’est-ce que la beauté devant la crainteque tu inspires ? Que sont les jeux de l’amour devant le respectque tu imposes ? J’avais besoin de toi pour doubler ma puissance.

HÉRA. – Donc, tu t’amuses ?

ZEUS. – Exactement.

HÉRA. – Et je suis censée m’amuser de tes jeux ?

ZEUS. – C’est une solution.

HÉRA. – Je suis bafouée, ridiculisée, et je devrais accepter celasans mot dire ; pire : un sourire aux lèvres ! C’est hors dequestion !

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Je sais bien. Je le regrette.

HÉRA. – Ce que je regrette, moi, c’est une pincée de cruautésupplémentaire ! Dommage que mon père ne m’ait légué lasienne ! Je ne sais pas ce qui me retient d’exécuter toutes tesconquêtes !

ZEUS. – La bonté qui est en tous les Olympiens et que tu tentesd’étouffer.

HÉRA. – Ne m’insulte pas ! Je n’ai pas plus de bonté en moi quetu n’as de morale ! Ce qui retient mon bras, c’est que ces pauvresfemmes sont des malheureuses qui elles aussi sont trompées ! Tun’es pas irrésistible, le sais-tu ? Preuve en est que tu dois plussouvent qu’à ton tour user de stratagèmes pour les séduire ! Sanscela, la plupart passerait leur chemin !

ZEUS. – Tu ne sais pas de quoi tu parles !

ZEUS. – N’as-tu pas pris la forme d’un aigle pour enlever Égine ?Et même d’une caille – une caille ! – pour séduire Léto ? Rien net’arrête, rien ne te fais honte, pas même de te déguiser en simplemortel pour minauder avec Sémélé !

ZEUS. – De quoi as-tu à te plaindre ? N’a-t-on pas de beauxenfants ? De quoi manques-tu ? D’autres se damneraient pourêtre à ta place ! Tes pouvoirs sont immenses, personne n’a rien àte refuser.

HÉRA. – Si. Mon mari ! Qui me refuse le respect qu’il me doit !

ZEUS. – Cesse donc ces enfantillages ! Je ne veux plus parleravec toi. Tu m’épuises ! Reviens quand tu seras dans de meilleuresdispositions !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HÉRA. – Prends garde, Zeus ! Il se pourrait que je revienne avecde bien plus mauvaises encore !

ZEUS. – Décidément, c’est le jour des menaces !

ZEUS. – Tu es le maître absolu. C’est vrai aujourd’hui mais ne tecrois pas hors de portée des inquiétudes. Le danger est partout ;souviens-toi de Cronos, et d’Ouranos avant lui.

ZEUS. – Tu t’égares.

HÉRA. – Peut-être, peut-être... Maintenant je te laisse. Tu peuxreprendre l’activité que tu préfères : la passivité ! Et soistranquille, je ne m’attaquerai pas à ta petite danseuse. D’ailleurs, jel’aime bien. Elle est plus à plaindre qu’autre chose.

ZEUS. – Elle au moins sait jouir de l’instant. Elle estreconnaissante pour chaque minute de bonheur qu’elle prend,sans se morfondre ni se complaire dans la suspicion ou l’intrigue.

HÉRA. – Grand bien lui fasse. (Elle sort. Rentre la Danseuse quireprend sa place.)

ZEUS. – Il semble bien que j’agace ! Viens, ma jeune beauté ; l’airpur s’est ici raréfié. Allons dans les jardins. (Ils sortent.)

SCÈNE 5

Entrent Héra et Poseïdon.

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Gilles Guillaud

HÉRA. – Je te l’assure, Poseïdon. Je sors d’une longue discussionavec lui ; la plus sérieuse que l’on ait eu depuis longtemps ! Il estfatigué, triste : c’est le moment opportun, crois-moi !

POSEÏDON. – Je sais que je peux te croire. Ce que je sais moins,c’est s’il est bien raisonnable de s’en prendre à Zeus.

HÉRA. – Je croyais que tu en avais assez de surfer sur les vaguesavec les dauphins !

POSEÏDON. – C’est vrai.

HÉRA. – Alors c’est le moment ! Tu peux prendre tous lespouvoirs en un tour de main ! Si tu m’écoutes et me laisses faire.

POSEÏDON. – Tu as un plan pour arriver à tes fins ?

HÉRA. – Imparable ! Simple comme bonjour.

POSEÏDON. – Parvenir à enchaîner Zeus ne me paraît pasparticulièrement simple comme bonjour !

HÉRA. – Même Zeus a un point faible.

POSEÏDON. – Je ne vois pas.

HÉRA. – Allons ! réfléchis. Quelle est la seule chose qui le rendevulnérable ? Pour laquelle il abaisse toutes ses gardes ?

POSEÏDON. – Les femmes ?

HÉRA. – Dans le mille ! Je suis bien placée pour le savoir !

POSEÏDON. – Et alors ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

HÉRA. – Et alors tu verras ! Ce que je te demande, encontrepartie de t’offrir le trône que tu convoites, c’est de veiller àce que j’ai le champ libre. Tiens tout le monde à l’écart !

POSEÏDON. – Comment vas-tu t’y prendre ?

HÉRA. – Je sais qu’il veut séduire Alcmène, la femmed’Amphitryon. Je connais même la ruse qu’il compte employer ;je me délecte de le devancer !

POSEÏDON. – Je n’ai pas tout compris mais je te laisse à tesintrigues. Tu es plus douée que moi ! Comment est-ce que je saisque l’affaire est dans le sac ?

HÉRA. – Les paons du parc feront la roue !

POSEÏDON. – C’est dans leurs habitudes !

HÉRA. – Pas tous ensembles, non !

POSEÏDON. – Bon. Et après ?

HÉRA. – Après ? Tu prends les pouvoirs de Zeus et tu en fais ceque tu veux ! Ça ne m’intéresse pas ! Seule importe mavengeance. Et si tout va bien, je la tiendrai enfin !

POSEÏDON. – Bien.

HÉRA. – File, maintenant ! Je dois me préparer ! (Poseïdon sort.) Ànous deux, Zeus ! (Elle sort à son tour.)

SCÈNE 6

Entrent Zeus et la danseuse. Elle danse pour lui.

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Gilles Guillaud

ZEUS. – C’est magnifique, c’est sublime ! Ah, merci ma jeunebeauté ! Tu effaces toutes ces contrariétés par ton rire, par tagrâce ! Mais où vas-tu ? tu pars déjà ?

LA DANSEUSE. – Oui, maître. Le temps a prise sur moi. Le soirtombe sur terre ; je dois rentrer.

ZEUS. – Je peux endormir ton père, si sa colère t’inquiète.

LA DANSEUSE. – Demain, le jour se lèvera et je reviendrai.Peut-être…

ZEUS. – J’irai te chercher, s’il le faut.

LA DANSEUSE, sortant. – Oui, mon maître…

ZEUS. – Je l’ai dans la peau ! Ah, un peu de vin, tiens ! (Pendantqu’il vaque, entre Alcmène.) Quelques fruits… Alcmène ? Mais quefais-tu là ?

ALCMÈNE. – Je n’y tenais plus, mon roi !

ZEUS. – Pardon ?

ALCMÈNE. – L’amour me dévore, me consume ! Je n’y tenaisplus !

ZEUS. – Mais… Hier encore tu me fuyais !

ALCMÈNE. – Oui. Mais hier est passé, hier est effacé, hier estenglouti ! J’ai été envoûtée ! tu m’as envoûtée !

ZEUS. – Alors ça ! Et Amphitryon, ton mari ?

ALCMÈNE. – Parti !

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – À la guerre ?

ALCMÈNE. – À la guerre, plus tôt que prévu !

ZEUS. – Je n’en crois pas mes yeux !

ALCMÈNE. – Tu n’as pas l’air véritablement enchanté de mevoir.

ZEUS. – Allons donc ! Si, bien sûr ! Mais… La surprise,comprends-tu ?

ALCMÈNE. – Es-tu sûr de m’aimer encore ?

ZEUS. – Je n’ai pas encore commencé !

ALCMÈNE. – Oui, mais on dit que tes passions vont etviennent !

ZEUS. – Qui dit cela ? Quelle brute insensible ? Qu’on mel’amène et je la foudroie ! Approche, mon Alcmène. Approche…

ALCMÈNE, minaudant. – Zeus… Voyons, un peu de retenue !voyons !

ZEUS. – Alcmène ! c’est à mon tour de n’y plus tenir ! Te voirme bouleverse, m’électrise ! Il faut éteindre ce feu qui brûle enmoi, sinon… sinon…

ALCMÈNE. – Sinon quoi, mon Zeus ? Que se passera-t-ilsinon ? hein ?

ZEUS. – Ce sera l’embrasement général ! Et alors là !

ALCMÈNE. – Viens plutôt par là… (Elle l’entraîne vers le trône.) Ilfaut que je t’avoue, Zeus…

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Quoi, mon amour ? Quoi ?

ALCMÈNE. – J’aime…

ZEUS. – Quoi, mais quoi ?

ALCMÈNE. – J’aime certaines choses… certaines pratiques…

ZEUS. – Lesquelles ? Dis-moi lesquelles ?

ALCMÈNE. – N’en seras-tu pas offusqué ?

ZEUS. – Tu me crois né de la dernière pluie ? Tout ce que tuvoudras ! Tout ce que tu voudras si c’est tout de suite !

ALCMÈNE. – J’aime… Oh ! je n’ose ! je n’ose !

ZEUS. – Allons ! Alcmène, je deviens fou !

ALCMÈNE. – J’aime enchaîner mon mari ! Quand on… quandon fait la chose !

ZEUS, freiné. – Quoi ?

ALCMÈNE. – Voilà ! je savais que ça te déplairait ! Je le savais !

ZEUS, après une hésitation. – Mais pas du tout ! C’est surprenant,au début, mais… bon !

ALCMÈNE. – Alors tu veux bien ?

ZEUS. – Tout ce que tu voudras ! Mais vite ! j’implose !

ALCMÈNE. – D’accord. Tu te mets là, comme ça. Tes bras enl’air… Je les attache… les poignets… voici ! Tu me dis si je serretrop, hein ?

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – Ça va. Alcmène, oh ! mais que me fais-tu faire ? Etensuite ?

ALCMÈNE. – Ensuite, tu vas voir ! C’est délicieux ! C’est… (Ellepasse derrière le trône et sort de l’autre côté, en Héra.) Divin !

ZEUS. – Quoi ? Qu’est-ce que…

HÉRA. – Tu as l’air bête !

ZEUS. – Héra, que fais-tu ? Quel est ce jeu idiot ?

HÉRA. – C’est drôle, non ?

ZEUS. – Je ne trouve pas ! Détache-moi !

HÉRA. – Oh non ! pas tout de suite ! Laisse-moi profiter de lavue ! (Elle crie à la cantonnade.) La roue, les paons ! La roue !

ZEUS. – Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es devenue folle !

HÉRA. – De joie ! Là, oui ! De joie !

ZEUS. – Détache-moi tout de suite !

HÉRA. – Pas mal, la ruse, hein ? N’est-ce pas celle que tu avaisimaginé pour toi-même ? Ne devais-tu pas prendre les traitsd’Amphitryon et te glisser dans ses propres draps, pour abuserAlcmène ?

ZEUS. – C’est une blague ?

HÉRA. – Une blague ? Non, c’est un piège ! De ceux que tuaffectionnes d’ordinaire. Pas à cette place, certes ! Pas à la placede la victime ! (Entre Poseïdon.)

POSEÏDON. – Les paons font la roue !

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Gilles Guillaud

ZEUS. – Poseïdon ?

POSEÏDON. – Salut Zeus !

ZEUS. – J’y suis !

HÉRA. – Oui. Jusqu’au cou !

ZEUS. – Un complot ! Mon propre frère ! Ma propre femme !Qui d’autre ?

HÉRA. – Personne pour l’instant.

POSEÏDON. – Zeus, je suis désolé ! Je ne supportais plus lesbains de mer ! Je te succède au Ciel et à la Lumière ! Ça me fera leplus grand bien !

ZEUS. – Et vous pensez vous en tirer comme ça ? Je suis aiméde tous, personne ne permettra votre trahison !

HÉRA. – Oh, l’histoire n’est qu’une longue suite de trahisons, derevirements, d’accords conclus puis détruits. On suit celui quidétient le pouvoir ; non par conviction mais pour avoir la paix !

ZEUS. – Et quand j’aurai ôté ces chaînes ?

HÉRA. – Seul, tu ne pourras pas. Je les ai choisies avec soin etpeu d’êtres sont capables de les briser. Tu ferais mieux de méditerquelques temps.

ZEUS. – Poseïdon, toi, au moins, as-tu évalué la portée de tesactes ? Réfléchis encore !

POSEÏDON. – L’occasion est trop belle !

HÉRA. – Allons, Poseïdon ! Il nous faut jeter de nouvelles basespour ce royaume ! (Ils sortent.)

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Zeus, ses frères, ses soeurs

ZEUS. – Poseïdon ! Tu vas te faire avoir ! Ah ! quel idiot je fais !(Entre la danseuse.)

LA DANSEUSE. – Je crois aussi, mon maître !

ZEUS. – Ah, mon amie ! Regarde ce qu’ils ont fait de moi ! Parenvie ! Par jalousie ! Tu as tout vu ?

LA DANSEUSE. – J’ai vu.

ZEUS. – Et tu n’as rien fait ? Et tu ne fais rien ?

LA DANSEUSE. – Et que puis-je faire ?

ZEUS. – Trouver de l’aide ! Qu’on me détache !

LA DANSEUSE. – Je suis une simple mortelle !

ZEUS. – La bonne excuse !

LA DANSEUSE. – Et vous n’avez pas été long à m’oublier,après mon départ… Une femme s’en va, une autre vient.

ZEUS. – Mais… Je… J’ai été berné ! Tu l’as constaté toi-même !

LA DANSEUSE. – Il semble que ce soit le lot de tout unchacun !

ZEUS. – Es-tu jalouse ?

LA DANSEUSE. – Jalouse ? Non. Je suis triste. Je crois que jedevrais rester à ma place, en bas.

ZEUS. – Tu vas me laisser ainsi ?

LA DANSEUSE. – Je ne suis jamais venue. Je ne suis pas là. J’aidéjà tout oublié… (Elle sort. Entre Rhéa.)

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Gilles Guillaud

RHÉA. – Que dit-on partout ? Zeus enchaîné ? Ah oui ! c’estvrai !

ZEUS. – Mère !

RHÉA. – Quelle situation !

ZEUS. – On la doit à ta fille et à ton fils ! Qu’on me libère et macolère va retentir !

RHÉA. – C’est une leçon.

ZEUS. – Comment ?

RHÉA. – Oui, Zeus. Et j’espère qu’elle restera présente en toipour le reste du temps !

ZEUS. – Libére-moi !

RHÉA. – Oui, je vais le faire ! Je sais qui peut le faire. Mais avant,je veux que tu me promettes…

ZEUS. – Ce que tu voudras !

RHÉA. – Rien pour moi, Zeus ! En premier lieu, ne te laisse pasaller à des représailles ! Pardonne ! Ton attitude a exaspéré tout lemonde : il est logique qu’on ait voulu s’en prendre à toi !Reprends les rênes, Zeus ! Deviens celui que tu dois être !L’exemple de Cronos aurait dû te servir ! Ne l’imite pas ! Régis,gouverne, ordonne, juge, mais toujours dans la sérénité etl’honnêteté ! Sois le roi des rois ! le dieu des dieux !

ZEUS. – Tu as raison. Je me suis perdu. Je ne sais plus qui je suis.

RHÉA. – À la bonne heure ! Je veillerai sur toi plus que je ne l’aifait jusqu’à maintenant ; mon œil sera plus attentif. Je t’envoie le

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Zeus, ses frères, ses soeurs

géant Briarée, il est le seul capable de briser ces chaînes !Reprenons le chemin, Zeus ! Reprenons le chemin et avançons !

Elle sort. Zeus reste seul, pensif. La danseuseréapparaît, ils se regardent longtemps, puis ellesourit, l’embrasse sur le front et sort. Noir.

Notes

J’ai écrit le premier jet de Zeus, ses frères, ses soeurs entre le 10 et le15 août 2005, sur les bords du Lac d’Issarlès, en Ardèche. L’idée m’en étaitvenue il y a assez longtemps, en feuilletant par hasard un livre pour enfantstraitant de la mythologie grecque. J’ai immédiatement pensé – et je ne suispas le premier ! – que les personnages étaient taillés pour le théâtre ! Cettepièce est bien évidemment une comédie, parfois burlesque ou surréaliste, maisje n’ai pu m’empêcher, parfois, de me laisser entraîner vers la tragédie, ou toutau moins le romantisme. On ne se refait pas ! Et je crois qu’une œuvre dethéâtre ne peut être linéaire dans le style choisi par l’auteur, voire par lemetteur en scène. On se lasserait vite d’une comédie sans pauses lyriques,tristes ou dramatiques. La même chose s’applique aux drames. N’appelle-t-

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on pas les auteurs de théâtre des dramaturges ? Même ceux qui nous fontmourir de rire !

Ingrandes de Touraine, 4 septembre 2005.

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