Ziegler, Jean - Les Nouveaux Maîtres Du Monde Et Ceux Qui Leur Résistent

Embed Size (px)

Citation preview

  • DU MME AUTEUR

    Sociologie et Contestation, essai sur la socit mythique Gallimard, coll. Ides , 1969Le Pouvoir africain Seuil, coll. Esprit , 1973 coll. Points , nouvelle dition revue et

    augmente, 1979Les Vivants et la Mort, essai de sociologie Seuil, coll. Esprit , 1973 coll. Points , nouvelle

    dition revue et augmente, 1978Une Suisse au-dessus de tout soupon en collaboration avec Dlia Castelnuovo-Frigessi,

    Heinz Hollenstein, Rudolph H. Strahm Seuil, coll. Combats , 1976 coll. Points Actuels ,nouvelle dition, 1983

    Main basse sur lAfrique Seuil, coll. Combats , 1978 coll. Points Actuels , nouvelledition, 1980

    Retournez les fusils ! Manuel de sociologie dopposition Seuil, coll. Lhistoire immdiate ,1980 coll. Points Politique , 1981

    Contre lordre du monde, les Rebelles (mouvements arms de libration nationale du TiersMonde) Seuil, coll. Lhistoire immdiate , 1983 coll. Points Politique , 1985

    Vive le pouvoir ! ou les dlices de la raison dtat Seuil, 1985La Victoire des vaincus, oppression et rsistance culturelle Seuil, coll. L histoire

    immdiate , 1988 coll. Points , nouvelle dition revue et augmente, 1991La Suisse lave plus blanc Seuil, 1990 Le Bonheur dtre suisse Seuil et Fayard, 1993 coll.

    Points Actuels , 1994LOr du Manima Seuil, roman, 1996 La Suisse, lor et les morts Seuil, 1997, coll. Points ,

    1998Les Seigneurs du crime : les nouvelles mafias contre la dmocratie Seuil, 1998, coll.

    Points , 1999La faim dans le monde explique mon fils Seuil, 1999

  • Jean Ziegler

    LES NOUVEAUXMATRES

    DU MONDE

    et ceux qui leur rsistent

    Fayard

  • Librairie Arthme Fayard, 2002

  • Ce livre est ddi la mmoire de :Carlo Giuliani, de Gnes, tudiant en lettres g de vingt ans, abattu dune balle dans la

    tte par un carabinier italien sur la place Gaetano Alimonda, 17 h 30, le samedi 21 juillet2001, alors quil manifestait dans sa ville contre le Sommet du G-8.

    Pierre Bourdieu, thoricien trop tt disparu de la nouvelle socit civile plantaire.

  • Jai appris une chose et je sais en mourantQuelle vaut pour chacun :

    Vos bons sentiments, que signifient-ilsSi rien nen parat en dehors ?

    Et votre savoir, quen est-ilSil reste sans consquences ?

    []Je vous le dis :

    Souciez-vous, en quittant ce monde,Non davoir t bon, cela ne suffit pas,

    Mais de quitter un monde bon !Bertolt Brecht,

    Sainte Jeanne des abattoirs

  • PRFACE

    Lhistoire mondiale de mon me

    La journe sannonait splendide. Ctait un 3 aot, 6 h 15. Sur laroport de Bruxelles-Zaventem, un soleil rouge montait dans le ciel. Le Boeing 747 de la Sabena atterrit lheure.Tandis que les passagers, les yeux encore pleins de sommeil, descendaient lescalier pourrejoindre les deux bus, un contrleur en survtement blanc fit le tour de lappareil.

    Du caisson du train datterrissage gauche sortaient trois doigts dune main, cramponnsau bord de la cloison. Le contrleur sapprocha de plus prs. Dans le train datterrissage, ildcouvrit deux corps dadolescents, noirs et frles, recroquevills, les traits du visage figsdans leffroi. Ctaient ceux de Fod Tour Keita et Alacine Keita, deux Guinens de 15 et 14ans, vtus dun simple short, de sandales et dune chemisette.

    La trappe principale du train datterrissage dun Boeing 747 abrite seize grosses roues. Lecompartiment est vaste, haut de deux mtres. La trappe ne souvre que depuis la cabine depilotage. Mais lorsque lavion est sur la piste, nimporte qui sil arrive se faufiler parmi lepersonnel de maintenance peut grimper dans la trappe.

    En vitesse de croisire, un Boeing 747 vole environ 11 000 mtres, et cette altitude-l,la temprature extrieure est de moins 50 C.

    Les deux adolescents avaient probablement grimp dans la trappe lescale de Conakry.Dans la poche de la chemisette de Fod, le contrleur trouva une feuille soigneusement

    plie, couverte dune criture maladroite : Donc si vous voyez que nous nous sacrifions etexposons notre vie, cest parce quon souffre trop en Afrique et quon a besoin de vous pourlutter contre la pauvret et pour mettre fin la guerre en Afrique. Nanmoins, nous voulonstudier et nous vous demandons de nous aider tudier pour tre comme vous, en Afrique

    Enfin nous vous supplions de nous excuser trs fort doser vous crire cette lettre en tantque vous, les grands personnages qui nous devons beaucoup de respect. Et noubliez pasque cest vous que nous devons nous plaindre de la faiblesse de notre force en Afriquei.

    En ce dbut de millnaire, les oligarchies capitalistes transcontinentales rgnent surlunivers. Leur pratique quotidienne et leur discours de lgitimation sont radicalementcontraires aux intrts de limmense majorit des habitants de la terre.

    La mondialisation ralise la fusion progressive et force des conomies nationales dansun march capitaliste mondial et un cyberespace unifi. Ce processus provoque uneformidable croissance des forces productives. Dimmenses richesses sont cres chaqueinstant. Le mode de production et daccumulation capitaliste tmoigne dune crativit, dunevitalit et dune puissance absolument stupfiantes et, coup sr, admirables.

    En un peu moins dune dcennie, le produit mondial brut a doubl et le volume ducommerce mondial a t multipli par trois. Quant la consommation dnergie, elle doubleen moyenne tous les quatre ans.

    Pour la premire fois de son histoire, lhumanit jouit dune abondance de biens. Laplante croule sous les richesses. Les biens disponibles dpassent de plusieurs milliers defois les besoins incompressibles des tres humains.

    Mais les charniers aussi gagnent du terrain.

  • Les Quatre Cavaliers de lApocalypse du sous-dveloppement sont la faim, la soif, lespidmies et la guerre. Ils dtruisent chaque anne plus dhommes, de femmes et denfantsque la boucherie de la Seconde Guerre mondiale pendant six ans. Pour les peuples du tiers-monde, la Troisime Guerre mondiale est en cours.

    Chaque jour, sur la plante, environ 100 000 personnes meurent de faim ou des suitesimmdiates de la faimii. 826 millions de personnes sont actuellement chroniquement etgravement sous-alimentes ; 34 millions dentre elles vivent dans les pays conomiquementdvelopps du Nord ; le plus grand nombre, 515 millions, vivent en Asie o elles reprsentent24 % de la population totale. Mais si lon considre la proportion des victimes, cest lAfriquesubsaharienne qui paie le plus lourd tribut : 186 millions dtres humains y sont enpermanence gravement sous-aliments, soit 34 % de la population totale de la rgion. Laplupart dentre eux souffrent de ce que la FAO appelle la faim extrme , leur rationjournalire se situant en moyenne 300 calories au-dessous du rgime de la survie dans desconditions supportables. Les pays les plus gravement atteints par la faim extrme sont situsen Afrique subsaharienne (dix-huit pays), aux Carabes (Hati) et en Asie (Afghanistan,Bangladesh, Core du Nord et Mongolie).

    Toutes les sept secondes, sur la terre, un enfant au-dessous de 10 ans meurt de faim.Un enfant manquant daliments adquats en quantit suffisante, de sa naissance lge

    de 5 ans, en supportera les squelles vie. Au moyen de thrapies dlicates pratiques soussurveillance mdicale, on peut faire revenir une existence normale un adulte qui a ttemporairement sous-aliment. Mais un enfant de moins de 5 ans, cest impossible. Privesde nourriture, ses cellules crbrales auront subi des dommages irrparables. Rgis Debraynomme ces petits des crucifis de naissanceiii .

    La faim et la malnutrition chronique constituent une maldiction hrditaire : chaqueanne, des dizaines de millions de mres gravement sous-alimentes mettent au monde desdizaines de millions denfants irrmdiablement atteints. Toutes ces mres sous-alimenteset qui, pourtant, donnent la vie rappellent ces femmes damnes de Samuel Beckett, qui accouchent cheval sur une tombe Le jour brille un instant, puis cest la nuit nouveauiv .

    Une dimension de la souffrance humaine est absente de cette description : celle delangoisse lancinante et intolrable qui torture tout tre affam ds son rveil. Comment, aucours de la journe qui commence, va-t-il pouvoir assurer la subsistance des siens,salimenter lui-mme ? Vivre dans cette angoisse est peut-tre plus terrible encorequendurer les multiples maladies et douleurs physiques affectant ce corps sous-aliment.

    La destruction de millions dtres humains par la faim seffectue dans une sorte denormalit glace, tous les jours, et sur une plante dbordant de richesses.

    Au stade atteint par ses moyens de production agricoles, la terre pourrait nourrirnormalement 12 milliards dtres humains, autrement dit fournir chaque individu uneration quivalant 2 700 calories par jourv . Or, nous ne sommes quun peu plus de 6milliards dindividus sur terre, et chaque anne 826 millions souffrent de sous-alimentationchronique et mutilante.

    Lquation est simple : quiconque a de largent mange et vit. Qui nen a pas souffre,devient invalide ou meurt.

    La faim persistante et la sous-alimentation chronique sont faites de main dhomme. Ellessont dues lordre meurtrier du monde. Quiconque meurt de faim est victime dunassassinat.

    Plus de 2 milliards dtres humains vivent dans ce que le Programme des Nations unies

  • pour le dveloppement (PNUD) appelle la misre absolue , sans revenu fixe, sans travailrgulier, sans logement adquat, sans soins mdicaux, sans nourriture suffisante, sans accs leau propre, sans cole.

    Sur ces milliards de personnes, les seigneurs du capital mondialis exercent un droit devie et de mort. Par leurs stratgies dinvestissement, par leurs spculations montaires, parles alliances politiques quils concluent, ils dcident chaque jour de qui a le droit de vivre surcette plante et de qui est condamn mourir.

    Lappareil de domination et dexploitation mondiales rig par les oligarchies depuis ledbut des annes quatre-vingt-dix est marqu par un pragmatisme extrme. Il est fortementsegment et na que peu de cohrence structurelle. Aussi est-il dune extraordinairecomplexit et connat-il de nombreuses contradictions internes. En son sein, des fractionsopposes se combattent. La concurrence la plus froce traverse tout le systme. Entre eux, lesmatres se livrent constamment des batailles homriques.

    Leurs armes sont les fusions forces, les offres publiques dachat hostiles,ltablissement doligopoles, la destruction de ladversaire par le dumping ou des campagnesde calomnies ad hominem. Lassassinat est plus rare, mais les matres nhsitent pas yrecourir le cas chant.

    Mais ds que le systme dans son ensemble, ou dans un de ses segments essentiels, estmenac ou simplement contest comme lors du Sommet du G-8 Gnes en juin 2001 ou duForum social mondial de janvier 2002 Porto Alegre , les oligarques et leurs mercenairesfont bloc. Mus par une volont de puissance, une cupidit et une ivresse de commandementsans limites, ils dfendent alors bec et ongles la privatisation du monde. Celle-ci leur confredextravagants privilges, des prbendes sans nombre et des fortunes personnellesastronomiques.

    Aux destructions et aux souffrances infliges aux peuples par les oligarchies du capitalmondialis, de son empire militaire et de ses organisations commerciales et financiresmercenaires, viennent sajouter celles que provoquent la corruption et la prvarication,courantes grande chelle dans nombre de gouvernements, notamment du tiers-monde. Carlordre mondial du capital financier ne peut fonctionner sans lactive complicit et lacorruption des gouvernements en place. Walter Hollenweger, thologien rput delUniversit de Zurich, rsume bien la situation : La cupidit obsessionnelle et sans limitesdes riches de chez nous, allie la corruption pratique par les lites des pays dits en voie dedveloppement, constitue un gigantesque complot de meurtre Partout dans le monde etchaque jour se reproduit le massacre des innocents de Bethlemv i.

    Comment dfinir le pouvoir des oligarques ? Quelle est sa structure ? Sa visehistorique ? Quelles sont ses stratgies ? Ses tactiques ?

    Comment les matres de lunivers parviennent-ils se maintenir, alors que limmoralitqui les guide et le cynisme qui les inspire ne font de doute pour personne ? O rside lesecret de leur sduction et de leur pouvoir ?

    Comment est-il possible que, sur une plante abondamment pourvue de richesses,chaque anne, des centaines de millions dtres humains soient livrs la misre extrme, la mort violente, au dsespoir ?

    toutes ces questions, le prsent livre tente dapporter des rponses.

    Mais cet ouvrage a un second objectif.Le 25 juin 1793, devant la Convention de Paris, le prtre Jacques Roux lut son manifeste

  • des Enrags. Il demandait quon engaget une rvolution conomique et sociale contre lecommerce et la proprit prive lorsque ceux-ci consistent faire mourir de misre etdinanit ses semblablesv ii .

    Aujourdhui, une nouvelle fois, les rumeurs de rvolution sourdent aux quatre coins dumonde. Une nouvelle socit civile est en train de natre. Dans la confusion et les difficultsextrmes. Contre les seigneurs, elle tente dorganiser la rsistance. Au nom des opprims, ellecherche un chemin, incarne lespoir. Notre analyse doit fournir des armes pour le combat dela communaut qui advient.

    Aminata Traore rapporte une coutume magnifique des Bambara du bord du fleuve Niger,au Mali. Lors des ftes de la Tabaski et du Ramadan, les parents, les allis et les voisins serendent mutuellement visite en changeant des vux. En franchissant le seuil de la maison,le visiteur prononce une certaine formule, qui na pas chang depuis la nuit des temps : Vux dennemis, vux damis Que tes propres vux soient exaucsv iii. Je nai jamais lude dfinition plus belle, plus prcise de lide dmocratique. Ltre humain est seul pouvoirconnatre ce quau plus intime de lui-mme il souhaite rellement pour lui, pour ses procheset pour ses semblables.

    La dmocratie nexiste vraiment que lorsque tous les tres qui composent lacommunaut peuvent exprimer leurs vux intimes, librement et collectivement, danslautonomie de leurs dsirs personnels et la solidarit de leur coexistence avec les autres, etquils parviennent transformer en institutions et en lois ce quils peroivent comme tant lesens individuel et collectif de leur existence.

    Franz Kafka crit cette phrase nigmatique : Loin, loin de toi se droule lhistoiremondiale, lhistoire mondiale de ton meix.

    Je suis lAutre, lAutre est Moi. Il est le miroir qui permet au Moi de se reconnatre. Sadestruction dtruit lhumanit en moi. Sa souffrance, mme si je men dfends, me faitsouffrir.

    Aujourdhui, la misre des humbles augmente. Larrogance des puissants devientinsupportable. Lhistoire mondiale de mon me vire au cauchemar. Mais, sur des ailes decolombe, la rvolution approche. En crivant, je veux contribuer dlgitimer la doxa desseigneurs.

    Ce livre comporte quatre parties. La premire explore lhistoire de la mondialisation, lerle jou par lempire amricain et par lidologie des matres.

    Le prdateur est la figure centrale du march capitaliste globalis, son avidit en est lemoteur. Il accumule largent, dtruit ltat, dvaste la nature et les tres humains, et pourritpar la corruption les agents dont il sassure les services au sein des peuples quil domine. Ilentretient sur la plante des paradis fiscaux rservs son seul usage. Les agissements desprdateurs forment lobjet de la deuxime partie.

    Des mercenaires dvous et efficaces servent lordre des prdateurs. Ce sont les pompierspyromanes du Fonds montaire international, les sides de la Banque mondiale et ceux delOrganisation mondiale du commerce. La troisime partie est consacre lanalyse de leuractivit.

    Une nouvelle socit civile plantaire, relie par une mystrieuse fraternit de la nuit,surgit des dcombres de ltat-nation. Elle conteste radicalement lempire des prdateurs.Elle organise la rsistance. Une multitude de fronts du refus la compose. Ces combats fontnatre une immense esprance. La quatrime partie les analyse.

    Jos Marti crit : Es la hora de los hornos / Y solo hay que ver la luz (Cest lheure

  • des brasiers / et nous ne devons regarder que leur lumire).

  • REMERCIEMENTS

    Les versions successives du manuscrit ont t relues, corriges et annotes avec uneattention patiente et une prcision exemplaire par Erica Deuber Ziegler et Dominique Ziegler.Leurs conseils mont t indispensables.

    Ariette Sallin a saisi et mis au net ces versions successives avec une comptence et unedisponibilit constantes. Camille Marchaut a assur le suivi des preuves.

    Mes collaborateurs et collaboratrices, collgues et amis, Sally-Anne Way, ChristopheGolay, Raoul Oudraogo et Jean Rossiaud, mont fait des suggestions utiles.

    Sans le dialogue personnel entretenu avec nombre de dirigeants des nouveauxmouvements sociaux et de certains gouvernements, qui mnent aujourdhui la rsistancecontre la dictature du capital globalis et ses mercenaires, ce livre naurait pas pu voir le jour.Les critiques informes de Jo-Pedro Stedile, Laurent Gbagbo, Madanda Amadou SadouDjermakoye, Emir Sader, Hugo Chavez Frias, Ahmed Ben Bella, Halidou Oudraogo, HamaArba Diallo, Mohamed Salah Dembri, Rubens Ricupero, Posser da Costa, Adamou Sadoumont t prcieuses.

    Sabine Ibach et Mary Kling ont accompagn de leurs encouragements la lente laborationde ce livre.

    La dtermination et le courage de tant de femmes et dhommes anonymes, appartenantaux fronts de rsistance les plus divers, rencontrs en Europe, en Amrique latine, enAfrique, en Asie, mont impressionn.

    Olivier Btourn a effectu sur la version finale du manuscrit un travail ditorialremarquable.

    toutes et tous, je dis ma profonde gratitude.

  • PREMIRE PARTIE

    La mondialisationHistoire et concepts

  • IUne conomie darchipel

    Brusquement, dix ans de lan 2000, le monde a chang. Lvnement sest produit aveclimprvisibilit dun tremblement de terre, que les spcialistes attendent sans connatredavance ni son amplitude, ni les circonstances et le moment exacts o il surviendra. Le XXesicle, celui de la Socit des nations et de lOrganisation des Nations unies, a t fltri par unnombre incalculable de guerres : deux atroces guerres mondiales mettant aux prises destats-nations pour laffirmation de leur suprmatie et la conqute des marchs ; un plusgrand nombre de conflits entre les matres des empires coloniaux et post-coloniaux, dunct, et les combattants des librations nationales, de lautre ; des totalitarismes, desgnocides abominables, de meurtrires rivalits inter-ethniques.

    En mme temps, le sicle coul a t ennobli par le souffle de la cration et desdcouvertes scientifiques, les progrs dmocratiques et sociaux, les initiatives de paix, lesavances des droits humains. Certes, les utopies globales quil a voulu construire ontdbouch sur lchec. Mais le colonialisme a t vaincu, et les discriminations fondes sur la race et l ethnicit ont t disqualifies comme tant dnues de tout fondementbiologique. Les relations entre les sexes, encore partout ingalitaires, sont dsormais lobjetde combats et de dbats fondamentaux pour lavenir des socits et des grandes cosmogoniesde la plante. Les relations entre les cultures, galement ingalitaires, sont sur le chemindune reconnaissance mutuelle. Et voici qu la fin de cet ge des extrmesx est survenue,comme un bouleversement, la globalisation ou mondialisation . Sur la surface duglobe, le sisme na laiss personne indiffrent.

    En vrit, depuis la dcouverte de lAfrique australe, de lAustralie, de lOcanie et delAmrique par les Europens aux XVe-XVIe sicles ont exist des formes varies demondialisation, autrement dit deuropanisation du monde. Fernand Braudel a forg pourpenser cette priode le concept dconomie-monde, tout en montrant ses limites en raison ducontraste existant entre le dveloppement du commerce lointain, organis partir de citsqui, tour de rle, dominaient lexpansion commerciale et les flux financiers, et les arrire-pays, o stendaient les vastes territoires de lautoproduction paysannexi. ImmanuelWallerstein a caractris lconomie-monde capitaliste europenne par le morcellementpolitique, cette mosaque dtats, et analys comment, au XXe sicle, sous lempire des tats-Unis, hritiers de lEurope, et travers le choc des deux guerres mondiales, cette conomiesest rellement mondialisexii.

    Avec quelles consquences pour les pays les plus faibles ? En sa qualit de secrtairegnral de la CNUCED (Confrence des Nations unies pour le commerce et le dveloppement),Rubens Ricupero a t le matre duvre de la Confrence mondiale des pays les moinsavancs (PMA), qui sest tenue Bruxelles du 14 au 20 mai 2001. Avec Juan Somavia,intellectuel antifasciste originaire du Chili, actuellement directeur gnral de lOrganisationinternationale du travail (OIT), et Mary Robinson, ancienne prsidente de la RpubliquedIrlande, aujourdhui intraitable haut-commissaire pour les droits de lhomme, Ricupero estlune des trois grandes figures, au sein du systme des Nations unies de la rsistance lamondialisation sauvage. Le soir du 16 mars 2000, Ricupero prsentait une confrence la

  • salle Piaget de lUniversit de Genve, intitule Le Brsil cinq cents ans aprs. Identit,croissance et ingalits . Il y dfendit une thse surprenante.

    Une des socits les plus mondialises que lhistoire ait connues fut celle de la vice-royaut lusitanienne du Brsil. Du dbut du XVIe sicle jusque dans la deuxime dcennie duXIXe, la vice-royaut fut presque totalement intgre au march mondial. La quasi-totalit desa production de sucre, de caf, de cacao, de tabac et de minerais tait exporte. Elle importaiten contrepartie presque tout ce dont ses classes dirigeantes avaient besoin pour vivre. Ilnexistait pratiquement pas de march intrieur au Brsil et laccumulation interne de capitaltait trs faible. Lagriculture tait de type latifundiaire extensif, lindustrie nationale taitbalbutiante. Quant au peuple, il navait aucune existence politique. Lessentiel de la force detravail tait fourni par les esclaves. Conclusion de Ricupero : un maximum dintgration delconomie nationale dans le march mondial aboutit un maximum de dstructuration de lasocit nationale mondialise.

    Formule partir de lexprience vcue sous lancienne vice-royaut lusitanienne duBrsil, la thorie de Ricupero est parfaitement applicable au Brsil daujourdhui, comme bien dautres pays de lhmisphre sud contemporains. 6 millions de personnes vivent dans le grand Rio de Janeiro. Dans la zone sud, Ipanma, Lebion, So Conrado, Tijuca, des villaset des immeubles rsidentiels somptueux bordent lAtlantique. Ils sont protgs par desmilices prives et des agents de scurit quips de systmes de communicationsophistiqus, de camras de surveillance, de vhicules de patrouille et, bien sr, darmes depoing tir rapide. Immdiatement derrire les plages de rve, sur les pentes abruptes desmorros les collines si caractristiques de Rio , dans les ravins et jusquaux cltures desrsidences les plus loignes du front de mer, la favela de la Rocinha, un bidonville parmi denombreux autres. Plus de 350 000 personnes sy entassent.

    Johannesburg la blanche et sa ville noire de Soweto, Lima et sa ceinture de barilladas, lesforteresses des riches de Karachi perdues dans un ocan de huttes misrables, Manille avecses quartiers rsidentiels surprotgs et ses cabanes infestes de rats stirant par dizaines demilliers au pied des smokey mountains, ces montagnes de dtritus qui font vivre lesmisreux, noffrent pas un spectacle diffrent

    Dans une autre de ses contributionsxiii, Rubens Ricupero explore les liens existant entrela toute-puissance actuelle des seigneurs du capital financier globalis et la soumission desnations proltaires. Ces liens sont anciens, complexes et trop rarement compris.

    Les oligarchies rgnantes du dbut du XXIe sicle, originaires, on le sait, de lhmisphrenord de la plante, disposent de moyens financiers pratiquement illimits. Tandis que leursvictimes sont souvent dpourvues de tout, hors dtat de rsister. Comment expliquer cetteingalit ? Dans leurs colonies doutre-mer, les seigneurs ont pratiqu ds la fin du XVe sicleun pillage systmatique. Celui-ci est au fondement de laccumulation primitive du capitaldans les pays dEurope.

    Karl Marx crit : Le capital arrive au monde suant le sang et la boue par tous les pores[]. Il fallait pour pidestal lesclavage dissimul des salaris en Europe lesclavage sansfard dans le Nouveau Mondexiv .

    Encore Marx : Lhistoire moderne du capital date de la cration du commerce et dumarch des deux mondes au XVIe sicle []. Le rgime colonial assurait des dbouchs auxmanufactures naissantes, dont la facilit daccumulation redoubla, grce au monopole dumarch colonial. Les trsors directement extorqus hors de lEurope par le travail forc desindignes rduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient la mre

  • patrie pour y fonctionner comme capitalxv . Ce sont principalement les Africains hommes, femmes et enfants qui, ds le dbut du

    XVIe sicle et dans des conditions dune indicible cruaut, ont pay de leur sang et de leur vielaccumulation premire du capital europen. Pour indiquer le rythme de cette accumulation,je ne donnerai quun seul exemple : en 1773-1774, la Jamaque comptait plus de 200 000esclaves sur 775 plantations. Une seule de ces plantations dtendue moyenne employait 200Noirs sur 600 acres, dont 250 de canne. Selon les calculs les plus prcis fournis par Marx,lAngleterre a retir de ses plantations de Jamaque dans la seule anne 1773 des profits netsslevant plus de 1 500 000 livres de lpoquexv i.

    Au cours des quatre sicles qui sparent le dbarquement du premier bateau ngrier Cuba de labolition de lesclavage dans le dernier pays des Amriques, plus de 20 millionsdhommes, de femmes et denfants africains ont t arrachs leur foyer, dports au-deldes mers et rduits au travail servilexv ii.

    Grce au capital accumul dans les colonies, lEurope a pu financer ds le XVIIIe sicleson industrialisation rapide. Elle a pu faire face lexode rural et oprer la transformationpacifique de ses paysans en ouvriers. Edgard Pisani note : La concomitance de lexode ruralet de la croissance industrielle est au fondement du modle de dveloppement qui faitaujourdhui la force de lEuropexv iii.

    Les hommes, les femmes et les enfants des pays de la priphrie sont en fait doublementvictimes. cause des dvastations subies dans le pass, cause de lingalit dedveloppement entre leurs socits et celles des anciennes mtropoles coloniales delhmisphre nord, ils sont aujourdhui lheure de la mondialisation, du modleconomique et de la pense uniques incapables de rsister aux nouvelles attaques ducapital transcontinental. Beaucoup de pays dAsie, dAfrique, dAmrique latine et desCarabes ont t rendus exsangues par les trafics triangulaires, la traite, loccupationcoloniale, lexploitation et le pillage pratiqus par les comptoirs. Bref, la mondialisationfrappe de plein fouet un corps social dj gravement affaibli et priv de ses forces dersistance immunitaires.

    Un deuxime phnomne doit tre pris en considration si lon veut comprendre la formecontemporaine de la mondialisation : la dmographie.

    Cest sur ces continents abandonns, livrs aujourdhui pratiquement sans dfense auxagressions des prdateurs du capital mondialis, que vient au monde le plus grand nombredtres humains : 223 personnes naissent chaque minute, dont 173 dans un des 122 pays ditsdu tiers-mondexix.

    En 2025, le monde comptera 8 milliards dhabitants ; lAfrique, 1,3 milliard, soit 12 % dela population mondialexx.

    Entre 1997 et 2025, la population de lAfrique noire aura presque doubl. En 1997, le tauxde natalit tait de 24 pour mille dans le monde, de 40 pour mille en Afrique noire. En 1997,15 % des naissances mondiales taient africaines, en 2025, elles en reprsenteront 22 %. Tousces enfants natront sur un continent qui ne cesse de senfoncer dans locan de la misre.

    Considrons un instant la plante dans son ensemble. Si la croissance dmographiqueactuelle se poursuit, la terre sera peuple en 2015 de 7,1 milliards dtres humains, dont plusde 60 % vivront en milieu urbain. En Amrique latine, plus de 70 % de lactuelle populationhabite dj dans des villes, la plupart du temps dans des conditions infectes : barilladas auProu, favelas au Brsil, poblaciones ou calampas au Chili. En Amrique latine, un enfant sur

  • trois de moins de 5 ans est gravement et chroniquement sous-aliment.En 2002, 36 % des Africains vivent en ville. Ils seront plus de 50 % en 2025. Avec une

    certitude mathmatique, ces mgapoles africaines, latino-amricaines et asiatiques,manqueront des infrastructures ncessaires pour garantir aux familles pauvres une viedcente, labri du besoin.

    Beaucoup de ces immenses agglomrations du tiers-monde sont aujourdhui dj devritables dpotoirs. Faute de capitaux publics ou privs pour accueillir, loger, nourrir,scolariser et soigner les rfugis de la mondialisation (ou des catastrophes naturelles, etc.),les marges des grandes agglomrations se transforment en mouroirs.

    La tendance la monopolisation et la multinationalisation du capital est constitutive dumode de production capitaliste : partir dun certain niveau de dveloppement des forcesproductives, cette tendance devient imprative, elle simpose comme une ncessit.

    lpoque de la division du monde en deux blocs antagonistes, la globalisation sesttrouve entrave. lEst, un empire militairement puissant se rclamait dune idologie dedfense de tous les travailleurs et damiti entre les peuples. Face aux luttes des travailleurs,les oligarchies capitalistes de lOuest taient contraintes de faire des concessions, daccorderun minimum de protection sociale et de libert syndicale, de sengager dans la ngociationsalariale et le contrle dmocratique de lconomie, car il fallait tout prix viter le votecommuniste en Occident. Les partis sociaux-dmocrates occidentaux et leurs centralessyndicales ont, pour leur part, agi comme nagure les alchimistes du Moyen ge qui, avec duplomb, tentaient de faire de lor. Ils ont transform en avantages sociaux pour leurs clients lapeur des capitalistes devant lexpansion communiste. Dans le mme temps, appuys sur leglacis du bloc sovitique, les peuples coloniss et soumis conduisaient avec succs leursluttes de libration.

    Avec la chute du Mur de Berlin, la dsintgration de lURSS et la criminalisation partiellede lappareil bureaucratique de la Chine, la globalisation de lconomie capitaliste a pris sonessor. Et, avec elle, la prcarisation du travail, le dmantlement de la protection socialechrement acquise. Nombre de partis sociaux-dmocrates par exemple le parti socialisteitalien se sont liqufis. Dautres se sont terriblement affaiblis, ont perdu toute crdibilit.Le Labour anglais et le SPD allemand se sont mus en partis ractionnaires, clbrantlidologie no-librale et recherchant en toute chose lapprobation des matres de lempireamricain. Tous subissent de plein fouet le dterminisme du march globalis.LInternationale socialiste a implos. Les syndicats sont confronts une diminutiondramatique du nombre de leurs adhrents. Le mode de production capitaliste se rpand travers la terre, sans plus rencontrer dsormais sur sa route de contre-pouvoirs dignes de cenom.

    La ralisation de la loi des cots comparatifs de production et de distribution segnralise. Tout bien, tout service sera produit l o ses cots seront les plus bas. La planteentire devient ainsi un gigantesque march o entrent en comptition les peuples, lesclasses sociales, les pays. Mais dans un march globalis, ce que les uns perdent la stabilitde lemploi, le minimum salarial, la Scurit sociale, le pouvoir dachat nest pasautomatiquement gagn par les autres. La mre de famille de Pusan, en Core du Sud, quiexerce un travail sous-pay, le proltaire indonsien qui, pour un salaire de misre, spuisedans la salle de montage dune zone franche de Djakarta, namliorent que mdiocrementleur situation quand louvrier mcanicien de Lille ou le travailleur du textile Saint-Gallvivent sous la menace du chmage.

  • Lintgration progressive, dans un march plantaire unique, de toutes les conomiesautrefois nationales, relativement singulires, intressant la nation, gouvernes par desmentalits, un hritage culturel, des modes de faire et dimaginer particuliers, est unprocessus complexe.

    La formidable succession de rvolutions technologiques survenues au cours des troisdcennies prcdant ce tournant, dans les domaines de lastrophysique, de linformatique etde llectronique optique, a fourni linstrument : le cyberespace unifiant la plante. Lespremiers systmes de communication par satellite, Intelsat et Interspoutnik, ont t mis enplace au milieu des annes soixante. Aujourdhui, les communications seffectuent traversle monde la vitesse de la lumire (300 000 kilomtres par seconde). Les firmesadministrent leurs affaires sans dlai, seconde aprs seconde, dans la synchronie la plusabsolue. Les lieux de leur bataille cest--dire de la formation des prix du capital financier sont les bourses des valeurs et, dans une moindre mesure, les bourses des matirespremires. Ces lieux sont partie prenante dun rseau plantaire en activit permanente :quand Tokyo ferme, Francfort, Paris, Zurich et Londres ouvrent, puis New York prend lerelais. La vitesse de la circulation de linformation rtrcit le monde et abolit le lien attachantle temps lespace qui caractrisait les civilisations.

    On assiste ainsi la constitution dun monde virtuel qui nest pas assimilable au mondegographico-historique traditionnel. Le capital en circulation lui-mme est virtuel,actuellement dix-huit fois plus lev que la valeur de tous les biens et services produitspendant une anne et disponibles sur la plante. La dynamique ainsi produite tmoigne duneintense vitalit, mais elle accentue forcment les ingalits : les riches deviennentrapidement plus riches, les pauvres beaucoup plus misrables. Aux tats-Unis, la fortune deBill Gates est gale la valeur totale de celle des 106 millions dAmricains les plus pauvres.Des individus sont dsormais plus riches que des tats : le patrimoine des quinze personnesles plus fortunes du monde dpasse le produit intrieur brut de lensemble des pays delAfrique subsahariennexxi.

    Considrons un instant lvolution terminologique. Globalisation est un anglicisme qui a commenc sa carrire la fin des annes

    soixante sous les auspices du mdiologue canadien Marshall McLuhan et du spcialisteamricain des problmes du communisme luniversit de Columbia, ZbigniewBrzezinski. Le premier, tirant les leons de la guerre du Vit Nam, premire guerre sedonner voir en direct la tlvision, pensait que lubiquit et la transparence cathodiquesallaient rendre les affrontements arms plus difficiles et propulser les pays non encoreindustrialiss vers le progrs. Cest lui qui inventa lexpression de village global . Lesecond voyait dans lavnement de la rvolution lectronique la conscration de lasuperpuissance amricaine comme premire socit globale de lhistoire et introduisit lathse de la fin des idologiesxxii .

    Lquivalent franais, mondialisation , est un nologisme dj ancien. Jusquen 1992,les termes multinationales , transnationales , les expressions comme entreprisessans frontires , globalisation financire , mondialisation des marchs , capitalismemondial servaient illustrer la tendance. Pour rester dans la mtaphore sismique que nousavons utilise au dbut du prsent chapitre, lextension de lusage de ces termes correspondau mouvement gologique des plaques : aprs la guerre du Golfe, en 1991, Washington putainsi annoncer la naissance dun nouvel ordre mondial . Lexpression allait vite dsigner lenouvel agencement des affaires internationales et saccorder avec les termes nouveaux de globalisation et de mondialisation employs seuls, sans complment de nom. En

  • 1994, au moment de la cration de lOrganisation mondiale du commerce (OMC), les nouvellespices du lexique conomique taient dusage courant sur toute la surface de la plantexxiii.

    Philippe Zarifian, auteur dun essai prospectif intitul Lmergence dun Peuple-Monde,constate : Cette globalisation [] correspond une vue satellitaire du globe que lesdirigeants des grandes firmes ont constitue. [] Vue de haut, cette Terre apparat Une : lesnations, les tats, les frontires, les rglementations, les humeurs des peuples, les races, lesrgimes politiques, tout cela sestompe, sans pour autant disparatre. [] Cest le grand rvedu tout-un que les philosophes platoniciens nont cess dagiter, enfin ralis. Le tout-un estle territoire du capitalisme contemporainxxiv .

    De plus en plus de rgions du monde, aujourdhui, sont en voie de dsintgration. Despays entiers sortent ainsi de lhistoire. Comme des vaisseaux fantmes, ils se perdent dans lanuit. En Afrique notamment, la Somalie, la Sierra Leone, la Guine-Bissau et bien dautrespays en voie de dsintgration ne sont plus quune inscription sur une carte gographique. Entant que socits nationales organises, ces pays ont cess dexister.

    La globalisation ou mondialisation est donc trs loin de correspondre undveloppement conomique vritablement mondialis. Elle conduit au contraire audveloppement troitement localis de centres daffaires o sont installs les grandes firmes,les banques, les assurances, les services marketing et de commercialisation, les marchsfinanciers. Pierre Veltz montre comment, autour des centres conomiques, stendent devastes zones de population, dont une partie parvient matriser lintelligence et les relationslui permettant de vivre des nombreuses miettes dactivits que les affaires mondialises diffusent dans leur pourtour immdiat. La mondialisation dessine ainsi sur la surface duglobe une espce de rseau squelettique runissant quelques grandes agglomrations, entrelesquelles on assiste l avance des dserts . Nous entrons dans lpoque de l conomiedarchipelxxv . Ce modle multiples vitesses pousse vers la destruction de toutes sortesde socits et de sociabilits connues dans le pass et marque, sans doute pour longtemps, lafin du rve dun monde enfin unifi, rconcili avec lui-mme, et vivant en paix.

    La ralit du monde mondialis consiste en une succession dlots de prosprit et derichesse, flottant dans un ocan de peuples lagonie.

  • II

    LEmpire

    Aot 1991 est une date charnire. Ce mois-l, lURSS implosa.Jusqu cette date, sur la terre, un homme sur trois vivait sous un rgime dit

    communiste . Les deux imprialismes saffrontaient dans ce quon appelait la guerrefroide . Comment expliquer la chute inattendue et brutale de lURSS et de ses satellites ? Lesraisons en sont nombreuses. Les principales sont dordre conomique. Le caractre totalitairede lappareil politique et la corruption tuant toute initiative prive, la productivit delconomie sovitique ne cessait de se dtriorer. De plus, ds le dbut des annes quatre-vingt, ladministration de Ronald Reagan entrana lUnion sovitique dans une courseextrmement coteuse aux armements, portant essentiellement sur la construction deboucliers antimissiles dans la stratosphre. LURSS ny rsista pas.

    La fin de la bipolarit du monde fit se lever un immense espoir. Des millions dhommeset de femmes travers la plante crurent sincrement que la libert triomphait, que laubedun monde civilis, dmocratique, ordonn selon le droit et la raison, sannonait. Avec undemi-sicle de retard.

    Le monstre fasciste avait t vaincu en Extrme-Orient et en Europe au printemps et ent 1945. Les nations victorieuses avaient, ensemble, proclam la Charte des Nations unies etadopt, trois ans plus tard, la Dclaration universelle des droits de lhomme. coutons :

    Tous les tres humains naissent libres et gaux en dignit et en droits. Ils sont dous deraison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternit.

    []Tout individu a droit la vie, la libert et la sret de sa personnexxv i. Les droits de lhomme, les droits lautodtermination et la dmocratie, tels quils sont

    formuls dans la Dclaration universelle de 1948 et dans quinze pactes successifs qui lesprcisent et les concrtisent , constituent une conqute majeure de la civilisation. Ilsdfinissent lhorizon des peuples : une socit plantaire plus digne, plus juste, plus libre.

    Boutros Boutros-Ghali, secrtaire gnral des Nations unies jusquen 1995, crit : Entant quinstruments de rfrence, les droits de lhomme constituent le langage commun delhumanit grce auquel tous les peuples peuvent, dans le mme temps, comprendre lesautres et crire leur propre histoire. Les droits de lhomme sont, par dfinition, la normeultime de toute politique []. Ils sont par essence des droits en mouvement. Je veux dire parl quils ont la fois pour objet dexprimer des commandements immuables et dnoncer unmoment de la conscience historique. Ils sont donc, tous ensemble, absolus et situsxxv ii.

    Encore Boutros-Ghali : Les droits de lhomme ne sont pas le plus petit dnominateurcommun de toutes les nations, mais, au contraire, ce que je voudrais appeler lirrductiblehumain, la quintessence des valeurs par lesquelles nous affirmons, ensemble, que noussommes une seule communaut humainexxv iii.

    Paraphrasant Friedrich Wilhelm Hegel, jajoute que les droits de lhomme les droitscivils et politiques, comme les droits conomiques, sociaux et culturels constituent lAbsoluen relation, lUniversel concret. Ils sont bien prsent lhorizon de notre histoire.

  • Quant lgalit entre les tats et les peuples, Rgis Debray livre ce commentaire : Lasouverainet des tats, cest une faon de mettre un trait dgalit entre des pays ingaux. LeBurundi a la mme souverainet que les tats-Unis. Cest loufoque ? Oui, cest loufoque.Cest contre nature ? Oui, cest contre nature. Cest ce quon appelle la civilisationxxix.

    Pendant cinquante ans, la ralisation, mme partielle, timide, hsitante, des principescontenus dans la Charte des Nations unies et dans la Dclaration universelle des droits delhomme a t rendue impossible par la dsunion entre les nations, par lhostilit mortelleentre les deux superpuissances. LURSS et ses allis prtendaient raliser les droits delhomme travers le communisme et la dictature du proltariat, les Amricains et leurs allis travers le capitalisme et la dmocratie. En fait, la guerre froide a fig pendant plus dundemi-sicle tout projet collectif de lhumanit.

    Lespoir n en 1991 a donc t immense. Or, les oligarchies du capital financier dsormaistriomphantes ont pris cette poque une dcision aux consquences encore incalculablesaujourdhui : pour organiser la nouvelle socit mondiale, elles ont refus de sen remettreaux organisations multilatrales existantes, telles que lONU, ses vingt-deux organisationsspcialises ou aux organisations intergouvernementales plus anciennes (Cour darbitrage deLa Haye, Union interparlementaire, etc.).

    En lieu et place de lorganisation multilatrale de la scurit collective, les seigneurs ducapital ont mis sur la force de frappe militaire de la superpuissance amricaine. Contrelarbitrage international des conflits entre les nations, ils ont choisi le diktat de lempireamricain. Et loin de confier la production et la distribution des biens de la plante uneconomie normative qui tiendrait compte des besoins lmentaires des habitants, ils sensont remis la main invisible du march mondial intgr, quils contrlent parfaitement.En quelques mois, ils ont ainsi ruin les esprances enracines au fondement de laconscience collective depuis la paix de Westphalie en 1648 : celle dun contrat social universelentre tats et peuples de tailles diffrentes, mais gaux en droits ; celle de la rgle de droit sesubstituant la violence du plus fort ; celle, enfin, de larbitrage international et de la scuritcollective conjurant la guerre.

    En choisissant lempire amricain contre la dmocratie plantaire, les matres du mondeont fait reculer lhumanit de plusieurs sicles.

    Entre toutes les oligarchies singulires qui constituent, ensemble, le cartel des matresdu monde, loligarchie nord-amricaine est de loin la plus puissante, la plus crative, la plusvivante. Bien avant 1991, elle stait dj soumis ltat, le transformant en auxiliaire prcieuxet efficace de la ralisation de ses intrts privs.

    Considrer les tats-Unis comme un simple tat national na aucun sens. Les tats-Unis sont bien un empire, dont les forces armes terrestres, navales, ariennes etspatiales , les systmes dcoute internationaux, les gigantesques appareils despionnage etde renseignements garantissent lexpansion constante de lordre oligarchique de la plante.Sans cet empire et sa force de frappe militaire et policire, le cartel des matres universels nepourrait pas survivre.

    La puissance militaire nagure construite pour affronter lUnion sovitique sert prsent mettre en uvre et protger lordre du capital financier mondialis. Cet appareilimprialiste colossal se dveloppe dune faon quasiment autonome. Il a ses propres lois, sadynamique singulire. Hrit de la guerre froide, revitalis, il ajoute sa violence propre laviolence du capital.

    Il y a 2 000 ans dj, Marc Aurle lanait cet avertissement : Imperium superat regnum(lempire est suprieur au royaume, cest--dire tous les autres pouvoirs). La leon fut

  • administre par les empereurs romains de nombreux peuples dOccident et dOrient. Lesoligarchies capitalistes contemporaines procdent de la mme manire. Leur empire primesur toutes les autres puissances. Lordre imprialiste dtruit ncessairement les tatsnationaux et toute autre souverainet qui lui rsisteraitxxx.

    Larrogance de lempire amricain est sans limite. coutons sa proclamation : Noussommes au centre et nous entendons y rester []. Les tats-Unis doivent diriger le monde enportant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force, et servir dexemple tous les autres peuplesxxxi.

    Qui dit cela ? Un obscur fanatique dune de ces innombrables sectes xnophobes etracistes qui pullulent aux tats-Unis ? Un membre proto-fasciste de la John Birch Society oudu Ku Klux Klan ? Vous ny tes pas ! Lauteur sappelle Jesse Helms. De 1995 2001, il aprsid la commission des Affaires trangres du Snat amricain. ce titre, il a t un acteuressentiel de la politique trangre de Washington.

    Lditorialiste Charles Krauthammer lui fait cho : LAmrique enjambe le mondecomme un colosse []. Depuis que Rome a dtruit Carthage, aucune autre grande puissancena atteint les sommets o nous sommes parvenusxxxii.

    Ancien conseiller spcial de la secrtaire dtat Madeleine Albright sous ladministrationClinton, Thomas Friedman est plus explicite encore : Pour que la mondialisationfonctionne, lAmrique ne doit pas craindre dagir comme la superpuissance invincible quelleest en ralit []. La main invisible du march ne fonctionnera jamais sans un poing visible.McDonalds ne peut stendre sans McDonnel Douglas, le fabriquant du F-15. Et le poinginvisible qui assure la scurit mondiale de la technologie de la Silicon Valley sappellelarme, laviation, la force navale et le corps des marines des tats-Unisxxxiii.

    Le dogme ultra-libral prn par les dirigeants de Washington et de Wall Street estinspir par un formidable gosme, un refus presque total de toute ide de solidaritinternationale et une volont absolue dimposer leurs propres vues aux peuples de la plante.

    Les tats-Unis ont ainsi choqu le monde en refusant de ratifier la conventioninternationale interdisant la production, la diffusion et la vente de mines antipersonnel.

    Ils se sont galement opposs au principe mme dune justice internationale. Pas designature amricaine sous la Convention de Rome de 1998 prvoyant la sanction judiciairedes gnocides, crimes contre lhumanit et crimes de guerre ! La Cour pnale internationale ?Les tats-Unis sont contre !

    La Cour pnale internationale est un tribunal permanent dot dune comptence globalepour juger les individus inculps de violation massive des droits de lhomme. la diffrencede la Cour internationale de justice, dont la juridiction est rserve aux tats, elle aura lacapacit dinculper des individus. Et la diffrence des tribunaux internationaux ad hoc duRwanda ou de lex-Yougoslavie, sa comptence ne sera limite ni gographiquement nitemporellement. Ainsi, pour la premire fois dans lhistoire, tout responsable politique oumilitaire est susceptible de se voir demander des comptes sur la violation des rgles de droit.

    Le refus amricain de signer la Convention de 1998 a deux motifs distincts. Le premier :lempire considre que ses gnraux, soldats et agents secrets sont au-dessus de toute loiinternationale. Ils sont conduits par les circonstances intervenir un peu partout sur laplante. Mais ils nont de comptes rendre quaux instances amricaines qui les contrlent.La raison de lempire prime ainsi sur le droit international. Le deuxime : dans le vastemonde, lempire seul a le droit de dcider qui doit tre puni et qui mrite la clmence.Lempire seul doit avoir le droit de bombarder, dordonner un blocus conomique, bref, defrapper, tuer, ou promouvoir qui bon lui semble.

  • Une autre caractristique de la politique extrieure de lempire est celle du doublelangage.

    En Palestine, le gouvernement Sharon pratique lassassinat slectif de dirigeantspolitiques arabes, la destruction massive de vergers, de puits et de maisons dhabitation, lesarrestations arbitraires et les disparitions , la torture systmatique des dtenus.Priodiquement, ce gouvernement fait attaquer et occuper par son arme des villes et desvillages palestiniens situs dans les zones autonomes, pourtant protges par les accordsdOslo. Sous les maisons et les masures bombardes par les hlicoptres Apache ou crasespar les canons des chars, des femmes, des hommes et des enfants blesss agonisent parfoispendant des jours. Or, la rpression aveugle de Sharon qui na rien voir avec les principesdhumanit et de tolrance des fondateurs de ltat dIsral bnficie du consentementmuet de Washington.

    Dun autre ct, pour obtenir le vote de la rsolution condamnant les crimes desayatollahs de Thran la cinquante-septime session de la Commission des droits delhomme en avril 2001, les tats-Unis se sont mobiliss. Et ils ont eu videmment raison.Leur consentement aux crimes de Sharon te nanmoins toute crdibilit leurcondamnation de ceux commis par les ayatollahs.

    En janvier 2000, le prsident russe Vladimir Poutine installait sur tout le territoire de laTchtchnie, soumise des bombardements indiscrimins, ses terrifiantes fosses auxours . Un large trou creus dans la terre, profond denviron cinq mtres, dans lequel taientprcipits des otages civils, des personnes arrtes au hasard, hommes, femmes et enfantsconfondus. Les prisonniers devaient se tenir debout, sous la neige et la pluie. Des OMOmasqus, ces gardes spciaux relevant du ministre de lIntrieur, leur jetaient intervallesrguliers un peu de nourriture, une gourde deau. Tout ct des fosses taient installs descamps dits de filtrage . L, les tueurs de Poutine battaient mort les suspects, torturaient llectricit des gens arrts aux barrages et mutilaient au couteau les rcalcitrants. Poutinerefusa cette poque laccs de la Rpublique martyre tous les organismes de lONU, auComit international de la Croix-Rouge et toutes les organisations non gouvernementales.Cest pourtant ce moment-l que choisirent les matres de Washington et de Wall Street pourannuler le tiers de la dette extrieure russe.

    Deux autres dcisions tmoignent de la formidable arrogance de lempire amricain. Lapremire est ce refus catgorique quil oppose la libralisation des prix pharmaceutiques ou,plus concrtement, son refus daccorder aux pays pauvres le libre accs aux mdicamentscontre le sida. La deuxime concerne son opposition la reconnaissance, parmi les droits delhomme, des droits conomiques, sociaux et culturels.

    La Confrence de Vienne sur les droits de lhomme de 1993 a clairement rvalu, pardclaration unanime des tats ( lexception des tats-Unis), le concept de droitsconomiques, sociaux et culturels. Un homme qui a faim ne se soucie pas de ses droitsdmocratiques. On ne saurait manger son bulletin de vote. Pour un analphabte, la libert depresse na aucun sens. Cest pourquoi il existe, entre les droits civils et politiques et les droitsconomiques, sociaux et culturels comme le dit la Dclaration de Vienne de 1993 , desrapports de non-slectivit , d interdpendance et de rversibilit .

    Dans le mme esprit, la Commission des droits de lhomme des Nations unies, lestats-Unis votent avec constance contre toutes les mesures destines concrtiser les droitsconomiques, sociaux et culturels, notamment contre le droit lalimentation, contre le droit lhabitat, contre le droit lducation, contre le droit la sant, contre le droit leaupotable et, bien entendu, contre le droit au dveloppement.

  • Leurs arguments tmoignent dun gosme toute preuve : il ne saurait, disent-ils,exister de biens publics . Le march seul dcide de lattribution, du prix, des aliments, deslogements, de la formation scolaire, des mdicaments, etc. Plus de 2 milliards dtreshumains vivent dans la misre extrme ? Seule la croissance conomique elle-mmeinduite par la libralisation maximale du commerce et des marchs pourra rsorber cettecalamit. En attendant, que les pauvres se dbrouillent

    Depuis son lection la prsidence des tats-Unis en novembre 2000, et son entre enfonction en janvier 2001, George W. Bush montre une ardeur et un dvouement admirablesdans la dfense, en toutes circonstances, des intrts plantaires des oligarques qui lont faitlire.

    Laprs-midi du vendredi 9 novembre 2001, je prsentais devant lAssemble gnraledes Nations unies New York mon premier rapport en tant que rapporteur spcial desNations unies sur le droit lalimentation. La veille, javais t convi par leditorial board duNew York Times une runion informelle. Lchange de vues avait eu lieu au cinquimetage du vnrable immeuble du numro 229 West de la 43e Rue.

    Autour de la table, il y avait quelques-uns des commentateurs les plus perspicaces et lesplus influents de la politique amricaine. Il y avait l aussi Roger Normand, directeur duCenter for Economic and Social Rights. Aprs mon expos et la discussion qui sensuivit, jesaisis mon tour loccasion de poser quelques questions. Et notamment celle-ci : Commentfaut-il comprendre ladministration Bush ? Sans hsiter une seconde, Normand merpondit : Its oil and the military ( Cest le pouvoir du ptrole et celui des industriesdarmement ). Tout le monde autour de la grande table en bois approuva.

    Les principaux dirigeants et les minences grises de ladministration Bush,multimilliardaires pour la plupart, sont directement issus des milieux ptroliers texans.Nombre dentre eux ont conserv des relations troites avec leurs anciens patrons desgrandes socits transcontinentales ptrolires de forage, de transport et de production. Laguerre quils mnent en Afghanistan, leurs alliances dans le monde arabe, leur politiquemoyen-orientale sexpliquent presque exclusivement par ces liens.

    Lactuel prsident George W. Bush, son frre Jeff, gouverneur de Floride, et leur pre onttous trois accumul leur colossale fortune grce aux socits ptrolires. Le vice-prsidentDick Cheney, le ministre de la Dfense Donald Rumsfeld, ainsi que la responsable du Conseilnational de scurit, Condoleezza Rice, sont tous danciens directeurs gnraux de socitsptrolires texanes. Le 31 dcembre 2001, le prsident Bush nomma un Charg de missionspcial pour lAfghanistan, Zalmay Khalizad. Celui-ci porte le titre dambassadeur et est lemusulman de rang le plus lev de toute ladministration. Khalizad est un ancien employ dela socit ptrolire Unocal. Mais la discrtion est aujourdhui de rgle : ainsi, lorsque lasocit ptrolire Chevron voulut baptiser lun de ses nouveaux tankers gants du nom deCondoleezza Rice, son ancienne directrice, la Maison Blanche opposa son vetoxxxiv .

    La politique du prsident George W. Bush, dont toutes les campagnes lectorales ont tjusquici massivement finances par les milliardaires du ptrole amricains et trangers,incarne dune faon presque parfaite la privatisation de ltat par des intrts sectorielsxxxv .

    Depuis son installation la Maison Blanche, il faut galement remarquer que la politiquede lempire est marque par une formidable hypocrisie. Ainsi, par exemple, pendant desannes, les tats industriels runis dans lOCDExxxv i ont travaill llaboration duneconvention permettant le contrle, puis la suppression graduelle, des paradis fiscaux. Cesparadis, aussi appels centres offshore, servent essentiellement lvasion fiscale et aulavage de capitaux dorigine criminellexxxv ii. Ils permettent aussi aux matres du monde dy

  • installer leurs holdings financires, dans lopacit la plus totale et labri de tout contrletatique. Or, en 2001, ladministration Bush refusa de signer la convention, rendantpratiquement caduque la lutte contre les paradis fiscaux.

    Il en va galement ainsi de la Convention sur linterdiction des armes biologiques (CIAB).Cet accord international, sign et ratifi par 143 pays ce jour, engage les tats signataires ne pas mettre au point, ne pas fabriquer et ne pas stocker darmes bactriologiques(biologiques) ou toxines, et dtruire les stocks existants. Mais la CIAB, entre en vigueuren 1975, ne prvoit pas, linverse de la Convention sur linterdiction des armes chimiques(CIAC), de moyens de vrification. Cest pourquoi une confrence internationale sest tenue le19 novembre et le 8 dcembre 2001 au Palais des nations Genve, afin dlaborer unProtocole additionnel la Convention, prvoyant linstauration dun rgime dinspection sur le territoire des 143 tats signataires des installations susceptibles de produire desarmes biologiques. Eh bien, rejetant toute ide de contrle, les tats-Unis ont refus designer le Protocole et ont fait chouer la confrence.

    Une enqute du New York Times a rvl il y a peu que la CIA et le Pentagone avaientrepris des recherches en vue de dvelopper de nouvelles armes bactriologiquesxxxv iii.

    Et, comme sil ne suffisait pas que ladministration amricaine viole la Convention surlinterdiction des armes biologiques quelle a elle-mme signe et refuse le Protocoleadditionnel visant instaurer le contrle de son application, elle se fait encore le championinternational de la lutte contre le dveloppement, la fabrication et la diffusion darmesbiologiques, accusant un grand nombre dautres tats de la violer. Le journal Le Mondersume la situation : Selon Washington, les recherches amricaines ne portent que sur lesmoyens de se dfendre des armes biologiques, ce qui est autoris par la Convention. Genve, la dlgation amricaine a refus de rpondre aux questions des journalistes sur cesujet. Mais la grande majorit des experts, y compris aux tats-Unis, estiment que cesrecherches enfreignent la Convention. Quand on est le pays le plus puissant du monde,analyse un diplomate europen, on a des devoirs : dont celui de ne pas mener des recherchessecrtes la limite de ce que permet le trait. Comment ensuite pourrait-on empcher lIran,par exemple, de faire la mme chose ? Le refus dun rgime dinspection et la poursuite derecherches sur les armes facilitent en effet le travail en ce sens que pourraient poursuivre lestats voyous , mais aussi la Russie et la Chine. Lattitude amricaine surprend dautantplus que les tats dont Washington dnonce publiquement leffort suppos de recherchedarmes biologiques Irak, Core du Nord, Iran, Syrie et Soudan, nommment dsigns parle chef de la dlgation amricaine, John Bolton, dans son discours du 19 novembre sont un niveau technologique faiblexxxix.

    Autre illustration de larrogance amricaine : peine arriv au pouvoir en janvier 2001, leprsident George W. Bush a annul unilatralement le Protocole de Kyoto. Celui-ci prvoit larduction graduelle et le contrle international des missions de CO2 dans latmosphre. Onsait que lair pollu est, chaque anne, lorigine de cancers, de maladies pulmonaires, etc.,qui frappent des millions de personnes. 24 % des gaz polluants sont mis partir du territoiredes tats-Unis. Une rduction imprative, contrle par une instance internationale, induitvidemment des frais pour les socits transnationales de lautomobile et de lindustrieptrolire. Do la dcision de Bush.

    Le Protocole de Kyoto a t adopt au Japon le 11 dcembre 1997. Jusquau 31 dcembre2001, 84 tats lont sign et 46 lont ratifi. Malgr le nombre lev de signataires parmilesquels les principaux tats europens , le retrait unilatral amricain met en pril la luttecontre lempoisonnement de lair par les gaz mis par les industries et les automobiles.

  • Et qui a oubli quen dcembre 2001, George W. Bush a unilatralement annul le traitde contrle et de limitation des missiles balistiques intercontinentaux (trait ABM) concluentre les tats-Unis et lURSS le 26 mai 1972 ? En fidle serviteur du complexe militaro-industriel amricain, il ne tolrait pas les limitations imposes par le trait. Il est vrai que letrait ABM limitait fortement la possibilit de construction darmements sophistiqus. Ilprvoyait que chacun des pays signataires ne pouvait dployer : 1) pas plus de cent missilesintercepteurs, pas plus de cent lanceurs et pas plus de six complexes de radars ayant pour butde protger sa capitale ; 2) pas plus de cent missiles intercepteurs, pas plus de cent lanceurset pas plus dune vingtaine de radars, avec pour objectif de protger une zone dimplantationde missiles offensifs jugs stratgiques (les missiles intercontinentaux sol-sol) par pays. Or,toutes ces limitations sont insupportables pour les fabricants darmement amricains.

    Le matin du 11 septembre 2001, deux avions de ligne amricains, pilots par desterroristes et remplis de passagers et de centaines de tonnes de krosne, se sont crass enmoins dune heure dintervalle, contre les deux tours du World Trade Center New York.Lincendie et leffondrement des tours ont cot la vie prs de 3 000 personnes issues de 62nationalits diffrentes. Au cours de la mme matine, un troisime avion-suicide sestcras sur la partie orientale du Pentagone Washington, faisant plus dune centaine demorts. Un quatrime avion dtourn sest abm dans un champ de Pennsylvanie, tuantterroristes et passagers.

    Ces crimes horribles contre une population innocente doivent tre condamns avec laplus grande nergie. Ils ne sauraient trouver ni excuses ni circonstances attnuantes.

    Des fondamentalistes musulmans, des fanatiques du djihad contre les Infidles sonttenus pour responsables de ces massacres. Or, chacun sait bien que le fanatisme religieux,lintgrisme quel quil soit chrtien, juif, islamique, hindou, etc. se nourrissent delexclusion et de la misre. La lutte contre le terrorisme est donc ncessairement aussi unelutte contre lextrme pauvret, le dni de justice, la faim. Quelle est la rponse du prsidentGeorge W. Bush ? Contre le terrorisme, fruit de la misre, il appelle la guerre, larestriction des liberts publiques, mais aussi lintensification de la privatisation, lextension de la libralisation des marchs, une rduction encore plus drastique despolitiques de redistribution des richesses par les instances publiques.

    Le 9 novembre 2001, Doha, capitale de lmirat du Qatar, sest ouverte, devant 2 500dlgus reprsentant 142 tats, la Confrence mondiale du commerce. Dix jours auparavant,le prsident Georges W. Bush avait tent de persuader le Congrs amricain de voter la loidite de la Trade Promotion Authorityxl. Son argument-choc tait le suivant : Les terroristesont attaqu le World Trade Center. Nous les vaincrons en largissant et en encourageant lecommerce mondialxli. Robert Zoellick, reprsentant de Bush lOMC (Organisationmondiale du commerce), appuya son prsident : Le libre-change nest pas simplement unequestion defficacit conomique. Il promeut galement les valeurs de la libertxlii.

    Depuis le dclenchement de la guerre antiterroriste mondiale , les dclarations deBush rappellent de bien sinistres souvenirs : soit vous tes avec nous et donc partisans de laprivatisation du monde, soit vous tes contre nous et nous vous bombarderons.

    Lempire amricain choisit donc laffirmation de la suprmatie militaire en guise dediplomatie. Conclusion : les dpenses militaires, et donc les profits des socitsmultinationales darmements explosent. En 2002, les tats-Unis, eux, ont dpens plus de40 % du montant global des dpenses militaires effectues dans le monde par lensemble destats. En 2003, le budget ordinaire du Pentagone slvera 379 milliards de dollars.

  • Laugmentation demande et obtenue par le prsident Bush en 2002 (pour le budget de2003) slve 48 milliards de dollars, la plus forte augmentation des dpenses militairesintervenue durant les deux dernires dcenniesxliii.

    Un aspect particulier du budget militaire pharaonique propos par George W. Bush aretenu lattention des commentateurs : lune des firmes qui profitera le plus immdiatementet le plus massivement des nouveaux crdits est en effet Carlyle Group, une socitparticulirement active dans les secteurs de larmement lourd, de laviation de combat et de lacommunication militaire. Fonctionnant comme un fonds dinvestissement, Carlyle Groupdtient des parts importantes dans de puissants conglomrats militaro-industriels, commepar exemple Lookheed Martin ou General Dynamics. Ses trois principaux lobbyistes (agents daffaires auprs du Congrs) sont le pre du prsident, George Bush, lanciensecrtaire dtat, James Baker, et lancien secrtaire la Dfense Frank Carlucci. Grce Bush junior, tous ces intermdiaires gagneront donc prochainement des dizaines de millionsde dollars. Paul Krugman, professeur Harvard, commente : Toute cette affaire est lgalemais elle puexliv .

    Parmi les grands actionnaires de Carlyle Group, figurent des princes de la famille royalesaoudienne, mais aussi la famille Ben Laden. En avril 2002, un incident cocasse sest produitdans un grand htel de Genve. Carlyle Group organisait un de ses habituels dners lintention des banquiers privs genevois et de certains de leurs clients tris sur le volet.George Bush pre y assistait. Yeslam ben Laden, demi-frre dOussama, se prsenta laporte, arguant de sa qualit dactionnaire et dune invitation. Paniqus, les gardes luirefusrent lentrexlv .

    La presse crite, les chanes de tlvision, les radios et les journaux lectroniquesamricains acceptent sans trop rechigner, et souvent dans lenthousiasme, la censureimpose par le commandement militaire.

    Quant aux victimes, elles prissent dans lanonymat. Comme ces milliers dhommes, defemmes et denfants des villes et des villages dAfghanistan morts crass sous les bombesamricaines entre le 7 octobre et le 31 dcembre 2001.

    Khost, 150 musulmans en prire ont t tus, ou enterrs vivants, sous les bombesamricaines lances sur la mosque. Dbut octobre, et par deux fois conscutives, legigantesque dpt central du Comit international de la Croix-Rouge de Kaboul, marqu de lacroix rouge sur fond blanc, a t bombard par lUS Force. 12 millions de rations alimentairesindividuelles ont t incendies. Des responsables du CICR sont persuads que cettedestruction a t intentionnelle. Il sagissait de priver la population de nourriture afin delinciter se soulever contre le gouvernement des Talibans. Seul le fait que 25 % descontributions au CICR proviennent du gouvernement de Washington empcha lorganisationdlever une protestation plus explicite.

    Mme aprs leffondrement du rgime des Talibans et lintronisation Kaboul dunouveau gouvernement de Hamid Karza, la mi-dcembre 2001, les bombardementsamricains se sont poursuivis. Il sagissait cette fois-ci de dtruire les dpts darmesabandonns par les Talibans. Or, comme plusieurs de ces dpts se trouvaient dans desbourgs et des villages, ce sont de nouveau les populations civiles qui ont t frappes. Dans laseule premire semaine de lanne 2002, les bombardiers B-52 guidage satellitaire ont ainsimassacr 32 civils dans un village de lest du pays. Peu auparavant, les mmes bombardiersavaient incendi un autre bourg, tuant 52 personnes dont 25 enfants, 10 femmes et 17paysansxlv i.

    Dans la grande presse amricaine, aucun article critique na paru sur aucun de ces

  • massacres ou bombardements de terreur.La coalition antiterroriste mondiale impose par lempire plus de soixante tats

    gnre de gros dividendes. Ainsi, par exemple, lempire a exig et obtenu des services derenseignements de ces tats de lui livrer toutes les informations dont ils disposent, y comprislidentit des sources.

    Par ailleurs, la brutalit la plus extrme trouve sa lgitimit dans la guerreantiterroriste mondiale . En Turquie, les gnraux incendient les villages kurdes pardizaines. En Palestine, le gouvernement Sharon use du terrorisme dtat pour assassiner lesrsistants arabes et imposer des punitions collectives la population civile. En Tchtchnie,larme russe massacre, torture, viole et pille impunment les habitants de la petiterpublique martyre.

    Durant sa campagne dAfghanistan notamment, lempire a pratiquement suspendulapplication des Conventions de Genve (dont il est pourtant signataire). Lors de la bataillede Kunduz, en novembre 2001, le ministre de la Dfense, Donald Rumsfeld, a refus par deuxfois loffre de reddition des combattants talibans aux commandants tadjiks, allis des tats-Unis. Rumsfeld demanda quils fussent tus.

    Quelle est la dfinition que lempire donne des terroristes et du terrorisme ? Elle estdune touchante simplicit : est considr comme terroriste tout homme, toute organisation,toute entreprise que nous dsignons comme tels. Un ditorialiste suisse, pourtanttraditionnellement fermement acquis aux stratgies de lempire, donne de la situationactuelle ce commentaire inquiet : La chute du mur de Berlin nous avait privs de nosrepres. Le 11 septembre, douze ans plus tard, nous les rend. Mais lobjectif des tats-Unisnest pas vraiment de rduire le terrorisme (cest impossible, il existera toujours quelquepart, songez aujourdhui aux terrorismes corse, basque, irlandais, amricain les attaques lanthrax sont vraisemblablement dorigine yankee , sans oublier une cinquantaine dautrestout autour de la terre). Dvidence, lobjectif des tats-Unis est plutt dutiliser dsormais leterrorisme comme un argument moralement et politiquement imparable pour organiser lemonde de la manire qui leur convient. Ils linvoquent pour se dmettre unilatralement destraits qui leur dplaisent, pour imposer leur justice sommaire sur la terre, ou pour carterdes concurrents commerciaux gnants. Un exemple : le Dpartement amricain de la dfensefaisant pression sur les Europens pour quils renoncent mettre en orbite leur systme denavigation par satellites Galileo, sous le prtexte que lennemi terroriste risquerait de senservir, mais, plus vraisemblablement, pour contraindre les Europens utiliser indfinimentle GPS (Global Positioning System) amricain. Le terrorisme a profondment meurtri lestats-Unis. Mais cette blessure, habilement exploite, est en train de leur servir simplifierle monde, le rordonner, mnager leurs intrtsxlv ii.

    Lors du dbat budgtaire au Congrs en 2002 (portant sur le budget militaire de 2003),Donald Rumsfeld nona une doctrine militaire nouvelle : dsormais les forces armes destats-Unis seront capables de mener au moins deux grandes guerres (full wars)simultanment sur nimporte quel continent, de contrler plusieurs guerres mineures (lowintensity wars) et dassurer la dfense militaire sans faille du territoire national.

    Paul Kennedy, professeur dhistoire contemporaine lUniversit de Yale, a analys cettenouvelle doctrine, les investissements financiers gigantesques quelle implique et le savoirtechnologique dont elle se nourrit. Sa conclusion : The eagle has landed ( Laigle aatterri ). En dautres termes : dsormais les tats-Unis tiennent fermement la plante dansleurs griffes.

    Dautres empires ont tenu entre leurs griffes le monde de leur poque. Tel fut le cas

  • notamment de Rome et de lempire dAlexandre. Mais lempire amricain est le premier quisoit parvenu faire payer ses guerres dagression par ses allis et ses victimes. Un exempleparmi dautres : la guerre du Golfe de 1991.

    Plein dadmiration, Paul Kennedy crit : Being the number one at great cost is onething : being the worlds single superpower on the cheap is astonishing ( tre le numroun grands frais est une chose ; tre la seule superpuissance du monde peu de frais esttonnant )xlv iii. Cette performance, ni Rome, ni Sparte, ni Alexandre navait russi laccomplir.

    Post-scriptum sur lEurope

    Pierre Moscovici a t pendant prs de cinq ans un excellent ministre charg des Affaireseuropennes dans le gouvernement de Lionel Jospin. Dans son livre LEurope, une puissancedans la mondialisationxlix, il conclut : LEurope peut devenir une puissance dmocratique,pacifique, capable dorganiser la mondialisation. Elle peut aussi rgresser vers une zone delibre-change, sans rgles ni lgitimit, soumise la domination du modle amricain.

    Ce livre a paru en 2001. Entre-temps, la guerre antiterroriste mondiale aidant, ladeuxime ventualit voque par Moscovici est devenue ralit. dire vrai, elle ltait djdepuis un certain temps. Aujourdhui, lEurope assiste ainsi passivement au martyre despeuples tchtchne, kurde, palestinien et irakien. Hier, elle a volontairement ignor lesappels des nations bosniaque, kosovare et afghane.

    Pourtant, grce aux socits transcontinentales prives oprant depuis son territoire,lUnion europenne constitue une puissance conomique et commerciale considrable. Maiselle na ni politique trangre cohrente, ni dfense crdible. Et certains de ses principauxleaders politiques, comme le premier ministre anglais Tony Blair ou le chancelier allemandGerhard Schrder, se complaisent dans la servilit lgard de lempire.

  • III

    Lidologie des matres

    Guy Debord crit : Pour la premire fois les mmes sont les matres de tout ce que lonfait et de tout ce que lon en ditl.

    Les matres rgnent sur lunivers autant par leurs noncs idologiques que par lacontrainte conomique ou la domination militaire quils exercent. La figure idologique quiguide leur pratique porte un nom anodin : Consensus de Washington. Il sagit dunensemble daccords informels, de gentleman agreements, conclus tout au long des annesquatre-vingt et quatre-vingt-dix entre les principales socits transcontinentales, banques deWall Street, Federal Reserve Bank amricaine et organismes financiers internationaux(Banque mondiale, Fonds montaire international, etc.).

    En 1989, John Williamson, conomiste en chef et vice-prsident de la Banque mondiale,formalisa le consensus . Ses principes fondateurs sont applicables nimporte quellepriode de lhistoire, nimporte quelle conomie, sur nimporte quel continent. Ils visent obtenir, le plus rapidement possible, la liquidation de toute instance rgulatrice, tatique ounon, la libralisation la plus totale et la plus rapide possible de tous les marchs (des biens,des capitaux, des services, des brevets, etc.) et linstauration terme dune stateless globalgovernance, dun march mondial unifi et totalement auto-rgulli.

    Le Consensus de Washington vise la privatisation du mondelii. Voici les principes surlesquels il repose.

    1. Dans chaque pays dbiteur, il est ncessaire dengager une rforme de la fiscalit selondeux critres : abaissement de la charge fiscale des revenus les plus levs afin dinciter lesriches effectuer des investissements productifs, largissement de la base des contribuables ;en clair : suppression des exceptions fiscales pour les plus pauvres afin daccrotre le volumede limpt.

    2. Libralisation aussi rapide et complte que possible des marchs financiers.3. Garantie de lgalit de traitement entre investissements autochtones et

    investissements trangers afin daccrotre la scurit et, donc, le volume de ces derniers.4. Dmantlement, autant que faire se peut, du secteur public ; on privatisera notamment

    toutes les entreprises dont le propritaire est ltat ou une entit para-tatique.5. Drgulation maximale de lconomie du pays afin de garantir le libre jeu de la

    concurrence entre les diffrentes forces conomiques en prsence.6. Protection renforce de la proprit prive.7. Promotion de la libralisation des changes au rythme le plus soutenu possible,

    lobjectif tant la baisse des tarifs douaniers de 10 % par an.8. Le libre commerce progressant par les exportations, il faut, en priorit, favoriser le

    dveloppement de ceux des secteurs conomiques qui sont capables dexporter leurs biens.9. Limitation du dficit budgtaire.10. Cration de la transparence du march : les subsides dtat aux oprateurs privs

    doivent partout tre supprims. Les tats du tiers-monde qui subventionnent, afin de lesmaintenir bas niveau, les prix des aliments courants, doivent renoncer cette politique. Ence qui concerne les dpenses de ltat, celles qui sont affectes au renforcement des

  • infrastructures doivent avoir la priorit sur les autres.

    La revue britannique The Economist nest pas exactement un brlot rvolutionnaire.Pourtant son commentaire sur le Consensus de Washington est plein dironie : Anti-globalists see the Washington Consensus as a conspiracy to enrich bankers. They are notentirely wrong ( Les anti-mondialistes tiennent le Consensus de Washington pour uneconspiration destine enrichir les banquiers. Ils nont pas tout fait tort )liii.

    Figure singulire de la raison discursive aux racines historiques lointaines, le no-libralisme prtend traduire en termes symboliques les lois naturelles gouvernantlvnementialit conomique. Pierre Bourdieu le dfinit ainsi : Le no-libralisme est unearme de conqute. Il annonce un fatalisme conomique contre lequel toute rsistance paratvaine. Le no-libralisme est pareil au sida : il dtruit le systme immunitaire de sesvictimesliv .

    Encore Bourdieu : Le fatalisme des lois conomiques masque en ralit une politique,mais tout fait paradoxale, puisquil sagit dune politique de dpolitisation ; une politiquequi vise confrer une emprise fatale aux forces conomiques en les librant de tout contrleet de toute contrainte en mme temps qu obtenir la soumission des gouvernements et descitoyens aux forces conomiques et sociales ainsi libres []. De toutes les forces depersuasion clandestine, la plus implacable est celle qui est exerce tout simplement parlordre des choseslv .

    Dans lhistoire des ides, cette idologie des matres constitue une formidable rgression.La vie, dcidment, relverait de la fatalit ? Le mensonge est gros, mais utile : il permet auxnouveaux matres du monde de masquer leurs responsabilits dans ce quil advient auxpeuples quils oppriment.

    Bourdieu prcise : Tout ce que lon dcrit sous le nom la fois descriptif et normatif de"mondialisation" est leffet non dune fatalit conomique, mais dune politique consciente etdlibre, celle qui a conduit les gouvernements libraux ou mme sociaux-dmocrates dunensemble de pays conomiquement avancs se dpossder du pouvoir de contrler lesforces conomiques []lv i.

    Lidologie des matres est dautant plus dangereuse quelle se rclame dun rationalismerigoureux. Elle procde dun tour de passe-passe visant faire croire une quivalence entrerigueur scientifique et rigueur des lois du march . Lobscurantisme est de retour. Maiscette fois-ci nous avons affaire des gens qui se recommandent de la raison , constateBourdieulv ii.

    cette pseudo-rationalit sajoute un autre danger : en se rfugiant derrire des lois dumarch aveugles et anonymes, la dictature du capital impose la vision dun monde clos etdsormais immuable. Elle rcuse toute initiative humaine, toute action historique issues dela tradition subversive du non encore existant, de linachev, en bref : de lutopie.

    Elle exclut lavenir. y regarder de plus prs, lidologie no-librale sabolit finalement elle-mme en tant

    quidologie, puisquelle se veut simple transcription des prtendues lois gouvernant detout temps et pour toujours le devenir conomique.

    Genve est une petite rpublique que jaime. Jy vis depuis prs de quarante ans. Maiscertains de mes livres, de mes interventions publiques (au Parlement de la Confdration, la tlvision) ont profondment choqu les banquiers privs genevois. Malgr nosdivergences, parfois, certains liens personnels persistent. Rcemment, je suis mont dans ledernier train relayant Berne Genve. Un train de nuit, peu frquent. Un banquier priv,

  • calviniste, coinc comme dans une camisole de force dans son austre tradition familiale,maperoit, sassure que personne dautre ne se trouve dans le wagon et me fait un signediscret. Je massieds en face de lui. Nous discutons de la situation en Rpubliquedmocratique du Congo aprs le dcs de Laurent Kabila. Je viens de rencontrer, quelquesjours auparavant, lhtel Prsident de Genve, son successeur et fils, Joseph Kabila.

    Le banquier : Tu as vu le jeune Kabila ? Oui. Quelle est la situation au Congo ? Terrible. Les pidmies, la faim sont de retour Kinshasa. Entre 1997 et 2000, plus de

    2 millions de civils ont pri. De la misre, de la guerre. Ltat na plus un sou en caisse. Je sais. Un de mes frres est missionnaire l-bas Il me dcrit la situation, elle est

    affreuse. Jattaque de front : Mobutu a transfr plus de 4 milliards de dollars sur ses comptes

    en Suisse. On me dit quune partie du butin est dans ta banque. Tu sais bien que je ne peux pas te rpondre. Secret bancaire Mais entre toi et moi :

    Mobutu tait un salaud. Mon frre dit que le pillage sous Mobutu est largement responsablede la misre actuelle.

    Le train a, depuis longtemps, dpass Romont. Les lumires du Lavaux scintillent au-dessus du Lman. Je pousse mon avantage : Mais alors, pourquoi tu ne rends pas purementet simplement au jeune Kabila cet argent vol ? Tu sais bien quil na pas les moyens demener des procs en restitution devant les tribunaux suisses

    Mon banquier reste songeur. Les lumires dfilent devant les vitres mouilles. Puis,dune voix ferme : Impossible ! On ne peut intervenir dans les flux de capitaux.

    Les circuits de migration des capitaux ? La distribution plantaire des biens ? Lasuccession dans le temps des rvolutions technologiques et des modes de production ? Onpeut les observer, on ne saurait prtendre en changer le cours. Car tout cela tient de la nature de lconomie. Comme lastronome qui observe, mesure, analyse les mouvementsdes astres, les dimensions changeantes des champs magntiques ou la naissance et ladestruction des galaxies, le banquier no-libral regarde, commente, soupse les migrationscompliques des capitaux et des biens. Intervenir dans le champ conomique, social oupolitique ? Vous ny pensez pas, monsieur ! Lintervention naboutirait au mieux qu laperversion du libre panouissement des forces conomiques, au pire leur blocage.

    La naturalisation de lconomie est lultime ruse de lidologie no-librale.Et cette naturalisation induit de nombreux mfaits. Notamment, par rflexe

    dautodfense et de repli, la naissance ou le dveloppement de mouvements identitaires dans de nombreuses collectivits. De quoi sagit-il ? De tous les mouvements dont les acteursne se dfinissent que par certaines qualits objectives partages, propres leur servir debouclier, de motif de distinction, de thme de rsistance : lethnie, la tribu, le clan, lacommunaut dorigine, la religion, etc. Le SDS (Serpska Demokratska Stranka), parti desSerbes de Bosnie, lOpus Dei dorigine espagnole, la Fraternit dcne (en Valais) delextrme droite catholique, le Hamas palestinien, le FIS algrien, le mouvement du dfuntrabbin Meir Kahane en sont des exemples.

    Le cumul des appartenances culturelles singulires dans une socit, de mme que lesappartenances multiples de chacun en son sein, constitue la grande richesse des socitsdmocratiques : la terreur mono-identitaire dtruit cette richesse et ces socitslv iii. Or,soumis limplacable enseigne de la mondialisation, lhomme qui refuse dtre assimil une simple information sur un circuit quelconque se cabre, se dresse, se rvolte. Avec les

  • dbris de ce qui lui reste dhistoire, de croyances anciennes, de mmoire, de dsirs prsents, ilse bricole une identit o sabriter, se protger de la destruction totale. Une identitcommunautaire groupusculaire, dorigine parfois ethnique, parfois religieuse, mais presquetoujours productrice de racisme. Ce bricolage, fruit du dsarroi, donne prise auxmanipulations politiques. Sous prtexte dautodfense, il lgitime la violence. La mono-identit est lexact contraire dune nation, dune socit dmocratique, dun tre social vivant,n de la capitalisation des appartenances et des hritages culturels divers, librement assums.Sous leffet de la privatisation du monde et de lidologie nolibrale qui la fonde, la socitmeurt peu peu. Alain Touraine recourt cette image saisissante : Entre le marchplantaire et globalis et les myriades de mouvements identitaires naissant sur ses marges, ilexiste un grand trou noir. Dans ce trou risquent de tomber la volont gnrale, la nation,ltat, les valeurs, la morale publique, les relations intersubjectives, en bref : la socitlix.

    Toute idologie assume une double fonction : elle doit signifier le monde et permettre chacun de dire sa place dans le monde. Elle est donc la fois explication totalisante de laralit et structure motivationnelle des acteurs singuliers.

    La faon dont les seigneurs du capital mondialis se reprsentent leur pratique neconstitue videmment pas une thorie scientifique de cette pratique. Si ctait le cas, elle lespriverait de tout moyen dexercer cette pratique puisquelle dirait non seulement quelmarch celle-ci sadresse, combien demplois elle implique, ce quelle rapporte et commentelle lemporte en avantages sur celle de ses concurrents, mais encore comment ellefonctionne, qui elle profite, qui elle exploite, qui elle tue, combien elle pollue, qui elletrompe ventuellement sur ses objectifs. Personne ne marcherait ! Au contraire, loligarchieproduit des explications qui donnent de sa pratique des explications partielles ou carrmentmensongres, destines lui permettre de continuer lexercer tout en la lgitimant commelogique, innocente, naturelle, invitable, au service de lhumanit tout entire. Lidologie desdominants, si elle simpose aux domins ne ment donc pas seulement ceux-ci : elle mystifieaussi ceux qui la propagent. Et il nest pas rare que les principaux protagonistes de lamondialisation croient eux-mmes leur mission bienfaisante. Quoi quil en soit, la pratiquerelle de loligarchie sous le rgne de laquelle opre la mondialisation est juge bonne partirde paramtres fournis par des noncs faux.

    Idologie noble ! Le no-libralisme opre en se servant du mot libert . Foin desbarrires, des sparations entre les peuples, les pays et les hommes ! Libert totale pourchacun, galit des chances et perspectives de bonheur pour tous. Qui ny adhrerait ? Qui neserait sduit par daussi heureuses perspectives ?

    La justice sociale, la fraternit, la libert, la complmentarit des tres ? Le lien universelentre les peuples, le bien public, lordre librement accept, la loi qui libre, les volontsimpures transfigures par la rgle commune ? De vieilles lunes ! Darchaques balbutiementsqui font sourire les jeunes et efficaces managers des banques multinationales et autresentreprises globalises !

    Le gladiateur devient le hros du jour. Tous les efforts des civilisations passes avaientpourtant consist domestiquer, pacifier les instincts guerriers, violents et destructeurs deshommes ; tisser des liens de solidarit, de complmentarit et de rciprocit. Autrement dit,en promouvant le gladiateur comme modle social et en glorifiant la concurrence outranceentre les tres, les pirates de Wall Street et leurs mercenaires de lOMC et du FMI traitentcomme quantit ngligeable des millnaires de patients efforts civilisateurs.

    Le bonheur du faible est la gloire du fort , annonce Lamartine dans ses Mditationspotiques, en 1820. Balivernes que tout cela ! Pour les forts (mais aussi pour les faibles qui

  • rvent de les rejoindre), le bonheur rside dsormais dans la solitaire jouissance dunerichesse gagne par lcrasement dautrui, par la manipulation boursire, par la fusiondentreprises toujours plus gigantesques et laccumulation acclre de plus-values doriginesles plus diverses. Dernire invention en date de la socit de la cupidit : breveter le vivant. Ilsagit dsormais de sassurer lexclusivit de lutilisation et de la commercialisation de telleou telle plante exotique, de telle ou telle substance vivante et de telle ou telle structurecellulaire. Le nouveau filon jusquici ignor est gage dune chance denrichissement sanslimite.

    Pour les pays du Sud o vivent 81 % des 6,2 milliards dtres qui peuplent aujourdhui laterre, mais aussi pour ceux du Nord, lre de la jungle a commenc.

    Margaret Thatcher, premier ministre de Grande-Bretagne, aimait prcher auxecclsiastiques. Devant les vques et diacres de la Church of Scotland, elle dit, le 21 mai1998 : If a man will not work, he shall not eat ( Quiconque ne travaille pas na pas ledroit de manger .), citant une exhortation de laptre Paul adresse aux chrtiens deThessalonique.

    Paul vivait au Ier sicle aprs Jsus-Christ. Au XXIe sicle, les oligarchies capitalistesrgnent sur la plante. Elles organisent le chmage de masse. 900 millions dadultes sontaujourdhui en permanence privs de travaillx. Pour eux, le prcepte avanc par la sinistreMargaret quivaut une condamnation mort.

    Dans un autre de ses discours, Margaret Thatcher dit : Il ny a pas de socit, il nexisteque des i