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Carl Spitteler

ZUT ! UNE FILLE…

UNE HISTOIRE D’ENFANTS

titre original:Die Mädchenfeinde

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titre de la traduction :Les pe tits Misogynes,

par Mme la Vi comtesse dela Roquette-Buisson

1917 (1907)

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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PRÉFACE

Vous souvient-il, Paul Schlumberger, du jour,encore si proche et déjà si lointain, où, de Mul-house, le long de la triste forêt de la Hardt etdes rives boueuses du Rhin, nous arrivâmes auxruines d’Augst, la vieille colonie romaine d’Augus-ta ? En chemin, par un ciel brumeux et bas defin novembre, nous regardions de toute l’acuité denos yeux, nous observions de toute la force de nossouvenirs, ces terres où il s’est fait tant d’histoire,et qui allaient voir des événements pires que tousceux du passé.

C’était d’abord le Rhin d’Alsace, si triste, sipeu humain, avec ses rives marécageuses, entre-coupées de canaux et de bas-fonds, hérissées parendroits de boqueteaux silencieux, ce Rhin quisemble ici repousser et répudier les hommes, vraiefrontière entre deux pays, vraie barrière de notre

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commune patrie, le jour où votre Mulhouse, moncher ami, reviendra à la France maternelle.

Puis, après avoir traversé les rues affairées deBâle, aux façades brillantes et multicolores, aprèsle détour de la route, nous retrouvions un Rhin dif-férent, plus gai, plus aimable, dont les deux rivesse rapprochent. Il nous semble que l’Allemagnesoit devenue toute voisine, et que, par-dessus lefleuve rétréci et adouci, elle veuille pénétrer dansles terres du Midi. Ici, cette fois, nous sentons ouqu’elle nous menace ou qu’elle nous caresse. Etnous avons la très nette impression que, sur ce coinde terre, dans ce canton de Bâle, Gaule et Germa-nie peuvent se rejoindre.

Comme nous avons aussitôt compris pourquoiles Romains, dès la fin de la conquête, ont choisicet endroit pour y planter la plus lointaine de leurscolonies, Augst ou Augusta ! Nous voici mainte-nant sur le coteau qui porte les ruines, douce-ment incliné vers le Nord. La ville, avec ses rem-parts, regarde le Rhin, surveille la Germanie : enface d’elle, les sombres futaies de la Forêt Noire,

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la plaine sans fin du Grand-Duché, d’où tant deconvoitises, par delà le Rhin désormais si facileà franchir, s’efforçaient de parvenir vers le Sud.C’est bien l’endroit où il fallait mettre des soldatspour garder le passage contre les gens du Nord.Augst, c’est le lieu de guette nécessaire pour proté-ger ceux du Midi qui veulent travailler.

Car le Midi est ici, commence ici, aux bordsmême du Rhin. Derrière Augst, vers le Sud, nousavons vu ce long couloir, cette brèche puissanteque la vallée de l’Ehrgolz a percée à travers le Ju-ra septentrional. Suivons par la pensée cette val-lée, cette tranchée (où nous pouvons d’ailleurs re-connaître les tronçons d’une route romaine) : audelà, c’est la descente vers la plaine des lacs, Neu-châtel, Avenches, Genève, Nyon, et plus loin, c’estle Rhône, Lyon et la Méditerranée. Ici, à Augst,sur le Rhin, finit la plus vieille et la plus droite desroutes humaines qui menaient du Sud au Nord,des pays classiques aux terres barbares. Et ici sefaisait la rencontre entre les deux mondes.

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Car, en face du monde germanique, de sesSuèves à demi nomades, sans villes et sansimages, les Romains installèrent à Augusta tout cequi rappelait, tout ce qui était le Midi. Les colonsy eurent leur théâtre, où l’on représenta les scènesmystérieuses de la vie des dieux (et en voici lesruines si nettes encore) ; ils y eurent leurs temples,leurs statues, leurs autels. Voici où ils ont adoréMercure ou Hermès avec son caducée et son coq ;voici où ils ont célébré la majesté triomphante de« Junon reine », comme ils l’appelaient, et de « Ju-piter très bon et très grand ». Sur les pentes doucesde ces coteaux, dans les profondeurs de ces val-lons, ils ont offert aux dieux de l’Olympe leursdernières résidences vers le Nord, et, pour parlercomme Spitteler, leurs dernières villégiatures dansleurs promenades à travers les espaces habités.

Point de rencontre entre deux manières devivre et de parler, site de défense suprême contrela barbarie du Nord, c’est bien cela qu’a été cetangle de l’Helvétie dans les cinq siècles de la domi-nation romaine : ni à Trèves, qui est trop loin vers

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le Nord, ni à Lyon, qui est trop loin vers le Sud,vous n’aurez, comme à Augst et dans ses entours,la vision des deux mondes qui se font face. Nullepart, mieux qu’à Bâle, à Augst, à Liestal (la pa-trie de Spitteler), vous ne comprendrez pourquoiles Grecs et les Romains sont venus jusqu’au Rhin,et ce qu’ils voulaient faire. Hyperboréens et Médi-terranéens : c’est bien ici le lieu prédestiné de leurcontraste.

Les Anciens s’en sont rendu compte eux-mêmes : les Grecs, du moins, qui savaient réflé-chir, rêver et créer sur tous les épisodes de leur his-toire et les endroits de leurs chemins, qui savaienttraduire en scènes vivantes et familières les sym-boles des rencontres historiques. Et voici ce quel’un de leurs poètes (que Spitteler connaît bien),Apollonios de Rhodes, a raconté sur le voyage deshéros helléniques dans le pays des lacs et des val-lons du Jura.

C’est le navire Argo qui y a conduit les preuxde la Grèce. Il remonta le Rhône, portant sonnoble et vibrant fardeau ; sans souci de la perte

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du fleuve à Bellegarde, il pénétra dans le lac deGenève ; de là, mystérieusement conduit par sesdieux, il entra dans les lacs du Nord, le courantdes eaux changea, et le flot le poussa vers le Rhin,à l’entrée de la Germanie. Mais il n’y entra pas.Ses dieux ne le voulurent point. Junon la reine(ce sera une des héroïnes de Spitteler), debout surles hautes cimes du Jura, lança un cri farouchequi arrêta le vaisseau imprudent. Les Argonautescomprirent : ils firent volte-face, et ils revinrentvers le Sud, devinant que l’autre rive du Rhinn’était point pour eux, héros des cieux paisibleset des âmes droites. Voilà une scène des « Prin-temps Olympiens », tels que les Grecs, précurseursde Spitteler, les ont d’abord imaginés.

* * *

C’est dans ce pays où les Grecs avaient placéles dernières fables de leurs dieux, et les Romains,les derniers colons de leurs légions, c’est à Liestal

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qu’est né Carl Spitteler (le 24 avril 1845), et c’estde Liestal à Bâle que, tout enfant, il fit son premiervoyage dans « le vaste monde(1) ».

Mais cet « angle des terres » n’a pas été seule-ment pour lui l’endroit de sa naissance et de sespremières sensations. Il y a mis tous ses plus cherssouvenirs, il lui a demandé les plus durables deses images poétiques et de ses impressions mo-rales. Ces ruisseaux à la clarté presque lumineuseont été les sources très pures de sa double vied’homme et d’écrivain. Lisez dans ses souvenirsd’enfance(2) la manière dont il décrit ces recoinsqu’abrite l’ombre de vieux arbres, ces routes mon-tantes où l’on rencontre tant de choses, ces ha-meaux dont le coq fait vibrer tous les échos, et où,dans les intervalles du chant sonore, bruit le ga-zouillement tremblotant des chères grand’mères, –ces grand’mères du pays natal qui ont inspiré Spit-teler aussi souvent que les héros de la Grèce(3).Mais ce n’est pas seulement dans le livre de sessouvenirs que Spitteler vit et revit sans cesse laterre natale, et veut nous la faire vivre. Elle lui en-

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voie senteurs, fraîcheurs et musiques pour toutesses œuvres. Dans les plus populaires de ses nou-velles(4), les noms imaginaires des villages et deshameaux recouvrent la description des sites lesplus aimés de son canton. Même dans son Prin-temps Olympien, la Suisse bâloise a laisséquelques traces visibles. Aux abords de l’Olympe ily a de frais talus gazonnés, que je crois avoir vusdans les vallons de l’Ehrgolz. D’ailleurs, Spittelerlui-même ne nie pas que ses dieux, avant d’êtreinstallés sur l’Olympe, se soient arrêtés sur l’Alpehelvétique(5). Et quand ils vont, pour se guérir,prendre les eaux d’Ichor(6), le sentier populeux oùils déroulent leur théorie m’a rappelé je ne saisplus quelle vision précise, encore et toujours de lavallée de l’Ehrgolz elle-même(7).

Aucun écrivain contemporain, en France ou enAllemagne, n’a été, comme Spitteler, l’homme deson canton natal, celui qui sait, de la terre chèreentre toutes, tirer toutes les leçons de morale ettoutes les sensations d’art. Il l’a connue, comprise,aimée, traduite, jusque dans les plus subtiles de ses

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essences. Je ne vois pas à qui je peux le comparerà cet égard. Il a su observer comme George Sand :mais celle-ci a décrit indifféremment les lacs deSuède, les rochers de Tamaris, les sentiers des Cé-vennes, et les vieux châteaux ruinés du Berry. Spit-teler voit et veut voir surtout son pays, mais il levoit à fond, des yeux et de l’âme, sachant bien quela connaissance intime et profonde d’un coin deterre vaut et passe toutes les randonnées de l’esprità travers les paysages les plus divers. C’est peut-être à Mistral surtout qu’il faut songer pour biensentir Spitteler, le Mistral dont l’horizon d’inspi-ration allait des Saintes-Maries aux rochers desBaux.

* * *

Mais ce « pays » d’Helvétie, où sont venus lenavire Argo et l’empereur Auguste, ce pays estaussi un de ceux de l’Europe où les gens du Midiont fait le plus de bruit, où ceux du Nord se sont le

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plus souvent croisés avec eux, par l’épée dans lesjours de bataille, par la parole dans les jours depaix. Carl Spitteler, de Liestal, a subi l’influencedes deux mondes ; mais, comme les colons d’Aug-st, il s’est tenu ferme sur la rive du Midi.

Du monde germanique il est certain qu’il a res-senti de sérieuses influences. Il lui doit la languede ses écrits, une prédilection attendrie pour lesscènes rurales, le désir d’atteindre par des sym-boles les lois éternelles des choses, une sorte demysticisme qui tient à la fois du rêve et de la pen-sée. On a rapproché un instant son nom de celuide Nietzsche(8) : à la condition, bien entendu, dese rappeler que Spitteler est une âme d’affection etde douceur, de fraîcheur et de calme, toute diffé-rente de l’autre.

Mais je n’irai pas plus loin dans les concessionsau germanisme(9).

La langue même qu’écrit Spitteler m’a parubien éloignée de celle à laquelle nous ont habituésprosateurs et poètes de l’Allemagne contempo-

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raine. La phrase est très courte, très peu surchar-gée d’incidentes. Les expressions y sont d’une ex-traordinaire variété. Spitteler, pour nuancer sonstyle, cherche évidemment les mots rares. Detemps à autre, tel verbe ou tel adjectif vous ar-rêtent comme chose imprévue ou nouvelle. Maismalgré tout on comprend et on va : car la penséevous conduit lorsque le mot ne vous soutient pas.Ce n’est pas, quoi qu’on ait dit, un écrivain durà lire. J’ai eu plutôt l’impression d’une languesouple, élégante d’une plasticité simple et bien for-gée. S’agit-il des paysages du sol natal ? quelquesmots suffisent à les rendre exactement. S’agit-il dela mentalité des dieux naissant à la vie ? une ex-pression énergique suffit à nous la faire pénétrer.Cet écrivain allemand a de la netteté grecque et dela force latine(10).

Sa philosophie n’est ni brumeuse, ni triste, nicompliquée. Peut-être a-t-on eu tort de voir dansses écrits mythologiques des lointains métaphy-siques d’une insondable profondeur. Ses héros,Prométhée et Hercule, m’ont semblé de braves

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gens, grandioses avec naturel, sans les formi-dables prétentions qu’auraient des dieux nourrisde Hegel(11). L’inspiration, d’un bout à l’autre despoèmes, est plus humaine que théologique, plusconcrète qu’abstraite.

On sait que l’œuvre de Spitteler est double :l’une(12), de prosateur, de romancier, d’auteur denouvelles et de souvenirs : et là dominent leschoses charmantes, d’observation psychologiqueet de grâce descriptive ; l’autre, de poète, touteconsacrée à la vie des dieux, non pas de Freia, deThor ou de Wuodan (Spitteler ne veut pas de ceux-là), mais de Zeus, d’Héra, d’Apollon et d’Hermès,d’Hercule et de Prométhée. Et c’est à ces dieuxqu’il a consacré ses deux poèmes célèbres, Promé-thée et Épiméthée(13), et le Printemps Olym-pien(14).

Mais qu’on ne s’effraie pas devant ces longschants en vers épiques. Cela ne ressemble ni auParadis Perdu, ni à La Divine Comédie, encoremoins à La Messiade(15). D’abord les épisodespeuvent être lus chacun isolément, ils forment cha-

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cun un morceau distinct(16). Puis, que de détailsagréables, pittoresques, d’autres j’oserais presquedire humoristiques, à la Töpffer, viennent égayerçà et là les grands drames divins ! On sent bienque Spitteler a lu Homère et que, comme lui, ilsait l’art de plaisanter avec les dieux et, parfoismême, le besoin de les traiter en grands enfantsqui s’amusent(17).

Ces dieux sont des Olympiens qui connaissentfaiblesses et gaietés de la vie. Leur âme est toutà la fois primitive et moderne. Ce n’est pas seule-ment la Grèce d’Homère qui a contribué à les for-mer, encore qu’elle leur ait donné le principal,leurs noms, leurs attitudes et leur bonne humeur.Mais toutes les religions et toutes les légendes sontvenues apporter leurs dons aux divinités de Spit-teler. Je vois ça et là, dans leurs aventures, destraits empruntés à l’histoire de Siegfried (j’entendsla partie récréative et douce de cette histoire) ; ilsont connu « les sept belles Amaschpand » ; ils ontvu des anges et ils savent ce qu’est le Paradis. Ils

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sont plus qu’à demi chrétiens, et très proches pa-rents des hommes.

* * *

Voilà, peut-être, l’esprit dominant des ou-vrages, quels qu’ils soient, de Carl Spitteler : l’es-prit chrétien dans ce qu’il a de plus foncièrementhumain et poétique. On a fait de lui un esthète,un métaphysicien, un cosmologue. Je vois en luisurtout, et c’est pour cela qu’il plaît infiniment, jevois l’homme qui aime les autres hommes, et quine sépare pas cet amour de celui de la terre qui lesporte. « Nature et amour », ce fut, dit-il quelquepart, la formule de son enfance(18). Elle est de-meurée celle de toute sa vie. Entre son Prométhéeet le héros chrétien, je ne saisis pas de divergenceessentielle.

J’ai parlé tout à l’heure du héros des Niebe-lungen. Il ne fournit à Spitteler que des détails pu-rement accidentels. Ce serait méconnaître absolu-

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ment la pensée du maître, que de pousser plus loinla comparaison. Les Niebelungen sont un dramede sang, d’or et de fer : deux mots les dominent,« vengeance » et « force ». Rien de tout cela n’ap-paraît dans les poèmes ou les romans de Spitteler.Les batailles des dieux n’y sont point très meur-trières. Et les hommes du romancier sont presquetous de nature conciliante. Il circule, d’un bout àl’autre de toutes ses œuvres, un singulier amour dudroit et de la justice. Spitteler ne comprend vrai-ment que la paix et l’entente des humains dans unhorizon où la nature multiplierait ses tendresses.

* * *

Son attitude, dans la crise présente, était inévi-table. Il ne pouvait pas ne pas dresser son grandtalent et sa belle âme contre les fauteurs de la vio-lence, de la ruse et du mensonge, contre les der-niers ennemis de Prométhée. Disciple tout à la foisdu Christ ami des hommes et de la Grèce éprise de

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beauté, Spitteler devait imiter les chefs héroïquesdu navire Argo : en vue de la Germanie, il se dé-tourna avec horreur, et il revint vers la Gaule(19).

Il faut remercier Madame la vicomtesse de Ro-quette-Buisson de nous avoir fait connaîtrequelques-unes des plus élégantes et plus aimablesnouvelles de Carl Spitteler. Je souhaite qu’il n’yait là qu’un simple point de départ. La Francepeut, sans crainte, lire et relire les œuvres de cetécrivain, qui a écrit en langue allemande : elle ytrouvera bien des reflets qui viennent d’elle-même.Et elle admirera cette tâche littéraire avec ce rareavantage de pouvoir mêler au plaisir esthétique lareconnaissance pour la noble allure de l’homme etdu citoyen.

CAMILLE JULLIAN.

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I

ADIEU SENTISBRUGG

Pauvres gamins, pauvres cadets !

Finies les vacances ! il fallait partir demainmatin ; partir ! quitter le cher Sentisbrugg pourrentrer dans la ville maussade, parmi les dis-putes et les jalousies de l’école ! Jusqu’au-jourd’hui ils avaient tout simplement refuséd’en admettre la possibilité. Ils s’étaient ima-giné, pauvres petits, qu’en fin de compte lanature s’en mêlerait, provoquant quelque ca-tastrophe pour les sauver ! un tremblement deterre par exemple, pourquoi pas ? tout arrive :ou bien encore une inondation, une épidémieparmi les professeurs ; peut-être même, subite-ment, une déclaration de guerre, que sais-je !

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Étendus sur la roche aux chèvres duranttoute l’après-midi, la dernière, hélas !n’avaient-ils pas épié pour voir si, à gauche, lescuirassiers français n’escaladeraient pas au ga-lop la montagne ; si, à droite les sombres dol-mans des chasseurs badois ne surgissaient pasdans la fanfare éclatante des trompettes ?

Transformés en deux tonnelles ambulantespar les mains des petites bergères qui lesavaient enguirlandés de lierre, tristement ilsrentrèrent, lorsque le jour tomba.

« Grand’mère fait la malle ! » L’univers en-tier les avait donc trahis !

Dans leur détresse ils grimpèrent sur lepoêle, délogèrent, en l’envoyant rouler sur leplancher, le chat niché dans une veste et qui nesavait au juste s’il devait ou non céder sa place.Ils se tapirent dans le coin. Soudain, de là-hautleur regard embrassa à la fois toutes les mer-veilles que demain il faudrait quitter : la caged’horloge, la badine et, tout proche, dans son

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éternel fauteuil, le grand-père sur les genouxduquel on sautait si facilement ; là, sur la table,une mouche paresseuse qui, elle, aurait encorele droit de s’y promener demain, quand ils se-raient partis ! l’heureuse bête !…

Leur chagrin devint si intolérable qu’ils semirent à gémir. Et leurs plaintes s’exhalèrentsi naturelles, si inattendues, qu’ils en furenteux-mêmes émus. Qui sait ? peut-être pour-raient-elles attendrir des cœurs de grands-pa-rents ? Ils les prolongèrent donc, d’abord à l’es-sai, puis, comme cela ne portait pas, en cres-cendo à deux voix ; enfin en hurlant commedes damnés. Les plaques chaudes grillaientleurs jambes ; les gémissements devinrent descris de douleur. Les cordes de lierre frémirent ;d’un bond ils furent à terre, rugissant commedeux panthères dans la brousse en feu.

Sans espoir, mais pour ne rien négliger, ilsessayèrent d’un dernier moyen : tomber rapi-dement malades pendant la nuit. Mais com-ment tomber malades ? En prenant froid. Com-

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ment prendre froid ? En ayant les piedsmouillés. Aussi, quand tout le monde fut en-dormi, après avoir trempé leurs pieds dans lacuvette, ils s’assirent en chemise sur le bord dela fenêtre, les jambes tendues au dehors dansla fraîcheur de la nuit. Dans leurs lits, ils atten-dirent le résultat :

— Gérold, es-tu malade ?

Et le petit Hansli se précipita hors de sesdraps quand le soleil du matin vint l’éblouir :

— Hélas ! non ! et toi ?

— Rien, pas même mal à la tête !

Tout était donc fini, bien fini ! Nulle ombrede délivrance ! Et le désespoir s’empara desdeux frères, emplissant leur esprit de fureurcontre le monde entier. Mutuellement ils s’in-juriaient, se reprochant l’un l’autre de n’êtrepas tombé malade. Leur rage contre l’universdégénéra en une furibonde bataille ; trépi-gnants, les mains aux cheveux :

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— Tu me colles au mur ; je te colle au mur.

Bientôt, Gérold eut une large égratignure etle sang coulait du nez de Hansli ; cela les sou-lagea, et la vue de la cuvette gisant à terre lescalma. Paisiblement, ils s’entr’aidèrent : Géroldlaça le plastron plissé du petit fantassin, Hans-li boucla le ceinturon de l’artilleur, travail pé-nible, car, pendant les vacances, Gérold s’étaitsensiblement arrondi de tous côtés. Bottés etparés, fiers de leur brillant accoutrement de ca-dets, le schako à crinière enfoncé sur le front,ils débouchèrent dans le vestibule, annonçantleur arrivée par des cris d’allégresse et, rapidescomme la bise du nord, ils glissèrent le long dela rampe de l’escalier.

En bas les grands-parents les attendaient etle grand-père tout de suite leur traça le pro-gramme de la journée.

Cette fois ils ne rentreraient pas par la voi-ture de poste ; la malle seule s’en irait par lecoche ; quant à eux, profitant d’une occasion

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exceptionnelle d’effectuer sans frais le voyage,ils devaient…

— Attention à ce que je vais dire ! D’abord,vous allez à pied jusqu’à Schönthal… Silence !vous jubilerez après ! pour le moment, écou-tez !

Pour descendre à Schönthal (au plus uneheure et demie de marche), vous trouvereztout seuls votre chemin. Ce ne sera pas malinsur la grande route. Si on lâchait un tonneletà Sentisbrugg, il irait tout droit jusqu’à Schön-thal. D’ailleurs, vous êtes assez grands pourdemander votre chemin si c’est nécessaire.J’espère qu’à douze ans un couple de cadets,munis de gibernes et de sabres, n’a plus besoinde bonne d’enfants.

— Dix ans, corrigea Gérold.

— Neuf ans, claironna Hansli.

— Dix ans ou neuf ans, cela revient aumême.

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— Dolf pourrait les accompagner jusqu’àmi-chemin de Schönthal, objecta lagrand’mère.

— Je veux bien, quoique ce ne soit pas né-cessaire ; la cheminée d’usine de Schönthal,avec ses briques rouges et jaunes, se dresseau-dessus des arbres comme un cou de huppeau-dessus de son nid. À Schönthal, votre par-rain, le Statthalter(20), vous attend à déjeuner.Après viendra la voiture du landammann(21)

Weissenstein de Bischoffshardt ; elle doitprendre la fillette du landammann qui, aprèsavoir passé les vacances chez M. Balsiger, ledirecteur de l’usine, rentre en classe lundi,comme vous. Vous l’accompagnerez en voiturejusqu’à Bischoffshardt.

— Zut !

— Comment, zut ! Quelles manières ! D’ha-bitude cela vous amuse d’aller en voiture !

— Oui, mais la petite fille !

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— Elle ne vous mangera pas. Vous devriez,au contraire, considérer comme une faveur in-signe l’autorisation de voyager avec une filletteaussi fine et bien élevée que Gésima Weissen-stein… Me laisserez-vous parler, oui ou non ?Vous irez donc en voiture jusqu’à Bischoff-shardt et vous passerez toute la journée dedemain samedi auprès du landammann. À luide voir ensuite comment vous expédier àAarmünsterburg dimanche.

À ce programme, la grand’mère ajouta desconseils, des avis et quelques remontrances :

— Il ne faudra pas plaisanter à Schönthalavec le parrain Statthalter chez lequel ils de-vront dîner. C’est un monsieur fort sévère etdevant lequel tout le monde tremble. Là-bas,ils devront être doublement prudents et bienélevés ; ne pas regarder le parrain avec imper-tinence en écarquillant les yeux comme s’ilsvoulaient dire : « Boum ! nous voilà », maistendre la main avec courtoisie. Ne pas oublierque le Statthalter déteste son propre fils, Max,

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« l’étudiant détraqué » comme on l’appelledans le canton. Donc, ne jamais en demanderde nouvelles et, lorsqu’on parlerait de Max,feindre de ne rien entendre. Max est un raté.

— Cependant, Max n’a jamais fait de dettescomme Dolf, remarqua, non sans amertume, legrand-père, en poussant un soupir douloureux.

La grand’mère poursuivit.

— Ils devraient se conduire convenable-ment avec Gésima Weissenstein qui était fillede gens fort distingués ; le cas échéant, sonpère, le landammann, punirait avec sévéritéla moindre inconvenance. Se bien conduire si-gnifiait d’ailleurs, non seulement pas de ba-tailles ni de moqueries, mais politesse, préve-nances et remerciements. « Gérold, si le chatte mord, ne viens pas te plaindre à moi ! »Si, en passant au moulin de Friedli, quelqu’unleur demandait des nouvelles de l’oncle Dolf,ils répondraient que tout, à présent, était enrègle, qu’une lettre détaillée arriverait prochai-

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nement. Surtout ne pas entrer à l’Althäusli, ladernière auberge avant Bischoffshardt, car l’Al-thäusli n’était habité que par des gens de sacet de corde avec lesquels on ne voulait avoirrien de commun. Cette lettre pour la préfète,celle-là pour votre mère, celle-ci pour le mou-lin de Friedli. Souvenirs à papa, à maman età tous, cela va sans dire, mais il importe sur-tout de ne pas oublier les commissions. Dire àMonique, la bonne du Statthalter, d’avoir l’obli-geance de se rappeler le veau pour dimanche ;au docteur de Schönthal de bien vouloir mon-ter à cause de l’aïeule et aujourd’hui même, sipossible, en le priant d’apporter des sangsues,car cela ne va pas. S’ils avaient le temps à Bi-schoffshardt…

— « Et patati et patata », conclurent les ga-mins s’échappant par la porte et se plantant ré-solument devant la table du déjeuner.

Lorsque, prêts à partir, ils se promenaientimpatiemment de long en large devant la mai-son, par la fenêtre une voix se fit entendre :

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« N’avaient-ils pas le désir de dire adieu àl’aïeule, de la voir une dernière fois ? » Quandils entrèrent dans la chambre de l’arrière-grand’mère malade, ils virent un extraordi-naire spectacle : le jeune oncle Dolf à genoux,sanglotant, tandis que l’aïeule lui parlait d’unevoix haletante :

— Ainsi donc…, c’est une promesse sacrée,Dolf…, plus de dettes ; tu abandonnes Marian-neli… et tu ne retournes jamais à l’Althäus-li ?… Donne-m’en ta parole d’honneur.

L’oncle Dolf le fit et jura tout en sanglotant.

— Tu épouseras Thérèse du moulin Fried-li ?

— Oui, dit Dolf dans un imperceptible mur-mure.

Alors l’aïeule se mit à prier ; le grand-pèreet la grand’mère embrassèrent Dolf qui, aussi-tôt, s’enfuit de la chambre en pleurant. Ce futalors le tour des garçons que les grands-pa-rents poussèrent vers le fauteuil de la malade.

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— Chers enfants, gémit l’aïeule et, repre-nant si lentement haleine qu’elle semblaitétouffer, elle murmura : « Ma tendresse à votremaman. » Puis, se faisant dresser contre sescoussins, elle étendit dans un long effort sesmains sur le front des enfants et balbutia desparoles inintelligibles dont Gérold comprit ce-pendant le sens ; son cœur fut épouvanté etrempli d’une crainte pieuse.

C’était une bénédiction comme celles del’Ancien Testament. Jamais il n’aurait penséque, de nos jours, il pût y en avoir encore ; ilcroyait que la bénédiction était chose finie de-puis mille ans et sans retour comme les mi-racles. Il s’était imaginé qu’une bénédictionétait chose joyeuse et splendide, toute étin-celante de l’auréole d’or qui encerclait la têtede celui qui la donnait, tandis qu’en réalitél’aïeule était bien laide, bien triste à voir avecses membres enflés et ses yeux éteints et lesang de la cuvette à ses côtés. Gérold en auraitpresque pleuré. Il comprenait cependant que

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l’aïeule leur faisait, en les bénissant, le don leplus merveilleux qu’être humain puisse faire àson semblable. Cette bénédiction c’était, leurvie durant, l’immunité contre tout malheur.

— Merci beaucoup, dit-il en français, etHansli répéta après lui.

Certes, il eut voulu mieux exprimer sa pen-sée, mais les mots lui manquaient.

Plus rien, désormais, n’empêchait le départ,si ce n’était Dolf qui devait les accompagnerjusqu’à mi-chemin de Schönthal et qui n’arri-vait pas. Il vint enfin. Aussitôt, le guide à leurdroite, ils démarrèrent du pied gauche et plusle départ leur parut pénible, plus ils mirentd’énergie dans leur marche.

L’oncle Dolf, évidemment, devait être ma-lade ; pâle, se tenant à part, il ne leur dit pasun mot le long de la route. Cependant, d’unevoix sourde, ils donnèrent libre cours à l’ennuique leur inspirait l’obligation de voyager avecune fillette, récapitulant ironiquement tous les

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défauts et tous les ridicules de cette race : leur« drôle de touche », leurs cheveux longs, leurslongues et absurdes jupes, leur trottinement debébés, les courbes des lignes de leur corps, leurlâcheté insupportable qui les faisait se couvrirles yeux à la simple vue d’une arme blanche etse boucher les oreilles au son d’un tout petitcoup de pistolet ; enfin leur méprisable fai-blesse : un seul gamin armé de boules de neigemettait en fuite toute une classe de grandesfilles ; leur coquetterie et leur goût de parure ;toujours une glace devant la figure et un chif-fon de couleur au cou ou dans les cheveux.

— As-tu vu comment elles nagent ? chu-chota Gérold, c’est infect.

— Par-dessus le marché, elles sont fausses,dissimulées, menteuses, ajouta Hansli ; le fac-teur l’a dit au maître de poste, je l’ai entendu ;il est au courant, lui, il est assez vieux pour ce-la !

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Dolf, par malheur, dérangea inopinémentleur entretien ; ce fut dommage, car, jamais en-core, leur accord n’avait été aussi complet :

— Voyez-vous, en bas, dans la vallée lacheminée jaune de l’usine ? C’est Schönthal.Il est impossible à présent que vous puissiezvous tromper ; dans une bonne demi-heurevous y serez.

Et il leur montra du doigt la cheminée. En-suite il plaça les cadets sur les côtés opposésde la route, face à la prairie, dos à dos.

— Gérold, sais-tu garder un secret ? lui chu-chota-t-il à l’oreille.

Le regard de Gérold brilla d’orgueil :

— Tu donneras secrètement cette lettre àMarianneli, à l’Althäusli, mais à personned’autre qu’elle, et si tu ne la trouves pas, tu dé-chireras la lettre. Compris ?

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Ce disant, il lui enleva son shako et glissala lettre dans la doublure. Puis, à voix haute, ilcommanda :

— Bataillon de cadets d’Aarmünsterburg,fermez les yeux !

Toutes espèces de choses passèrent dansles poches de Gérold et dans la giberne deHansli. « Des allumettes, pensa Gérold, je lesens. » « De la poudre, devina Hansli, je lavois. »

— Tout vous appartient en commun, expli-qua Dolf, mais Gérold a le commandement enchef. Attention ! Bataillon Aarmünsterburg, ou-vrez les yeux ! face à Schönthal, alignez-vous,en avant, au pas accéléré, marche !

Les cadets se mirent en branle et descen-dirent vers la vallée ; Dolf rentra à la maison enremontant vers Sentisbrugg.

Aussitôt qu’il eut disparu derrière lefeuillage, les gamins examinèrent les cadeaux.Ils avaient deviné juste : des allumettes ordi-

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naires, soufrées, de l’amadou et de la poudre.Mais en quelle incroyable et fabuleuse abon-dance ! Dans leurs espérances et leurs rêvesles plus audacieux ils n’avaient rien imaginé detel : cela paraissait impossible ! Il y avait cer-tainement près de quatre livres de poudre dechasse et de la plus fine. Gérold, haletant, es-sayait de reprendre haleine devant cet excèsde bonheur. Hansli dansait comme un possédé.Soudain leurs regards se croisèrent et ils firentun serment : « Jurons, avant de rentrer enclasse, de jouir de l’existence jusqu’au bout,jusqu’au dernier grain de poudre, et après, ad-vienne que pourra ! »

Vers la forêt, dans une course folle, enquête d’un endroit solitaire, ils s’élancèrent àtravers buissons et fourrés, taillis et ronces,par-dessus l’eau et les pierres, aveuglément,sans arrêt, en avant vers les massifs de roches.Une excavation isolée et chaude dont les mu-railles escarpées étaient couvertes d’un bois dehêtres, les reçut sous son ombre tranquille ;

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en l’air, au-dessus du plateau et de la forêt,deux oiseaux de proie, en silence, décrivaientun cercle. « Ici ! » commanda Gérold en com-mençant, comme un alchimiste, à étaler sonmatériel de guerre sur le coin le plus sec de laroche.

Mais avant de donner le signal de la fête,devant le creuset, il débuta par un sermon so-lennel au petit fantassin, traitant du poids dela responsabilité qu’il sentait peser sur saconscience d’aîné. Il parla ensuite des perfidiesde cette poudre, inventée en 1330, à Fribourg,par Berchthold Schwarz, de cette poudre quifaisait le mort, puis, brusquement, sautait à lafigure au moment précis où l’on commençait àsouffler. Condescendant, il donna à son frèredes éclaircissements pyrotechniques sur latraînée de poudre, les mines, sans oublier lesrecettes et « les trucs » pour la préparation dechacun de ces engins.

Après qu’Hansli, d’un regard inspiré, eutnon seulement garanti la plus aveugle obéis-

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sance, mais encore donné des preuves du ré-veil de son intelligence, ils se mirent au travailavec furie. Bientôt, grâce à leur magie noire, latranquille caverne devint un enfer de tonnerre,de flammes, de fumée épaisse au milieu des-quels les cadets s’évertuaient, tels deux sala-mandres. Crachant comme des chats, crépitantcomme une salve, les feux roulants couraientautour de la corniche des murailles, rapidescomme l’éclair, en serpentins fantastiques sui-vis de caravanes de nuages paresseux etlourds. Des gerbes d’étincelles couleur de sangjaillissaient de ces feux diaboliques enbouillonnant, en sifflant. C’était une vision in-fernale, mais sans danger. On pouvait même sepencher au-dessus de ces volcans amorphes.D’eux-mêmes, ceux-ci se détruisaient, rien deplus.

Mais ce qu’il y avait de plus merveilleux,c’était encore les mines ! Évidemment ellesétaient longues à établir, songez-y ! Creuser laterre sans bêche et sans pique, à l’aide des

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doigts seulement et d’un petit canif, cela ne vapas vite ! Après, il fallait apporter de l’herbe etdes feuilles, traîner, pour les faire sauter, desfagots et des pierres de tous les points cardi-naux. Croyez-vous que cela se puisse faire enun tour de main ? Si oui, erreur complète. Ilest vrai qu’on était récompensé. Quel fracasquand la mine, en éclatant, s’élevait, jetant desflammes ! Et les envols joyeux des morceauxde bois et des cailloux tournoyant dans l’aircomme des fous ! Et quand les explosions etles bonds du feu d’artifice étaient terminés,arrivait le bouquet : un ballon de fumée auxboucles noires montant, droit comme uneflèche, au-dessus des cimes des hêtres, suivide quelques petits tremblements de terre enretard et, tout à fait à la fin, quelques menusnuages de poussière se frayaient un chemin àtravers la mousse comme des taupes.

Chaque fois qu’une mine avait éclaté, viteils arrivaient et dansaient dans la fumée etlorsque, pour comble de bonheur, après coup,

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quelques brins de bois et des cailloux mi-traillaient leurs têtes, leurs délices et leuramour fraternel ne connaissaient plus debornes…

Mais comment prouver son affection à unfrère ? Dans le désarroi de leur esprit, ils mâ-chèrent de la poudre en grinçant des dents ets’envoyèrent l’un à l’autre, une haleine sulfu-reuse, la mâchoire en avant. Ce n’était pas là,peut-être, l’expression habituelle de la sympa-thie… N’importe, ils comprenaient ce langage.

Au moment précis où ils faisaient sauterune nouvelle mine, une voix de basse dit toutprès :

— Ah ! voilà ce qu’on peut appeler unebelle détonation !

Derrière eux se tenait un brigadier de gen-darmerie, des décorations sur la poitrine et, àla manche, des galons d’or.

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Pétrifié d’émotion, Gérold était debout et,en un instant, Hansli, sans savoir comment, setrouvait accroupi sur le haut d’un rocher.

— Nous ne faisons rien de mal, cria-t-il,l’oncle Dolf nous l’a permis.

Souriant, le brigadier les tranquillisa. Unbrigadier, leur apprit-il, ne symbolise pas né-cessairement la prison ; il a encore d’autres at-tributions dans le monde. Ainsi, par exemple,les gendarmes sont les subordonnés du préfet,qui les emploie à son gré pour le service inof-fensif d’estafette.

— Mon nom est Mazzmann, et le préfet deSchönthal, votre parrain, m’a envoyé voir ceque vous deveniez, s’il ne vous était pas arrivémalheur ou si vous vous étiez égarés. Je nepuis pas prétendre qu’il était difficile de voustrouver ; on a entendu le pétard jusqu’à lagrande route et la fumée se voit au-dessus des

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C’était vrai, mais oui, faim ! ils avaient faim.

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arbres. Mais venez maintenant, vous devezavoir faim.

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II

CHEZ LE PARRAIN STATTHAL-TER

Oh ! comme il riait, le parrain Statthalter,en venant au devant d’eux, au delà des pre-mières maisons de Schönthal ! il riait déjà deloin, il riait d’un rire qui sortait en grondantdu fond de sa poitrine et qui, bon gré mal gré,vous obligeait à rire aussi.

— Mais vous êtes des nègres ! leur cria-t-il,tout en ameutant les gens hors des maisons.

De droite, de gauche, il montrait les cadetsqui arrivaient :

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— Regardez-les, mais regardez-les ! tonnaitsa voix de stentor, voilà des gaillards solides etbien portants, je les aime ainsi.

Et en même temps il grinçait des dents, fer-mait les poings, regardant au loin avec rage.

En signe de bienvenue, il prit Hansli à sagauche, Gérold à sa droite et les serra contrelui avec tendresse, noircissant son gilet blancdes empreintes de leurs têtes couvertes depoudre.

— Quelle heure pensez-vous qu’il soit ? de-manda-t-il narquois, en souriant et clignant desyeux.

— Onze heures ! cria le petit.

— Une heure, renchérit Gérold.

De nouveau, le parrain éclata d’un rirejoyeux :

— Les avez-vous entendus ? s’exclama-t-il,onze heures ! une heure ! Prenez ma montredans ma poche et regardez.

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— Quatre heures ! dit Hansli tout déconte-nancé.

— Cette montre ne marche pas, répliquaGérold avec un regard sagace.

— Approche-la de ton oreille.

Elle marchait.

À présent le parrain leur tapotant tendre-ment les joues : « Braves garçons », leur disait-il d’un ton cajoleur, comme on parle à un che-val en lui passant la main sur l’encolure. Et,tout le long de la route, jusqu’à la préfecture,grands et petits furent invités à sortir pour ad-mirer le naturel et la candeur des deux gamins.

— Halte ! Silence ! pas un mot de reproche.

Ces paroles s’adressaient à une femme pâleet frêle qui sortait de la préfecture en se hâtant,les bras levés et la physionomie inquiète.

— Pas une syllabe de reproches ! je remer-cierais le ciel à deux genoux si l’un de ces ga-mins était mon fils au lieu de…

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Il avala le reste de la phrase en roulant desyeux terribles. La femme frêle revint sur sespas et disparut.

— Remettez-vous-en à moi, dit-il ensuitefamilièrement aux cadets, les intentions de mafemme sont bonnes jusqu’au fond, mais elle nesait rien de l’âme des enfants, comme d’ailleursles femmes en général, tout au moins lorsqu’ils’agit de garçons.

Mais lorsqu’il voulut les faire asseoir à latable mise dehors, presque sur la route, entreles buissons de lauriers roses, sa femme réap-parut pour protester d’une voix éteinte, il estvrai, mais tenace et résolue. Franchement ellene pouvait souffrir ni permettre que quelqu’unse mît à table dans une tenue aussi négligée,la figure et les mains noires comme du char-bon, les habits déchirés et couverts de pous-sière ; les enfants devraient d’abord se nettoyeret reprendre avant tout figure humaine. À lafin elle eut gain de cause, malgré les hausse-ments d’épaules du Statthalter et sa moue sur

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le manque de cœur et la cruauté du sexe fémi-nin.

On fit donc passer les cadets dans unechambre à coucher à côté de la petite cour, etlà ils furent déshabillés par la Statthalterin etMonique, leurs habits envoyés chez le tailleur,leurs souliers chez le cordonnier (mais tout desuite, aussi rapidement que possible, le strictnécessaire seulement, les enfants devant re-partir dans une heure). L’un après l’autre, Gé-rold le premier, furent mis debout sur unetable, savonnés, peignés, étrillés et brossés.Pendant l’opération on entendait, à travers lacloison, la voix du Statthalter dans la pièce voi-sine :

— Vous qui voulez faire figure de cocher, etencore de cocher de bonne maison, vous de-vriez savoir qu’avant d’atteler un cheval on luidonne à manger. À plus forte raison en est-ilainsi pour un être humain.

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N’avait-il donc ni cœur, ni bon sens poursonger à faire voyager sans avoir mangé deuxpauvres gamins qui n’avaient rien pris de8 heures du matin à 4 heures du soir ?

Le cocher répondit quelque chose qu’on neput comprendre.

— Tout cela n’est que bavardage, radotage,niaiserie, criait, en tempêtant, le Statthalter.Vous avez bien le temps d’arriver à Bischoff-shardt. Au contraire, à la fraîcheur du soir, ily a moins de poussière et les taons ennuientmoins les chevaux. Seule une brute sans cœuret sans âme pourrait avoir la fantaisie, parcette chaleur infernale, de faire fondre de sueurdeux pauvres petits chevaux en les lançant augalop sur la grande route. Et la voiture n’enperdra pas un tour de roue pour attendre unquart d’heure de plus.

Le silence se fit à côté pendant un bon mo-ment. Puis retentit :

— Bonsoir, Monsieur le Statthalter.

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— Bonsoir, Monsieur Balsiger, qu’y a-t-il deneuf ? Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je crois, Monsieur le Statthalter, qu’il se-rait préférable de permettre à Gésima de partirseule ; les garçons la suivront demain matinpar la diligence. Si par cas vous n’aviez pas dequoi les loger tous deux, j’en prendrai volon-tiers un pour la nuit et même les deux.

— En principe, je ne vois aucun inconvé-nient à ce que les garçons passent la nuit àSchönthal, répondit le Statthalter après unecourte pause et sur un ton énergique, car cesont de braves garçons solides et pas gâtés.Mais rien ne presse. Mon principe est : paroledonnée, foi jurée ; il a été entendu entre nousqu’ils iraient aujourd’hui avec Gésima jusqu’àBischoffshardt dans la voiture du landam-mann.

— Mon principe est le même que le vôtre :parole donnée, foi jurée. Mais il avait étéconvenu qu’on partirait à 2 heures ; il est bien-

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tôt 5 heures, et quand les gamins auront soupé,il ne sera pas bien loin de 6.

— Six heures n’est pas trop tard ; en deuxpetites heures une voiture peut aller d’ici à Bi-schoffshardt.

— Soit, à 6 heures s’il ne peut en être autre-ment, mais je vous le demande instamment :pas une minute de plus.

— Une minute de plus ou de moins ne ferarien à l’affaire.

— Je vous demande pardon ; si quatreheures de retard n’ont pas eu d’importance, enfin de compte une minute peut en avoir.

Brusquement alors le Statthalter éleva lavoix qui, pareille à un rugissement, tonna àfaire trembler les murs :

— Monsieur Balsiger, je ne suis qu’un êtresimple et sensible ; mais, si je n’entends rienà l’art, à l’esthétique, aux classiques et à toutce fatras extravagant, je sais discerner le juste

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et l’injuste, et peut-être mieux que certains quise promettent monts et merveilles de leur sa-voir. Dans quel code, Monsieur Balsiger, dansquel code est-il inscrit que j’aie moins de droitqu’un autre à un peu de joie dans la vie ? Jus-qu’ici cette sentence m’est inconnue. Et je nevous aurais pas cru capable de me compter lesminutes avec une telle parcimonie, une telle ja-lousie, au point de raccourcir la petite heureque j’ai à passer avec ces braves et bons petitsgarçons. Je suis sensible, Monsieur Balsiger,j’ai besoin, moi aussi, d’un rayon de soleil.Mais d’où voulez-vous qu’il me vienne ? Pas demon fils Max dans tous les cas ! Et pourquoid’ailleurs suis-je condamné, moi précisément,à avoir pour fils un pareil cafard ! À l’heure ac-tuelle, c’est une énigme ! Voilà qu’ils font leursembarras et qu’ils poussent des cris parce queDolf de Sentisbrugg a eu quelques amouretteset a fait des dettes pour quelques misérablesbillets de mille ! J’échangerais bien volontiersMax contre Dolf ! Chez Dolf, au moins, il y adu naturel et de la race et si, après tout, il dé-

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passe un peu la mesure, mon Dieu ! ce sont pé-chés de jeunesse qu’on peut punir, mais aus-si pardonner et corriger. Souvent les poulainsles plus sauvages font plus tard les meilleurschevaux. Chez l’autre, une hypocrisie sans vi-gueur, sans sève et sans force, un regard sansfranchise ni honnêteté ; du matin au soir, il setraîne dans les bois, fuit le monde, ne prendpart à aucun sport salubre, à aucune fêtejoyeuse, à aucune réunion, se croit supérieur àtous, et cependant une nullité sans savoir, sanstravail ; ma bile déborde quand j’y pense !

— Nous savons depuis longtemps que nosavis diffèrent au sujet de votre Max, répliquaM. Balsiger avec calme. Pour l’instant, il n’estpas question de Max, mais de Gésima et desgarçons. Je voudrais tout simplement un avisnet : Puis-je compter que les garçons serontprêts à six heures précises ? Si oui, c’est bien,la voiture attendra, sinon je laisserai Gésimapartir seule. Je vous demande donc une ré-

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ponse catégorique ; je suppose que cette pré-tention n’est pas exagérée.

Le Statthalter alors se radoucit :

— Bon, bon, entendu, je n’ai jamais dit lecontraire. Mais les enfants peuvent tout aussibien partir directement d’ici ; envoyez-moitout simplement la voiture à six heures. Gési-ma pourra venir une demi-heure plus tôt, afinque les enfants aient le temps de faire connais-sance.

— Voilà qui est bien. J’enverrai Gésimadans une demi-heure et la voiture à six heures.

— Entendu, et ne m’en veuillez pas, n’est-cepas, Monsieur Balsiger ? Je suis nerveux, sen-sible et ne sais pas peser mes paroles.

— Au revoir.

Tout le temps que parla le Statthalter, lesmains de sa femme, qui faisait la toilette de Gé-rold, s’activaient dans une hâte fébrile ; lors-qu’il répliquait, elle tressaillait comme si on lui

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eût touché une dent sensible ; élevait-il la voix,elle haletait. Lorsqu’il se mit à tonner contreleur fils, elle erra fiévreusement autour de lapièce, touchant toute espèce d’objets sans sa-voir ce qu’elle faisait ou ce qu’elle voulait faire.

Gérold, le premier, fut propre et habillé. LaStatthalterin le congédia.

— Dès que ton frère sera prêt, vous pourrezsouper.

Le parrain Statthalter, outré de cette« cruauté », ordonna de servir immédiatementGérold et, comme Monique résistait à cetordre, il envoya le brigadier Mazzmann cher-cher la soupière à la cuisine. Devant cette in-tervention, Monique céda.

Le parrain servit lui-même l’artilleur affaméavec toute la sollicitude d’un infirmier, encou-ragea avec volubilité son appétit, fit l’éloge deson naturel, le cajola en soupirant avec dou-ceur et attendrissement… Il semblait appelerun canari pour lui faire prendre un morceau

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de sucre dans la bouche, si bien que Géroldétait transporté de ravissement et de sympa-thie. Jusqu’au légume il en fut ainsi, mais alorsla scène changea.

— Ce sont des scorsonères, insinua le Stat-thalter, ou des salsifis, si tu préfères. Je lesai fait préparer pour vous deux spécialement.Aimes-tu les scorsonères ?

— Pas tant que cela.

— Dis-le ouvertement, tu n’as pas besoind’avoir peur ; je ne suis pas un tyran. Voyons :oui ou non ?

— Non.

Le parrain jeta sur lui un regard dur et per-çant.

— C’est bien, personne ne t’oblige à lesmanger, si tu ne les aimes pas. Mais je ne puispas souffrir qu’on fasse des simagrées, des em-barras et qu’on joue la comédie. Tiens, voici lesscorsonères puisque tu les aimes ; pas de fa-

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çons, sers-toi, mange de bon appétit, il y en asuffisamment.

Et ce disant, il accumula les scorsonères surl’assiette et le servit avec abondance. Géroldfut obligé de les avaler à contre-cœur.

— Il y en a encore si tu en désires. En veux-tu d’autres ? Dis-le franchement.

— Non, merci.

Le parrain fronça les sourcils en roulant lesyeux :

— Gérold, Gérold, fit-il d’un ton hostile etmenaçant, je t’avais cru jusqu’à présent un gar-çon fort et sincère, mais ce que je ne puis passupporter, c’est une attitude hypocrite et réti-cente. Avoue-le donc honnêtement et de bonnefoi ; si tu en désires davantage, ne dis pas non.

Et de nouveau il poussa vers Gérold l’as-siette pleine jusqu’au bord.

Et chaque fois que Gérold, qui n’en pouvaitplus, voulait cesser de manger, le parrain lui

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jetait un regard furieux ; quand au contraire ilcontinuait à avaler au risque d’étouffer, il l’ap-pelait un bon et brave garçon.

Lorsqu’enfin la victime angoissée réussit àse sauver de cette table où, pour le torturer,son bourreau le gavait :

— Nous nous comprenons nous deux,hein ? s’écria le parrain triomphant en lui pas-sant un fusil sur l’épaule et lui donnant un cor :là maintenant promène-toi à travers le villageet montre-toi.

Obéissant, Gérold se promena dans le vil-lage, sonnant du cor de temps à autre. Cheminfaisant, il vint à passer auprès d’une fabriqued’où sortait un fracas d’enfer, et de là parvintsur le terrain de gymnase. Il s’assit sur la bas-cule et y resta affalé, les membres un peu fati-gués, le corps lourd, l’âme engourdie, le regardfasciné par une boule de pierre qui se trouvaitdevant lui et qui révélait de délicats effets delumière et d’ombre. La voiture de poste de Sen-

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tisbrugg, avec Marti sur le siège, passa alorsprès de lui en ébranlant le pavé et s’arrêta deuxmaisons plus bas.

— Je vous croyais depuis longtemps à Bi-schoffshardt avec armes et bagages ! s’écriaMarti en sautant du siège.

Gérold voulut voir la diligence de près.Bienheureuse voiture jaune ! elle avait eu, ily a une heure à peine, le bonheur de voir lamaison des grands-parents et même, qui sait ?le grand-père et la grand’mère eux-mêmes oul’oncle Dolf ! Et cette poussière-là, sur son ta-blier de cuir, était de la poussière de Sentis-brugg ! Enfin, chose étrange : partie après luide Sentisbrugg, être ici en même temps et dansquelques minutes, au loin, à Bischoffshardt… Ilressentit une étrange impression, tout commesi le passé le frôlait en rejoignant l’avenir.

Contournant la voiture, il jeta un regard àl’intérieur. À l’arrière, dans la rotonde, rien quivaille : des gens du peuple, incolores, gris-

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bruns. Devant, au contraire, dans le coupé oula cage à singes, comme l’avait baptisé Marti,était installé un jeune couple d’allure distin-guée. La femme avait les traits d’une princessede contes de fées, bien que fort simplement vê-tue, et le monsieur des yeux qui étaient beau-coup plus des yeux que les yeux en général.

Ces gens, décidément, lui plaisaient. Aussimonta-t-il sur le marchepied afin de les regar-der et tous deux lui firent signe en souriant ai-mablement.

Mais lorsque, furtivement, ils commen-cèrent à s’enlacer comme des serpents et às’embrasser, pris de confusion, il se retira.Quelqu’un lui poussa l’épaule. Hansli.

— Elle est arrivée.

— Qui ?

— La créature à la mode, la petite fille, Gé-sima.

— De quoi a-t-elle l’air ?

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— Ridicule : une crinière rouge à n’en plusfinir ; sur la tête, une casquette sans visièrecomme une assiette ; des jambes toutesminces et une jupe blanche et noire comme unjeu de dames.

Et tous deux éclatèrent d’un rire bruyant àl’énoncé de tant d’attributs ridicules.

Ils revinrent à la maison afin de s’amuser dela tournure burlesque et singulière de la « créa-ture à la mode ».

Superbe dans son bleu céleste, une voitureà deux chevaux attendait devant la préfecture.Sur le siège un cocher tout raide, bleu aussi, te-nait à la main, tel un uhlan sa lance, un fouetd’une longueur démesurée. Il paraissait demauvaise humeur et sa figure était toute rouge.Sans se retourner et sans bouger la tête, il de-manda aux garçons s’ils savaient ce qu’on at-tendait encore pour se mettre en route. Avantqu’ils puissent répondre, le parrain Statthalter

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émergeait en soufflant bruyamment de la ported’entrée :

— J’en ai assez à la fin de cette bouscu-lade ; je demande une réponse polie à unequestion courtoise. À qui est-ce de commanderici ? Le cocher au Statthalter ou le Statthalterau cocher ?

— Je suis le cocher à M. le landammannWeissenstein, M. le landammann m’a ordonnéd’être de retour à Bischoffshardt à 6 heuresau plus tard avec les enfants ; il est à présent7 h. ½ et nous sommes encore à Schönthal.

— Je m’arrangerai toujours avec le landam-mann, cela me regarde : vous n’avez pas à vousen occuper.

— J’ai cependant à me préoccuper desordres de mon maître.

— Eh ! bien, partez, partez partez ! allez audiable, si vous avez la colique !

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— Oui, mais, est-ce votre ordre ? pourrai-jedire que c’est vous qui m’avez commandé derentrer sans les enfants ?

Le doute s’empara alors du Statthalter ; ilhésita et répondit d’un ton plus conciliant :

— Qui a jamais prétendu que vous deviezrentrer sans les enfants ? Je voulais dire : alleztout doucement, tout tranquillement, vers lemoulin de Friedli ; les enfants suivront dansune demi-minute.

Le cocher haussa les épaules, leva le fouetet mis la voiture en marche.

Les garçons avaient assisté tout joyeux à laquerelle, et aux derniers mots ils s’élancèrentavec fougue dans la maison.

— Elle est dans la petite cour, expliquaHansli.

Ils obliquèrent donc du couloir d’entréedans la chambre à coucher pour observer toutd’abord sans être aperçus.

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Elle était bien dans la cour, en effet, sau-tillant sur une paire d’immenses échasses, par-mi les massifs de capucines, sa crinière rougeflottant au vent, bien au-dessus de la petitetonnelle comme la queue du turban d’un pachaau galop. Elle faisait des pas de sept lieues lelong des murs, tantôt descendant, tantôt re-montant, ouvrant et fermant alternativementles ciseaux de bois, évoluant ensuite vers le mi-lieu en trébuchant, décrivant avec les compasdeux quarts de cercle, l’un à gauche, l’autre àdroite. Enfin elle se mit à marcher, les jambesraides comme celles d’une cigogne, en mar-quant le pas sur place comme les recrues pu-nies à l’exercice, tout en faisant entendre unepetite chanson du haut de son perchoir.

Autrefois pour filletteÀ bavette

Avec un biberonTout rondUn cadetSuffisait ;

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Mais demoiselle à l’écoleSerait folleD’accepter

Moins qu’un officierGaranti, patenté,Mais, officier,Il faut te dépêcher,Car, une fois en pensionUn major de garnisonSerait un pis aller.Pour la contenterAu-dessous ce serait fou !

La chansonnette était à rimes et, pourmieux les faire sentir, elle en marquait chaquefois le retour au pas de ses échasses. À la fin,lorsqu’elle eut chanté : « Mais seul un généralà l’autel me conduira », elle frappa le sol de sesjambes de bois : « Non, pas un général, s’écria-t-elle, mais un généra. » Et elle varia : « Meconduira à l’auta ! Ah ! bah ! je m’en fiche »,dit-elle en riant et elle balaya le pavé de ses

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trébuchets, comme si elle eût voulu effacer desa mémoire les traces de ces bêtises.

Puis elle reprit en fredonnant avec pétu-lance sa ronde de géants.

Pendant cette comédie, les frères se regar-dèrent dans les yeux et, d’accord, au mêmeinstant, bruyamment, avec un rire sardonique,ils entrèrent dans la petite cour. Aussitôt queGésima eut aperçu les cadets, les ailes ployées,elle sauta prestement de son perchoir, commele moineau de la corniche, et pendant que, der-rière elle, les échasses lentement mettaient basles armes, elle était déjà près des garçons dansune attitude modeste et, confiante, leur offraitsa main la paume en dedans, d’un geste largede son bras tendu.

Mais ils dédaignèrent ces avances et, plan-tant leurs poings sur les hanches, ils contour-nèrent en l’examinant l’étrange scarabée et, denouveau, exprimèrent leur gaieté par deséclats de rire moqueurs.

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— Méchants garçons ! gronda Gésimafuyant cet accueil discourtois.

À ce moment retentit dans la maison uncoup de sifflet strident, impérieux, blessantpour l’ouïe, offensant pour le cœur, un siffletpour chien désobéissant.

— Vite, vite, les gamins, criaient des voixeffrayées venant de la maison, vite, le parraina sifflé !

Le parrain écrivait, assis dans son bureau,droit, portant beau, le cigare à la bouche, lamine satisfaite.

— Asseyez-vous, dit-il, indiquant deuxchaises à sa gauche et à sa droite. Mais ne bou-gez pas pendant que j’écris, cela me dérange.

Et il continuait à écrire.

Après un moment, il remarqua avec bien-veillance :

— Une autre fois, quand je sifflerai, je de-mande que vous arriviez au pas de charge sans

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entreprendre, avant, toutes espèces d’autreschoses qui peuvent attendre.

— Nous ne savions pas que le coup de sif-flet nous était destiné, répondit Gérold.

— Je ne vous fais pas de reproche, répliquadoucement le parrain, je dis seulement qu’ilfaudra venir plus rapidement une autre fois. Etvoici pour chacun de vous une pièce de cinqfrancs. C’est bon, c’est bon, pas de remercie-ments ; restez donc assis. Je vous permets deme regarder écrire, seulement tenez-vous plustranquilles.

À pas de loup, la Statthalterin s’approcha deson mari qui écrivait toujours :

— Est-ce bien toi qui a donné à la voiturel’ordre de partir ?

— La voiture est partie et n’est pas partie.

— Elle n’y est plus en tout cas.

— Ma bonne et chère femme, si seulementtu ne t’évertuais pas à toujours créer des diffi-

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cultés là où il n’y en a pas. Remets-t’en à moi,j’ai pourvu à tout.

— Mais il faut bien que je sache si les gar-çons restent ou non pour préparer leurs lits.

— D’abord, laisse-moi vite terminer malettre, puis je t’expliquerai tout.

À ce moment, Monique entra, tapageuse,sans égards, le pas lourd :

— Le palefrenier de Balsiger est là, cria-t-elle, il doit emmener Gésima.

— Il fera ce que je lui dirai de faire. Qu’ilentre d’abord. Et puis, que fait donc Gésimaseule dans la maison ? Pourquoi n’est-elle pasavec les garçons ? Appelez-la donc. Ensuitevous m’apporterez mes pantoufles, Monique.Mazzmann, es-tu là ?

— Me voici, Monsieur le Statthalter.

— Veux-tu, je te prie, avoir l’obligeance demettre cette lettre à la poste en passant ?

— Avec plaisir, Monsieur le Statthalter.

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— Où est le gendarme Weber ?

— À côté, au poste.

— Envoie-le-moi. Ah ! te voilà, Gésima. Ehbien, comment vas-tu ? Es-tu contente devoyager avec les garçons, ou te feraient-ilspeur, par hasard ?

Gésima décocha un regard scrutateur versGérold, un second vers Hansli, puis elle ditavec un sourire :

— Oh ! non, ils ne me font pas peur.

— Tu es une enfant raisonnable, plus sen-sée que bien des grandes personnes. Pas vrai !tu comprends, toi, que des enfants bien por-tants et équilibrés ne sont jamais méchants ;seuls, les hypocrites sont à craindre. Vous,Karl, que voulez-vous ?

— M. le directeur Balsiger m’a donnél’ordre de ramener à la maison la petite demoi-selle, puisque vous avez renvoyé la voiture.

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— Il est impossible que M. Balsiger vousait chargé de cela ; vous l’avez certainementmal compris. Premièrement, la voiture n’estpas partie, et secondement tout autre chose aété convenue entre M. Balsiger et moi.

— Allons, rentrez ; Gésima reste ici et ditesde ma part à M. Balsiger qu’on fera comme ilétait entendu.

Le palefrenier hésita :

— Je voudrais me permettre d’observerrespectueusement…

— Il n’y a plus rien à observer, tout estclair et précis. Weber, vous êtes un garçon deconfiance. Vous allez accompagner les troisenfants au moulin de Friedli, où les attend lavoiture du landammann. Vous pouvezd’ailleurs passer par la petite cour et les prai-ries : le chemin est plus frais, moins poussié-reux et le détour insignifiant. Mais à présent,enfants, en voyage, hop, hop là, hop ! Il estgrand temps ! Qu’attendez-vous donc ? Pas de

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cérémonies inutiles, pas de sensibleries au dé-part, je ne peux pas les souffrir. Hop là ! enavant, marche !

Et il poussa les enfants dans l’antichambre.

La Statthalterin lui barra timidement le che-min :

— Mais es-tu tout à fait sûr que vraiment lavoiture attende au moulin de Friedli ? L’as-tudit assez distinctement au cocher ?

Avant qu’il ne pût répondre, elle éclata toutà coup en sanglots convulsifs qui l’obligèrentà se retenir à lui. Compatissant, il l’appuyacontre sa poitrine et lui parla avec bonté, d’unevoix douce et consolante :

— C’est nerveux, tu te ressens de la chaleuret de l’orage, couche-toi tranquillement sur lelit pendant une demi-heure, cela te fera dubien.

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— Monique ! ce traînard de Max n’est-il pasencore rentré ?

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Puis il cria d’une voix tonnante :

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III

AU MOULIN DE FRIEDLI

Ils cheminaient, l’un derrière l’autre, surl’étroit sentier au sol velouté, brodé de raiesde fleurs claires sur un fond vert sombre ; enavant Gésima, puis Hansli, ensuite Gérold, en-fin le gendarme Weber en serre-file, en ligneascendante comme des tuyaux d’orgue. Gési-ma essaya, en ébauchant des interrogations,d’amorcer une conversation : combien de va-cances avaient-ils eu ? leur séjour à Sentis-brugg avait-il été agréable ? et autres questionssemblables, mais toujours en vain.

Enfin, elle se retourna et offrit du chocolat.La chose était tentante, les cadets cependantrestèrent inébranlables et secouèrent la tête

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négativement. Cette conduite déplut au gen-darme Weber. Ils ne devaient pas marcher ain-si en se pavanant, muets et obstinés, mais êtregalants et dire des choses aimables à leur char-mante compagne.

— Nous ne sommes pas galants, répon-dirent-ils avec arrogance.

Là-bas, sur la grande route, une musiquede danse sans harmonie, composée d’une cla-rinette, d’une trompette et d’une contrebasse,sortait en piaillant d’une grande maison soli-taire sur laquelle était écrit en lettres énormes :

« Au Lion, Amadeus Stämpfli, proprié-taire. »

Des têtes se montraient aux fenêtres.

— Hé là ! Weber, où vas-tu ? Ta journée estfinie. Allons, viens danser, Eva est là !

Le gendarme alors devança les enfants etleur tint ce discours : ils étaient maintenant àdix minutes seulement du moulin de Friedli et

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ne pouvaient pas, même avec la meilleure vo-lonté, se tromper de chemin. Quand ils sor-tiraient de la cluse sur la grande route, ilsn’avaient qu’à tourner à droite et à suivre, ilsarriveraient ainsi droit au moulin de Friedli.

Aussitôt dit, il obliqua vers les saules, sautale ruisseau, passa furtivement sur la route etdisparut dans la gueule hospitalière du« Lion ».

À peine était-il hors de vue que les cadets,bravement, marchèrent à l’attaque.

Gérold tira violemment sur le front de lafillette le béret blanc et noir qu’elle portait re-jeté en arrière, avec la remarque bourrue qu’unchapeau se mettait sur la tête et non en arrière.Mais une boucle descendit sur la tempe enmême temps que le béret et se mit à flotter enfouillis sur les yeux, ce qui l’obligea à venir ausecours de Gésima en ramenant avec difficul-té les cheveux épais sur le bord du béret. Maisquand il en avait heureusement logé un, six

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nouveaux apparaissaient malicieusement à unautre endroit et il n’en finissait pas. Tandis qu’ils’y évertuait encore, Hansli intervint et exi-gea d’un ton impérieux qu’elle lui nommât lescimes des Alpes. Gésima embrassa des yeuxl’horizon et indiqua sans hésitation : Jungfrau,Eiger, Mœnch, Schreckhorn, Wetterhörner,Finsteraarhorn, Blümlisalp, désignant du doigtce qu’elle nommait. Hansli suivait d’un regardsévère pour voir si, par hasard, elle ne trichaitpas. Mais chaque sommet recevant son nomexact, il déclara avec condescendance :

— C’est bien, mon enfant, tu sais ta géogra-phie. Nous allons voir maintenant ce qui en estde la multiplication. Attention : combien fontdouze fois sept ?

Mais il se replia déconcerté, car elle avaittrouvé la solution avec plus de rapidité que lui-même.

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Gérold, qui pendant ce temps avait distrai-tement bayé aux montagnes neigeuses, repritalors l’interrogatoire :

— Quelle est la hauteur du Finsteraarhorn ?

— Quand tu seras sur le sommet, tu le ver-ras.

Révolté de l’incongruité de cette réponse,il fronça les sourcils et, menaçant, serra lespoings.

— En voilà un qui n’arrivera pas, sa vie du-rant, au Finsteraarhorn, tout au plus au Faul-horn(22).

Gérold alors se retourna plein d’hostilitévers son frère, mais au loin retentit une clo-chette d’angélus, vacillante comme le miroite-ment de l’éclair argenté d’un ruisseau parmi lesaulnes.

Et l’artilleur d’entonner avec force : « Soleildoré du soir. » Sur-le-champ Hansli suivit etGésima s’en mêlant aussi, tous trois en chan-

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tant débouchèrent de la cluse sur la granderoute, Gésima à présent au milieu, les garçonsà ses côtés.

Haute comme une maison, une charrette,attelée de six chevaux normands lourdscomme des hippopotames, grinçait lourde-ment devant eux ; le charretier, haletant, mar-chait courbé à côté des bêtes, comme s’il avaitété obligé de les aider à traîner. Il complimentales enfants de leur chant suave qui, vraiment,égayait le cœur et en même temps il leur lançaune remarque insolente :

— Ils avaient l’air, leur dit-il pour paraîtrespirituel, de la dame de pique entre le roi decœur et le valet de carreau.

— Et le valet noir en avant, compléta Gési-ma pointue.

Le charretier félicita la fillette de sa pré-sence d’esprit et s’enquit de son nom. Maiscette question alluma une querelle : au dire desgarçons, Gésima était un nom affreux, et Gé-

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sima de répondre qu’en fait de noms affreux,Gérold et Hansli détenaient le record ; ah ! s’ilss’étaient appelés Arthur et Oscar !…

— Je ne veux pas, dit le charretier, inter-rompre vos chansons, au contraire, et si vousn’y voyez pas d’inconvénient je me joindrai àvous, bien ou mal.

Les enfants acceptèrent le renfort de cettevoix de basse et, après quelques rapides pour-parlers, tous quatre chantèrent en réunissantleurs forces : « Le lointain m’attire. »

Le charretier beuglait atrocement, sans ce-pendant s’en émouvoir.

— C’est faux, déclarait Hansli à chaquefaute.

Plus tard, ils essayèrent une nouvelle chan-son et ainsi de suite, chacun sortant de sa mé-moire tout ce qui pouvait servir au concertcommun, et chaque fois que se terminait unquatuor le charretier faisait le tour de la char-rette en poussant un « hu » mélancolique à ses

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chevaux, tout en leur marquant la mesure dumanche de son fouet. Il revenait ensuite auprèsde ses camarades pour prendre le nouveau motd’ordre. Parfois aussi il laissait un peu soufflerses bêtes, tout en examinant les roues.

— On ne peut pas savoir (excusez-moi si jevous retarde), si jamais on se retrouverait en-semble. Combien d’entre vous seront encoreen vie l’an prochain à cette époque ! Je crainsque le temps ne change demain ; mauvaissigne quand les Alpes semblent si près qu’oncroirait les prendre avec la main comme unsucre d’orge. Ce ciel aussi était trop rouge ; unpeintre a l’air d’y avoir renversé son godet decouleur.

Déjà les chauves-souris volaient autour destoits, lorsque les enfants arrivèrent au moulinde Friedli en compagnie du charretier. Sur lelarge perron, les hôteliers étaient postés lesuns au-dessus des autres, comme les pa-triarches des vieilles gravures, et, les bras le-

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vés, ils demandèrent aux arrivants où ils al-laient ainsi dans la nuit.

La réponse fut : « Le Statthalter avait ditque la voiture de M. le président les attendaitau moulin de Friedli. » Alors on les renseigna :

— Le cocher n’a rien su de tout cela, per-sonne ne lui ayant dit avec précision ce qu’ilavait à faire ; il a attendu ici une petite demi-heure à tout hasard, puis il vient de repartir,supposant que vous passeriez la nuit à Schön-thal.

— C’est bien digne du Statthalter, dit unevoix.

— Je vais faire atteler rapidement et on ra-mènera les enfants à Schönthal, ou mieux, j’iraimoi-même.

Sur ces entrefaites, une jeune fille de hautetaille, la mine imposante, s’approcha des gar-çons :

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— Personne, à Sentisbrugg, ne vous a-t-ildonné de commission pour le moulin de Fried-li ? murmura-t-elle.

— Si, dit Gérold, on m’a chargé de dire quetout était arrangé.

— Aurais-tu des lettres, par hasard ? de-manda-t-elle avidement.

— Oui, dit-il, en étalant les lettres.

Malgré l’obscurité, la jeune fille déchira uneenveloppe d’une main fiévreuse, se mit à lireet, soudain, fit un saut de joie : « Hourrah ! » etremonta l’escalier pour montrer les lettres avecla rapidité d’un lévrier. Alors, subitement, lesparoles, le ton changèrent :

— En définitive, les enfants, se mit-on àdire, pouvaient bien passer la nuit ici et re-partir pour Bischoffshardt demain, par la di-ligence de huit heures. Ils seraient, d’ailleurs,sous bonne garde ici et ne seraient pas forcés,demain, de se lever d’aussi bon matin que s’ilsrevenaient en arrière pour prendre la diligence

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à Schönthal. Sans parler de l’agitation inutilequ’ils provoqueraient si, dans la nuit, tout àcoup, ils revenaient à Schönthal. Enfin, il fau-drait toujours une petite heure pour atteler.Cependant, pour les rassurer tout à fait, onpouvait envoyer un valet à Schönthal, afin demettre au courant le Statthalter et M. Balsiger.Auriez-vous quelque scrupule à passer la nuitici ? Les soins affectueux ne vous manquerontcertes pas.

Hésitante, Gésima se tourna vers les ca-dets, leur indiquant par son silence qu’ilseussent à répondre. Hansli, le cœur ragaillardipar la perspective d’aventures inespérées,bourra du poing le dos de son frère en faisantdes grimaces significatives pour l’engager à ac-cepter la proposition.

Gérold, d’ailleurs, préférait passer la nuit aumoulin de Friedli plutôt qu’à Schönthal, ne fut-ce que par appréhension de l’amitié fougueusede son parrain :

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— Mais combien cela coûtera-t-il ? deman-da-t-il avec anxiété, car nous n’avons chacunqu’une pièce de cinq francs.

L’hôtelier se mit à rire :

— Cinq francs ! Que dites-vous là ? Croyez-vous donc que le moulin de Friedli soit une ca-verne de brigands ? Cela ne vous coûtera rien.Dès à présent, vous faites pour ainsi dire par-tie de la famille, et je vous considère tous troiscomme des invités et des amis.

Avant même d’avoir pu accepter, ils furentconduits au haut du perron :

— Je vous permets de m’appeler Thérèse,leur dit en confidence, à l’oreille, la grandejeune fille, ou bien « tante », si vous préférez ?

— Plutôt Thérèse.

Gésima, la princesse du canton, fut invitéepar l’hôtelier à venir au salon ; on l’y traita enpersonne d’importance. Les cadets, par contre,demandèrent la faveur de s’installer dans la

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salle des paysans : fumée de tabac, bruit devoix sonores et rudes, bottes râclant le sol,c’était plus mâle, plus fort, affirmaient-ils.

Thérèse les plaça dans un coin particulière-ment exquis et les servit elle-même. Non, vrai-ment ! des truites ! Mais oui, et elle ne cessaitde demander des nouvelles de l’oncle Dolf ; ceque sa physionomie avait exprimé en dernierlieu, et ainsi de suite, en un mot mille détailsqu’eux-mêmes ignoraient.

Lorsqu’enfin elle en eut tiré tout ce qu’ellepouvait, elle se rendit au salon auprès de Gé-sima, revenant de temps à autre vers les gar-çons dans la salle basse, tel qu’un vivant traitd’union entre la fillette et les gamins.

Peu à peu les paysans, vautrés derrièreleurs chopines, harcelèrent de questions lesgarçons : D’où venaient-ils ? où allaient-ils ?leurs noms, etc.

Un employé de l’assistance publique, rustredécharné semblable à un perroquet huppé, de-

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manda, tout en se grattant l’oreille de sesdoigts noueux, si leur arrière-grand’mère, lavieille cousine et marraine Salomé de Sentis-brugg, était toujours en vie :

— Bien entendu, affirmèrent-ils avec uneextrême vivacité, s’étonnant de la question.

— Bien entendu, mâchonna-t-il entre sesdents, ce n’est pas si naturel que cela ! Plusd’une grenouille a sauté, la tête la première,dans la cascade de Schönthal depuis que labelle Salomé de Sentisbrugg courait sur la col-line du château avec le jeune instituteur deBuchsingen en chantant : « Holderi, ma pan-toufle, holdera, le ciel est à Dieu et le mondeest à moi. » La prochaine fois que vous vou-drez dire bonjour à votre aïeule et lui deman-der si ses jambes vont mieux, il faudra la cher-cher derrière l’église sous un buisson de roma-rin.

Les cadets protestèrent par des grogne-ments furieux.

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— Quel âge peut-elle avoir ? demanda quel-qu’un.

— Plus près de quatre-vingt-dix que dequatre-vingts.

— La vieille Salomé de Sentisbrugg ? Maiselle agonisait à la saint Mathieu ; Marti, le pos-tillon, l’a raconté ce soir.

— Ce n’est pas vrai, claironna Hansli ; nouslui avons parlé aujourd’hui même.

Thérèse empêcha la réplique par un« chut » énergique en montrant du doigt lesgarçons et, discrètement, la conversation tom-ba.

Le charretier prit sa chope et s’installa à cô-té des cadets en disant : Assieds-toi, ma chèreEmmeline.

— Qu’avez-vous donc fait de votre gentillecamarade, Gésima ; c’est bien son nom ?

— Elle est de l’autre côté au salon.

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— Attendez ses vingt ans, et chacun devous donnerait tout son avoir pour l’honneurde l’accompagner encore une fois au moulinde Friedli, le soir après le coucher du soleil.Il pourrait se faire alors que l’un ou l’autrede vous se morde les doigts jusqu’au sang parregret d’être resté assis devant la salle bassependant des heures, au lieu d’avoir été auprèsd’elle au salon ! En voilà une fine mouche !elle s’y connaît et vous fera voir du chemin, jevous en réponds ! Et, soupirant : Quelle choseétrange que les femmes ! D’abord, pendantquinze ans, personne ne les regarde ; puisaprès, elles portent suspendue à leur cou uneampoule du Saint-Sacrement qui les fait brillerd’elles-mêmes comme des vers luisants ; cesont les anges en personne. Mais la lampebrûle et se consume ; tu as chez toi une sor-cière, et tu n’as plus qu’un désir : t’en aller auloin, sous la pluie et sous la neige ; le travaildur, le vinaigre, tout te vaut mieux que tonchez toi et ta soupe chaude.

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Et comme enchaînement à ce qu’il venaitde dire, il se mit, après une courte pause, à phi-losopher sur la vie humaine.

— Elle me fait souvenir du Hauenstein deSentisbrugg : on se donne un mal de chien pourarriver au sommet ; à peine y est-on, il faut re-descendre ; marche mauvaise, chemin affreuxet tout cela pour descendre en fin de comptetous à la même auberge : À l’hôtellerie duGrand Repos.

À ces mots, l’employé de l’Assistance pu-blique, se leva, maussade, paya sa consomma-tion et sortit de la pièce à grandes enjambéesraides.

— Où mènes-tu les veaux, Xaverli ? dit lecharretier par la fenêtre ouverte avec un bon-jour vers la rue.

— À Bischoffshardt, au boucher. Le lan-dammann offre un dîner au conseil cantonal di-manche.

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Xaverli arrêta un instant sa carriole à bes-tiaux, et tous les veaux se mirent à beugler.Les larges rais de lumière qui, de l’hôtellerie,jaillissaient sur la rue, éclairaient les grandsyeux ronds et humains des animaux altérés,tandis que la pâleur blafarde de leurs languesse tendait vers Xaverli pour lui lécher la main.Les roues s’ébranlèrent de nouveau ; les beu-glements se turent.

Longtemps aucune parole ne fut pronon-cée ; subitement quelqu’un dit :

— L’avez-vous vu ? il vient à l’instant de seglisser le long des murs dans la direction dechez lui.

— Qui ça ?

— L’étudiant détraqué.

— Que fait-il donc dans la forêt toute lajournée ?

Et l’on se mit à parler de ce braque, de cefou, pensées non de haine, mais de moquerie,

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de supériorité, d’indignation : façon ridicule des’habiller ; parapluie pour s’abriter du soleil ;caleçons de toile et gants comme une femme ;des lunettes comme un vieux ; pour lire il enmettait même deux paires l’une sur l’autre.

Enfin ne s’était-il pas arrangé dans la forêtde Hardt, près de l’Althäusli, une cabane pour yfainéanter avec des livres, des cahiers et toutessortes de brimborions ! Sur le plateau du Fau-con on l’avait surpris un jour en train de regar-der le monde entre ses jambes, la tête en bas,sous prétexte que de cette manière les cou-leurs apparaissaient plus brillantes.

— Laissez-le en paix, dit Thérèse, il ne faitde mal à personne.

— Il est ennemi du peuple, méprise le com-mun des mortels et n’accorde un mot aimableà personne. Son père, le Statthalter, souhaite lebonjour à chacun quand il passe et s’informede l’état du blé et des pommes de terre. Quant

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au détraqué, lui, ah ouiche ! il ne sait même pasdistinguer l’avoine du seigle.

— Il n’est pas démontré, répliqua Thérèse,que les meilleurs démocrates soient ceux quisourient à tout le monde et qui se font bien ve-nir du peuple par des flagorneries.

— N’empêche, c’est un original qui a de lachance d’avoir pour père un homme aussivaillant, aussi considéré et aussi puissant.

— La société « sicilienne » de Niedereulen-bach l’a bien attrapé un jour !

— Pourquoi ?

— N’avait-il pas osé ridiculiser « La Rose deTannenheim » qu’ils ont montée à grands fraiset qui leur a même laissé un déficit de plus decent francs.

— Il en est de même pour la Société degymnastique de Sentisbrugg.

— Et que s’est-il passé avec celle-là ?

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— Ils avaient donné une représentationd’exercices de barres fixes dans la salle duconseil municipal de Sentisbrugg, et il en a faitdes ragots en disant qu’ils étaient plus vani-teux que la plus coquette des femmes. Sansl’intervention du beau Dolf, ses affaires au-raient très mal tourné ; je ne voudrais pas, au-jourd’hui encore, l’engager à circuler seul, lanuit, autour de la maison d’école de Sentis-brugg. Au demeurant, on le laisse en généraltranquille ; on s’est habitué peu à peu à ses ex-travagances ; tout au plus, d’aventure, au cré-puscule, une pierre vole-t-elle après lui.

Gérold, qui recueillait avec attention leslignes de ce portrait et ces jugements veh-miques, sentit naître en lui le désir que le des-tin voulût bien lui réserver la gloire de châtierce dragon cantonal.

« Voilà qui serait un joli début d’héroïsmepour un Siegfried de dix ans, pensait-il, ni tropfacile, ni trop compliqué » ; car il se faisait fort

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de fouler aux pieds, sans examen préalable,tout ce qui portait lunettes, grand ou petit.

— Soyez tranquilles, remarqua un petithomme dodu, porteur d’une pochette de fac-teur en bandoulière ; un de ces beaux matinson repêchera dans l’Aar le fol étudiant.

Il dit ces mots d’un ton convaincu et signi-ficatif, comme s’il en savait plus long qu’il nevoulait en dire.

— Je n’irai pas jusque-là, dit un autre avecmodération, mais il n’en a pas pour longtemps.Il a le tempérament de sa mère dont tous lesfrères et sœurs sont morts de phtisie, et elle-même ne fera pas long feu.

— Ce n’est pas étonnant, avec les ennuisjournaliers que lui fait subir son mari à proposde leur fils.

— Je n’aime pas qu’on s’occupe des his-toires de famille des autres, dit à ce moment lavoix forte de l’hôtelier de Friedli, dont l’entréepar la porte de la cuisine était restée inaperçue.

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Il se tourna ensuite vers les enfants :

— Ne voulez-vous pas souhaiter bonne nuità votre compagne de voyage, qui va mainte-nant aller se coucher ?

— Non.

Après coup cependant, Gérold eut honte decet outrageant refus. Son regret fut même sigrand qu’il en souffrit, et il sortit rapidementpour essayer de rejoindre Gésima. Précisé-ment, elle montait l’escalier à la suite de deuxservantes qui portaient des bougies. D’unbond, il fut auprès d’elle et, comme prélude,sans trop savoir pourquoi, il empoigna sa che-velure à pleines mains et lui renversa la tête.Elle étendit devant elle ses menottes, commeun chat raidit ses pattes quand on le soulève,laissa pendre sa bouche très bas et le regardaavec de grands yeux dont on ne voyait presqueque le blanc. Un geste aurait suffi pour la fairetomber. Mais il ne voulait pas lui faire de mal,à Dieu ne plaise ! Il la relâcha donc immédiate-

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ment, et elle se sauva en montant l’escalier enquelques bonds rapides.

Il fut pris alors d’un nouveau remords : del’avoir saisie par les cheveux au lieu de lui direbonsoir gentiment, ainsi que primitivement ilen avait eu l’intention. Il s’élança donc sur sespas et, comme, dans sa frayeur, elle s’était éga-rée dans l’impasse d’un couloir, il lui barra lepassage, pensant à lui offrir un cadeau pour luitémoigner ses regrets. Mais il ne trouva riendans sa poche qui en valut la peine, seul unbout de papier rose ; il le lui donna.

— Merci, murmura-t-elle, en faisant une jo-lie révérence.

De sa vie, personne ne lui avait encore ditun pareil « merci » et cela le troubla tellementqu’il la dévisagea tout étourdi.

Avec promptitude, elle profita de son éba-hissement pour se glisser, telle une anguille,vers les servantes qui revenaient et se réfugierauprès d’elles.

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— Bonne nuit ! cria-t-il d’un ton bon enfant,mais il ne reçut pas de réponse et, furtivement,il rentra dans la salle basse, un peu mécontentde lui.

— Il serait temps, je crois, d’aller vous cou-cher, vous aussi, dit Thérèse ; vos yeux seferment.

— Nous n’avons pas sommeil du tout, affir-mèrent-ils avec véhémence et, pour ne pas êtreenvoyés au lit de force, ils passèrent avec rapi-dité dans le couloir, descendirent l’escalier duperron et contournèrent l’angle de la maison.

La nuit était sombre et étoilée, mais l’airtiède, presque chaud ; une chouette se lamen-tait sur un pan de rocher invisible et procheet les grillons menaient une sérénade insensée.Au cours de leur expédition, ils s’engagèrentau hasard dans une immense remise bondéede véhicules de toutes espèces, escaladèrentle siège d’un coche gigantesque, boutonnèrentdes deux côtés le tablier de cuir qui leur mon-

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tait au ras du cou et, installés comme pour sefaire raser, ils flairèrent avec volupté le parfumdu cirage.

— Elle est sur le point de mourir, enten-dirent-ils raconter par un passant sur la granderoute ; déjà elle râle.

— Qu’est-ce que c’est, un râle ? demandaHansli à voix basse.

— Je ne sais pas au juste ; quelque chosequi ressemble au ronflement.

— Sais-tu râler ?

— On ne peut râler que lorsqu’on meurt.

— Cela fait-il mal de mourir ?

— Naturellement, pourquoi pleurerait-onsans cela quand quelqu’un meurt.

— Et le mariage ?

— Beaucoup moins, certainement, car toutle monde a la mine joyeuse à un mariage. Puis

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il y a toujours une grande différence : quand onmeurt tout est fini, tandis que le mariage passe.

Un petit silence. Hansli recommença :

— Y a-t-il des animaux qui sentent bon ?

— Quelle question stupide ! dit Gérold d’unton sévère, car il ne savait que répondre.

De nouveau une courte pause.

— Pourquoi, demanda Hansli à nouveau,pourquoi ne voit-on jamais un grand-père sau-ter par-dessus un tabouret ou grimper sur lestoits, ou une grand’mère se blottir dans unecuve ?

Cette fois Gérold se contenta pour toute ré-ponse d’un grognement somnolent.

Puis vint un long silence tranquille et satis-fait. Et comme la satisfaction durait, le silencedurait aussi. Dehors, près de la route jaillis-sait la fontaine dans un murmure ininterrompuet régulier. De très loin, là-bas dans la cluse,à l’auberge du Lion, clopinait en toussotant la

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contrebasse de la musique de danse, pesanteet comique, comme une betterave animée quiaurait valsé de guingois tout autour de la salle,la racine en bas, la huppe de feuilles vertes enhaut. Peu à peu le son de la contrebasse et ce-lui de la fontaine se confondirent de telle ma-nière qu’on ne pouvait plus les distinguer. Lejet de la fontaine se multiplia et devint centgueules de lion ; les gueules s’ouvraient et sefermaient dans un claquement dont le rythmes’accordait avec celui de la contrebasse ; enfinelles restèrent grandes ouvertes, muettes etpétrifiées…

Des visions de rêve apparurent à Géroldqui sommeillait. Il lui sembla être devant leperron du moulin de Friedli, mais au lieu de :« Moulin de Friedli », l’entrée portait l’inscrip-tion : « Auberge du Grand Repos. » Un bruiteffroyable en sortait, semblable au fracas del’usine de Schönthal, répercuté à l’infini autourde la tranquille auberge et dominé par la voixtonnante du parrain Statthalter et les beugle-

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ments des bêtes apeurées. Un cortège intermi-nable de veaux destinés à la boucherie montaitles marches du perron, tournant vers Géroldleurs grands yeux humains et tristes. Au som-met de l’escalier, ils s’arrêtèrent, branlèrent enmesure têtes et pattes au son de la contre-basse, puis redescendirent l’escalier de l’autrecôté.

Et soudain, ce ne furent plus des veaux,mais des humains : les grands-parents, l’aïeule,l’oncle Dolf et tous les autres aimés. Et puisGérold, dans leurs rangs, se regardant lui-même du haut de l’escalier, et derrière luiHansli qui, de ses doigts en fourchette, lui fai-sait des signes malicieux pardessus l’épaule.

— Mais qui donc râle de la sorte ?

Saisi, il se retourna brusquement dans unronflement terminé par un cri, les yeux aveu-glés par un rayon de lumière.

— Les voilà donc, les fuyards, dit en riant lavoix de l’hôtelier de Friedli.

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Et une garde, armée de lanternes, entourale coche. On vida le nid : Thérèse prit dans sesbras Hansli profondément endormi, et Géroldfut emmené, tanguant et chancelant, par l’hô-telier.

En s’acheminant vers leur chambre, ils pas-sèrent près d’un ciel-de-lit de contes de fées,entouré de voiles et de dentelles comme pourune reine des neiges. Quelque chose de blanc yétait couché qui se mit sur son séant, se frottales yeux et disparut assez rapidement sous lescouvertures en poussant un petit cri.

— Bonne nuit, Gésima, bégaya Gérold ivrede sommeil.

Lorsqu’il fut installé dans la douceur du lit,son corps et son esprit s’abîmèrent dans desprofondeurs pleines de délices, et les songesaussitôt planèrent de nouveau sur son esprit.

Il rêva qu’il était assis au bord du ruisseaubordé de saules, dans la cluse, regardant l’eauqui, rapidement, tourbillonnait vers une cas-

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cade. Dans un petit bateau de papier, l’aïeuledescendait le cours du ruisseau : elle étaittoute menue comme un enfant et plus maladedu tout, mais fraîche, gaie, jeune et charmante.

En passant, elle cueillait des fleurs à droiteet à gauche sur les berges.

— Bonjour, grand’mère, lui dit-il.

Alors, de la main, elle lui aspergea les yeux.

Et quand l’eau se fut écoulée et qu’il put denouveau les ouvrir, ce n’était pas l’aïeule, maisGésima qui, taquine, se retournait en se mo-quant de lui.

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IV

LA PERFIDIE DU COCHE

En face, sur l’aire du palais au foin dont letoit s’animait du roucoulement des pigeons unvalet sifflait une polka en guise de chanson ma-tinale. De l’écurie, vint le tapage de coups etde hennissements accompagnés du bruit mélo-dieux des grelots.

De nouveaux carillons, dans tous les tons,tantôt en accords brisés, tantôt en soli douce-ment cadencés, arrivaient de toutes parts dansun piétinement incessant. Toutes ces sonneriesracontaient des contes de voyages vers lesmontagnes bleues et les pérégrinations roman-tiques accomplies d’une course rapide sous les

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voiles déployées des petits nuages parcourantle monde.

— Quel temps fait-il ? demanda Hansli enbâillant.

Gérold ouvrit les yeux avec défiance. Lesvolets étaient fermés, si bien qu’autour de luirégnait une demi-obscurité. Mais en haut, au-dessous du plafond, une multitude de mouchescroisaient en virements précis à angles aigus,et dans les coins de la pièce il ne faisait pasplus sombre qu’au milieu. C’étaient là dessignes précurseurs. Lorsqu’il vit enfin quel’étroit rais de lumière filtrant à travers les vo-lets n’était pas blanc, mais jaune, il annonçaavec hardiesse :

— Beau temps !

— C’est faux, dit Hansli, j’entends la pluie.

— C’est la fontaine, dit Gérold.

Hansli sauta à terre et ouvrit les volets. Unflot de lumière dorée se précipita dans la

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chambre et, en face, sur les tuiles de la grange,partageant en deux le toit, s’étendait un rec-tangle rigide de soleil.

Mais sur leur tablette de nuit se trouvaitquelque chose de mieux encore que le soleil :du chocolat. S’ils avaient voulu, ils en auraientfacilement deviné la provenance. Mais ils nevoulaient pas deviner, de crainte que l’orgueilne leur interdît d’accepter le cadeau. Ils préfé-rèrent accepter le fait accompli et manger leprésent anonyme.

Pendant ce temps, étendus, ils regardèrentfixement le soleil sur le toit de la grange, et lesoleil, lui aussi, les fixait ; et leurs yeux, fati-gués, se protégèrent sous les paupières.

Mais quand ils entendirent la gammejoyeuse des cuillers sautillant sur les sou-coupes, hop, ils sautèrent du lit.

Au salon, on avait dressé, pour les trois ca-marades, une petite table particulièrement co-quette. Sur celle-ci paradait, dans un bol fleuri,

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du miel blond sablé, tressé en natte et, à côté,pliée dans des feuilles de vigne, une barre debeurre artistement sculptée, représentant unours altéré grimpant obliquement sur une tigede fleur.

Tandis qu’ils étaient sagement assis autourde la table, comme s’ils avaient eu à se creuserl’esprit sur une composition de vacances,Hansli fut atteint d’une rechute de sa manied’examinateur.

— Écrit-on pain avec un a ou avec un e ?demanda-t-il à la fillette.

Elle réfléchit un instant et répondit :

— Tant que le pain est frais et tendre onl’écrit avec un a, mais quand il est vieux et qu’ildurcit, avec un e.

— Une réponse irrespectueuse et insuffi-sante, déclara Hansli. Gésima, je te donne lanote « passable » en orthographe.

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Entre temps, Gérold la regardait d’un air es-piègle, car il se souvenait qu’en rêve elle avaitaspergé d’eau sa figure. Comme cela se prolon-geait, de sa cuiller elle tapa ses doigts :

— Bois.

Et, d’un trait, vite, il vida sa tasse. Mais,soudain, il se souvint l’avoir saisie la veille ausoir par les cheveux et le sentiment de regretqu’il en éprouva le fit, de nouveau, la regarderdans les yeux pour apprendre si elle lui en gar-dait rancune.

— Mange, dit-elle en lui volant sa tartine.

Les portes étaient ouvertes, laissant entrerl’air du matin qui apportait de loin les effluvesparfumées des vallées inconnues.

Là-bas, une troupe de valets et de servantesentraient dans la salle basse ; les corps échauf-fés et les figures joyeuses témoignaient d’untravail matinal et vigoureux, plein d’une sobreet superbe énergie. À les voir arriver dans lasalle fraîche et ombreuse, l’un après l’autre,

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l’air réfléchi, les joues rouges, les fronts lisses,les bras brillants de moiteur, on aurait dit quechacun d’eux, tout imprégné d’éther, était en-touré de six pieds carrés de soleil.

Thérèse, dépassant les autres d’une demi-tête, s’avança la dernière, droite, satisfaite, desrubans bleus dans les longues tresses blondes,les yeux rayonnant de victoire. Sur le sommetde la tête quelques brins de foin : on compre-nait, en la voyant, qu’elle avait entendu chan-ter l’alouette.

Elle vint trouver les enfants au salon, leursouhaita le bonjour, leur demandant s’ilsétaient reposés, s’ils avaient bien déjeuné ets’ils ne manquaient de rien.

Puis elle excusa l’absence de son père, obli-gé de partir pour Sentisbrugg de bon matin,avant six heures. Il leur envoyait ses amitiés etses souhaits de bon voyage. Ayant dit, elle re-garda dans le vide et ses yeux s’arrêtèrent enfinsur les gamins dans un étrange et long regard.

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— Il y a un grand événement à Sentisbrugg,dit-elle d’une voix sourde et d’un ton presquerespectueux, comme si elle parlait à degrandes personnes, l’avez-vous appris ?

Gésima regardait aussi les garçons d’un aircraintif.

— Quel événement ? demandèrent-ils.

Thérèse baissa les yeux vers le plancher.

— Allons, vous l’apprendrez toujours asseztôt ; jouissez en toute liberté d’esprit de vosdernières heures de vacances et soyez gais.C’est votre droit. Où vas-tu avec Gérold, Hans-li ?

— À l’aventure autour de la maison, répon-dit Hansli. Gésima reste là, nous n’avons pasbesoin de toi.

— Ne vous éloignez plus, recommandaThérèse, car la voiture de poste arrivera dansune demi-heure. Et là vous n’avez plus affaireà une voiture particulière qui a la patience de

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passer une demi-journée à vous attendre, maisà une diligence soumise à un horaire dépen-dant de l’autorité et qui, sans égards pour per-sonne, doit être strictement à l’heure.

Le voyage de découverte autour de la mai-son ne représentait qu’un quart de vérité.Hansli méditait un complot contre Gésima. Àpeine arrivé derrière les peupliers, près de lagrange, il s’arrêta et fit ses confidences à Gé-rold en se serrant étroitement contre lui, afinde mieux le persuader.

— Nous allons chercher, murmura-t-il, ànous placer tous deux sur le siège ou sur l’im-périale et Gésima à l’intérieur de la voiture.Comme cela nous en serons débarrassés jus-qu’à Bischoffshardt.

Gérold ne répondit pas et se contenta degrogner.

— Le mieux serait qu’elle manquât la dili-gence ; il est vrai que pour cela il faudrait trou-ver un moyen de l’attirer hors de la maison. Si,

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par exemple, nous lui indiquions qu’il y a desframboises au jardin ? Qu’en penses-tu ?

De nouveau Gérold se contenta d’un gro-gnement.

— Serait-ce déjà la diligence, là-bas, dans lacluse ? Il est encore beaucoup trop tôt.

Hansli cligna des yeux ; il avait la vue plusperçante que son frère.

— Jamais de la vie, c’est un cheval seul etpas la moindre voiture à sa suite.

Tout à coup il fit un bond.

— Un dragon ! cria-t-il.

Irrité, Gérold lui reprocha ses dires incon-sidérés. L’expérience l’avait rendu circonspect.La croyance en des soldats véritables en chairet en os, et a fortiori en des dragons, s’étaitévanouie depuis longtemps dans le réalisme dela vie journalière. Plutôt qu’à un dragon il au-rait cru au lièvre qui pond les œufs de Pâques.Dieu ! que de fois, dans le temps, avait-il pris

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le fracas d’une vieille charrette pour un rou-lement de tambour et le bariolé d’un chapeaude femme pour un tambour-major ! Que decruelles désillusions ! Mieux valait renoncer,une fois pour toutes, à de tels espoirs !

Et cependant cette fois, de loin, on diraitvraiment un dragon ! Quelque chose commeun casque brille sur la tête du cavalier, et àson côté reluit un objet ressemblant à un four-reau de sabre. Si Hansli avait raison ! Quelleangoisse ! quel espoir ! Il ne s’agit plus que desavoir s’il a des épaulettes, une bande rougeà son pantalon, un col rouge ? Oui, oui, il n’ya plus de doute, un dragon en chair et en os.Mais de quel côté va se diriger ce merveilleuxpapillon au sortir de la cluse ? Descendra-t-ilpar la vallée ou viendra-t-il vers le moulin deFriedli ?

Hors d’haleine, ils suivaient du regardchaque mouvement du cheval :

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— Le voilà arrivé au carrefour ; à présent, ilfaut qu’il se décide. Il vient, non, il tourne. Ah !malheur, il se dirige vers la vallée !

— Suivons ! cria Hansli.

— Suivons, dit Gérold dans un gémisse-ment.

Ils se mirent au galop comme des loups af-famés, insouciants des appels les sommant derevenir.

Le dragon paraissait trotter tout douce-ment. Malgré cela, l’espace qui les séparait delui allait s’agrandissant au lieu de diminuer et,déjà, le souffle commençait à leur manquer.Mais il y a dans le pays des auberges au borddes routes ; il n’est pas impossible qu’il des-cende de cheval quelque part et qu’il entre.Dans ce cas, le galop devient inutile, le trot suf-fira ; ils passèrent donc à l’allure trottante, etcelle-ci les fit progresser presque aussi rapide-ment, sans compter qu’elle épuisait moins larespiration.

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Le cavalier fuyant se rapetissait toujours ;il ne brillait plus de temps en temps entre lesarbres que comme un petit mouton rouge.

— Mais, me tromperais-je ? Il me sembleque le petit mouton ne se rapetisse plus, ilreste auprès de la même petite maison.

— Il n’est plus à cheval, dit Hansli avecperspicacité.

Il était donc descendu, et la maisonnettedevait être une taverne. Ils reprirent alors legalop avec un courage nouveau.

L’objet de leurs désirs, le dragon, était bienassis dans l’auberge ; on pouvait voir soncasque à chenille par la fenêtre et son chevalattaché à un poteau devant la porte. Ils com-mencèrent alors leur cour, et non sans assu-rance. Car enfin, ils n’étaient pas les premiersgamins venus, mais des cadets ; ils portaientl’uniforme aux boutons dorés ; Gérold mêmeavait des grenades sur ses boutons ; ils pou-vaient exhiber un sabre et une cartouchière et,

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après tout, se considérer un peu comme descamarades ; il les gratifierait certainement d’unsalut amical, peut-être même, ô délices, d’unmot gracieux.

Il s’agissait seulement de se faire remar-quer.

Ils paradèrent donc militairement de longen large devant la fenêtre, plastronnèrent gra-vement, chantonnèrent, toussotèrent et sedressèrent sur leurs ergots.

— Montre ton sabre, conseilla Hansli, peut-être cela fera-t-il de l’effet.

Gérold tira donc son sabre et salua devantla fenêtre. Mais comme tout cela ne servait àrien, Hansli grimpa sur le rebord de la fenêtrepour exhiber la crinière noire de son shako.

Maussade comme la pluie, une vieillefemme bourrue se traîna alors hors de la ported’entrée. Ennuyée, la mine défiante, elle leurdemanda avec rudesse ce qu’ils voulaient.

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— Rien ; regarder le dragon seulement, ré-pondit Hansli humilié.

— Alors entrez dans la salle comme debraves et honnêtes garçons, cria-t-elle, et bu-vez une chope de vin au lieu de vagabonder,sans entrer, devant l’auberge comme des men-diants.

— Nous ne buvons pas de vin.

— Alors débarrassez la fenêtre.

Et elle disparut avec un regard chargé decolère et de mépris.

Ils tournèrent alors leurs sollicitations versle cheval, dans l’espoir de s’insinuer par cechemin détourné dans les bonnes grâces du ca-valier, flattèrent son encolure, ses naseaux, sacroupe. Ils osèrent même toucher de temps àautre la selle et les étriers, mais avec modestieet une sorte de respect sacré.

Au cours de ces occupations, une idée ingé-nieuse illumina Gérold. Il se souvint d’avoir lu

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quelque part qu’un prétendant avait coutumede surprendre l’aimée par des cadeaux offertsen secret, des bouquets et autres dons de cegenre.

Hélas ! il ne possédait pas de bouquet, maisil avait une pièce de cinq francs donnée parle parrain Statthalter. Il la glissa donc délica-tement et avec précaution dans la fonte de laselle.

Comme un diable d’une boîte à ressort, latête du dragon sortit alors par la fenêtre.

— Qu’avaient-ils à tournailler près du che-val ? Était-il à lui ou à eux ? Puis il appela l’unpouilleux, l’autre petit salaud et tous deux en-semble crapauds. Et s’ils ne déguerpissaientpas sur-le-champ, il sortirait pour leur tirer lesoreilles.

Rebutés, injuriés, ils s’en retournèrent autrot, l’esprit abattu, tête basse. En plus de l’af-front des avances dédaignées l’artilleur étaithumilié d’avoir inutilement prodigué son ar-

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gent. Non seulement il se tourmentait de laperte subie, mais sa conscience lui reprochaitd’avoir commis, en se séparant d’un cadeau,une injustice ou un péché contre le huitièmecommandement : « Tu ne voleras point. » Endéfinitive, ce n’était pas voler, mais à l’écoleon leur avait démontré, avec force preuve àl’appui, que les dix commandements avaientune portée beaucoup plus grande que ne sem-blait l’indiquer la teneur des mots : à peinebougeait-on avec imprudence, on avait péchécontre l’un des terribles dix !… Tout au moinss’était-il rendu coupable de prodigalité : il étaitdonc un dissipateur comme l’enfant pro-digue…

— Tu ne le raconteras à personne ? deman-da-t-il à son frère avec insistance, après luiavoir avoué son méfait, sans interrompre leurcourse rapide.

La communauté de l’infortune attendrit lecœur du frère et il promit un silence inviolable.

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— Pourvu qu’en plus nous ne manquionspas la diligence, soupira Gérold en redoublantde vitesse.

En avaient-ils fait du chemin ! La route n’enfinissait pas !

— Voilà la diligence qui arrive ! s’écriaHansli tout effaré.

Justement, à dix minutes d’eux environ, lavoiture de poste apparaissait, sortant de lacluse. Elle tourna vers le moulin de Friedli sanssouci de leurs signes désespérés et disparutsous les arbres.

— Trop tard ! et ils se lamentèrent, le cœurserré.

Gérold s’arrêta et fit une allocution à sonfrère :

— Surtout, évitons une chose : n’allons pascourir après de toutes nos forces puisqu’il esttrop tard. C’est la chose la plus stupide que l’onpuisse faire en pareil cas. Voici ce qui arriverait

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sûrement : dès que la diligence s’aperçoit qu’onlui court après, elle s’arrête avec intention jus-qu’à ce qu’on en soit tout près. Et puis, subi-tement, au dernier moment, la voilà qui s’enva ironiquement et plus cela vous vexe, pluselle est satisfaite. Nous n’allons pas lui donnercette joie. Donc, allons tranquillement, douce-ment, au pas. Cela revient au même.

Ce raisonnement sourit au fantassin et, len-tement, ils continuèrent leur route, ravis de dé-jouer la joie maligne de la perfide diligence.

Bientôt, ils purent l’apercevoir de loin,arche pleine d’astuce, arrêtée près du moulinde Friedli, la mine ingénue, tout comme si elleles attendait.

— Ne te fie pas à ce fourbe de Fritz, dit Gé-rold, ne te laisse pas prendre ; il spécule sur ceque nous lui courons après ; il partira au mo-ment opportun, tu peux y compter.

Et, par bravade, ils ralentirent encore leurmarche.

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Cependant la voiture tenait toujours bon, larusée, comme si elle eût été clouée sur place.

Malgré leur hésitation, ils finirent par s’enrapprocher de plus en plus. Cette persévéranceles surprit et de la surprise naquit l’espérance.

— Sais-tu ce que je crois ? s’écria Gérold, sinous courons, rapides comme l’éclair, nous ar-riverons à temps quand même, mais cours aus-si vite que tu pourras.

Et, en des bonds formidables, ils se lan-cèrent dans une course échevelée.

À ce moment retentit le cornet du postillon,le claquement du fouet et, vacillante, la dili-gence partit dans le lointain.

— La vois-tu, la vois-tu maintenant, la sala-mandre jaune, la coquine, dit Gérold en grin-çant des dents, qu’est-ce que je te disais ? Aus-sitôt que nous nous sommes mis à courir, elles’est payé notre tête et s’est trottée avec ma-lice. Si nous avions continué à marcher au pas,nous l’aurions surprise.

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Et dans sa fureur il lança son sabre dans ladirection de la traîtresse.

Hansli se moqua de cette manifestationvengeresse.

— Tu es tout aussi fou que Xerxès faisantfouetter la mer, dit-il en envoyant sa cartou-chière dans la même direction.

— Au moins, nous voilà débarrassés de Gé-sima, dit Hansli en forme de consolation, c’esttoujours ça.

— Comment ?

— Parce qu’elle est partie avec la diligence.

Gérold fut obligé de reconnaître la probabi-lité de ce fait. Mais il n’y trouva pas un visibleréconfort – bien au contraire. Quoique ce nefut qu’une petite fille, il s’était déjà habitué tantsoit peu à Gésima et, tout à coup, le monde en-tier lui parut bête et ennuyeux.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

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— Ça m’est égal, dit l’artilleur en ronchon-nant.

— À mon avis, nous devons simplementpartir à pied pour Bischoffshardt.

— Ça m’est égal.

— Malheur ! Voilà Thérèse ! gare au ser-mon.

— Je m’en fiche.

Il n’y eut pas de sermon mais seulement,d’un ton bienveillant, une demande d’éclair-cissement sur leur attitude incompréhensible.Pourquoi s’étaient-ils approchés comme desescargots, tels que des gens ayant l’intentionformelle de manquer la diligence ?

— J’ai réussi à retenir le postillon pendantdix longues minutes, mais impossible d’assu-mer plus longtemps une telle responsabilité.

Que comptaient-ils faire à présent ? La pe-tite demoiselle pensait qu’ils pourraient conti-nuer à pied tous les trois ; à deux reprises déjà

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elle avait fait à pied la route de Bischoffshardtà Schönthal :

— Donc, si vous êtes de cet avis ?

— Comment, elle n’est pas partie par la di-ligence ? demanda Gérold.

— Elle n’a absolument pas voulu montersans vous ; mais la voilà sur l’escalier.

— Quelle aventure ! Quelle aventure ! Man-quer la diligence ! dit en raillant Gésima, touten élevant en l’air ses deux mains, les doigtsécartés.

Enfin ils se mirent en route tous trois.

— Bon voyage ! leur cria Thérèse, ne vou-lez-vous pas emporter quelque chose à man-ger ? quelques poires, des prunes ou ce quevous voudrez.

— Merci, merci bien, pour tout ce que vousavez fait pour nous.

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V

GÉROLD ET GÉSIMA

Hansli exigea un ordre de marche. Cen’était pas le rôle d’une petite fille, déclara-t-il,de s’en aller de front avec deux cadets en uni-forme. Gésima devrait rester à dix pas en ar-rière.

Elle ne fit aucune opposition, se plia en ap-parence à cette prétention ; mais chaque foisqu’Hansli se retournait pour s’assurer si elleobservait la distance, l’intervalle lui paraissaitamoindri. Gésima le contesta avec véhémence.Hansli fit arrêter la colonne et mesura la dis-tance :

— Tu vois bien, il n’y a que huit pas !

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Il la remit en place, commanda : « Enavant ! marche ! » et aussitôt la querelle re-commença.

Il ordonna alors à Gésima, afin de mieuxla surveiller, de marcher en avant en laissantentre eux le même intervalle.

De nouveau, elle obéit sans protester ; maiscette fois trottina à l’allure adagio molto quasilento ritardando, ce qui obligea les cadets à setraîner derrière elle au même pas, car, sanscette précaution, c’étaient eux qui auraientsupprimé la distance réglementaire.

Non contente de cela, elle s’arrêtait à toutinstant, soit pour lacer ses bottines, soit pourattacher sa robe, et ainsi la colonne avançaitplus lentement que l’arrière-garde.

— Gésima, je te donne une mauvaise notede conduite ! s’écria Hansli d’un ton vexé. Et,désormais, il laissa aller les choses.

Quoiqu’il fût encore de bon matin, neufheures à peine, le soleil piquait déjà fortement

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et, peu à peu, la giberne commença à incom-moder le fantassin. Non qu’il la trouvât troplourde, mais la bandoulière appuyait sur sonépaule et lui faisait mal.

Il retira donc l’objet importun et le suspen-dit à l’épaule de Gésima. Celle-ci se fit toutemince et glissa à travers la bandoulière commeun petit poisson à travers une maille, et la gi-berne tomba à terre.

Cet incident se renouvela plusieurs fois.Hansli dit en menaçant :

— Si tu recommences cette acrobatie, Gési-ma, je laisserai là ma giberne.

— Laisse, répondit-elle.

Et, de nouveau, elle expédia à terre l’objet.Hansli, l’air insouciant, continua son chemincomme si ce noir bagage ne le concernait pas,tout en louchant en arrière de temps en temps.Mais un petit paysan ramassa d’un geste éton-né la singulière trouvaille. Hansli alors revint

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en arrière en courant, protesta à hauts cris etarracha sa giberne des mains du gamin.

Mais lorsqu’il voulut de nouveau se servirde la fillette en guise de bête de somme, sonfrère l’en empêcha, l’humeur maussade. Il ob-serva avec brusquerie qu’il n’avait qu’à porterlui-même sa cartouchière.

Ce ton de commandement de la part d’unsimple canonnier n’eut pas l’heur de plaire aufantassin, qui le pria de s’en abstenir ; il s’en-suivit une altercation irritée, illustrée de com-paraisons empruntées au règne animal et nul-lement flatteuses. D’après la loi de gradation,l’insulte succéda au rire sardonique.

« Galantin ! » cria Hansli, puis il se sauva àtravers champs, en un galop forcené, commetraqué par le diable, furieusement pourchassépar son frère qui, lourdaud, ne pouvait le re-joindre.

Dorénavant ce fut Hansli qui maintint ladistance non de dix pas, mais de cent, de deux

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cents, répétant de temps en temps son invec-tive injurieuse, soit à un tournant, soit derrièreun buisson, mais avec crainte, le pied toujoursprêt à une fuite soudaine.

— Ne nous occupons pas de lui et ne nousmettons pas en peine de si peu, dit avec gran-deur Gérold, après avoir reconnu qu’il était in-capable de l’atteindre. Viens, voilà un sentierconduisant vers la forêt ; là, il ne nous verrapas.

— Mais si nous nous égarons ?

— Et après, aurais-tu peur ?

— Moins des fourmis noires des bois quedes petites rouges.

Et comme il s’engagea à la protéger contreles fourmis de toutes espèces, les rougescomme les noires, elle le suivit dans la forêt ense glissant sous un portail de verdure dont lesbranches retombaient si près du sol qu’il fallaits’y faufiler comme à l’entrée d’une caverne.

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Au delà de cette barrière de branchages, ilsse trouvèrent séparés du monde, dans l’ombreet la fraîcheur d’un temple de sapins. Sur le solsec et élastique recouvert d’aiguilles sèches,le pas rebondissait de lui-même, comme siquelque chose, au-dessous des pieds, lui fût ve-nu en aide. Aucune trace de végétation ou delierre ; tout au plus, de ci, de là, une racinepuissante entravait-elle la marche, et le bruitde leurs pas résonnait sourdement comme surune voûte.

C’était si amusant qu’ils dédaignèrent lesentier et préférèrent s’abandonner à la séduc-tion des pentes arrondies des collines douce-ment ondulées ; ils gagnaient ainsi les petitesvallées en bonds légers, gravissant les émi-nences d’un seul élan.

Tout à coup, au moment où ils venaient deconquérir une nouvelle hauteur, ils aperçurentà leurs pieds, au milieu de la forêt, une rivièremajestueuse qui passait, sans bruit, dans uncourant rapide, mais sans frisson, sans vagues,

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sans rumeurs. Le flot tranquille tissait sur lasurface des moirures de soie diamantées.

— L’Aar, expliqua Gésima, satisfaite de sonsavoir.

Gérold répliqua :

— L’Aar n’est pas ici, mais près d’Aarmüns-terburg.

— Cela ne prouve rien, elle peut être àAarmünsterburg et ici.

— Je t’en prie, Gésima, ne dis pas de bê-tises. Rien ne peut être à la fois dans deux en-droits.

— Si, une rivière le peut, parce qu’ellebouge ; car si l’Aar voulait rester à Aarmünster-burg, elle serait obligée de faire constammenttête sur queue.

Gérold, surpris, se mit à réfléchir, l’esprittendu. Mais il fut obligé de se rendre.

— Gésima, tu as raison, tu t’y connais.

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On ne voit pas tous les jours une « Aar »dans la forêt ; et cela valait la peine de contem-pler plus longuement cette curiosité. Ils s’as-sirent donc dans le creux d’un sapin à doubletronc et, libres de désirs, affranchis de pensées,ils regardèrent, immobiles, la rivière muette etrapide.

Au-dessus d’eux, un pic martelait le silenced’un tic-tac retentissant et lointain.

Gérold, de plus en plus sérieux et pensif,murmura :

— Ne te souvient-il pas d’avoir vécu déjàune fois, bien avant la vie présente, en destemps immémoriaux et sous une autre formeque la forme humaine ?

Et comme elle niait avec assurance il luiavoua que, pour sa part, il se souvenait avoirété autrefois cigogne.

— Cela ne t’a-t-il pas ennuyé, demanda-t-elle, de rester debout sur une patte pendant

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des heures ? N’as-tu pas trouvé dégoûtant demanger tout crus serpents et lézards ?

Il lui paraissait enfin prodigieux qu’il n’aitpu arriver à s’envoler étant donné le poids deson corps.

— Au moins, dit-il, avec animation, tu as dûdéjà remarquer qu’on revit deux fois certaineschoses.

— Non, je n’ai jamais remarqué cela ; ce se-rait d’ailleurs difficile, puisque ce n’est pas vrai.

Là-dessus, il retomba de nouveau dans saméditation. Soudain il la regarda avec fermeté,l’air supérieur et énigmatique :

— Qu’est-ce qui pèse le plus dans lemonde ?

— L’éléphant, dit-elle promptement.

— Non.

— Une charrette de foin.

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— Non. Ce qui pèse le plus, c’est l’obliga-tion de dire à quelqu’un : « Je vous demandepardon. »

— Pas du tout, dit-elle en riant, je dis celatous les jours à papa et à maman lorsque j’aifait une bêtise.

Il la regarda avec admiration comme si elleeût été d’une essence supérieure et hocha latête :

— Et en second lieu, qu’elle est la chose laplus difficile à faire ?

— Ne pas se chamailler avec son frère.

— Sans doute, mais je pense à autre chose.

Ce qu’il y a de plus difficile au monde, c’estde s’incliner devant quelqu’un.

— Es-tu donc si raide que ça ?

— Non, je pourrais bien si je voulais, maisje ne veux pas, parce que je suis Suisse etqu’un Suisse ne doit s’incliner devant per-sonne.

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— Papa est Suisse, lui aussi, et cependant ils’incline, et très profondément encore, lorsqu’ilvoit au salon une amie de maman. Si tu es ain-si, tu ne pourras jamais aller au bal et danser.

— Si, je sais danser, seulement, lorsqu’ondit : « Saluez », je fais toujours le contraire et jeme redresse comme un piquet.

— Dans ce cas, tu peux être bien sûr que jene danserai jamais avec toi.

— Tu n’y es pas obligée, si tu ne veux pas.J’ai déjà une autre danseuse pour la leçon dedanse ; au fond je ne l’aime pas, mais elle n’apas de vilains cheveux rouges comme toi. At-tends, reste assise, vite je descends lancerquelques morceaux d’ardoise.

— Cela ne t’est-il pas défendu à toi aussid’aller au bord de l’Aar ?

— Rien que par maman ; papa est militaireet comprend que le danger est un honneur. Ila bien l’air mécontent lorsque nous entrepre-nons quelque chose d’audacieux, mais au fond

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il s’en réjouit et approuve des yeux. Ne bougepas, je puis y compter, n’est-ce pas ? Tu me lepromets ? Tu sais que je suis responsable detoi.

— Quand on me défend quelque chose, jen’ai pas besoin de remontrances, je ne le faispas, tout simplement.

Il descendit donc en courant la colline, sedirigeant vers l’Aar. Il longea le courant der-rière la lisière des aulnes, à la recherche d’unendroit propice pour le tir des cailloux. Auprèsde la berge la rivière n’était plus aussi muette,mais elle émettait un étrange grondement, tou-jours le même…

— Ne t’approche pas trop de l’eau et net’éloigne pas ! cria Gésima.

— Je puis faire six brasses, répondit-il avecfierté.

Là-bas dans la forêt, le torrent, en tour-billons rapides comme la flèche, contournaitune muraille de rochers. Un fossé mystérieux,

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plongé dans une profonde obscurité, l’attira,tant à cause de son aspect terrifiant, que parcequ’à cet endroit plein d’épouvante un promon-toire de morceaux de schiste avançait au loindans la rivière comme un triangle, la pointedans l’eau. Là-bas devait se trouver une quan-tité de projectiles.

Posant lentement les pieds l’un devantl’autre, il s’aventura sur le gravier, craintif, fré-missant, retenant son souffle, le cœur battant.Il lui semblait que l’impétuosité du flot l’y at-taquerait de trois côtés à la fois, le renverse-rait, l’entraînerait. Le grondement monotonedu torrent s’était transformé en hurlements so-nores.

Après avoir ramassé un schiste poli, il seplanta obliquement dans la position du disco-bole, solide sur ses jambes et l’envoya horizon-talement glisser sur la surface. Une fois, deuxfois, trois fois la pierre effleura l’eau, des écla-boussures blanches comme du lait fusèrent en

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l’air, immédiatement happées dans le gouffreobscur de l’eau, crac ! comme par un crocodile.

Dans l’Aar des crocodiles ! allons donc ! Etcependant ne pourrait-on pas, si on était su-perstitieux, voir luire deux yeux, là-bas, du cô-té du moulin glauque ? Voir descendre au grédu courant plusieurs crocodiles sournoisementcachés sous les reflets des eaux ; ils arriventimmobiles… faisant le mort…

Superstition ! Absurdité !

Mais lui-même n’est-il pas emporté à la dé-rive, descendant le fleuve avec l’île, tendantses bras pour trouver un appui ? N’est-ce pasun serpent monstrueux, contournant subite-ment le coin du bois, qui s’élance à sa pour-suite avec la rapidité de l’éclair ?

Sottise ! Illusion d’optique que tout cela, ap-parences vaines ! Si seulement Gésima cessaitses cris ineptes ! Vraiment elle finira par vousbrouiller complètement les idées !

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— Silence ! cria-t-il impérieux, c’est stu-pide, elle me communiquera sa peur idiote !

Il se baissa pour ramasser un second petitgalet et alors, parmi les schistes, apparutquelque chose d’insolite dont la blancheur lefrappa : une feuille de papier assez grande,alourdie de cailloux aux quatre coins ; ellen’était séparée de lui que par l’espace d’un paset demi, mais posée tout près de l’eau, si prèsque l’écume la baignait presque. Curieux, ilse glissa avec prudence, s’empara de sa trou-vaille d’un geste rapide et l’examina. Des motsétaient tracés sur le papier, au crayon il estvrai, mais lisibles. Il épela et lut : « Je suis restéà cet endroit durant quatre heures. Pensant àma mère, je m’en suis retourné. Max, surnom-mé le fol étudiant. »

Vite, Gérold se mit à genoux, fouilla sapoche, prit son crayon et, à quatre pattes, lescoudes appuyés, se servant du sol couvert degalets en guise de pupitre, il apposa précipi-tamment ce post-scriptum : « Homme abomi-

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nable que personne ne peut souffrir, même passon propre père. Gérold. » Et, à son tour, ilchargea de pierres le manuscrit devenu lettrede provocation et de défi.

Et de nouveau il songea à mettre en œuvreses talents de tireur.

Mais, soudain, il en eut assez. Les hurle-ments continus de la rivière, ses mugisse-ments, l’attirance irrésistible de son cours fou-gueux, la rotation vertigineuse des tourbillons,leurs yeux glauques et leurs lèvres claquantes,les traîtrises du sol sur lequel il se trouvait etqui, à chaque instant, faisait mine de s’aban-donner perfidement au courant, sans avis préa-lable, sans signe précurseur : tout cela as-saillait sans trêve son courage et ses forces ;brusquement, l’épouvante s’empara de lui.

« Fuis, oh fuis cet enfer liquide ! » criait soncœur. Sa bravoure réussit tout juste à sauverles apparences ; calme, fier et droit, il marchajusqu’au rivage sauveur ; mais à peine se sen-

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tit-il en sûreté sur la terre ferme qu’il remontala forêt dans une fuite éperdue.

Gésima bondit au devant de lui, pleurantd’angoisse et lui faisant des reproches ; elle leprit par la manche et le tira après elle, sans sa-voir où, mais hors de cette sinistre forêt.

Il leur sembla à tous deux que le monstreaux mille reflets bondissait hors de l’eau, mon-tait la colline après eux afin de les atteindre, etils se mirent à courir jusqu’à ce qu’on ne dis-tinguât plus le moindre son du chant lugubrede l’eau. Alors seulement ils respirèrent. Gé-rold raconta avec vivacité l’incident relatif audocument qu’il avait trouvé sur la berge. Gési-ma, le nez en l’air, répliqua :

— Quel affreux personnage ! il mange descuisses de grenouille et des escargots ! Siseulement il avait pu se noyer ! Mme Balsigerl’aime bien, pas moi ! Mais comment sortirons-nous de la forêt ?

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Le gai tintement d’un attelage leur indiquala direction à prendre, et ils débouchèrent, plustôt qu’ils ne l’avaient espéré, en pleine lumière,dans la joie et dans la vie.

— Jamais plus je ne m’éloignerai de lagrande route en ta compagnie, dit Gésima, plu-tôt rôtir au soleil ! Tu pourras ensuite, si lecœur t’en dit, me manger comme une crous-tade à l’écrevisse.

Après l’horreur et les frissons du lit obscurdu torrent, un véritable dégel de leur corps etde leur âme se produisit au soleil de la route,voluptueux et chaud. Leur courage renaissantles excita à la causerie : réponse aux terreursendurées.

Ils se décrivirent l’un l’autre les récents en-chantements des vacances : Gérold, les mer-veilles des libres randonnées à travers les pâ-turages, les aventures des champs et des bois,celles des villages et des étables ; Gésima, les

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paisibles délices des appartements artistementinstallés de la famille Balsiger.

Elle parla des statues de la cage d’escalier,des tableaux suspendus aux murs, des ar-moires remplies de livres aux images magni-fiques, de la musique du soir : Mme Balsiger aupiano, M. Balsiger avec son violon et, souvent,le pasteur avec son violoncelle.

Depuis longtemps, Gérold n’écoutait plus.Ses pensées, dépassant l’harmonie monotonede ce gazouillement de canari, avaient, sansqu’il s’en aperçut, flotté vers les nuages et, àleur place, bientôt naquirent mille rêveries fu-gitives, peu à peu transformées en son rêve fa-vori, rêve entretenu avec un soin jaloux dansson cœur.

Il se voyait commandant de l’armée des ca-dets suisses, et combattant contre la coalitiondes cadets d’Europe dans une bataille ef-froyable.

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Les canons tonnaient, la fumée de lapoudre se dégageait en telle quantité qu’il enrestait abasourdi. Déjà la victoire penchait deson côté, l’ennemi était en fuite, abandonnantla totalité de ses canons ; le général en chefdes cadets ennemis, un garçon d’une beautéangélique, en uniforme blanc à ceinture et pa-rements d’or, tombait de cheval, blessé. Et lui,Gérold, se frayant un passage envers et contretous, se précipitait avec impétuosité, aidait levaincu à se relever, le consolait affectueuse-ment, lui demandait sa parole d’honneur et luipromettait des soins et un traitement rempli degénérosité.

Combien exquis était alors le regard que luijetaient les yeux bleus du beau prisonnier !

Gésima le poussa du coude :

— À quoi penses-tu ?

Rougissant, il revint à la réalité. Il feraitmieux, dit-elle, de lui parler d’Aarmünsterburg

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au lieu de marcher à ses côtés à pas comptés,muet et ennuyeux.

Il parla alors d’Aarmünsterburg, disant toutce qui lui passait par la tête. D’habitude il avaithorreur d’Aarmünsterburg, la ville où se trou-vait l’école, la ville détestée, pleine de jalousie,pleine de devoirs, de notes, de reproches, deretenues ; mais, par extraordinaire, au-jourd’hui, loin d’elle, ce qu’il haïssait dans lavie réelle il le trouvait désirable et digne d’in-térêt.

Elle écoutait ses dires avec attention : peuà peu il devint loquace. Gésima désirait ap-prendre comment les choses se passaient authéâtre et s’il avait déjà entendu un opéra ?

« Oui », et ses yeux brillèrent. Il avait vula Fille du régiment. Il décrivit avec enthou-siasme la profusion inouïe des merveilles decette pièce : l’orchestre avec ses instrumentsextraordinaires, la scène avec son rideau et seschangements de décors ; il raconta l’histoire

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dans tous ses détails, chanta les mélodies lesplus délicieuses et devint si plein d’ardeur qu’ilgesticulait et jouait même, oubliant où il setrouvait.

Pendant ce temps, Gésima le regardait sanscesse, les yeux grands ouverts, fixes etbrillants, savourant tout avec lui et par lui, en-traînée dans l’admiration des splendeurs dé-crites et plus encore de son enthousiasme,flamboiement d’une force ardente venant decontrées de l’âme encore insoupçonnées deson cœur de fillette.

Poussant un soupir langoureux, il parlaalors avec une extase infinie de Marie, la déli-cieuse héroïne de l’opéra : une jeune fille aussidifférente des gens en général qu’un ange l’estd’un pécheur. Vaillante ! gestes, démarche, re-gard affirmant son énergie et son intrépidité ;elle avait l’aspect militaire, hardi et vif. Vêtued’une espèce de petite jupe d’uniforme, un ba-rillet attaché à sa ceinture, elle saluait commeun soldat et elle était plus que belle ! Autour

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de ses épaules, une écharpe tricolore ; bouchefine et petite, sourcils superbes qu’elle fronçaitparfois lorsqu’elle était en colère. Où qu’elle al-lât et quoi qu’elle fît, autour d’elle flottait uneauréole ineffable qui la distinguait sur la scènede tous les autres personnages. Et son chant !Sa voix était plus suave et plus élevée que celledes autres ; les trilles jaillissaient littéralementde son gosier. Mais là où elle touchait à laperfection, c’était lorsqu’elle tapait du pied enjurant : « Morbleu, parbleu ! Sapristi », et unefois même : « Mille tonnerres ! »

— Je sais dire morbleu moi aussi, murmuraGésima, mélancolique et jalouse.

— Toi ?

Et il la contempla comme si elle lui avaitpromis la pêche miraculeuse de saint Pierre.

Puis, lorsqu’elle cria : « Morbleu ! » à hauteet intelligible voix, en tapant du pied, il poussades cris d’allégresse, l’entoura de ses bras et laserra plusieurs fois contre lui. Puis, soudain, il

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la lâcha, regarda fixement au loin comme s’ily eût découvert une idée d’importance ; il mitles mains sur les épaules de Gésima, la regardaavec fermeté :

— Veux-tu, veux-tu être ma danseuse aubal des cadets, l’hiver prochain ? Tu peux ac-cepter, car, à l’arrière-automne, je serai officieret je ferai mon entrée dans la salle de bal avecun sabre traînant et une large écharpe rouge,bordée de glands et de franges descendant jus-qu’aux genoux : au col et aux parements (envelours noir comme tu vois) des grenades bro-dées en or ; bottes vernies, pantalons blancs :cela va de soi. Acceptes-tu, Gésima ?

— À condition que tu fasses un salut.

Il imprima à son buste un mouvement debascule.

— Très bien, mais de la part d’un officierje demande des saluts plus corrects, plus ai-mables, plus empressés. On voit bien à ta ma-

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nière de t’incliner que tu as été autrefois ci-gogne. Viens, je vais t’apprendre.

Elle le conduisit sur le côté de la route, àl’ombre d’un noyer, et là, sur l’herbe, lui donnaune leçon de maintien. Lorsque enfin il s’en ac-quitta passablement, ils se donnèrent la mainet se promirent solennellement de danser en-semble au bal des cadets. Ils continuèrent en-suite leur voyage, désormais amis et cama-rades, pleins d’abandon et de cordialité. Et leurconcorde récente leur inspira tant de gaîté qued’eux-mêmes ils se mirent à chanter à deuxvoix, en le reprenant sans répit, le thèmejoyeux de la victoire dans la Fille du régiment.Et plus ils le redisaient, plus ils l’aimaient. Pen-dant ce chant, Gérold, pour s’amuser ; lançaitloin de lui le bras de Gésima pour le rattraperau pas suivant comme un balancier ; et sonbras rebondissait, léger comme une plume, cé-dant à la moindre pression des doigts. Etcomme, tout en chantant, il regardait conti-nuellement le ciel bleu, il lui semblait que la

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voix de Gésima ne vibrait plus à ses côtés,mais s’épanouissait là-haut dans l’azur, en desnotes chaque fois plus élevées, plus suaves,telles des fusées brillantes aux étincelles d’ar-gent. Tous ceux qui les rencontraient les unis-saient du regard et leur souriaient avec bien-veillance en leur disant bonjour, en les suivantdes yeux. Des petits enfants, dont ils dépas-sèrent le groupe, les contemplèrent bouchebée et l’institutrice de dire en leur montrantdu doigt Gérold et Gésima : « Prenez exemplesur eux. » Et du groupe d’enfants une petitevoix impertinente cria : « Tobie avec l’ange Ra-phaël ! »

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VI

LA TRAÎTRISE DE LA CORDE ÀSAUTER

Tout en chantant, ils atteignirent une petiteville naine, amusante, composée d’une rueunique.

— Weidenbach, dit Gésima.

À l’entrée se trouvait Hansli, les jambesécartées, l’attitude hostile ; il mangeait un mor-ceau de pain et sa mimique railleuse espéraitéveiller la jalousie des autres. Cependant, àl’approche de l’artilleur, symbole du danger, ils’esquiva avec prudence au coin d’une maison,livrant le passage, et les alliés firent leur entréedans Weidenbach. Des senteurs appétissantesde bouillon et de cerfeuil saluèrent leur venue.

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Dans les pièces fraîches et voilées, un clique-tis de cuillers et d’assiettes ; caché du soleil, unmagasin de gants et de chapeaux exhalait uneodeur de moisissure à l’arôme exotique. Aubout de corridors sombres s’encadraient descoins de cours ensoleillées ; c’étaient les féli-cités de Sentisbrugg, mais dissemblables ce-pendant. Sur le côté ombragé de la rue, unémouleur faisait tourner sa pierre, dont le cris-sement aigu emplissait la petite ville calme.À côté de lui, sortant d’un corridor et suivied’une troupe d’enfants que la curiosité pous-sait, une servante apparut, tenant à la mainune souricière, tandis que son regard indiffé-rent, tout comme si elle eût vaqué à une occu-pation domestique quelconque, cherchait unedistraction dans la rue de la petite ville.

Très excité, un chat caressant frôlait sespieds, manifestant l’exaltation de tous ses ins-tincts meurtriers par des sons doux et sup-pliants.

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Frissonnant, Gérold hâta le pas, jetant versle ciel un regard attristé pour voir si ce jeubarbare et diabolique ne laissait pas dans lemonde ou là-haut la trace d’une tache de boue.

En plus du sentiment que la compassionavait fait naître en son cœur, il était tourmentépar la vague notion de sa responsabilité, cardans sa conscience un sentiment obscur ren-dait responsable d’une action tous ceux qui enétaient les témoins.

La petite roue de l’émouleur continuait àbourdonner avec activité et le crissement deses couteaux étaient si strident que l’on pensaità de la chair vive frissonnant sur la pierre à ai-guiser. Il exprima l’horreur que lui inspirait laconduite abominable des chats envers les sou-ris, mais Gésima le gronda.

— C’est bien fait pour les souris, dit-elle,pourquoi dévorent-elles les rideaux ?

À la sortie de la petite ville, devant une pâ-tisserie, Gésima avoua avoir faim.

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— Je n’ai pas d’argent, dit avec regret Gé-rold.

— J’ai cinquante centimes, – et elle le per-suada d’entrer.

— Bonjour, enfants, que désirez-vous ? de-manda la vendeuse avec un sourire.

Après quelques hésitations, Gésima se déci-da pour des oranges.

— Combien, pour cinquante centimes ?

— Quatre, et une cinquième par-dessus lemarché, puisque c’est vous. Car si je ne metrompe, c’est bien Gésima Weissenstein de Bi-schoffshardt ? Comment se fait-il, Mademoi-selle, que vous voyagiez à pied, sur la granderoute, à la chaleur de midi ? Ne voulez-vouspas vous reposer un peu et manger une assiettede soupe ? Mais Gésima remercia et refusa.

Au delà de la petite ville, ils cherchèrent unendroit propice pour manger à leur aise. Au-dessus de la route, à la lisière d’une prairie en

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pente, deux charrettes de foin, chargées à lahauteur d’une maison, étaient arrêtées, prêtesà rentrer mais non encore attelées. Ils s’as-sirent dans l’intervalle des deux charrettescomme dans une petite chambre. Un nuageresplendissant de blancheur en formait le toit.

La fillette détacha l’écorce dorée, épaisse etcotonneuse et la transforma en une couronne.Puis elle offrit à son protecteur cette œuvred’art : « Prends ».

Tandis que paisiblement ils se régalaient,Hansli, en bas sur la route, s’approchait à pasde loup et les regardait, craintif et avidecomme un chien méfiant devant une tableétrangère ; peu s’en fallut qu’il ne se mît àgeindre comme lui.

— Tu peux jeûner, lui cria-t-elle, maligne,tu l’as mérité, cela te fera du bien.

Et chaque fois qu’ils avaient terminé uneorange, ils lui lançaient l’écorce à la figure. Iljetait alors la tête de tous côtés, comme un

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basset quand une guêpe le frôle, vérifiait avecconvoitise le don trompeur et reprenait triste-ment sa position de capucin humilié.

Un colporteur remontant en biais la penteherbeuse de la prairie apparut devant la petitesalle à manger en plein air ; il portait sur lesépaules des foulards de couleurs vives, desbretelles et des cordes à sauter ; dans la cor-beille qui se balançait, des boutons, desbagues, des aiguilles, des pommades, des allu-mettes…, une vraie foire.

En marchant il soutenait la corbeille avecson genou, comme s’il eût voulu jouer del’orgue de Barbarie. Il laissa de côté Gérold,mais il s’adressa à la fillette avec un air obsé-quieux, faisant briller à ses yeux sa camelote.

Elle détourna la tête avec mépris, toutcomme si on lui eût présenté de la vermine.Mais lorsque ce fut le tour d’une corde à sau-ter, ses yeux brillèrent. Il lui permit alors de seservir de la corde, à l’essai. Elle sauta gaiement

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en rond dans la route volante, comme l’hommede la lune, puis, subitement, elle s’assit et fer-ma les yeux, tournant le dos au marchand. Ce-lui-ci mit alors la corde sous le nez de Géroldet l’y maintint si longtemps que Gérold en de-vint tout confus :

— Nous n’avons pas d’argent, mâchonna-t-il, découragé, et il se détourna également.

Lorsque le colporteur eut persévéréquelque temps encore dans son attitude devendeur, sans se préoccuper de la mimique né-gative de l’artilleur il descendit la pente jus-qu’à la route et entreprit Hansli qui, les mainsdans les poches, avait observé attentivementla scène. Il regarda fixement la corde un mo-ment, puis, tout à coup, fit une grimace nar-quoise, mit la main dans sa poche et montraà la fillette sa pièce de 5 francs. Aussitôt Gé-sima descendit et s’approcha de lui. Radieuse,elle reçut des mains de Hansli, après de ra-pides pourparlers, la corde à sauter tant dé-sirée. Après quoi ils partirent gaiement tous

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deux, Gésima et Hansli, épaule contre épaule,avec des chuchotements mystérieux, jetantdes regards moqueurs vers l’artilleur délaisséqui les suivait, furieux, afin de rappeler àl’ordre la fillette infidèle.

— Tu n’es qu’une cigogne, lui cria-t-elle,mutine, aussitôt qu’ils eurent mis entre eux etGérold un intervalle suffisant pour les préser-ver d’une attaque imprévue.

Et Hansli compléta l’injure en déclarantparfaitement juste et raisonnable de la part deGésima de ne rien vouloir avoir de communavec un garçon ignorant au point de ne pas sa-voir, à dix ans, qu’on vient au monde une foisseulement, cet événement ne vous arrivant ja-mais une seconde fois.

Là-dessus ils se sauvèrent triomphalement,au trot, et s’éloignèrent rapidement.

Entre temps, pour changer, ils sautaient auhasard des tas de pierres placés sur les deuxcôtés de la route, Hansli à pied, son amie au

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vol à travers la roue volante ; enfin, ils dispa-rurent lentement à l’horizon qui montait en lescachant peu à peu.

Gérold était outré, blessé jusqu’au fond del’âme ! Sa compagne de voyage, avec laquelle,peu de minutes auparavant, il chantait si fa-milièrement la Fille du régiment, son alliée quiavait échangé avec lui des promesses pour lebal des cadets, avait traîtreusement passé àl’ennemi ; sans parler de l’indigne divulgationde ses secrets.

Pour la première fois, il avait révélé à unêtre humain qu’il avait été cigogne et qu’il luisemblait revivre certaines choses. Mais cetteconfidence en avait été faite à Gésima sousla condition tacite qu’elle y verrait une preuved’amitié l’obligeant au secret.

Or son premier soin n’a-t-il pas été de jaser,afin de le rendre ridicule ?

C’était ignoble, tout simplement ignoble !

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De rancune, il soulevait la poussière dubout de ses bottes et marchait dans un nuage.

Mais bientôt il rejeta dédaigneusement deson esprit l’infidèle. Qu’avait-il besoin d’uneGésima ? Que lui importait toute cette raceperfide de fillettes ? Il avait mieux que cela :son beau général de cadets, qui ne pouvaitmanquer de loyauté, puisqu’il était prisonniersur parole. Et de nouveau il s’abandonna aumirage enchanteur de l’ennemi si beau, pliantle genou gauche en lui tendant horizontale-ment son épée, tandis qu’il implorait grâce deses yeux bleus. Malgré tous ses efforts, sa pen-sée ne parvenait pas à continuer l’histoire ;toujours il en revenait à cette scène unique quicontenait, il est vrai, une telle douceur qu’il s’yattardait avec volupté, comme une mouche re-vient à une goutte de lait.

Tout en développant au fond de son cœurce thème merveilleux, il jeta les yeux sur lepaysage. L’un n’empêchait pas l’autre, aucontraire ; plus il était absorbé dans la contem-

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plation de ses visions intérieures, plus sa vuese faisait perçante. La route passait à traversles vertes prairies et les champs jaunes de col-za, comme à travers les massifs fleuris d’un jar-din. En haut, dans le ciel tout rempli de l’allé-gresse des alouettes, s’étageaient de blanchesmontagnes de nuages lumineux. Dans leschamps folâtrait une troupe de papillons, etl’ardente lumière du soleil faisait apparaître laterre entière comme un monde couvert devitres sous lesquelles aurait scintillé l’atmo-sphère tremblante.

Nulle part la trace d’un être humain, proba-blement à cause de la chaleur de midi. Et, à cepropos, qu’avaient donc toujours les grandespersonnes à pousser des cris incessants contrela chaleur ! Son principe à lui était : plus il faitchaud, mieux cela vaut ; car, plus la chaleur estgrande, plus il y a de teintes entre le ciel et laterre, plus de parfums dans la forêt et plus devie aux champs !

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En revanche, il y avait des taons, et enmasse ; de toutes les tailles et de tous les tonsde la gamme. Ils bourdonnaient autour de luiavec sottise et gaucherie, comme des diablesvengeurs pris d’ivresse autour d’une mauvaiseconscience. De haut en bas, son uniforme enétait parsemé ; ils se détachaient en gris sur ledolman vert foncé et en noir sur les pantalonsclairs. Avec résignation, il les supportait, sansmême se soucier des gouttes de sang qui cou-laient le long de ses joues. Seulement, quandl’un d’eux lui piquait les mains avec trop d’au-dace, il visait, sans se presser, le suceur desang et lui donnait une tape sur la tête. La bêteaux yeux saillants tombait alors à la renverse ;ses jambes gigotaient, ses bras jouaient du vio-lon, et quelques mouvements saccadés l’enter-raient dans la poussière.

Il était satisfait ; il se sentait à l’aise.N’avait-il pas eu raison ? Que lui importait Gé-sima ? Tout seul, il était parfaitement heureux.

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VII

CHEZ LE « FOL ÉTUDIANT »

Un homme bizarre, semblable à un acteur,mais avec des lunettes, s’approcha de lui, le sa-lua en l’appelant par son nom et lui demandapourquoi il s’en allait ainsi fidibus fiderallacomme si le monde lui eût appartenu.

— Parce que je suis heureux.

— Amen, fit l’étranger.

— C’est-il mal ?

— Au contraire, c’est un état parfait, en-viable. Mais serais-tu Belzebuth, le roi desmouches ? tes deux joues sont noires detaons ; pourquoi ne les chasses-tu pas ?

— Parce que je les aime.

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Et comme l’autre partait d’un éclat de rireen entendant cette sentence, il ajouta bien viteune excuse :

— Ils émettent des sons si agréables, nonles taons ordinaires, mais ceux qui viennentd’au delà les montagnes, les welches.

Et lorsque l’inconnu, la mine réjouie, le priad’avoir l’obligeance de lui présenter les taonswelches, puisqu’il n’avait pas encore l’honneurde les connaître, Gérold l’attira vers lui, le fits’arrêter et dit au bout d’un moment :

— Entends-tu maintenant ? Peing, pang,comme une corde métallique.

— Ma parole, tu as raison ! Peut-être t’yentends-tu mieux en beauté que moi malgrétoutes mes études. D’ailleurs sais-tu bien, Gé-rold, que tu me fais l’effet d’un pinson dansun prunier de Damas en fleurs, qui trouve toutnaturel qu’il pousse au-dessous de lui un nidde verdure. Veux-tu que nous cheminions en-semble un peu ?

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— Non.

— Oh ! oh ! fit l’inconnu en riant, repous-sant ses lunettes sur le front, tapotant son nezdu doigt, il ajouta : « J’y suis ! » Puis il s’éloi-gna après avoir retiré un livre de sa poche etmis une seconde paire de lunettes.

À ce moment, Gérold comprit qu’il avait af-faire à l’étudiant lunatique. Rapidement, il sau-ta dans la futaie, ramassa une branche à demisèche et en frappa au ventre le sorcier.

— Aïe ! cria celui-ci en relevant une jambepour se protéger.

Gérold cassa alors sur son genou la brancheet en jeta successivement les morceaux contrela jambe.

— Hop là ! grossier personnage ! cria le folétudiant, ceci dépasse la mesure !

Il le saisit par le bras et, menaçant, exigeades éclaircissements sur le traitement sicontraire au droit des gens qui lui était infligé.

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— Parce que tu es le fol étudiant, répliqual’artilleur, la mine provocante.

— C’est exact, dit, en inclinant la tête, l’étu-diant qui lâcha le bras de Gérold.

Puis il ajouta avec un singulier sourire :

— À chacun son idée ; tu es, toi aussi, unfragment de l’opinion publique et pas des plusmauvais. Peut-être vaudrait-il mieux, aprèstout, être frappé par les gens avec autant defranchise et d’honnêteté, c’est une opinioncomme une autre ; on sait d’où cela vient, et onpeut s’en défendre. Mais tu n’avais pas besoinde frapper comme un cannibale ; j’aurais toutaussi bien compris une simple allusion.

» Qui sait si toi aussi, un jour, tu ne courraspas les forêts, servant de risée à tout le monde,quand tu auras atteint mon âge, et lorsqueviendra l’ange au regard pervers ! Je ne vou-drais pas te le souhaiter, mais tu en as tout l’airavec tes yeux de saint Jean.

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Gérold avait mieux à faire que d’écouter.Son regard était fasciné par un crocodile taillédans une pierre verte et suspendu à la chaînede montre de son interlocuteur.

— N’est-ce pas là un merveilleux croco-dile ? dit en riant le fol étudiant. Si tu veuxm’accompagner jusqu’à mon ermitage, je temontrerai des choses encore bien plus singu-lières. Veux-tu ?

Gérold fit signe de la tête et le suivit dans laforêt, passant sur de la mousse tendre, le longd’un ruisseau près de blocs de rochers.

— Aimes-tu bien Gésima ? demanda, che-min faisant, l’étudiant.

— Je déteste Gésima, car elle est fausse.

— Ce n’est pas une raison ; on peut aimeraussi bien une fille perfide et peut-être mêmel’aime-t-on davantage que les autres. Tu necomprends pas cela, n’est-ce pas ? Je vais tel’expliquer. As-tu jamais vu un écureuil ?

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— Dans une cage tournante, oui.

— T’a-t-il jamais traîtreusement mordu ledoigt ?

— Oh ! oui, plus d’une fois quand je lui don-nais à manger.

— Et as-tu pour cela chassé ou tué l’écu-reuil ?

— C’eût été dommage, j’ai ri, tout simple-ment.

— Eh ! bien, vois-tu, il faut agir exactementde la même manière avec les fillettes ; quandelles sont fausses et qu’elles vous font du malavec perfidie, ne pas les chasser, ce seraitdommage, mais en rire, simplement. Que t’a-t-elle donc fait de si grave, Gésima ? raconte.

Alors Gérold lui raconta tout depuis le dé-but, parlant de leur amitié et de leurs pro-messes pour le bal des cadets, de l’infidélitéhonteuse de Gésima à propos de la corde àsauter.

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— Et maintenant tu songes à te venger ?

— C’est-à-dire… si je connaissais une ven-geance pas méchante et qui ne manquerait pasde noblesse…

— J’en sais une ; une vengeance effroyableet cependant ni vile, ni méchante. Au bal descadets, prends sa taille, serre-la bien et danseavec elle jusqu’à ce qu’elle appelle au secours ;en avant, en arrière, vers la gauche, vers ladroite et ne lui permets pas de toute la soiréede danser ou d’échanger une seule parole avecnul autre que toi.

Gérold se mit à rire gaiement.

— Voilà qui est bien, je m’en souviendrai…Et parce que je l’ai invitée à danser au bal descadets, je ne serai pas obligé de l’épouser, pasvrai ?

— Loin, bien loin de là !

— Qui épouse-t-on en définitive ?

— Sa future femme.

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— Ce n’est pas ce que je veux dire. Je veuxdire : Comment savoir qui on doit épouser ?

— Voici comment il faut s’y prendre : onplace toutes les jeunes filles de la ville en unelongue rangée et on approche son oreille dechacune d’elles, comme le médecin lorsqu’ontousse. Celle qui soupire comme si elle avaitmangé trop de petits pâtés est celle qu’onépouse.

— Ce n’est pas vrai, je ne te crois pas.

— C’est bien la vérité, mais chez moi la vé-rité porte un domino carnavalesque ; ne suis-jepas le bouffon ?

— Je voudrais bien poser une questionbête, dit Gérold avec hésitation après un si-lence.

— Je te le demande instamment, rends-moice service ; c’est une véritable délivrance d’en-tendre poser une question saine et bête, aprèsavoir été obligé, comme moi, d’entendre af-firmer tant de prétentieuses insanités. Je t’en

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prie, Gérold, aie pitié de moi, pose une ques-tion bête.

— Je crains que tu ne te moques de moi.

— Je ne me moque jamais de la sottise,mais seulement de la sagesse ; allons, du cou-rage ; tu ne peux cependant pas poser desquestions plus extravagantes que les miennes !

— Pourquoi faut-il absolument épouser unejeune fille et pas autre chose ?

— Bon, préférerais-tu te marier avec unesauterelle ?

— Ça, non, mais…

— Mais ?

— Mon beau prisonnier…

— Qu’est-ce donc que ce Benjamin ?

Alors Gérold, en rougissant, raconta son se-cret touchant le beau général des cadets enne-mis qui, depuis un an, lui apparaissait journel-

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lement, aussitôt qu’il était seul, et dans son lit,la nuit, pendant la veille ou le sommeil.

Le bouffon s’arrêta bouche bée.

— Dis-moi, pudding géant fait d’un mar-mouset, quel âge as-tu ?

— Dix ans et deux mois.

— Dix ans et deux mois, et déjà rêves entête ! Gérold, tu es un phénomène.

— Qu’est-ce que ça veut dire « phéno-mène ? »

— Rien de blessant. Et si jamais tu écrisle mot « phénomène », fais-moi le plaisir demettre ph au début ou, si tu y tiens, un f, maissurtout pas pf comme le président de la sociétéde Sainte-Cécile à Niedereulenbach.

— Mais pour en revenir à ton merveilleuxgénéral de cadets, puisque tu m’as confié tonsecret, je vais moi aussi te révéler quelquechose de mystérieux ; crois-le ou ne le croispas, mais note-le et souviens-t’en : le général

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de cadets se transformera, mettons dans cinqans, dans sept, huit ans en une jeune fille bienvivante que tu pourras voir et qui t’appelleraGérold avec un e long, très long, comme s’il yavait un h à la suite. As-tu autre chose à me de-mander ?

— Oui. Pourquoi le Bon Dieu permet-il auxchats de martyriser si cruellement les sourisavant de les tuer ?

— D’où vient le bon Dieu, d’après toi ?

— De la Bible.

— N’y a-t-il rien sur le méchant démondans la Bible ?

— Assurément, mais M. le Pasteur m’a ditau catéchisme que le démon n’existait pas.

— Tu salueras M. le Pasteur et tu lui dirasde ma part qu’il est un pasteur en caoutchouc.Mais, avant de le lui dire, attends d’avoir passétous tes examens. D’ailleurs, Gérold, fais bienattention. Tu commences à penser, c’est un

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métier ingrat, antipatriotique, nuisible au bienpublic et haï des hommes. Si tu continues ainsi,tu commenceras par te faire mépriser à laronde et ensuite tu trouveras, un de ces beauxmatins, le brevet de bouffon à côté de ta tasseà café ; tu peux y compter. Ne réfléchis pas Gé-rold, ne pense pas.

Tout en conversant ainsi, ils étaient arrivésdevant une cabane moussue sur le toit de la-quelle tournait une girouette en papier repré-sentant un jeune homme et une horrible sor-cière, le jeune homme tenant une cravache, lasorcière un balai à la main.

— Voici ma girouette, expliqua le fol étu-diant ; lorsque le jouvenceau chasse la sor-cière, il fait beau temps dans le monde. Maisdonnez-vous donc la peine d’entrer, comman-dant, il y a un banc dans la cabane, et sur cebanc, il y a place pour les deux brebis galeusesque nous sommes. Là, mets-toi à ton aise etregarde ce qui te plaît ; tu peux tout attirer àtoi, tout ouvrir, tout prendre ; pour toi je n’ai

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aucune interdiction, aucun secret, et chez moil’ordre n’existe pas. Pendant ce temps je vaispréparer l’autel. S’il te faut un renseignementquelconque, demande-le ; je suis à côté et en-tends chaque mot.

Ce disant il quitta la cabane.

Gérold retira de dessous le banc une caisseet se mit à en fouiller le contenu. Il en sortit desmonnaies anciennes, des fossiles, des plantesséchées, des verres de couleurs variées.

— N’est-ce pas, dit le bouffon en riant, latête passée par une brèche du mur, tandis queGérold, insatiable, regardait à travers lesverres colorés, n’est-ce pas que le monde appa-raît sous des traits différents, suivant le verre àtravers lequel on le regarde ?

— Pourquoi ce cahier est-il vide ? demandaGérold.

De nouveau le fol étudiant passa la tête parla lucarne :

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— Ce cahier n’est pas vide, mais c’est uneespèce de cahier magique peint avec de l’encresympathique. Si, pendant un bon moment, tufixes la même feuille tu verras des dessins mer-veilleux.

— Oui, j’aperçois quelque chose à présent,mais indistinctement ; des fruits et des fleursou quelque chose de ce genre.

— C’est bien cela ; les enfants croyants fontles hommes résolus. Sais-tu bien, Gérold, quetu es né coiffé ?

Gérold hocha la tête.

— Oh ! non, dit-il attristé, les enfants néscoiffés sont toujours les plus jeunes de plu-sieurs, et je suis l’aîné de deux !

— Erreur, mon cher, erreur. On est toujoursle cadet quand on vit dans le puits profondoù le Temps armé d’un seau puise l’heure pré-sente dans l’éternité ; et un enfant né coiffé nepersonnifie pas nécessairement un être auqueltout réussit, – cela n’existe pas dans la réali-

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té, mais cet enfant-là marche sur la grisailledes heures pour atteindre un jour la lumière vi-vante, peu importe quand et par quels moyens.Dans l’intervalle, il y a parfois du bitume et dunoir… Cela fait souffrir, mais tant pis.

Et, disant ces mots, de nouveau sa tête dis-parut de la lucarne.

— Oh ! cria Gérold, ravi, en poussant ungrand soupir.

— Qu’est-ce qui te ravit tant que cela ? Dis !

— Une superbe amazone, peinte à l’aqua-relle, admirablement. C’est toi qui l’as dessi-née ?

— Je ne sais pas de quelle amazone tuparles.

— Elle est montée sur un cheval blanc etressemble un peu à Gésima. Et, au-dessous, ily a : « Hilda-Maria-Anita de Weissenstein néebaronnesse… » Qu’est-ce que cela veut dire :née baronnesse ?

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Par la porte, le bouffon se précipita dansune grande agitation.

— Où as-tu trouvé ce portrait ? Laisse, nousallons le cacher de suite !

Et, brusquement, il poussa l’image dans unportefeuille qu’il ferma avec une petite clef.Puis il eut une longue et douloureuse quinte detoux.

— Gérold, je t’envie ton général de cadets,soupira-t-il, lorsque la respiration lui revint unpeu ; tu l’as vaincu, il est ton prisonnier, il tereste.

— Mon général à moi, hélas !

— Mais viens maintenant, l’autel est prêt.

Non loin de la cabane, sur un banc depierre, une étoffe rouge était étalée. Au-dessus,dans le rocher, au fond d’une niche dénudée,étaient collés deux petits cierges de cire decouleur :

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— Un pour toi et un pour moi, expliqua-t-il ; quant à l’image sacrée, derrière les cierges,il faut l’ajouter dans ta pensée. Chacun y metce qu’il a de plus cher. Voilà. À présent, nousallons prier devant l’image sainte, – une trèscourte prière, – tu peux t’asseoir, ici, sur ce ta-bouret, et rien ne t’oblige à joindre les mains.« Que rien de mal ne nous vienne jamais dela part de ceux que nous aimons. » Cela suffit,la prière est terminée, et maintenant le chant.Mais avant il faut allumer les cierges.

Après avoir allumé les cierges, il prit unviolon et préluda avec art et pureté, commeun vrai musicien ; puis il se mit à chanter unchant latin en s’accompagnant. Le chant étaitsi grave, si triste, que Gérold, malgré l’inter-diction, joignit les mains. Et la voix du fol étu-diant, d’habitude faible et incolore, résonnait,tandis qu’il chantait, étrangement puissante etcependant harmonieuse et douce. On eût ditle son d’un violoncelle. Gérold écoutait avec

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recueillement, l’ouïe et l’âme satisfaites ; ilcroyait assister à un concert religieux.

Soudain, vers la cabane, une pierre volaavec bruit à travers le feuillage.

— Tu vois, dit le bouffon avec tristesse enposant rapidement son violon, en plein jourchanter et jouer du violon excitent leur haine.Gérold, Gérold, crois au démon, à beaucoup dedémons ! Ceci c’est le démon de la commune« Populo » qui persécute tout ce qui est diffé-rent de lui, tout ce qui sort de l’ordinaire, alorsmême que cela ne fait de mal à personne. Pour-suis ton chemin ; le séjour chez le bouffon estdangereux.

Mais lorsque Gérold, voulut, avant de s’éloi-gner, lui faire ses remerciements il ajouta :

— Halte là ! pas si vite, nous t’accompa-gnons ; un être de ton espèce doit être conduitdans le droit chemin : autrement il reste accro-ché à quelque buisson parfumé.

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— Et maintenant, où en est ton cœur ? Pourou contre Gésima ?

— Contre Gésima.

— Bon, nous allons te conduire contre Gé-sima.

Et, suivi de Gérold, il marcha à travers la fo-rêt.

Tout en cheminant ainsi à la file, Géroldraconta sa légèreté à propos de la pièce de5 francs. Que lui conseillait-il de faire ? Voir ve-nir ou aller, par une confession, au devant dela punition méritée ?

— Laisse-moi faire ; je vais raconter cela àmon père ce soir ; non seulement il ne serapas fâché contre toi, mais il éprouvera une joiedésordonnée au récit de l’histoire du dragon ;je le connais.

— N’as-tu pas peur de ton papa ?

— On n’a jamais peur de faire quelquechose en faveur d’autrui. Là, nous voici près

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de la grande porte. Traverse-la en biais versla petite maison là-bas ; celle sur laquelle estinscrit : « Althäusli », et couche-toi sur le banc,devant la porte d’entrée ; tu verras bien ce quiviendra. Qu’attends-tu encore ? Pourquoi meregardes-tu de cette étrange façon ?

Gérold baissa les yeux avec confusion. Ille remerciait de tout, balbutia-t-il, et il avaitdes remords d’avoir commencé par le frapper,mais il ne pouvait pas le lui dire parce que,quelque peine qu’il se donnât, il ne pouvait pasproférer la phrase sacramentelle :

Le bouffon rit.

— Ce qui est posé sur la chaise est livré ; jele tiens pour dit.

Mais Gérold n’était pas satisfait. Il trouvaitsi beau et si noble de dire : « Je vous demandepardon ! » Ne pouvait-il pas lui enseigner com-ment il fallait s’y prendre pour articuler cetteformule ?

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— Cela te viendra tout seul un jour, quandtu aimeras quelqu’un de tout ton cœur. Sponta-nément les quatre mots te sauteront alors horsdes lèvres, gaîment, les quatre pieds à la fois,tel un cheval franchissant une haie… As-tu en-core autre chose sur le cœur ?

— Oui, ce qu’il y a de pire !

Et il l’instruisit de sa découverte du docu-ment trouvé le matin, en bas, dans le fossé dela forêt, sous les galets de l’Aar, et l’opinionqu’il avait inscrite au-dessous : « Homme abo-minable que personne ne peut souffrir, mêmepas son propre père ! »

— Mais je ne l’écrirai plus, à présent ; jesais maintenant que ce n’est pas vrai !

— Si, si, c’est vrai, tu as écrit la vérité vraie.Je suis un homme abominable que personne nepeut souffrir ; même pas mon propre père !

Puis il commença à tousser, mis sa têteentre ses épaules et, avec de grands mouve-

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ments de bras, il rentra dans la forêt en cou-rant.

À ce moment Gérold eût bien voulu luicrier : « Je vous demande pardon ! » mais ilétait trop tard. L’étudiant lunatique était déjàloin, très loin dans les feuillages.

Il fit donc comme il lui était ordonné, tra-versa la route en biais jusqu’à l’« Althäusli » etse coucha sur le banc à côté de la porte d’en-trée, la tête sur un accotoir, les jambes dépas-sant l’autre, car le banc était beaucoup tropcourt pour sa taille.

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VIII

L’ALTHÄUSLI

Il commençait tout juste à se sentir à l’aise,lorsque le museau froid et humide d’un chientoucha sa joue ; et deux yeux injectés de sangle fixèrent, s’excusant d’ailleurs aussitôt par unclignotement bonasse, comme s’ils voulaientdire : « Ah ! c’est bon, c’est toi. » Puis lemonstre passa contre lui dans sa fourrure touf-fue en se frottant avec amitié, tout en le heur-tant de son museau flasque et enfumé. Lorsquel’animal velu eut passé tout entier devant lui ycompris la queue, il vit que tout en se plaignantil traînait après lui une cartouchière. Gérold enconclut : « Hansli doit être dans les environs. »Au bout de peu de secondes, en effet, celui-cis’élança brusquement hors du vestibule cher-

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chant avec bruit l’objet perdu, mais il poussaun cri d’effroi en apercevant le frère qu’il avaitoffensé.

— Attention ! Gésima, voilà Gérold.

Et il la mit en garde d’une voix perçante,comme un chevreuil fidèle avertit la biche dudanger menaçant. Il se sauva ensuite dans unélan rapide.

Gérold ne bougea pas, mais, à la dérobée,prépara ses poings pour la réception, les pau-pières sournoisement baissées jusqu’aux cilscomme un chat qui entend bouger quelquechose.

Au bout d’une courte attente, il lui semblasentir un parfum de violette, et aussitôt unmouchoir noué en souris, les oreilles et laqueue fabuleusement longue, sautilla sur sa fi-gure. Il le jeta sur la route. Puis un caillou trèsfroid glissa entre son col et sa peau le long dudos, toujours plus bas, vertèbre par vertèbre.

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À présent il était sûr de son affaire. Gési-ma !

Et il l’entendit se sauver en riant sous cape.

Irrité, il se mordit les lèvres et manœuvra,sans attirer l’attention, de façon à se trouverdans une meilleure position d’offensive, cher-chant à toucher le sol du bout de ses pieds.

Rien de suspect ne bougea pendant un cer-tain temps.

Puis, tout à coup, ses oreilles furent ferméespar deux mains douces et ses lèvres scelléesd’un baiser.

Rendu furieux par cette malpropre injure, ilbondit sur ses pieds, écumant de rage. Cettefois ce n’était pas Gésima, mais l’étrangèrequ’il avait vue hier dans la voiture de poste àSchönthal.

Tandis qu’il la dévisageait, interloqué, ellelui pressa les joues de ses deux mains, de façonque ses lèvres formassent deux bourrelets.

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Mais au lieu de lui demander de dire « pfaff »comme il s’y attendait, elle l’embrassa tout àcoup une seconde fois.

Quelque humiliant que ce fût, il n’osa pascependant protester.

À ce moment, le beau monsieur, son com-pagnon, apparut sur le seuil.

— Venez, colonel, lui dit-il avec, au coindes lèvres, un sourire plein de charme qui luirappelait Dolf, le dîner attend Votre Grâce de-puis déjà deux heures.

Et, mettant le bout des doigts sur lesépaules de Gérold, il le poussa vers le vestibuleen l’attirant par la main. Le couvert était mis,en effet, à son intention dans le coin d’une vé-randa délabrée, derrière un rideau de linge quiséchait et dont la rangée tressaillait au pas-sage.

Le couple d’étrangers lui souhaita bon ap-pétit et s’en alla lentement vers les méandresd’un potager à l’abandon. Aussitôt apparut une

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jeune fille, petite, empressée, et portant unesoupière qu’elle posa sur la table. Elle s’assitauprès de Gérold, attendit qu’il eût avaléquelques cuillerées et commença à lui posermille questions.

— Vous avez passé la nuit au moulin Fried-li, à ce qu’il paraît ?

— Oui, répondit-il brièvement, car il étaitoccupé à manger.

— Alors, elle vous a dit de l’appeler« tante » ?

— Qui, elle ?

— Eh ! bien, la grande Thérèse.

— Oui.

— Et l’as-tu vraiment appelée « matante » ?

— Non.

Elle lui passa la main sur la tête.

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— Hansli prétend, continua-t-elle, que Dolft’a pris à part au moment où vous alliez vousséparer et t’a remis quelque chose en chucho-tant. T’aurait-il chargé d’une commission pourmoi ou d’une lettre ?

— Tiens, au fait, qui es-tu ?

— Marianneli.

— Ah ! bon, si tu es Marianneli, oui, j’ai, eneffet, une lettre pour toi. Mais je ne sais aujuste où.

Et il commença à fouiller ses poches.

— Je vais t’aider à chercher, dit-elle. Elle seprécipita vers lui avec vivacité, palpa, tâta, ma-nia tunique et pantalon et retourna ses pochescomme un douanier, tout en lui soufflant à la fi-gure son haleine chaude comme s’il eût été unêtre sans valeur.

— Je me souviens, à présent, dit-il soudain,dans la doublure du képi.

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Elle bondit dessus comme un chat, en ar-racha la lettre et, sautant vers un coin, elle enparcourut quelques lignes, puis, tout à coup,elle froissa le papier dans sa main, le jeta loind’elle et rentra dans la maison en courant avecdes sanglots lamentables. Des imprécations etdes invectives répondirent à ses sanglots,d’abord à une seule voix, puis en nombre crois-sant jusqu’à l’étage supérieur où commença unbruit désordonné. La jeune fille pleurait tou-jours à faire pitié, et plus elle pleurait désespé-rément, plus les autres s’emportaient et vocifé-raient.

Gérold ne pouvait pas concevoir comment,lorsque quelqu’un est déjà malheureux, onpeut, en plus, le gronder. Il lui paraissait in-compréhensible aussi que le bon, l’aimableoncle Dolf, tandis qu’il avait l’air si triste lui-même, fût capable d’écrire une lettre destinéeà faire tant de mal à autrui. Et d’ailleurs pour-quoi les lettres peuvent-elles faire tant de mal àune distance que n’atteint même pas le canon ?

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Dire qu’il avait été obligé de servir d’affût auprojectile empoisonné envoyé à la pauvre Ma-rianneli ! Cela aussi lui faisait de la peine.

Bref, toute cette histoire n’était pas claire etne lui allait pas. Tout cela vivait au-dessus desa tête et de son intelligence. Eh ! bien, soit, ilne s’en soucierait pas non plus ! Et il mangeasa soupe avec impassibilité.

— Es-tu bien servi au moins ? demanda dupotager la voix de l’étranger.

— Oh ! oui, répondit Gérold avec convic-tion, parfaitement bien !

Et il continua à manger sa soupe. Mais voicique les caleçons et les bas suspendus en facede lui sur la corde se mirent à sautiller, à fairedes cabrioles comme des pantins. Il en futd’abord amusé, mais peu à peu cependant unsoupçon lui vint : une main maligne devaitfaire marcher ce théâtre de marionnettes. Bien-tôt, en effet, il vit les bas noirs de Gésima gigo-ter sous une grande chemise d’homme et alors

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il demanda énergiquement qu’on s’abstînt defaire ainsi le guignol, sinon il jetterait une as-siette à celui qui tirait les ficelles, n’importe où,à ses risques et périls. Aussitôt la pantomimecessa.

En revanche, Hansli apparut sur la scène,à distance raisonnable, il est vrai, au delà duruisseau, sur la rive du potager. De là il essayad’entamer des pourparlers par l’annonce denouvelles pleines d’actualité. Les gens d’ici,annonça-t-il, étaient des amis de l’oncle Dolf,qui, souvent, habitait l’Althäusli pendant plu-sieurs jours de suite. Le chien à fourrure bou-clée, par exemple, était un cadeau de lui (Sep-pli, le valet de ferme l’avait dit) et de mêmele cheval bai à l’écurie, une jeune bête mer-veilleuse qui les conduirait, s’il avait bien com-pris, jusqu’à Bischoffshardt, car le monsieurétranger pensait que ce serait trop pour Gé-sima de parcourir encore à pied la distancequi les séparait de la ville. Puis, probablement,il ferait orage. L’étranger devait tout payer :

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voyage et dîner. Il était lui-même en voyagede noce, immensément riche, etc., etc. Maiscomme Hansli ne recevait d’autre réponse àces étonnantes nouvelles qu’un grognement demauvaise humeur, il se rendit compte que lemoment des pourparlers n’était pas encore ve-nu, et se retira à l’arrière.

Lorsque Gérold eut fini sa soupe, il se pro-mena un peu. Il commença par contempler lesdessins au crayon piqués le long des murs de lavérandah : chevaux, soldats, bosquets, le toutfort bien dessiné, mais d’un crayon dur… Fa-ber n° 3…, n° 2 tout au plus et au-dessous dechacun était écrit : Adolphus Wengimanus fecit,avec diverses dates. Parmi se trouvait une gra-vure : distribution des prix à une fête de tiravec des gobelets et des drapeaux et, au mi-lieu, le lauréat qui ressemblait à Dolf.

Tout en allant ainsi de dessin à dessin, entournant le coin il atteignit un petit pont. Il seposta devant le parapet, les deux bras sur l’ap-pui jusqu’aux coudes, la tête entre les bras et le

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pied gauche sur la barre inférieure de la balus-trade comme sur un étrier, et il ne bougea plus.

Des perce-oreilles fourmillaient sur l’appuidu pont évitant les fibres du bois éclaté,comme si elles avaient été des arbres. Touten observant les insectes, il remarqua que lesentailles figuraient des lettres et il reconnutfacilement (car elles se détachaient en clair)qu’elles représentaient les noms entrelacés deDolf et de Marianneli. Les combinaisons denoms se répétaient le long du parapet…,quelques-unes noircies à l’encre et ornées defioritures. Dans l’une d’elles était écrit : « Pourl’éternité. »

Au-dessous de lui, dans le lit du ruisseauà moitié desséché, non loin du petit pont, Gé-sima et Hansli pataugeaient pieds nus, envoyage d’exploration, les coudes en l’aircomme des ailes et se balançant à la manièredes saltimbanques pour maintenir l’équilibre.Hansli tenait une botte dans chaque main, Gé-sima avait enroulé autour de sa taille la corde à

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sauter en guise de ceinture et y avait suspendubas et souliers. Sur ses mollets nus et maigreson voyait des tatouages : empreintes et striuresblanchâtres, ombrées en partie d’un lavis bleu-noir avec des meurtrissures couleur d’arc-en-ciel et des égratignures rouges. Ils s’arrêtèrentsur une île spacieuse formée par une estacadeen bois et y installèrent une pêcherie de perles.La chasse fut fructueuse, car le long du rivages’élevaient des récifs de corail faits de bou-teilles de verre noir, d’éclats irisés et de mor-ceaux de vaisselle fleurie, mélangés de bou-tons, de monnaies rouillées et de tout ce que leflot y avait accroché. En vertu du droit d’épave,ils prirent possession de tous ces trésors et,tandis qu’Hansli apportait toujours de nou-velles trouvailles, Gésima installa une laverie.Peu après, un monde vivant et rampant devintleur butin de chasse, et cette collection vints’ajouter au reste sur un couvre-pieds rouge àpiqûres qui, séchant sur le mur du jardin, étaittombé dans le lit du ruisseau.

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Toute cette activité industrielle pouvaitfleurir sans entrave, malgré l’état de guerre, carsur le pont au-dessus d’eux l’artilleur ennemi,conscient de son incapacité notoire en matièrede sauts ou d’escalades, s’abstenait de touteprovocation.

Cependant lorsque, avec une hardiesse etune assurance dépassant toute mesure, Hansliosa planter ses bottes sur le pont, d’un coup depied Gérold les rejeta, flac, dans l’eau.

Soudain il remarqua que le monsieur étran-ger, assis au loin sur un pliant dans le potager,dessinait quelque chose tandis que sa femme,en souriant, le regardait faire. De l’endroit où ilse trouvait, il ne pouvait naturellement pas dis-tinguer le dessin ; mais son attention était cap-tivée rien que par l’activité même de l’artistequi tantôt levait la tête où brillaient ses yeuxattentifs de peintre, tantôt la penchait sur lefeuillet ; enfin, le crayon fut placé horizontale-ment devant ses yeux et le monsieur et la dameregardèrent tous deux fixement Gérold. Il com-

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prit alors qu’il servait de modèle et, à partirde ce moment, il considéra comme un devoirde ne plus bouger, par respect d’un art dontil pouvait mesurer les difficultés par sa propreexpérience.

Pendant ce temps, Gésima se glissa à tra-vers le jardin, se posta derrière le dessinateur,regarda par-dessus son épaule, se hissant surla pointe des pieds et faisant, au-dessus de satête, des signaux de sourd-muet à l’artilleur,pour le renseigner au fur et à mesure sur la par-tie de sa personne qui naissait sous le crayon.Elle décrivit les yeux comme deux cibles avecun point au milieu, la bouche comme un coupde sabre transversal fendant la figure en deuxmoitiés : pour symboliser les oreilles, elle saisitles lobules des siennes, tira la pointe de salangue et étendit peu à peu ses mains le longde sa tête, vers l’infini.

De son côté, Hansli, après avoir guetté lemoment propice, exploita, au profit de ses ten-dances pacifiques, l’immobilisation opportune

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du frère rancunier. Assuré de l’impossibilité,pour l’artilleur, de se ruer sur lui, il le saisit toutsimplement par les pans de sa tunique et glissaà son oreille son discours conciliateur, insou-ciant des grondements de perroquet en cour-roux qui s’échappaient des lèvres fermées deGérold. Valait-il vraiment la peine de se dé-clarer la guerre à cause d’une futile créature ?Ils s’étaient toujours entendus fraternellement,jusqu’au moment où la perfidie de cette per-ruque rouge avait troublé la paix. Il ne voulaitplus entendre parler de Gésima ; elle les trom-pait tous deux.

— Sais-tu ce qu’elle a dit de toi ? Que tuétais un être cruel qui allait jusqu’à ne pas per-mettre aux chats de manger les souris. Elle adit qu’elle se souciait fort peu d’un personnagequi vit deux fois ! On lui avait arraché une dentl’hiver dernier ; elle en avait assez et ne vou-lait pas se la faire arracher de nouveau. Elle amême fait une plaisanterie sur ton compte.

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— Cela, par exemple, je ne veux pas lecroire, dit Gérold entre ses dents : ce seraittrop rosse !

— Je puis même te dire laquelle : elle a ditque, certainement, tu faisais partie de l’artille-rie lourde ; que, d’ailleurs, tu en avais l’air.

Ce propos fit son effet. Gérold supportaitbien des choses, mais les plaisanteries ! les al-lusions à son poids ! C’en était trop ! Il sortit deses gonds. Son regard chargé de colère accep-ta la paix séparée dont parlait son frère et dontGésima, reniée par les deux partis, était exclue.Gérold ne devant pas bouger, ils remplacèrentl’accolade solennelle par une tige de renonculequ’Hansli lui glissa dans les doigts, chacun te-nant dans sa main un des bouts de l’emblèmed’alliance.

Et aussitôt Hansli fit comprendre à Gésimale nouveau groupement des forces en exécu-tant sur le pont une pantomime des plus ani-

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mées, faite de gestes ironiques et de sauts pro-vocateurs.

Mais, par honnêteté et pour éviter toutéquivoque, une solennelle déclaration deguerre lui parut nécessaire. Ne trouverait-il pasun bout de papier ? Justement, un billet froisségisait à terre, là-bas. Bien qu’entièrement cou-vert d’une écriture serrée, à la fin, entre la der-nière ligne qui disait : « Ne crois pas, pour cela,que je t’aime moins. Dolf. » Hansli trouva en-core un peu de place. Il écrivit : « Vilaine Gé-sima, tu as les cheveux rouges. » Puis il appe-la le chien bouclé, lui passa le message sous lecollier et fit comprendre par signes à la filletted’avoir à faire venir le chien auprès d’elle.

Gésima claqua des doigts, le chien vint, ellelut le message, y griffonna quelque chose etHansli, de nouveau, attira le chien vers lui.Tout en haut de la feuille, au-dessus de cesmots : « Ma pauvre, pauvre Marianneli », illut : « Méchant Hansli, tu as une verrue surl’index gauche. »

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Un phénomène naturel vint interromprecette correspondance. Du ciel bleu, une averseargentée et brillante s’abattit soudain engrosses gouttes ; tout le monde s’enfuit encriant. Les trois enfants, réunis par la forcemajeure, se retrouvèrent sous la vérandah. Lejeune couple, pris de peur, s’était réfugié dansun petit pavillon du jardin. Mais déjà la pluieavait pris fin, comme coupée par des cisailles.

Une figure joviale, blanc laiteux, parut, ve-nant du vestibule :

— Venez, la voiture est prête, annonça-t-il ; dépêchez-vous, nous arriverons tout justeà Bischoffshardt avant le bombardement ; lesnuages sont accrochés au Dürenberg les unssur les autres, hauts comme des maisons, ser-rés comme un troupeau de taureaux noirs.

Avant de partir, Gérold envoya rapidementvers le pavillon ses remerciements à l’adressedes étrangers si accueillants, en réunissant sestalons, sa main au képi et en exécutant un des

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saluts que lui avait enseignés Gésima ; puis ilsse hâtèrent à travers le vestibule.

— Sur le siège, demandèrent les gamins.

L’homme au visage blanc laiteux les saisitau collet, l’un après l’autre, et les chargea surle siège comme de jeunes chiens.

— Je m’appelle Seppli, expliqua-t-il en seplaçant entre eux.

À ce moment une fenêtre du premier étagefut ouverte avec violence et la figure en pleursde Marianneli parut dans le cadre, commepour leur dire quelque chose, mais au lieu decela elle se retourna brusquement à gauche encriant vers l’intérieur de la chambre :

— Je ne veux que lui ! Je ne prendrai quelui !

Seppli, épanoui, ricana :

— Le feu est au grenier, mais j’en connaisplus d’un dans le canton qui volontiers la

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consolerait, moi tout le premier ! Allons,sommes-nous prêts ? peut-on partir ?

Et déjà le cheval bai faisait un soubresautd’impatience, quand arrivèrent les lamenta-tions et les plaintes de Gésima qui, en arrière,ne pouvait monter. Le marchepied était tropélevé, et son petit pied se posait constammentdans le vide comme celui d’un caniche lorsqu’ildonne la patte.

D’un bond, Gérold sauta à terre et, s’aidantde son genou et de son ventre, la prit par der-rière sous les aisselles et la souleva, malgré sescris, jusqu’à la voiture.

— Je te demande pardon, murmura-t-elleen guise de remerciements, tout en lui tendantla main comme pour le solliciter.

Ces mots, subitement, adoucirent Géroldau point de lui faire presque accepter la maintendue, mais il se souvint qu’elle l’avait traité

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peine y était-il que l’attelage démarra au sondes clochettes.

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de canonnier lourdaud et, durcissant son cœur,il remonta sur le siège sans un mot aimable. À

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IX

LA FILLE DU RÉGIMENT

Quelle fête ! On était emporté à travers laforêt avec la rapidité de la flèche sur la glace,sans secousse, sur un siège moelleux, à mi-hauteur des arbres encore brillants de pluie.

Qu’il détalait bien, le cheval bai ! Avecfougue, comme s’il eût été chargé d’une poudrequi n’avait attendu que la mèche pour exploser.Il paraissait étrange, ainsi contemplé dans saperspective du siège. Il ressemblait à une gui-tare avec les oreilles pour tendre les cordes etles guides pour les imiter. « Un cheval dessinéexactement d’après cette idée serait-il recon-naissable » ? se demandait Gérold.

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Les deux enfants supplièrent qu’on leur per-mît de conduire un peu, eux aussi ; ou tout aumoins de tenir le fouet. Seppli parut hésiter :

— Le jeu des guides et du fouet, dit-il,quand on n’y entend rien est dangereux, sur-tout avec le bai qui est fougueux comme lediable (Dolf ne l’a pas acheté pour rien), et enplus de cela il vient de manger son avoine.Enfin, si vous voulez être très, très prudentsm’obéir au doigt et à l’œil, tenir tranquillementles guides et n’employer le fouet que lorsqueje le permettrai, on pourrait peut-être essayer,mais à condition de les rendre à mon premierappel.

Et tout en parlant, il remit avec précautionles guides à Hansli en continuant ses exhorta-tions et ses conseils.

— Ah ! voilà qui peut s’appeler une leçon !Si, à l’école, on avait de tels enseignements etde tels professeurs ce serait-il chic ! qu’en-dis-tu, Gérold ?

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En haut de ce siège, quelle autorité ! un toutpetit coup de pouce et l’attelage tout entierprenait aussitôt une autre direction et précisé-ment celle qu’on voulait lui donner. À son tourGérold obtint de se faire remettre doucementle fouet en passant par derrière.

— Mais, pour l’amour du ciel et du sauveur,ne le brandis pas, tiens le droit et immobilecomme un cierge allumé et ne l’emploie quesur mon ordre ; alors seulement effleure labête, tel un pêcheur faisant glisser sa ligne àla surface de l’eau. Surtout ne touche que lacroupe. Là, doucement, une fois, mais douce-ment… de l’ouate sur un doigt malade.

Ô joie ! à peine la pointe sautillante avait-elle touché la pointe du dos, qu’instantané-ment, mais sans excès, la vitesse doubla,comme si une étincelle électrique, mais uneétincelle domptée, avait traversé le cheval.

Entre temps, derrière eux, dans les profon-deurs de la voiture, Gésima commença à rap-

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peler sa présence. En guise de préface elletoussota.

— Fais comme si tu ne l’entendais pas,conseilla Hansli.

Puis éclata un pot-pourri de la Fille du régi-ment. Gérold soupira en pensant au bon vieuxtemps de Weidenbach, mais resta inébranlable.Alors vinrent des réflexions prononcées d’unevoix expressive et pour le public. Elle mettraitdes souliers blancs pour le bal des cadets, pro-clama-t-elle, et son collier d’ambre. Gérold ten-dit l’oreille vers l’arrière et le fouet se mit àvaciller, ce qui amena l’intervention de Seppliet la suppression du fouet. Un récitatif suivit,montant et descendant librement la gamme :« Gésima ne veut rien dire de la voiture deposte, ni de la façon dont les soldats, Géroldet Hansli, l’ont manquée. » Une polka suivit lerécitatif : « Peu import’ que d’là cigogne des-cende le canonnier ; il vaut mieux n’pas s’enmoquer. »

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— Ne te laisse pas prendre, surtout, ditHansli, elle veut te flagorner ; pense à Ulysseet aux sirènes !

Comme punition, une marche fut tambouri-née sur le dos de Hansli. Rageur, il se retour-na. Mais dans ce mouvement il dirigea l’atte-lage vers le bord de la route et Seppli le privadu droit de tenir les guides. Il y eut alors unmoment de silence. Des gémissements doux etplaintifs se firent entendre. Gérold se retourna,compatissant. Les gémissements s’accrurent etdevinrent des pleurs :

— Ah ! mon Dieu, dit Gérold.

Et, se servant de Seppli comme d’un trem-plin et d’une rampe, il descendit sans façondans le fond de la voiture auprès de Gésima,s’assit à son côté, la consola en passant sonbras gauche autour d’elle, tandis que son autremain caressait sa figure et ses genoux. Elle ces-sa alors de pleurer, mais Gérold resta atten-

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tif, craignant un nouveau débordement de cha-grin.

Peu à peu il s’assoupit légèrement et lors-qu’il ouvrit les yeux Gésima n’était plus à sescôtés, mais auprès de Seppli, les guides enmains, conduisant avec sûreté comme la fée aucoquillage attelé de cerfs, et la figure blanc lai-teux de Seppli lui souriait si gaiement qu’elleavait l’air d’être toute barbouillée de crème.

« Tant mieux, pensa Gérold, j’ai plus deplace. »

Et il se coucha sur le dos, fixant dans le cielorageux les trombes de nuages qui, tels quela tour penchée de Pise, montaient en grandis-sant vers le soleil déjà presque englouti. On au-rait aimé voir un paon blanc passer dans le cielsur ce fond si noir.

Enfin le sommeil lui ferma les paupières.

Subitement, la voiture eut une brusque se-cousse, et lorsque Gérold s’éveilla en sursaut,elle était tout au bord de la route, Seppli à

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terre, à côté du cheval qu’il tenait par le mors,les poings raidis.

Un superbe officier d’ordonnance pimpant,verni comme s’il fut tout fraîchement sorti descopeaux de bois d’une boîte de Noël, arriva augrand galop, Gésima le salua gaiement en l’ap-pelant Oscar et en battant des mains :

— Mon cousin ! dit-elle aux garçons.

— Maman suit en voiture ! cria l’officier.Tenez-vous bien le cheval ? dit-il en s’adres-sant à Seppli.

— Pas de danger ; j’ai sauté à terre pourplus de sécurité, voilà tout.

Oscar, en galopant, retourna à quelquescentaines de pas en arrière, fit des signes avecson sabre et revint bientôt à côté d’une voitureattelée de deux chevaux, les mêmes que ceuxvus hier à Schönthal. Un valet de pied était surle siège près du cocher et une dame très jolieassise dans le fond. Gérold reconnut l’amazone

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dont il avait vu le portrait chez l’étudiant luna-tique.

— Maman ! cria joyeusement Gésima.

Le valet de pied aida Gésima, puis les deuxgamins à descendre de voiture.

— Venez vite, dit aimablement la dame,après que Gésima eut pris place à ses côtés,sans cela nous allons tous nous mouiller. Déjàil tonne.

Gésima, du geste, les encouragea. Ils mon-tèrent avec entrain, la portière se ferma et,en avant avec impétuosité, sur la pente douceentre des villas, des jardins et des chapelles, onpartit vers la grande ville imposante avec sestours et ses pignons ardoisés.

Déjà ils étaient en bas dans la vallée etapercevaient la porte de la ville lorsque là-bas,est-ce une vision ? est-ce un rêve ? un esca-dron de dragons arrivait par côté de la cam-pagne ; non, vraiment, des dragons en chair eten os, tout un escadron aux couleurs vives, aux

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casques étincelants et, sur le chemin parallèle,un second ! Et, à leur suite, dans la lueur blêmed’un soleil orageux, d’autres pelotons encoreen foule incommensurable, paradisiaque !

Sur un geste de la dame, la voiture s’arrêtaau bord de la route, et toute cette masse decavalerie féerique, – un régiment, dit Gérold, –obliqua vers la chaussée et défila devant euxavec bruit.

Les chevaux se frôlaient, faisant cliqueterles fourreaux de sabres ; les têtes des dragons,ornées de casques, émergeaient et plongeaientalternativement dans la cadence des sabots.De temps à autre, ô délices ! un cheval récalci-trant de se cabrer et de ruer.

— Un colonel ! cria Gérold.

Mais quoi ! comment ose-t-elle faire dessignes ? Dieu ! quelle impertinence ! faire dessignes à un colonel avec son mouchoir !

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Mais le colonel, au lieu de se fâcher, pritune mine aimable et se dirigea au petit galopvers la voiture :

— Papa ! s’écria Gésima.

— Mon mari, expliqua la dame.

Les cadets alors se regardèrent en ouvrantde grands yeux. Gésima fille d’un colonel ! Etils dévisagèrent la fillette d’un regard craintif,comme un être surnaturel.

— Cela va bien, tous les trois ? dit le co-lonel d’un ton cordial tout en continuant saroute.

Tout de suite après les trompettes firent en-tendre une marche joyeuse et, fièrement, lavoiture fit son entrée par la porte de la ville auson de la fanfare, escortée en avant et en ar-rière par des dragons.

On s’arrêta dans une rue latérale, tranquille,devant un vieux palais à l’aspect austère. Gési-ma et sa maman disparurent par la porte d’en-

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trée, deux valets en habit noir guidèrent lescadets par un large escalier couvert de tapis,en passant devant une portière bleu foncé der-rière laquelle on pouvait imaginer voir avancerWallenstein, et les conduisirent jusqu’à unechambre d’amis. Là, on les remit à des femmesde chambre.

Après la longue marche sur la route pou-dreuse et chaude, un bain leur ferait sûrementdu bien. On les fit donc entrer dans unechambre à bains toute en marbre et, aprèsqu’on leur eut expliqué le maniement de ladouche et des robinets d’eau froide et d’eauchaude, et qu’on leur eut montré le savon et lesserviettes, on les laissa seuls.

— Quelle déveine ! nous sommes dans debeaux draps, dit Gérold lorsqu’ils furent cou-chés dans la baignoire fumante, il n’y a pas àdire, nous avons traité Gésima grossièrement.

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— Pas de notre faute, s’écria Hansli, pour-quoi a-t-elle caché qu’elle fût fille d’un colo-nel ?

— Bon, mais qu’est-il au juste, son père ?Colonel ou landammann ? demanda Gérold.

— Quelle question stupide ! répondit Hans-li, il peut être à la fois colonel et landammann.Pourvu qu’on s’en tire avec un sermon et queson papa ne nous dénonce pas au conseil desprofesseurs !

Gérold repoussa cette supposition.

— À mon avis, il y aura générosité et par-don ; le pire c’est qu’il va falloir rougir dehonte.

Lorsqu’ils firent leur réapparition dans lachambre d’amis, ils y furent affectueusementreçus par la femme du landammann.

— Je vous remercie, dit-elle en tendant lamain à chacun d’eux, de l’aimable protection

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que vous avez accordée avec tant d’obligeanceà la petite fille inconnue de vous.

Gérold regarda à terre avec tristesse en se-couant la tête.

— Oh ! non, madame, Gésima ne vous apas dit la vérité. Nous n’avons été ni complai-sants, ni aimables, mais grossiers et méchants.

Elle lui caressa les joues avec bienveillance.

— Aucun de nous ne peut prétendre à laperfection, Gésima pas plus que les autres. Àpropos, une question ; elle ne contientd’ailleurs aucun reproche et n’est pas suggéréepar la méfiance. Où as-tu passé deux heurestout seul, Gérold, tandis que Hansli et Gésimadînaient à l’Althäusli ?

— Dans la forêt avec le fol étudiant.

— Ce n’est pas la plus recommandable desrelations ; mais tu ne pouvais évidemment pasle savoir. Enfin, réjouissons-nous, puisque touts’est bien passé et que vous voici tous trois.

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Le voyage a été un peu aventureux, mais jecrois que vous en sortirez bons amis, Gésimaet vous. Quant au bal des cadets, Gérold, c’estentendu ; tout se passera ainsi que vous l’avezconvenu, toi et Gésima ; j’approuve de toutcœur vos engagements. À présent, venez dî-ner. Gésima viendra plus tard, elle s’habille.

Quoique ce ne fut pas encore tout à fait lesoir, subitement tout devint si sombre qu’onaurait pu allumer. À peine voyait-on ce qu’onmangeait. Brusquement un coup de tonnerreéclata avec fracas et les fit tous sauter sur leurssièges. Ce fut le début d’un orage superbe, desalves ininterrompues de coups de tonnerrevenant de toutes les régions du ciel, d’un dé-luge de pluie battante qui se déversait sur lestoits fumants en inépuisables paquets d’eau.Parfois, au lieu de venir obliquement d’en haut,un éclair balayait la rue, horizontalement, pa-reil à la feinte d’un immense fleuret chauffé àblanc.

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Des fentes des nuages ventrus, les torrentsde pluie s’abattirent en cascades, redoublantde force, quoiqu’on ait pu croire, tout à l’heuredéjà, à un tutti fortissimo.

Les cadets, un peu intimidés au début, sesentirent chez eux au son de cette violente mu-sique ; la glace fondit, ils se servirent de boncœur et attaquèrent sérieusement le pudding.

— Pourquoi ne laisserions-nous pas entrerl’air pur ? dit le colonel, lorsque s’éloignèrentles grondements du tonnerre et que l’averse semit à tomber avec plus de régularité et plusverticalement.

Les gamins se postèrent alors à la fenêtreouverte, avançant la tête de manière à recevoirles gouttes sur le nez, et chantèrent à tue-tête :

« Bonne lune, tu t’avances si douce-ment… »

Le colonel se mit à rire en leur disant dechanter plutôt la chanson du Bon camarade,puisqu’ils avaient fait preuve de tant d’union

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et de fidélité pendant leur voyage. Ils le firent.Puis, la femme du colonel s’approcha et leurdemanda s’ils savaient la chanson : La patrieavant tout, qu’elle aimait particulièrement.Hansli secoua les épaules avec dédain :

— Nous chantions déjà cela en deuxièmeclasse !

Et ils chantèrent.

— Encore une fois, s’il vous plaît…, si tou-tefois vous n’êtes pas trop fatigués.

Lorsqu’ils l’eurent répétée, elle désira l’en-tendre encore, mit alors son mouchoir sur lesyeux et soupira ; et Gérold se demanda pour-quoi, lorsqu’une chanson vous attriste, on dé-sire l’entendre plusieurs fois.

— Qu’est-ce que la patrie ? dit-il.

Le colonel répondit :

— On ne la comprend que lorsqu’on estloin…, très loin.

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Cette réponse déconcerta Gérold : il auraitcru… plutôt le contraire.

La pluie avait cessé et, en plusieurs en-droits, le bleu fraîchement lavé du ciel appa-raissait à travers les nuages sales.

— Voilà qui porte bonheur ! dit le colonel.Êtes-vous capable d’avoir de la patience ?

— Oui.

— Alors il y aura une surprise.

Il poussa deux chaises devant la cheminée,face au foyer.

— Asseyez-vous, regardez fixement la che-minée et surtout ne vous retournez pas, jusqu’àce que je sonne.

Il disparut avec sa femme dans la pièceà côté en laissant la porte entr’ouverte. Lesgamins se mirent à regarder de toutes leursforces dans la cheminée.

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— Qu’en penses-tu ? murmura Hansli,quelle surprise peut-il bien y avoir ? Une sur-prise désagréable, peut-être ?

— Pourquoi ? il n’y a pas de surprises désa-gréables.

— Le colonel et sa femme écrivent quelquechose dans la pièce à côté ; je l’ai vu par lafente de la porte ; j’ai peur tout de même.

La porte se ferma. Ils regardèrent plusconsciencieusement encore dans la cheminéeet se gardèrent de pensées superflues. Unrayon de soleil les éclaira ; le cercle d’acier dela grille à charbon se mit à étinceler, le cadredoré de la glace à briller, la queue fourchue ducoq de bruyère empaillé se teignit en vert bleucomme une queue de paon et sur la carafe decristal jaillirent des perles et des diamants.

Tout à coup la sonnette libératrice tinta. Ilsbondirent. Le colonel et sa femme étaient der-rière eux :

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— J’ai écrit une lettre… Voici, lisezl’adresse, dit le colonel.

Ils lurent : « Le capitaine Guggenbuhler àAarmünsterburg. »

— Et moi aussi, ajouta sa femme.

Ils lurent : « Madame Guggenbuhler àAarmünsterburg. »

Et voici une petite lettre griffonnée par Gé-sima.

Ils lurent :

« Le capitaine et Madame Guggenbuhler, àAarmünsterburg. »

— Quant au contenu, dit le colonel en sou-riant mystérieusement, la « Fille du régiment »vous le révélera.

Leur faisant signe du doigt, il les conduisiten marchant sur la pointe des pieds vers lachambre d’amis dont la porte, donnant sur lebalcon, était grande ouverte.

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— Bataillon de cadets d’Aarmünsterburg,en avant, marche ! cria-t-il d’une voix retentis-sante sur un ton de commandement, et il lespoussa sur le balcon. Qu’y trouvèrent-ils ?

Gésima costumée en cantinière ; sur lefront un impertinent petit bonnet orné d’uneplume de coq ; autour du cou, en signe de saqualité, un minuscule tonnelet en chocolat sus-pendu à une ficelle dorée de pâtissier. Elle étaitdebout sur une espèce d’estrade, juste au-des-sous de l’arc-en-ciel, tout comme si elle eûtvoulu s’en servir en guise de corde à sauter ;dans la main droite, une épée ciselée qu’elleéloignait le plus possible, comme si elle eûtcraint de la voir se mouvoir toute seule.

À peine les frères mirent-ils le pied sur lebalcon qu’elle se donna l’aspect autoritaire enfronçant les sourcils. Elle commanda, en sepenchant vers la rue et en frappant la balus-trade de son épée :

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— Aide de camp Oscar Wildstrubel, mor-bleu ! où est ce fainéant ?

Des éperons sonnèrent, l’officier de l’après-midi apparut devant le balcon, salua du sabreet dit :

— À vos ordres, qu’y a-t-il pour le servicede Son Excellence la Fille du régiment ?

Menaçante, Gésima passa son épée sur labalustrade et dit d’une voix brusque de majoren colère :

— Sacré mille tonnerres, attention, Oscar !Nous Anita Septuagesima, Fille du régiment,au nom de notre père le landammann, colonelWeissenstein à Bischoffshardt, voulons et or-donnons que le canonnier Gérold Guggenbüh-ler d’Aarmünsterburg et le fantassin HansliGuggenbühler ne se présentent pas après-de-main à l’appel de leur école, sapristi ! Ils res-teront en ces lieux, en vacances, toute la se-maine prochaine jusqu’à samedi soir, sacristi !afin de nous divertir, mille tonnerres ! !

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Et en disant « mille tonnerres », elle plantaénergiquement son épée dans un pot de géra-nium.

— Tout sera exécuté de point en point, Ex-cellence, répondit Oscar qui salua et disparut.

Gésima descendit alors de l’estrade et passadevant Hansli qui dansait de long en largecomme une balle en caoutchouc devenue enra-gée, tout en comptant sur ses doigts les joursde vacances supplémentaires qui venaient delui être accordés. Gésima se rendit auprès deGérold, s’arrêta devant lui en une attitude mo-deste et lui demanda des yeux si, à présent, ilétait satisfait et complètement réconcilié.

Gérold, le dos appuyé contre la balustradeavec la sombre expression d’un penseur, regar-da de la tête aux pieds la fillette déguisée, puisencore de nouveau des pieds à la tête et enfin ildit de sa voix la plus forte et avec une joyeuseconviction :

— Je te demande pardon !

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

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Ebooks libres et gratuits - Bibliothèque numé-rique romande - Google Groupes

en décembre 2020.

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Yves, Isabelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Spitteler, Carl, Les petits Miso-

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gynes, une histoire d’enfants, Paris, E. de Boc-card, s.d. D’autres éditions ont pu être consul-tées en vue de l’établissement du présent texte.La photo de première page, Mädchen, gélatineargentique, a été prise en 1911 par WillySchrader (Schweizerische Landesmuseen).

– Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachée

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d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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1 Meine frühesten Erlebnisse, 1914, p. 15 (ou13?) et s. : In Basel, das erste Reischen.

2 Même livre, en particulier p. 90 et s. : DerAusflug nach Bern.

3 Voyez, outre les nouvelles, ce qu’il dit dansses Souvenirs (p. 5 et s.), die Grossmutter, une despages les plus charmantes du recueil.

4 Par exemple dans celles qui sont traduites ici.Heine frühesten Erlebnisse, 1914, p. 94 et s. : « Dansmes Mädchenfeinden j’ai décrit le chemin que je sui-vis jadis [avec ma mère] de Langenbrugg à Solo-thurn (Soleure), en substituant seulement à un en-droit la vieille route à la route de la poste. Mais j’aichangé les noms de lieux : Langenbrugg en Sentis-brugg, Balsthal en Schönthal, Dürrenmühle en Fried-lismühle, Wiedlisbach en Weidenbach, Solothurn enBischofshardt.

5 C’est là où Hébé est venue leur apporterviandes et rafraîchissements ; t. I, p. 41 : Danachgerieten sie auf eine Alpenweide, etc., et Hébé (p. 43)apparaît, eine schlanke Maid in Tracht und Ansehn ei-ner schlichten Hirtin gleich.

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6 T. I, p. 127 et s. (Heimweh und Heilung).

7 Si je ne me trompe pas dans cette hypothèse,le procédé de Spitteler rappellerait celui de certainspoètes du Moyen Âge. Et il serait du reste en har-monie absolue avec la nature de son génie, tout deprécision et d’humanité. Et c’est peut-être pour ce-la que même ses poèmes « cosmiques » vous sé-duisent et vous retiennent si vite par leur charmefamilier et familial.

8 Je crois que le rapprochement a eu pourcause déterminante moins la comparaison desdeux œuvres que le mot de Nietzsche sur Spitteler :Viel eicht der feinste ästhetische Schrifsteller der Deut-schen (je le cite de seconde main). Et ce mot est eneffet très juste.

9 J’ai sous les yeux un très beau portrait deCarl Spitteler, qui doit d’ailleurs dater de quelquesannées (paru dans Carl Spitteler und wir). La physio-nomie, très calme, très ouverte, doucement et sim-plement expressive, n’a absolument rien de germa-nique.

10 Comme procédés de composition, l’œuvrede Spitteler se rattache nettement à la plus vieille

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tradition classique. Il a fait sa profession de foi, à cesujet, dans la préface de Conrad der Leutnant : Un-ter « Darstellung » verstehe ich eine besondere Kunst-form der Prosa-Erzählung mit eigentümlichem Ziel undmit besondern Stilgesetzen, welche diesem Ziel als Mit-tel dienen. Das Ziel heisst : denkbar innigstes Miter-leben der Handlung. Die Mittel dazu lauten : Einheitder Person, Einheit der Perspektive, Stätigkeit des zeit-lichen Fortschrittes. Also diejenigen Gesetze, unter wel-chen wir in der Wirklichkeit leben.

11 Voyez, tout à la fin du Printemps Olympien,Hercule prenant congé de Jupiter : Dummheit, ichreize dich ! Bosheit, heran zum Streit ! De même, dansl’autre poème, Prométhée signifie (d’après l’expli-cation, je crois, de l’auteur lui-même) le renonce-ment, la piété agissante, tandis que Épiméthée re-présente la morale conventionnelle. Nous sommesévidemment non pas dans un milieu de symbolescosmiques, mais de principes et d’attitudes de mo-rale, et beaucoup plus près du Misanthrope que dude Natura Rerum. Peu d’écrivains sont, de notretemps, plus franchement humains que Spitteler,dans tous les sens du mot.

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12 Romans et nouvelles : Conrad der Leutnant,1898 ; Imago, 1909 ; Die Mädchenfeinde, 1907. Sou-venirs : Meine frühesten Erlebnisse, 1914. Essais : La-chende Wahrheiten, 1898. Poésies : Schmetterlinge,1889 ; Glockenlieder, 1906. – Les principaux articlessur l’œuvre de Spitteler ont été réunis dans unebrochure intitulée Carl Spitteler und wir (Eugen Die-derichs Verlag in Iena). Voyez aussi (je n’ai point lule livre) Carl Meissner, Carl Spitteler, zur Einfühlungin sein Schaffen (même librairie je crois).

13 Prometheus und Epimetheus, ein Gleichnis.C’est la plus ancienne des œuvres célèbres de Spit-teler. A paru en 1881. Elle a été suivie de près (en1883) d’Extramundana, kosmische Dichtungen.

14 Olympischer Frühling, 1900-1904. D’abord en4 volumes. Puis (1915) en deux.

15 Je songerais plutôt, par moments, à certainsmorceaux de la Légende des siècles.

16 Voyez la rencontre des dieux avec Hébé aufeine Alpenweide ; Olymp. Fr., I, p. 41.

17 Olympischer Frühling, IIe partie, episode I,t. I, p. 127 et s.

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Gleich Bœcklein, wenn sie nach des Hirten salzigerHand In Wirbelsprüngen kommen meckernd ange-rannt…

Und hui ! die Kleider abgeworfen, blank und nackt,etc. Il s’agit des dieux aux bains d’Ichor.

18 Meine frühesten Erlebnisse, p. 7 : Und hätteman mich dann geheissen, den Inhalt meiner erdischenErlebnisse zusammenzufassen, so würde ich gesagt ha-ben : « Viel Gras und Liebe. » – Lisez aussi le Mes-sage, poésie des Glockenlieder (traduit dans CarlSpitteler à Genève, p. 47). Spitteler dit à la cloche :

« Heurte à chaque cloison,Guette un cœur en détresse ;Si tu l’entends se lamentant,Disant : « Mon Dieu ! nul ne m’aime »,Réponds-lui : « Pourtant ! pourtant ?« Il y a quelqu’un tout de même. »Qu’il puisse s’emplir à son tourDe tout mon superflu d’amour. »

19 Voyez, sur l’accueil que lui fit alors « laGaule », Carl Spitteler à Genève, supplément au n° 6des Pages d’art, recueil complet des documents re-

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latifs aux banquets du 7 octobre 1915, etc., Ge-nève, in-4 de 47 p.

20 Préfet.

21 Président du Conseil d’État.

22 Faulhorn, dans sa traduction littérale, signi-fie : corne paresseuse, ce qui explique le jeu demots de Hansli (n. d. tr.)

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Table des matières

PRÉFACEI ADIEU SENTISBRUGGII CHEZ LE PARRAIN STATTHALTERIII AU MOULIN DE FRIEDLIIV LA PERFIDIE DU COCHEV GÉROLD ET GÉSIMAVI LA TRAÎTRISE DE LA CORDE ÀSAUTERVII CHEZ LE « FOL ÉTUDIANT »VIII L’ALTHÄUSLIIX LA FILLE DU RÉGIMENTCe livre numérique