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Zola - La Curée - L’Incipit Zola dans sa lettre à Louis Ulbach (annexe 3) présente La Curée comme appartenant à un grand ensemble, le 2 ème épisode de l’histoire des Rougon-Macquart. Il s’agit avant tout de la peinture d’une société, un tableau de mœurs, qui est l’aboutissement d’une longue documentation. Il met donc en application ici ses principes naturalistes : un milieu : la société française sous le Second Empire, et des personnages dans ce milieu : Renée, « la Parisienne affolée », Maxime, « produit d’une société épuisée, l’homme-femme », Aristide « le spéculateur ». Pourquoi évoquer Phèdre ? Zola reprend l’histoire incestueuse antique, (Phèdre femme de Thésée tombe amoureuse malgré elle de son beau-fils Hippolyte, poursuivie en cela par la haine de Vénus qui incarne la fatalité) mais en lui donnant un autre fondement : à la fatalité antique, il substitue la fatalité physiologique et celle du milieu. Pourquoi avoir choisi ce titre ? La curée est un mot qui appartient au domaine de la chasse, de l’orgie alimentaire. Il dérive du mot « cuir » : « partie de la bête que l’on donne en pâture aux chiens, sur le cuir même de la bête que l’on vient de dépouiller » Le sens dérivé apparaît dès le XVIIème siècle : « ruée avide vers les biens, les places, les honneurs, laissés vacants par la chute d’un homme, un changement politique » (Gd Larousse) Les Rougon ont su tirer parti du coup d’État du 2 décembre qui place sur le trône Napoléon III. Aristide Rougon monte à Paris, prend le nom de Saccard, pour faire oublier ses mauvais choix politiques passés, décidé à tout pour réussir : « Aristide Rougon s’abattit sur Paris au lendemain du 2 décembre avec le flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille ». Il renifle « la bonne piste, le gibier, la chasse impériale » Qui est donc le gibier ? Paris, victime de la spéculation. Le baron Haussmann, alors préfet de la Seine selon les ordres de Napoléon III a engagé des sommes énormes. Un pamphlet célèbre de Jules Ferry ironise sur les « comptes fantastiques d’Haussmann » ! 2 Milliards en 15 ans ont été dépensés au profit d’une poignée de parvenus, qui ont profité de la spéculation immobilière. Ce début de roman se situe dans un de ces nouveaux espaces de parcs et jardins aménagés, à côté des larges avenues : le Bois de Boulogne. Avec ses allées et ses lacs, il devient un lac champêtre artificiel, propice à une mise en scène de la vie mondaine. Zola se livre ici à un travail de réécriture, la

Zola - La Curée - Lanalyse-Incipit

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Zola - La Cure - LIncipit

Zola - La Cure - LIncipit

Zola dans sa lettre Louis Ulbach (annexe 3) prsente La Cure comme appartenant un grand ensemble, le 2me pisode de lhistoire des Rougon-Macquart. Il sagit avant tout de la peinture dune socit, un tableau de murs, qui est laboutissement dune longue documentation. Il met donc en application ici ses principes naturalistes: un milieu: la socit franaise sous le Second Empire, et des personnages dans ce milieu: Rene, la Parisienne affole, Maxime, produit dune socit puise, lhomme-femme, Aristide le spculateur. Pourquoi voquer Phdre? Zola reprend lhistoire incestueuse antique, (Phdre femme de Thse tombe amoureuse malgr elle de son beau-fils Hippolyte, poursuivie en cela par la haine de Vnus qui incarne la fatalit) mais en lui donnant un autre fondement: la fatalit antique, il substitue la fatalit physiologique et celle du milieu.

Pourquoi avoir choisi ce titre? La cure est un mot qui appartient au domaine de la chasse, de lorgie alimentaire. Il drive du mot cuir: partie de la bte que lon donne en pture aux chiens, sur le cuir mme de la bte que lon vient de dpouiller Le sens driv apparat ds le XVIIme sicle: rue avide vers les biens, les places, les honneurs, laisss vacants par la chute dun homme, un changement politique (Gd Larousse)

Les Rougon ont su tirer parti du coup dtat du 2 dcembre qui place sur le trne Napolon III. Aristide Rougon monte Paris, prend le nom de Saccard, pour faire oublier ses mauvais choix politiques passs, dcid tout pour russir: Aristide Rougon sabattit sur Paris au lendemain du 2 dcembre avec le flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champs de bataille. Il renifle la bonne piste, le gibier, la chasse impriale Qui est donc le gibier? Paris, victime de la spculation. Le baron Haussmann, alors prfet de la Seine selon les ordres de Napolon III a engag des sommes normes. Un pamphlet clbre de Jules Ferry ironise sur les comptes fantastiques dHaussmann! 2 Milliards en 15 ans ont t dpenss au profit dune poigne de parvenus, qui ont profit de la spculation immobilire.

Ce dbut de roman se situe dans un de ces nouveaux espaces de parcs et jardins amnags, ct des larges avenues: le Bois de Boulogne. Avec ses alles et ses lacs, il devient un lac champtre artificiel, propice une mise en scne de la vie mondaine. Zola se livre ici un travail de rcriture, la promenade au Bois semblant tre un lieu commun de lpoque, que lon retrouve dans lEducation Sentimentale de Flaubert, et la chronique mondaine du Figaro de lpoque lui donne la documentation ncessaire.

I - Loriginalit de louverture du roman

Le dbut dun roman ou Incipit, nous prcise en gnral les intentions du romancier, il dtermine le point de vue du narrateur, donne des indications sur le lieu, le temps, les personnages, laction.

a) Le type dincipit: Nous sommes ds le dpart plongs au cur de laction, in medias res.Les lieux et les objets ne sont pas dtermins, comme si nous les connaissions: au retour, le bord du lac, la calche, la cascade. Nous sommes projets au milieu dune conversation. De mme, les personnages sont prsents par leur prnom, comme sils nous taient familiers.

b) Des indications ambigus:

lieu: lambigut de larticle dfini et lemploi de la majusculeau Bois (l. 34), renvoient une ralit prcise, le Bois de Boulogne, une ralit parisienne, la fois lieu champtre et trs mondain. Cest le cadre dune parade mondaine rituelle, celle du Tout Paris (l 42)

Moment: 3 notations relatives: le soleil se couchait dans un ciel doctobre(l.5) cet aprs-midi dautomne (l.34), malgr la saison avance (l.42). Cette ouverture de roman se prsente paradoxalement comme une fin

Personnages: Ils sont prsents par tout un systme de prcisions et dallusions. Deux des personnages principaux du roman, Maxime et Rene, nous apparaissent en couple, et on peut sinterroger sur leurs vritables rapports. Le personnage le plus prcis est Rene, (la 2me femme dAristide Saccard, ce que nous saurons ensuite): pour le moment, elle nous apparat associe au champ lexical de la faiblesse. Cest ce que Zola appelle la flure du personnage, flure inscrite dans le temps qui use, corrode, transforme, dans une ambiance automnale. Sa faiblesse est la fois physique, faiblesse de sa vueelle voyait mal, binocle une chaise longue de convalescente, mais galement morale allonge au fond, lie une certaine tristesse rve triste, silencieuse.A cela sajoute un caractre indpendant et volontaire air de crnerie, garon impertinent, (ce qui connote aussi la jeunesse) binocle dhomme, qui se marque par un comportement anticonformiste: elle nhsite pas dvisager quelquun tout son aise (l.31).. Maxime: (le fils dun premier mariage de Saccard). A la tristesse de Rene soppose la gaiet de Maxime: en riant (l.20). Ces propos rvlent un jeune homme superficiel, proccup de potins mondains (cf.homme-femme). Laure dAurigny: en fait une ancienne matresse de Saccard, appele par la suite la grosse Laure. (l.31) La particule ne doit pas tromper; ladjectif pjoratif confirme labsence de noblesse: il sagit dune femme entretenue, mais appartenant tout de mme cette socit.

Action: pas dindication discernable premire lecture: le temps semble suspendu, laction tend vers limmobilit, le silence: Il tait peu peu tomb un grand silence (l.37), personne ne causait plus dans cette attente (l.40)Cest donc un procd habile de la part de Zola pour nous introduire par des descriptions dans un univers dont il veut dnoncer la futilit, mais quil prsente galement, par un effet de ralenti-pause, comme fig dans son lan.

II - Les descriptions: une volont chez les naturalistes de reproduire le rel par tous les moyens de lart:

Le but atteindre est de rendre chaque objet quon prsente au lecteur dans son dessin, sa couleur, son odeur, lensemble complet de son existenceNous navons plus qu nous mettre lcole de la science. Plus de lyrisme, plus de grands mots vides mais des faits, des documents. (Les romanciers naturalistes, 1880)

a) O se trouvent les descriptions et que reprsentent-elles?Il y a plusieurs types de descriptions: 4 passages correspondant 3 types: Description portrait: Rene Description paysage: (2): le Bois Description reportage: le Tout Paris

Zola sinspire la fois de son exprience de critique dart et de linfluence de ses amis peintres, et de son exprience de journaliste.

b) Comment les descriptions sinsrent-elles dans le rcit?- le temps des verbes: on distingue habituellement description et narration, laction tant gnralement suspendue pendant la description. Zola utilise ici de manire traditionnelle le pass simple caractrisant la narration au pass: il lui fallut mme sarrter (l.1) limparfait pour la description le soleil se couchait (l.3) limportance des descriptions: les 3/4 du texte y a-t-il pause dans la dure?Zola fait concider arrt du rcit, pause et changement de temps (cf. l.2-3, dj cites), ou bien (l.31-33) elle examina la grosse Laure Les voitures navanaient toujours pas. Larrt de laction est rappel au dbut de chaque reprise de la description: les chevaux soufflaient dimpatience (l.15-16)les voitures navanaient toujours pas (l.33), personne ne causait plus dans cette attente (l.40). Il a utilis les descriptions pour crer un effet de ralenti, suggrant lembarras des voitures: la dure du rcit correspond ainsi la dure de laction.

c) Quel est le point de vue de la description?En gnral, les descriptions chez Zola sont essentiellement motives, faites partir dun personnage. Et cest bien le cas ici. Et en effet, les actions mentionnes sont quasi exclusivement celles qui indiquent laction de regarder: Vois donc (l.15) se souleva cligna des yeux(l.16) penchregardait(l.21), elle continuait cligner des yeux,(l.27) comme elle voyait mal, elle prit son binoclel.30), elle examina(l.31), il y avait des changes de regards(l.41). Cest travers le regard de Rene que Zola nous montre le dcor, un kalidoscope de couleurs et de formes, comme il doit apparatre dans son binocle de myope point de vue interne, surtout avant-dernier paragraphe). Cependant il y a parfois, impersonnalit relle de la narration: on entendait,(l.38) il y avait(l.39), il tait peu peu tomb(l.37).

d) Quelles fonctions ont ces descriptions?Elles rpondent ici une triple fonction: reproduire le rel, communiquer des sensations nous faire comprendre une situation, porter un jugement

Reproduire le rel: telle est lune des fonctions du travail de rcriture de larticle du Figaro (annexe 1) que lon trouve dans le dernier paragraphe. Le rel est considr par les naturalistes comme une collection dont on peut faire le tour, la manire des savants naturalistes: volont encyclopdique. Le dernier paragraphe est caractristique du travail de lcriture. On voit ici la faon dont Zola se documente, ce quil nous prcise dans sa lettre, (annexe 3) afin de traduire la richesse du rel. Cest lillusion rfrentielle, leffet de rel. Linventaire des noms du Tout-Paris est peine transpos: La princesse de Metternich devient la duchesse de Sternich, la Comtesse Waleska et ses poneys pie devient la comtesse Wanska Hussein Pacha devient Selim Pacha avec son fez.

Communiquer des sensations: nous faire voir, nous faire entendre.Les moyens utiliss par Zola sont souvent proches de ceux que ses amis peintres peuvent utiliser. Lui-mme sinitiera ensuite la photographie. Il utilise ici un savant mixage de plans, faisant alterner plans densemble (au dbut et la fin) et plan moyen (3), avec linterruption du dialogue qui focalise lattention sur Rene: gros plan. (2).Sa technique repose sur une juxtaposition de sensations la manire des impressionnistes, impressions visuelles mais aussi sonores. Importance des couleurs: plus de 20 nuances diffrentes dans le texte, parfois rares: gris clair, lumire rousse et plie,fauve ple, etc. . Sinspirant du texte de Flaubert, (annexe 2), Zola reprend lide du soleil couchant.; Cest le dernier rayon de soleil, qui, la manire dun projecteur de thtre donne vie, successivement aux objets enfilait, baignait. les reflets sont eux-mmes combins, diffrencis: stri (l.3), rayon, lueur (l.6), clairs (l.9), brillaient (l.35), clataient (l.36)Ce procd sallie au mlange des sensations (effet de synesthsie): baignant dune lumire rousse, aux effets doxymores ce tapage teint (l.38), regards muets l.35), aux comparaisons inattendues dont la couleur rappelait celle du beurre fin (l.26).Comme dans les tableaux impressionnistes, les formes disparaissent au profit des masses des taches: taches unies (l.33), le coin dune glace (l.35), le mors dun cheval (l.35) et l (l. 36), un bout dtoffe, un bout de toilette (l.37). Ce nest plus le, tableau prcis, organis, dun Courbet, mais une vision fragmentaire. Les choses ne sont donc pas vues telles quelles sont, mais telles quelles apparaissent (cf. la dfinition de Zola un coin de la cration vu travers un temprament Faire comprendre, porter un jugement sur cette socit:Le rel a deux dimensions pour celui qui lobserve: la dimension apparente et la dimension cache. Zola, par une srie dindices fait apparatre ce qui est cach. Par la description du corps, il nous rvle les caractres. Rene, nous lavons vu, rvle par son attitude son hrdit maladive. Le langage, quil sefforce de retranscrire avec le plus de vraisemblance possible reflte lappartenance sociale (cf. les propos vains de Maxime). Les autres personnages sont saisis dans une posture, en train de jouer un rle. Ils sobservent comme au thtre, accordent une grande importance leur apparence elle a chang la couleur de ses cheveux (l18), des dtails futiles. Autour des personnages principaux, se trouvent des figurants: le cocher, le valet de pied: se tenaient raides, graves et patients(l.11) dans ce monde de pacotille, seuls les chevaux sont naturels piaffaient dimpatience (l.14). La lumire, nous lavons vu plus haut est semblable un projecteur de thtre.. Mais des procds proches de la caricature nous incitent porter un jugement svre sur cette socit dcadente: la synecdoque l. 12: leurs chapeauxavaient une grande dignit, la quasi-oxymore ( adj. dvalorisant + particule signe de noblesse) la grosse Laure dAurigny, mais surtout la parodie du style journalistique dans la chronique mondaine du dernier paragraphe, avec ses hyperboles trs correctement attele(l.43) et ses formules strotypes de la plus belle tenue(l.49)Zola veut ainsi montrer la forte unit dun groupe peint en situation, avec le type de vhicule qui le dfinit, une socit finissante, indiscrte et impudique dont on devine la corruption sous le masque. Mais cest aussi un milieu qui agit insidieusement sur la volont des personnages

Conclusion: Scartant des modles traditionnels dincipit de type balzacien, ce dbut de roman a une allure trs moderne: sa fonction est essentiellement damorcer lintrt: ses personnages sont prsents comme plongs dans le milieu qui les a faonns, ici, le Paris mondain et corrompu de carton-pte. Et le Bois de Boulogne nest plus quune nature artificielle qui a revtu sa toilette de gala. Cest un texte galement caractristique du regard du romancier naturaliste pour qui reproduire le rel nest pas seulement dcalquer, mais donner voir.