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A B É C É DA I R E

DE 1 8 6 1

THÉOPHILE GAUT IER

PARI S

B . DENTU ,EDITEUR

Libraire d e la Soc ié té d es Gens d e lettresP AL AIS- RO YAL ,

4 3 et 1 7,GAL E R I E D

O RLÉANS

1 8 6 1

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0 l lS resewe»

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SALON DE 1 8 6 1

C O UP D’

OE I L GÉNÉR AL

C’est une solenn ité toujours impatiem

ment attendue que l’ouverture du Salon . La

foule s ’y porte avec une curiosité qui ne selasse pas . Les rival ités d ’écol e changeaientautrefois cette curio si té en passi on , et chaqueexposition étai t comme un champ de hataille où des tableaux ennemis s e d isputaient ardemment la victoire au milieud

un tumulte de cri tiques et d ’éloges,exa

gérés de part et d ’autre avec une égal ebonne foi . Sublime ! Détestable Échappéde Charenton î Perruque ! Dieu de lapein ture ! Barbouill eur d ’

enseignes ! tellesétaient les aménités qu

échangeaien t lesd eux camps . Les disciples accouraient ausecours de leurs maî tres ,C lassiques bien rasés à l a face vermeil le ,Homautiques harbus au Visage hMmi ,

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se regardaient de travers , prê ts à dégai

ner pour la l igne ou la couleur . On voyaitce j our- là errer fièremen t et d ’

un airagressif, parmi l es bourgeois effarouchés ,des rap ins caractéris tiques et truculents ,en pourpoint de velours noir , le feutregris sur l e chef

,la chevelure prolixe , le

sourci l circonflexe,la moustache en croc ,

qui croyaien t naïvement ê tre Murill o , Ruben s ouVan Dyck , pour en avo ir adopté lecostume . D ’autres plus modestes , maisnon moins étranges , séparaien t leurs cheveux par une rai e au mil ieu de la tê te etfaisaient j ai lli r leur col nu d ’

une chemisette carrée en l ’honneur de RaphaëlSanz io .

Les uns venaient de l ’ateli er de Devériaou de Delacro ix , les autres de l

’atelier d ’

ln

gres . Çà et là se pré lassait , l répandant ,comme le Mmse de Michel-Ange , un fleuvede barbe sur une redingote douteuse , un

gaillard dont le regard satisfai t semblaitdi re : Admirez -moi

,j e sui s Jéhovah , Ju

piter , le fleuve Scamandre, le doge , l’er

mite,le bourreau ! Des femmes d ’

unetoilette négligée et prétentieuse , à figuresjuives , dont le buste , sûr de lui-même ,

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dédaignai t les mensonges de la corsetœres

arrêtaien t devant les Vénus , les nymphes ,les ondines

,et souriaient a leurs images

avec une complaisance coquette , heureusesd ’avoir prêté leurs formes pour revêtirl ’ idéal des artistes . (l

’étaien t les modèles

qui épousaient , su ivan t l eur type grec oumoyen âge , les querelles des écoles .

Cette cohue turbulente causait un certain effroi aux spectateurs pai sibles , qui nese hasardaient guère au Salon que trois ouquatre j ours après l ’ouverture , de p eur dequelques—unes de ces malicieuses avaniesdont l es étud iants sont prodigues à l ’endroit des philistins .La physionomie du Salon a beaucoup

changé et ne présente plus rien de particul ier . Les artistes , auj ourd

’hui , nous neles en blâmons pas

,nous constatons seu

lement le fait,affectent la tenue la plus cor

recte ; ils évitent avec soin toute mode un

peu voyante et bizarre . I ls fuient l ’original ité ex térieure comme ils la poursuivaientautrefois . Rien ne les distingue plus desgens du monde , et leur ambition secrèteparaî t être de ressembler à de parfaits notaires . Ils y réussissen t souvent . Peut- être

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serait- il l ogique que des gens occupés paré tat de forme et de couleur , essayassen td ’ imposer leur goût , qui doit être bon , etde dérober le costume moderne

,dont ils se

plaignent sans cesse , à l’

autocratie destailleurs . Les rapins calmés portent avecsagesse le paletot brun ou le simple habitn o ir . Le tourn iquet arrête les pères éternel s en leur demandant vingt sous , et lesVénus à quatre francs la séanc e s

enveloppant d ’

un châle long,prennent l e domino

de l ’

uniformité générale . L’

observateur

ne rencontre plus à ces ouvertures l ’intérêtde première représentation qui l e faisaitstationner j adis d e longues heures devantla porte

,assiégée dès l’aurore . Les con

trastes et l es excentricités ont disparu.

L’art lui -même s ’es t profondément mo

difié plus d ’

antithèses violentes , plus decamp s furieux , plus de doctrines s

excluant

l’une l ’autre , plus de rivalités d’écol e . Les

dieux vrais ou faux n ’ont plus de fidèleschacun est son dieu et son prêtre . Les

maîtres,à défaut d ’

imitateurs se copienteux-mêmes . Sans doute on discerne çà etlà comme des groupes d e talen ts simi laires ,mais une conformi té de tempéramen t les

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rapproche par hasard . Ce n’es t pas une

même traditi on,un même enseignement

,

qui produi t ces ressemblances . Les ten

dances les plus d ivers es sont représen tées ,mais individuellement et san s se rattacherà une école ; le réal iste coudoi e l

archaï

que, le préraphaél iste ,comme d isent l es

Anglai s , mais la critique aurait tort de voirdans cette manifestation isolée un mouvement significatif. Toute formule généralequ’on essaye d ’adapter l ’art contemporain est suj ette à tan t d ’

excep tions qu’ i l y

faut b ientôt renoncer . La classificati onmême par genres , n

’est p lus possible . La

plupart des tableaux échappen t à ces anc iennes catégories s i commodes h istoire

,

genre , paysage ; presque aucun ne s’y en

cadre rigoureusement . Diversi té infin ie sansgrande originalité

,tel n ous sembl e être le

caractère du salon de 1 86 1 diversité

qu’

augmente encore le cosmopol itisme desartistes que la vapeur disperse à tous lespoints de l ’horizon .

Auss i le classement des toiles a—t - il étéopéré , cette année , par ordre alphabéti

que . Les tableaux se suiven t sur l es mursd e l ’exposition comme dans le l ivret de

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pui s A jusqu’à Z . Chose surprenante,les

rapprochements qu’

amènent les hasards dela lettre valen t le plac ement réfléchi et dis

puté . I l n ’y a pas trop de disparates . Delongs essais n ’

eussent pas mieux réussi , etp ersonn e ne p eut se plaindre .

En dehors de ce classement sont réunisdans le grand salon carré des tableauxparmi lesquels on remarque l a Ba ta i l le

d e l’

Alma ,de M . Pils ; l a B a ta i l l e de

Solfer ino et le portrait de S . A. l . l ePrince Impérial

,de M . Yvon ; le portrait

du Prince Napoléon , de M . HippolyteFlandrin ; un Ep isod e d e la ba ta i l le de

S olfer ino, de M . Armand Dumaresq ; l eportrait de S . A. I . la Princesse MarieClo tilde

,de M . Hébert ; l e Dénoûmen t de

la ba ta i l l e d e S olfer ino, de M . Devil ly l e

C or te’

ge p on tifica l , proj et de frise , deM . de Coubertin ; le portrai t de S . A. I . laPrincesse Mathilde , de M . Edouard Dubuffel a Ren trée à Par is d es troup es d e l

ïa rme'

e

d’

I ta l ie, de M . C iheiu, et l a Gard e imp ér ia l e au p on t d e M agen ta , de M . EugèneCharpentier .A la droite du salon , faisant face à la

Ba ta i l le de Solfer ino , de M . Yvon , com

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meuse la lettre A ; le Z ferman t cet immense bracelet de peintures se trouve à lagauche . Le serpent alphabétique se mordla queue comme le s erpent de l ’étern ité .

Nous suivrons dans notre compte rendul ’ordre des l ettres . Quelques-unes son triches

,d ’autres sont pauvres . Le tal en t

semble affectionner certaines initi ales .

Nous devons signaler dès à présent le portrait de M“Emma Fleury

,de l a Comédie

Française , de M . Amaury Duval ; l e Sed a ine

,de M . App ert ; l a C onva l escence,

de M . Anker ; l a C onfidence et l e p ortra i td e M

"° de M . Aubert l a Char lotte

Cord ay , de M . Paul Baudry , qui arrête lafoule ; l a Pr emière Discorde, de M . Bou

guereaw l’

H ercu l e auæ p ieds d’

Omp /za le

et l a Rep etit ion du joueur de flû te, dansl’

atrium de la maison pomp é i enn e du

Prince Napoléon , de M . Gustave Boulanger ; l a Rond e du S abba t

,de M . Louis

Boulanger ; le Parc auæ moutons,de

M . Brendel ; l e Soir , l es Sarc leuses etl

Incend ie,de M . Breton ; l es Paysages

d’

Or ien t,de M . Belly ; ceux de M . Belle]

l es S cènes d e H arem’

,de M“ Henriette

Browne .

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Citons l a Nymp /1e en levéep ar un Faun e,et

l e Poè te floren tin , de M . Cabanel ; l a

Raz z ia de ba c/zi -bouzoucks, de M . Cer

mak ; l es portraits de M . Chaplin ; Bel lumet Concord ia , de M . Puvis de Chavannes ,d

un admirable sentiment décoratif l a

Danse d es Nymp hes, de Corot ; le Comba td es C or/

s,de M . Courbet ; E cco fior i , de

M . de Curzon ; l e Dan te et Virgi le , deGus tave Doré ; l

E x écution d’

un e femme

ju ive, de M . Dehod dencq ; l a Vuep r ise au

Bas—M eudon ,de M . Françai s ; l a Phryne

'

d evan t l e tr ibuna l , Socra te a l l an t cher

cher Al c i biade chez Asp asie , Rembrand t

l es Augures, de M . Géromé ; le portrait deC . , Une rue d e C ervara , de M . Hé

bert ; des Moutons , de Charles—Jacque sdes Chiens

,de Godefroy. Jadin ; Un;e Veuve,

d e M . Jalabert ; l es F emmes d e J érusa lem

cap tives à Ba by lone, de M . Landelle ; l aNoce bretonne

,d

Adolphe Leleux ; Un efel l ah

,d e S . A. I . l a Prin cesse Mathilde ;

Riche et Pauvre , Une p osi tion cr it ique,

de M . Matout ; S . M . l’

Emp ereur à S ol/e

r ino,de Meisson ier , une mervei ll e inat

tendue dan s l ’œuvre du peintre ; M adame

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M ère et l a Le'

da,de M . L Muller ; l a Cha

r i te'

,de Célesti n Nanteuil ; l es Ruines d e

Pestum,de Palizzi ; l a M ort d e Judas , l e

S a in t J érôme et l es Rochers du GrandPaon ,

de M . Penguilly— I’

Haridon ; l e Chêne

d e Roche, de Théodore Rousseau ; l a M u

sique de chambre, d e Philippe Rousseaul

[dy l l e a l l ema nd e , de Schutzenberger ;l e Bouquet , l a Veuve, de M . Alfred Stevens ; Pend an t l

office,F aust et M a rgue

r i te ou jard in , Voie d es F l eurs Voie d es

p leurs ,de M . James T issot , curieuses

peintures d ’

une originalité profonde dan sl ’ imitation ; l es S cènes d e fami l l e , de

r ie C . ,de Gabriel Tyr , d

un dessin s iferme et s i pur ; l e Ghetto d e S ienne, deValerio ; l e Bern ard Pa l issy , de Vet

ter ; l e Portra i t d e S . M . l’

Imp e'

ra tr i ce,

de W interhalter ; l es Vues d e Ven ise,de

Z i em ; et l es B ohe'

miens,de M . Achille 20 .

Voilà à peu près ce que l’

on peut discerner dans une prem1 ere tournée

,à tra

vers les coudo iements de la foul e,l e ta

page des couleurs , les exhalaisons alcool iques des vernis frais , qui finissen t parvous griser et vous faire mal à la tête .

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Cette indication rapide ne contient aucunjugement , nous avons seul ement voulumentionner les to iles qui se détachentd

’-ell es mêmes de la mu1 ail lé et vont au

devant du regard . Beaucoup d ’autres,

sans doute,méritent l ’attention , mais

celles - ci ont une signification particuli ère ,un type

,un cachet . A elles seules elles

donnerai ent une i dée , non pas complète ,mais suffisante , à coup sûr , de l

’art contemporain .

La sculpture a fait d ’assez nombreuxenvois . Des marbres

,des bronzes

, des

plâtres,se dressent autour du j ardin

,au

bout duquel s ’allonge,tout chargé de

mystérieux hiéroglyphes,

un obélisquemoul é . Nous n ’avons pas eu le temps d ’ydescendre , et , d ’ailleurs

,tableaux

balayés de l ’œil en une demi-j ournée en lèvent au regard la l impidité nécessairepour contempler dans leur blancheur sa

crée ces belles formes pures et calmes .

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PE INTURE

Avant la mesure qui vient d’être adop

tée, nos salons commençaient par un feu ille ton carré

,où nous donn ions des places

d ’honneur aux tableaux dignes , à notreavis , d

’ être susp endus dans cette espècede tribune . Nous couronn ions , à

'

notre man ière, le p eintre don t nous nous occu

pions d ’abord . Le nouvel arrangementne permet pas cette désignation de méri te , et peut—être est—cc un bien . Les

mêmes noms se présentaient presque touj ours aux débuts des rendus comptes avecune certaine mon otonie . Des rapprochements et des contrastes curieux naî trontsansdoute des hasards alphab étiques . App l i

quons tout de su ite à notre cri tique l ’ordre récemment inauguré , et entamons lalettre A.

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A CH ENB AC H (Oswald) .— Ou se souvientde la Vue du mâ le de Nap les exposée parcet artiste au dern ier Sa lon . C

’était l ’œuvre d

un observateur in telligent et d ’

un

fin coloriste . La nature méridional e et seschaudes harmon ies y é taien t rendues avecun sentiment intime , tou t direct et toutpersonnel . L ’auteur n e reprodui sait pascette Ital ie de conventi on que l

on peutpeindre sans sortir de chez soi , tant lesp onci fs en son t répandus . Cette année

,i l

nous montre une F ête rel igieuse et un

Convoi fun èbre à Pa l estr ina , p rès d e

Rome.

Cette douce I talie qu eclaire un s i douxciel ne souri t pastouj ours comme les poètesl e prétendent . Pour temperer sans doute un

peu sa j oie , elle donne aux cérémoniesfunèbres un aspect sinistre et fan tas tiqueplus frappant que partout ailleurs . E lle

joue le mélodrame de la mort avec

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une mise en scène à e ffrayer les plus braves . A la tombée du j our , le corps estporté

,l e visage découvert , dan s un cer

cueil à bras , précédé et su ivi de pénitentsblancs masqués tenant des torches , au milieu d ’

un e psalmodie lugubre à découragerl es tambours de basque pour le re ste dela nui t . M . Oswald Achenbach fait cirenler dan s les rues sombres de Palestrina ,dont un dern ier rayon de soleil colore enrose le s hautes fabriques , un convoi indi

qué par des étoiles l iv ides éveillées avantcelles du firmament . Toute cette parti e dutableau , baignée d

’ombre , est d’

une finessede ton extrême . Les obj ets y gardent leurcouleur sans rompre un ins tant l ’harmonie . Les personnages s ’y meuvent distin ctement modelés par un e touche sobre etnaïve . Pendant que le convoi passe ou illumine la chapel le d ’

un saint ou d ’

unemadone . S

il y a deuil sur terre,i l y

fête au ciel .Les Pèler ins d es Abruz zes, surpris par

l ’orage près de Civ ita Castel lane , prouven t

que le ciel n’ est pas perpétuellement d ’a

zur en I tal ie l a rafale roul e les nuages ,la poussière et l es feuil les dans son tour

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billon ; la p ieuse caravane s’avance péni

blement sous la tempête,e t l e bon prêtre

qui la dirige retient comme il peut sonmanteau près de s ’envoler .

A L I GNY .— Umpoete écrivi t , i l y a quel

que vingt ans , ces vers où le talent deM . Al igny s e trouve caractéri sé d

une manière encore juste auj ourd ’hui

C ’

est a ligay qui, l e crayon en main,

Comme Ingres le ferait pour un profil humain ,Recherche l ’ idéal et la beauté d ’

un arbre ,E t c isel le au p inceau sa peinture de marbre .

I l sait,dans la prison d ‘

un rigide contour ,Enfermer des flots d ’

a ir et des torrents de jour,Et dans tous ses tableaux , fidèle au nom qu

i l signe,Sculpteur athénien, i l caresse la ligne,Et

,comme Ph id ias le corps d e sa Vénus

,

Polit avec amour le flanc des rochers nus.

M . Aligny ; et c’est une raison d 1nsu0

cès en ce temps de réal isme , a cherché lestyl e et l ’ idéal dans l e paysage

,élaguant l e

détai l pour arriver à la beauté . Les plusnobles s ites de Grèce e t d ’

Ital ie ont étédessinés par lui d '

une main ferme , correcte e t sobre

,avec un caractère d ’

austé

ri té magistrale et d ’ élégance sévère . Si lesGrecs avaien t fait du paysage

,ils l ’au

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et nous aimons ceux qui sacrifien t l e suc

cès à l ’ intégrité de leur idéal .

M . Al igny a exposé tro is tableaux . Les

deux premiers on t pour titre : l es Ba igneuses , souvenir des bords de l

An io, à Tivol ile S ouven ir d es roches scyron iennes au printemps , en Grèce . Si on les découvrait sur lesmurs de quelque temple antique exhumé , ilsseraien tvan tés comme des chefs - d

œuvre depoésie

,et l ’on y verrait toute l a g râce des

idylles de Théocrite ; on trouverait adorables l eurs bleus célestes et leurs vertstendres ; on admirerait l ’élégance su

prême des arbres sveltes comme des corpsde nymphes , et qui semblen t l

’habita tionde divin ités . Par malheur , l

’ imaginati onet le style ne sont p lus à la mode dans l epaysage , et la seul e val lé e de Tempe estla vallée d ’

Auge .

On aurait cependant tort de cro ire queM . Al igny ne peut pas , quand il l e veut ,rendre la nature te ll e qu ’el le est ; i l suffitpour se convain cre d u con traire de ré

garder lo Tombeau d e C éc i l ia M etel la ,

dans la campagne d e Rome . Quelle superb eassiette de terrain s ! Comme l es plans sed éploien t fermement sous la peau de l ion

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des végétations brû lé es ! Que l c iel lunnneux et sévère à travers ses bandes d enuages b i zarres ! Quelle solidité de con

struction dans ces ruin es éternelles ! Jamais la désolation mâle e t la misère splendide du champ romain n ’ont été mieux exprimées . A cette belle et forte nature ,M . Aligny n

’avait pas besoin d ’aj outer ; i ln ’y a mis que son style .

AMAURY -D UVAL .— l l faut ranger auss i

M . Amaury - Duval parmi ces dél icats,ces

tendres et ces raffinés à qui l‘a brutal ité

des gros effets répugne . I l a exposé un

Portra i t de M“ Emma F leury ajusté aveccette sobriété discrè te dont il a le secre t , et

qui laiss e à la tê te toute sa valeur . La

j eun e actrice porte une s imp le robe detaffe tas noir ; un nœud de ve lours compos esa co iffure . Ses mains s’

ajusten t avec grâcel ’une sur l ’autre , et la face un peu tournéeregarde par— dessus l ’épaule . Elle passe etne pose pas . I l fal lai t tout l ’espri t deM . Amaury -Duval pour trouver cette intention si fine et tout son talent pour la rendre .

AN A ST AS I . Le Vi l l age d e W i lems

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dorp au C la ir d e lune rappelle les Van derNeer e t les vaut presque ; avec une patined ’

une cinquantaine d ’années i l les,vaudra .

M . Anastasi a complétement pris au maîtreces gris argentés , ces lueurs tremblotantes

,ces noires silhouettes d ’arbres , ces

maisons à to it en escal ier , ces clo chersaux renfiemen ts bizarres , ces moulins à

collerettes de charpente,ces canaux à l ’eau

dormante et brune , ce ciel d’

un bleu d ’acier , et ce disque de lune entourée depeti ts nuages moutonnants . Mais en vo

lant sa lun e à Van der Neer , M . Anastasil ’a démarquée , et nul ne peut l e convaincrede larcin ; s i on la reprenait dans sa pocheon y lirai t la lettre A. C

’est s ingul iercomme cet artiste au nom ital ien s ’est ass imilé la Hollande ! i l la p eint sous tousses aspects , à toutes s es h eures Ap rès l a

p lu ie, Pendan t l’

hiver,Au Solei l cou

chan t . Il sait faire rayer la glace des marais par les patin eurs et y fai re glisser l etraîneau

; il allume des brasiers dans lesvapeurs de ses horizons bas ou i l y faitbleuir des clairs de lune .

Le l ivret affirme que ce peintre est n éa Paris. Pourquoi pas à Lynbann , aux

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bords de la Meuse , ou à Wilemsdorp

même ?

A NKER . M . Anker , un Suisse du canton de Berne , a deux tableaux , M ar tin

Luther au couvent d’

E rfurt et Conva lescence. Martin Luther , malade et tourmentéde doutes , est visité par Jean de Staupitz ,le supérieur du couvent, qui le récon forteet le console .

— Il y a du mérite dan s cetteto ile

,mais nous lui préférons Conva les

cence. Une petite fill e , qui a dû entendre

,comme l ’enfant mal ade d ’

Uhland,la

sérénade des anges l’

appelant à Dieu,mais

que l’amour obstiné d ’

une mère a retenue sur ce monde , est assise dans unfauteuil

,flanquée et soutenue d ’ore ill ers.

Sur une planchette placée devant elle gisent des j ouj oux de toute sorte , poupées ,pantins , petits ménages , animaux sortis del ’arche de Nuremberg , qu

’elle cherch e à

remettre debout de sa main fiuette, pâlecomme une hostie . Les couleurs de la viene son t pas encore revenues à c e cherpeti t visage allongé , d

un ton de cire ; leslèvres n ’ont pas de sourire, l e regard flotteatone ; cependant ell e n e mourra pas,

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soyez - eu sùr z quand une petite fille demand e sa poupée , on peut renvoyer le médecin .

Cette figure est pleine de sentiment , eti l y a beaucoup de déli catess e dans les tonspâles des chairs .

A NT 1 GNA Huit tableaux forment l ’apport de M . An tigna . Cet artiste faisai t duréalisme bien avant Courbet , mais commeM . Jourdain faisait de la prose , sans le savoi r et sans ê tre orgueilleux . I l copiai ttout bonnement la nature comme il lavoyait

,sans choix ni recherche ; ses mo

deles n ’étai ent pas touj ours beaux , maiss ’ il ne les flattait pas , i l n e les en laidissai t pas non plus . Sa peinture étai t unebonn e grasse peinture franche

,saine

, ro

buste , un peu bise e t agréable parfo iscomme du pain de ménage après une suited e soupers fins . M . Antigua mérite et obt in t des succès honnêtes

,et s outien t con

sc iencieusemen t la réputation qu ’ i l s ’est acquise , et i l ne lui manque pas grand

chose

pour ê tre tout à fait un peintre . Quoi ? unrayon , un éclair , une pensée . Cc quelquechose , i l semble l ’avoir a ttrap é dans l a

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Fon ta ine verte ; une fillette de dix ou

douz e ans , en costume breton , descendpour pui ser d e l ’eau l ’escalier tap issé demousses e t de fon tinales d

un Regard .

Un‘

j our vert gl isse sur les marches humides de l ’escalier qui s e perd dans le hautde la toi le

,et met une pai llette au miro i r

sombre de la source ça n’est pas b ien ma

lin,sans doute , mais c

’ est charman t ; un

peu de tristesse vague e t de nostalgie dansles yeux de l ’ enfant deux touches d ’

bert seulement,et l ’on resterait à rêver

devan t cette petite toile .

Les F i l l es d’

Ève reprodu i sent en patoisbre ton la scèn e symboli que de la Genèse.

Un méchant gamin enroulé autour d ’

un

pommier , comme l’antique serpent , per

suade aux filles d ’

Eva de mordre 31 bellesdents au frui t défendu

,mais l ’orage qu i

gronde et le zigzag aigu de l ’éclair ef

frayant les j eunes maraudeuses . Au second coup de tonnerre el les s’

en fuieron t .

Ève est peut- être la s eule femme qui aitaimé les pommes .

Seule au mond e nous semble un titreun peu bien prétentieux pour une petit efil le en haillons et dormant à pleins

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poings sur la paille d ’

une écurie ou

d ’

une étable . A peinture naï ve,i l

ne faut pas de ti tre Sp irituel . M ar ie

enfan t à sa fenêtre l e t ort de vou

loir représenter la M ar ie de Brizeux ,

un typ e pur , gracieux , poétique , qui voltige devant l ’ imaginati on sur le s ailes durhythme . On exige plus d ’elle qu ’ ell e nep eut donner .

A PP ERT .— Au milieu d ’

un chan tier ,Sedaine, le tailleur de p ierres , étudi e avecune attention qui étonn e ses rudes compognons un l ivre don t le dos porte le n omdu grand comique ; l

’ouvrier communieavec le poete ; à l

’heure où les autres vontau cabare t essuyer la sueur de leur front ,lui pense e t rêve ; i l s e désaltère à cettesource éternell e d u beau . Déj à les planss

ébauchen t , l es scènes se coordonnentdans cette tête courbée jusqu ’ i c i sous l etravai l

matériel . Les tail leurs de pierreappelleraient volontiers Sedaine paresseux ,comme s i la p lume n ’ étai t pas pluslourde que le marteau !Le suj et se comprend au premier coup

d ’œil , et M . Appert s ’est trop défié de lui

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bord de la mer, chastemen t groupée danssa draperie . Elles sont là toutes les deux ,debout sur la terrasse d ’où se découvre laplaine azurée , ayant interrompu leurs travaux de femme

,pour se murmurer d ’o

reil le à oreil le le grand secret ; la plusj eune est émue , l

’ainée prend son p etitair grave , et l

on dirait deux Grâces détachées du groupe de Canova , car le co loris

,dans sa pâleur blonde , ne dépasse

pas beaucoup les chaudes transparencesdu marbre .

Citons aussi un très —j o li portrai t de péti te fi lle aux mains finement dessin ées

la physionomie simple,étonnée et naï ve

,

qui , pour poser devant le pe intre , a laissétomber son bouquet de violettes .

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La l ettre B domin e une série nombreusede tableaux , parmi l esquels i l s

’ en trouveplusieurs d ’

un vra i mérite et qui fixentl ’attention de l a foule , un peu distraitepar la dissémination du talent dans unemultitude d ’ouvrages . Plus l e fon d du cielest clair , plus les étoi les ont de pein e à ybril ler . I l faut la nu it pour l e flamboiement , une nui t relative du moins, et sile Salon de 1 86 1 n e paraî t pas conten ird ’œuvre exceptionnel lemen t écl atante , c

’est

que l’ombre a beaucoup diminué .

B ALLEROY . Desportes et Oudry,les

grands veneurs de ’ écol e‘ française , ont fai t.de bons piqueurs qui savent relever une

trace , suivre une piste découpler une

meute , sonner l’

hal lal i et diriger la curée .

M . de Balleroy est de ce nombre . Chaqueannée i l fai t des progrès sensibles . C

ê

tait un fin chasseur , il devient un bon p ein

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tre,et sa brosse acqu iert de la souplesse et

de l ’aisance sans rien perdre de son exectitude — LoRel a is des Chiens, l a Retra i te

p r ise, sont des to iles i rréprochables au

po int de vue cynégéti que , et très— satisfaisantes au point de vue de l ’art cependantnous préférons la M eute sous bois, dont lep aysage a été p ein t d ’

une façon magis tralepar M . Belly . C

’est un cadre de vaste dimension qui ornerait bien la sall e a manger d ’

un château ; les chiens , de grandeurnaturell e , que M . de Balleroy fait courir

,

quê ter aboyer sous les feuillages deM . Belly , son t peints avec une grande vigueur et d ’

un ton excellen t . Saint Hubertles accueillerait dans sa meute . Le paysage est auss i fort b eau . Outre ses tableaux de chasse , M . de Balleroy a exposéles portraits de M . Chalon , docteur endroit , de M . Schmitz , peintre , et de M . X . ,

qui sont d’

une bonne facture et que pourrai t signer un portraitiste de profession .

Nous insistons sur ces portrai ts,parce

que l’artiste qu i l es a peints s

’adonn e à ce

qu’on appelle auj ourd ’hui une sp écia

l i té .— A notre avis , qui pein t les chiens

peut pe indre les hommes, puisque, s

il faut

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en cro ire Charlet , ce qu ’ i l y a de mieuxdans l ’homme

,c ’ est l e chien ; qui sai t

rendre un arbre doit savoir représen terune maison ,

la peinture étan t l ’art d ’ap

pl iquer l e dessin , la p erspecti ve et l a coul eur à tous les obj ets visibles . Maismaintenan t l ’art tend à se subdiviser et à

se lo cal iser à l ’ infin i au l i eu d ’ê tre , commeaux larges épo ques , la vaste synthèse deschoses . Te l tient les cl airs de lune , te l autreles effets de neige ; celui - c i déb ite du satinaumètre ; celui - là ne vend que des blouses et des sabots d ’au tres font une vague ,un mur crép i à la chaux , un pot de grèsou une chope de bière . Quelques-un s ,

p lus sobres encore , s e réduisent à une

botte d ’oignons , ou pendent au même clou,

par la même pail le,l e même hareng .

M . de Bal leroy a rai son d’ abandonner par

fo is la forê t pour la ville,l e chen i l pour

le salon , et de briser l e cercle étro it de laspécial ité .

B ARON (Henri) . — Nous adresserons lemême éloge à M . Henri Baron ce charmant artiste s ’est créé comme un peti tmonde enchanté

,chatoyant , où régnai t un

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printemps éternel . D un aginaires villas ital iennes y déployaien t leurs blanches archil ectures sur des massifs de feuillages dominés par des p in s - parasols ouvertscomme des ombrell es de marquises ; auxbalustrades des terrasses , entre les vasesde fleurs , s

accoudaien t sur les tap is deTurquie de j eunes femmes écoutan t le s sérénades ou les madrigaux de galants cavaliers l es piè ces d ’ eau rayées par le s illagedes cygnes reflétaien t les blancheurs dess tatues ; l es e sca l iers de marbre semblaien tdes éche l les de Jacob chargées d ’angesradi eux . Ce n ’était , d ans cet Eden dela fantaisi e

, que j oie , lumière , j eunesse etgrâce . Le satin , le velours , le brocart , lesdentelles

,l ’or , les p ierreries , les plumes ,

les fl eurs,y formaient le vestiaire habituel .

Ce parc d e Watteau , transporté dansl’

Ital ie de la Renaissance , personne n’avai t

envie d ’

en sortir , tan t le posse sseur savai ten varier l es fê tes , les enchan temen ts etl es perspectives . On ne croyait mêmepas qu

11 pût le quitter . Quand on habiteun si déli cieux palazzino

,à quoi bon cher

ch er un gî te ail leurs ? Eh bien M . Barona fai t une excursi on hors de son domaine ,

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et il s en trouve à merveille . I l a p eint unRetour d e chasse au châ teau d e Noin tel

(Oise) . Notez bien cet Oise ! un châteaumodern e avec des personnages de notreépoque . Il passe de la pure fan tai si e à lahigh l ife ; du décaméron au sport . Certes ,c ’ est là une ten tative hardie

,car rien ne

se prête moins que l es modes actuelles auxélégances de la ligne , aux caprices de lacouleur . M . Baron a tiré de ces élémen tsrebell es en apparence un tab leau ple in degrâce e t de charme

, qu i j o in t aux méritesde ses autres to ile s l ’attrai t i ntime de lavérité .L

ingén ieux artiste group é sur l e perron d u château vu de profil

,à l ’ombre

d ’

une veranda , la famill e et les hôtes attendant le retour des chasseurs . Le curé yfigure causan t avec une personne grave ;les grand

mères sourient aux j eunes femmes qui sourient aux enfants ; et tout cemonde , heureux , tranqui lle , élégant , s

’ é

panouit au milieu de fraiches étoffes, étagésur les marches de pierre blanche , poncée ,ou s ’appu ie aux volutes de la rampe en ferà cheval . Au bas de l ’escalier, une j eunebonne fai t sauter un baby sur ses bras .

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Ou peti t garçon abreuve dan s une

"

sébileun grand épagneul altéré . Les piqueurs etles j ockeys étalent l e gib ier

,l ièvres

,fai

sans,perdrix

,sous le regard satis fait des

fashionables Nemrods . Au fond s ’ étend leparc frai s et bleuâtre

,donnant de la valeur

par se s tons vaporeux aux couleurs éclatan te s du premier p lan .

Toutes ces figures s i b i en tournées , s isp ifi tuel lemen t touchées , d

une couleur siaimable et s i fine , sont autan t de portraitsfort ressemblants , nous a- t—ou dit , exac titude qui semble n

’avoir gêné en rien lal iberté de l ’artiste .

B ARRIAS .— Nous avon s peine à retrou

ver l ’auteur des Eæi l és d e Tibe‘re dans l aConjura t ion chez l es court isanes vén i tien

n es . Le moyen âge va bien moins que l’

an

tiquite à M . Barrias. Le suj et n e se comprend pas aisément

,et sa nature anecdo

tique ne comportait pas des personnages decette dimension . Le tableau d es Eæi l és s efaisait remarquer par une composition pathétique

,une mélancoli e navrante , une ex

pression profonde , dont il était difficil e dene pas être touché ; c

’étai t dans toute la

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fut commis , car elle exi ste encore sans

que rien ait été changé à la physionomiedes l ieux , afin de donner à la scène un

fond et une assi ette rigoureusement historiques ; i l n

a négl igé aucune minuti e decostume pour habiller son héroïne selonl e styl e de l

’ époque,car une femme peut

se révolter contre un tyran , mais elle sesoumet touj ours à la mode . Ce scrupul ede vérité et d ’

exac titude n ’a pas produit ,comme vous le p ensez b ien , un tableauréal iste M . Paul Baudry a trop d ’ élégancenative pour cela : mais il a donné par lesgênes mêmes qu 11 imposait une grandenouveauté à la composition .

Quelques lignes de Michele t on t servi dethème à l ’artiste . «Elle tira de dessousson fichu le couteau e t le p longee tout eutier jusqu ’au manche dans la po itrin e deMarat . A moi , ma chère amie C

’esttout c e qu ’ il put d ire et i l expire . A ce cri ,on accourt et on aperço it près de la fenêtreCharlot te debout et comme pétrifiée . » Les

figures son t de grandeur naturelle , car l’ar

tiste a voulu faire un vrai tableau d ’histoireet y pleinement réussi dans le sens leplus moderne et le plus in tel ligent du mot .

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La chambre ou p lutô t le cabin et ou se

passe la scène recoi t un j our blanc d ’

unefenêtre à rideaux de percal e ; un e vi eill ecarte de France en tepisse l e fond sur une

tablette de sapin son t j etés quelques vo

lumes ou brochures . L’espace est s i res

treint , qu’ il n ’y a place que pour le bai

gnoire, une chaise foncée de j onc e t lacaisse de bois supportant l

encrier deplomb où

,même au bain

,l e j ournaliste

in fatig”

able trempai t sa plume .

La baignoire , rangée le long du mur, seprésente en p erspective , et Marat e st vu

par l e sommet de la tê te,hardiesse de

raccourci qu ’

un artiste sûr de lui—mêmepouvait seul s e permettre . Ces partis pri sviolen ts que l es peintres évitent , car … il sont leur danger , offrent l

’avan tage,lors

qu’ il s réussissent , de donner des aspectsnouveaux , de s lignes inattendues e t d

’ enleve r ten te banalité à ce thème b ien connude la figure humaine . En outre

,de cette

façon , M . Paul Baudry éludait une res

semblance presque forcée avec le M ara t

de David , un chef— d ’

œuvre redoute

ble , et i l l aissai t toute l ’ importance a

la Charlotte Corday , l’ intérê t devan t por

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ter sur l’

hérome et non sur le monstre .

La tête de Marat , enveloppée de linge ,se renverse sur le bord de la baignoiredans la suprême convul sion de l ’agonie .

Le manche du couteau,couteau vul

gaire acheté la veille,sort de la poitrin e

où s ’est p longée la lame tou t enti ère , s in istre et noir ; l e bras droit p end au dehors sur le drap qu i garn i t le bain , et lamain gauche , crisp ée , se rattache à le planchette servant de pup itre au farouche u iveleur , que la maladi e n

arrêtait pas dansson œuvre monstrueuse .

Al’

autre coin,collée contre la mura ille ,

se ti en t debout Charlotte Corday , l’ange

de l ’assassinat,comme M . de Lamartine

l ’appe l le . E lle a mis entre elle et son acteterrib le toute la distan ce que lui permetl ’espace res treint . Les couleurs de la vi eon t quitté ses nobles j oues qui rougirontaprès la mort au soufflet du bourreauses yeux bleus se di laten t d ’horreur , sesnerines frémissantes respirent la vapeurti ède et fade du sang , ses lèvres violettestran chan t à pein e sur son visage exsangue ;sa m ain fermée sembl e encore étreindrele manche du poignard

,et l ’autre s’

app l i

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que à l’

angle de la fenêtre comme poursouten ir le corp s chancelent . On dirait uneNémési s p étrifiée ! La prostration du

meurtre l ’eccable : tuer un homme , fût -ceMarat , est un effort si grand que la n aturerévoltée s ’y épui se ' Quand j ai ll i t

,s ous

l e couteau , la liqueur rouge , aucun motifne paraît plus valable quels que soient sescrimes , l

assassiné devient innocent !L

’artiste a rendu avec une grande puissance cette stupéfaction profonde de l ’ idéedevant le fait , cet ab attement soudain d ela résolu tion accomplie ,

ce hau t— le- cœur

féminin de l ’héroïne en face de sa besognesanglante . San s doute p lus tard l a penséed ’avoir dé l ivré sa patrie d

un tyran etsauvé peu t— être le vie d ’hommes généreuxrelèvera le courage d e la chaste fille loindu cadavre

,dans l a prison d ’

où el l e n edevra sortir que p our al ler à l

écha faud ,

el le pourra s’

applaud ir de ce meurtreabstrait, renouvelé de l

’an tique, et qu’

An dré

Chen ier chantera en ïambes à l a grecque .

Mais là l’ enthousiasme s ’éteint sous la

froide horreur . L’

assassinat seul apparaî tdans sa hideuse réalité .

Cette tête pâl e,au regard fixé , et comme

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médusée au milieu de son auréole de cheveux blonds , se grave invin ciblement dansla mémoire el l e est terrible et charman teelle inspire l ’effroi et l ’amour , et l

’on con

coi t en le voyant la passion posthumed

Adam de Lux .— Ou frémit à songer

que ce col gracieux et flexibl e porterapour colli er , dans quelques j ours , le filpourpré de la gu i llo tine .

Charlo tte Corday est vê tue d ’

une robegrise à mille raies blan ches , ornée au corsage d ’

un nœud de ruban viol et ; l’

ample

fichu de linon où était caché le couteause pliss e et bouffe autour de la gorgepalp itan te . Le chapeau d ’homme en feutreno ir , de forme haute , cerclé d

un cordonà bouc le , selon la mode du temps

,dont

la jeune femme é tai t coiffée,

roulé à

terre dans le désordre de l ’action ; lachaise de j onc s ’es t renversée avec lespap i ers qui la j onchaien t , e t l

’eau de l abaignoire a j ai l l i . San s que M . Baudry aitcherché le trompe —l

œil , par l’effet de la

perspec titxe et de la j ustesse d u renducette chaise produi t une illus ion complètei l en est de même des llaques d

’eau qui

s'

é t alen t sur le c arreau rouge , formant des

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— 4 1

dessins suivant les hasard s de la p ente ; i lsemble qu’on s ’y mouillerai t le s p ieds . Oncroirai t aussi pouvoir l ire l e numéro 2 1 1du Publ ic iste, entraîn é par la chute de lachaise

,ainsi que la l iste de proscription

terminée par un mot sin istre .

Ce tableau , l’

un des p lus remarqués duSalon

,prouve que M . P . Baudry sait faire

autre chose que des Lédas, de s Vénus etdes Madeleines

,ta lent qui nous suffirai t

d ’ailleurs ; — car pour nous , sans le nu ,

i l n ’y a pas de véritable peinture d ’histo ire .

Mais tout en admiran t comme i l convi en tle Charlo tte Corday , nous admirons autan tet nous aimon s mieux Cybèl e et Amp hitr i te, deux tableautins , esqu i sses de décorati on s exécutées…dens l e salon de M ” lacomtesse de Nadaillac . De la mythologie ! cela n ’a rien d 1nté ressan t pour lafoule

,curi euse surtout de suj ets dramati

ques et formels ; cependant ceux qui

cherchen t dans la pe inture la peintureelle- même

, s’

arrê teront longtemps devan tces deux peti ts cadres d ’

un dessin s i él égant , d

une couleur s i rare et d ’

un ajustemen t s i exqu is . Cybe

l e, qu

embrasse un

petit génie , repose sur une d raperi e bleue ,

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près des l ions d ételés de son cher ; un

amour plonge ses doigts dans leurs fauvescrinières . Amp hi tr i te, allongée sur une

draperi e bl eue,ajuste sa coiffure avec un

mouvement de la grâce la pl us féminin e àun miroir que lui présente un j eune enfant ; au second plan l ’on distingue laproue d ’

une galère antique,dont un peti t

géni e,sonnen t de la conque marin e

,sem

ble rappeler l es matelots d ispersés .

Plus loin s ’étend cette mer azurée,d

ou

est sorti e l a b londe Aphrodite .

Une adorable et dél icieuse toile , c’est

le portrait du fi ls de Mme la comtesse

Swieytowska en peti t saint Jean . Ce genred e portrai t histor ie'

,comme on disai t au

trefois, nous plaî t beaucoup , surtout pourles enfants e t l es femmes ; i l donn e de laliberté a la fan taisi e du pein tre et p ermet d e faire entrer une plus grandesomme d ’art dan s des œuvres trop facilemen t bou rgeoi ses . M Baudry a représen té le pe tit sain t Jean se grattant la tê ted

un ai r d ’ i ncertitude,car i l a p e rdu sa

route au m1l ieu du tail l is ; i l reti en t de lamain restée l ibre sa cro ix de roseeu où sel it sur une ban delc tte l

’i nscrip ti on sacre

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masque l umineux où l es yeux pé tillen t , oùla bouche semble voulo i r parler . Nous re

procherons seul ement au menton un peu

de lourdeur ; il est b ien inutile d’aj outer

que la tête est charmante ; nous avons di tqu ’e l le ressemble .

C’est une œuvre tou t à fait magistral e

que l e portrait de M . Gui zot . L ’artiste,

en le pe ignant , avait à vaincre une granded ifficulté . L

imagination s’ était habituée à

se représenter l ’ 1 l lustre écrivain d ’

après l eportrai t de Paul Delaro che , popul aris é parl a gravure . sans tenir compte des changements qu ’ont dû apporter les années àcette sévère physionomie . I l fal lai t , pourê tre vrai

,détruire ou du moins mod ifier

profondément un typ e accep té . Le

Gui z ot de M . Baudry s ’ est substi tué bienvi te a celui de Paul Delaroche ; ce fron taux tons d ’ ivo ire , ces yeux au regardferme , cette bouche sérieuse

,ces j oues

ma igres que rayent quelques plis austères ,commandent impéri eusemen t à la mémoire de les garder .

Nous n e connaissons pas p ersonnel lemen tle baron Charles Dupin , mais nous nous

portons garant de la ressemblan ce de son

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portrai t ; il y a la une individua l i té dephysionomie

,une sincérité d ’a tti tude et

de couleur qui ne trompent pas.

On peut en dire autant du portrait deM . le marqui s B . C . de la F .

, un j eunehomme qui a quelque chose , pour la véritésimple et . forte e t l

’él égance tranqui l le , dece beau portrai t de Calcar qu ’on admireau Louvre . C

’est,à coup sûr , un des

meil leurs morceaux de l ’artiste .

B ELLEL . M . Bellel est un des rarespaysagistes qui auj ourd

hui se préoccupen tdu style

,non pas d ’

une manière abso lue,

comme Al igny , mais dan s l a sage mesuredu Poussin ; i l chois it , i l compose , il éla

gus , i l interprète , en regardant touj oursson modèle . Les p lus s évères et les plusconsciencieuses études l ’on t familiariséavec les divers aspects de la nature

,où il

pui se l es éléments nécessaires pour rendrel ’ i déal qu ’ i l porte en l ui et qu ’

une simplecopie d ’

un s ite quelque bien exécutée quellefût ne réal iserait pas . Sans doute , reproda ire avec exactitude e t naïveté

,comme

dans un miroir noir, un bouquet d

’arbres,

une chaumière, une prairi e , une berge de

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rivi ère , est un travail dont on peut se contenter ; plusi eurs n

’on t pas fait davan tage

qui se sont acqui s un nom et une placedans les galeries . Cependant

,le vrai paysage

c ’ est la nature plus l ’homme , et par là nousn

en ten dons pas les figurines qu ’on y peuti ntrodu ire , mais l e sentiment humain , laj oie

,la tristesse

,la rêverie

,l ’amour , en

unmot l e tat d ’

âme du pein tre en face detel ou tel horizon .

LeSouven ir d eTauves, enAuvergne , a nncaractère sauvage , austère et grandiose desblo cs de rochers

,d ’ énormes pierres p laquées

de mousse , des arbres robustes qui on tponssésan s contrainte , une eau sombre tomben ten cascade , composent un poème de solitude , de l iberté et d ’oubl i . La vil le est

lo in,le s i lence pro fond , nul œ i l qui vous

ép is , excepté peut— ê tre celui du milan traçan t des cercles dans le ciel ; l

’âme calméeasp i re au repos et fait un de ces rêves deretrai te que suggère , au mi l ieu des civilisations extrêmes , la fatigue des mille obli

gations so cia l es . Si vous n ’ ê tes pas d isposé à voir cette pen sée dans l e S ouven ird e Tauves

,vous admirerez du moins la

beauté des arbres , la solidi té des terrain s,

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la lum1ere du ciel,

et sur ce d e ss in si

ferme , une couleur sobre,grave et mâle

,

merveilleusement appropriée à la tonal i tédu s ite .

M . Bell el a fai t son excursi on au désert .Il a suiv i la caravane dans la plaine immense , et i l n ous rapporte un S ouven ir de

Tolga . La vue est prise en dehors de l ’enceinte formée de vieil les murailles démantelées

,confites au sole il e t grenues comme

des peaux d ’orange . La p orte découpe'

son

arcade en cœur dans une tour carrée don tle faite s’

ébrèche sur un fon d de ci el d ’

un

bleu transparent et profond . Un templeantique , avec ses colonnes et son entablement

,s

en châsse entre la porte e t l e rempart

,témoignant d ’

une civi l isation disparue dont la barbarie a é té impu issante àfaire disparaître les nobles restes . Au - dessus de la ligne des murs s

é lah cent desveltes palmiers

,de no irs cyprès

,un mi

nare t à étages en recul accompagnant lacoupole blan che d ’

un marabout . Au premier plan , à l e gauche du spectateur , un evigne grimpe autour de p iliers de p ierreet s ’arrange comme une treille à l ’ital ienne ,j etan t son ombre sur l

ange de p ierre où

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s’

abreuven t des chameaux conduits parleurs guides . Plus lo in , d

’autres chameauxs e reposent

,les genoux p loyés sous l a po i

trine,l e col allongé dans la poussière ,

Quel ques figurines finement touchées animent le second p lan ; un courrier , montésur un dromadaire

,passe sous l ’arcade de

la porte ; d’autres pers onnages sorten t de

la vil le, ou , drap és dans leur burnous , se

vourent l e kief s i cher aux musulmans .Cela n e ressemble n i à Decamps , n i à Marilhet

, ni à Delacroix,n i à F romen tin .

M . Bel lel cherche le style de ces beauxpays don t on a jusqu ’ ici rendu de pré féren ce le cô té pittoresqu e ; i l revêt leurs l ignes pure s d ’

une couleur lumineuse et

serei n e ; il tranquil lis e,sous une gravi té

magistral e,les tous ardents de cette 11e

ture particul ière . Son Souven ir d e To lga

l aisse une impress ion de beauté qui nenu i t en ri en à l ’exactitude . C

’est à la foisune vue de vil l e africain e et l ’ idée quel ’esprit s ’en fe rait à travers les mirages del ’ imaginati on .

La rou te d’

E l -Ka n tara Ba tna (provin ce de Cons tantin e ) est un tout petittableau d

un grand caractère . Des mon

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tagnes d’

un bleu verdàtre d éco upe…l ’hori zon orageux des masses d e roches effritées s

en tassen t à droite et a gauche , et

sur le premier plan d éfil e une caravanede chameaux traversan t à gué un de cesoueds au l i t vagabon d torrents en hiveren é té ravines ,

qui barrent les chemin sarabes dan s leu r tracé capric ieux .

Jamais M . Bel lel n e s ’ es t montré p luscolori ste que dan s l e Paysage comp osé .

A travers une forê t d ’

une riche végé tations ’ ouvre une al lé e déserte , fréquentée seul ement pa r l es chevreu ils t imides et l esamoureux furti fs . Les folles herbes

,l es

fleurettes sauvages , l es eignes aux om

bel ie s blanches , diminuent le sen tier peufrayé , comme pour fermer aux pro fanesl ’accès de ce tte discrète sol i tud e . A gauchefi l tre d e dessous un e roche une sourceverdi e de cresson et de fon tinal e . Les arbres aux troncs élégants et sveltes , quirappel len t vaguement des colonnes festonnées de gui rlandes

,forment comme une

espèce de porti que condui san t à une clai

rière où miro ite une eau tranqu ill e,où

fri ssonne un gazon printanier,l it de repos

d’

un couple amoureux qui ne semblent

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que deux fleurs de p lus dans l ’herbe .

Quelques ray on s de solei l égarés j ouentdan s la fraîcheur opaque de la forêt

,éve il

lant l es verts tendres , semen t l ’ombre depai l lons d ’or

,argentan t la collerette des

marguerites et faisant rayonn er d ’

une j oieinusitée la peinture ordinai rement un peumélancolique de l ’artiste . Le charme dela coul eur s ’

uni t cette fo is à l’

exquise

pureté du dessin . M . Bellel trop sévère pour lui -même , peu t sans craintelaisser courir son pinceau s i bien disci

pl in é .

Citons encore trois magnifiques fusainsdon t les suj ets sont emprun tés à la natureafricain e l a Route de B a tna d Con stan

t ine, l a C aravane traversan t l es mon tagnes

d e S adouré p our se rend re à Boussad a,

et l’

E /f et d e simoun d ans le S ahara d l

gérien ; on sait que M . Bellel manie le fusain avec une maestr ia sans riva le et qu ’ i ltire de ce moyen si simple des eff ets d

unepuissance surprenante .

B ea n — Sans mépriser lessites de noscontrées

,on doit de la reconnaissance aux

artistes qui nous rapportent , sur des to iles

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d es bulfles p ressé s d ’a l ler se ra fraî ch irsous l ’eau vaseus e .

— Tout c e la est model éavec une s ingul ière pui ssance , dans unetonalité lumineusement grise très - lo caleet très —vraie , car les p ays chauds ne sontpas touj ours in cend i és par l e j aune deMars et la mine de Saturne .

Ce pauvre Gérard de Nerva l nous a biensouvent p arl é de cet te Avenue d e Choubra /z

,près d u Cai re , e t nous concevons ,

d ’après l e tab l e d e M . Bel ly,l ’attrait

que devait avoir cette promenade pour l epoè te rêveur . Ces énormes p latan es proj etten t une ombre s i fraîche et s i transp aren te ! ii fait s i bon prendre l e café et fumer l e chibouk à leur abri

,tand i s que l e

sole il verse du p lomb fondu sur la plaine !Sous ces beaux arbres , l

’artiste a fait s ’acc roupir que lques chameaux au chargemen tp i ttoresque

,don t la verdure rehausse les

tous bario lés .

Les Bords d u N: ! o ffren t l e spe ctacle leplus vivan t

,l e plus d iap ré , le p lus bizarre

dumonde . A la rive s ’

amarren t les canges ,les argosils, le s sandal s , toutes l es embarcation s particul ières au cabotage du Nil

,

mê lan t a‘

i l ’œ il leurs mâ ts,l eurs vergues ,

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leurs antenn es , leurs guibres , leurs gréements inus ités . Ri en n ’est plus gai e t

plus amusant que cette l igne de barques ,dont les unes rapp ellent les ancienn es bar ismystiques égypti enn es , et les autre s les galeres ou les gal iotes de Della Bella , s

’ap

puyant a cette rive bordée de grands arbres et peuplée de tout un monde de ti

gurines caractéristiques .

Si l’

Egypte ne suffit pas à votre ardeurvoyageuse , vous pouvez su ivre l es P êlerz

ns

a l lan t à l a M ecque, cela vous fera ou

blier e t peut- ê tre regretter le confort bour

geois des excursion s en chemin de fer . A

travers la plaine sans borne,où la route

est j alonnée par des carcasses de bêtesmortes , s ’avance p éniblement dans un

poudro iement d e sable , sous un ciel in can

descent dont le bleu calcin é a blanchi lacaravan e accablée , pan telante , mais sou

tenue par l ’espérance de boire enfin au

pui ts Zem— Zem et de contempler la p ierrenoire de la Kaaba . Un hadj i monté sur un

dromadaire guide le long cortège ; aucunturban n

abrite son crâne rasé où flaimbe

une lumière blanche ; nul burnous ne défendson torse un con tre le fer rouge du so lei l .

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L’

ardeur de son fanatisme étein t cell e ducl imat . Derrière lui , se p résentant de faceavec des raccourcis et des déhanchementsimprévus , marchent les chameaux d itÏormes qui balancen t leurs cols d

autruches etleurs têtes d ’oiseau . Sur l eurs épaulesbossues son t juchés des pèlerins ; à leursflancs pendent des ballets ou se balan centdes atatiches . A côté de la caravaneque lques hommes vont à pied

,tâchant de

profiter de l ’ombre étroite que proj ettentles bê tes de somme

,et l ’extrémité du cor

tege se perd dans le nuage de p oussièreb lond e soulevé par son passage . C

’estun tableau de grand mérite que l es Pèle

wins a l l an t a l a _M eeque, et j amais l’ar

tiste n ’a fait mieux . Les types si variés d el ’ i slam y son t représentés par des échanti llons caractéristi ques avec leur costume , leur allure

,leur expression et

leur solenn i té bizarre,dans une a tmo

sphère dont on sen t l a chaleur , sur un sa

ble qui brûle les pieds , au sein d ’

un e uature qui sembl e un rêve à force de réali té .

Quo ique p lus sp écia lement paysagiste,

M . Bel ly tra i te la figure avec beaucoup d etalent . Son portrait de la marqui se de

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et de sa fil le est p lein de grâce et d ’élegance ; celu i de M” fera i t honneur àun portraiti ste de pro fession .

—Nous avonsparlé

,en rend an t compte de l a M eute sous

bois, de M . de Bal leroy,du superbe fond

de forêt que M . Belly avait p eint pour encadrer ces chiens de bonne race ; nousn ’avons donc pas à y reven ir .

B ÉB ARD . Con tinuous n otre voy agesur les pas de M . de Bérard . Celui— là nous

mène lo in,à l ’embouchure du Gange e t

aux bords de l ’Hoogly , où vont trop rarement les p eintres , dans cette Inde queles dessins du prince Alex is Sol tikoff ontdécoupée en si étranges s i lhouet tes , et

qui in spire un e curiosité , hélas ! trop di ffici le à satisfaire . Remerci ons M . de Bêrard de nous en avoir rapporté deux morceaux tout en cadrés .

Les Forêts d e l’

embouchure du Gangefrappen t tout d ’abord par ce caractèred

énormité par ti culi er à l a nature del’

Inde . Des arbres monstrueux contemporains de la création

,auprès desquels les

géants de nos forêts sont comme l ’hysopea côté du cèdre

, fouil lenf par mille racines

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les vases fécondes,e t arrondissent leurs

dômes d ’

épais feui llages dans une atmosphère de brumes chaudes incendiée s auxbrasiers du soi r . Leurs troncs aux nervures pui ssantes rapp ellent les colonnesdifformes du temple cryptique d

Ellora .

Sous l ’ombre bleue de la forê t, l e Gangeendort ses larges ea1. x où les éléphantsviennent faire leurs ab lutions comme desbrahmes . Quelques—uns

,restés sur la rive ,

balancent l eurs trompes en façon d ’eneenso irs ; d

’autres paraissent p erdus dans desrêves cosmogoniques et le souvenir descolossales genèses d i sparues , don t seulsils témoignen t encore . M . de Bérard arendu avec une véri té singuli ère cetteexubérance de végétat ion

,c et air chargé

d ’humidité et de feu , cette te rre saturéede vie et de miasmes où le l imon semb len

attendre pour s ’

an imer que l a main d’

un

créateur .

L’autre tableau d e l ’artis te voyageur ,

l es Bords d e l'

Hoogly l e matin ,pour ê tre

moins sauvage que l es Forêts d e l’

embou

chure d u Ga nge, n’

en a que plus d ’étrangeté . L

’architecture y mê le ses fé eriesaux singularités de la nature : des con

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poles aux dômes cô telés se teignen t derose sur l e fond vaporeusement sombre desbaobabs ; des escaliers de marbre d escendent eu fleuve du porche des pagodes

,e t

sur leurs marches s’

échelonnen t dan s l eursrobes de l in ou leur demi- nudité , brahnñes,sann yasis

,dévots de toute sorte , s

apprê

tan t à s e purifier selon l es rites , lorsquel ’astre du j our dégagera son disque desbrouil lards du crépuscule . ( let in stan t oùla fraîcheur de la nu i t s’

évapore aux premiers feux du sol e i l a été saisi par l ’artis te avec une étonnan te justesse et un rarebonheur .

B ERC HÈB E . Retournons en Égyp teavec M . B erchère ; Suez est sur la route del’

Inde , et traversons l e Gué d e la merRougeà la queue de sa caravane . Pour les gens

qui n’ont pas :dépassé Fontainebl eau ,

cetteto ile do it paraître d ’

une coloration folle etrentrer ’dans les effets de pyrotechn ie . A

l ’horizon,des sables d '

un rose vi f que bai

gne une eau d’

un bleu in tense comme lebleu de ces bagues un instant à la mode etqu’on appelai t des marqui ses ; au premie rplan , le fond de la mer à sec , sauf quel

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_ 0 8 _

ques peti tes flaques miroitantes , commei l d ut se présenter aux Hébreux condu i ts parMoï se , et par - dessus cela un ciel en fus ions

irisant de nuances nacrées vo ilà le paysage . Les figures consisten t en Arabesextravagamment juchés sur des chameaux

qui se suiven t à la fil e,épatan t avec pré

caution leurs larges pi eds qu’

inquiète l’

hu

mid ité du sable . On se croirait dans uneautre plan ète , tel lement l

’asp ect est différent d e ceux que nos prunelles on t l

’hab i tude de refléter .

Le temp le d‘

H ermon this s eloigne moins

que l e Gue'

de l a mer Rouge des vraisemblances occidentales . Les nobles colonnesdu temp le , surmon tées encore de l eur eutabl ement , se détach en t en vigueur d ’

un

ciel clair , avec cette indestructibl e et sévère élégance qui semb le défier l

’étern itéet caractéris e l ’arch i tecture égyptienne .

Quelques buffles errent parmi les blo cs degran i t sur l es premiers plans et remp lacent les an tiques mammisis.

Quell e gigan tesque idée de la civili satin égypti enne inspirent l es Ru ines du

p a la is de Rhamsès le Grand à Louqsor ,l ’an cienne Thèbes ! L’œ i l contemple avec

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bout sur une pa tte anime seul le paysage ,si un héron p eut animer quelque chose .

Les Etangs du Pesgu ier ont de l’ana

logie avec l es Bord s du Gap eau pour lanature des terrains , des eaux et de la vé

gé tation . Les p ins parasols y mettent lasignature du Midi .

B ERT AUT — Nous n e sommes pasde ceux qui s

é tonnen t de voir l es femmesprati quer l es arts . Le fait , selon nous , devrait ê tre plus fréquen t , mais sans l es ré

duire à l a miniature en au genre sous desproportions restre intes

,on p eut ê tre sur

pris de voir une j eune femme aborder la

grande p einture et brosser un tableaud ’égl ise avec une énergie e t une solid itétoutes viriles . Le Chr ist insu l té , deMm

e Hen riette Bertaut , s e d istingue p ardes qualités farouches

'

et violen tes qui netrahissen t en ri en son sexe . Autour de la

pâle figure du Christ se pressent des typesd ’

une bestial ité cynique et méchante quirappel len t , pour le dessin et la couleur ,la man ière caractéristique de Gus tave Doré .

B muu . M . Biard semble avoir aban

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donné le genre cari catura l qui lui avait valude si b eaux succès parmi les phil istins ,

p our une peinture plus grave et plus instructive . Ses tableaux s ’ ils péchent au

point de vue de l ’art , son t au moins curieuxcomme ren seignements . M . B iard abeaucoup voyagé dans l ’Amérique du Nordet dans l ’Amérique du Sud , et i l a tradu i t la n ature peu connue de ces paysneufs en tableaux d ’

une observation trivial e sans doute , mais sincère et minutieusement vraie . Un botan iste ne trouverait rien à red ire aux végé tation s exotiques de l a Forêt vierge, i l n

’y manque

que la lumière et l’

effet ; l a Prép ara t iondu cura re par l e s vi eil les femmes d ’

unetribu sauvage présen te des types d ’

unelaideur à faire p laisir aux réalistes . Il y alo in de là aux Indiens homériques de Chateaubrian d e t de F enimore C00per . La

Pr ière dans l es bois est p lus bizarre quesolennelle

,mais la scèn e a dû s e passer

ainsi,on l e sent . Quant à l a Chasse aux

esc la ves fugi t ifs, à l’

Emme'

nagemen t d’

es

c l aves a‘

. bord d’

un n égr ier et à l a Ven ted

esc l aves d ans l’

Amér ique du Sud , quelles magnifiques vignettes aboli tionnistes

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on ferait avec ces to i les traduites au bu'

rinpour la C abine de l ’on c l e Tom de M ‘“

Bee

cher Stowe ! Plaisan terie à part , il y adans le n égrier une certain e ingén iositéd

arrangemen t et des morceaux d ’

unebonne facture . Le nègre descendu dansla cale au bout d ’

un palan a un e e‘xpression de terreur a l a foi s p itoyab le et comi

que très—bien rendue .

Commen t on voyage d ans l‘

Amér ique

du S ud, Commen t en voyage d ans l

A

mér ique du Nord , cela p eu t intéresser noslecteurs , à cette ép oque de locomotion , etnous allons le leur dire d ’après M . Biard .

Dans l ’une en se fraye un chemin à traversles forê ts

, que barre l’

inextricable réseaude s l ianes

,à grands - coups de sabre d ’a

bati s , en s’

é corchan t les j ambes aux ronces

,en marchant sur la queue des ser

pents à sonn ette , en recevant en pleinefigure le coup de fouet des branches

,en

se trouvant face à face avec les j aguarset les pumas ; dans l

’autre ,' en voyage

sur les rails d ’

un chemin de fer,dans

un waggon instal lé comme le salond

un steamer . Les Yankees fument , crachant , tai llent des morceaux de bois , be i

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ven t , mangent, s’

asseoien t sur les épaule set metten t leurs p ieds sur l e dossierdes banquettes ; i c i la sauvagerie , làl ’extrême civil isation avec son confortbrutal . Nous aimons mieux la sauvagerie .

B OUGUEREAU .— Elle n e date pas d ’hier

,

l aïPremie‘

re Discord e ! Le monde étai t b ienj eune quand elle s ’est man ifestée . I l a suffipour cela de deux frères , et la querellen ’est pas apaisée encore ; peut - ê tre le jugement d ernier séparera —t—il l

Abel et l e

Gai n de l ’avenir , se battant sur l e cadavrede la terre ! M . Beuguereau rendud ’

une façon auss i ingén ieuse que s imple cesymptôme d ’

aversion naissante qui plustard amènera le meurtre . Le p etit Caï ns ’est disputé avec Abel , réfugié dans legiron d ’

Eve, qui essaye vainement de lesréconcilier . Caïn , opiniâtre , rancun ier , j aloux , roul e des yeux déj à farouches . Unecolère boudeuse abaisse le co in de ses lèvres, et , dans les crispations de s on frontbas , s

ébauche le signe fatal dont toute sarace sera marquée . Abel se pelotonn e sousl

ail e matern e l l e,gracieux , caressant ; _son

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chagrin ne se trahit que par des sang lots ,et il ne demande pas mi eux que de pardonner à son frère . Eve

,tout en pressant

l ’enfant b ien —aimé contre son cœur,tâche

d ’y ramener l ’autre . El le penche la tête ,et sur s es j oues coulent des larmes silenc ieuses . Dans son prophétique instinct demère

,e l le pres sent les in imitiés qui déchi

rerent les p euples à naître , dont la première famille est l e rudiment . Cette hainede Caï n pour Abel renferme un mytheprofond . Elle représente l e duel des déshérités contre les favorisés . I l y a dans lad is tributi on du bonheur et du malheur unmys tè re insondable . Pourquo i la fumée dusacrifice d ’

Abel mon te— t- ell e dro ite et ao

ceptée vers les cieux , tand is qu’

un tourbi llon rabat la flamme sur l ’autel de Caïn ?Pourquo i à l

un la beauté , l’amour

,et

,

pour tout travail , la garde indolente destroup eaux , et a l

’autre la déformation dulabeur forcé , les morsures du sole i l e t lemaigre produi t d

une terre avare ? Ce n ’estpas dans un rendu comp te de Salon qu ’ onpeu t résoudre ces questi on s formidables ;auss i conten tons—nous de les soulever enpassan t , et revenons à l ’admirable groupe

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d e M . Bouguereau . L’arti s te a donné a

la figure d ’

Eva une b eauté grand iose et

puissante qui réalise l’ idée qu’ on s e forme

de la femme modelée dire ctement par l ep ouce de Dieu , ce, sculp teur encore plusgrand que Phidias e t Michel —Ange . Maisen la faisant forte , il l

’a faite auss i grac ieuse . Eve devai t posséder l ’éternel fémin in ,

cet élément d ’

irrésistible séduction

qui fit désob éir Adam à Jehovah , et n ousferma pour touj ours le Paradi s terrestre .

La toile de M . Bouguereau n e laisseraitrien à désirer s i l e pe intre

,pour ob ten ir

l ’harmonie , n’avait trop sacrifié le s d iver

sités de ton . La p eau d e bête qui couvreà demi Eve n e diffère pas assez des chairs ,et les plantes , très - bien exécuté es d

’ailleurs

qui remplissent le fond , gagneraient à êtred

un vert plus franc . Leurs nuances rouss esles rapprochent trop de la gamme blondedes nus.

La Pa ix est un délicieux tableau qui

forme , involon tairement sans doute , avec l aPremièreDiscord e, une charmante et poé ti

que an ti thèse . Au mil i eu d ’

une prairie,

deux enfants,le frère et la sœur, ou ,

s i vousl ’aimez mieux , le peti t mari et la peti te

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femme dans la sainte nud i té de l mnocence

, s’

embrassent en laissant tomber lamoisson de fleurs qu ’ ils viennent de cueill ir . Ce suj et qui , sous un pinceau moinssûr de lui-même , pouvait tourner à l

affé

terie,

la grâc e sérieus e et t endre queLéonard de Vinc i prê te aux caresses del ’enfan t Jésus et de sa int Jean dans lesS a in tes F ami l les. Ce charmant groupe serai t digne de j ouer aux p ieds de la Vierge .

Théocrite et Vi rgil e ne désavoueraientpas l eRetour d es champ s, une idyl le traduiteavec le plus pur sentimen t de l

’antiqui té .

Une j eune femme porte un bel enfantsur son épaul e ; l e père , qui vient ensuite ,sourit à l ’enfan t et en agace la gourmandise d ’

une grappe de rais in qu’ i l cachederri ere son des, sans s

’ap ercevoir que lachèvre familière la lui mange dans lamain . Tout ce la s ’

arrange comme lesfigures d ’

un bas- re l i ef grec,et Mél éagre ,

le délicat poè te de l’

an thologie, ferai t làdessus une charmante ép igramme .

Nous trouvon s moins heureux l e F auneet l a Ba cchan te

,l e moins importan t

, du

res te , des quatre tableaux exposés parl ’artiste .

— La tête d e la bacchau l e respire

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dans la fau te,souven t commise

,de faire

d’

Ompha le une gaillarde robuste et pres

que herculéenne . Il l ’a représentée , au

contraire,dél icate

,svelte , blonde , d

uneél égance presque moderne , aussi fémin ine

que possible , en un mot . Elle n’

a pas lemoins du monde l ’air d ’

un e dompteuse demonstres ; c

’est une sorte de Fœdora grécoasiati que , de femme sans cœur des âgesfabuleux . Ses yeux p é til lent d ’

une mal i ceféline ; ses marines se dilatent avec une

10 1e méchante , et un ri re de courti sanedécouvre ses dents blanches . Ah ! la gueuledu l ion Néméen était moins redoutable

,

hérissée d e tous ses crocs, que coiffan t

cette j ol ie tête blanche et rose !L

Omp ha le de M . G . Boulanger triemphe d ’

avil ir’

un héros , satisfacti on si doucepour certaines femmes ! Ell e l e tient làsous son pied , courbé , faisan t le gros des,imbéci l e et ridicule , l

Al c ide invaincu , lechevalier des douze prouesses celui qui ,de son bûcher de l ’OEta , montera prendresa place dans le c iel parmi les Olymp iens lIl fil e e t di t des fad eurs . Les hydres

,

les l iens,l es ha rpies

,les sangl iers et les

monstres chaotiques dont il purgeait la

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terre , les impuissants , les j aloux , les p oltrons sont bien vengés !On est si déshabitué de la peinture d ’

his

toire e t du nu mythologique , que les formes de l ’Hercul e ont gén éralement su rpriset paru chimériquemen t monstrueuses .On ne croi t p lus à ces prodigieux développements de muscles , a ces pectoraux ,à ces dentelés, à ces b iceps , à ces del totdes

,à ces grands trochanters

,à toute ce tte

myologie , bien réell e p ourtant , et dont i l n eserai t pas difficil e de retrouver le modèlevivan t . L ’

Hercul eFarnèse est b eaucoup plusvrai qu ’ on ne le suppose , et M . Boulangern

a paseubesoin d ’y recourir pour composerson type d ’

Al cide .— Peut- être l ’a—t—il fait un

peu bestial d’express ion ; maisHercule,quoi

que demi—dieu , n’

a j amais passé chez lesGrecs pour fort sp irituel , e t les poè tes comi=

ques ne se gênaient pas pour s ’

en moquer .

Les fêtes ne l aissent ordinairement pasde trace ; l a rép étition du Joueur d e flûteet de l a Femme d e Diome‘de dans l ’atriumde la maison pompéienne du Prince Napeléen , cons ervera l e souven ir d

un sp ectacle charmant . L ’ar tiste a peuplé cet intérieur gréco - romain si fidèlement repro

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dui t de figures qu ’on pourrait cro ire au

premier coup d ’œ il enlevées aux panneauxde la maison du po è te tragique , si , en s

’ap

prochant, on ne retrouvai t des visages deconnaissance à ces comédiens et à ses co

méd iennes costumés comme s ’ i ls al laien tj ouer du Ménandre ou du Plante . Peutê tre même ce poè te drapé d ’

un manteau ,

qui sui t sur un papyrus tation d ’

un eactrice

, s’

habil le- t - il d’

un hab itbleu à palmes vertes , et se fait— i l applaudirrue Richelieu comme il eû t é té applaudiau théâ tre d e Bacchus à Athènes . Ehquoi ! voic i Made l eine Brohan , Marie Favert

,et Got , et Samson , et Geffroy . Ils

y son t tous ! antiques et modernes à lafois , gardant leur p ersonn al i té sous l e dé

guisement . M . G . Boulanger a su fondreensemble

,avec un esp ri t rare et une con

venance parfaite , ces deux élémen ts inconcil iables en apparence le présen t e t l epassé , Paris et Pompei

,avant l ’ érup tion

du Vésuve !

Tous l e s détai ls d ’

architecture sont touchés d ’

une façon nette,légè re

,préc ise

,sans

que l e cô té p ittoresque a it à souffrir du cô téarchéologique , et il en résulte un e har

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monie b ien difficil e à obtenir dans une déceration polychrome . Les personnages on tl e style et le caractère voulus , et rarementpastiche antique fut mieux réuss i .Arabe tel est l e ti tre d ’

un petit tableau

qui n’

attire pas beaucoup le regard , mais

qui est peut- ê tre le chef— d’

œuvre du peintre . Un j eune Arabe posé en sen tinelleperdue rêve , appuyé sur son long fusil .Sa tête réguhere et douce , ses lon s

_bur

n ous blancs pareils à des vê tem’

s defemme

, son attitude langu i s samment distraite ont un charme pénétrant et singul i er que n ous ne pouvons mieux comparer

qu’

à celu i de l ’Aouïmer d e F roment in dansUn été au S ahara . Pour nous , toutel’

Algérie est renfermée dans cette figure

qui nous donne une de ces mélancol iesnos talgiques bien connues des voyageurs .

B O ULAN GER (Loui s) Celu i - ci , c’ est le

Boulanger de M a z epp a , de l a Ronde dusabba t et de l a S a in t -Barthél emy , cesdeux lithographies s i sauvagement romantiques , qui horrip i laient les phil ist ins amateurs des têtes de GrévedonEt leurs pas ébran lant les voûtes coloasales,Troublaient lesmorts couchés sous les pavés des sal les .

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Ce vi eux refrain , avec son trépignementrhythmique, est venu après plus de trenteans bourdonner aux oreilles de l ’artistedevenu sage , et il lui a fallu céder à l ’obsession et faire tournoyer sous le s ogivesde la cathédrale abandonnée la rondemonstrueuse et sacrilege sorcières , nécromans

,goules , aspioles . Le tableau a du

mouvemen t et de la couleur ; mais la lithographie était p lus vertigineuse

,plus

formidable et plus satanique . Le scepti

cisme a un peu corrigé e t diminué l ’edition peinte . En 1 828 on croyait au sabbaton n ’y cro it plus .La Rêver ie d e Vel l e

d a représente laj eun e druidesse regardan t les deux yeuxde la lune au milieu d ’

un paysage sentimentalement bleuâtre . I l y a de la grâceet de la couleur dans cette inspiration deChateaubriand .

B ROW NE (M“Henriette) . A Constan

tinople , lorsque notre curio sité , lasse d ecouri r les rues , entrai t dans les maisons ets

irritait de ne pouvoir dépasser le sé laml ik avec ses tasses de café et l es chibc ucks,nous nous sommes d it souven t Les

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femmes seules d evrai ent voyager en Tur

qu ie . Que peut vo ir un homme dansces pays j aloux ? Des minarets blancs

,des

fontaines gui llo chées , des baraques roses ,des cyprès noirs , des chiens galeux , deshammal s chargés comme des chameaux

,

des caïdjis à chemise de soie , des cimetières plantés de p ieux d e marbre , desphotographie s ou des vues d

aptique .

Rien de plus .—Pour une femme , au con

traire,l

odal ik s ’ouvre , l e harem n ’a plusde mystères ; ces visages , charman ts sansdoute

, que l e touriste barbu cherche envain à devin er sour la mousselin e du yachmak , elle l es con temple d épouill és de l eurvoile

,dan s tout ’éclat de leur beauté ; le

feredgé , ce domino du carnaval perpétue lde l ’ islam

,ne dissimul e plus cés corps

gracieux et ces costumes splendides .

Le rêve que nous fais ions , M…Henri e tte

Browne vient de le réali ser ; el le rapported

Orien t des nouvelles p lus fraî ches quecelles des M i l l e et une Nuits, auxquellesil fal lait nous en tenir .Une Visi te nous montre enfin i ntérieur

d’

un harem par quel qu ’

un qui l’a vu,

chose rare et peut être unique , car , bien5

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que les peintres mâ les fassen t souven t desodalisques , aucun ne p eu t se vanter d

’avoi r travaill é d ’après nature . Pour l ’architecture

,n ’allez pas vous figurer un Al

hambra ou un palais de fée , mais bienune salle très - simple , avec quelques colonnettes et des murail le s b lanches garn iesde divans . Les vis i teuses arriven t , lacadine les reçoit au haut de l ’ escal ier . E llesn ’on t pas encore quit té le yachmak e t leferedjé ; l

une est en rose , l’autre est en

b leu ,et l a transparente moussel in e de

leur men tonnière l aisse voir que toutesdeux son t j ol ies ; elles on t amené avecelles un e p e tite fil le . Les femmes du harem , assises ou p lutô t accroup ies sur l edivan

,on t l ’air d ’essayer un mouvement

qu i coû te à l eur nonchalance pour fêterles nouvel les venues . Leurs occupationsn

étaient pas b ien importan tes , l’

une res

p irai t une fleur , et l’autre

,appuyée à la

paro i du mur , fumait un papipos — la cigarette de l ’Orient— car , sachez— le bien , lenargh ilé commence a passer de mod e làbas . Sur un escabeau incrusté d e nacre poseun p la teau de cuivre avec son aiguière .

Ri en n ’est é l égant comme ces longues

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vraies dames turques . M‘ue

Henrie tteBrowne a trouvé , après Decamps, un moyenneuf de peindre l es murailles blanchesau l ieu de l es empâter , de l es égratigner ,de l es truel ler ,

ell e les uni t,ell e les

ponce elle les stuque pour ainsi dire,

lai ssan t tout l e rel ief aux figures ; l’effe t

qui en résulte es t très- heureux .

Une femme d ’

E l eusis est assez bellepour ê tre canéphore aux El ensin ies, maisce n ’est pas un marb re an ti que que

Mme Henri e tte Browne a coloré de sa pres

tigieuse palette,c ’est une Gre cque nie

derne au typ e charmant et superbe,à la

chemise blan che brodée de rouge , à laves te de peau d ’

agneau ,à la ceinture

bosselée d e boules de métal , au tab l ier à

triples franges ,“

au fez entouré de mous seline — une déesse qui s

’e st faite marchandede limons

,de pas tèques et de raisins .

I l y a beaucoup de n aturel et de sen timen t dans la C onsol a t ion . Un peti tgarçon ti en t à bra s le corps sa sœur , plusgrande que lui et grondée pour quelquel econ mal sue avec quel cœur et quellesympathie enfantine ! comme il y va deto ute âme ! e t comme i l boira i t ces larmes

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s 11 étai t assez haut pour atte indre l es veuxde l ’affligée !Le portrait de M . l e baron de est

d ’

une coul eur excellente e t d ’

une vigueurtou te virile . San s connaî tre l e modèle , onsen t sa ressemblance ; on sen t que ce n

’estpas là une ressemblance à fleur de peau .

La personne morale y est auss i b ien quela personne physique .

B O DMER .— Sous une espèce de hangar

ou de hutte dont la neige b lanchit l e toitpicorent de s pou les auss i b ien pe intes quece ll es de M Couturier . Au lo in on ap ercoi t la campagne p oudrée à frimas . Celas ’appelle Pou les sous un a br i . Ce n ’est pasun suj e t pal ingenésique faisant pressen ti rles des tins futurs de l ’human ité , mais leton en est fin , l

’ exécution délicate et serrée .

I l n’

en faut pas davan tage . t . Bodmer aexposé aussi d es Terr iers sous d es genêt.s

et un paysage inti tul é au Ba s— Bréau oùl’

on retrouve les qual i tés séri euses del ’arti s te .

B ounuuu (Auguste) . — M Rosa Bonheur

n ’a pas exposé ; mais son frère la remplace

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— 7s

avec un tel air de fam ille,qu ’au premier

a —peet l ’on pourrait s ’y tromper . Jamai sressemblance n e fut plus frappante , j amaisconsanguin ité de talent n e fut plus irréensab le . Les tro is tableaux de M . AugusteBonheur

,l

Arr ivée d l a foire (Anver

gne) , Ren con tre d e d eux troup eaux d ans

l es Pyrénées, l a Sor tie du p â turage, semblent non - seul ement exécutés par la mainde M“e Rosa Bonheur mai s enco re vus avecson œ i l e t compri s a travers son intel l i

gence ce n ’est pas d e l ’ imitation , c’ est de

l ’assimil a tion . Chose bizarre , le s œuvresde la sœur se reconnaî traient peut - ê tre àquelque chose de p lus ferme et de p lusv i ri l .L

hab itude de la pe inture gris e , terneet boueuse , qui passe pour vraie aujourd

hui , peut fai re trouver soyeu se,argen

tée et bri l lante la couleur de ces to i les ;mais la nature

,lorsqu ’on la regard e sans

espri t de sys tème,n ’a pas l

’aspec t ma lpropre et fangeux qu ’on se p laît

,nous ne

savons trop pourquoi,a lui donner . El l e est

au con traire singul ièremen t ne tte dans sesformes ; pure , franche et gaie dans sestous . Les arbres on t des ve rts tendres ,

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frais,transparen ts , et ne ressemb lent. pas

à des éponges pourrie s . Le gazon se veloute de friss ons moirés ; l e c iel est l éger ,vague , lumineux , et l es nuages n

’y prennent pas l ’air de décharges des gravats .I l suffit pour s

en convain cre de se promener un j our d ’été dans une belle campagne et de j eter l e s yeux autou r de soi .M . Auguste Bonheur a osé , e t c

’est là unegrande audace , dévern i r l a n ature , lui enlever la fumée et la crasse

,la d ébarbouil l er

de la sauce au bitume don t l ’art la recouvreordinairemen t

, et i l l’a pein te telle qu

’ i l lavoyait . Ses animaux ont la robe lisse et satinée des an imaux b ien portan ts ; ses feuillages

,l a fraî cheur vivace de p lan tes la

vées par la p luie et essuyées par l e so l eil .Certa ines portions arriven t au trompe

l ’œ i l comple t et p roduisent l ’i l lusron derel ief du s téréoscop e ; entre autres

, le

petit rui sseau qui coule au bord de laroute , dans la p lus grande toile . Sans doutecette i llusion n ’ est pas n écessaire dans lapeinture d histoire

,où l ’ i dée et l e styl e

doivent prédomin er ; mais e lle aj outeun charme à la représ entation d e la nature physique . Quel peut être le mé

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rite de bestiaux et de pâturages , 8 1 ce n’est

d ’ ê tre vrais ?

B O NNE GRA C E . La Pudeur va incue

p a r l’

Amour est un de ces suj ets que Prudhon eût aimé à trai ter , e t qui , par leurnature al légorique , donn en t au_p eintre uneoccasion de nu b ien rare dan s les tempsmodernes. Nous aimons ces motifs va_gues en dehors des temps et des l ieux , et

qui , par leur générali té même , resten tétern ellement humains ; ils transportent lefai t vulgai re dan s la sphère de l ’art. Unréaliste

,croyan t faire mervei lle , eû t ré

présenté un séducteur quelconque , rou

li er ou garcon de ferme , lutinant à coupsde poing une laveuse de vaisselle . Pournous, duss ions - nous paraî tre rétrograde ,nous préférons l

Amour corrégien deM. Bonnegrace, en levan t d

une main lê

gère le dernie r voile que la Pudeur retien t d ’

un e main tremblante . Ce bel adolescent à la chevelure bouclée et parfuméed

ambroisie, aux blanches ai les de cygne ,nous semble plus vrai dan s son dégui sement my thologique que l ’amoureux l ep lus grossi èremen t réel . I l symbolise

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— 8 1

l’

immorte l désir s’emparent de la beauté ,

son idéal touj ours poursu ivi . La j eunefi lle est charmante d ’émotion con tenue et

d’

embarras virginal . Ce groupe , d’

uneblancheur dorée , s e détache harmonieusemen t d ’

un fon d de paysage aux tons d ’

uneri chesse étouffée et sourde qui l e fai t ressortir et en augmente la valeur . La coul euren est excel lente et rappell e à l a fo is lanature et l es maîtres également étudiéspar l ’artis te .

Outre l a Pudeur va incue p ar l’

Amour ,

M . Bonnegrace exposé trois portraits quel ’on peut ranger parmi les mei l leurs d uSalon : le portrai t de M . Tchoumakofi

,

artis te russe le n ôtre et celui de M . Ha

vin . Ce qui est assez rare maintenan t,

M . Bonnegrace cherche la coul eur , et i l l atrouve . La belle tê te de M . Tcheumakof

f,

avec sa pâleur ambrée,ses cheveux noirs

en désordre,sa barbe qu

argen tent çà et

là quel ques poi l s b lancs,a une puissance

de vie s ingul iè re ; l e regard nage dan s unfluid e lumineux , la marine respire , la bonche va parl er ; les mains , croi sées sur l egenou , son t magnifiques de dessin , de modele et de ton ; la veste de vel ours est

5

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d’

un noir intense et transparen t qui s’ac

corde à merveill e avec les g lacis chaudement ol ivâtres du fond . C

’est là {une peinture magistrale et s o l i de

,ébauchée en

ple ine pâte , condui te dans le sens des formes par un e bross e auss i sûre que hardieet d ’

un grain superbe . Le temps l ’egatisera sans l ’obscurc ir , et alors e lle pourraprendre place dans un e galeri e espagnoleou vén itienne , parmi les œuvres des p lusfiers co loris tes .

I l nous est difficil e de porter un jugement sur notre propre portrait . Si nousavons quelquefo is pratiqué la maximegrecque I

vä9: m w a’

y ç’

a été p lutôt àl ’i ntérieur qu

à l ’extérieur ; mais tous ceux

qui passen t devant cette to i le , ne nouseussen t- i ls rencontré qu ’au théâ tre ou dansla rue , s

exc l amen t e t nous nomment au

p remier coup d ’œ il ; nous devons donc enprésumer la ressemb lance par faite . Quantà l ’ exécuti on ,

el le a les mêmes qual ités que celle d u portrai t de M . Tchoumakoff .

fort be lle e,d ’

une coul eur for te et

lumineuse , d’

un modelé pui ssan t , et fait

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feui llages ; à gauche s’

en tassen t des maisons en bois d iaprées de coul eurs tendres ,avec leurs étages en surplomb et leursmoucharabys gri l l és , et sur la p lace circul ent les a rabas a ttelés de bœufs gri s

,

l es ta l ibas rapides , l es monbhirs à cheval ,les piéton s de toute race et de tout cestume , Turcs , Syriens , Arnautes, Bulgares ,femmes en feredgé rose , p istache ou bleu ,

tand is que l es marchands vendent dubaklava , des concombres

,des épis de

mai s rôti e t autres denrées exot iques .L

un d ’eux a même adossé sa bouti que à

ce p i lier tronqué formé de deux serpentsde b ronze s

enroulaut en sp iral e e t quiprovi ent , d it- on

,de l ’ancien temple de

Delphes . Nous pouvons , comme témoinoculaire , attester la vérité sobre et fortedu tableau de M . Brest . Nous en dironsautan t de l a Poin te d u séra i l et d u M issinCharsi , bazar d

Égypte où se vendent lesdrogues , à Constant inople .

B RETON . I l y a chez M . Breton un sen

timen t p ro fond de la beauté rusti que quile sépare des vulgaires fa is eurs d e paysana eri es . I l n e flatte pas la nature en lai d .

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Cet artiste vraiment d igne d’

un nom tropprodigué auj ourd ’hui a compris la poésiegrave

,s éri euse et forte de la campagne .

qu’ i l rend avec amour,respec t et s incérité .

Les travaux nourriciers de l’homme on t

leur grandeur et l eur sain teté ; p our quisai t b ien les regarder

,ils s

accomp l issent

solenn el lemen t à la manière des rites rel i

gieux , avec des formes et des attitudespresque hiératiqu es , comme si l

’on celébrait les fê tes de l ’antique Cybel e . Re

gardez dans l e Col za ce tte j eune fil le quicrible la graine . Ne dirait— ou pas , à lavoi r avec cette noble pose donnée par safonction même

,une vierge d ’

Eleusis tenan tle van mystique ? Sa tê te hâlée au profil

pur et ferme ne démen tirai t pas la'

supposition .

Le tableau des S urc ’

eases produi t une

impression mystérieuse et douce qu’onn

attendrait pas de Son titre . Le solei l se

zon , au bout d ’

une vaste plaine dontquelques femmes cou rbées arrachen t lesmauvaises herbes . L

une d ’elles,fatiguée

sans doute,s ’est relevée et s e ti ent debout

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au secon d plan,détachée en s ilhoue tte

sur la l irhp idité du cie l ave c un e svel tesseet une élégance rares . Le travail va fin i ravec le j our , et l a bel l e créature se redressecomme une p lante à la fraîcheur d u soir !Est— ce la même qui rêve accoudée dans

le tableau in titul é l e Soir,pendan t que ses

compagnes plus folâtres se p rennen t l esmai ns et forment une rond e ? Ce typ esemble préoccuper l e pein tre , et il reparaîtà travers son œuvre comme la répétitioninvolontaire de quelque Fornarina vi lla

geoise . On peut , du reste , le revo ir avecp laisi r . I l rappel le avec plus de force et

de style la C l a ud ie de George Sand .

L'

I n cend ie sort de la man ière de M . Bre

ton , qui affec ti onne les s cè nes tranqu illeset simples et ne vise pas hab i tue l lemen tau dramatique . [l y a beaucoup de mouvemen t , d

’action et de terreur dans cetab leau . L

’ in cend i e,a l ivid i té de

la flamme au sole i l,dé ravers des

m 1ere . On accourt, on s’empresse

,on se

passe les seaux d ’ eau , on attaque les mura i l les pour isoler l e feu,

tout en procédan t nu sauvetage des personnes des

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animaux et des meub les . Les bestiauxeffarés qu ’on fait sortir malgré eux de

l ’etable s e révolten t et mettent le désordredans la foule . Tout cela est rendu avecbeaucoup d e tal ent , d ’énergi e et devérité .

B RI GUIB O UL . Cet artiste a expos é uneDanae

'

, un Job et un por tra i t d’

homme . La

Danaé est une grande figure exubérante deformes , qui semble accuser chez l e p ein treune préoccupat ion de Rubens et de Jordeens , bien qu

’ i l n ’

incen d ie pas sa pal ettede tons rouges et. se main t ienne dan s unetonal i té blonde plus itali enn e que fl a

mande . Cette figure a de l ’aspect e t unecertain e tournure magistral e . Job

, p iteu

semen t étendu sur son fumier , écoute lesconsolations i roniques de sa i emme dansune pose de raccourci orig inal e et savante .

Le portrait d ’homme est d ’

une bonne facture .

B R I ON . Le S i ege d’

un e vi l lap a z l es

Roma ins sous Jul es C ésar nous mon tre,

chose curieuse , une batterie de bal istes etde catapultes . Ce sont des engins formida

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b les à l ’oei l que ces an tiques in s trumen tsde destruction ! D’

un effet moins puissan t

que nos canons rayés e t n os mortiers , ilson t un aspect én orme , farouche et monstrueux qui frappe l

’ imaginati on et l’

épou

van te . Quelle compli cation de poutres , deressorts , de roues , de déten tes et d

’engreuages ! E lles sont là , bal istes et catapultes, bardées de cu irs verts pour ne pas s

’allumer aux dards euflammés et aux pots àfeu . Les so ldats tendent sur un treui l lacorde qu i do i t chasser l e p roject ile , ou balancen t le madrier destiné à battre enbrèche les remparts . Au pied des machines son t rangés les b oucl i ers desti nésà fo rmer la tortue au momen t de l ’assau t .Tout l ’attirail du s iège an tique est re

construi t avec une science d ’archéologie

que nous ne soup ç onn ion s pas chezM . Brion , qui j usqu

’à présen t s 'était p lusoccupé d es habi tan ts d e la forê t Noire quede la bal is ti que sous Jul es César . Mais I’ l€Dn

’es t imposs ible a un homme d ’

un vraital en t comme M . B rion . Son S ie

'

ge d'

une

vi l l e p a r l es Roma ins lui f ai t beaucoupd ’honneur , car l

’exac ti tude techni que nel ’a pas empêché de composer un tableau

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plein de vie , de mouvemen t et de cou

l eur .

La Noce en Alsa ce, l e Rep as d e noce etl e Bened ic i te nous ramènen t aux suj etsfavoris du peintre

,les vie ill es coutumes

pittoresques conservées encore dans quelques provinces fidèles à l a couleur lo cale

,

et que l es artistes se d épêchent de fixersur l a toi l e avan t qu ’ el les n e disparaissent .

M . Bri on sait rendre avec une grâce charmante ces types particuliers , ces costumesbi zarres , ces intérieurs aux détails caractéristiques ; il donne du sentiment et de labeauté à ces physionomies rustiques quipeut- ê tre n ’en ont pas ; mais, . si c ’est unmensonge , nous l e lui pardonnon s bienvolon tiers .

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C A B ANEL .— L€hasard alphabé tique , ju

d ieieux ce tte fois, amène en tête de la le ttre Cun pein tre à qu i son méri te assigne en effetcette place , M . Caban el . l l domin e réellement ce tte séri e abondante en œuvre s remarquables et qui se renferme presqueent iè re , au bout de la galerie des B ,

dan sune espèce d e salon carré où l a lumièrenous a semb l é p lus favorabl e qu ’ai ll eurs .

C’ est un charman t tableau que l a Nym

p he en l evée p a r un fa une . Charman t n ’estpoint i c i un e va i ne ép i thè te élogieuse .

E lle résume l ’idée même de l ’œuvre .

M . Caban el a évidemmen t , et nous l ui ensavon s un gré i nfini , travail lé sous la préoccupati on du cha n n e. Les artistes aujourd

hui ne pensen t pas à p laire aux yeux,ce

qui , en somme, est le but de la p ein ture .

I l s veul ent ê tre savants,pro fond s

,origi

naux , sub l imes, bizarres même ; mais i ls

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mê ler à l ’épouvante chez la nymphe qu’

i lenlève . Aux boucles laineuses de sa tê te ila enlacé une agreste couronn é de coquel icots c ’est plus de coquetteri e que n

en

on t ses pareil s . Une peau de panthère senoue autour de ses reins , et à sa ceintureest suspendue une flûte de Pan , qui ind i

que l e mus icien , l’

ar ti ste capable d ’

empor

ter le prix aux luttes de chan t .D

un bras vigoureux il soulève la nymphe qui se renverse en se débattant , etdont le s cheveux défaits s

épan chen t parnappes d

'

or . El le cherche à éviter l e baiser camus du raviss eur , mais sa peti temain est un obstacl e faci le à é carter , etl ’exp ression de ses yeux noyés , de ses j ouesrougissantes , de sa bouche entr ’ouverteoù relu it l ’ éclair parlé du sourire , n

ind iquepas une volon té de résistance bien farouche . Le l ieu est désert , l e demi— d ieu pressant ; les napées se cachen t sous les ro

seaux , les o réades dans les cavern es desmontagnes ; les compagnes de la j eunenymphe se sont en fuie s . Heureux faune !On ne saurai t rêver un corps p lus j eune ,

plus suave , plus dél icatement virginal quece torse de nymphe , d ’

une blancheur

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neigeuse , qu i palpite contre la b rune poitrine de l ’ægipan . Des demi — te in tes azurées, rappelant le ton l éger du ciel c ommel ’or des cheveux rappel le les rousseurs dufeuillage

,baignent de leur transparence

les rondeurs d u sein , tandis qu’

une l nmière argentée satine le ventre , les hanches et les cuisses , pour reparaî tre en

baisers roses au bout des p ieds . Quellefraîcheur ! quelle grâce ! quelle hermonie ! Comme cela es t caressé d ’

un pinceausûr de lui dans sa légèreté , et qui sai t fondre l es coul eurs sans al térer les formes ,sans perdre le modeléLe paysage , traité d

une man ière largeet vague

,soutient les figures comme un

accompagnement souti en t la mélod i e . Il

est é tofi’

é et riche , mais d’

une richesse peuvoyante , et il enveloppe amoureusementla scène de mys tère de si len ce et

d ’ombre .

Dans son genre l e Poel e floren tin estun e toi le aussi réussie que l a Nymp he en

l evée p ar un faune. Assis sur l e banc demarbre d ’

une villa , l e poè te fait s ans doutela glose d ’

un sonn et d ’amour p latoniquemen t alambiqué à la mode du temps . Un

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j eune c ouple : l ’aman t , beau j eune hommede vingtaus , lamaî tresse , dél ici euse b lon deau pur profi l , écoutent réciter l e po è te .

Peut - ê tre une é tincell e de j al ousi e bri l let- el le dans l es yeux de l ’aman t à voir sonaimée prê ter une attenti on si émue auxrimes de l ’auteur ! Plus loin se t ien t aocroupi ave c une pose de n onchalance heureuse un autre compagnon égalementj eune et beau . Un tro is ième s ’est a l longésur l e dos sie r du banc

,e t, la tê te en tre

ses mains,savoure à son aise la poésie .

Tous ces personnages , vê tus de beaux co stumes floren tins , s

arrangen t avec une él égance rare e t forment un groupe dontl ’œ il n e peut se d étacher .

L a M a del ein e p én iten te ne s e montre

qu’

à mi— corps et semble un p eu gênéepar son cadre ; abîmée dan s une p ieuserê ve rie

,e l l e con temple sa c roix de roseau ,

la po i trine gonflée de sanglots,l es yeux

meurtri s de larmes . La tê te maigrie et fatigué e , quoi que bel le en core , a cette douloureuse pro fondeur d e sen timen t qu ’onadmi re chez Ary S ch i ffe r, mais avec desqualités de pein tre bien sup érieures . I l est.fâcheux que les bra s , vus en ra ccourci , ne

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s’

emmanchen t pas bien avec l es épaul es etdonnent à la figure un a ir con traintcela ti ent

,sans do ute

,à la dimens io n res

treinte d e la to i le . Quelques cen timè tresajoutés par en bas mettraient la b e l l e p én iten te à l ’aise et doub le raient son charmemai s peut— être M . Cabanel a—t- il crain t

,

en un suj et demi— religieux , d’ê tre tr0p

séduisan t .Outre le mérite de la ressemblance , le

portra it de Mme I . P . a celui d ’ê tre ad

mirablemen t composé . Qu’on n e s ’ytrompe pas

,l ’agen cement d ’

une seule figuredemande une composi tion tou t au ss i bien

que l e balancemen t d ’

un groupe . Les

grands maîtres n ’y manquent j amais , etc ’est ce qui fa it des tableaux des portrai tssignés par eux , tandis que l a p lupart desportraits modernes n e sont que des images . L

’atti tude es t simple les main s s ’arrangen t avec bonheur sur l ’ éventail quipré texte leur mouvement ; les blancs douxet chaud s de l a robe de mousseline , l ebleu turquoise l égèrement verd i de l ’écharp e fon t valoir l e te int brun et les cheveux noirs du modèle .

Le portrait de M“ W . en robe — de

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velours noir , que contourne une ri che fourra re

,n ’est pas moins remarquable . M . Cu

banel,avec l ’harmon i e de tous et la dou

oeur de p inceau qui sédui t les gens dumonde

,sai t conserver toutes les quali tés

sérieuses de l ’ar tiste . Il est agréabl e ettendre dans sa pe inture

,mais point efi

é

min é ; sous ces chairs si soyeuses e t d’

un

grain si fin , il v a des os , des muscles , desnerfs . Citons auss i avec éloge le portrai tde Son Exo. le ministre de l ’agricul ture ,du commerce et des travaux publ ics .

Tout autre peintre queM . Cabanel , prenant la route du j oli , nous alarmeraitp eut— ê tre un peu

; mais , chez lui , l a grâceest la grâce de la force , e t pour s

en convaincre

,i l suffi t de penser à la M or t d e

M oïse,ce tabl eau grandiose et michel

angesque, par l equel i l débuta .

C AMP O TO STO . Malgré ce nom espa

gnol e t torride , M . Campotosto est Belge ,de Bruxel leset non de Madrid , comme l

’atteste l e l ivre t ; mais un nom cast i l lan n ’estpas rare en Belgique . L

’aspect de la peinture dc M . Campotosto permettrai t de continuer c e tte suppo siti on d ’origine mé ri

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— 97

d ionale ,car elle est chaude , colorée , un

peu brû lée au so leil ou‘

au four , et d’

un efacture énergique .

L’

Heureuæ Age, un Petit C oin où l’

on

p l eure, les Enfan ts de p êcheurs, son t faitsd

un mélange de Muri llo et de LéopoldRobert , que l

’auteur a relevé d ’

une sauceà l ui par ticul i ère . Le tout forme un régaltrès—agréable à l ’ œ i l et d ’aspect original .La loterie a acqui s une des toiles deM . Campotosto , qui ne sera pas un des lot sl es moins enviés .

C ARAUD .— Ou ne peut

refuser aM . Cu

raud un e assez fi ne intelligen ce du 1 8° e tdu 1 7

° siècle i l en _connaî t fami l i èremen tles mœurs

,la physionomie et le costume .

Son dess in ne manque pas de correction ,sa couleur est agréable

, sa touche adro ite ;un peu plus d ’

ac cent et d ’original i té , cesera it parfai t dans —

,son genre . Son exposition de cette année consis te en

quat re tableaux l a Pr ise d

habit d e ll d e

la Va l l ie‘

re a u couven t d es C àrme'

l i tes

( 1 67 4 ) la Pr ière, l a C on va lescence e t l aCha ise p orteurs . Le

°

p ine cons id érable estl a Pr ise d

ha bi t d e M “ d e l a Va l l ie’

re. La

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figure de celle qui , après avoir été la premiere et p eut - ê tre la seule passion deLouis XIV ,

d evint humb lement sœurLouise de la M iséricorde , a une g râce pénitente et mé lanco l ique sous les c iseaux

qui entamen t sa blonde chevelure ; maisl ’ensemble du tableau pèche par une tropgrande gaie té de couleur et une coquetterie un peu mondaine d

ajustemen ts .

Ce tte solenn ité rel ig ieuse eù t demandéune gamme de tous plus grave et plussombre . L

’effet de la scène y eû t gagné .

Dans l a C onva l escence,l ’ expression de la

j eune femme qui , soutenue par ses parents , va , au sorti r de sa chambre de malade , aspirer sa première bouff ée d

’air auj ard in , est rendue avec beaucoup de s entiment . La Pr ière est un e j ol i e toile

,et l a

Cha ise d p or teurs , où , guidée par un se igueur , va monte r cette bel le dame , caractérise b ien la galanterie cérémon ieuse d ugrand s i ècle .

GA STAN .— l l y a beaucoup de fraîcheur

et d e lumière dans les E nvirons d e S ion

(Valais) e t Au bord d’

un ruisseau deM . Castan . Ce t a rtis te a un e. facon l égère de

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pu issan te et lumineuse . Un bachi—bouzouch à tête rasée enlève

,pour la reven

dre à quelque sérail , une bell e j eunefemme une qui se tord en tre ses bras etl’

égratigne . On voi t à l ’ impassibilité op iniâtre du ravisseur qu ’

i l p en se plutôt auxbourses d ’or du Dj e llab qu’aux charmesde s a victime . l l voudrait b ien n e pas endommager cet obj et d e prix qui s e débatsans souci des déchets e t des meurtrissures . Au pied du groupe s ’étale un enfantmassacré -don t l es vagissements importunaien t . Au fon d , d

’autres bachi-bouzoucksme tten t le feu aux maison s saccagées .

Ces détails son t plus apparen ts dans ladescripti on que dans le tableau même , oùle torse de la femme accapare l ’œ i l parl ’éclat vivace du ton et la fougueuse luxuriance de la chair . C

’est un beau morceau que ce corpsp lein de force , dejeunesseet de santé

,grassement féminin e t satiné

d e lumière .

Le Ra ta slave,drap é dans son grand

manteau rouge , a bien le caractère mélancol ique , féroce e t sauvage d u type . La

tête est superbe,et le co rps se sen t à mer

veille sous les larges plis de l ’epaisse étoffe ,

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l tl l

Nous a imons auss i beaucoup l a jeun ePaysanne avec son enfan t (Croatie) . Tousles détails de son p ittoresque costume ,

manches fen estrées d ’en tre —deux de gui

pdre, tab l ier à franges , broderies aux couleurs vives, colliers, plaques , chaîne ttes desequins , son t rendus avec largeur et précision à la fois . Le type d e la figure une

grâce exotique qui met le rare dans lecharmant . — Quan t a l

en fan t , il est fort j olisans doute , mais un peu trop mou ,

carses chairs cèden t comme de la pâte sous lapress ion des doigts maternels .Cette exposition est

,a ce qu I l nous

semble , l e début de M . Jaroslaw Cermak .

Du premier coup il a su se tirer d e lafoule

,et se faire apercevo ir dans cette im

mense cohue de tableaux .— Au Salon , ce

n ’est pas le tout que d’avoir du ta len t

,i l

faut encore que ce talen t so i t visible en

plutôt voyan t , pour parler le j argon de lamode .

C H APL I N . Occupé de pei nture sdéc oratives aux Tuil eries e t à l

É lysée ,

M . Chapl in n’a exposé que troi s portrai ts

le portrait de M“ M . ,ce lui de M°”P. et ceux

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des en fants de M M A. G . On y retrouve lesqual ités qu i on t fa it l a réputation de l

’art iste

,l e réal isme dans la grâce et une fraî

cheur rare de coloris . La _touche à la fo isdél icate e t b rusque de M . Chap l in , l e mélange de frotti s e t d ’

empâ temen ts qu’ i l

emplo ie,l ’éclat lumi neux de ses satin s , la

man ière l ibre d on t i l chiffonn e le taffetaset les gazes , ô tent à se s toile s la fadeur

qu’

éviten t rarement les pe intres fashionables .

C H AVAN NE S (Pavis de) . — Nous plaçonsi ci M . Put is de Chavannes ; il y a dro it parl ’in iti a le d ’

un de ses n om s, et ses deux

vaste s peintures o ccupen t toute un e paro idu Sal on où s e tro uven t le s toil es de M .

Cabanel . Quoique M . de Chavannes aitdéj à exposé un Retour d e chasse p lein debel les promesses

,on peut dire qu’ i l dé

bute véritablement cette année . D’

un seu lcoup il est sorti de l ’ombre ; la lumièrebrille sur lui et ne le qu i ttera plus . Sonsuccès a é té grand et cela fait honneur aupub l i c , car M . P . de Chavannes n e cherche pas , comme on d i t

,la -pe ti te bê te.

Son espr i t se ment dans la p lus haute

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l Oi

de réal isme,est nature ll ement hé r0 1que ,

épique et monumen ta l , par une ré cur

rence de gén ie bizarre . Il semble qu ’ i ln ’ai t rien vu de la peinture contemporaine et sorte d irec tement de l ’ atel ier duPrimatice ou du Bossa .

Le suj et de l a Guerre est pris dan s un

sens synth é tique , en dehors des circon

stances de temps , de l ieu e t de parti culari téquelconque . C

’ est l ’ idée elle-même renduesen sible avec une singulière pu issance poétique . La guerre a pass é sur un pays ; l

œu

vre de conquê te est achevée ; trois cl aironsa cheval , impassibl es, semb lable s d

’attitude , sonnen t la fanfare d u t ri omphecomme les anges sonneron t l ’appel du jugement dernier , et son t auss i effrayants .

Cela est grand , farouche et sauvage , ave cune tournure an tique , à la façon de certains vers des Niebelungen . Derri ère

,

vien t confusément l ’armée emmenan t lescapti fs qui se torden t les bras dans l eursl iens .

— Au centre de la composition , debelles j eunes femmes , enchaînées ou dé

pouil lées de leurs vê tements , déplorentleur virginité ou leur honneur .

— Au premier plan

,la vie i lle aï eul e

,Hécube rusti

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que aux flancs fourbus par la maternité,

pour nous servir de l ’én ergique expression shakspearienne, aboi e de douleur devant l e cadavre de son fils . Le vi eux pèresanglote e t se lamente , fou de désespoir .

Un peu plus loin , l es bœufs de labour éventrés agonisen t

,renversant la charrue dans

village qui en voi e au ciel , commeune prière e t une demande de vengeance ,un

,long j et de fumée noire que

'

le ven trabat , comme le dais d

un immense catafal

que, sur la p laine l ivide . Rien n ’est plustragique que ce tourbillon sombre ! Destrophées

,des palmes

,des engins de guerre

groupés avec un goû t s évère , encadrentc e chant de po ème homérique .

La Con corde nous transporte dan s un

vallon de Tempe,ombragé de grands ar

bres verts,arrosé d ’eaux courantes ; l es

guerri ers on t dépo sé leurs armures ; ils serep osen t ou s ’exe rcent à dresser les chc «

vaux ; l es i nnocen tes industrie s de la paixoccupen t l e loi si r des femmes ; l ’uned ’elles, agenoui l lée , presse l e p is d ’

unechèvre , l ’autre porte une corbei l le defruits

, une tro is i ème tresse des fleurs

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ce l le- ci rêve ac coudé e ; celle —là, qui rap

pelle dans sa nudi té superbe l es hautesélégances floren t ioes se ti en t debou t fièremen t

,comme une Ven us sortant de la mer .

On se croirai t au temp s d e l ’âge d’o r ,

tan t i l y a de calme , d e fraî cheur et derepos dans cette composi ti o n aussi tran

La cou

leur e l le —mèn e en est abstra i te et

plus humaine . Le p ein tre semble avoirprofité de la paix pour achever à loi sircertain s morceaux auss i beaucoup d egens préfèrent - ils l a Concorde à l a Guerremais ce n ’ est pas notre avi s , quo iquenous admirions sincèrement l ’une e t l ’autre . Des fleurs et des fruits d ’

une cou

l eur excel lente borden t cette idylle arcadienne et la comp lè ten t ; l e sens or

nemental et décoratif p erce chez M . deChavannes jusque dans l es moindres ae

cessoires .

Et la cri tique ! a llez -vous d ire,vous n ’en

indiquez aucune . M . Puvis de Chavanneses t don c parfait ? Eh ! mon Di eu ! non ; i l ad ’ énormes défauts ; mais voilà un peintre qu i naî t, ne l e tuons pas tout de sui te ;laissons— le faire . Nous l e cri tiqueron s plus

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ble bordée d ’

arbres noirs*

où ba l lo tte une

barque désemparée e t qui rej ette un cadavre à ses rives . La sensation froide et ,

maladive de l ’aube a raremen t été mieuxrendue . Vers l e soir représente un troupeau se hâtant de rentrer au bercail sousl a menace de la tempête . La rafale souffle

,mêlant aux nuages des tourbillons

d e poussière ; les arbres se torden t con »

vulsivemen t,les herbes ploien t , les ro

seaux claquent comme des lan i è res defouet . B ientô t les larges gouttes vonttomb er e t les cataractes du ciel s ’ouvrir .

C LÉMENT . Quel excellen t morceau depein ture que la Roma ine end ormie de M .

C lément ! Nous avon s revu avec p laisir cettebe l le femme brun e , étendue sur des lingesb lan cs comme une Vénus du Ti tien

,et

no tre admirat ion pour el l e s ’est augmentée en core . Les moiteurs de la si es te coloren t ses j oues hâlées et lus trent ses abondan ts cheveux n oirs ; sur sa poi trine , l erhythme du sommeil soulève et gonfle sagorge orgueilleuse , et le reste du co rps se

group e dans un souple abandon . Commec es chai rs son t vra ies

,fermes et pleines

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de suc La vie y circul e ; elles sont supportées par des os et des muscles , et n

’on tpas le moindre rapport mec ces crèmesfouettées , blanches et ros es , dont on pétri tles nudités de boudoir . C

’est une vraieRomaine , une fill e de la Louve , ren dueavec un art tout itali en .

LeDén ic/zeur d’

oiseauæ , une vie ill e connaissan ce de l ’Écol e des beaux - arts commela Roma ine endormie, est une chose charmante d ’

une grâce s érieuse et sévère , oùl ’étude de la nature e t l ’étude d e l ’antiquese fondent heureusement .

GLÈB E .

— L’

l tal ie est la grande insp iratrice

,a imezp arens elle a porté bonheur à

M . Clère . Les Femmes d e S ara c inesco la

fon ta ine éblouiss en t l ’œi l par l a réverbé

ration de cette lumière blanche du M id i

qui semble invraisemblabl e sous le j ourlouche et faux du Nord . Le sole i l frapped

ap lomb le versant du rocher d’où sourd

l a fon taine , découpan t des ombres é troites et bleues , in cend ian t et décoloran t lesfemmes aux costumes p ittoresques qui segroupent autour de la source avec leursvases de cuivre et leurs paniers de l inge .

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Une F ami l l e d e moissonneurs d ans la

camp agne deRome rappelle , pour la beautédes types , l e style rustiquement raphaéles

que de Léopo l d Robert . La j eune femme

qui se penche vers le berceau deviendraitb ien aisément une madone avec l ’EnfantJésus , M adonn a col B ambino

,comme

disent les I tal ien s dan s l eur dévotion ca

ressante e t famihere .

Le jeune Pâ tre d ans l a camp agne de

Rome a aussi beaucoup de caractère .

C OMTE . «Après que Charles VII eutre cu l ’onction sain te et eut é té pro clamér01 , Jeann e , tout en pleurs , lui dit en embrassan t ses genoux Genti l roi , ores estexécuté l e p laisir de Dieu qui vouloit quelevasse le si ège d ’

Orléans et que vous amenasse en caste c i té de Reims

,recepvoir

vo tre saint sacre,en montran t que vous

etes vray ro i e t celui auquel le royaumede F rance do it appartenir .

Cela se passai t dans la cathédrale deReims le 1 7 j ui llet 1 4 29 .

M . Comte,l ’auteur de Henr i [I I mon

tra n t ses singes et ses p erroquets aa a: d a

mes d e l a cour e t de tan t d ’autres toi les

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coùté de sacrifi er à l ’harmon i e généralequelque détail caractéristique pé niblementappris ou reconstitué . Que de tê tes vivantes de la vie de l ’ ép oque que de costumes ou d ’accesso ires merveill eusementrendus on distingue parmi cette foul e dia

prée en s’

approchant un peu du tableau !Jamais M . Comte n ’a fait une plus

grande dépense de talent .

C ORO T . Nous avons toujours'

eu pourM . Coro t une vive sympathie . C

’est une

nature na 1ve , timide , i dyll i que qui tradui tparfois l ’antiqui té avec la bonhomie famil ière de la Fon taine ; mais , cette fo i s , nousavouon s que son Orp hée nous pla î t médiocrement . Cette si lhouette bizarre

,

su ivie d ’

une Euryd ice roide comme une

poup ée , exciterai t l e rire , s i l ’on pou

vait rire de cet exce l len t Coro t , s i amoureux de son art , s i travai lleur et s i convaincu . Heureusemen t ou le retrouve toutentier dans le Sol ei l l evan t , d ans le Souven ir d

I ta l ie,dans l e Lac , avec son atmo

sphère argentée , sa vapeur lumineuse , seseaux c almes , ses arbres cla irs et son as

pec t élyséen .

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C OU RB ET .— OH dirait que M . Courbet a

enfin compri s qu’ i l avait trop de talen t pourchercher le succès par des excen tri ci tésvoul ues . L

apôtre du réalisme s’est con

tenté ce tte année de faire de l ’excellente e tsol ide p e inture .

— Pas de Vénus capitonnée ,pas de demoiselles de vi llage , pas de lorettes au bord de la Seine , mais des animaux et des paysages d

une grande véritée t d ’

une exécution magistrale . Le But du

p r in temp s nous fai t assister à un de cescombats entre rivaux d ’amour qui se terminen t souvent par la mort . Dans la c lairiere d ’

une forê t aux arbres séculaires,

deux cerfs, llesbois entre- croisés , lutten t avecune rage op iniâtre . Un troi s ième , hors decombat , brame et agon ise , une large plaieau flanc . Les a nimaux s on t admirab lementpeints , l e paysage est superbe .

— Le 0er]à l

eau,hale tan t

,à bout de forces , se j e tte

éperdument dans une mare sombre au

milieu d ’

un si te sauvage e t lugubre . Sney

ders ou Velasquez signerait cette -to ile .

Nous aimons infin iment mo ins l e P iqueur ,dont l e paysage seul est beau . Maî tre Courbet , efi

acez ce cheval de carton monté parun caval ier de bois

,mais réservez pour

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en sonner une fanfare la trompe don t lecuivre fait illus ion . Le Renard dans la

neige est plein de finesse . On ne croquepas plus sp irituellement un mulot faute d epoules . Citons, pour finir

,l a Roche d

Ora

gnon un e roche gri se , des arbres verts,une eau l impide et frissonnante .

C URZ ON .— M . de Curzon continue à ex

pla iter heureusement la veine de ses souven irs i tal i ens .

\

E cco fior i représente de jeunes bouquetières napo litaines offrant avecun sourire leur marchandise embaumée . Onsait la grâ ce que M . de Curzon sai t donnerà ces types populaires . Peut— être mêmemaintenant vise — t- il trop au j ol i . Une

l essive a C erva ra ,E tats romains

,a un

caractère plus sérieux . La H a l l e d ep ê

lor ins , près du couvent de Subiaco,ac

qu ise par la lo terie,est une des meil

leures choses qu’ait peintes l ’artiste .

La Fami l l e d e p êcheurs, dans l’

î le de Capri

,ne manque pas de charme ; mais nous

lui préférons l’

1 l issns et l es Ru ines du

temp l e d e Jup i ter ,près d ’

Athènes , un

s i te d ’

une b eauté s évère,dess1ne avec une

fermeté de l ign es qui fon t regretter que

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Damn — Cc pei ntre , né à Boston , aposé Une Cour d e /erme à Etreta t . — Descorps de bâtiments rust iques aux murail lesgr ises , ombragés d

’arbres se reflétant dansune mare , et sur tout cela un j oyeux rayonde sole il égayan t l es demi— t e intes blanatres qui baignent le reste de la to il e .

C’es t fin de ton et bien rendu ; mais peutê tre eussion s— nous préféré , vu la nationalitéde l ’auteur

,un s ite plus exoti que

, une deces forê ts ou de ces prairies que FenimoreCooper décri t s i bien . Cela s emble étrangede venir du nouveau monde dans l e vi euxpour peindre une ferme à Etretat .

D’

A RGENT (Yan ) . — l l y a un véri tablesentiment fantast ique dans l es La vand ièresd e nu it , de M . Yan d

Argen t . On conn aî t cette l égende bretonne fdes laveusesspectres

, qui savonnen t des l inceuls avecdu cl air de lune sur la pi erre des lavoi rs

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H T

et pr ian t'l e passan t éga ré d e les a i der à

tord re leur l inge . C’ es t par ces nuits où

des brumes blanches fl otten t au- dessusdes prairies etç des saulaies qu

’on entendle brui t de leurs b attoirs couper la n oteplain tive de la ra inette dans le vaste si

lence de la campagne . L’artiste a re

présenté,sur une to ile de forme ob

longue ,le s lavandiè res d e nu i t à la

poursu i te d ’

un pauvre paysan bas—breton ,

à qui la p eur donne des ailes malgré se s

grègues embarrassantes et ses lourds sa

bo ts . Mais l ’haleine va bientô t lui manqueret i l tombera mort dans une de ces fl aquesd ’eau où , parmi l es n énufars

,fl o tte déj à

un cadavre . L’

essaim des laveuses nocturnes s ’allonge dem are lui comme un

banc de vapeurs , dessin ant de vaguesformes humaines , tendan t de maigre s brasarmés de batto irs . Les vieux troncs desaules éc imés se tortil lent h ideus ement aubord de l a route et prennent de monstrueuses apparences spectrales ; de leursmoignons in formos, i ls semblent voulo irretenir l e fugit if ou le menacer . Cependan t une lune bla farde je tte son fro idrayon sur cette scèn e de fan tasmagorie .

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ébauchant ca et l à, a travers l’obscuri té ,

des silhouettes in qui é tantes

Les P i l l eurs de mer a Gu isseny ,quoi

que rentrant dans le domainfl: de la réali té,

on t n éanmoins un caractère fantastique .

Des paysans ont attaché une lan terne aux

cornes d ’

un bœuf et l e pous sent sur l esréci fs où la vagu e déferl e , pour donner lechange aux vaisseaux en péri l et le s fai reéchouer .

A voi r ces chênes aux racin es én ormes,

aux troncs pui ssan ts,aux branches qui

seraien t des arbres, en ne se douterait

guère que c’ est là un Souven ir d e col /69e .

On aurai t p lutô t l ’i dée de cette forê t ma

gique de Brocéliande où Merlin a d i sparu .

Mais regardez ce j eune ga rçon si j oyeuxd ’être seul e t l ibre ! Il fai t l ’éco le bu issonn ière, ce tte école qui vous apprend tantde choses

,et , loin des maî tres , écoute la

vo ix sil enci euse de la nature . Le Pâ tre d es

p la ines d e-Ker louan M en/air prend un ca

ractère so l ennel —sur cette lande hérissée

d e mystérieuses p i erres d ruidi ques et

sembl e lui-même ta ill é dans legrani t breton . M . Yan d

Argent exprime l e côté l é

gendaire de cette Bre tagne dont Adolphe

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4 20

lorsqu 11s o ccupen t l e premier plan . Les arbres né sont n i des plumets n i des fumées .

Les terrain s même couverts d ’herbe on t uneassi ette solide et ne ressemblent pas à dela terre glais e pétri e avec d e l a lain e hachée . Chaque obj et se dessine par un contour apparent ou réel

,et les paysages de

M . Daub igny n ’offrent guère que des taches de couleur juxtaposées . l l n

eût ce

pendant fallu que quelques j ours de travail pour faire des tableaux excel lents dec es préparation s insuffisantes .

Le Pa rc moutons l e ma t in satisfaitau premier aspect . L ’heure crépusculairechoisi e par le pe intre n

ex igean t pas decon tours arrêtés e t de détails précis

,l ’effet

gén éral est bon . M . Daubigny a très- bienrendu la tonali té grise du matin . Su r

la ligne d ’horizon où s’

évei llent le s lueursde l ’aube , se dess ine un moulin à ven t.l ’ail e bizarrement repl i ca, e t se tordent enfrissonnant de petits arbres trapus . Entreles barrière s d u parc

,près d e la cabane

du berger , son t couchés confusément d esmoutons dont quelques uns se dressentavec somnolence sur leurs pieds .

Nous n e pouvon s regard er l’

I l e d e Va u .r

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1 2 4

à Auvers que comme une pochade d’après

nature , bonne à susp endre au mur d’

un

atel i er et à consul te r pour faire un ta

bleau . La rangée d ’arb res qui borde l’

î leest àpeine indiquée , et l e saul e du p remierplan n ’est qu’

un frottis bleuâ tre où l ’onne discerne n i branches n i feuille s . LeVi l l age p rès d e Bann ières est une bonneétude , mais rien de plus . C

’est le soir ; uneberge couronnée de chaumières se réfléch itdans l ’eau tranquil le d ’

une rivi ère e t s edécoupe sur un ciel déj à assombri par lachute du j our . Un moti f s i vulgai re

,s i

peu pi ttoresque en lui —même , avai t beso ind’être relevé par l ’exécution pour ê tre intéressan t .

Nous en dirons au tan t du Lever d e l uneun ciel .rou ssâtre , des arb res vaguemen tébauchés , des herbes con fuses t achetées dedeux ou trois vaches , des chaumières informes dont la fumée monte toute dro i te

,ce

n ’est vraimen t pas assez p our ê tre s ign éDaubigny . Les Bord s d e l

O ise, avec leurgroupe de laveuses battan t l e l inge

,par le

ton gris bleuté des arbres , la transparencefluide des eaux , l a touche plus fine et plusl égère , rentrent dans la première man ière

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de l 'arti ste et méri ten t des él oges sans restrictions.

D AUZAT S ;— M . Dauzats est un des cos

mopol ites de l’art . Il a vu l ’Espagne lors

que personn e encore n’y allait

,et l ’Algérie

et l ’Asie Mineure , tout l ’univers et cen tautres l ieux — Cette année il nous montrel es Environs d e Damas

,— un canal où glis

sen t des barques,où se miren t des tours

et un pavil lon abritant des Turcs et desSy ri en s qui fument le chibouck ou prennen tdes sorbets . Un paysage des M i l l e et

une Nu i ts d’

une vérité invraisemblabl e !— Nous reconnaissons l es En v irons d e

B l id a/i et l a Grand e p la ce d e M anzanerès

avec son église défen due par des murscrénelés

,ses maisons aux miradores sail

lants , aux étages en surplomb , ses galèresa dix mules

,ses p romeneurs embossés

dans leurs cap es,et son vie i l aspect es

pagnol . Peut - être l ’habi tude de l ’a

quarel le rend — el le un peu mince et lavée la pein ture à l ’hui le de M . Dauzats .

Mais i l excel l e à tracer l ’archi te cture et àsais ir la physionomie caractéristique desl ieux .

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1 2 4

M . Dehodencq a q ui tté l ’Espagne, qui

l’

insp irait si b ien , pour le Maroc , où i l

a rencon tré Delacro ix . Il est dangereux decro iser le l ion dans son chemin , et l

origina

lité de l ’artis te en a recu un coup de griffe .

L’

Eæe'

cut ion d’

uneJu iveauM aroea l a turbu

len ce de geste et la furi e de brosse du mat

tre; c’est encore un éloge : mais au tre fo is

M . Dehodencq peignait avec sa propre palette

,et ses tab leaux s e reconnaissaient au

premier coup d ’œil . La M a r iée ju ivea Tanger est plus individuelle . On

mène la j eune femme les yeux ferméschez son époux

,avec un cortège bizarre

dont les fal ots fon t danser l ’ombre sur lesmurs de la ruel le é troite on dira it uneidole chamarré e de dorures qu 'on instal l edans sa pagode .

D EJ ON GH E . La Lecture in terromp ue,

l e M a tin,l a J eune M ère, de M . Dejonghe ,

reproduisent avec un sentiment tendre,

une couleur fraî che e t une touche délicate ,les graci eux ép i sodes de la vie de fami lle .

Les femmes s ’arrê ten t volonti ers aux toi lesde M . Dejonghe e t d isen t C

’ est charman t ! » l eur grand mot .

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DELAM A IN .

— La caravan e orien tale se

grossi t chaque j our de quelque n ouveaupèl erin . Voic i M . Delamain qui se hissesur la haute sel le

arabe e t galop e avec legoum par les grandes plaines hériss éesd

al fa . Il a déj à de l ’assiet te et n e serapas désarconn é . Le C leef ara be et son

goum en voyage rappel le certain es pagesde F romen tin dans Un E te

'

au Sahara .

Au premie r aspect on prendrait p our unDecamps l e Café maure . La M ura i l l e

turque a Alger a beaucoup de carac tère .

Les remparts crénelés , montan t et deseendan t avec les roche rs qui les supportent ,n ’on t peut- être aucune valeur au point devue stratégi que

,mais ils sont p ittoresques ,

brûlés de ton et d ’

une férocité superbe .

D E L AM AB RE .— NOUS n e savoirs s i M . De

lamarre est j amai s all é en Chine,mais i l

semble de son autori té privée s ’être const itué le peintre ordina ire du Céleste Emp i re . Le l ivre t le dit é lève de MM . Bouretet Loyer ; n

aurait- i l pas plutôt appris sonart chez Lam—

qua de Canton ? L’

occ i

d en ta l iste de Shang- Haï nous fait voir unl ettré à la face jaun e

,aux yeux obli ques ,

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1 2 ti

en touré de livres et de j ournaux d ’

Europe,

étudiant avec une appli cation toute ch in oise les différents id iomes des barbares .

M . Delamarre non - seulemen t a faitune peinture curi euse , mais , chose rare ,i l a créé un mot ; ou possédait or ien

ta l iste occ iden ta l iste manquait ; c’était

une lacune humiliante pour l ’amour- proprede nos langues . Nous avons des chairesde tartare-man tchou ,

mais il n ’y a pas dechaire de francais au co l l ège impérial dePékin ; cela v1endra . Le M archand d e thé

et l e Pein tre d e l an ternes d e C an ton s on tdes ehinoiseries fort amusantes .

DE S GO F F I—1 ( Blais e ) . Si l ’ imitationmatérie lle des choses é tait le but de lape inture , M . Blaise Desgoffe serait , à coupsûr

,le p remier p eintre du monde . Entre

ses modèles et ses reproductions il n ’y ad ’autre différence que l e po ids sp écifique .

L’œ il est abso lument trompé . M . B . Desgoffe a groupé , sur une table , une ai

guière en argent doré,un christ en j aspe

sanguin,un buste de vierge en cristal de

roche, un marteau de porte , une statuette

en bui s de Jean de Bologne , un vase

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/emme, agate d’

Allemagne , et du Va se en

aga te rouge, le p lus surprenant de touspeut— être . Dans l e Terme avec tête de

femme i l y a une perle baroque qu ’ i risent des reflets burgautés d

une véri té tellequ’elle semble un e i ncrustation . I l fautse mettre de côté pour s e c onva in cre quele tableau est plan .

D E SJ O B ERT S . Il serai t difficile de faireun cho ix parmi les toiles de M . Desjoberts .

Elles se recommanden t toutes par un as

pect agréable et une exécuti on soignée .

Le dessin y donne à la coul eur une certitude qui manque souvent aux paysageL

anatomie des arbres se suit aisémen tsous le feuil lé ; les p lans des terrainss ’enchaîn ent du bord de la to i le à l ’horizon , même à travers l es taill is et les futaies . Nous c i terons l es P aysagistes , occu

pés à peindre dan s une cl airière de l‘

orôt ; Sous l es p ommiers e t l

In tér ieur d e

bois,où

,l oin du fus il des chasse urs ,

se rengorge un beau fa isant ; l a Forêtenautomne, avec ses troncs d

’arbre cou

pés et sa rousse fourrure ”de feu il lesmortes .

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— l 2 9

DEVÉRIA (Eugène ) . La Récep tion d e

Chr istophe Colomb p ar Ferd inand et [sa

bel l e,ue M . Eugène Devérid , mon tre une

entente de la peinture d ’

apparat qui ne

surprendra personne chez l ’auteur de laNa issance de Henr i I V, ce beau tableaudont Paul Véronèse se fû t reconnu volontiers le parrain . I l y a de ’ élégance , dela pompe

, du faste dans ces groupes habilement étagés autour du trône . Les so ie sse chi ffonnent , les velours miro itent , lesorfro i s reluisent à la vén iti enne . Un p inceau expédi ti f e t large a touché ces nombreux acce ssoires vases d ’or

,coll i ers

,

pierres précieuses,frui ts exoti ques , man

teaux de plumes représentant l es ri chessesdu nouveau monde . Mais auj ourd ’hui onn ’aime plus ces sortes de suj ets ; i ls déplaisent comme les drames a co stumes

,

et peu de curieux regarden t cette p einturepleine de mérite pourtant .

D O NEAUD . Sous ce t it re mystérieuxjusqu’à n e rien expliquer , la Dern ièreNui t ,M . Boucaud a exposé une peti te to ile dontle souvenir nous préoccupe comme une

énigme non réso lue à l ’en trée d ’

un e

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caverne, un guerrier semble accompl ir

une veill e funèbre . Sa lance et son bonel ier sont déposés près de lui , et d

un œilméditatif i l contemple un cadavre drapéd’

un l inceul . Sur un autel de forme rusti

que, fume et tremblote la flamme d’

unelampe près de s ’éte indre . Le mot èxer o estgravé au flan c de l ’autel . Ce vocable grecsignifie dans son accep tion poéti que ilmourait , » pour i l mourut , » avec ce vaguesens continuatif du passé qui s e prolongedans un état p ermanent . Quel e st le personnage que garde , jusqu

’à ce qu’ il soi tl ivré au bûcher ou rendu à la terre , ceguerri er pensi f Qui est lui—même le gardien ? Nous avons essayé d ’ajuster à cesdeux figures

,d ’autant plus probl émati

ques que l’

une d ’elles est voilée,plusi eurs

noms de la mythologie ou de l ’histoire,

sans obtenir un résul tat satisfaisant .Le p ortra it d eM . qui nous paraî t

être,d ’après l ’ initiale et la pose

,celui du

peintre pris au miro ir,se dis tingue par la

finesse du dess in et du modele, qualité quepossède égalemen t la Dern ière Nui t .

DORÉ (Gustave) . — No cherchez pas le ta

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damnés brisen t la croû te épaiss e qui lesenchâsse , mai s l ’apre froid refait auss i tô tleur prison . Ugolin , sorti jusqu

’aux épaul es de la glace entr ’ouverte , ronge le crânede l ’archevêque Ruggieri qui rena î t sousle s dents de son insatiable faim. Le

j eûne de la tour l ui a donné cet horribleappétit

,et i l ne fait pas la peti te b ouche .

De ses lèvres dégouttent le sang e t la cervel le de

'

son an cien persécu teur .

Dante regarde cette scèn e avec épouvante , et se replie sous l a protection deVi rgile , son guide impassibl e . La tête du

poè te latin est vraiment sublime ° c ’ estbien l e visage d ’

une ombre habituée depuis des s iè cles déj à au spec tacle des choses souterraines . La sérén ité morue du

front, l

aton ie du regard , la langueur dela bouche , par où no_passe aucun souffledonnen t , san s al térer en rien la beauteclass ique du type

,une phys ionomie de

l ’autre monde à cette figure spectrale .

Dans les postures des damnés,M . Gustave

Doré a déployé cette imagination de dessinsi rare aujourd

’hui, qui fait penser à Mi

chel -Ange retournant en tout sens le corpshumain comme un Ti tan ferait d ’

une ma

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rionnette . Les aspects les plus imprévus , lesraccourcis les plus violents

,les torsions les

plus exagérées n ’

é tonnent en rien l 'audacedu j eune artiste ; il brouille et débrouille ason gré l

écheveau des muscles i l conduitcomme il veut les contours

,les ramasse ,

les élargi t, les came,les fait ronfler , et , sous

toutes les perspectives possibles , les force àrendre le mouvement dont il a besoin .

Cette imagination du dessin ,M . Doré l ’a

auss i dans la compo si tion . Quel le fac i l ité î,quelle richesse

,quelle force , que l le pro

fondeur in tuitive , quelle p én étration des su

je ts les plus d ivers quel sens de la réal i té ,et en même temps que l espri t visionnai re e tchimérique ! L ’être et le non - ê tre ; l e co rpset le sp e ctre , l e soleil e t la nui t

,M . G .

Doré peu t tout rendre . C’ es t à lui

qu ’on devra l a première i llus tra tion du

Dan te,pui sque celle de Michel -Ange est

perdue .

D UB O I S .- L € Coin d

une table dejeu estun tableau bizarre que l

on croirai t insp iréde certaines composition s grandioscmeutcaricaturales , où G . Doré s ’est amusé à réproduire avec toute la furie de sa c ouleur

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1 3 1

et de sa brosse l es types monstrueux desbouges , des tap is francs et des tripots .Autour de la table verte se groupent , l iv ides

,hébétés

,convulsi fs , selon la man ière

don t le jeu les impressionne , le maj or sus

pect , la fille de plâtre sur ses boulets,la

veuve du colon el , plus laide que le Vieuxvice des marionnettes anglai ses , l

’hommeà la martingale , et tout l e personüfl el deces enfers . La mimique de ces ê tresabj ects es t bi en rendue et i ls ont une sortede laideur bestial e e t terrible qui ne man

que pas de caractère .

D UB UF E fil s . La critique se trouvevis- à— vis de M . Duhufe dans une posi tiondifficile . Les portrai ts d e femme qu ’ i l expose p laisent au p ubl ic , peu soucieux desqual ités sévères et d u grand art . I l s sonten effet charman ts , d

une coquetterie exqu ise , frais , blancs , roses , satinés , et surl es tentures de damas pon ceau , dans leursmagnifiques cadres à rocail les et à volutes

,

i ls doivent produire un effet auss i agréablequ’

u n énorme bouque t de fleur s’

évasan t

auto ur d ’

un co rn et d u Japon . Tout celabrille

,pap i l lo te . mi roi te s i j o l imen t . aver

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i l choisit,il élague , i l aj o ute , il ramène

au styl e ce qui s’ en éloigne

,il affarmit le

dessin , il tranqui ll isa la coul eur ; d’

unephysionomie qui va s

évanouir bientôt,i l

fait une image étern elle . Cas exigencesne son t nullemen t inconciliables avec ce

que l e monde demande au peintre de portrai ts . Léonard de Vinci

,Raphaël , Ti tien ,

Van Dyck , Velasquez , Largillière , Rigaud ,Lawrence , Prudhon ,

on t représenté lesreines

,les prin cesses et les grandes dames

de leur temps de façon à sati sfaire l acoquetterie féminin e e t a produire deschefs - d

œuvre . Pour être beaux ,leurs

por traits n ’

en sont pas moin s charmants .

Si nous tenons ce discours à M . E . Da

bufe,c ’est qu ’ i l a un talent réel et qu ’ il

n ’aurai t pas beso in de tant de con cessionspour plaire . Sa couleur es t gaie , clai re ,harmon ieuse ; ses ajustements sont riches , étoffés , coquets ; son pinceau obéitl ibrement à sa main . Qu ’ il ai t moinspeur de la nature , el le lui donnera debons con se il s .

Le portrai t de S . A. Madame laPrincesse Mathilde a cet air de faste quine messied pas à la peinture (1 apparat .

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Les accesso ires architecture drap eriesconsoles, maublent richemen t le fend ; l

as

pect général en est agréable . Mais la têten e rend pas la beauté tranqui ll e e t la s érén ité bienvei llante du modèle . S . A. I . laPrincesse Mathilde est assez artiste ellemême pour n e pas exiger de ton s ro ses ;al l e admettrai t au besoin des ombres etdes méplats .

I l y a beaucoup de grâce, de fraî cheuret d ’éclat dans le portrai t de Mme la duchessede Medina—Cœl i . La tête

,accentuée par de

b eaux sourci ls noirs , a un caractère i ndividual ; l a couronne de p ierreries , la robeà larges volants sont faite s à ravir . La portrai t d a M ‘n e Eugène Pouj ade , n ée princesse Ghika , en costume national , est trèsj oli

,trop jol i même, let ressemble à une vi

gnette des l ivres d e beau té anglais . Nous endirons autant des portraits de M“ la marquis e de Gal iff et e t de Mme W i l l iamSmyth ; non pas que nous doutions deleurs charmes : el les seraient bi en plusbal les, à coup sûr

,s i le p ein tre ne l es

avait pas fl attées .

DUC . La Chevrzere de M . Duc est une

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— 1 3 8

toute petite toile dont nous n e parlarionspas si el le n

aecusait chez l ’artiste une fa

çon particu l i ère d ’envisager la nature .

L’obj e t l e plus important de son tableau

est l e to it d ’

un hangar rustique couvertde bourrées ren dues brin à brin , avec cesoin prod igieux et ce féti chisme du détail

qui faisaien t de l’

0p he'

l ie de Millais,l ’artiste

britannique , une peinture s i bizarrementcurieus e . Les herbes , l es brindilles

,les

feui lles , l es manues flaurettas son t traitées dans la même goût et tel les qu’ellesdoivent apparaî tra aux yeux des sca

rabées .

D URAND -B RAGER . La mer sembleéchapper à la peinture par l

’ infini et lamobilité .

— Commant rendre c e qui n’a pas

de l imites e t pas de formes pour ains i d ire?Car les vagues se fon t e t s e défont parpétuel lement dans leur agitation stéri le , défian t les rapid ités du crayon et de la brosse ,et ne se la is san t saisi r qu

à la photograph ie instantanée . I l est vrai que l es riva

ges , l es po rts, l es va isseaux agrand issen tle domaine de la ma rine et offren t l ’ artiste d e précieuse s ressources . Dans s a

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manich , l e dôme e t les murs rayés d e roseet de blanc de Sain te -Sophie . Un peu pluslo in s ’élève la tour du Sérask ier , d

où l ’onsignale les incend ies . Sur l e devant vontet vi ennent des embarcati ons de toute nature , touchées avec une précision savante .

L’expositi on de M . Durand - Brager lui fai tbeaucoup d ’honn eur .

D URANGE L . Accroup i dans une poserêveuse

,Sa tan méd z

te l a ru ine d e l’

homme.

— M . Durangel n ’a pas fait de Satan , de ce lui

qui fut l e p lus beau des anges , un hideuxfanto che

,bon à épouvanter les enfants ; i l

lui a gardé son type p rimiti f, mais assombri par les fumées de l ’ab îme . La grimaced e l a hain e impu issan te con tracte ses

nobles trai ts e t leur donne seul e l ’expressi on diabolique . Sans doute i l en traînerabien des âmes à la perdition , mais le piedde l

archange vi ctorieux est touj ours sur

son col , et i l ne peut se rel ever . Cette fi

gure bistrée,d écoupant son contour sur

un ciel d ’

un b l eu d ur, ne manque n i degrandeur n i de s tyle . La Por té ir z

s est unefigure é légante e t fiè re, qui p orte son fardeau comme une canéphore .

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M l

DUSAUS SAY . I l y a dans M . Dusaussay

l’

étoffe d’

un remarquabl e paysagis te . Le

M ara is, avec se s eaux dormantes et plombées , ses l ignes de ro seaux , ses brumesblanches que cherche à percer le solei l , ades finesses de ton , des dégradation s deteintes qui montren t un peintre complè tement maître de sa palette . Rien n ’étaitplus d ifficil e a rendre que cet eff et blanc .

Avan t l’

Orage, tableau d’

un aspect toutcontraire

,n ’a pas mo ins de mérite ;

vent chass e sur l ’hori zon blafard le noirtroupeau des nuages

,courb e la cime des

arbres, ride la surface de l’ eau et bal lotte

une barque qu ’

un homme tire sur l a rive .

Le Soir sédui t par une impression desérén ité et de fraî cheur ; un coteau déj àbaign é d ’ombre fait

onduler sa l igne dentel ée d ’arbres et de chaum1eres sur un

ciel orangé,dont l es ton s d ’or se d égra

dent et passent au bl eu de turquoi se , puisau bleu violet , avec une harmoni e rare .

Le Solei l couchan t , fin d’

automne, desrend à travers les branches d ’

un bo is effeuill é

,il luminant le fond du tableau en

laissant les premiers plans , où miro iteune flaque d ’eau et où défil ent des

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bœufs dans‘

une tonal ité sombre et vi

goureuse.

D UV AL LE C AMUS (Jul es) . — Les suj etsfantastiques semblent atti rerM . Duval le Camus. M a cbeth chez l es sorc ières comportetcut naturellement l ’attirai l de la s c reellori e

,l es fantômes , les lueurs bleues et

les effets bizarres , sans compter l es troisv i e ill es au menton barbu ; mai s dans sonJ a cques C l émen t , su :et purement bi stori

que , l’

artiste ,voul ant rend re vis ibl es les

pensées du moine méd itan t l ’assassinat,

fai t apparaître au fond de la cellule l es ilgures spectrales du Fanatisme et de laMo r t , non pas sous leur classique formed

al légorie, mais avec une laideur hideusement romantique , comme Goya pourrai tles i ndiquer dans une de ses ténébreuseseaux- fortes .

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peut être b ien sûr qu’aucun j ournalis te nereviendra le dimanche continuer son feui lleton .

E S C AL L I ER El éonore) . — Les deuxpanneaux décorati fs exposés par lt Escall ier sont dans cette gamme claire dont lapeinture ornementale ne devrait pas sortir l

un de ces panneaux , intitul é l’

Eta ng,représente des cygnes gonflan t l eurs ailese t repl iant leurs cols dans une clairière deplantes aquatiques rendues avec cettescience et cette sûreté de dessin qui ca

ractérisen t Mme

Escal l ier ; l’autre , nommé

le Ja rd in, nous montre un paon étalant saqueue ocellée sur l e rebord d ’

une terrasse ,dan s un fou ill is de p ivo ines

,de roses tré

mieres , d’

iris, d ’

une facture magistrale .

Escal l ier cherche à donner du styl eaux fleurs et elle y parvient l e Pan ier d e

fleurs, l e Peti t Vase d e p c'

tunz‘

as témoi

gnen t que l a recherche du style ne lu i fai tri en pe rd re de sa dél icatesse et de sa fraicheur d ’exécution . L

E l ang et l e Ja rd in

son t de la décoration,l e Pan ier d e fleurs

et le Pet i t Vase d e p e'

tun ia s son t des po rtrai ts d c fl eurs .

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F AURE .— Les Premiers Pas . N ’ayez

peur ce ti tre attendrissant et bourgeo isn e tient pas ce qu ’ i l promet . Ce n ’est pasà une sentimentale scène de famille queM . Faure nous fai t assister . La chose sepasse en ple ine mythologie . Le marmotest l ’Amour ; la mère , Vénus ; la bonne ,une des Grâces . Cup idon , récemment sevré , essaye ses petits p i eds roses sur une

peau de léopard , tenu aux li s ières parles bras charmants d ’

Aglaé ou d’

Euphro

sine qui , en se penchant pour le Con

duire , découvre tous les trésors de s escharmes , car l

’artis te n ’

a pas suivi la tradition archaïque selon laquelle on représente les Grâces habillées . Le souvenirde l a For tune et l ’Enfan t, de M . PaulBaudry , semble préoccuper M . Faure . I lcherche ce tte gamme de tons claire

, am

brée et mate , rappelan t le vieux tableau

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déverni de ses fumées e t de ses erasses ,qui a pour l

’œ il une harmonie Isi douce .

L’aspect de sa peinture est agréable . Sondessin ne manque pas d ’ é légance , maisles mi l ieux de ses figures sont un peu vides et superfici els . Citons le por trai t defemme blonde encapuchonn ée de den te ll es noires ; il est d

un fin sentiment e td ’

un e couleur charmante .

F AURÉ . Ils sont rares auj ourd ’hui lespeintres qui emprunten t des suj ets à l

his

to ire du moyen age . La‘

mode n ’ est plus là ;notre époqu e semb le n e voulo ir regarder

que sa propre image . E lle détourne sesyeux du passé et n e paraît plus faire cas

de cette i ntui ti on rétrospective qui reconstruit avec leur architecture , leur costumee t leur physmnomie les s i ècles d isparus .

Cette d éfaveur prive l ’art de grandesressources . F é l i c itons M . Fauré d ’a voir eule courage roman tique d e nous montrer unJean H uss d eva n t l

emp ereur S igismond .

Condamné par l e conci le de Con stance aêtre brûl é vif, Jean [lues s ’avance versl ’empereur et lui d i t J

’ é tais venu ic i

avec un sauf— condui t que vous m ’ave z

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tourner la difficu l té e t non la vaincre .

Chez lui , l e j aune reste j aune ; l e rouge nemet pas de l ’eau dans sa pourpre, le vertn e se déguise pas en gris ol ivâtre . De sonillustre maî tre i l a appris le secre t defaire concorder en tré elles les va leurs lesplus opposées sans les éteindre . Nous augurens très - b ien de l ’avenir de M Fauré ,dont ce tableau est l e début

,car n otre

mémoire ne nous rappelle de lui aucunouvrage antérieur .

F EYEN -P ERR IN .— NOW aurions bien en

vi e de chercher un peu noise à M . FeyenPerrin sur le titre qu ’ il donne a . sa composition tirée du cinqui ème chant d e l ’Enferdu Dante l es Ames d amnées . Toutes lesâmes que le b ilieux gibelin rencontre dansl es neuf cercles de la spirale sont damnées

,

puisqu ’elles son t en enfer ; mais laisson sde cô té cette p etite querel le p lus li ttéraire

qu’

artistique , et ven ons au tab leau lui—même . M . F eyen —Perrin a représen té le groupeéploré que balaye , dans l

’ai r sombre,l’

ê

ternel tourbillon , avec des poses tordues etcontournées qui exigeraien t plus de sû

re té anatomique qu ’i l n ’

en possède . Pour

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— 1 4 9

se hasarder à ces libres mani emen ts de laforme humaine qui sont les j eux des forts ,il faut connaî tre à fond son bonhomme

,

comme on dit en s tyle d’atel ier . Les figu

res deviennent alors des déductions logiques et prévues d ’

un jeu de muscles danstelle attitude , sous tel le p erspective , et

non des reproductions réal istes du medèle soumis à l

estrapade sur la table depose .

A côté de portions supposées i l y a,dans

les figures de M . F eyen — Perrin , des pertion s copi ées qui détruisent l

’ensemble etmélangent désagréablement le vrai au fantastique, défaut don t s e garde M . GustaveDoré dans ses enlacements de damnés etde démons dess inés d ’

un seul j et . Tenonscependant compte au peintre de l ’ambi tionde son effort et des morceaux louables querenferme sa toile . Ce travail , incom

plétement réussi , n e lui aura pas étéinutil e .

Les Prod iga l i te'

s d e l’

Are'

tin s eparpillent dans un cadre trop vaste pour l ’ importance du sujet . M . I ngres , cet esprit s isage et s i plein de mesure , a emp runtédeux anecdotes à la vie de l ’Aré tin , mais

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il l es a rédu i tes aux d imension s du chevalet . — L

Aré tin , qui eut l’

honneur d’ê tre

l ’ami du T itien,menait

,grâce aux lettres

de change qu ’ i l tirait sur l ’amour— propreou la peur des puissan ts de la terre

, une

vie large,sp lendide et quasi princi ère . I l

habitait à Venise un palais magnifique surle grand canal

,où le couvert étai t touj ours

mis pour une orgi e perpétuelle . Cinq bell esfi l les appelées les Arétines en faisaient l eshonneurs . Plus d ’

un pauvre artiste vints ’y ass eoir et re çut aide et protection

,car

ce grand coquin aimai t fort la pein tureet s ’y entendai t . I l était bonhomme , dureste , malgré ses vic es , son impudence etson chan tage, et sur les marches de marbre de son palais

,les malheureux n ’atten

daien t pas longtemps l ’aumone .

Il y a dans le tableau de M . F eyenPerrin des figures gracieus es , des group esd

un arrangemen t coquet , des portionsd

une imitation véni tienne heureuse ; maisle suj et ne se comprend pas aisémen t , etl’

Aré tin n’

oceup e pas une pl ace assez visib le au mi l ieu d ’

une ‘composition dont ildevra i t ê tre l e p ivot

,pour emprunter une

expression au vocabula ire fouriériste .

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avec une in tel l igen te exacti tud e les allures , le poses caval ière s et maniérées . Le

Bap tême d e M"° C la iron offre une cu

ri euse réun ion des costumes et des typesde théâtre de l ’ époque ; pour ce tableau ,

nous renvoyons à l ’in dication du l ivret

qui l’ expl ique suffisammen t .

Les Noces d e Gama ches sont conçuesdans des proportions relativement vastes ,par rapport aux habi tudes de M . F iche];ce son t ses Noces d e C ana . Les tablessont dressées au milieu d ’

une elairiere sur la gauche du tableau fumentles cui s ines ; aux branches des arbrespendent des gibiers variés ; 1e1 un bœufentier rô tit sur un immense brasier ; làun cui sinier tire d ’

une énorme marmiteune o ie qui fait rêver Sancho Panea . Les

marmitons affairés commencent à dresserl e fabul eux festin , car l a no ce de Gamacheset de Qui ter ia l a Hermosa débouche dubois

,musique en tê te . Quoique ce tableau

soit traité avec la finesse et l ’ esprit qui nepeuvent manquer à M . F i che], on sen t que l epein tre n ’est pas là dans son élémen t ; il saitmieux asseo i r un fumeur dan s un cabare t

que fai re manœuvrer des foul es . Ses Noces

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sont un peu froides, et n ’on t pas cet entra in ,

ce t te exubérance don t Cervan tesles a an imées . Ci tons en core le Portra i td e M .

F L AH AUT .— Les Bords du l ac d e C e

nêoe ont dans la toil e de M . F lahau t un

aspect argenté et lumineux qu i s éduitl ’œ i l . A gauche, un groupe d

’arbres d ’

unerare élégance se profi le sur l e ere] d ’

unesérén ité limpide ; la route qui s

abaisselaisse voi r en abîme l ’eau bl eue du lac oùflottent quel ques vo iles blan ches commedes plumes de cygne . Ce n ’est rien et c ’es tcharmant . On ne saurait mieux exprime ren peinture l ’agréable surprise que causeà la crê te d unemontée l ’apparition subited ’

une vaste étendue d ’ eau . Nous aimonsauss i beaucoup la Vuep rise al E treta t . Deson dulations de terrains très— fermemen tmodelés remplissen t les premiers plans

,et

entre l ’écartemen t des falaises la mer pais ible tire sa barre bleue . Cela est p le ind ’air , d

’espace et de lumière La Ferme

normande, comprise dan s un s ens tout opposé , prouve que M . F lahaut sait passerdu styl e à l ’expressi on simp l e de la nature .

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Les bâtime nts d e la ferme s’

en fouissent

dan s des massifs d ’arbres et la gammedu tableau est une ombre verte e t transparente où se gli ssent quelques furti fsrayons de sole il . L’ eau sombre d ’

une maremiro ite çà et là sans détruire l

’harmoniefraîche , discrète et rep osée du tableau .

F L AND R IN (Hippolyte) . Absorbé depui s longtemp s par d ’ importants travaux depe in ture religieuse où il dép loie l es p lusnobl es qual ités de l ’art

, M . Hippo lyteFlandrin n

a expose que des portraits .

Mais quels portrai ts ! de purs chefs — d’

œu

vre e t tels que M . I ngres seu] pourrai t lessurpas s er . Le portrait entendu ainsi atoute la valeur du tab l eau d ’histoire . Celuide S . A . I . l e Prince Napol éon a un e

grandeur tranquille , une maj es té simple ,qui imp osen t au premier aspec t et révèlent ,malgré l

’absence de toute décoration et

de tou t sign e o ffici el , la haute situati on dumodèle . Nul le pompe

,nul apparat ; le

Prince , en habi t no ir,est. assis dan s un

fauteui l de velours grenat ; une de sesmains s ’appu ie sur les bras du fauteuil

,

l ’autre se ferme à demi sur la cuisse , et la

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de lui un guéridou supporte des brochureset des papiers ; un rideau ver t à demiramen é laisse vo ir un fond d

un brunneutre . La discrétion de la couleur et lesacrifice de tout éclat accesso ire con cen

trent l e regard sur la tê te , modelée avec

une science qui n’enlève rien au charme .

Quelle dél icatesse de passages , que l le suitedans les plan s

,quelle logique dan s ce tra

vail don t l ’artis te dérobe les traces et quidonne l ’ idée d ’

une image fixée sur la to ilesans l ’ intermédiaire du p in ceau On nesaurai t me ttre plus d e grâce dans la s évéri té

,plus de n ob less e dan s l ’abandon .

Les deux portraits que n ous venons dedécrire sont assi s . Celu i de M . l e comte l) .est d ebout . I l se d étache d ’

un de ces fondsv erts qu

affectionneM . Hippolyte F landrin,

et sur l eque l , par surcroî t , s e drape un

rideau également vert . Le comte D . porteune main a la basque de sa redingoteavec l ’ i nconscien ce d ’

un geste famil ier,et

appu i e l ’au tre sur une tabl e couverte d el ivres . La tête vi t e t semble vous rendre votre regard .

Une figure de Minerve en bron ze e t desmédailles désignent M . G . comme si la

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ressemblance n ’y suffisai t pas . Les grandsartistes on t parfois de ces modesties .

La tête,les mains de ce portrai t son t

d’

une exécution parfaite e t d ’

une bell ecouleur , car les dessinateurs pei gnentaussi très— bien , quo i qu

’on en veuil le d i re .

Le comte S . ,par sa tê te aux traits ré

gul iers et caractéris tiques , sa barbe et sesche veux longs

,prêtait à la peinture , et

M . Hippolyte F landrin en a tiré un excellen t parti . Le eomte est debout ,

'

une mainj ouan t avec un gant , l

’autre au gilet , enpaleto t violâtre . On d irai t , en dép i t ducostume moderne

,un patrici en de Ven is e .

Un portrait de femme qui n’ es t pas

por té au l ivret e t que nous ne pouvons désigner autremen t

,car la p ersonne qu ’i l

représente nous est i nconnue,a l ’austérité

élégante et délicate que M . I] . Flandrinapporte à la représen tation de la natureféminine . Sa physion omie est douce

,dis

tinguée et triste . Une robe noire agrémen

tée de j ais , une pointe d e dentelle s blanches nouée négl igemment autour du col

,

accompagnent de leur harmonie sourdel

expressi on languissante de la tête .

Ces quelques l ignes donnent une idé e

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bien faib le du méri te dép loyé par il l . H .

F landrin dans ces admirables portraits ,auxquels on ne saurait reprocher qu ’

uneperfection trop égal e p eut— être . Mais comment , en dehors du suj et , de l

'action et

du costume , faire sentir avec des parolesla beauté de cinq ou six portrai ts d ’

uned iversi té très - sen s ible à l ’oei l

,mais qui

disparaî t forcément dan s un compte rendu?Les mots manquent pour exprimer certaine différence essentielle de contour

,

certa1n jeu particul ier de lum i ere,c er

taine quali té de ton spéciale qui mettenttant de dis tance en tre une nature et une

autre .

F L ANDR I N (Paul ) . Le paysage est la spec ia li té de M . Paul F landrin , connue en d it

aujourd’hui ce qui ne l

’empêche pas defa ire de très- beaux portrai ts qu i se sou

ti ennen t acoté de ceux de son grand frère .

la baronne pour être représen téepar un pinceau habi tué à rendre les arbres , les terrains e t l es ciels , n

’en est pasmoins d ’

un dess in très —

pur e t d’

une b ellecouleur . Les chairs ressortent j eunesfraîches et vivan tes de la robe de velours

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son t d es a rbres , et i l faut lui en savoir gré ,car cela d evien t un mérite auj ourd ’hui .C

’est une charmante rivière que la Bresl ea Auma l e

,avec sa voûte de

vieux noiset iers au feuil lage massé en peti tes touffesune vache qui sort de se baigner brout ill el es j eunes pousses ; une compagn ie decanards barbote dans l ’ eau pai s ible ; unpetit ruisseau

,barré par un batard eau

moussu et encombré d ’herbes et de branchages, va s e perdre sur la gauche

,sous

les obscurités d ’

un tai ll is . Quelques toits d echaume surgissen t dan s l e fon d derrièreles arbres . Un ci el normand , bien tempéréde nuages blanchâtres , éclai re ce ta bleaufrai s e t calme . Les Tu i l er ies du Perreya u Havre n e témoignent pas d ’

une grandeactivi té industriel le des cabanes et desgranges en bois , de mauvaises palissadesd on t les planches titubent comme d es ca

puc ins d e car tes , un moul in inac ti f, remp lissen t l a d roite de la toi l e . Une eau l en te

,

verdi e d ’

une végéta ti on paludéenne,gar

n it la gauche . Sur l e bord , où son t échouéesquelques barques en mauvais é tat

,est ac

croup i un pêcheur à la l igne , seul personnage qui témoign e de l ’animation hu

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maine : c ’ es t. peu ,comme l ’on voit . La

facture de ce tte toile , qui est grasse et

large,con traste avec le faire des autre s

ouvrages exposés par M . F l ers , qui son ttrès— finis et très- détaillés .

F RAN Ç AI S .— Si j amai s nom s ’est ajus té

avec précision à la personne qu ’ i l dés igne ,c ’ est assurément celui de Fran çai s . Ce

charmant art iste n ’

a - t— il pas un talent toutfrancais , p lu s que franca is , parisi en Celasemble b izarre pour un p aysagiste , e t

cependan t , sans porter p lus loin que Bou

gival ou Meudon son parasol e t sa boîte àcouleurs , M . F rancai s a trouvé moyende faire des chefs- d ’

œuvre de grâce , d ’ él égance et d

’esprit . Ce n ’est pas qu ’ i lne so it capab l e comme un au tre d ’affronter l ’azur

,l e sole il e t le s tyle i tal iens : l es

vues du port de Gênes , du lac Nemi e t d ela campagne de Rome l ’ ont suffisammentprouvé mais si

, sur la rive du Tibre , i l ades rivaux , sur les bord s de la Sein e i ln ’en rencontre pas . Cette n ature est à l uri l la domine en maî tre

,i l en dégage

,sans

mensonge , des beautés que les au tres n’y

saven t pas voir . La i l e st véritabl emen t

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orig inal . Ne lui devons —nous pas de lareconnaissance , n ous autres habi tan ts dela grande vi l le

,de nous faire ainsi corn

prendre la poésie de ces s ites dél i

cieux qui n’on t d ’autre défaut que leur

prox imité , et don t les ombrages on t encad ré l es p romenades , les rêveries et l esamours de notre j eunesse ? Nous l esavons fa is pour des con trées loin tainemen tet prétentieusemen t pit toresques

,mais

M . Français leur est resté fidèle,et bien

lui en a pris .

Son expositi on d e cette année est une

d es meil leures que nous ayons vues depui s longtemps ; auss i n è s ’est- i l pasécarté de sa chère ban l i eue parisienne .

Quo i d e p lus charman t que la Vue

p r ise a u Bas —M eudon La Sein e coule et

miroi te , rayée de b rusques égratignures ,entre des rives di ffuses bordées de saules ,de p eupl i ers , d

a rbres vulgaires ; au fonds

éb:urche dans un poudro iemen t grisatre

,un co teau boisé , e t les maison s d u

Bas -Meudon ,assises au p i ed de la co l l ine

,

mê len t leurs fumées à la brume lumineuse . Par - dessus tout ce la s ’ étend un

c iel qui n’ es t n i ind igo , n i orange , un

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noyée dâns la vapeur d ’or du couchant.tend au fond du tabl eau son rideau violatre . Au sommet , l

aqueduc de Marly ,dessinant s es arcades romaines

,j ette

comme un e note antique à travers la medern i té du paysage .

Au premier plan , un j eune garçon aqui tté ses habi ts p our prendre un bain e tcontinue l ’ impression an tique par son costume de tous les temps . C

’est un gamin,

mais ce pourrait être un pet it bergerd

Arcadie .

y a dans cette to il e l a fraîcheurchaude et moite des so irs d ’ é té .

— Un

léger voile de vapeur s’

in terpose entre l’œi l

et l es obj ets et donne à l ’ ensemble une

suave harmoni e crépusculaire .

Au bord d e l’

eau,environ s d e Pa r is.

voilà du Françai s tout pur, sans aucunepréoccupation de style , s

abandonnan t

avec naïveté à sa nature , et peignant dubout d u pinceau ce qu ’ i l aime et ce qu ’ i lsait . Rien n ’ es t plus charman t. que ces

œuvres ord inai remen t déda ignées d e l 'artiste , parce qu

’elles lui vîcnnent sans ef

fort et coul en t comme de source . Elleson t la grâ ce de l ’ involon ta ire . La ri

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viè 1‘c s’étale en c lai res nappes, coupée

c omme une vitre par une carre de d iamant

,parmi l es herbes

,les roseaux , les

plaques de sable découvertes par les eauxbasses . Ç l e t là quelques saules s

ébou

riffen t , quelques peupliers s’

al longen t ,

deux ou trois vaches broutent le gazon,

et sur un tertre une Paris i enne , en robeblanche et en mantele t noir , sui t , abritée

par un e rose ombrel le . l es p éripéties d’

unepêche a l a l igne . Le gouj on mord— i l ? l ’ind icateur de l i ège a —t- i l frémi ? qu

importe î

le plais ir c ’est d ’être deux tout seul s , dansce j oli paysage sans p ré ten tion ,

sous ceten dre ciel b roui l lé de b l eu pâ le et de gri sde perl e , par un beau jour d

’ été , avec lafacil ité de revenir l e soir, après avoir dîn ésous la tonnelle du pêcheur Con tesenm

,

prendre des glaces à Tortoni .Avec quelle aisance magistrale et dénuée

de pédanterie es t brossé ce clair e t tranqui lle paysage , s i famili er à nos yeux , e tpourtan t s i neuf depui s que M . Français ya mis sa grâce

, son esprit e t sc h sentimen t !

F aune (Edouard) . M Edouard Frère ,laissan t à son aîné les spl endeurs de

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l’

Orient , va chercher en Normandie d es suj ets moins maj estueux et un ciel moinsaveuglant . La toi le intitulée l a Ba ta i l l e estun j o l i tab leau . Un parti d ’

é col iers a prisune position avantageuse sur l es marchesd ’

une églis e et repousse avec force boulesde neige l ’armée ennemie qui ten te envai n l ’assaut . Les bonnes p etites mainsviol ettes pétri ssent les proj ectil es avec activité

,au mépris des engelures ; que lques

blessés geignen t dans les coins en at

tendant que les parents et l e maître d’é

cole viennent mettre ñ u a la lutte . Au

fond de la place se découpent , à travers l abrume , des silhoue ttes de vi eilles maison s .

L’

Asi lep our l a viei l lesse etEcouen offre unsp ectacle moins gai que l a Ba ta i l le. Dansune chambre nue

,aux poutre s apparentes ,

quatre ou cinq vie il lards des deux sexesson t groupés si len ci eusemen t autour d ’

un

po ê le de faïen ce,avec cet air absorbé ha

bitue] a l’

imbéc i ll ité . Une sœur de charitéci rcul e dis tribuant des potions . A que] de

gré d’

infimité l e travail exigé par la civil isation rabaisse- t — il la créature humaineQuell e d ifférence de cette décrép i tude ala maj esté sén ile des anciens et des

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l’

Orien t se trouvent la p ittoresqrwmen tgroupés . Le premier p lan se fai t de luimême , et , pour le fond , quelques dômes ,quelques minarets et une demi - douzainede palmiers doum s suffisent .

L’

Ara be buvan t a un e fon ta in e du C a ireet un carac tère original . Enclavée dan s lemur d ’

une maison , la fontaine consiste enune p laque de marbre où s

ajuste un ro

bin et . Pour boire , i l faut s’

agcnouil l cr e t

laisser l ’eau fi ltrer goutte à goutte danssa bouche . Aussi tro is degrés de p i errefo rmant perron comp l èten t— i ls l e menument . Le Restaura n t a rabe al l a p or te

d e Choubr ah ne satisferai t guère la gourman d ise europ éenne , mais la sobriété .

ori en ta le s ’en con tente .

Le meilleur des tableaux de M . Théodore Frère est assurément celui inti tul éune Fête chez un u le

'

ma , à Constan tinop le.

La chose se passe dans une grandesalle aux murs en cadrés de faï ence bleue .

Des tap is de Smyrne couvrent le plancher ,e t sur de longs divans les i nvités , splend idemen t vêtus des vieux costumes caractéristiques de l

Orient , se tiennent accroupis, fumant des pipes aux tuyaux de

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j asmin ou de cerisier , aux bou‘quins d ’am

bre,dont les fourneaux reposent dans des

plateaux de cuivre . Sur la dro ite , desmusici ens j ouent du tarbouka , de * la flûtede derviche e t du rebec . Des esclave s appor tent sur des p l ate aux - du café , dessorbe ts

,des conserves de roses , du rabat

lokoum et autres sucreries ori entales .

Au fond , une large bai e , aux po rti eresrelevées , laisse vo i r un second salon , également entouré de divans , où se t i en nen td ’autres invités .

Tout cela est très - ñ u ,trè s - étud i e , très

vrai d ’attitude et de couleur . C’est b ien

une soirée turque , i l n’y manque que

'

lesfemmes , absen tes en Orient de la vi e publique ; mais heureusement M HenrietteBrowns nous a révélé les mystères dusérai l .

F ROMENT I N . M . Eugène Fromentindécidément pri s la tê te de la caravane

orientale Seul l e dromadaire blanc deM . Belly se maintient à côté du cheval al

gérien que notre j eune voyageur, penchésur la haute sell e arab e

,pousse 5 1 Vi vemen t

du tranchant de ses la rges étriers . Comme1 o

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l 7 0

i l va , comme il se précip ite dans le tourbillon d e la fan tasia l Sa pein ture a l

é

blomssemen t rapide de la chos e en trevueau galop ,

la spontanéi té du premier coupd ’œil fixée sur la toile

,le mouvement de

la photographie instantanée !Les C ava l iersrevenan td

unefan tasia prèsd

Alger sont pris au vol : ils passen t comme un rêve , d iaprés , éti n celants , emportés par une course ver tigineuse . Les bur

nous et les étendard s flottent , les crinières’

échevèlen t,

les naseaux fumen t l esétri ers se choquent , les pistolets e t les fusil s crépitent . coul e dans le ravin un

torren t de chevaux aux robes bizarresp igeon bleu à l ’ombre

,jou e de Fatma

,

sourcils d’

Ebl is ainsi que les nommen tles po è tes dans les descript ion s lyri quesde s Moal lak ats . Au- d essus de ces chevaux ,l es cavali ers semblent p lan er comme un

essa im d ’oiseaux aux coul eurs éclatan tes .

Devant eux sautent en j appan t les sve ltess loughis

,ces l é vriers de race qui seuls

peuven t d evancer l ’essor du coursierarabe .

Sur la pen te esca rpée , parmi les frond a1 son . verdovan tes

,des marabouts fon t

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au bord du cie l et d essine sur son fondclair la si lhouette dé l i cate des plantes .

faut s e dépêcher de regarder ces courriers ; dans une seconde , il s seront horsde la to il e , et l e milan qu i plane l

a- haut ,es sayan t de lutter de vitesse avec eux , l esaura bi entôt perdus de vue .

Le B erger (hauts p lateaux de laKabylie )nous révèle une Afri que d ’

une nouveautéinattendue et charmante une Afri quebleue

,argentée et glacé e de ne ige . Monté

sur un magnifique cheva l gris , un j euneberger

,beau , nobl e et tris te comme Apol

l on chez Admè te,gagne les hauts plateaux

enla chaleurà

n’

a pas desséché l ’herbe , poussan t devant 1ui son troupeau de moutons .porte sur l ’arcon de sa sell e un peti t

agneau trop faibl e pour suivre l es autres .Comme la poésie de la vie p atriarcal e

apparaî t la dans toute sa primitive beautéComme on se s ent déchu à côté de cej eune berger mon tant de la p laine , où fument les foyers déj à lointains , a cettealpe afri caine que l e souffle du désert n epeut d épouiller de son voil e de neige ,dans la soli tude

,le si len ce et la l iberté !

i l a réalisé le vœu de ce berger qui d i

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sai t que s’

il é tai t ro i i l gardera i t ses mouton s a cheval , et j ama is ro i n

’eut plusfière mine , p lus al t ière et plus simp l e attitude que ce pauvre pâtre kabyle don t lapourpre est un haillon et la couronn e unchapeau de paill e j eté n égligemment derriere l e des . Le B erger nous paraît jus

qu’

à présen t être le chef— d ’

œuvre de M . E .

Fromentin .

Que de fo is nous avons travers é desoueds semblables au l i t d e l

'

Oued -M z i,

un ravi n de sable en combré de lauri ersroses et pailleté çà et là , comme un miroir d

alouettes , de flaques'

d ’eau persi stan tes ! Ce n ’est rien qu ’

une esqu isse . Maisles taches de coul eur son t posées si j us te

,

les pe ti ts cavaliers manœuvren t s i légèrement leurs chevaux à t ravers l es p ierre set les branches . qu

’on cro irai t traverser ‘

l e

gué ave c eux . Pour nous , cette p etite toilea le charme nos talgique d ’

un s ouven irpersonnel .Oh les ma isons carré es et blanches

, au

dôme arrond i comme un sein ple i n delait , où s

abatten t l es colombes,l es grands

cyprès montan t vers l ’azur , comme dess oupi rs de feuillage

,la mélanco l i e s ereine

10

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d e la mer oon temp l ée du haut des terrasses

,la haie de cactus , l e ci erge à sept

branches de l ’aloès, e t dans l e chemin aux

cailloux luisants l e petit âne algérien quichemine poussé par son ân ier ! M a isons

turques d e M ustapha , que nous montreM . E . F romentin , quelle bell e vie indol ente et rêveuse on m

enerait à l ’ombrefraîche de vos arcadesC

’est aussi une d é l icieuse to ile que

l’

An c ienne mosquée d e Tebessa . La mos

quée dresse sa tour carrée , que surmonteun minaret , dans un ciel d ’

un b l eu intense

,près d ’

un monceau de décombresCuits au so le i l , non lo in d ’

une mare oùs

abreuven t des chameaux allongean t leurscols d ’autruche . Quand vous avez d itcela vous n ’avez rien di t

,et cependan t

quel l e impre ss ion profonde,quel souve

n ir p ersistant vous laisse ce p e ti t cadre !Si l e devoir

,l a famil le , les l i ens de toutes

sortes dont vous en lac e la civil isation n e

vous retenaien t,comme on ferait b ien vite

sa mal le e t comme on irai t fumer le chihouque , adossé à ce mur b lanc !

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les humbles suj ets auxquels i l savai t donner un charme austère et p én é tran t. I l y achez M . A. Gautier un amour du vrai , unesincéri té in time d ’ exécution qui l e renden tpropre à in terpréter fidèlemen t la physionomie humaine , et il devait réuss ir dansla n ouvelle voie qu I l ten te . Par une sin

gularité dont son talen t n’

avai t pas besoinpour fixer l ’attention , M . A. Gautier adonn é à ses portraits une bi zarre formed e trumeau ou de c arte de visite photographique . Nous aimon s assez ce partipris . La figure , resserrée . dans un cadreé troit

,prend de l ’élégance et se présen te

bien . Les p ortrai ts du prin ce de San Castaldo , de M . Tailhardat et du doc teurC achet , se d i stinguent par l

’ exactitude d ela ressemblan ce , la tournure o riginal e etl a sobrié té vigoureuse de la c ouleur .

G ÉRO M E . S ’ i l est un trait qui peign el ’a imable carac tère athénien

,c ’est l ’acquit

tement d e Phryn é par le tribunal de l’

A

réopage, ébloui des charmes de la c élèbrehétaï re . La beauté admise c omme c ircon

stance atténuan te , Vénus d ésarman t Thémis

,c ’est bien là une idée toute grecque

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et tout attique . Ces juges , don t les dieuxmêmes acceptaient les décis ions , reculantà la pen sée de détruire ce corps par fai t

,

statué vivante qui inspirait Prax itè le , n’

ex

priment- i ls pas,sous une forme char

mante,la morale de cette c ivil isation hel lén i

que, plus amoureuse en core du beau quedu bon et du vrai Peut- être Phryné é taitelle coupable , mais a coup sûr les ar tistes absoudront les membres de l ’Aréopageil s eussent jugé comme eux .

M . Gérome a trouvé dans cette scène ,faite à souhait pour le plaisir des p eintres

,

le suj et d ’

une toile remarquable par s esqualités e t ses défauts

,e t devant laquelle

personne ne passe indifférent .Le tribunal , composé de vieillards , s1 ege

sur les degrés d ’

une estrade en hémicycle .

Au milieu de la salle se dresse une statue ttede Pallas—Athénè , de style archaïque , ayantpour socle un autel . En face du tribunal setient debout Phryne

,dont l ’avocat

,à bout

de raisons , vi ent d’

arraeher la tun ique dansun lyrique mouvemen t oratoire . L

hétaïre,

surprise , se cache à d emi la figure avec sonbras par un geste de pudeur involontairep lein de naturel et de grâce : mais sa dé

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fense n ’en est pas compromise , car sonbeau corps

,tourné et pol i c omme une sta

tue d ’ ivoire , éclate dans toute sa blancheuret p laide éloquémment sa cause .

L’attitude de l ’avo cat qui en lève le vo ile

est une vraie trouvail le ; seulement , l ep ersonnage semble un peu grand à côtéd e la Phryn é dont l

’artiste a fait une trèsj eune fille

,mince

,petite

,délica te

,un peu

trop virginale peu t— ê tre pour le suj et .Phrvn é , riche à pouvoir rebâ tir les murai lles de Thèbes détrui tes par Alexandre ,devait ê tre d ’

une beauté main s en fleur,

plus développée,p lus fémin ine enfin

,p lus

ressemblante aux Vénus dont les statuairescherchaien t le type en e l le

,ce qui ne

l ’empêche pas d ’être charman te commee l le est , avec sa graci lité ado lescente et juvénile .

La foule admire beaucoup la vari é téd ’expression que M . Géromé donnée àl

Aréopage . Le sentiment que la plupartde ces tê tes chenues trahissen t n ’est pasce lui qu ’on t dû éprouver ces augustes juges athén iens .

Ils paraissen t émus sensuel lemen t parle nud i té d écouverte a l eurs yeux . C

’est la

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térê t, presque inséparable du genre ad

miratif,et il a cherché à rendre p iquants

par des expressions de luxure ces graves

personnages’

assis les uns à côté des autres .Cette critique faite et l e regrettable

parti pris de l ’artiste admis , on ne p eut

que louer l’ extraord inaire finesse de mi

mique , la vari été infinie de nuances dansla traduction du même effet différencié parl ’âge

,l e tempérament et le caractère de

chaque juge . C’ est une amusante comê

die de su ivre sur ces visages ridés et barbus la flamme du désir voltigeant commele reflet d ’

un miroir et se modifiant selonle type des tê tes depuis la volupté platonique jusqu ’à la pétulance du satyre .

Quant à l ’ exécution propremen t dite,

elle a cette netteté savante qu i caracté ris eM . Gérome. Les moindres détai ls témoi

gnen t une recherche archaï que très au

courant de son antiqu i té . La petite statuette de Minerve , vraie idole des tempsprimitifs

,une ro ideur égin é tique et dé

dal ienne tout à fai t amusante .

Socra te v ien t chercher Al c ibiad e chez

A3p asie. Tel es t le titre d u second tableau

grec d e M . Gérome . Alcib iade,couché sur

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un li t de repo s près d ’

Aspasie , ne para î tpas très— disposé à suivre son maître , etcela se conçoit : la philo sophie ne vautpas l ’amour

,surtout quand la maî tresse

est Aspasie . Une j eune esclave , d ’

un ebeauté mal icieuse et sournoise

,hab i llée

d '

une demi— teinte transparente , cherche àreteni r l ’ époux de Xan tippe , et sur l eseui l de la porte un e vieille souri t d ’

un

sourire oblique .

Au premier plan s ’ étale un chi en magn ifique, ce même chien dont Al cibiadecoupera la queue pour donner de la pâture au babil athénien . Aucun spéc ia

l iste d ’animaux n ’en ferai t un pareil .Placé comme il est , i l prend peut- ê tretrop d ’ importance pa r rappor t aux per

sonnages ; mais le chien d’

Al cibiade es tlui-même un personnage et non un ao

cessoire .

Le fond représente un atrium ornéavec cette él égance antique famihere à

l ’arti ste . C’est une restauration dan s toute

la force du mot,d ’

une cur i osi té exquis ee t d ’

une sci ence qui n e nu i t en r ien àl ’ effet . Les figures se détachent en vigueurde cette architecture polychrome , gaie et

1 1

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lumineuse , à laquel le on ne saurait reprocher qu ’

un peu trop de ri chesse . Les

Athén iens réservaient tout leur luxe p ourl es monuments , et leurs maisons étaientfort p eti tes ; mais Aspasie, la plus renommée des hétai‘ res

,la maî tresse , l e consei l

e t plus tard l ’épouse de Pé riclès , pouvaitse permettre ces sp lendeurs .

Nous trouvons b ien absolue cette phrasedu l ivret Deux Augures n

on tjama is p u se

regard er sans r ire . Quoi qu ’en aient d i t l e ssceptiques et les voltairien s de l ’antiquité ,deux augures se ren contrant gardaient parfaitement leur séri eux . D ’abord la p lupartd ’en tre eux croyaien t à leur art ; ensuite ,eussent— i ls été incrédul es

,l eur profession

même leur imposait une gravité hypo cri te .

Tout au plus se permettaient - ils un im

p erceptible clignement d ’ œ i l, un d iscret

sourire d 'intel ligence , tand is que les au

gures de M . Gérom é rient d ’

un gros rireégueulé et rabelais ien a s e ten ir les côté s ,à pouffer

,à tomber en apop lexie . Il est

vra i qu’ ils sont dans la coul isse , lo in des

pro fanœ , tout s euls au mil ieu du pou

lail ler sacré : les volailles prophétiques

qui al longent le col hors de leur cage

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vite par un che f—d ’

œuvre Rembrand t

fa isan t mord re une eau—forte . Là, il n es ’est pas mis en frais d ’

ingén iosi té ; i l n’

a

pas demandé à la p einture ce qu ’e l l e n epeut n i n e doit rendre , i l est res té dansla sphère de l ’art le j our descendantd ’

une haute fe nê tre se tamis e à traversun de ces cadres garnis de pap i er blan cdont les graveurs se servent pour amortirl’éclat du cuivre , glisse sur la table , traverse des flacons remplis d ’

eau ou d ’acide,

se répand dans la chambre , et va mouriraux co ins obscurs en pénombres chaude :et mystéri euses .

Rembrandt,vêtu de noir et penché sur

la tab l e , fai t miro i ter une planche pourvérifier la profondeur de l a morsure . Rien

de plus . Mais vo ilà un véri table suj e t depeinture un e lumiè re concen trée sur unpo int et s’

éteignan t par dégradati on s insensibles en partan t du b lan c pour ’arriver au bi tume . Cela vaut toutes les i déesspirituelles e t l ittéraires , et Rembrandtlui-même n ’

en a guère eu d ’autres dansses tableaux ou ses eaux—fortes . La planchequ’ il est en tra in de fa ire mordre contient probablemen t une i dée de ce genre .

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Le Rembra nd t est une merveille definesse , de tran sparen ce et d ’effet . JamaisM . Géromé ne s ’ e st mon tré plus colori ste .

l e pompéien , ce pe intre à l’

en caustique ,

cet enlumineur de vase s grec s atte int dupremier coup a la p erfection intime d esmaî tre s hollandais .

Nous aimons:beaucoup le H a che—

p a i l l e

égyp t ien . Ce séri eux pre sque hiératiqueva bien au talent de l ’artiste . Un Egyp

tien,grave et tranqui ll e comme l ’Osiris fu

nèbre , fait tourner sur un cercl e d e gerbes un char, pareil à un trône

,attel é de

deux buffles et porté par des roulettes demétal ; derri ère lui , comme un aoëris

derrière un pharaon,se tient un j eune

garçon se pré sentan t auss i de profil .On dirait un dessin calqué dans une nécropole de Thèbes ; et cep endant c

es t uncroqu is exact d ’aprè s l a réalité vivante .

— Un sole il aveuglan t déverse ses rayonssur le di sque j aune des gerbes qui

fai t songer au cercle d ’or d ’

Osymand ias,

argente le ciel e t rosi t les loi ntains .Quel le grandeur et quelle solenni té dansce simp le travail d ’agricul ture ! Le dessinest ferme comme une in cise sur le grani t ,

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l a couleur éclatante connue l ’en luminured

un papyru s sacré !Le P or tra i t d e Ra chel est à la fo is un

portrait et une p ersonn ification . La Tragé

die se fond dans la tragédienne , la Musedans l 'actrice ; drapée de rouge et d

’orange

,elle se ti en t debout sous un s évère

porti que dori en . Les sombres passions , lesfatalités

,l es fureurs tragiques contractent

son pâle visage . C’ est Rachel par son côté

sin istre,farouche et violent . L

’artisteaurait pu , ce nous semble , sans amollir l ecaractère de sa figure ,

y me ttre un peu

de cette grâce féminin e e t vipérine quepossédait à un si haut degré l ’ il lustfeactri ce .

G HÉQUIER . I l est difficile de parlerdes peintres de fleurs , un bouquet defl eurs ne se raconte pas on le regarde et.on le resp ire ; cependan t d isons avec desmots i ncolores et sans parfums que lesF leurs et Frui ts de M . Chéqui er ont toutl e velouté ,

tout l ’arome et toute la fraîcheur imaginables .

Le Bouquet d e fleurs sur fond d’or lutte

avantageusement contre cette lueur riche

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mentionne que deux toi l es le Portra i t d e

M l e comte d eM ic/rech et une Tête de Sarrasin . Le comte est debout , solidement etcarrément campé

,dans une pose naturell e

et élégante . Le vêtement modern e ,aux

teintes fausses et vineuses, à la coupe d isgrac ieuse a pris sous la main de l ’artisteune allure large et une coul eur presqueagréable . LeS arrasin

,avec sa calotte de fer ,

sa face plate et j aun e,est une sp irituel le

ébauche .

G IRAUD (Charles ) . — Après avoir débuté par des scènes d ’

Ota‘

tti,la Cythère de

l ’o céan Pacifique , M . Charles Giraud sem

ble voulo ir se reposer de la vi e sauvage etvagabonde dans la représentation des iatér ieurs . Nul ne sait mieux que l ui cx

primer harmonieusement les mi lle détailsd

un ateli er ou d’

un cabinet artisti quetableaux poti ches , statuettes , armures ,vi eux bahuts

,tap isseries passées de ton

,

tout l e curieux monde du bric - à- brac . Là

i l éte in t par un glacis un obj et pap il lotant i ci i l p ique un réveill on de lumière .

Son i n térieur du 1 5° siè cle,ses deux in té

rieurs modernes,sont d ’

un ragoût exquis .

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Mais voilà une Vue d e Tingva l /a en Is

l ande, qui nous mon tre que M . Charles Gi raud n ’est pas d isposé à toujourschanter

Home home, sweet home .

G I RAUD (Eugène) . — M . Eugèn e Girauda voulu sans doute é chapper au repro chede peindre des Espagnols d ’

0p6ra- com1que

en nous donnant cette Bohe'mienne verte,

accroup ie dans un haillon j aunâtre,au coin

d’

un vieux mur : i l y a évidemment exa

gération dans ces te intes le solei l de l ’Espagn e cuivre son monde mais n e l ’oxyd epas . Nous n

aimons guere non plus le

Henr i I V d ans l a tour d e S a in t— Germa ind es- Pre

s où l ’accompagne un moine . Ces

deux personnages,de grande dimension

,

son t mal à l ’aise dans l ’étro i t escalier encol imaçon ; l

’artiste aurai t facilement pudonner de l ’air et de l ’espace à son tabl eauen ouvrant un e plus vaste p erspective surla vil le que le ro i va acheter d

une messe .

Les vêtements fauves et mats des deuxhommes se con fondent avec les teintesbrunes de la p ierre

,ce qui rend la toi le

un peu monotone de couleur .

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Nous retrouvon s M . E . Giraud dans lagalerie des pastels . Le portrait d e S . A. laprin cesse Anne Murat est , dans le genre ,un des meilleurs de l ’ exposi tion . La princesse est posée de des, et , par un mou

vement gracieux _qui motive de bel l es oudulations , présente la tê te de profil . Lecontour net , ple in de fermeté , est de ceux

qui prê teraient admirablement à la gravureen médailles . Un sang rich e anime et colore l es chairs des fils d ’or et de soie smê lent a la chevelure blonde , relevée defleurs et de feuillage .

Le Portra i t’

d e Pau l in Men ier , dans l e

Courr ier d e Lyon ,est d ’

une exécution vi

goureuse et d ’

une extrême vérité . C’ est

bien la pose insolente du coquin ; on deviné la vo ix enrouée qui d oit sortir de cegos i er alcooli que ; l e peintre n

’a eu du

r este qu’

à copi er exactement son modèl e ,et qu

à reproduire l e type cr é é par le coméd ien arti ste .

G LAI Z E (Auguste) . M .A. Glaize a sudonner une tourn re ori ; inale et fantasti

que à son tableau de la Pourvogeuse M ise‘

rc ,

suj et qui , vu sa modernité , aurait pu prê

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que la lune éclai re paisiblement les vertueuses ouvrières d e la dro ite , domineet complète cette singuhere composi tion ,largement et hard imen t‘p ein te.

Une vingtain e de polissons se bousculentautour d e l a gamel le immense et p l eined e bouill ie . A voir leur acharnement etleur oubl i du voisin , on dirai t une trouped

écrevisses altérées sentan t l ’eau au delà

de la marge d ’

un bassin . C’est à qui plon

gere le plus souven t sa cui ller dan s lamixture . M . G laize , touj ours un peu moraliste et phi losophe , a tracé sur le mur

blan c qui sert de fond au tableau,la

maxime évangél ique Aimez —vous l esuns les autres , » si bouffonnemen t méconnue dans cett e pe ti te scèn e . Un

Trou d e meu l ière a l a Ferte—sous- Jouarre,

présentan t la nud i t é du roc,encadré de

verdure et surmonté d ’

un ciel bleu,

‘com

plète honorablemen t l’

exposition de M . Au

guste Glaiz e .

G LA IZ E (Léon ) . Le S amson p r is p ar

l es Phil ist in s,de M . Léon Glaize

,peut

compter pour d e l a bonn e et so lide peinture . Six hommes à physionomies basses se

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192%

son t attelés au bloc vivan t , qui s’arc— bou læ

sur sa j ambe gauche ; autrefois il aurait.rompu d

une simp le con traction de muscles les cordes qui se c ro isent sur soncorps ; mais l

0mphale biblique a bientravaill é

,et d u res te les soldats armés de

p iques , qui marchent derri ère Samson ihdiquen t que tou te rési stance es t inutile .

En avant du cortège éclatent des trompe ttes

,annonçan t la bonne pris e aux Philis

tins . La Dal ila regarde, par sa j alousie

en tr’ouverte passer sa victime . Le ta

bleau de M . Léon Glaize est bien agencéles poses des personnages sont viol entes ,sans exagérations , ni gesticulations impossibles

,et s’

harmon isent bien avec l es constructionsmass ives et trapues qui garnissen tla dro i te de la to i le . La Nymp he et l e

Faun e,peinture à la cire , s

enl èven t l égèrement sur l eur fond noir

,et révèlen t chez

M . Léon Glai ze de bonnes qualités d écoratives .

G UD IN .— M . Gudin ,

l’

Horace Vernet dela marin e

,a exposé deux grands tabl eaux

o fficiel s l’

Arr ivc'

e d e l a reine d’

Angl e

terre â Cherbourg et la Flotte frança ise se

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: cn d a n t d e Che; brmrg à Brest . L’

a—cadrebri tann i que arrive par un temps gris

, qui

donne au ci el et a la mer une teinte d ’ardoise un peu triste» La flotte fran çaise

,

plus heureuse , s’avance a toute vapeur et

à p leines vo iles en coupant les vaguescourtes

,dont les an fractuosi tés arrêtent

les rayon s ambrés d ’

un solei l levant .M . Gud in a exposé troi s autre s petitestoi les

,rap idement et spirituel lement bros

sées . Renonçant , pour un i nstant , à l’

azur

et aux transparen ces conventionnelles del a Méditerranée

,l ’artiste a affronté les tem

pê tes de la Manche et de la mer du Nord ,l eurs eaux épaisses et sombres

,leur écume

lourde et crépelée . Un gros temp s sur l a

côte d’

Angleterre e t l a Disp ersion d e l’

Ar

mad a son t d ’

un effet p lus vrai et p lus émouvant que bien des grandes composition s sevamment et consc ienc ieuscmen t élaborées .

GUILLEM lN (A) . Les Va n neuses d’

Ossau

sont de fort be l les fi l les,au te int de cui

vre, campées à l’antique et fai sant leur

besogn e a la porte d ’

une maison baignéed ’ombre , tandis que le sole i l inond c declarté le ravin

,cerclé de montagnes bleues .

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H AMON . Il faudrait ê tre sur la symbol ique de l a force de plus ieurs Creutzerpou r expliquer les mythes e t allégories deM . Hamon . On d ira it qu ’ i l s amuse , pour

parler l e langage méd iocrement harmonieuxde Boi leau, à préparer des tortures aux S i umaises futurs . La C oméd ie huma ine étai tdéjà d ’

une interprétati on labo ri e use . L’

Es

camoteur manque to tal emen t de c larté, et

le sous - titre l e Quar t d’

Heure d e Ra bel a is

ne l ’é l uc ide guère . C’est de la nui t

ajoutée à de la nu it ; noir sur no ir , ou plutôt gris sur g ris . 0hscur i ta te rerum verba

sæp e obscura n tur , d it un e viei lle phrase debasse latin i té che z M . Hamon le vaguede la pensée s

augmen te en core du vaguede la fo rme . Racontons donc sans cornp rendre . Où se passe la scène ? à quel l eépoque ? nous n

en savons rien . Certainsdétai ls indiquerai en t l ’an tiqui té , d

autres

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ramènen t au temps ac tuel . Le prin cipal personnage rappell e par sa souqueni lle l e Dave des coméd ies de Plante

,par

sa gibeci ère et son chapeau de feutre ,Miet te ou tout autre vendeur d ’

orviétan .

Un hibou roule ses prunelles nyctalopessur l a traverse du tréteau des vi ctimes dela mort aux r ats pendent à des gaul es ettémoignent de l ’efficaci té dumoyen destructi f. La cuisine de l ’escamoteur fume sur un gueur de portier ou de marchande de harengs saurs . A la tables ’

edesse une lyre grotesque , enj ol ivée degrelots et de plaquettes de cu ivre . Le charlatan vi ent de faire d i sparaî tre sous ses

gobelets la muscade sacramen telle . C’

e stle moment de la re cette ou l e quart d ’heu rede Rabe lais . Un ê tre hybride , d

un sexeindétermin é comme les sorci ères de Macbeth en marmotte et en tunique , fait c ircul er le tambour de basque . Y tombe— t — i i

des sous ou des oboles ‘

? l ’assi stan ce se compose— t—elle d ’

Athén iens ou de Paris i ens ?Chi le soi ? Et i l y a là des enfants , desjeunes fi l les , des écol iers , des gamins dont lablouse prend des a i rs de chlamyde , ou don tl a chlamyde prend des airs de blouse si vous

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l ’aimez mieux . Touj ours est— i l que la moitié de l ’assemblée fait vo lte- face et s ’ écoule pro cessionnellement comme un e

panathén ée inverse , car le tableau a la forme d ’

une fris e . Aux marmots est mê lé unmagicien qui braque sa lunette sur lesétoi les e t va probab lement se laisser choirdans un pu i ts

,pour se conformer à la fa

ble de la F ontaine . Que s ign ifie là cetastrologue cherchan t l e s é toil es en pleinmid i ? Mystère mais qu ’ importe aprèstout ? Il v a de j ol ies tê tes , des détai lsamusants et curieux dan s cett e énigme

qui vous impat ien te et vou s retient .La Tutel l e et La Vol ie‘re sont deux char

man tes fantais ies pomp éiennes que l’

on

comp rend tout de sui te e t qui n’en val en t

pas moins pour cel a . Dans la première ,une j eune fi l le met un tuteur a un arbuste ; dans la seconde

, un e autre j eunel il l e donne la pâ ture à des o iseaux .

— Ces

deux toi l es feraien t deux dél ic i eux p anneaux de sa l l e à manger antique .

La sœ ur a î née survei l l e toute une nichéede j eunes frères et de j eunes sœurs qui labalancent dans un fauteui l à l ’américaine .

Les figures on t ce tte grâce poup in e que

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çois, assi s sur le p ied de son li t,l ’écoute

à peine ; une servante , vêtue d ’

une robecouleur orange , circul e , portan t des fruitssur un plateau ; dans l e fond , un hallebardier

,appuyé au chambranle de la porte

,

garde l ’entrée . M . Hamman s ’ est san s douteassuré de la ressemblance de sa Marguerite ; elle nous paraî t cependant manquer del’

amén ité et de la vivaci té qu ’on s ’ imagin eavoir dû animer la figure de l ’aimable et sp irituelle princesse . Le F rançoi s I ‘" est p eutêtre auss i d ’

une taille un peu exagérée , etrappelle un peu trop le gigantesque Pantagruel . Lou is X I I I et M a r ie d e M éd icis

son t en train de con certer la d isgrâce deRichel i eu ,

lorsque le cardinal apparaî t pa rune porte cachée sous la tapi sseri e ; sa

p résence terrifie l e ro i et sa mère, qui

s e

rasso ient,immobi les comme des écoliers

pris en faute . Le Loui s XIII le M . Ham

man est b ien le roi ennuyé,faible

,trem

hlan t devan t sa mère e t son ministre,et

les hat—sant tous deux .

/

L’

aspect glacia l e tsûr de lui—même du Richel ieu est fine

men t exprimé . L’

ameubl ement,les acces

soires sont tra i tés avec soin e t vérité àla muraill e pend une de ces pompeuses

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allégorics, brossées par Rubens à l ’o ccasion da mariage de la reine . Le j our selève

,l ’étoile du matin n e va pas tarder

à s’

effacer devant l ’éclat du solei l ; lalampe commence à rougir et à fumer , un

j eune caval ier , debout près de la fen être ,dont la draperie s

en tr’

ouvre, tien t embrassée une j eune fil le b londe

,vê tue de

satin bl eu et blan c ; l’en fant ferm e les

yeux , et ses mains effi l ées se pos en t surle bras de son amant ; elle détourn e latê te pour retarder ce bai ser , qui doi t ê trele dernier . Cette toi le

,in t itul ée l es Ad ieua ,

est ple ine de tendresse et de sen timentles vapeurs de l ’aube naissante l ui donnen tquelque chose de fondu, qui repose un

peu de la ro ideur hi storique des deux tableaux que nou s venons de c iter .

H AN OTEAU . M . Hanoteau a exposétro is grands paysages

, qui rappel lent lesbeaux pâturages de Troyon et nous prometten t

'

un maî tre . La M a tinée de p êche

sur l a C anne (Nièvre) nous semble le pluscomple t de ces tro is tableaux . Dans un deces endro its où la rivi ère s ’élargit et formece que l

on appel le des fosses , des p é

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cheù r*s son t occupés à amarrer sur l ebord leur bateau plat . L

épervier, sus

pendu à sa perche , sèche au soleil . Lesajoncs de la rive et un gros bouquet d ’arbres

,placé un peu ,

en arrière , à droi te ,sont fidèlement reflétés dans l ’eau paisib le ;cet effet est admirablement rendu. Au delà,s ’ étend une grande prairie , bornée par lescol l ines qu i marquent le bassin de la riviere . Cela est frais et gras la verdure ala vivacité et l ’é clat des terres bien arrosées . Un chemin sous bois se déploi evis—à—vi s du spectateur ; derrière les arbres qui garnissent les deux côtés du tab leau

,on devine une grande clairière

,

abondamment éclairée , sur laquelle va

guent quelque s bestiaux . La route traverse la clairière et va aboutir à une

maison cachée dans la végétation . Une p é

tite mare , encadrée de broussai lles et d’ar

bustes à feui llage déchiqueté , occupe lepremier plan des E nv irons d e S a int

P ierre- l e-M ou‘

t ier qui , ains i que l e Ruisscau d Charan cy (Nièvre) , sont conçus avecla même simplici té d ’effets , la même sû

reté et la même vigueur que la premièretoile .

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c iel , éclairés par un so lei l encore vi f quise couche derrière les arbres du premierplan . Le fleuve se dérou le large e t calmevers un horizon fuyant et qui commencea se noyer de vapeurs . Cela s ’appelleun Soir sur l es bords d e l a Loire.

La Loire p rès d e Nevers est loind ’être auss i majestueuse . Le_fleuve, parune -de ces fantais ies qui lui sont communes , a qui tté son li t ; quelques mincesfilets d ’eau, serpentant à travers des bancsd e sable

,représentent assez misérablemen t

le grand tributai re de l ’Océan . Une bruyèregaleuse , parsemée de maigres bouquetsd

osiers et sur laquelle cherchent à paître

quelques moutons de bonne volon té , bordecette rivière de sable Un beau temp s sur

l es bord s d e l’

Al l ier , avec son premier plande verdure et d ’arbres vigoureux , ses buisson s bas placés de l ’autre cô té de l ’Al l ier

qui coule sablonneux au milieu du tableauest ple in de lumière chaude et de calmechampê tre .

H EB E RT .— L

admiration publ ique forcequelquefo is le pinceau et un artiste et l ’obl ige à se circonscrire dans un genre pré

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féré . Ain si , par son charmant tableaude l a M a l

arz‘

a , M Hébert a inspiré un telamour de ces déli cieux typ es i tal iens sipassionnémen t pâles et s i gracieusementsauvages qu ’on lui en demande touj ours .On l ’a reconnu seign eur suzerain de Cervara et d ’

Alvito, et l ’on exigera i t p resquede lui qu’ i l rés idât à perpé tu i té dans sesdomaines . Cependant , quoi qu

’ il excel le àrendre ces figures fières, ardentes e t morbides

,et qu ’ i l l eur donne une nostalgique

poésie , M . Hébert est capabl e de faire autre chos e . Sa magnifique to i le du Ba iserd e Jud as l

a bien prouvé . C’étai t la

de la _grande peinture d’his toire

,à la fois

profondément reli gieus e et tendrementhumaine . La tête du Chris t exprimant ,malgré sa résignation divin e , l e suprêmedégoût que cause la perfid ie avec son froidbais er de serpent

,était l ’une des p lus bel les

que l 'art eût prêtée au Rédempteur dumonde . Ce supplice moral , ou l e voyait ,pour la douce vi ctime , effaçait les affresphysiques du Calvaire .

Ce tab leau ,sans doute

,fut appréci é

comme il le méritait ; mais on l e regardacomme un brillante digression , comme

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un épisode heureux dans la vi e de l ’arti ste .

Ce qu’on voulait de M . Hébert , c’ étaient

des F1énarol les, des Cervarol les , des Celestina

,des Rosa Néra , et cette année , l e

publi c désori en té furette,sans en ren con

trer,par tous les coins du salon . I l ne

trouve que deux beaux portraits , s’ étonne ,

et chercherai t presque noise a son p eintrefavori , pour n

’avoi r pas ramen é de la fontaine quelque mince fi l le brune portant surla tête un e amphore ou du l inge .

Le portrai t de S . A . I . la Prin cesse Marie ,

Cloti lde se d istingue par la simplic ité él égan te de la pose et la dél icatemorbidesse del ’exécution . Quoique Ital ienne

, Son AltesseImpériale est blonde et son teint peutlutter de fraîcheur avec les plus blanchescarnations de l ’Angleterre , — ce n id de cygnes , comme l ’appel le Shakspeare . Heu

reusemen t M Hébert n ’

a pas sur sa palette que des nuances fauves et bistréesi l a trouvé pour p eindre la princessetoute une gamme d e tons argen tés

,nacrés

,

lactée, b l eutés , d

une suavi té extrême .

So l] Al tess e Impérial e a pour costumeune robe blan che et un m an teau de ve

lours bleu rej e té en a rri ere ; la robe , pur

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Le portrait de il a ce charme mélancolique que l e peintre de l a M a l

ar z‘

a

garde même dans l’expression des élégancesmodernes . Sur un fond de ciel don t le b leusombre verdi t comme celui des vieux tableaux

, Mme C . vêtue de noir , rappelle

la mani ere eflume'

e de Léonard de Vinci .Une gaze noire laisse devin er les blancheurs de la poitrine à travers ses sombrestransparences et les bras nus se fondent

par des con tours noyés avec les tous

sourds de l ’é toffe . Un petit bouquet deviolettes piqué au corsage mê lé une

no te de gaie té modeste à cette sobre harmonie . Ces teintes n eutres fon t valoir latê te

,modelée dans une vapeur de tons dé

l icats, fins,rares , cherchés en dehors de la

palette crue de la vie . On dirait que M . Hé

bert veut faire seulement des p ortraitsd ’âmes et non de corps . La réalité , mêmearistocratiqu e e t charmante semble luirépugner comme trop bru ta le . Il faut peindre le corps et l ’âme .

Une rue à C erva ra . Ce n ’est qu ’

unepochade

,une étude faite sur place

,sans

doute mais quel dél icieux petit tableau !On reste longtemps a con templer cette rue,

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qu ’

une éd ilité soigneus e s’

empresserait defaire abattre , mai s que regretteraient tousl es peintres . Ce sont de hautes masureslézardées , lépreuses , chancelantes , à traverslesquelles se troue une l ongue voûte noire

,

une sorte de galerie de Pausil ippe, ayan tau bout une étoile de lumière . Quelquesvieilles accroupies çà et là s

’occupen t enplein air de besognes domesti ques avec lelaisser- aller i tal ien . Peut- être mêmequelque cochon bleu retourn e — t — il de sonboutoir la fange du ruisseau ‘

? Nousn

en sommes pas sûr , mais le s ite autori se à l e croire . C

’es t pourtant par cetterue que passent les can éphore s en gue

mil les à qui M . Hébert donn e la beautépour récompense du caractere qu’

ell es luifourn issent

H ÉDO UI N . M . Hédouin , occupé de travaux décorati fs eu Palais - Royal , n

’a exposéqu'

un tableau sous l e t itre de Colp or teursesp agnol s . Le peti t convoi

,composé d ’

un

homme à cheval,d ’

une femme juchéeavec son enfant sur un mulet

,et de per

son n ages montés ou à p ied ,chemine sur

un terrain rosé,marqué çà et l à de que l

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2 4 0

ques plaques d ’

un e verdure rouss ie ; un

ponceau ,sur l equel passe une femme con

duisan t des bê tes de somme , enj ambe unfossé

,vraisemblablement à sec . Sur l e de

vant du tableau ,un mule tier s

abreuve

a une pe ti te mare . Le ciel,d

un bleuun p eu clai r p eut- être , vien t p ar des dégradati on s d e tein tes se confondre avecle sol . C

’ est lumineux et suffisammentar id e .

H E I L B UT H .— L

exposition de M . B eilba th

,aussi nombreuse que variée , révèle

chez l’

artiste une rare diversité d ’

aptitudes .

Le plus important de ses tableaux , c’

est le

Cheva l ier p oê l e Ul r ic d e Hu tten ,couronne

'

et Augsbourg sous l’

emp ereur M ax imi l ien

en 1 5 1 9 .

Cette toi le sans sortir des dimen sionsdu genre , peut être consi dérée comme unvrai tableau d ’histoire , et b eaucoup s

éta

lent dans de larges cadres qui neméritentpas si b ien ce t itre honorable . La scène esttraitée ave c style et gravité . Les grou

pes s’

agencen t bien au tour de l ’action

p rincipale les costumes sont d ’

une grandefidél ité sans pédan tisme archaïque et ne

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au fond de la salle on aperçoi t la s i]houette den te l ée d

Augsbourg avec ses

tours,ses flèches

,ses pignons en esca

l i ers et tout son pittoresque décor gothique .

M . Heilbuth n’

a j amais mieux fait . Ledessin a de la correction e t de la finessela couleur est harmoni euse et chaude , etl ’esprit du temps respire dans toute lacomposition .

Le M on t - de-p iéte' nous reporte de la

sphère hérorque en plein réalisme . Dansune sal le d ’attente

,ignob lement nue ,

comme tous les l ieux où s’

agiten t des intérêts poignants

,son t réunis les nom

breux neveux de cette tan te don t l ’ohl i

geance n ’est j amais en défaut pourvuqu’on lui apporte un gage quelcon que .

Au guichet du commissionnaire se penche un ouvri er , de ceux qui ne fon t rienet s ’appellen t travailleurs ; une grandefi lle

,a la toi lette d isparate , se tient de

bout prè s de lui l ’un engage ses outil s ,l ’au tre son matelas . Au fond , rangés surla banquette

,attenden t un viei l homme

brisé par la misère,de pauvres femmes

avec un paquet de l inge sur les genoux,

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la dern i ere robe et le dernier drap . L’

en

fant les a suivies ; car il n’y a personne à

la maison pour le garder ; un e orphelin een deui l apportant peut— ê tre l ’anneau demariage de sa mère pour retarder d ’

un

jour son déshonneur ; un j eune hommeinsouciant , étudiant viveur , au gilet mul

ticolore , qui vient mettre sa mon tre au

clou pour déj euner avec une lorette . Toutcela est rendu avec un e pénétrante fidé

l ité d’observation et une grande finessed e p inceau . M . Heilbuth a su se garderde la laideur , de la trivial i té e t de la sensiblerie

,écueil s d ’

un pareil suj e t .Quoique n ous n ’

aimions pas l e comiqueen peinture , n ous lui pardonnons lorsqu

’ iln ’ est que le rel i ef exact du vrai , et n e s

’ étal e poi nt en des toiles importantes .Le tableau inti tulé Souven ir d

I ta l ie,

nous a fai t sourire . C’est un bon vieux

moine tout naï f,tout bonhomme , dont le

free tombe d ’

un seu l pl i de la nuque au

talon avec une disgrâce bur lesque e t quise promène par la campagne

,un énorme

paraplui e rouge à la main , du genre di tne

'

p in ou Robinson C rusoé , sous lequeltoute la communauté s

abriterait . La

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sérénité parfaite du cie l augmente l ’ effetdu paraplui e .

— Le bon moine est hommede précaution

,on ne le prendra pas sans

vert .L

Auto-d a - fe' n est pas une grillade de

j uifs ou d ’

héré tiques, comme le titre pourrait le faire croire . M . Hei lbuth laisse cessuj ets mélod ramatiquement sin istres à

M . Robert—F leury . I l s ’agi t tout s implement d

une j eun e femme qu i an éan t itsa correspondance amoureuse ave c un

soupir de regret . Ne sont- ce pas auss ides infidè les qu ’el le brûle ? Les protestat ion s

,l es serments

,les madrigaux , les

eni phases s’

évanouissen t en une p el l icul eno ire où couren t quel ques é tin celles quibientô t 8 é teindront e l les -mêmes . Ainsipasse l ’amour

,sie tra nsi t glor ia mund i .

S ol i tude,au tre to i le de M . Heil buth ,

secache

,pour justifier son ti tre , en un

coin s i retiré, qu

à notre grand regretnous n ’avons pu l a découvrir .

H ENNE B ERG .— Oii n

a pas oub l i e l e Fe’

roce chasseur de M . Henneberg,un e pein

ä

ture fan tastique où respirai t l e vie il espri tlégendaire de l ’Al lemagne et qui , déve

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sera bientô t envolée,l ’en dine est s i j ol ie !

sauf quelques ombres opaques et lourdesà la cambrure des reins .Voilà la vraie vein e du talent de

M . Henneberg ; il devrait la suivre et laisser à M . B iard l es Déc l a ra tions d

amour

de nègre a négresse .

Hanesrnorren.— Il y a beaucoup d ’esprit e t

de finesse dans les deux toiles de M . Herbsthoffer Unemauva ise comp agn ie et l e Cabaret . Dans un tan dis équ ivoque , un j euneofficier s ’ es t pris de querell e avec un habitué de l ’endro i t . I ls ont dégainé et " s

adébatten t eu milieu des filles qui se son tj etées entre eux pour les reten ir ; les boute i lles et les

'

escabeaux roulen t culbutésau milieu du brouhaha

,les hommes vo

c ifèren t , les femmes gémissent ; el les n esavent que trop à quel mauvais adversaire le j eune homme va avoir affaire . Le

C a baret des soldats est moins turbulent

que celui des maî tres . M . Herbsthofi’

er y arassemblé la foule bigarrée des troupes dela guerre de Tren te ans , lourdemen t harnachée , surchargée d

oripeaux et vê tue dedéfroques hé térogènes . Malgré leur petite

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dimension , ces tableaux son t p leins demouvemen t et d ’

aisance , de dé tails ingén ioux en même temps qu

exacts.

H E S”S_E de M . Alexan

dre Hesse,pourrait s ’appeler tout auss i

b ien l e M auva is r iche et l e Bon p auvre .

Un pèlerin,dont les trai ts rappellen t ceux

de Jésus— Christ, s’ est assis sur une p ierre ,

au mi li eu de la route , en tre une courti

san e chargée de bij oux et un j eun e él égant qui s

’éloignent de lui avec mépris .

En même temps, une pauvre famill e de

pêcheurs s ’approche e t vient offrir son

aumône au malheureux . La disposi tion decette toile déno te l ’hab itude de la peinture monumentale ; en effet , M . Hesse décore en ce moment une des chapelles aSaint - Sulp i ce .

H I L L EM AC H ER .— M . Hillemacher a ex

posé plusieurs tableaux pleins d ’ in térê t e td ’

une facture excellente , l a Présen ta tion duPoussin au roi Louis X III , Jea n Gutenberg, aidé de Furst , tirant les premiè resépreuves typographiques un C ierge à

Notre -Dame des douleurs ; mais la plus1 3

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— 2 1 8

curi euse de ses toiles est James Wa tt, ré

fléchissant sur la compression e t sur lacondensation de la vapeur . Assis devant la cheminée où chante l ’é tern ell eboui llo ire anglais e , l e j eune Watt ,« sourdaux observations de sa tante , l\l ‘ne Murihead ,

qui l’appelle au travail bouche avec les

p inc ettes l e goulot par ou s’échappe l e sur

plus de la vapeur,dont les flots compri

mês soulèvent le couvercle de la cafetière .

Cette observation d’

un enfan t dans une

cu is ine a changé la face du monde . Le

pyroscaphe et la locomo tive viennent decette boui lloire . M . Hil lemacher a donné. àl a tête de James Watt une intensi té pensivetout à fai t remarquable .

H UET .— Nous voyons avec plai sir que

M . Paul Huet est touj ours fidèle à la vieil leinsp irati on romantique . La grande marée

d’

éga inoæe aux environs de Honfleur aune turbulen ce e t une sauvagerie d ’

exé

outien incroyables . Les vague s , j aunes delimon , se tordent convulsivement sur l esobs tac l es , lançant con tre le c iel noir desfusées d

écume . El les semblent voulo irdérac iner un groupe d ’arbres aux bran

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C’est un paysage de grande

allure que le Pon t du Gard de M . lmer .

Deux masses de rochers rougeâtres , d on tla tranche à nu laisse vo ir les superposit ions

,forment

, en gagnant le fond du tableau , un ravin qu

enjambe l e gigan tes

que ouvrage . Les eaux bleues et l entes duGard s ’ étaien t au premier plan ; un cielbleu , pommelé de nuages orangés , domin ece paysage plein de chaleur méridionalel’

aqueduc , avec ses étages superposés , lesrochers aux contours obtus , l

immobilité

de l ’eau donnen t à cette to i le un aspec t dep lacidi té an tique d ’

un grand effet . La l isie

re d u bois d e M on tesp in est concue dansune tout autre man ière . Dans une rivière

qui s’avance. en s

é largissan t jusqu’

au pre

mier plan , quelques racines se ba ignen t aumilieu des hautes herbes, un souffle d

’orage

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— 22 1 _

trouble l ’eau, agite la frondaison , e t trouele ciel noir d

une éclairc ie zébrée d ’azur

l SAM B E RT .

— NOU8 ne sommes pas tr0pcontent de M . Isambert . l l a fai t , autrefoi s ,une Jeune femme d e’cora n t un vase e

'

trus

que, p ein ture charmante et d él icate don ti l faut se souveni r pour lui pardonner sesdeux tableaux de cette année Pein ture

mura le et S cu lp ture sen timen ta l e . La pre

mière de ces toiles représen te une femmepeignan t , dans une pose man iérée e t diffici le à ten ir

,des figures de danseuses sur

l es panneaux d ’

un atrium . Un enfan tles mains croisées derrière le do s , cambreen connaisseur

,semble su ivre avec inté

ret l e travail de l ’artiste un au tre bambin essaye de faire tourn er sur le marbrela molette à broyer les couleurs qu ’i l aprise des main s d ’

une esclave . Les typede s têtes sont écrasés e t camards

,et tra

hissent , sous des prétentions antiques , desvulgarités modernes .

S culp ture sen t imen ta le nous montre ,

dan s un impluv1um à colonnes fes tonnéesde pampres

, une j eun e femme occupée àmodeler un Cup idon d ’après son enfant ,

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tenu sur une se l le d e sculp teur par une

es c lave . Certes,l ’arraugemen t du groupe ne

manque pas d ’

une coquetteri e archaïquement ingén ieuse . M . l samber t est hommed ’

esprit , on le sait , mai s pour Dieu ,lui

d irons- nous,comme Mme d e Sé vigné ; à

p ropos de la religion Épaissis sez un

peu la p ein ture , ou el l e s’

évaporera touteà force d e subtil ité . Pour peindre , il fautd es couleurs . La peinture , ains i atténuéen ’est plus que l

’ombre d ’

un e ombre .

I SB E RT — Dans cette lettreI, qui commande à s i peu de noms

,citons

Isber t qui a fai t de M . Préaul t un portrai t en miniature d ’

une ressemblance frappan te et d ’

une largeur de modelé que ne

compo rte pas ord inairemen t la mi èvreri ed u genre . M

'“ de Mirbel n ’eut pas mieuxréussi . Le portrait de M . Tinan t , d

un

type tout opposé , n’es t pas moins bi en

venu .

I SRAEL S . I l nous semble que cetteexposition est le début de M . Israëls, carnotre mémoire n e nous r appel le aucun erouvre de l ui , et ses tableaux son t trop re

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22 i

couleurs de la san té reluis en t sur sesjouesrouges comme des p ommes d ’api . Il deviendra

,pour p eu que Dieu lui prête vie ,

un brave et fort paysan comme les au

teurs de ses j ours tout fiers d ’avoir un s ib eau gars

,car nous sommes en Bretagne

,

s’

i l faut s’

en rapporter au costume des acteurs de cette p etite idylle domesti que .

Au fond l ’on aperçoi t l es chaumièresd

un village , et sur l e devan t sautil le un ep ie fami l i ère .

On aurait envi e d e passer ses j ours ou

bliaut,oub l i é , d ansl

intérieur queM . Israë ls

désigne sous ce titre une M a ison tran

qui l l e. Oh ! tranqu i l l e et b ien heureuse eneffet ! Que l le paix , quel calme , quelle intimité ! Un t iède et gai rayon de l umière y glisse à travers la fraîche transparence des ombres

,caressant au passage

quelques meubles d ’

une propreté lui san te .

L’art même ne manque pas à cette

humble demeure . Con tre une murai ll ep laquée d e faï ence à fleurs bleues sedresse une vieille ép inette

,don t les sens un

peu grêles et cassée doiven t accompagnermerveille le s na‘

ives mélod ies du vieuxtemps une fi ll ette

,vue de dos

,cherche

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sur l e clavier quelque a ir du Dev in «lev i l l age ou de ma tan te Aurore avec une

app l ication con scien cieuse el le a le sen timent musical , cette pet ite , nous en jurerions

,et nous préférons l ’air qu ’elle j oue

aux sonates à grand fracas des b e lles demoisel les. Ce n ’est pas difficil e

,mais c ’ es t

tendre,mé lodieux et touchant .

Près d ’e l le , une sœur aînée travail le aquelque couture ou a quelque tricot , sansrien perdre de la musi que

,et non lo in de

l à se pelotonne le chat de l a maison ,de la maison tranqu il l e filant sonroue t en sourdin e , comme un honnêtechat capable de comprendre e t dign e d epartager ce bonheur paisible . Le peintrea bien fait de n e pas oublier l e chat dan scette poési e du foyer le chat est l ’espri tfamil ier d u logis

,l e gen ius loc i ; i l a ime

l ’ordre , la propreté , le calme , tous l es peti ts conforts d ’

un intéri eur b ien réglé . Où

i l se plaî t , soyez sûr qu ’

un philosophehab ite et qu ’

une sage ménagère gouverne .

Ce tableau de M . l sraels a un charme

secret , une séduction mystéri euse ; on leregarde longtemps d ’

un œ i l rêveur.

Une impressi on du même gen re est pro1 3 .

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226

duite par Viei l l esse heureuse. On voudra itêtre

,dans quel que vingtaine d ’ann ées , ce

bon vieux monsieur à la tête chenue , habil lé de noir comme un savant , qui émiettedu pain aux canards , tout en fuman t sa lon

gue pipe de terre b lanche sur le ponceau deson j ard in ,

au mi lieu de la verdure entrecroisée de ses arbres .

— Il fait p en ser au sa

vant que l e Raphael d e Balzac va con sulter, au j ard in des Plan tes , sur la contrac

tion de la p eau de chagrin,et qu’ il trouve

tout occupé d es amours et d es d isco rdesde ses canard s .

La Vi ei l le mère M arguer i te est un e

franche et robuste étude d ’après n ature,

une bonne vie ille paysann e toute frip ée et

toute peaussue, mais qui a de l a cord ial ité p lein ses rides

,et qui do it ê tre un e

excel lente femme . Ce qui di stingue M . I srae ls

,outre l e mérite de sa pe in ture har

mon ieuse et grasse , c’e s t l ’âme e t. l e sen

timen t .

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perdu dan s un free de ba re gross i è remen trap iécé

,est étendu dans un grand fan

teuil ; autour de l ui s’

empressen t desmoines n on moin s p i les que l eur chef, etdont l ’un por te quel ques fruits sur un p lateau . Un enfant

,agenouill é a la gauche

du père , l e contemp l e d’

un air extatique .

La chambre,tendue d e tap isseries

,est

éclairée par une porte donnant sur un

escalier en col imacon . Cette toi le de

moindre dimension que la précédente , esttraité e avec la régularité e t le fin i quel

on est en droit d ’attendre de M . ClaudiusJacquand .

J A C QUE . Le sp irituel et naï f aqua- for

tiste , Jacque fait , lorsqu’ i l l e veut

,de très

bonne pein ture . Le Troup ea u d e M ou ton ç

dan s un paysage peut lu tter avec les

Troyon les Bonheur , les Pal izz i l es

Brando]. Tout. en tendan t l ’herbe,le trou

peau s ’avance , chien et berger en tê te,du

cô té de l ’é tahle,

car l e ci e l g risâtre et rayésemble chanter la ballade

Il pleut,i l pleut, bergères,

Rentrez vos blancsmoutons.

Seulement les moutons ne sont pas

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blancs . Les moutons d ’

idyl le enrubann ése t savonnés avaient ce privilège qu

’ i ls on t.

perdu dan s notre si ècle réaliste .

0 Phil is ! vous reconnaî triez— vous danscette b ergère adossée à un arbre qui gardel e Group e d e moutons sous bois ? Tircis !

que diriez- vous de ce berger en blousebleue , survei llan t, appuyé sur un bâton ,l e Troup eau d emoutons en p la ine

? Nousn

en savons ri en , mais nous pouvons affirmer que moutons , bergers , bêtes et

gens sont p ein ts de main de maî tre .

Ne passez pas sans regarder ce p en ta i ll er q ui caquette si ga i ement au soleil surson fumier .

.I ADIN . Voic i l e chen il de maî tre Jad in Une Vi ctime d e l

arbi tra ire en 4 86 1

Pauvre boul e -dogue, que retien t à la

chaîne un e ord6hnan ce de pol ice et qui se

rencogne de l ’air l e plus maussade,bro

chant des bab ines e t mon tran t des cro csformidabl es . Lin da

,la chienne d e S . M .

l’

Impératrice, fait au contraire l a mine l ap lus gracieuse et semble j apper à demivo ix le quatrain en lettres d ’or in scri t àcôté d ’elle . La p eti te M eu te de S . A. I .

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Mme l a prin ce s se Ma thilde e st une amu

sante et sp irituel l e gal eri e de portraitspui s vi ennen t Jup i ter , Rigol boche et autres célébrités can ines . N ’oublions pasl es Poissons, nature morte d ’

une force,

d ’

une intensité et d ’

une richesse de tonineomparabl es .

— Jamais l ’étal de Sneydors n ’a porté un e marée p lus vermeille ,plus argentée

,p lus dorée et plus fraî che

que cell e - là.

J AL AB ERT . Chaque p eintre peut s er ésumer dans une œuvre réussie , fleur etper l e de son talen t . La Veuve sera cetteœuvre pour M. Jalabert . Jamais cet artist etendre

,gracieux et dél i cat

,n e s ’est exprimé

d ’

une façon pl us compl ète . I l a donn é latout ce que comporte sa charmante na

ture . Une j eune veuve , dont l ’âmeseule est encore en deuil

,car une so ie

b l eue doubl e sa manche noi re , berce sur

ses genoux l ’insoucian t orphel in qui n’

aurapas connu son père

,et qui ti ent une ce

rise doubl e à cheva l sur son peti t do igtrose ; un second enfant

,mais plus âgé et

capable de comprendre,appuie sympathi

quement sa tête à l’épaul e maternelle . A

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-Ï EANB O N . M . Jeanron a su trouverdans la guerre d ’

Italie mati ère a paysages .Sur l e bord sablonneux d ’

une bai e bleue ,plaquée de reflets blancs , et gagnant dan sl e lo in tain la plein e mer , tro is zouavesdebout contemplent le vaste spectacle . Desrochers escarpés teintés de lilas se dressentsur la gauche , tandis qu

à droite , sur l aplage basse

,flânent des soldats e t des pê

cheurs . Une barque à voi les blanchesgliss e sur la surface tranquil le . Ces troispersonnages , debout au premier plan , sontd

un effet original .Les autres toil e s de M . Jeanron répè

tent a que lques modulation s près l e thèmedes L ouaves au bord d e l a mer p rès de

Gênes . M entionnons cependant un effet deso lei l couchan t

,dans l es Zouaves au bord

d u Zambro, M el egnano . Au pied d

un

monti cul e sur l equel se dressen t trois grostron cs dépoui llés , des zouaves vienn en tremplir leurs bidon s dans l ’eau rougie parl es refl ets d ’

un ciel arden t . Cette toileapporte quelque vari été dans l ’expos i ti onun peu monotone de M . Jeanron .

J ÉRI C HAU I l y a un vrai sen ti

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men t religi eux et une in time connaissancedu paysan protestant dans le tableau deMmeJérichau,

in titul é La lec ture d e l a

B i bl e. Le père , le s bras appuyés sur la table

,éeoute, dans une atti tude respectueuse

et méditative,la sainte l ecture ; sa femme

est assise à côté de l ui , les mains croi séessur la poitrine . Vis- à- vis d ’eux , l eur fille ,posée de profi l

,leur fait la l ecture ; elle y

met un intérê t naï f ; sa j eune imagination voit peut— ê tre

,dans l es réci ts sacrés .

autre chose que des { suj ets d’

éd ification .

La F iancée d e Rejekiaw iek ( I slande) estune belle fille à la figure mâle e t s érieuse ,malgré son opulente cheve lure blonde etson te int rose et frais . Une robe de draps

ajuste sur ses formes robustes . Une ca

l otte noire , cercl é e au front par un bandeau orné de plaques de métal

,lui sert

de coi ffure . C’est un fort beau typ e et que

l ’on sent devoir être vrai . Au m il ieud ’

une mer c lap0teuse sur laquel le bril l en t ,comme des écailles

,les reflets de la lune

,

une sirène attirée par la blème lueur est

venue s’

accouder a un rocher ; des algueset des fueus s

emmêlen t en tre ses cheveuxblonds ; sa beauté inqui étan te n ’a cepen

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23 4

dant rien de surhumain ; mais on devinequ’

un sang fantastique coule sous cettepâle carnation . I l y a dans tout cela quel

que chose de p erfide et de mystérieuxmalheur à l

U1ysse scand in ave dont labarque touchera le récif !Les Paysa ns p olona is quittent l eur vi l

lage par un ciel lugubre fouetté de teintes sanguinolentes ; l eur douleur transparaî t à travers leur ivresse et l eurs hurlemen ts . Ci tons encore le p ortra i t

d e S . M .

C a rol in e—Amel ie,reine douairière de Dane

mark ; on retrouve dans cette toile , commedans toute l ’exposition de M ‘“ Jérichau ,

une

vigueur , une énergie toutes viri les , unevivacité et une vérité de coul eur remar

quables chez un peintre sep tentriona l,car

l e nord,avec ses clartés é tranges , autorise

souvent l es peintres a d es effe ts qui nousparaissent invraisemblables et choquen tn os yeux habitués à une lumière plein e etréguli ère .

J UNDT (Gustave) . — M . Gustave Jundta mis beaucoup d ’esprit e t de talent dansson tableau du Premier - n é (Tyrol) . Au centre de la composition

,une puissante nour

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dre son gargarisme mus i cal . A dro ite ,dans l ’ombre

,le quatrième chanteur su i t

attentivement l e jeu du musicien touten chantant sa parti e . A vo i r son i sol ement et sa modestie , nou s parieri ons quec ’est une basse -taille . M . Jundt a renduavec une grande finesse d ’observation lan i aiseri e enfantin e du Tyrolien ; quant aucostume , i l n

’est plus p ermis auj ourd ’huide l e fai re in exact .

J ounn AN . Sous ces titres modestes .

Une jeune ven dangeuse, Une jeune fil le,

étude M . Jourdan , é lève de M . Jalabert,

a fa i t deux tableaux charmants,plein s

de grâce et de distinction . La vendangeuse se repose , appuyée contre une ro

che et la main sur une corbeille de ra isins .

Mais l e sol eil n ’a pas haie sa tê te dél i cate,

ni la poussière souillé ses pi eds de marbrerose , i nvraisemblan ce que nous pardonnon s bien volon tiers au p eintre . La

jeune fi l l e,assis e au pied d '

un arbre sur

le bord d ’

une source , va qui tter s on dern ier voil e

,et ce qu ’on voi t de son corp s

virginal fai t bien augurer du reste . L’

é

lève est d igne du maî tre .

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KNYF F . M . Knyft‘

en tend l e paysagrd ’

une facon large et s imple vraiment ma

gistrale. La Gra vie‘re abandonnée secreuse par un brusque escarpemen t dansune plaine dont la ligne coupe horizontelement le tab leau en d eux . Sur cette l i

gne se dessin ent des bouquets d ’

arb res ,des s ilhouettes de moul ins et de village s .

Au—desSus, un ciel brou ill é de nuage s v ideses urnes de plui e , tandis que le soleilbrille dans un coin . Le tumul te des premiers plans , faits de terrains remués e tde plantes in cultes , donn e une grande valeur à la tran quill ité des lo intains .

I l est diffici le d ’étaler sur un e toi le deseaux plus calmes

,plus l imp ides , plus

transparentes , que celles qui baignen t l eBa rrage d u moul in de Champ igny . On v

pêcherai t à la ligne .

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Dans l e Souven i r du l a c d e C ôme

M . Knyff , qui d’ord ina ire se borne à l ’in

tel ligen te reproduction de la nature , semble avoir cherché le sty le . Les grands arbres , qui s

’élèvent à l a dro ite d u spectateuret contournent le lac safrané par les tousoranges du solei l couchant , rappel len t l eGuaspre

—Poussin pour le dessin des branches et la condui te du foui l lé .

Mais,au S ouven ir du l a c d e Côme, nous

pré féron s un p aysage foncièremen t hollandais

,appe lé , nous n e savons trop pour

quoi , lo Rapp el . Une rivière coule à p le in sbords au m i l ieu de la to ile entre des rivesde saules e t d ’aunes , sous un rayon deso l eil b lafard qui l

écail le de lumière etva blanchir les maisons du hameau . Les

nuages s’

entassent à l ’horizon ,il va pleu

voir , et l’artiste a rendu avec la tonalité la

p lus juste cette heure l ivide qui précèdel ’orage .

KUW AS SEG .

— Une grande falaise orageuse occup e sur presque toute l a hauteurla gauche du tableau intitul é Prem ière

vue à F l amborough Head . La marée montante commence à mousser sur la plage

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L AF ON . Dans son tableau in titul é Ép isode d es M assa cres d e Syr ie, M . Lafon n ’apas cherché à rendre une scèn e parti enl ière ; il a plutô t voulu symbolise r sansavo ir recours a l ’al l égorie, le sens gen éra lde cette lamentable histo ire . Autour d ’

un

autel profan é , les chrétiens s e mass en t

par groupes éperdus ; les massacreurs ,D ruses , Mahométan s , se précipitent sur ce

pâ le troupeau avec une fureur barbare , lefer d ’

une main , la torche de l’

autre , foulant aux pieds les cadavres e t les saintesimages

,tuant l ’enfant sur le sein de la

mère déshonorée , égorgeant l e vi eillard

qui n’ a plus même assez de sang pour

teindre le couteau . C’étai t l à

,certes

,un

beau suj et et comme la peinture l esa ime : du mouvement , de la terreur, un

mélange de types contrastes, du un et

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du cos tume , un rui ssellemen t de chosesprécieuses éparpil lées par le s doigts ero

chus du vol . M . Lafon , s’ il n ’a pas remp li

tout à fait c e difficile programme , qui n’eut

pas moins demandé que Delacroix pourl’

exécuter , a fai t une œuvre remarquabl edont plusieurs morceaux sont très— réussis .

L AGIER . M . Lagier apparti ent a cettep etite école de Marsei lle qui se caractérisepar son méridional amour de la coul eur .

Orp hel ins une jeune fille de douzeou treize ans

,vêtue de noir

,tonte pâle e t

sonflreteuse, t ien t son peti t frère appuyésur son cœur avec un sentiment maternel .C

’est ell e qui remplac e la chère femme

qui n’est plus . Les couleurs vermeilles du

gamin disen t assez que la brave fi lle gardeles chagrin s et les privations pour elle .

Nosta lgie es t une poé tique idée poé ti

quemen t rendue . N ’oublions pas deuxportraits au crayon

,ceux de M . J . B . e t de

Mme O . P . , enlevés avec une crânerie quin ’ exclut n i la grâce

,n i la délicatesse .

M . Lagier excelle dans ces croquis ra

p ides .

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2 4 2

L AMB RO N . Le F l â neur si insouciam

ment occup é à j ouer au bilboquet , avecsa pose d ésœuvrée et son éc latante couleur véni ti enne , ne pouvait guère faireprévoir les fantaisies lugubres auxquellesM . Lambron s ’est l ivré cette année . San sd oute l ’artis te , ne comptan t pas sur son

talen t très— réel au fond,a voulu forcer

l ’attention d i straite du publ i c par la bizarrerie d e ses suj ets . Il s ’est d it : Tous lesgenres sont p ris ; ce lu i- là fait des Bretons ,celui— c i des Turcs cet autre des Tyroliensou des femmes de Pompe ‘

i ; un quatrièmedécalque des vi traux gothiques , d

’autrespeignen t des soldats , que lques— uns chi ffonnen t du satin

,mènent paître les mou

to ns , ou j etten t des grains de blé aux

po ul es : i l ne reste que l es croque—morts .

Cette in téressante classe de la société n’

a

pas d e pe in tre ordinaire soyons le sp é

c ia l iste des croque-morts . Comme il l ’a d i t.i l l ’a fait

,avec un sang- froid mathémati

que, une rigueur anglais e , une cruautéd

’humour à la Swift,et sous ce titre féro

cement anod in, Réun ion d

amis , i l n ousdé roule dans une toil e taill ée en frise la

panathén ée des pompes funèbres .

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e t se faisant des politesses sous l eur noirel ivré e ! Les uns sabl en t le pe tit bleu ; le sautres regarden t j ouer au tonneau ; deuxfumeurs allumen t leurs pipes fourneaucontre fourneau avec des façons de goutlemen ceux— l à se donnent des poignéesde mam comme dans le grand monde ;ceux— ci causen t - des nouvelles du j our .

Un croque—mort commet cette sp irituelleplaisanteri e de coiffer jusqu ’aux épaul esun moutard de son tricorne . Un autre deces messieurs , galan tin de sa nature , enlève avec un geste d ’

opéra— comique une des

bouteilles qu’

apporte une j eune servanterieuse , flattée par ce larcin de bon goû t .La noire cl i entèle règne en maî tresse

au cabaret . Seul , un j ockey anglais,ao

coutumé aux croque - morts par les fossoyeurs de Shakspeare , se mêle à ces ébatsfunèbres qui n

alarmen t pas son flegin o

britann ique . Pourtant un sol dat du genretourlourou s ’est fourvoyé avec sa paysedans ce cabaret macabre ; la payse n

’ estguère rassurée . Quan t au philosophe en pautalon garance

,ne craignan t pas la mort

el le—même,i l n ’

a pas pour de sa valetaille .

On ne saurait imaginer l’e ffet que pro

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d uisen t, sur ce fond bl anc , ces ombresch in oises lugubres , occupées à se diverti ravec un oubl i parfai t de leurs tri stes fon ctions . L

’artiste a donné du style à ces figu

res plus que réalistes ; i l a fouillé les pl isde leurs manteaux et de leurs bottescomme s ’ i l s ’agissait de personnages héroïques , et a il rendu d e la façon la plus séri euse les moindres détail s de leur vu lgairecostume . Le dessin est n et , ferme , arré técomme dans un bas —rel ief.I l y a une aristocrat i e et une bourgeoi

s i e parmi les croque -morts . Regardezd e quel ai r affable ce cocher de p remièreclasse galonn é d ’argent

,à bottes lu isan

tes , en culo ttes courte s à genou illère sblanches , ganté de gants de coton re ço itla porgnee de main de cet humble cocheren man ches de chemis e

, qui ne mène encore que l e corbillard des pauvres ! Commel

in férieur est visiblement flatté par cettemarque de condescendance ! Comme ilsourit obséqui eusement et d ’

un air suba l terne ! Qu’ i ls son t bon s auss i cesdeux nécrophores vus de des , Oreste etPylade des pomp es funèbres , don t l

un

s’appu i e n égl igemmen t sur l ’ épaule de

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l ’autre , comme le grand ami sur le pe ti tcompagnon !La Réun ion d

amis n e dépasse pas l esproportion s du tableau de genre

,mais

M . Lambron p en sé que ce tte dimensionmod es te ne suffisai t pas a l a gloire d e sonmodèle d e préd i lection ,

et dans le M er

c red i d es C end res i l lui a donné la tail leh istorique ; i l a p ein t le croque -mort degrandeur naturelle , commeAch i l le , commeAj ax . Hardiesse effron tée insolenceénorme à faire se hérisser d ’horreur laperruque de la routin e ! Eh ! pourquoi

pas, s’ i l vous pla î t

tQuel le raison de re

fuser au croque -mort un mè tre soixante

qn inze cent imètres de hauteur ? N ’ est- ccpas un personnage d ’ importance

, qui tien tson rang dans la so cié té ? N’

aurons—nouspas tous affaire à l ui ? I l est l e noir Automédon qui n ous condui t de ce monde à

l’autre , l a tran sformation modern e d el

’an tique Mercure p sychopomp e .

Ex trema ga ud i i l a c ta s occup a t , d i t Salomon dans ses Proverbes. M . Lambron a

mis l e proverbe en action . On dirai t,

pour la bouffonneri e féroce . une scèn e depan tomime anglaise .

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l mqmete un peu : mais on lui a d it qu l l

fallai t ê tre polie .

Au fond , quelques polissons , s e faisan t.un porte— voix de leur main , accouren t,poussant cette ignoble huée don t l es gamins accompagnent le carnava l .La bizarreri e du suj et la tonal ité

étrange de la couleur , on t fait de ce tab l eau un e des toiles non pas les p lus admirées , mais à coup sûr les p lus regardéesdu Salon . Pour laisser toute l eur valeuraux figures

, M . Lambron a choisi une deces pâles matinées où le soleil lu i t blan cà travers l es vap eurs et les fumées de laville . Le ciel est lai teux ,

l e terrain

gri s , les arbres dépoui llés de feu illes .

l es maison s aperçues au lo in plâtreuses .

Les losanges bigarrées du costume del

Arl equin ,l e j aune vi f et l e rouge cru

d’

un moul in que traîne la petite fi lle au

bout d ’

un e ficelle,emp êchen t

,par l eurs

notes éclatan tes,cet te gamme presque

monochrome de tomber dans la fadeur .M . Lambron devait , à ce qu

’on prétend,

envoyer au Salon une toi l e de vingt - cinqpi eds de haut sur deux de large , qui représen tai t des marcus faisan t la chaîne sur

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une é chelle et se passan t des p ierres ; sansdoute i l a redouté les rigueurs du jury ou

pensé que son expos ition é tait suffisamment excentrique comme cela . Voi là maintenant

,a tor t ou à raison

,M . Lambron

sorti de la foul e . Le coup de pistolet qu ’ i la tiré a été entendu à travers c e tumulted e toil es et a fai t retourner tout l e monde .

Désormai s i l n e passera pas in apercu .

Qu’i l se contente de mériter par son talen tl ’attention qu ’ i l a détourn ée par sa bizarreric

,e t nous lui pardonnerons très- vo

lontiers ses croque mor ts . Cette plaisanterie lugubre

, qu’excuse la valeur réelle de

l ’exécution , ne doi t pas s e pro l onger indéfin iment .

L AND ELLE .— L€S Cap tives de M . Lan

delle chan tent le Sup er flum in a Baby lon isun peu comme un no cturne de salon . Leurdésespoir nostalgique n e dépasse pas l eslimites d une gracieuse mélan coli e . Les

douleurs antiques étaient plu s farouches

que cela ; mais , à la rigueur , le p saume deDav id peut s’

in terpréter dans ce sens et

M . Lande l le a bien fait de ne pas forcer cecharme languissant , cette poési e vaporeuse

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— 250

qui le caractérisen t . Ses Ju ives, sans êtrebien hébraï ques , on t des tê tes charmantesdont , après tou t , elles auraien t tort d

al té

rer les traits par les contractions de la donleur .Nous préférons à cette grande toi le un

peti t tab leau très— ñ u ,très -vrai et très char

mant l e Chem in d e l a Gra ip d ans l a cha

p el l e d e l a Vierge, a B éost . C’ est une église

blanche aux nervure s col oriées , où dej eunes filles d e la va l l ée d ’

Ossau , en capuchon rouge

,s

agenoui llen t avec ferveur devant le s images qui marquen t les stationsde la vo ie_douloureuse . L

’archi tec turebaigne dan s une d emi - te inte fraî che ettransparen te , et les figures

,dé l icatemen t

touchées , on t une grâce p l eine d’

onction .

Citons aussi l e portrai t de Mme L. C.

très -

pur de sen timen t et très - suave deton .

L AN O UE . On voit à la nature de sessuj ets que M . Laneue est un ancien prixde Rome et qu’i l se souvi ent de sa chèreItal ie . I l n ’a pas fait dan s toute son expositiou la moindre infidélité au pays deschênes verts et des rouges terrains . Nous

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ture . Nous aimons La Vue du mon t Jan

vier dans l a camp agne de Rome e t l aF orêt de p ins du Gombo, deux paysagesd

un beau style et d ’

une chaude coul eur .

L AUGÉE — Sans imiter M .Breton,M .Lau

gee se rattache à ce cycle de peinture rurale où tournent auj ourd ’hui tan t d ’artistes ; il a exposé une Récol te des œ i l lettes

en P icard ie, d ’

une poés ie rustique quin ’es t pas sans charme . Des femmes

,des

j eunes fi lle s,des enfants lient en bottes les

tiges d ’

œil lettes sur un champ d ’

une tonal ité violâ tre assez harmonieuse

,quoique

un peu triste ; il y a de la grâce dans lesposes de ces humbles travailleuses ; leurstypes , sans trop d

idéal isation , ont de lapureté

,et trahissent chez M . Langée la

main d ’

un ancien p eintre d ’histo ire retiréa la campagne . La S ort ie d e l

école n ’apas ce j oyeux tumulte d

écol iers s ’échoppant de la classe

, que son ti tre indi

que . I l fait fro id,l e temps est noir , la

n eige couvre le so l de son tapis glacé , lesrares passan ts fuien t en soufflan t entreleurs doigts , et les pauvres pe tits quitten ten grelottan t la chaude a tmosphère du

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poêle . La pensée d’

une bataille à coups deboules de neige les réchautfera sans doute .

Nous n’

aimons pas beaucoup la peinture sentimental e ; elle nous déplaîtpresque autant que la pe inture comique .

Cependant , l a figure de la j eune fill e évanouie dans la B onne Nouvel l e a une morbidesse charman te ; n e craignez ri en , elleva reprendre bientôt ses sens ; car la lettre ,historiée de cœurs e t de drapeaux e t datée de Magenta

,lui dit que son fian cé a

passé intact à travers la grêl e des balles .

L AZERGE S .— DBSutil itaires p euvent dire

que l’

Algérie ne sert à rien et n e rapportepas assez à la France . Quant à nous , quine sommes pas économiste , nous l

aimons,car elle a fourni son contingent à l ’art

,

el l e lui a procuré un élément nouveau .

Le voyage d ’

Alger devient pour les pe intres au ssi ind i spensabl e que le pè lerinageen I talie ; ils vont là apprendre l e soleil ,étudier la lumière , chercher des types ori

ginaux , des mœurs et des attitudes primit ives et bibli ques . Avec quelle noblesse ,quell e maj esté , les M oissonneurs kaby les

dans l a M itialz‘

a accomplissent les rites

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sacrés du cul te de la terre ! Vêtus de tuniques courtes serrées à la tail le , chaussésde sandales ficel éesjusqu

àmi —jambe , la têteabritée des larges feui l l es du palmier nain ,

le s un s coupent l e blé , d’autres l ient en ger

bes l es tiges déjà moissonnées ; plus loin ,le

maî tre,à demi noyé dans le flot doré

£des épis ,

donne des ordres à ses gens,en se faisant

un porte— voix d e ses deux mains . La

plain e , immense , à en juger par la petitesse des personnages et des maisons dontelle est parsemée , va regagner dans lelointain la chaîne bleuâtre de l ’Atlas. M . La

zerges a rendu avec une l ouable fidél itéles opposi tions brutales de couleur , cetteombre bleue , à con tours nets , qui seraitde la lumière pour les peupl es du Nord . La

gamme gén érale est élevée sans ê trecriarde ou fausse .

On connaît les effroyables exercices desAî ssaouas

,auprès desque l s nos convuls ion

naires ne sont que de bien timides et bienp i è tres in i tiés . Au mi lieu d ’

une cour demaison arabe , une demi - douzaine d

il lumi

nés se l ivren t aux con torsions les plus etrun

ges . L’

un , l‘

t lèvre pendan te , les yeux li o rsde la tê te , se démène et saute avec des ges

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L ELEUX (Adolpheÿ) . L’exposition de

M . Adolphe Leleux nous a causé un vifplaisir . Nous avons vu avec j oie ce ro

buste talent , qui depui s quelques annéessemblait défaill ir, rentrer dans sa santépremière . Une Noce en basse B retagn e sedistingue par l ’ importance de la composition

,la sin cère phys ionomie des types et

l’

harmonieuse gaieté de la coul eur .A travers l a lande montueuse parsemée

de j oncs aux fleurs d ’or et de bruyères \ iOlettes , l e cortège s

’avance formant une lon

gue cavalcade dont le s dernières si lhouettes se détachen t sur l e ciel ; en tête chevauchen t l e mari é et la mariée en corsagerouge et en jup e verte , précédés de chiens

qui j appent ; les filles et l es garcons d’hon

n eur , les parents et les invités , tous revê tusdu co stume nat ional , su ivent , tro ttan t surleurs p etits chevaux bretons aux longuesc rin ières et aux regards p leins de feu , acc roup i s c omme des Arabes et les j ambesretroussées par l eurs étriers courts . Les

femmes,ass ises en travers de bâts ou de

couver tures , n’ont pas mauvaise grâce , e t

leurs j upes aux vives couleurs an iment l epaysage .

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M . Adolphe Leleux connaît sa Bretagn ecomme personne

,et il la p eint avec cette

exacti tude aisée et vivante des choses depu is longtemps familière s les longs cheveux , les larges brai es , les gilets brodés ,les chapeaux à grands bords e t les physionomies séri euses j usque dan s la j o ie deces braves gars auxquels i l a dû plusd

un succès . Les chevaux son t auss i trèsbien traités ; vus la plupart en raccourc ie t se présentan t par la tête

,car la noce

vien t au - devant du spectateur , il s of

fraien t des difficultés que l’

artiste a sur

montées avec bonheur .

Les Joueurs d e bou le n ’on t pas besoind ’explication ; le titre di t à quoi s’

occu

pent ces bon s paysan s s i naï fs,si vrais de

pose et s i attenti fs aux péripé ties de leur

jeu . La scèn e se passe dan s un de cesenclos aux talus garnis d ’arbres trapus qu ifont du Bocâge comme un e su i te de ré

tranchements naturel s . Au fond l ’on en

trev01 t une chaumière . Arbres e t personnages sont d

un ton frais et vigoureuxd ’

une touche ferme et souple à la fois , etd

un s incère accen t de nature .

Un M a récha l /erran t en basse Bre tagne

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n ms montre,a la porte d ’

une forge cou

verte de larges ardoises et dont la chemin ée dégorge sa fumée bleuâtre dans l esfeu i llages , ce group e si favorabl e à l ap e inture du maréchal posant l e fersu r le sabot du cheval et de l ’aide

qui ti en t le p ied . Deux autres chevaux ,un paysan et des poules comp lèten t lacomposi tion . B ien n ’est p lus simpl e , commeon voit ; mais tou t cel a est s i vrai , si in timement breton

,l e paysage encadre les

figures avec une tell e local ité , qu’on s ’ar

rête longtemps à cette to ile,une des mieux

réussies de M . Adolphe Leleux .

L ELEUX (Armand ) . M . Armand Leleux a exposé un e demi- douzaine de petitstabl eaux charmants que le d éfaut de placenous empê che de décrire en détai l .

Con tentons— nous de ci ter l a J eune C onc al eseeu l e

,composition p leine de sentiment

,

et l a S er ran te du p ein tre, qui , l e p lumeauà la main et se reculen t dans un grandfauteuil

,contempl e avec une admiration

naï ve un tab leau de son maî tre posé sur lechevalet . Si c ’es t l a Fami l l e du char

ron on l ’Enfa n t gâ té de M . Armand Le.

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2 tio

j ambes sont en foui es dans d mun enseshauts—de- chausse surchargés de dentell e set de canons . Et les gants de peau dechien , et la bad ine dont il j oue n égl igemment ! Heureusement, cc s ingul ier type n esera pas perdu i l pose sans s

en douter ,car Mo l iè re est la qui l

observe , e t nousle re trouverons dépeint trai t pour trai tdans l ’

E cole des mar is. Le jeu des physionomies est fort spiri tuel l ement rendu ,

et le détai l de l’

ameublement n e laisserien à désirer .

L IE S .— l l y a dans le nom comme dans

le tal ent une certain e s imil itude entreM . Lie s e t M . Leys . Nous trouvons dan sle Paysage a vec figures de M . Li es la netteté méticul euse de la nouvelle écol ed

Anvers , qu’on pourrait appeler prém

ben siste, pour faire p endant aux préra

phaél istes de l’

Angleterre et de l’

Al le

magne . Un j eune homme et une j eunefemme , en costume de la Renaissance ,sont assi s au bord d ’

un lac,prê ts à mon

ter dans un e barque que des rameurs détachent du rivage . Des arbres élancés détachen t l eurs silhouettes grêles sur un ciel

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26 1

tourmen té , don t l ’

eau calme répè te lesfantais ies nuageuses . Cette p et ite to i le.,d

un bon sen timent e t d ’

une fine exécu

tion,fai t regretter que M . Lies s

en so i ttenu à ce seul spécimen .

L UM INA I S . On a pu vo ir et apprécierà l ’exposition du boul evard des Ital ien sle Champ d e fa ire de M . Luminais . C

’estune entreprise fort dé l icate que de reprendre un suj e t s i magistral ement traité parRosa Bonheur . Sans voulo ir faire injure aM . Luminais, nous devon s d ire qu

’ i l n’

a

pas fai t mieux . De gros chevaux montésen tenus en main par des pal efren i ers c ccupent l e devan t du tableau ; des paysans

,des maquignon s bottés , les examinen t

et l es fon t marcher pour étud i er l eurs al

lures et leur anatomie . Au secon d plan,

un tricorn e protecteur émerge de la foul edans le fond , on voit poindre au somme td ’

une col l in e , au pied de laquelle s’

arrê tele champ de foire

,l e clocher d ’

un vil lage .

i l règne dans tout cela p lus de con fus ion

que d e mouvement . Le terrain gris et p ietin é , le ciel neutre , les hommes vê tus d ecostumes tern es et poudreux donnent à

1 5 .

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2 62

cette toile un aspect d ’

un iformité que necorrigent pas des empâtemen ts inutiles etun certa in parti pris de grossièreté .

Le Retour d e cha sse, quoique conçu dan sles mêmes princip es , sati s fait davantagel ’oeil . Deux p etits chevaux breto ns , harassés, descendent une lande accidentéel

un,men é par un paysan

,porte le tro

phée de la chasse un cerf à pu issante ramure ; l e second cheval est mon té par unhomme ten an t en tre ses bras son chienb lessé et sang lant . En avan t du cortège

,

une modeste meute , composée d’

une couple de chiens

,traîn e un peti t garcon qui

s’

arc - boute pour l a retenir . Un cie l lourdet orageux ind ique que l a poursui te a dûê tre p énible , et justifie la fatigue des chass curs . A n otre avis

,ce tableau ,

avec sescinq ou s ix personnages

,est plus vi vant et.

plus animé que le précéden t .

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sanglan té de Lad i slas Hunyady gî t en trede grands chandel iers d ’argent , recouvertd

un linceul sur lequel est placée , commeun e cro ix , la grande épée à deux mains

qui a servi à la décap itation . Sous l espl is du l in ceul , à l a jaun e lueur des cierges

, on devine un corps svelte et j eune .

Auprès du mort , deux femmes agenoui llées sang lotent et mêlen t des prières à

leurs larmes . Les tentures n oires du catafalque et l es vieux arceaux baignés d

’ombre de l ’église forment un puissant re

poussoir à l a blancheur sinistre du suaire,

d es flambeaux et des cires .

Nous n e pouvons que ci ter F é l icienZach et H é lène Zryny i , qui se di stinguen tpar l ’énergie dramatique de la composition et l ’exactitude de la couleur ;locale .

M . Madarasz a de l ’originalité , et du premier coup i i a su attirer les yeux

,chose

di ffici le , parmi cette foul e de toiles sanscaractère qui encombren t le Salon .

M AN ET . Cmamba ! vo ilà un Gu i tarero

qui ne vi ent pas d e l’

Opéra— Comique et

qui ferai t mauvaise figure sur une l i thographie de romance ; mais Velasquez le

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26»

saluerait d ’

un peti t cl ignement d ’œil amical

,et Goya lui demanderait du feu pour

allumer son papel ito . Comme i l braillede bon courage en raclan t le jambon !I l nous semble l ’en tendre . Ce brave Èspagnol au sombrero ca la ñ ee, à la vestemarse illais e

,a un pantalon . Hélas ! la

culo tte courte de Figaro n ’ est plus portée

que par les esp adas et l es band er i l l eros .

Mais cette concess ion aux modes civi l isées ,les alpargates la rachètent . I l y a beaucoupde talent dans cette figure de grandeurnaturelle

,pein te en pleine pâte , d ’

un ebrosse vaillante e t d ’

une coul eur trè svraie .

M ARC H AL . Sous ce titre In tér ieur d e

ca baret , un jour de fête, chez l es p aysa ns

p rotestan ts du can ton d e Bouævi l ler (Bas

Rhin) , M . Marchal a exp osé une toi led ’

une originalité s incère , car elle n e résulte pas d ’

un parti pris,mais d ’

une étudeconsciencieuse de la nature . L

’artiste,s ans

sort ir de notre F rance s i peu connue , a sutrouver des mœurs excep tionnelles

,des

types particul iers,des costumes p i ttores

ques . Bouxvil ler, un petit village du Bas

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— 266

Rhin,lui a fourn i tout ce la . I l est vrai

qu ’ i l a eu la pati en ce d ’y pass er toute unesaison

,se famil i arisant peu à peu avec les

allures de ses modè les involon taires , ap

prenan t chaque j our quelque d éta il caractéristique inaperçu d

’abord .

Cet intéri eur de cabaret représente unesall e basse garnie de ban cs et de tablesen chêne, ornée d e son po ê le monumentalen faïen ced e Saxe et d écorée des portraitsd e Luther et de Melan chton . L

’ image deLu ther n ’ est pas d éplacée dans un cabaret

,

car ce bon apôtre disai t Ce l ui qui n’aime

n i le vi n,n i l a musique , ni les femmes ,

cel Li l — là est un sot et l e sera sa vie durant .Au mi l ieu du tab leau

,une bel le fi l le en

gran ds atours campagnard s , brass iere b rod é c et pai l letée , jupe tuyautée de p lis symétriques

,tabl ier fenes tré de j ours

,s

a

muse à faire la coque tte avec un j eunehomme en gilet rouge qui se pen che amoureusemen t vers el le , pour faire enrager ungalan t o ccupé à boire parmi d ’autres com

pagnons à la tabl e d e droi te . Le j aloux n ’

a

ri en perdu d e ce manège , i l serre l e poinget semb l e prêt à j eter sa chop e de bi ère àla tê te de son rival

,contenan t et contenu .

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parce que cela ferait mieux . Aussisa to ile a— t- el le un peu l

’aspe ct des imagescoloriées d ’

Epinal , ce qui est un éloge etnon un b l âme comme on pourrait l ecroire . En peignant des paysansM . Marchal a pris quelques— uns des procédés na'

tfs de l ’art qui les charme .

M ARC H E (Émile Van ) . Les travauxagricoles son t décidément à la mode enpeinture . Au dernier s iècl e et même au

commencemen t d e ce lu i- ci, qu

eussent d it.

les connaisseurs et l e publ ic d ’

un suj et detabl eau formul é en ces termes Récoltede betteraves à la ferme impériale de Grignon

,effet du matin ? Ce la eût semblé

une pure moquerie , et l’on n ’eut pas trouvé

que les betteraves fussent du domaine del ’art . Cependant M . Van Marche a tiréun excell en t parti d e ce moti f, en apparence s i ingrat . Un. chario t attel é de quatre bœufs occupe le centre de la toile ;d es paysan s le chargent d e betteraves arruchées . Le j our se lève dans des vapeursargen tées , et l es l ongues ombres des hmufsfrisés de lumière s ’ étenden t sur l e sol . Lamanière grasse et large de M . Van Marcke

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se rapproche du faire de Troyon La M are

auæp ies estu n fort beaumorceau ; desbœufse t des vaches v iennen t bo ire à la mare

,

d ’où s ’envolen t les p ics en sautillant et encaquetan t ; mais nous l ui préférons l e H ameua . Au bout d ’

un terrain vague plaquéde gazon et parsemé de quelques bestiaux ,se détachen t un peu au hasard les chaumières du hameau , égratign ées d

un rayon

qui en fait valoir les détails p ittoresques .

M A S S ON (B . ) — Le supp l ice de Manl iusCapitol inus, précip ité du hau t de la ro cheTarpéienne , aurait pu ê tre traité avec plusde développements que n e l ’a fai t M . B .

Masson . Ne lui cherchon s cependant paschican e : i l a nommé son tableau l a R0

che Tarp é ienne, n ous n ’avons droi t qu’

à

de l a pierre,et s ’ i l l ’a surmontée de quel

ques personnages,c ’est pure générosi té de

sa part . Les tribuns poussent vers l e préoipiceManl ius le Superbe i l a beau d ési

guer du doigt l e Cap itole , où i l a mon té entriomphateur , l a foul e furieuse l e hue et l eharcèl e . La roche , aux paro is égratignéeset effritées , surplombe bien ; elle suin te lesang et appelle le c adavre .

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S . A . I .M'" 8 LA P RIN C E S SE M A

'

PH ILDE

La cri tique , qui éprouverait peut—ê tre uncertain embarras à parler des œuvres d ’

unefemme et d ’

une Altesse Impérial e setrouve mise à son ai se par la cord ia le s im

p l ic ité avec laque lle Mme la Princesse Ma

thi lde accep te les conditions imposées àtous les artistes . Ell e arrive à sa lettrecomme les autres

,sous l e même j our que

ses vo i s i ns d e Salon . Nous -même nous allon s nous occup er d e ses ouvrages à l ’instan t précis où le hasard alphabétique lesamène sous notre p lume sans avan cernotre rendu comp te d ’

un al inéa .

I l faut être prévenu pour découvrir queles trois cadres exposés par S . A. la

Princesse Mathilde ren ferment des aquarelles . Leur d imens ion et l eur in tensité decouleur ferai ent croire a des tab leaux àl ’hui le , et l e vern is qui l es glace comp lè tel ’ i l lus ion . On s ’ é tonne qu ’

une main impérial e et fémin ine pousse jusqu ’à la forcece genre qui , même traité par d es hommes

,se con ten te d e la fraîcheur e t de la

grâce .

Une Fel l ah représen te une femme d uCa ire mystérie usemen t enveloppée de ces

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bl e d ’

un ciel égyp tien . Comme qualité detou ,

l es no irs de son vêtement sont d ’

unechaleur et d ’

une transparence que l’huil e

aurait de la pe ine à atte indre lesmains

,d ’

une blancheur ambrée , s ont fortb elles et grassement peintes . Seulement elles nous paraissent un peu grandesp our des mains de fellah . Les races oriental es se dist inguen t par la finess e des extrémités ; chacun a pu remarquer , en maniant un kandjiar , un yataghan ou un sabreturc quel conque , que l a poignée en esttouj ours trop étroite aux mains européennes , même à celles qui se cro ien t trèspetites .Il n ’est pa s aisé d e copier Rubens en

s e servan t des moyen s usités ; mai s combien la tâche devi en t—elle plus diffici l elorsqu’on transpose ce maître s i chaud , s icoloré

,s i v ivace

,de l ’hui le à l ’aquarel le

Le Por tra i t du baron d e l icg résou t ceprob l ème l es chairs , blond ies par la patin e d u temps

,son t imitées avec une rare

perfection , et l a co llere tte 21 tuyaux , surlaquell e la tête repose , a une transparenceet une l égèreté qu ’on ne cro irai t possiblesqu ’au moyen de frottis d ’hui le grasse .

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Le portrait d ’après Muri l lo — quelqueinfant sans doute — représente un adoles

cent d ’

une douzaine d ’années , d’

un éclat,

d ’

une fraîcheur et d ’

une intensi té de ton

qui charment et surprennent l’ œi l et que

fai t ressortir enco re une forêt de cheveuxbruns crêp és . L ’œ il é tincelle de lumière ,une pourpre vivace colore l es lèvres , et lestons roses des j oues se fondent par desdemi—te inte s bleuâtres aux ombres chaudeset profondes ; une cravate a bouts dedente l le se noue négl igemment autour ducol et retombe sur la po itrine avec un e

blancheur p é til lante obtenue par l ’égratignure du papier

,car S .

: A. I . M° “ laPrin c esse Mathi lde n e gouache pas sesaquare l les

,réserve qui leur garde toute

leur l imp idité et toute l eur franchis e .

M AT OUT . M . Matout a c onsacré unegrande to il e au suj et intituléRiche etPauvrePar une large fenêtre ouverte sur la rue ,

on aperçoit , dans un intérieur somptueux ,un riche seigneur , chauve et ventru , lourdement install é devant une tabl e surchargéede p lats , de verres et de candé labres end ésordre . l l reçoit avec maj es té les cares

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ses d ’

une belle fi lle , qui détourne légèrement la tê te pour sourire à un j eunehomme

,debout derr i ere elle . Au premier

p lan,dans la poussière de la rue , un mi

sérable mend iant à demi—nu ramp e, a f

faibli par la faim,essayant de se soulever

jusqu ’à la fenêtre pour y passer la main .

Ses cris e t ses gémissements on t san sdoute importuné les gens du dedans , carun garde sort de la maison et l e heurteinsolemment du bout de sa hal lebarde . La

disp osition de ce tableau est orig ina le ets ort de s traditi ons suivie s en pareil lemati ere : au l ieu de remplir sa toile desomptuosités et d

orgies en dissimulan tdans un coin le mend iant honteux , M . Matout a donné la p lace d ’honneur au pau

principal e figure de la composi tion,

bonne et fière mine , avec son maill otrayé et sa large toque .

Un e p osi t ion cr i t ique nous semble un

titre bi en fo lâtre , eu égard au sujet e t auxsentiments philanthrop iques d ont doit êtrean imé l ’auteur de Riche et Pa uvre. I l n ’ya que trois p ersonnages dans ce tte peti tetoile

,deux n ègres et un l ion . Les deux

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des tons vigoureux . Cependant , un j our lafantaisie lui prend de peindre un fragmentde frise dans ce style gréco étrusque réservé aux dél icats , et il y réuss it de tellesorte que les maîtres du genre seraient fortembarrassés d ’en faire autant .Diogène cherchan t un homme, tel est l e

suj et qu’

a spirituellement cho is i M . Ma

zerol les. Le cynique,lan tern e en main ,

ayant sur le do s l a définition de l ’hommepar Platon , c

’ est—à— dire un co q p lumé , semet en route accompagné de son chienderrière lui , sur le fond turquo ise de lafrise , une panathén ée de j eunes filles portan t des lampes parten t

,elles auss i , pour

chercher un homme ; elles le trouveront plustôt que Diogène ; leur malicieux sourirele donn e à entendre et nous n ’

en douton spas , car elles sont toutes p lus charmantesles unes que les autres e t dans un déshab il l è antique fort galant . De peti ts amoursse faufilent parmi el les et les mettront surla p iste . La pro cess ion se termine ingén ieusement par deux vénérables matrones

qui on t laissé tombe r leur lantern e celleslà n e cherchent p lus ; el les on t trouvé

,et

peut- ê tre plus d ’

une fois.

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Vénus et l’

Amour rentren t dans la mamere habituelle de M . Mazerolles , qui estfort bonne . Dussions - nous passer pourclassi que et p erruque , cela nous plaî t devo ir un beau tors e de femme et un gracieux corps d ’en fant model és en plein epâte et en p lein e lumière . I l y a si peu deun au Salon ! et sans le nu , po int d

’art vêritable .

Il y a dans l’

Ep 0n ine imp loran t l a

grâ ce d e Sabinus son mar i un mouvement et une chaleur vrai e qu ’on rencontretrop rarement dans les tableaux d

his

toire . Sur la gauche de la to il e , dans un esorte de ni che assez élevée

,trôn e l e pro

consul,immobile et sereinement implaca

ble comme il convient au représentant dupeuple qui gouverne le monde . Eponine ,éperdue

,à genoux , élève les bras vers lui ,

lui mon trant ses enfan ts ; son mari , qui s et ient debout , farouche , semble souffri rde voir sa femme implorer le vainqueur .

Derrière lui la foule des gardes et descurieux en combre le prétoire , dont lescolonnes de marbre et les portiques ma

jestueux rempl issent l e fond du tableau .

Lorsque l ’on traite l ’histoire avec cette1 0

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ampleur on a bi en le dro it d e se perme ttre quelque fan taisi e et quelque badinagean tique .

M e rss omnn .— Lorsque , que lques mois

avant l ’ouverture du Salon,nou s regardions ,

chez M . Meissonier, l

Emp ereur à Sol

fer ino, cette toil e promise par le l ivret eten vain attendue

,el le nou s semblai t ache

vée et parfaite ; mai s le maî tre , difficil e pourlui -même , ne s

’est pas contenté de ce quinous satisfaisa it p leinemen t . A ses yeux

,c e

tableau si exquisement fin i n’é tait qu’

uneébauche

,qu ’

une simple préparation qui

devait rester encore bien des j ours sur lechevalet sans recevoir la dernière main .

Nous eussions é té heureux d ’avoir à fairel ’appréciation de ) l . Meissonier dans cettephase si nouvel le et s i curi euse de son ta

len t, que le désir des amateurs p lutôt que

sa propre vo lonté a fait tourner autourd

un certain cercl e de suj ets . C’est un plai

sir qu ’i l faut remettre à l ’Exposition prochain e . M . Meisson ier peintre de batailles

, riva l d ’

Yvon ,de Pi ls , d e Bel langè ,

d’

Armand - Dumaresq cela i l e tait i l pas p iquan t ? Du reste , nous avon s de quoi nous

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d ieulcs. On croirai t presque avoir vécu aveceux car ce n ’est pas seul ement par le fini

et le précieux du travail que se d i s tingueM . Meissonier

,quoique ce soit le cô té que

l’

on admire le plus en lui il compose avecun art tout particul i er et une rare sagaci téd

observation les scènes à deux ou trois interlocuteurs qui se j ouent dans ses tableauxmicroscopiques .

Le M usicien montre qu ’

un vrai peintren ’a pas besoin d ’

un suj et tenant dix lignesd ’expl i cation au livret pour intéresser . Cclui—ci j oue de la flûte , ce lui—là j ouai t de lacontre- basse . L

un est debout , l’autre était

assi s ; le j our venai t de dro ite , il vien t de

gauche . En voilà b ien assez pour d ifférencier le tableau actue l du tableau précéden t,et pour faire un pet i t chef— d ’

œuvre il nefaut p as non p lus beaucoup de place . Le

M arécha l ferran t en est la preuve ; la petite main de lady Macbeth le couvrirait, etcependant

,sur ce panneau lill iputien grand

comme un dessus de tabati è re,M . Meis

sonier a trouvé moyen de fondre ensembleCuyp et Wouvermans .

C’ es t une perle rare dans l ’œuvre du

peintre qu ’

un portrai t d e femme . Celui de

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W“ l l . T .,une b londe à la peau rosée

,

aux cheveux moirés d ’or , s e distingue parune rare finesse de modelé e t une certainegrâce anglaise don t le p in ceau net etferme de l ’artiste n ’a pas l

’habitude . Le

portrait de M . Loui s Fould , entouré d’ob

j ets d ’art et vêtu d ’

une robe de chambreà carreaux écossais gris et noi rs

,est une

mervei l le à défier les Hollandais les plusfins

,l es p lus précieux et les plus patients .

M ÉNARD (Ren é etLouis) .— La M ort d’

un

cri/an t, d e M . Ren é M énard , est la traduction libre d ’

une p ièce d e vers de M‘“l e deGirard in . Le p eti t enfant , d éj à pâl i , est

é tendu dans son berceau,l e crucifix sur la

poi trin e ; l e curé lui donn e la dernièreb énéd icti on ; autour de lui s

agenouil lent

et prient ses parents,ses frè res

,ses sœurs.

Mais pourquo i donc pleurer ? I l a à pe in equ itté la terre que l e voi là parti pour les éjour bienheureux de petits anges l ’ontposé tout endormi dans un j ol i berceaudoublé de b l eu; en se révei llant i l retrouverases jouj oux favori s que ses nouveaux com

pagnons ont eu soin d ’ emporter . L’asoen

s ion enfan tine monte baignée d ’

une vapeur1 6 .

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cél es te et il luminan t l a pauvre chaum 1 ere .

lala est plein de goû t , de sentiment e t denaïveté . Les paysages de M . B . Ménarddénoten t une b onne et so l ide éducat ionart isti que ; i l y a du mouvement dans sonAssemblée en basse Norma n d ie ; ses cam

pagnards se trémoussent bravemen t sur

une herbe drue et franchement verte .

Quan t à M . Louis Ménard , nous l e savionsbi en poe te

,ph i losophe et adorateur de

Jup i ter , mais nous n e l ’avions pas soupeonn é de peinture . La Comp agn ie d e

rerfs traversan t un champ vaut pour l emo ins autant que ce l l e qu’aurait faite unpaysagiste de pro fession ; mais en revanche

,san s vou loi r humiher les paysagis tes

,

nous croyons qu ’on en trouverait peu en

état de traiter l e vers comme M . Lou isMénard .

M ERLE .— C

æ t une œuvre conscieneieusee t solide que la Bethsa bée de M . Merle . Adosséc à une cuve d e marbre rouge

,la femme

d’

Urie, l es genoux cachés par une draperie bleue

,d éroule sa longue et lourde che

ve lc ro blonde ; elle se croi t seule , et , sonrian t de sa beauté

,el le prolonge avec une

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admiren t quand même,sous prétexte de

réal isme,ces fantaisi es monstrueuses

,aussi

éloignées de la vérité que les crèmes fouettées roses et bl anches de Boucher

,de Fra

gonard et de Venic e . Sous prétexte destyle

,M . M ille t donne a ses personnages la

s tup idité morue et farouche des idoles iadoues. Leurs gestes somnolents s

immobi

l isent,leurs yeux n ’ont plus de regards , et

sur leurs corps de bois colorié pèsent desétoffes épaisses comme des cuirs . Sansdoute i l y a une certaine grandeur dans cessilhouettes , dégagées de tout détail et remplies par des tous monochromes ; mais elleest trop chèrement achetée .

Une Tondeuse d e moutons représen teune paysanne tendant un mouton posé surun tonneau , et déj à à moitié dénudé de sa

laine . La placidité animale de la tondeusese confond avec la résignation passivede la bête, personnage prin cipal d u ta

bl eau . Le mouton a peut- ê tre même l ’ai rplus humain ; il est d ’

ailleurs d ’

une trèsbelle couleur , tand is que la femme , si l

’onpeut lui donner ce nom ,

disparaî t sous une

couche de tons briquetés dont jamais peauféminine

,même tannée par la plui e , le ven t

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et le soleil,n ’a pu se revêtir . Sur le col

glisse , on ne sait pourquoi , une lumièreblanche comme une égratignure récentesur un mur de plâ tre noirci . Au fond , setient

,fatidi que et solennel

,un vieux paysan

vêtu d ’

une blouse bleue .

La Femme fa isan t manger son enfan toffre un arrangemen t d e lignes asse z heureux . Le mouvement est naturel , mais leparti pris de M . Millet gâte tout . Nousn

exigeons pas des paysannes d’

opéra- cc

mique,en corset de ve lours et en jupe

de taffetas . Ni Rib era , ni Murillo , n i

même Courbet ne n ous fon t peur . Cependant nous nous refuson s à reconnaître unecréature humaine dan s cette femme , couleur de pain d ’épice

,don t la bouche est

cernée par d eux l èches de lumière ou de

bou il li e,n ous n e savons trop lequel ; et

l ’enfant,est - il assez laid

,assez plaqué de

rouges sanguinolehts‘

? Est— ce là de la vérité ?Dans les temps de nawe ignorance , l

’anachron isme étai t pardonnable ; i l avai tmême sa grâce

,comme les erreurs et les

bégayemen ts du premier âge ; mais en

1186 1 on admet d iffici l ement ce tte traduc

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tion d’

une légende bib l ique en pato ispaysan . Dans son tab leau de l

At ! en te,

M . Millet afi’

uble d’

un casaquin et d’

un

jupon bleu la mère de Tobie allant vo irsur le ch emin si son fils arrive , et i l habi l l e en V l €l l aveugle de vi l lage le viei llard patriarcal . Cela ne serait rien en coresi,a ces personnages travestis de la sorte

,

i l laissait la forme humaine ; mais le pèreTobie n ’a pas de tib ias dans les jambes

,

et. la mère Tobie a pour mains des moi

gnons .

Sur un ban c,près de la porte une b ête ,

aussi fantastique que les chimeres j apohaises à tire- bouchons bleus , se haussesur ses pattes et fai t le gro s dos . A forcede rêver

, on finit par reconnaî tre un chatdans cet an ima l étrange

, que des sauvages de la Polynésie feraient p lus ressemhlant en sculptan t un morceau de boisavec une arê te de coqu il lage . I l fautcep endan t reconnaî tre que l e paysagebaigné par la lumière du crépuscule , estd ’

un e tonali té très- vrai e et très -fine .

M ona (Van) . — Canaletto a laissé une

nomb reuse postérité . Guardi , Bonnington ,

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bléau de M . Moschelès . Elle est blonde , vêtue d ’

une tunique blanche,accoudée au

clavier d ’

un orgue ; ses yeux fixent le va

gue où l’a transportée sans doute quelque

mé lodie rêveuse,quelque poésie découra

gé ante . M . Moschelès aurait pu donner un

peu plus d’abandon et de laisser— aller à sa

Mélancolie, qui nous semble roide et man

quant de relief.

NI O UL I GN ON — Si le hvret n ’était pas làpour l ’affirmer , on croirait difficilement quecette femme aux formes pleines , aux chairsfermes et colorées

,so it une M end ian te, et ,

dans tous les cas, son état de prospérité fait

l ’éloge de la charité arabe . Agenouilléeau pied d ’

un mur b lanc,à l ’angle d ’

un deces escaliers qui servent de rue a la par tieancienne de la ville d ’

Alger, elle laisse voir ,par sa chemise entr ’ouverte sur l e côté , toutle contour extérieur de son corps . Un triangle découpé dans son voile donne passage àun regard calme et profond . Un marmot ,déjà coiffé de l ’ inévitable fez

,se hausse

pour atteindre le sein de sa mère . Derrièreelle , un autre enfan t plus âgé , dont lesyeux pleurent l ’ophthalmie si_fréquente dans

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l’

Orient, tend sa sébile aux passants . A

gauche,la vue descend sur les terrasses é ta

gees jusqu’à la mer bleue . On s ’arrê te volon

tiers devant cette toile,franche de tons

,

attiré par cet œil unique qui forme commele point visuel du tableau.

Qui refuserait une aumône à cette petitefill é blonde et mignonne , vêtue d

un bail q

lon noir,et qui nous offre une rose d

un

air triste , s’accordent mal avec sa fraî cheur

et sa j eunesse ? S eul e au monde ! la pauvre enfant entre dans la vie par une bientriste porte .

NIUL L ER (Louis ) . — M . Louis Mull er, qui

renon ce peu à peu aux grandes ma chin es,

a concentré son talen t de peintre d ’h isto ire,

qui lui avait valu des succès mérités , dansdeux petites to iles , l

une intitul ée M ad ame

M ère l ’autre représen tant Léd a .

Le titia , mère d’

empereur et de rois,vivait retirée à Rome depu i s 1 8 1 4 . Lors

que Napoléon mourut , elle prit l e deu ilpour ne p lus l e qu itter . Ass ise sur un ca

napé qui s’

adosse au mur au— dessousd ’

une n iche dans laquel le on d istingue ungroupe de sculp ture , el le contemp le , affais

1 7

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see par l ’âge et la douleur , le p ortrai t en pi edde Napoléon en grand costume impéri al .Ell e a laissé gl isser la terre son fuseau et

ab andonné sa quenou i l le . Près de la fenêtre à droite

,deux dames corses , viei rl es

amies d ’ en fan ce , tri co ten t s i lencieusement,j etan t à la dérobée un regard compatisan t sur Cette désola ti on muette .

La façon d ont M . Mul ler placé le portrait de l ’Empereur, qui est presque per

pendiculaire au plan du tableau, produit unsingulier effet de perspective ; le personnagepara î t démesurément long et maigre c ’estmathématiquemen t vrai

,mais ce n ’est pas

heureux . Cette observation faite louonsl ’harmonie mélancolique de cette composition qu

éclaire un j our fd lb l€ , tamisé par degrands arbres .

— Quoi qu ’on fasse et qu ’ondise

,on en revient touj ours à la my tho lo

gie ; la Sculpture , la Peinture , la Poés iesentent de temps en temps le besoin d

’allerrevo ir et emb rasser leur mère à toutes ,l’

Antiquité . M . Muller n 'a pas résisté à l ’entraî nement

, et nous donne une Leda d’

unebonne et solide fac ture . Debout au milieud

un bois sacré , comme l'indique un temple

si tued ans le fond du tab leau ,la Tyndaride a

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veau plein d ordre l ’a balayée .— Le Moine

en p r i ère découpe son profil maigre sur l estnc d

un piédesta l dans une église de Rome .

De j olies filles,en jupes de taffetas rose et

en tablier de dentelle,attendent

,assises sur

les marches d ’

un confessionnal, que leur

tour vienne de confier au grillage discre tleurs péchés mignons . Une ânesse suiviede son ânon porte l a F ami l l e i ta l ienne envoyage, le père , la mère et l

’enfan t. On

dirai t la famille du charpentier que Uœthefai t rencontrer à W ilhelm Meister

,et qui lui

rappelle la sainte famille . Comme ellecouve ardemment son nouveau-né du cœuret du regard

,avec une pose qui s

’ insp irede la vierge d ’

André Solario , cette heureusefemme que M . Van Muyden a peinte si chermante dans l es Dél i ces d e la ma tern i té !

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NANT EUIL (Céles tin) . Si M . CélestinNanteuil n ’avait pas crayonné une multitudede composition s charmantes , pleines d

espritet de couleur, dépensent au j our l e j our untalent des mieux doués

,et qu ’i l se fût con

tenté d’envoyer de temps en temps au Salonquelques—unes de ce s grandes toiles solennellement insignifi antes et qu’on relèguevers les frises où personn e ne les regarde .

il s erait dan s une situation superbe . Le

publ ic fran ç ais,très— classique au fond

,mé

prise cc qui l’

emuse et n e respecte que ce

qui l’

ennuie . Essayez de lui persuader que( l evarni

,Daumier , Raffet Gustave Doré

comptent beaucoup plus d ans l ’art quemessieurs tel s et tel s , inutiles à nommer , i lsourire d ’

un air poliment incrédule et voulaissera achever ce paradoxe rui sselantd

inou‘

isme ; mais sovez_ sû r qu ’

il n ’en

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29 3

c roire pas un mot L‘

apparence que ce

t l’

t)

q S sur bois , que ce charbonnage l ithographique , que cette batail le ih-8° vei llent

ces énormes machines dont une seule couvre tout un pan d u Salon Nosmoeurs

,nos

usages , nos types , nos goûts , nos modes ,notre espri t de chaque matin

,quel intérê t

cela peut— il offrir ? On a si peu le sentimen t des choses modernes

, que ceux qui lesrep roduisent passent à peine pour des artiste s . M . C . Nan teuil a souffert plu s quepersonne de cepréj ugé on n ’a pas vu àtravers le lithographe le peintre qui est en lui .La Char i té .est une composition très- in

gén ieusemen t arrangé e dan s un goû t à laPaul Vé ronèse

,et la misè re qui s

’y mêlecommeé lémen î indispensab le n ’en appau vrit

pas l’

opulence . Sur le perron demarbre d ’

uneriche demeure , une j eune dame symbolisantla Chari té , distribue aux nécessi teux des vê tements et des pains qu

’«l le prend dans uneco rbei l le inépui sable tendue p ar une sui

vante . Derriè re el le descendent des serviteurs , des intendan ts , tou t un monde em

pres : é , portant des secours en argent et ennature Au bas des marches se groupent lesvie i llards infirmes

,l es pauvres petits enfants

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Un choc de cavaliers , que domine la hautestature du chef gaulois , occupe le centre dela composition . Un engin de guerre incendie emplit de fumée la gauche du tableau .

Sur la droite , une masse compacte de R0mains

,faisant avec les bouc liers imbri ques

la manœuvre de la tor tue, sort des rempartsde la ville pour se j eter sur ces acharnéscombattants . La peinture de M . Navlet a

quelque chose de heurté e t de brusque quirappelle la manière de Bourguignon et deParrocel . On retrouve les mêmes qualitésdans le Passage d e l a S e

'

sia,quoique le suj et

prête moins au mouvement et à le couleur . L

’aventure de S a lva tor Rosa chez l esbr igand s est assez connue pour que nous nedonnions pas le détail du tableau de M . Navlet . Nous dirons seulement que, malgré sagrande dimension il y a dans cette toilemoins d ’originalité que dan s celle citée plushaut .

N AZ ON . M . Nazon fait du paysage puret absolu ,

ainsi que le prouve l a simpl eindicati on de P aysage, insc rite au l ivre t iila su i te des numéros de ses deux tableaux .

l‘en nous importe , du res te , de savoir où il a

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trouvé cette pe ti te riv1ere se‘

p erdan t dan s »

l ’herbe,ces bouquets de peupl iers

,c es

grand s arbres ébrén chés et minces cou

pen t perpend iculairement le ciel rougi parl e soleil couchant l a n ature sai t être bel lesan s grands e ffets ; d

un rien elle se fai tune parure , varient et tran sposant à l

in

fin i les trois ou quatre éléments qui lacomposent . Il suffit de savoir la surpren

dre dans ses moments d ’abandon,et de la

saisir sous son vrai aspect , dont un hommede goût tire toujours quelque chose d

’ori

ginal .

NÈGRE (Charles ) . — _A voir les deux tebleautins d ’ail leurs très - ñ us et très - charmants d e M . Charles Nègre on devin e , ala

netteté des détai ls , à la proj ection mathémathique des ombres , qu

’ il prend le de

guerréotype pour col laborateur . Le daguerréotype , qui n

’a pas été nommé et qui n’a

obtenu aucune médail le , a pourtan t beaucoup travaillé pour l ’exposition . Il a fourn ibien des renseignements , épargné bien desposes aux modèles

,livré bien des ac cessoi

res, des fonds et d es draperies , qu

i l n efallait p lus que copier en les colorant . La

1 7 .

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298

C ol l a tion est bien 1rugel e . [le pauvres d iable s arrosent un morceau de pain sec d ’

un

v erre de coco que leur verse , de sa fontainesurmontée d ’

un drapeau ou d ’

une Victoire,

un de ces a cquajol i paris ien s , moins p ittoresques que ceux de Naples . Le régal estpour les yeux des spectateurs . On retrouvele microscop ique finesse de Buttura dansl es M ou l insahu i le à Grasse . Cel a représen teune rue escarpée , d

aspect méridional,l e

long de laquel le s’

étagm t de hautes maisons aux murs en p ierreil les, p laquées ce etlà de chaux ou de p lâtre

,surmontée s de

tuyaux à vapeur dégorgeant leur fuméedans un cie l d ’

un éclat inten se ; des femmes mon tées sur des ânes gros comme desfourm i s et sp iri tue llement touchées d escen dent la pente rapid e .

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dessin au crayon noir,est pris à ce momen t

où l ’ange de la destruction semble reculerdevant son œuvre et donne la beauté dumarbre au corps qu’il vient de priver de lavie . L

illustre tragédienne ainsi couchéepourrai t servir de statue à son tombeau.

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P AL I Z Z I . Les Ru ines temp les d e

Pestam ont fourni à M . Pal izz i un fondmaj estueux pour ses groupes de chevauxet de chèvres sauvages allant boire à un e

mare ; car,on le pen se bien , l

’artiste ,pein tre d ’an imaux , n

’a pas fai t prédomine rle cô té architectural dans sa to ile . Les nobles colonnes doriques aux profondes cann elures se voien t seul ement à moi tié ; lecadre en coupe le fût

,et

,d ’après cette

échel le,la grandeur de l ’ édifice se devine

m i eux que s i on le voyait en plein . Nousn ’avons pas besoin de louer la facture habile et la couleur vigoureuse de M . Pal izzi ;on les connaî t assez . Ce retour a son paysnatal a é té heureux .

Dans la Forêt,l ’artiste en revient à ses

moutons ; on ne saurai t l’

en blâmer,il les fait

si bien ! A travers l ’herbe fraî che et drue ,

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s ta r—l es g ran -is arbres aux rameaux en treeroisés, le petit troupeau se gl isse , nageantdans la verte végétat ion

,jusqu’à la clairière

où tombe un rayon de So leil . Le paysagevaut les animaux , les animaux valent l epaysage ; ce n

’est pas peu d ire .

P AT RO I S — Uh paysan russe,accroup i sur

une tab le et grattant sa ba la l a t‘c lra,sorte de

guitare a trois cordes,accompagne un duo

rustique,chanté p ar une paysanne blonde

,

vêtue d ’

une robe b leue ceinte sous la taill e,

et par un moujick en blouse rouge et vestede velours n oir : la famille , groupée sur lagauche , écoute avec intérê t les deux vir

tuoses ; dans un coin brûle la lampe éternellemen t allumée eu - devant des imagessaintes : tel est le suj et du tableau intitulél

I z ba . L es Jeunes fil l es consul tan t une ts i

gane ont fourni à M . Patrois l ’occasion d ereproduire la beauté de la paysanne russesous trois types di ffé rents l ’une est blonde

,

l ’autre rousse , la tro isième brune , toutestrois également bel les avec des airs angéliques et tristes ; la tz igane

,assise devant

ell es étale ses cartes sur ses genouxpour plus de commodité , elle a rejeté dans

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blémit lavée par la sueur froide et le refle tblafard de la lune ; encore une seconde et

Satan mâchera en tre ses crocs cette âme , lap lus noire des âmes abj ectes que ce mondecriminel ai t envoyées aux enfers .

D’

immenses assises de rochers laissententre elles un hiatus qui forme la grotte deS a in t Jérôme.Le saint , vu de dos , les brascomme étendus sur une croix invisible , pétrifié dans une catalepsie de prière qui rappelle les extases des sannyasis indiens

,n

aqu’

une importance secondaire . Le personnage principal da tableau est le -lion . l l

s’ é tal e , i l s

’allonge,il se lèche les pattes

,il

prend ses aises ; à le voir, on sent qu’ ilest le seigneur du logis . Par un sentiment de charité

,il souffre dan s sa caverne

ce pauvre saint,si vieux

,si cassé

,si maigri ,

si consumé d’

ebstinenœ et de macération,

qui d’ailleurs ne vaudrait rien du tout à

manger . Lui , sa cuisine est mieux fourniedes carcasses de bê te et des squelettes

d ’homme, qui blanchissent aux premiers

plans,son t la preuve qu’il ne j eûne pas

comme son commensal . M . Penguilly- I’

Ha

ridon a regardé ce suj et,qu’ont traité tant

de pein tres, par un a ngle particulier : le

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ménage de la bê te fauve et de l ’ascè tc .

Dan s le paysage , l’artis te apporte la

même recherche et la même singulari té curieuse . I l n e s e contente pas du premiers ite venu et de des asp e c ts vulgaires qu’ontrouve au bout du pin ceau . Loin du chemin d cs hommes , l e long des bai es dés ertes , dan s les cri ques connues du goeland et de l a mouette , i l va en quête deroches aux configurations étranges et

monstrueuses,d ’

horizons bizarrement déchiquetés de mers gleuques ou céruléonn es ,et , avec une exactitude de daguerréo type ,i l reprodui t des s ites scrupuleusementvrai s qu ’ on croira i t pri s dans la lune ou

dan s Mars, tant i ls diffèren t des aspects

qu’on a l ’habitude de voi r . L es Rochers d u

Grand —Paon (î le de Brehat) cau sent cetteimpress ion . F igurez - vous un e ntassementde roches tumul tueuses

,affectan t toutes les

formes e t colorées par l es rayon s roses dusole il couchant . L

Océan s ’ est creusé dan sleur gran i t un bass in où dort une eau

couleu r d ’

aigue-marine que le vol rap ide

d ’

une mouette raye d ’

un s i l lage d iamanté .

Des o iseaux de mer,confian ts comme au

premi er j our de la création . s’

ébatten t ou

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: e r t osrn t s ur les ro ches . Si le n ce . se l i«tude , immen si té on dirai t un paysage dela p lanète avant l ’apparition de l ’homme .

P H IL IP P E . Une d ifficulté particul i erese présen te dans les portraits de comédiens .

La personnal ité physique de ces arti stesexposés tous les soirs au feu de la rampeest généralement connue

,mais sous un

aspect artificiel , pour ain si dire . Le blanc,

le rouge,toute la palette du maqui l lage

,

les perruques de nuances diverses,sans

compter les coiffures et les costumes leurcomposent un e physionomie factice qui ,très— souvent , d iffère de leur physionomi e àla vil l e . En outre

,on voit au théâtre leurs

figures éclairées de bas en haut , car lesc omédiens ont leur solei l à leu rs pieds

,

tandis que le res te des mo rtels l ’a eu

dessus de la tête,ce qui déplace tous les

plans et met l es lumières où sont les ombres

,à peu près comme dans un cliché de

daguerréotypc .

En p eignan t l ’art iste comme i l se ré‘ïè le dans l ’in timi té de la vie ord inaire , ous

’expose à fa ire un portrai t fort ressem

blan t qu i n’

est reconnu d e personn e

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feu, de vie et d’ intelligence . Un fond mêlé

de verdure et de fleurs encadre gaiement lej eune Prince , tranquille et fi er sur sa monture lilliputienne .

Le Tourn an t , chevaux d e tra i t frança is,montre que M . Pichet peut faire , sans lemoindre embarras , des portraits équestres .

Il connaît l ’anatomie et l es allures du cheval . Le por traitiste est doubl é chez lui d ’

un

pei ntre hippi que .

P I C O U . F ermez — l ui l a porte au n ez ,

i l ren trera p ar l a fen être . Pour qui connaîtles habitudes de M . Picon i l n ’est pas d i fficile de deviner que le voleur, l

importun

en ques tion , c’est l ’Amour . Une viei lle ma

trone brandissant un gourdin,verrouille la

porte du boudoir , tandis que la bel le filleblonde confiée à sa garde, étendue sur un

l it en désordre,ouvre la fenêtre au petit

Dieu, qui pénètre hardiment dans le place ,

quand la vieille le croit en train de se lamenter a la porte . Une couleur gaie et claire

,

des draperies largement disposées,animent

cette peti te toile ingénieusement et élégantment traitée .

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P I EDAGNEL Nous citons avecd ’autant plus de plais ir la belle 00pie sur

porcelaine d ’après l a Jeann e d ’

Aragon ,de

grand regret , disparaî tre ce t art difficile etcharmant . La copie , sur porcelaine

,d

un

chef— d ’

œuvre sur panneau ou sur toile , luiassure

,par son inaltérabil ité , comme une

seconde j eunesse et une vie nouvel le . Dansquelques s iècles , c

’es t à ces plaques sorti esdu feu ,

et incorruptibles comme lui , qu’il

faudra demander le souvenir des Léonardde Vinci , des Raphaël , des Titien , envolés àj amais de leurs cadres . M

"ePiedagnel , é l ève

de M “3 Turgan , a rendu avec une scrupu

leuse fidélité de ligne et de couleur cettebeauté souveraine , un des plus merveilleuxportraits sortis du pinceau de Raphaël .

P LA SSAN . M . Plassen devien t, sanscontredit

,un des maîtres de l’école micro »

scopique . Son tableau intitulé l a F ami l levaut un Meissonier . Dans un grand l it abaldaquin

,adossé à la haute muraill e d une

grande salle de château ,repose la j eune

mère ; - une autre femme lui appor te un

poupon qui tend ses peti ts b ras vers le

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sein rose que lui présente l’

accouchée . Prèsd ’ elle , accoudé à une table , le mari travaille et l it

,distrait , par in stan ts , par le ,hé

edes deux femmes . Au fond , une servantefait sécher des lenges devan t un feu clai r

qui brûle dans la haute cheminée . Cettetoi le n ’

occupe guère plus de p lace que lesquelques l ignes que nous lui consacréns, etce pendant tout y est si finement dessiné

,si

bien propor tionné , qu’ on y respire à l’aise .

Une jeune femme en jupe de soiebleue foui lle dans son étagère

,en combrée

de chinoiseries , obj ets en vieux Sexe, deces mille riens

,bimbeloterie de l ’amour et

d u souven i r . Chaque matin , san s dou te ,elle fa i t sa Visi te au t iroir ; c

’est l ’oratoire où elle vient chercher sa rêverie de laj ournée .

Ma lgré ses d imension s inusitées,l e Re

p as d e fiança i l l es n ous pla î t moins , commeeffet

, que les précédents tab leaux . Autourd ’

une g rande table carrée son t rangés despersonnages en cos tume Loui s X I I I . Surle devan t

,un caval ier se lève et porte la

santé du j eune couple placé à gauche ; lefutur baise ga lammen t la ma in de sa tian

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ven ir d e C rimée) de M . Protais un sentiment poétique et triste , un accent doul oureux et nostalgique d ’

un grand effet . Perdudans l a plaine , un sol dat vêtu de la capotebleu— gri s

,les mains appuyées sur l e ca

non de son fusi l , lève les yeux au ciel ;i l n ’est plus en Crimée , il est au pays ; sap ensée es t par tie pour son vil lage , jusqu

’aumoment où le cri lointain de la s en tinelle ,qu’on distingue dans la brume d

’automne ,viendra le tirer de sa rêveri e . M . Protais

a trouvé ce qu’on p eut app e ler la poésiedu so ldat .La M arc/2e l e so ir (camp agn e d

I ta l ie)représente des chasseurs à pied

,cheminent,

harassés,sur une route grise et poudreuse .

Les clairons essoufflés n ’ont plus la forcede soutenir la marche ; les hommes pliéssous le poids du sac vont la tê te basse , lep ied lourd . Le so lei l se couche derrière unrideau de poussière qui estompe les conleurs sombres de l’uniforme . Savent- ils oùils vont , quand ils s

arrê teront ? Le champde bataille est p eut - être au bout de laroute , i ls l

espèrent sans doute ; cela les reposera . Deux Bl essse

'

s,un Franç ais et un

Autrich ien , gi scht, abandonnés ou oublié :

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sur le terrain fa ib lemen t ondulé . L’

Al le

mand se traîn e sur le ventre pour atte indrele gourde que lui tend le Françai s étendusur le dos . La nuit vien t, le ciel est d

unesérénité iron ique

,les étoiles s ’allumen t à leur

heure e t à leur place,san s se préoccuper

des horreurs qu’elles vont éclairer . Ce con

traste est fort b ien exprimé dan s le tableaude M . Proteis

, qui sort des banal ités dontce suj et a fourn i le prétexte .

Nous parlerons incessamment,dans unar

ticle sp écial , des autres toiles exposées parM . Proteis .

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QUANT IN . Le S a in t É tienne a l l an t

au martyre, de M . Quen tin , est une de cestoiles pleines de mérite

,mais qui n

ettirent pas l ’œil . — Ou pourrait passer d ix foisdevant el les sans l es voir .

— Quand on s ’yarrê te , on trouve que la composit ion est

sage,bien en tendue , que l e dessin est

pur ; que la coul eur , sans ê tre bonne , n’est

pas mauvaise ; on cherche un defaut , i l n’y

en a pas, de choquant du moins . L’art iste

sai t son mé tier , il a étud ié les maî tres .

Son tableau , p lacé d ans une ég l ise,y tien

dra son rang . Il n’y manque que la vie , le

tempérament, l’originali té .

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n on p a ssi bus requ is . ( traces du christianisme, charmantes sœurs théologales

,est

ce donc vrai que vous quittez ainsi notrevieux monde ? Ce serait dommage , carM . Ranvier vous a donné des é légan ces florentines, des sveltesses à la Primetice bienregrettables .

Dans les Ægip ans autre tableau deM . Ranvier

,les personnages ont moins

d ’ importance : Ils s e fondent avec la natured

une manière panthéiste . A travers lesrousseurs d ’

un soleil couchant,sous les ar

bres de la forêt,les demi-dieux à pieds de

chèvre apparaissent comme des b êtes fauvesl e front dans l e rayon , le pied fourchu

d an s l ’ombre .

R EYN AUD .— Cé $Marsei l lais on t vra imen t

le d iable au corps ! Le sol ei l phocéenleur chauffe la cervelle et leur infuse l esentiment de la couleur quand ils débarquent en I tal ie d ’

un paquebo t de lacompagnie Baz in

,i l s savent déj à sur le

bout du doigt le ciel d ’azur , la mer bleue ,le s murailles blanches

,les terrains rissolés

,

les te ints de bis tre,les hail lons p ittores

ques , on d irait qu i ls ne son t pas sortis

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de chez eux . M . Reynaud peint les typesi taliens avec une aisance

,une familiarité

,

et un lai sser- aller incomparables . Qu’ i lssont charmants ces lazzaron i vautrés sur l em

ôle de Naples dans toutes les délices du

far n ien te/ Quels glorieux coquins , quels fainéants superbes ! Que ls yeux de d iamantnoir dans leurs masques hâlés ! Quels corpsde bronze sous leurs cabans rapiécés t— I lschantent

,j ouent de la guitare et regardent

fumer le Vésuve . O bienheureuæ existence !Les Abruz z iens N01 ) l 88 représentent la

descente vers la ville de cette colonie sauvage chassée de la montagne par la misère . On ne saurait imaginer types plus farouches , costumes plus pittoresquementdéguen illés .

A ces deux tableaux si carac térist iquesnous préférons encore les J eunes fi l les d esAbruzzes . Sous un ciel d ’

un b leu d ’

indigo,sur un chemin blanc de poussière , une fil

lette et une petite fille aux jupons bridésaux tabliers à frange , marchent en belan=

çant leurs mains unies . L’

une d ’elles renverse la tê te et lance en l ’air un e fusée denotes , quelque j oyeux chant appris à l ’êcole des oiseaux .

Pour nous ce tableau est adorabl e .

i s

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Ri BOT. Les marm i tons n’on t pl us rien

à envier aux croque —morts ; eux auss i on tleur pein tre , leur Spéc ial iste . M Rub0t atrouvé l e côté pi ttoresque de la ve s te etde la ca sque tte blanches ; i l a sais i lesaspects vari és d e ce tte intéressan te et modes te ins ti tuti on

,e t tra i te les divers épi

sodes de la vie cu isinière avec une verveet une touche originales qui réj ouiraientV élasquez .

R IED EL — Quand les Allemands se mettent à ê tre coloristes , il s n

y vont pas parquatre chemins . M . Riedel a donné a511e

,sur

sa palette,a tous les tous que proscrivent

de leurs fresques palingénésiques Corné liuset son austère école . La couleur ne lui suffit même plus il fai t de la pyrotechnie .

Son tab leau des B a »

gneuses ressemble à cettedevanture de boutique où l ’on voit allumées

,le soir

,des lanternes en forme de

fl eurs , d’o ranges

,d ’étoiles , d

’oiseaux,pour

les i llumina tions des j ardins . Les corps,

écla i rés en dedans,ne reço ivent pas la lu

1n 1ère , ils la répandent . On d ira1t ces personnages transparents qui figurent dans laféerie du P ied d e mou ton ,

et qui porten t

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ment c ’ est un ar titicier en pein ture . l l combine

,au lieu de couleurs

,des phosphores

,

des feux de Bengale bleus et rouges , et enéclaire ses poupées .

Une Jeune fil l e d e F rasea l z‘

,environs de

Rome,serait assez j oli e si elle n ’avait tout

un côté de la figure et du corps incendiépar un reflet métallique venant

on ne s aitd ’où , et qui éteint le côté lumineux naturel lemen t . Il y a de la grâce dans l ’ajustemen t et dans le sourire .

Quan t à l a M oretta,j eune paysanne des

environs de Rome , dont le nom peut setraduire par Brunette , M . Riedel , au l ieude la dorer d ’

une chaude teinte de bi stre,

jugé à propos de lui passer sur l e mas

que, la poi trine et les bras , une couche d eviolet d

encre , le tout dans l’intention defaire bri l ler un petit luisan t j aune sur lebord extrême du conteur . On ne peut n ier

que l e luisan t ne brille , mais n ous euss ionsmieux aimé voir tou t simplement en plein .lumière le visage de More tta .

— Pourquoi,

diabl e , emporter toujours le sole il au fonddu tableau et l e cacher derrière un écran ?M . Riedel jouit en Al lemagne d ’

une

grande réputation . I l n ’est pas de rési

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den ce royale , n i de galerie publique , quine con tiennent quelques -unes de ses to il espayées très—cher . La ÿ inacothèque deMunich en montre plusi eurs avec orgue il .

R O DAKOW SKI . Sous une colonnademagnifique , te l l e qu

’en bâ tit Paul Véron èse ,Sobieski

,roi de Pol ogne , vê tu d

une pél isse amarante doublée de fourrure , et

coiffé d ’

un bonnet de forme singul ière,se

tien t debout . fi er et hautain . Devan t lu isont prosternés l es ambassadeurs d ’

Autri

che et le n once du pape , implorant le secours de ses armes pour chasser le Turc

qui assiége Vienne . La composi tion s’

équi

libre b ien d’

un cô té,le ro i

,derrière l e

quel se pressent ses l i eutenants e t s es soldats costumés à l ’orien tale ; gauche

,l es

ambassadeurs humili és e t suppl ian ts .

N ’ oub l ions pas ce grand l é vri er placé dansun angl e du tableau et qui témo igne despréoccupations vénitiennes de M . Rodakowshi .

R O US SE AU (Philippe ) . — N’allez pasrêver .

à propos de ce ti tre M usique de chambre,

un quatuor de Bach,de Haydn ou de

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Mozart , religieusemt n t exécute dans un

cabinet aux boiseries gri ses , par de vieuxamateurs en habit feuille morte en tourterel le . I l s ’agit bien de cela , en vérité !Bouchez vos orei l les en regardan t l a

toi l e . L’

harmon ie est un vacarme , le virtuose un quadrumane . Avec M . Ph . Rouseau

,animal i er de pro fession

,il faut s ’at

tendre à ces tours- là . Un siege de gran detail le , profi t an t de l

’absen ce d e son maî tre ,é tud ie sur la grosse caisse un e parti e deviolon fripée

,déchi rée et posée

'

à l ’ envers .

l l y va de ses qua tre mains,exal té et ravi

par le bru it qu’

i l fai t . Ave c quel le j oyeusefurie i l ma rtè l e la peau d ’âne à coups detampon , san s souci de la crever ! comme ilse eramponne du pouce de son pied à unedes cordes de la caisse ! l es yeux lui sorten t de la tê te , ses nerines palp i ten t de jubil ati »n . On sent qu ’ i l a la conscience deson talent !La C u is ine est un de ces suj ets qu ’a i

fectionne M . Phi l ip pe Rousseau et auxquels

i l sait touj ours donner d e l ’ in térê t par sabel le coul eur sob re et chaude , par son exéoutien large et puissan te .

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SAB A '

I‘

IE R Elève deMeisson ier ou plutôt d

’elle — même,

Sabati er fait à l ’hui le de charman ts portraits

qui on t toute la déli catesse de la miniature .

Dans ces peti tes tê tes , grandes commel’ongle et qu’on pourrait monter en broche ,il y a une finesse de couleur , une suavitéde modelé et un espri t de touche qu’ il serai t difficile, sinon impossible , d

’obtenir surivoire . Les portraits d ’enfant désignés sousces ti tres Portra i ts d e M“° M ar ie L . et d e

M“9 Jeanne S . , sont d ’

une fraîcheur et

d ’

une j eunesse de ton adorables . La j eunefemme

,vêtue de noir, est charmante ,

mais nous lui préféron s encore le portraitde l ’auteur

, qui nous montre de profi l unetête que M . Ri card fai t voir de face dansune toile devenue célèbre .

S e nu ne — Les deux d essin s de M . Schu

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ler on t un grand aspect de sévérité , renduplus sensible encore par l ’effet de la menochromie Les Solda ts d éfricheurs brouettent la terre arrachent les souches d ’

ar

bre piochent et bêchent avec une ardeurmem e et discipl inée où se résument lanature du soldat et celle du paysan . Le

C ava l ier d‘

a la rme,dans les Vosges , lan c é

au galop de son petit cheval hérissé , à travers les broussailles éclairées fantastiquement par les brusques intermitten ces de lalantern e sourde qu’ il tient a la main

,est

d ’

une composition plus fougueuse et assezsauvage , avec son vi llage qui commence àbrûler dans le fond . En outre de ces deuxdessins

,M . Schuler a exposé un tableau

Les Emigran ts a lsa c iens . Tris tement assissur leur tri ste bagage , attendant l e moment de s

embarquer ils sont là plongésdans une s orte d ’

anéantissement et d ’

hébé

tude,accablés par la vague intuition de

l ’ immensité où i ls vont se lancer et par lesouvenir de ce qu’ il s laissent derrière eux .

Un peintre aussi habile à se servir de laterre d ’ombre et du bitume se trouve a sonaise lorsqu’ il tient à sa disposi tion toutes lesnotes du clavier p ittoresque ; c

’est assez

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dire que la p einture de M . Schuler est sel ide comme son dessin .

S C H UT Z ENB ERGER .— C

esl une agréablesurprise qu ’

une fantais ie antique de M .

Schutzenberger . L’

Arcadie ne lui réuss itpas moins b ien que l

Alsace,sa patrie na

turel le et la patrie de son talent . On diraitqu’ il a é té toute sa vie berger d ’

églegue au

service de Théocrite ou de Virgile , à voirla manière aisée

,élégante et poétique d on t

i l s e tire de ce genre nouveau pour lui .Au milieu d

un paysage idyl l ique ayantpour horizon l’azur d ’

un e mer grecque ,

Terp sy chore, la Muse de la danse , formeaux évolutions rhythmiques de son art unadole scen t et une j eune fille qu’elle tien tpar la main

,leur faisant répé ter les pas

dessinés par elle - même sur le court gazonsemé de fleurèttes. Ri en n ’est plus gracieux

que c e groupe svelte , juvénile , aérien , découpant ses lignes pures dans une nuditémv thologique . L

’orchestre se compose d ’

un

berger j ouan t de la double flûte , d’

une enfaut promenant ses l èvres sur la flûte dePau et d ’

une femme marquan t la cadenceave c des cymbal es Au fond

,dans sa

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de son paquet d herbe,elle penche sur son

sein ému s a tête rougissante et confuse .

Le garde , le bras appuyé contre un arbre , s ’ incl ine tendremen t vers e ll e . Une

transaction est sur le poin t de se conclure .

La forêt est d iscrète,et les petits o iseaux

ne diront rien .

Gessner serait content du tableau int ituléIdy l l e a l lema nd e, tout empreint de naïvetégerman ique . Près d ’

une fontain e rustique àange de bois , une j eune fille et un j eunegarçon se sont rencontrés , par hasard sansdoute , et ils s e tiennent debout, gauches,interd i ts , osant à peine se regarder mais

que d’amour dans ce tte bê tise Dans l e

B ra conn ier a l’

afi zlt,le paysage domine .

L’automne a effeuillé la forêt , et les branches menues s

en tre- croisen t sur un cielcrépusculaire ; au bout des allées , la brumepasse son estompe , et des hardes de daims ,rassurées p ar le silence et la solitude , serisquen t hors des fourrés . Au premier plan ,caché derrière le tronc d

un gros arbre,le

braconnier,immobile e t le cœur palpi tant ,

saisit lentement son arme le coup vapartir ; la troupe aux pieds légers s

en

l'

uira effrayée par la dé tenation ; mai s un

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pauvre an imal , une tache rouge au flancrestera sur le gazon j onché de feuillesmortes ; car ces braconn iers on t le coupd ’œi l infai llible de Bas— de— Cui r . M . Schutzenberger a très—bien rendu l ’eff et triste ,solennel et mysté rieux de ce tte scène .

Un pein tre de marine serait fier d ’

a

voir fai t l a M a rée ba sse,souvenir de Bre

tagne . La mer , en s e retirant , a laissédans les sables des flaques d

’eau miroitantes où pataugent

,les pieds nus , des femmes

et des enfants portant des p an iers de poisson . Que lques barques échouées , et que l eflot prochain viendra reprendre

,rompen t à

propos l ’horizontal ité des l ignes . Un

ciel clair,mêlé de nuages blan cs et d ’azur

,

remp l it tout le haut de la toi l e,car le poin t

de vue e st pris bas .

S IEURA C . M . Sieurac a concentré dansune toile relativement pet ite les magnificences et la pompe d ’

un Tr iomp he roma in . Celase passe au beau temps de la républ iqueFabius Gurges , une première fois battu parles Samnites , les a taillés en p ièces, secondépar son père , Fabius Maximus , qui a uo

blement offert de servir sous ses ordres il a

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— 330

venge la honte des Fourches— Caudines . Dansun char de forme circulai re , le triomphateur ,peint de vermillon

,se tient d ebout . Un

homme placé derrière lui dans le char élèveau- dessus de sa tê te une couronne de laurier .

Fabius Maximus chevauche à côté de sonfi ls

,au mi lieu d ’

une troupe d’en fants quileur j et tent des bouffées d ’

en cens. En avantmarchent les prisonniers Pontius B erennius leur chef

,placé sur une p late—forme

,

pré cede immédiatemen t le vainqueur .

Les sacrifi cateurs et l es victimes forment

,en te te du cortège

, une longue fi l eso l enn el le et gravissent la rampe qui

mène au Capitole , qui , avec ses fortifications et son temple de Jupiter

,domine et

clô t la composition . Les sénateurs , en robeblanche bordée de pourpre , s

étagen t sur

les marches et se groupen t sous la co lonnade d ’

un portique qui s’é tend au pied de

la forteresse . Par un patient et ingénieuxtravai l de recons ti tuti on

,M . Sieurac a donné

à cette scène un mouvemen t réel , une animation fami l ière , qui rendent son tableaufort intéressant et rachèten t ce que la con

leur et les procédés peuven t laisser a désirer .

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mes et l ’admiration des hommes . Mais quesignifie le Bouquet j eté négligemment surla console ? Sans doute un amoureux dédaigné en a fait l’envoi . Venu d ’

une mainchère , i l serait précieusement install é dansun cornet du Japon plein d ’eau fraîche .

Pe ut- ê tre s era- t- il mi eux accueilli,ce

pauvre bouquet, chez Une veuve. Étalantson deu il sur le capiton d ’

un divan cerise,

une j eune veuve,à demi consolée

,regarde

d’

un air attendri la gerbe de fleurs qu’ illumine un gai rayon de solei l . Les pensées funèbres s ’ envolent

,les larmes s’

éva

percut comme des gouttes de rosée,le sou

rire va renaître,car un nouvel amour pal

pite déj à sous ces voiles de crêp e .

Un F â clzeuæ . F âcheux en effet , Bartho l oou duègne

,celui qui dérange cette j olie Bo

sine en train d ’écrire un poulet ! El le se lève,

court à la porte ; de papier et de plume , i ln ’y a plus trace ; mais , à défaut de sontrouble , une peti te tache no ire a son doigtpourrait bien la trahir

,car les littérateurs de

profession savent seuls écrire sans se maculer d ’encre et sans faire de pâtés ,

c ’est à cela qu’on les reconnaî t,disai t gra

vement Balzac , le grand observateur .

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Est- elle bonne ou mauvaise l a nouvel l e

que l it cette j eune fille habillée d e blanc ?

Favorab le plutô t,car un léger sourire se

dessine sur ses l èvres . La dame qui s’ap

prê tait a sortir est rentrée . Nous la reconnaissons à sa robe en moire feuille morteet à son cachemire j aune . Sous ce ti tre

,

Une mère,elle donne a teter au petit nour

rissom qui dormait tout à l’heure sous ses

rideaux de mousseline dans son berceau desatin bleu de ciel . Un enfant adoré à coupsûr ! La bonne mère , sans prendre le tempsde changer de toilette

,a entr ’ouvert son cor

sage et livre les trésors de son sein au cheraffamé . Monsieur l ’amoureux

,adressez

vos bouquets ailleurs !M . Alfred Stevens traite ces petites scènes ,

qui pourraient aisément ê tre fades , d’

un

pinceau ferme,dans une couleur harmo

nieuse et sobre . Nous ne lui reprocherons

que l’

abus des lignes noires cernant les contours ; ces traits de force , qui détachent lesfigures des tinées à être vues de loin

,sont

trop V isibl es dans les tableaux de chevalet .

STEVEN S (Joseph) . Rarement les Hollandais et les F lamands on t mieux fait que

1 9

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l a C uis ine de M . Joseph Stevens . C 'estun intérieur qui n

’ est animé par aucunefigure pas d ’

intéressante cuisin ière épluchant les légumes en écoutant un amoureux accoudé sur la fenêtre

,pas de mar

miton en toque blanche léchant son doigtbeurré de sauce . M . Joseph Stevens a dédaigné ces artifices vulgaires ; il a peintavec une austérité magistrale la cheminéeaux tons de bistre , les fourneaux plaquésd e faï ence

,sans autres acteurs que les

grand s chenêts de fer , le tournebrochedentu

,les casserol es pelles comme des

boucliers antiques,les chaudrons rayon

nan ts,les cafeti ères bavardes ; tout cela est

d '

une couleur si vraie , s i for te et si bel le ,d’

un rendu s i large et en même temps siexact , qu

’on s ’arrê te devant l a C u is ine

comme devant un Pierre de Hooge .

Le C oin d u feu est gardé par un chiende chasse gravement ass i s sur son derrièree t par un chat noir qui se roul e voluptueusement dan s les cendres . Il fait s i bon là !La marmi te , lé chée par les flammes , bourdonne et fai t la basse aux notes s triden tesdu gri llon .

Il n ’est pas à beaucoup près aussi à son

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T IDEM AND . On n ’a pas oubl i é

marquable exposi tion par laquelle sevé la , en 1 855

,M . Tidemand . La Toi lette

d e l a fiancée en Norwe'

ge continue la sériedes scèn es de cette vi e scandinave à laquel le nous a initiés le p eintre . La j eune

tement croisées sur lesur ou une amie lui matteses de ch eveux blonds en

haute couronne toute découpée à j our lacoiffe a la facon d

une sain te Vierge . Sapoitrine e t son col rui ssellent de chaînes

,

de croix , d’

agrafes et de col l i ers ; mai s lavieille mère

,trouvan t sans doute que cela

ne suffit pas,ti re d ’

un é crin rustique etpatriarcal de nouveaux bij oux à dessinsantiques

,bossel és de cabochons grossie

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rement enchâssés , merveilles ignorées

qui pourraient figurer dan s un bal costumé ou dans une collection de curiosités .

De peti ts enfants naï fs,rencogn és dans un

angle,contempl ent avec une vénération

admirative la j eune idole , qui se laissefaire

,immobile et les yeux baissés . Des

tap is de laine,brochés d ’

arabesques ensoie grossière

,couvren t les murailles de

bois ; d’autres tapis pendent perpend icu

lairemen t du plafond comme des bandesd ’air aux fri ses d

'

un théâtre . Tout cemonde est honnête , placide et recueilli . La

peinture de M . Tidemand est solide et

calme , comme ses suj ets et ses personnages .

T IMB AL . Un S ermon d e sa in te Rose

d e Vi terbe , de M . Timbal,est un tab leau

d’

un style élevé et pur et d ’

un profondsentiment religieux . La j eune sainte , âgéede douze an s , prêche dans la rue; elle élèveau ciel ses petites mainsjointes, et ses conci toyens

,évêques , moines , hommes d

’armes , bourgeo is , l ecoutent avec respect etoublien t leurs discordes . Une couleursobre , harmonieuse et douce , revêt cette

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compositi on où revit , sans pas tiche , l’ es

prit du moyen âge .

T I S S OT .— Au voleur ! au voleur ! pour

rait crier M . Leys devant la peinture deM . Tissot ; il m

’a pris mon individualité ,ma peau , comme un larron de nuit emporte un vê tement lai ssé sur une chaise .

— A cela M . Ti sso t répondrait qu’ il a beancoup étudié Van Eyk , Albert Dürer , LucasCranach , Wohlgemuth, Martin Schongauer ,Holbein et les vieux maî tres allemandscomme l ’a fait M . Leys lui -même . Ao

cep tons cet te réponse pour valab le , car ily a beauc oup de talent chez M . Tisso t , et

l e pastiche pouss é à ce point de perfectionvaut presque un e oeuvre originale .

Voie d es fleurs , voie d es p l eurs , composi tion symbolique qu

accompagne cettel igne de latin funèbre Penetran tes in

in ter iora mor t is,rappelle les fantaisi es

macabres de la Danse des morts au cimetiere de Bâle . Sur la crête d ’

un coteause détachant en vigueur d ’

un ciel pâle ,nuancé de rongeurs comme les j oues d

un

phthisique , dé fi lé dans l ’ordre suivan t. l ’étrange procession . En tê te , la Mort , d égui

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suivie par la Luxure sénile agi tant à sesoreilles , d ’

une main décharnée,des bour

ses p l eines d e ducats . La Mort fermela marche

,comme elle l ’ouvrait . Son ac

coutremen t est des plus b izarres : e l leporte une cuirass e ; ses tibias flottent dansdes bottes a chaudron ; un cercueil lacoiffe , pendant derrière ell e comme laqueue d ’

une cagoule . Au rebord extrêmedu coteau , aimable peti t détai l qu

’ i l n e fautpas oub l ier appara i ssent deux pied sd ’homme assassiné

,don t le corps gî t sur

l ’autre revers .

Au premier plan , parmi les pierres , lesbroussailles et les flaques d

’eau , en démêled e petits squelettes d ’enfant sacrifiés au

Molo ch du libertinage .

Le fantastique cortège découpe sur labande lumineuse du tableau la silhouettela plus bizarrement tailladée . Les lanières ,l es lambrequins et le s déchiquetures en

barbe d ’

écrevisse d u vieux costume al lemand

,voltigent sous l e pinceau de l ’artiste

d ’

une façon si farouche,s i héraldique , s i

moyen âge, que les personnages semblen t

sortir d ’

un vitrage suisse ou d’

un jeu de

tarots ; mais quelle finesse de couleur ,

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3 4 1

quelle curiosi té de détail,quelle intimi té

de sentiment go thique !M . Tissot a illustré la légende de Mar

gueri te en tro is tableaux qui la résumen tl a Rencon tre de Faust et M arguer i te

Faust et M arguer i te aujard in ,M a rgueri te

a l’

office. N ’est- cc pas , en effet , toute l’

bistoire de la pauvre Gretchen ? L’amour

,l a

faute et l e repen tir . La rencontre al ieu sous l e porche d ’

une vi eille égl i seallemande

,his toriée d ’

auven ts à pili ersrouges , de calvai res et de christs au tombeau ,

d’

un goût minutieusemen t archai

que . De bons bourgeoi s von t et viennent

,curi eusement habil lés

,pendan t que

Faust salue la naïve enfan t et lui offreson bras . Les amandiers aux fleursroses e t blanches abriten t la scène d ’amour , e t par—dessus la murail le basse duj ardin l a découpure d ’

une vi l le gothiquedentelle l ’horizon avec ses clochers

,se s p i

gnon s po intus et se s tours en poivrière .

L’égl ise où Marguerite enten d l ’office

est bi en faite pour insp irer l ’épouvan teun Christ sculpté , en bois

, un colli erd

eæ— voto au col,se to rd sur la croix

comme un cep de vigne au feu ,exprimant

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d’

atroces to rtures et de ses maigres brassembl e maudire l enfant coupable tombéeà demi év:m ouie sur un banc

,au chant

lugubre du Dies iræ .

Citons en core le portrait de M M . P

d ’

une expression si féminine et s i indéfinissable .

T O UL M O U C H E . Après quelques vell éités néo - grecques , M . Toulmouche s ’ est.voué définitivement au sentiment et à lafami lle . Le meilleur moyen de se faire comprend re

,c ’est de parler la langue de tout.

l e monde . M . Toulmouche a pensé ainsi ,et

, du res te son talent est suffisamm en trobuste pour résister au régime un peu

affadissant auquel il le soumet .

Le Premier chagr in . Quel le douleur profonde et sérieuse chez cette petit e fil le enrobe blanche et ceinture rose , tenan t en treses mains déso lées l e cadavre de son chardonneret favori ! La première affection n

a

mène— t— elle fatalement l e premier chagrin !La mè re a beau l ’embrasser

,lui développe r

dan s quel que d émonstration a sa portée ledogme de la métempsyco se , l

’ enfant,aver

l’

in crédu l ité opin iâtre parti cul i ère. à son

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blancs,aux toits bas soutenus par des

p i l iers emmaillotés de pampres et de feui llages grimpants

,où fumen t des Turcs ac

croupis ! Cette année,l ’artiste a élargi son

cercle ; le bas Danube va faire concurrenceà l

Asie Mineure . Le tableau inti tulé F l aman ts et Ibis est d ’

un effet assez origina l .Sur la surface calme d ’

une eau bleue bordée d ’

une plage basse,des oiseaux roses

et blancs plongent , volètent et s’

ébattent al eur ai se , car ils sont les seuls personnagesde cette scène . On ne saurait croire l ’an imation que ces o iseaux p ittoresques donn ent au paysage ; c

’est une vraie trouvaille

qu’

a faite là M . de Tournemin e . D ’

autresauraient pein t des Valaques farouches , desbachi—bozoucks déguenil lès , des tz iganesà poses simiesques ; lui a imaginé l

’effetde flamant et d ’ ib is ! c ’est un élément nouveau et un prétexte à touches roses .

T O URNEUX .— M . Tourneux a sans doute

en pitié de cet honnêteWagner , trop oubliéd e ceux qui exploitent la vieille légende deFaust , effacé qu

’ il est par ’éclat de Mèphistophé lès et la grâce d e tl retchen . Dans letabl eau de M . Tourneux , Faust est. encore

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le vieux savant dissertant sur les vanités dela science

,avec son docile e t naï f famu lus.

Ils on t dépassé la porte où se diverti ssaien tles paysans e t les soldats , et gravissen t lacolline acciden tée du haut de laquelle ondis tingue, fondus par les broui llards , lesflèches , les aigui lles et les pignons de lavi l le . Les deux personnages marchent d ’

un

pas philosophique , se détachant sur un cielverdâtre haché de rouge , qui fai t pressentir

ses cercles de feu.

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T r a — Nous espérions voir au Salonla Vénus anadgomène et l

An tigone deM . Gabriel Tyr il ne les a pas finies àtemps . Nous le regrettons , car ell es eu

rai ent montré sous un j our nouveau cetéminent artis te

,absorbé jusqu ’à présent

par la peinture religieuse . En art ,M . Tyrest chrétien , mais c

’ est un Grec baptisécomme V . Orsel, son maître . I l n ’

a envoyéqu’

un portrait e t qu’

un pastel . Le portraitest celui de M“Marie C .

,qu

’on prendraitpour une Transtèverine

,tant le type en est

fier et sévèrement accusé . M . Tyr a renduavec l e dessin sévère et le style ferme qu i luisont propres cette caractéristique physionomie . Le masque , les mains sont admirabl ement modelés

,l es pli s de la robe foui l

lés comme dans le marbre,mais peut —être

le ton gris de l’

étoffe et le ton rouge dufond forment- ils un contraste un peu brus

que .

L’

Etude d e jeune fil le n ’a rien de commun avec ce qu ’on entend par pastel .

On dirait plutôt un fragment de fresque ende peinture à l ’eau d ’œuf d ’

un ancien mai

tre de l ’ école de Sienne .

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V ALER I — Cette fois , M .Valerie a quittéses chers Tsiganes , avec lesquels il a silongtemps vécu en familiarité e t qu ’ il aimecomme les aimai t le poète Lenau. I l estallé planter sa tente pittoresque à Sienne

,

une ville en dehors du courant des touri stes , triste , silencieuse et farouche

,où les

types se sont conservés purs , et qui n’a pas

encore subi les outrages d e la civilisationmoderne . Voilà deux étés qu i l passe ladans la solitude

,étudian t sur les fresques

les maîtres de cette primitive école deSienne , si admirable et si peu connue , dèterminant non sans peine quelque bellefille sauvagement dèfian te à poser pour lui .Le type fémin in siennois, car généralementles hommes n e sont pas beaux

,est svel te

,

mince,élégant , d

une finesse un peu maigre , mais ple ine de caractère . La nature

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B i ll

de Rachel , l’illustre tragédienne , en don

nerait assez l ’idée . M . Valerie s ’ est attachéa le rendre avec ses nuan ces les plus dé l icates dans de gracieuses compos itions , carchez lui , en tre l ’artiste

,il y a encore

l’

ethnographe préoccup é des races , mêmel orsqu ’il semble ne chercher que l e beau .

Le cadre le plus important qu ’

ai t expo séM . Valerie

'

est l e Ghetto d e S ienne . Au

coin d ’

une rue ,dont des arcs —boutants

étayent le s murs,s

en castre une fon tainede l ’architecture la plus simple une

niche bordée de claveaux , une ange depi erre où tombe l ’eau ,

c ’est tout . Mais unefon taine est un li en de réunion . Les femmes y viennent remplir l eurs cruches oul eurs amphores et causer des nouvel les duquartier . Le babil coule de leurs lèvrescomme l ’eau du rob inet qui déborde parfois de l ’urne oubl iée . Le costume desfemmes de Sienne n ’a pas ce tte riche fantaisie que les peintres recherchent dans levestiaire italien . Une camisol e d ’

indienn e

rose ou l ilas,l e plu s souvent sur une jupe

de couleur sombre,des cheveux rej etés

vers les tempes et noués négligemment auchignon ne composent pas

,en apparence

,

eo

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seu

un e mise bien pittoresque Heureusemen tla camisole

,sur ces bustes aux formes pu

res,se drap e comme un p éplum ; la jupe ,

qu ’aucune crino l ine ne gonfle de sesmensonges fait des plis d ’

un simpl ici tésculptural e , et ces cheveux , que jamaismain de coiffeur n ’a touchés , semblen t arrangés d ’après d ’

antiques médail les syracusain es. Elles son t là trois l ’une inelinant un vase pour rempl ir une j arre poséesur la margelle pavée de l a fontaine ; l

au

tre debou t, dans une de ces fières attitu

des que donne aux femmes du Midi l’babi

tude de porter de l ’ eau , tien t une cruchede la main dro ite

,et , de la gauche, en place

une seconde un rebord de la vasque pourrecueillir le jet .

Une fi llette,vêtue d ’

un jupon et d ’

un echemise

,un mouchoir noué au co l , s

a

dosse au mur,le po ing sur la hanche , en

attendant son tour . Une autre,a peu

prè s du même âge,ayant fait sa provision

d ’eau,s ’ éloigne

, un pain sous le bras . Surla margelle de la fontaine est assis une è s

pèce d e galan t. la veste au co in de l’épaule ,

l ’ air bravach e et fort satisfait de lui-même .

N ’oublions pas un pe tit enfant dont l ’uni

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recherché les modèles vivan ts dans l e peuple qui l es avait j adis fournis . I l les a rétrouvés en effet au fond de ces pauvresdemeures aux murs de p ierrailles , aux

portes et aux volets peints en rouge,le

long de ces rues é troites,escarp ées

,sol i

taires,avan t conservé intacte la physiono

mie du moyen âge . Ces belles têtes tristes .ces profils d ’

une arête s i pure qui semb lent appartenir à l ’ id éal

,exi sten t touj ours .

L’ar ti ste attentif en rencontre au co in des

carrefours qu’on pourrait cro ire détachésd ’

une fresque de la cathédrale .

Dans trois autres tableaux d ’

une importance moindre . M . Valerio présen té sousd iverses faces ses types favoris , Fortan a ta

, une J eune femme tressa n t d e l a

p a i l le , et , sous le ti tre de l’

O isea u,un e

autrejeune fil le de Sienne accoudée à unefenê tre

,prè s d ’

une cage,et découpan t

sur un fond de lumière éclatante une s ilhouette d ’

une fierté singul ière . La

Muse tragique,s i e l le voulait se manifes

ter comme aux temps de la mythologie ,n e p rendrai t pas un autre profil .C itons encore un magnifique dess in ,

d’

après une femme de Sienne . L’absence

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de couleur laisse paraître davan tage lagrandeur des lignes et lui enlève toutevulgarité moderne on pourrait l ecroi re fait d ’après une statue antique inconnue .

Comme peintre à l ’huile , M . Valerie ,

qui s’étai t con tenté longtemp s d ’être un

de nos premiers aquare llis te s,a beaucoup

gagné ; son coloris prend de l ’harmonie, de l ’épaisseur e t de la sol idité . Le

moyen qui le gênai t d’abord ne le préoc

cupe p lus il est maître de sa palette et deson pinceau .

V ERL AT .— M . Verlat a remisé son tom

bereau ,congéd i é ses charretiers

, d écharge

ses moel lon s,et l e voilà revenu a sa vé

ritable voie . L’artiste séri eux reparaî t

dans le tableau intitul é Au loup ! L’an i

mal a en levé un mouton , mais i l a manquéson coup on l ’a rejoin t à la l isière dubois . Un chi en lui a santé à la gorge , et ,quoique terrassé , l

ètrangle avec acharnement . La pauvre bête fauve tourn e la têteavec une exmession de férocité impu issan teet d ’angoisse suprême ; car un paysan , précédé d ’

un second chien,va enfoncer sa

20.

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fourche dans le flanc de l ’anima l traqué .

Une j eune paysanne,blonde

,abritée der

rière un bui sson , désigne l e monstre avecun geste d ’

épouvan te . Cette scèn e est fortdramdfiquemen t ren due les bê tes s ’emm êlen t et se bousculent avec furie autourdu mouton ; l es pel -ages se confonden t . Leloup hurle b ien son dernier cri . Un fourré ,grassement pe int

,sert de fond au tableau

et l aisse toute la valeur à la scène p rin cipale

V ETTER . On s e rappelle le succès

qu’

obtinrent l e M ol ière et l e Rabela is deM . Vetter , deux fines et précieuses p eintures

,dign es en tout point de leur réus

site .— Cette année , l

’artiste a exposé deuxtableaux qui soutiennent la réputation qu

’ils

’ est faite : Bern ard Pa l issy et l a Déc l a rat ion . Le Bernard Pal i ssy a é té acqui s parla loteri e don t il forme un des plus b eauxlots .

Les lignes suivantes , insérées au l ivre t ett irées des mémo ires de Bernard Palissylui—même , exp l iquent , on n e peu t mieux

,

la si tuation reprodui te par le peintre .

J’

estois en un e telle angoisse que j e

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3 56

la curios ité recherche si ardemmen t ; maisdans que l état

,grand Dieu ! cassés

,cre

vassès, tombés en pâ te, vitrifiés, informescomme des s cories ; et pourtant avec quelso in

,avec quel art, avec que l le précau

tion ces charmantes fantaisies céramiquesavaien t - el les été modelées ! Mais s ous l ’action da feu , l

’émail s ’est l osangé de cra

qnelures, l es vern is on t cou lé , les cou leurschangé de ton aucune pi èce n ’est présentab le . D ’autres vases attendent sur des tablettes l ’heure d ’ ê tre mis au fourneau . Seront— i l s plus heureux ?Au second plan , sous un rayon de ln

mière,se dessinent plusieurs personnages

que la femme de Palissy est allée chercher

pour lesprendre à témoin de la folie obstinéedu pauvre homme . E lle leur montre d ’

un

geste éploré le misérable état où il est rèduit

,la nudi té de l ’atel ier et le fourneau

touj ours fumant . Un docteur en longuerobe noire

,coi ffé du bonnet carré , apparte

nant au genre des ânes sérieux,la main

sous le coude et se caressan t le menton,

dé cide in p etto que Bernard Palissy n ’est

qu’

un fel à interdire ; cet avis semble partagé . Un homme a pourpoint tailladé

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35 1

acquiesce d’

un'

signe de tête ; quant au

jeune seigneur , debout derrière ce groupe ,il promène vaguement dans l e tand is un

regard distrait . Une commère , placée prèsde la femme de Pal issy

,un poupon sur le bras

et l ’autre à la main,ne serait pas éloignée

de prendre le malheureux inventeur pourun sorcier

,car ses yeux expriment une

s orte de terreur respectueuse .

Près de la p orte se tiennen t des ou

vriers des potiers de terre jaloux dePal issy

,sans doute ; l

un examine , enriant

,un plat manqué

,l ’autre porte le

doigt à son fron t pour indiquer que là estla véritable fêlure , l

’étoile à la boî te osseusepar où s ’est enfuie la raison du bonhomme .

La bê tise routin ière , se moquant des hard iesses du génie

,ri t sur l eurs faces égueu

lées . Un e viei l le femme et quelques silhouettes de voisins se discernent dansl

in terstice des groupes .

M . Vetter possède un pinceau d ’

unegrande finesse et une couleur très -harmo

n ieuse . Ses figures son t modelé es dansleurs plans , et le détail des accesso ires ,quoique précieux , n

a rien de sec . SonBernard Pa l issy est une œuvre remarqua

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b l e . Nous aimons aussi beaucoup l a Déc laration

,un tout p e tit cadre très - charmant .

Ésquissons- le en quelques mots . Un raffiné , en costume de taffetas incarnadin , lep ied avancé

,l e j arret tendu

,off re

,avec

une révérence , une fleur à une jeune damedont la robe bleue ouverte laisse vo irune jupe de satin blanc

,digne de Gaspar

Nestcher . La dame est assise sur un fan

teu il à dossier p lat et à pieds en quenoui l lestyle Louis XIII

,près d ’

une table reconverte d ’

un tapis turc et d’

un n apperon d e

guipure { el le sourit au caval ier d ’

un airsi agréable que la suivante discrète juge apropos de se retirer et s’

esquive en fermant la portière de tapisseri e .

V EYRA SS AT . Les paysages de Veyrassat sont dénués de tout artifice ils sontsimples comme la véri té . Deux ou troischarrettes chargées de gerbes

,arrêtées au

bord d ’

une p etite rivière , forment l e suj etde la M oisson à E z auv i l l e. Au delà du rui sseau

,la ferme aligne ses bâtiments à l ’en

trée d ’

une plaine bornée par un p etit bois .

Les Chevaux d e ha l age stationnent surla berge , groupés d evan t une chaumière a

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autant sous cette forme que sous la première .

V O IL L EM O T .— Pourquoi M . Voillemot

a—t— ii donné à sa Nymphe du p r in temp sdes formes si puissantes , une pose si onvertemen t voluptueuse ? L ’ idée du printemps éveille cel le de beauté naissante , defraîcheur virginal e ; le printemps e st laj eunesse de l ’année , et la nymphe deM . Voil lemot nous semble un e femme faite ,pour laquelle l ’ été sera une décadence .

Elle est debout au milieu d ’

un bosquet ;un petit amour cherche à écarter le vo iletransparent qui gl isse sur ses genoux ; unautre se hausse fami l ièrement jusqu’à sabouche . Cup idon , carquois au dos, marchedevan t el le , secouant son flambeau

,don t

les étincelles ont sans doute allumé déjàl ’ incendie chez la jeune femme , car ellese contourne e t rej ette la tête en arrière

,

dénouant ses cheveux , entr’ouvran t la bon

che et fermant à demi les yeux .— Quel nuage

a pu venir poser sa vi lain e touche noiresur l ’amour bien de ces deux j eunes gens ?Ils se bouden t sérieusement et se tournentle des ; mais le peti t dieu , qui les trouve

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36 1

trop beaux pour les laisser faire,est glissé

entre eux deux , et , tiran t l’

un e par son

vo ile , l’autre par sa courte tuni que , il les

rapproche insensiblement en sourian t deleur enfan tillage . M . Voillemot a prodiguédans ces deux toiles ces ton s roses , nacrése t vaporeux dont il a le secret .

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W A SH IN GTON . M . Washington n ’ad

américain que le nom , Dieu merci ! Sapeinture e st toute française

,elle es t même

marsei llaise , ainsi que le preuve, par sestons violents , sa Fami l l e a rabe d e l a tr ibu

d es Ou l ed -Nay ! arrêtéep rès d’

un p u i ts d e

l’

Oued -Souf (Saha ra ) . Au bord d'

un peti t

pui ts que cercle une margelle de terre durcie et que surmonte une charpen te destinéesans doute à élever l ’eau , le dromadaire ,monté par une femme tenant un enfant entreses bras , fait sa provision d ’eau pour latraversée—dn désert

,tandis que l

’homme remplit une j arre . Un petit âne

,surchargé de

bagages,attend modestement à quelques

pas en arrière de son grand camarade . Une

épaisse verdure d'

easis revê t cette scènepatriarcale d ’

une ombre nette et bleue,

fe rmement arrê tée à ses Con tours par une

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Z IEM . Quand une foi s un peintre s ’estengagé dans les canaux de Ven ise , i l n

en

sort plus,et ce n ’est pas nous

,certes,

qui l’

en blâmerons . La Vénus de l ’Adriatique a des séductions si puissantes

,elle

vous retient avec de si molles caresses,elle

vous b erce si doucement sur son cœur envous chantant ses vieilles chansons en fantines

, que pour elle on oub lie la maisonpaternelle e t les amis et les maî tresses .

Ceux qui l’ont vue et qu’

un devoir imperieux a forcés de partir en gardent unenostalg ie incurable . M . Z iem es t de ceuxlà. I l a bien essay é de l ’Orien t pour seguérir

,mais Stamboul ne vaut pas Venise ,

la mer de Marmara ne vaut pas les Lagunes,

la gondole l ’emporte sur l e ca‘

ique, e t levoilà qui fai t de sa vil le chérie une espècede p a in ( l

OM et en arrange l es vues en

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365

triptyque comme pour les mettre sur un

autel . Au centre est l a p la ce S a in tM arc

,le cœur de Venise . Sur un volet

,l e

p on t des S oup irs sur l ’autre,le p a la is

d es Doges et le l ion de S a in t-M arc . C’est

une vraie dévotion .

Z o .— Nous certifions authentiques et

conformes à l ’original ces G i tanos du

mon te S agrado, à Grenade . Voilà bien lechemin blan c de poussière avec ses escar

pements hérissés de cactus et ses tameres

de troglodytes que nous avons suivi tant”de

fois . Là— bas,au delà du ravin de los Avel

lanos,se dessinent l ’Alhambra et le palais

de Charles —Quint . Ces gitanos , noirs commedes Maures d ’

Afrique, nous les reconnaissons ; ces gitanas au teint de cigare , aux

yeux de diamant noir , à la jupe bleue étoiléeet garnie de falbalas en loques

,ont dansé

devant nous le zorongo, les pieds nus dansdes chaussons de satin .

Cette F ami l l e d e bohémiens en voyage,

nous nous sommes rencontré avec el le dansune posada d ’

Andalousie . Nous avonsdonné des

°

piécettes aux enfants et des cigares aux hommes

,peut—être même bien

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aux femmes,et , la connaissance ai1 1 5 1 fai te ,

nous les avons regardés danser,nous les

avons écoutés chanter , tout en regrettantde ne pas mieux comprendre le mystérieux idiome colo que les b ohémiens parlent entre eux .

M . l e possède la lumi ere crue,aveu

glante,implacable

,n écessaire pour peindre

cette nature incendiée de so leil . I l a aussi lacambrure et la fierté de pose de l ’Espagnepi caresque drapant sa gueuserie avec sonarrogance .

Z UB ER -B UHLER . Les Trouble— Fête,

souvenir d ’

une noce aux environs de Paris ,nous plairaient

, SI l’élément comique y do

minait moins , pour le mouvement de lascène , la vérité des types et la facture habile de l ’ ensemble . La mariée

, qui pleuredans un coin

,est fort j olie

,e t nous regret

tons que sa noce soi t s i désagréablementtroublée . Cette bataille en tre des Centaures et des Lapinhes de banlieue tourneun peu trop au Paul d e Koch .

Mais , dans l a Visi te chez la nourr ice,

nous pouvons louer M . Zuber - Buhler sansrestriction . Une mère parisienne , qui

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BATAI LL E S

M M . PXL S , A RM AND -DL M A RE SQ ,B EAU C É , Pa r na

NOSTRE , YV ON , JANET - LANG E , DEV I L LY ,RIGO ,

C OUV ERC B E L , B ELLANGÉ.

Pour les batailles , nous ne suivrons pasl ’ord re alphabé tique comme pour les autrestabl eaux . E l les sont la plupart suspenduesdans le grand salon , sans égard à la lettreinitiale que peut présenter le nom de leursauteurs , mais d

’après des con venan ces devois inage ou de d imension . La pein ture debata i l le est

,du reste

, un art par ticuli eret tou t moderne .

— Sans doute,on a peint

autrefo is des batailles , mais l es artis tes nes

astreignaien t pas a une fidé l ité histori

que et mili taire que personne , d’ai l leurs

,

ne l eur demandait , et qu’on exige aujour

d’

hui assez raisonnabl ement,puisque les

2 1

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faits son t connus d e tout l e monde . I lsgroupaient ou faisaient se heurter à l eurfantaisi e des combattants imaginaires

,pré

texte à des contraste s d e couleur ou à desdéveloppements anatomiques , donnan t plutôt l ’ idée abstraite de l a guerre que la re

présentati on pré cis e de telle ou telle batail l e . C

’ est ain si que , dan s un ordre élevé ,procédèren t Léonard de Vin ci , Michel—Ange ,Raphaël et Lebrun ; et , dans un ordre inférieur

,Salvato r Rosa

,Aniel lo F alcone

,l e

Bourguignon et d ’autre s inutiles à rappeler .

Le choc de caval i ers,l e carton de la

guerre d e Pise,la batail le de Constan tin

et de Maxence,cel les d ’

Alexandre,l e com

bat de Sal vator,malgré son énergique mê

lée,les rencontres de cava lerie et les é s

carmouehes tant de foi s répé tées des an

cions pein tres adonnés a ce genre , n’of

frent aux artistes de no tre temps chargésde rendre un grand fait d ’

armes qu’

unsuj et d ’é tude puremen t p i ttoresque . La

batai l le st ratégique ne date guè re que deVan der Meulen . Encore

,dans la rep ré

sentation des campagnes du grand roi ,Louis XIV et les carrosses d e la cour occu

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op ter en tre ces deux parti s à prendre , quichacun offren t leurs inconvén ients .

B ien des connaissances sp éciales son tnécessaires au pein tre de batail le . I l do itsavoir faire l es chevaux , le paysage

,l e

portrait ; posséder sur le bout du doigt lesmille détails de l ’uniforme , de l

’armementet de la manœuvre , ce n ’est pas peu dechose .

— Ou ne se conten te pas aujourd’hui

des monstres chimériques qu ’on accep ta i t

jad is‘

pour des chevaux : la facilité des voyages a rendu familiers a tou t le monde l 'aspeet et le climat des l ieux ; les générauxe t les officiers mis en scène exi stent

, du

moins ceux qu’

un boule t ou une ba l le n ’apas emportés au mil ieu du triomphe ; l

’onpeut les rencontrer dans le grand salon ré

gardant l a bataille qu’ i ls commandaien t .Trompez — vous d ’

un bouton de guê treou d

un passe— poil,faites exécuter un mou

vemen t faux à un so ldat,le premier zouave

qui passe devien t un cri tique cœnpétent .Nous ne parlons pas des exigences géné

rale s de l ’art, de la composition , du dessinet de la couleur. Les lignes stratégiquescontrarient l es groupes savamment balannés , l es mouvements voulus dérangent le

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contour plein de style , les tons réglemen

taires de l ’uniforme s ’opposent parfois ades harmonies ou à des contrastes rêvés parle peintre ; eh bien , tout cela n

’a pas empêché M Pils de faire un excellent tableaul a Ba ta i l le d e l

Alma .

Ce n ’est pas,à proprement parler

,une

batai lle , puisqu’on ne s ’y bat point

,mais

une grande manœuvre de guerre irrésisti=

blé et décisive , admi rablement propre à lapeinture . Nous transcrivons les lignesde la noti ce insérée au livret , qui donnen tl ’historique du fait d ’armes

,avant de passer

à la description de l ’ œuvre .

A onze heures , la deuxœme divis ion ,commandée par le général Bosquet

,fran

chit Son artillerie , sous les or

dres du commandan t B irra l (batteries Fievee et Robinot-Marcy) , accomplit des prodiges . Montan t en colonnes par p iècessu ivan t des sen tiers à p eine tracés et pres

qué impraticables , elle avait escaladé avecune rap id ité extraordinai re ces hauteursregardées ccmme Cette manœuvre hard ie , exécutée par le généralBosquet

,a décidé d u succès de l a jou r

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3 7 4

M . Pi ls en cadré ce tte manœuvrehardie dans une vaste toile , et au pre

mier plan ses hommes ont la grandeur naturelle . L

Alma vient battre le bord ducadre . Dans ses eaux troub lées , l e généralBosquet s ’avance à cheval , suivi de ses officiers et de son porte- fanion . Des turcos,submergés jusqu’aux genoux , le précèden tsur deux files , l e fusi l à l

’épaule .

Ces figu res au teint bronzé,aux tempes

rasées et bleuissan tes, fournissaient à l’ar

tis te peintre d ’excellentes o ccasions de couleur dont i l a très - bien profi té . Leur pittoresque costume algé rien , leurs physiomomies carac téri s ti ques et leurs allures indolemmen t farouches , font un con trasteheureux avec l ’uniforme sévè re des artilleurs . L

un d ’eux,déj à parvenu à l ’

an

tre rive,s

agenouil le et se penche pourrempl ir sa gourde . Une p i è ce d ’

artil

lerio,en levée par son pu issan t attelage et

poussée à b ras d ’homme,franchit l ’escar

pement du bord en y traçan t de pro fondssil lages . Les tambours des turcos , la cais sesur l

’épaule ou sur l a hanche , gravissen t lapen te à côté d e la pièce que d

’autres attelages précéd en t sur le revers abrupt de

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L’

effet général d u tableau est harmo

n ieux . Les premiers plans , d’

une couleursobre et sol ide , repoussent les fonds , et lalumière détache au flanc de la montagnela fourmillante ascension d ’

une multitudede figurin es

,si justes de mouvement qu ’ il

semble qu’

on les vo ie marcher .

Disons encore à la louange de M . Pilsqu ’ il a su rompre san s mensonge ce bleuréfractaire des uniformes

, que les uns fontbien de ciel , l es autres indigo , ceux - cinoir

,ceux— là gris

,mais personne de la

nuance vraie . Les chevaux ont une bonneal lure ; ils n e sont pas sat inés et moirésde lu isants comme s ’ i ls sortaien t d ’

un

box anglai s,mais ils déplo ient la vigueur

du cheva l de guerre et tirent à pleincoll i er .

Le titre B a ta i l l e d e Solfer ino, donné

par M . Armand—Dumarescq à son tableau,

serait bien amb i tieux s ’il n ’é tait tout desuite corrigé par l e sous —ti tre Ep isod e d eschasseurs d p ierl . Et d ’abord c et ép i sodevaut - i l les hon neurs d ’

une s i grande to ile ?

Trai té d ans des dimensi ons moindres,il

n 'aurai t rien perdu , ce nous semble , deson in térê t

,et les conveuaures de propor

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tion entre le suj et e t l ’ œuvre eussen trendu la critique moins exigeante .

Rien n ’est plus singulier d ’aspect que letableau de M . Armand-Dumarescq .

- Sur letalus intérieur li de terrain qui lesmasque

,parm i roussail les e t quelques

grêles arbres écimés , égratignés , amputéspar les boulets , les chasseurs à pied sontcouchés à plat ventre , prêts à faire feu , vus

en raccourci et présentant à l’œil une sériede semelles à gros clous . C ’est , vous en conviendrez

,un étrange premier plan Ces

diables de semel les ont une importanceénorme . Les corps qu ’ elles chaussent étantdiminués par une perspective d irecte , e llessemblent plus grandes qu’elles n e le sonten réalité . Un officier se hausse à demi pourcommander le feu au moment précis , et l eclairon agenouillé approche le cuivre de sabouche pour que la fanfare éclate en mêmetemps que la fusillade .

En effet,une batterie d ’artillerie antri

chienne arrive au plein vol de ses chevauxanimés par les coups de fouet et les dé tonat ions ; un officier galope en tête , le pistolet à la main

,le sabre attaché au poing .

ne s ’attendent pas à la grêle de balles qui

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— 3 7 8

le va saluer au passage . Au loin s ’étend lechamp de batai lle avec ses mouvements detroupes , ses monceaux de b lessés et demorts

,ses col lines surmontées de tours

,ses

masses de fumée , ses denælures de montagnes et son ciel orageux , haché , dans uncoin ,

d ’

une pluie diagonal e .

Faut- i l d ire toute notre impre ssi on Sansdoute la guerre a ses exigences , et ce serai t s’

attend rir hors de propos que de fairede l a sens ib lerie sur un champ de b a tai lle .

L’

embuscade est un moyen de dé trui re l ’ennemi qui en vaut un autre ; et , certes , ceux

qui courent au - devan t de la mitrai ll e ontle droi t d e l ’emp loyer . Cependan t ce la nousf’

ro isse un p eu de voir ces pauvres d iablesd

Autrich iens qui galopent avec tan t deconfiance

,se croyan t re lativement en sû

reté,arriver devant ces chasseurs à pied ,

rasés contre terre comme des Mohicans , etprêts à le s canarder . Nous leur crieri onsvolontiers Ne passez pas là . L

’artisteaurait pu trouve 1 aisément un fait d

’armesplus propre à mettre en lumière l

roïsme de ces braves chasseurs à pied quece t épisode i l eût peut- ê tre évi té ain si derappeler une li thographi e b ien connue de

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“ 380

corps dans la plaine qui s etend entre cedernier point et la ferme de Casa—Nueva .

Le maréchal occupe avec son état—maj or lecentre et le premier plan de la compos ition , à quelque distance de la ferme sur

laquelle se porte l ’effort de l ’ennemi et quicommence à brûler et à s

écrouler . Toutela gauche du tableau est occupée par uneformidable artillerie , rangée en arc decercle et qui i ntercepte inébranlablement comme dit le l ivret lescommunications des Autri chiens avec ceuxdes leurs qui défenden t Solferino ; à deuxkilomètres au delà

,on distingue leurs lignes

blanches rayant la plaine et se con fondent

avec la fumée de l ’artil leri e e t des“ feux depeloton . Sur la droite , la batterie se prolonge

,perpendiculairement au plan du ta

bleau,pour prendre l ’ennemi à revers .

Derrière l’etat—maj or , sur un terrain parsemé çà et là d

’arbres décapités et écorchés

par les boulets , au milieu d’

une cohue defantassins

,de caval iers

,de caissons et de

fourgons,s ’avance une colonne de prison

niers autrichiens ; un soldat conduisant àl’

ambulance un officier supérieur resté à

cheval malgré sa blessure mortel le,un ré

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giment de hussards dont on n’

aperçoit que

les premiers rangs et qui attend son tourde donner

,remplissent la droite du tableau,

qui figure , pour ainsi dire , la couli sse decet immense théâtre . Des nuages

,amoncelés

du côté de Sol ferino , commencent à se déverser en pluie sur l ’ennemi et vont lui fac il iter la retraite en cachant ses mouvements .

Malgré son immense développemen t,la

composition s’équi libre b ien , et le spectateur saisit au

premier coup d’ œ il l ’e sprit

de cette manœuvre qui restera célèbre .

M . Beaucé a vu ce qu ’ il a peint,e t san s

chercher à rehausser son tableau (1 ep i

sodes sentimentaux et invraisemblables,i l

a fait quelque chose d ’

émouvan t, de grandet de vrai .I l y a beaucoup de mouvement dan s l a

Ba ta i l l e d e S olfer ino de M . Paternostre .

L’

Empereu r, arrêté à in i - cote d ’

un monticule

,donne l ’ordre à l’arti lleri e de la garde

de se mettre en bat terie devant Cavriana .

Des attelages ivres de brui t et d e pour sedressent et se renversent au premier p lan ;défilant devant l ’Empereur , il s gagnen tau ga lop leur position et graviss ent l a

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3 82

c rê te de la colline . L’effet de ces silhouet

tes de caval iers , de canons et de chevauxcabrés

,se détachant en vigueur sur un

ciel o rageux illuminé par un e éclairciesubite

,est vraiment fantastique .

Au l ieu d ’

intituler son tab leau Ba ta i l l ed e Solfer ino , M . Yvon aurai t dû le désiguer sous le titre de l ’Emp ereur a Solfer ino, il se serait par là évité bien des critiques . Tout en e ffet , dans ce tte to ile , converge vers l ’Empereur ; la ba taille , reportéeà l ’arrière-plan , se distingue à p eine , cachée en partie par la hauteur sur laquelleest placé l e Souverain .

L’

Empereur donne au général Camoul ’ordre d ’envoyer la brigade Manèque

(garde impériale) appuyer la division F0rcy ( i

" corps) et s’emparer de la position

de Solferino . Tel est le tex te et l e véritab le titre de l ’œuvre d e M . Yvon . É tabliau sommet du mont Fén i le , l

Empereur

étend la main dans la direction de Solferino , d ont on voi t la tour se dresser au

fond du tab leau . Le général Camou ,à qui

s ’adressent le geste et l ’ordre de l ’Empereur, salue et passe au galop , escaladantla pente abrupte du mo n tic ule que tourne

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38 4

façon de M . Yvon . L’

Emp ereur et sa ma i

son mi l ita ire S olfer ino offre une ré unionfort intéressante de portrai ts ; mais la gêneimposée à l ’arti ste par la nécess ité de laressemblance amène une certain e ro i deurdans l ’ exécution et dans la pose des personnages. Heureusement les blesses , lescadavres, les affûts brisés , les caisses crevées, les chevaux éventrés , que M . JanetLange a entassés sur la droite de son tableau ,

nous rappe l lent que nous assisto n sa une vraie bataille .

Le Dénoûmen t de la journ ée de Solfer ino, de M . Devilly , est d

un aspect assezlugubre . L

’orage, qui a menacé toute la

matinée, et que nous connaissons déjà par

les tab leaux précédents,vient d ’

éclater,fa

vorisant la retraite de l ’armée autrichienne .

L’

Empereur , du haut d ’

un mamelon quidomine la plaine

,suit , avec sa lorgnette , les

mouvements de l ’ennemi . On s ’ est terriblement battu sur ce petit plateau . C

est,

par

terre,au milieu des d ébris d ’armes et d ’

ob

j ets d ’équipement,un pôle- mêle d ’

Autri

e l1 iens et de turcos . L’

acharnemen t de lalutte persiste enœ re sur leurs visages décolorés par la mort, car les nègres ont leur

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pâleur , tout aussi sensible et tout aussi al’

frea se que celle des blancs . Une pluie torrentiel le strie le fond du tableau et perme tapeine de distinguer la tour de Solferino cen

tre de l ’action multiple de la terribl e bataille . Nous ne pouvons mieux clore quepar cet épisode final la série des peinturesinspirées par la grande j ournée du 2 4

,

juin1 859 .

Parmi les tableaux qui ont trait à la bataille de Magenta

,nous citerons une mêlée

de M . Rigo , représentant le C omba t d eM arca l lo . Français et Autrichiens

,engagés

corps à corps , occupent le devant de lacomposition . A gauche

,la lutte plus op i

n iâ tre et plus sanglante encore se groupeautour d

un drapeau autrichien qu’

unzouave vient d ’

arracher à ses défenseurs .

Plus loin on voit déboucher , d’

un boi s quiborne l ’horizon

,de nouvelles troupes qui

vont amener le succès des nôtres .

La ba ta i l le de M agen ta , de M . Couverche], n

’ est encore qu’

un épi sode,traité, il

est vrai , avec beaucoup de vigueur et desûreté . Des chasseurs

,lancés dans un ter

rain planté de vignes et d ’arbres,les uns

debout . l es autres coupé . par l es boul ets ,

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fondent de toute l a rap idité de leurs chevaux arabes sur les tirailleurs ennemis .

Derri ere eux s e pressent les zouaves et lesgrenadiers —auxquels ils ont ouvert l e chemin . Cela est mouvementé , sans confus ion ,et fort habi lemen t pein t .On sait l ’habileté spirituelle de M . Hip

polyte Bel langé à manœuvrer ses troupesc ’est un des généraux de la peinture de hataille . Il a exposé plusieurs tableaux où l ’onretrouve ses qual ités ordinaires L e Com

ba t d ans l es rues d e M agen ta Un carré

d’

infan ter ie républ ica in e rep oussa n t un e

cha rge d e dragons autr ichiens . L’espace

nous manque pour en parler,mais nous

dirons quelques mots de la toile intituléeLes Deux Amis

, qui est une note nouvelledans l e talent de l

artiste,la note attendrie ,

la note du cœur

Et tels avaient vécu les deux jeunes amis,

Tels on les retrouvait dans l e trépas unis.

l ieux amis,deux frères d ’armes on t été

tués devan t Sébastopo l l’

un à côté del’au tre Leurs agonies se sont cherchéeset leurs cadavres on t gardé l ’at ti tude del

embrassemen t sup rême .

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SC UL P TURE

M M . C L ÉSING E R , GA V E L I E R , GU I L L A UM E , G .- J

TH OM AS , F ERRAUD , BARRE , M A1 L L L T,M ARC ELL I N .

SC H O EN EW E RKE , O TT IN , FRAN C ESC H I , LE HAR IV E LDUROC H ER CORDI ER

,PO LL ET , F RÉM I ET , GASTON

GUITTON , SAN ZEL , C H ATRO USSE ,RO B INE T , PRO UH A ,

AIZEL IN , CUM B ERW ORTH , C LÈRE , C B AU CK ,ETEX .

Le bel art de la statuaire disparaî trai tbien vite san s le dévouemen t des fidèles

qui le pratiquent . Le publ ic y res te indifférent et ne descend guère au j ardin oùsont exposées les sculptu res que pour fumer son cigare ; la dernière bouffé e exha

lée, i l remonte en toute hâte aux galeriesdes tableaux . Quoique au fon d il ait un

respect vague pour le sculpteur e t le po e te ,parce que le marbre et le vers son t dursà façonner , il trouve les s tatues et les poé

22

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si es également ennuyeuses . Cette formeabstraite lui dép laî t. Pas de suj et i ntéressent

,pas de drame , pas d

’actual it é .

Cela ne fait pas son affaire . D ’ai l leurs,i l

faut bien l e d i re , la statuaire , s i naturell eà la Grèce , sous une religio n anthropomorphe , n

’ est dans notre ci vi lisati on chrétienne qu ’

une fleur de serre chaude,

fleurprécieuse et qu’on doi t n e pas laiss e rmourir . Nos mœurs , notre cl imat , lui sontinvolon tairement hostiles . Cet art , destinéaux glorificat ions de la forme humaine e t

qui ne peut v ivre que par le nu, choquenos pudeurs ou tout au moins nos habitudes . Un peuple touj ours vê tu des p i ed sà la tê te

,comme nous l e sommes , s

’étonneà l ’aspect de ces marbres découvran t avecla chasteté de l ’art des beau tés dont l ’Amour ose à peine soulever les voiles .

Commen t admirer e t j uger ce qu ’on n evo i t j amais ? et quo i d e plus inconnu àl ’homme ci vi lisé que sa propre formeSans l a sculpture , i l en perdrai t l

idée .

Malgré tous ces obstacles , les statuaire5persistent dans leu r ingrat métier ni l ’oub l»

,ni l e dé la issemcn t, n i la m isère n e les

découragent . I ls main tienn en t obstiné

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louer les efforts courageux d es artistesvoués au maintien de ce grand art .M . Clésinger a envoyé de sa laborieuse

retraite de Rome des ouvrages qui n’attes

tent pas moins son talent que sa fécon

dité . Le principal est un group e en marbre de C om él z

'

e mon tran t ses d eux fil s,bij oux vivants don t se pare son orgueil demère romaine , dédaigneuse des coll iersd’or et des unions de perles . Sa beautéfière a bien le type anti que . De chastesdraperies se plissent respectueusement autour de son noble corps , et les deux eu

fauts,dans leur grâce puérile , ont une

énergie qui fai t déj à pressentir les Gracques .

L’aspect da groupe est monumental .

Corné lie trône au centre sur son tabouret ,comme une d ivinité du foyer romain , commeun symbole de la maternité v irile ses deuxfil s, qu

’elle a poussés au—devant de la damevisi teuse qui lui demandai t à voir ses j oyaux ,se détachent de chaque côté avec une symétrie heureusement balancée .

Pour sculp ter ce groupe , M . Clésinger acherché les lignes pures et tranqui lles del ’antiqui té et modéré la fougue qui caracté

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rise sa manière . Il n’

a pas voulu montrer sa personnalité à travers son suj et . Cornél ie et ses fils ont le cachet de la statuaireromaine ; le typ e des tê tes , la nature desformes , l

’agencement des draperies,tout

rappelle cet art , moins beau que celui desGrecs

,mais encore magnifique .

Une tel le œuvre eût paru à tout autreun envoi suffisant ; mais M . Cl ésinger nese contente pas de si peu. I l a exposé enoutre une Diane au rep as .

— La déesse ,fatiguée de la chasse

,s ’es t endormie sur

un bloc de rocher . L’

un de ses bras 3 arrondi t au—dessus de sa tê te ; l

’autre gl isselanguissamment le long du corps , retenantà demi les j avelots et l ’arc . Une draperie ,qui préserve sans la voiler l a beauté virginale de la déesse du contact de la p ierre ,accompagne de ses plis l ’ondulation des

l ignes,remplit les vides et assure la sol i

dité de l ’œuvre admirablement ramasséedans son bloc . A côté de Diane , un lé vrierdort, la tê te sur ses pattes .

La nature fine,souple et

nerveuse dela chasseresse a été b ien comprise et parfaitement rendue par M . Clésinger . On ré

connaî t,à la svel tesse él égante des j ambes

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al longées dans le repos,l’

agile déesse qui

force les bi ches sur le Ménal e ; à la purefermeté du sein , la vierge des forê ts qui ,seul e avec Pa l las , n

’a pas partagé la grandeorgie o lympi enne . Ceux qui on t parléd

Endymion son t des fa iseurs de can can s ;et , d

’ail leurs,les affaires de Phébé ne ré

gardent pas Diane , non plus que cellesd

Hécate.

Rarement M . Cl ésinger a caressé un

tors e féminin d ’

un ciseau plus pur ; il s’est

abstenu de ces baisers ardents,de ces tod

ches de flamme dont la hardiesse lui réussit, se souvenan t qu

’ i l avait affaire à une

déesse vrrgmale et farouche sans p itié pourles téméraires .Comme si un groupe de trois p ersonna

ges et une figure en marbre n ’ étaien t pasassez

,l’

in fatigablesculpteur les faisait suivre

d ’

une Cléopâ tre , d’

une tête de Rome , d’

un

buste d ’

Hé lène à mi- corps , san s compterun essai de restauration appliqué à ces fi ‘

gures frus tes du Parthénon qu ’on désigne sous l e nom d e Parques . Ces

morceaux,arrivés trop tard

,n ’ont pu ê tre

placés que p endan t la fermeture temporairedu Salon .

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lue. Le ventre , les flancs , la hanche qui serelève par un volup tueux contour

,sont in

diqués à travers la mince étoffe avec uneprodigi euse habileté de ciseau . La poitrine ,les bras

, que ne di ssimule aucun voile , ontcomme une fleur d ’

épiderme ; quant à latête , sa beauté délicate a bien le caractère

que lui attribue l’histoire .

Le buste d’

H él ène trahi t une certaineinfluence de Can ova qui s

’explique par lelong séj our de l 'arti ste à Rome , où abondent le s œuvres de ce statuaire , p roclamépar Sten dhal l e seul homme de génie dusiècle , avec Rossini et Vigano . Une éléganceal longée

,une grâ ce vaporeuse , une mol

lesse coquette se fondent à la beauté anti

que dans le buste de M . Cl ésinger , commedans le s typ es du grand sculp teur italienmais ressembler une fo is par hasard à Canova n ’ est pas un grand mal , quand onpossède soi-m ême une individualité franche

,et puis le mouvement de la main qui

j oue avec les perles du co l l ier , commepour donner une con tenance à la b ellecréature embarrassée des regards d ’amourfixés sur elle

,est si heureusement trouvé ,

s i féminin ,s i j o l i ! l ’arrangemen t de la

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c oiffure et des cheveux tordus sur sa nu

que d’

un goû t si charmant !Dans le buste qui personn ifie Rome sous

la figure d ’

une femme du Transtévère ,

M . C lésinger est revenu à son original i té .

Cette tête aux lignes fières et pu i ssan tes es tdu plus grand caractère . Malgré la sévé

ri té du type,la grâce ne l ui manque

poin t,car le nom secret , le nom cabalisti

que de Roma est Amor .

La restauration des Parques , groupe enplâtre , comble ingénieusement et avec unebeauté probable les vides faits dans lesdivines sculptures

,non par le temps , il

est pur de ce sacrilége, — mais par la stup ide barbarie des hommes .

Une rencon tre d ’idées toute fortuite a

fa i t s ’occuper du même suj et deux artistes

, l’

un à Rome , l’autre à Paris . M . Ç a

vel ier , l’auteur de la Pén élop e, a exposé

une C aw e'

tt’

e avec ses enfan ts , placéeau Salon non loin de l a C om é l z

e deM . Clésinger . L

’œuvre de M . Cava lier estpleine de mérite , et chaque groupe a sespartisans . Celui de M . Cavel ier nous semble plus moderne de sentiment . Les enfantsse rattachent à la mère comme des enfants

2 3

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gâ tés , et si les trois figures s’

agencent et selient mieux de la sorte , peut- ê tre l

’actionmême n ’es t— elle pas si bi en exprimée . Pourune matrone romaine , cette Corné lie serrant ses fi ls près d ’elle est un peu tendre etpas assez fière . Du reste , les têtes des enfauts sont charman tes , les draperies ajustées avec un goût parfait , et l

’ensemble del ’œuvre est digne de l ’auteur .

Le Nap ol éon l égis la teur représentel’

Empereur en costume an t ique , largementdrapé d ’

un manteau qui laisse les bras nus,couronné de laurier et tenant les tables dela loi . Sa tête un peu penchée a un caractere de médi tation profonde . C

’est le législateur et non le conquérant qu’ il s ’agissaitd ’exprimer . M . Cavelier y a complétementréussi . Le visage réunit à la ressemblanceexacte l 'idéalisation nécessaire quand onfait revivre dans le marb re un héros quel’

apothéose permet de dépoui ller du vê tement moderne .

Outre sa C ornél ie et son Nap oléon ,

M . Cavel ier a exposé un buste en marbred

Horace Vernet , traité d’

une facon supé

rieure .

Tou t à l ’heure nous comparions le

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4 00

quelques vestiges incertains,le chaste poe te

qu ’on appelai t la vierge,le timide ami

d’

Auguste, de Mécène , d’

Horace et de Varius

,le trop modeste écrivain qui , par

testamen t, l ivrait l’

E ne'

zd e aux flammes .

Une mélancolie inconnue des anciens attendrit son regard , et, sur son front penché

,luit comme un rayon du ch rist ia

n isme près de naître et qu’ il semble eunon cer dans sa fameuse églogue . Jamaispoète antique ne fut plus humain , et , en cesen s , plus moderne . Chez lui

,sou s la

b eauté plastique , vibre l’accent du cœur .

S ’ il a la blancheur délicate du marbre , i ln

en a pas la fro ideur ; il devin e le premierla sensibilité et les larmes des choses , sun t/a crymæ rerum,

mot immortel et qui ouvretout un monde Aussi le moyen âge a— t— il

refusé de le damner , quoique paï en . N 'estil pas un prophè te ? e t , né quelques annéesplus tard , n

eût—i l pas embr‘

assé avec ferveur la religion nouvelle qu ’ il avai t p ressentie par une faveur par ticul ière de D ieu ?

Le farouche Dante , qui l’appelle son

maî tre et son auteur , le prend pour guidedans son voyage au monde souterrain , oùil erre exempt de suppl ices . Dejà la

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4 01

erédulité nerve des âges barbares en ava 1 tfait un sain t, confondan t l e poè te avec lema rtyr .

L’artiste n ous montre Virg i l e debout

dans l‘a tt i tude de la m éd itat ion ; la dra

p e rie qu i se 1 hy lh rn€ autour de son c orps,

à pl is é légants et n ob le. lui laisse les braslib res D une mu n i l t i » n t un r

'

n u lr au d epapyrus su r leque l i l semb le r l ire l

hexa

mètre qu’

i l vi ent d e trace r ; de l’autre , le

style dont il note ses pensées . A ses pi eds .

un p ipeau , une gerb e et une ép ée symbo

l i s e n t l es B um / { ques, les Georg :‘

ques et

l’

É ne'

ide,les t rois genres de poeme où

i l a exce l é . Une couronne de lauri er C e i 11 tson fro n t rêveur et presse ses cheveuxd emi - tomban ts . Le masque rappell e un

peu-

le p rofi l que M . Ingres donne au poè tem +mouan réci tan t en présence d ’

Augusœ

et d e Livi e Tu M a rcel /us cr is . Une

ce rtain e langueur , qui n’

a l tère pas la pureté des l igues

,ind ique bien l a nature va

lé tud 1nwire de Vi rg1 le et la sup é ri orité chezlui de l ’homme mo ral sur l

homme physique . Les b ras

,quo ique su ffisamment

p l e in s, ne sont pas ceux d’

un ath é té ou

d’

un travailleur . Les mains on t l a dél ica

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tesse é légan te . nerveuse et fi ne d e mainsl i ttéraires dont tout le la beur es t de fix e r lesparo les a i lées , — le. vers immor tels d es tinésà vo lt iger sur les lè vres des gén é ra tions .

Toute la figure s’

a jus te avec une. ra reélégance ; l e b ras rep l i e sur l a poitrine

,

comme p our in d i quer que l ’insp i rationprend sa source dans le cœur

,dis c ipl ine

la drape ri e , empê che les pl is d e flo tte r auhas ard

,et la fo rce à serrer le co rps . Ce tte

dispo s i tion heureu se d eg i ge la s ta tue et luiprê te une svel te s s e sans maigreur .

Une pure fo rme an ti que , animée par unsen time n t moderne comme l e s ve r s d ’

An

d ré Chén ier , tel est le Vi rgi le de M . G .

Thomas .

Quelle est la doul eur qui accabl e desa p ros trati on la remarquab l e figure deM . Perraud ? Est- ce un amour trahi , une

amb ition d é çue,une pe rte ir :é par .b le? Qu

a

so il ffert ce beau j eune homme a sis à terre ,le s bras pendants

,les j ambe s ine rtes , la

tè te h i sse e t n e regardan t r ien , d ans unepose de dése .

s péran c e romptè t» ? El l quoisi j eune , s i beau, si fo rt , s

abd iquer a insi ,donner sa démission de la vie

,se ret1rer

de. l ’arène comme un athlète vaincu, ne

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-

‘tOé

et le dos, qu

arrondit un e courbe légère,

p résen te une grande finesse de modelé .

M . Perraud se soutien t à l a hauteur deson Faune , et sa figure gagn era encore àl ’exécution defini tive en marbre

,car c ’ est

le marb re que d emande cette œuvre melanco l ique et del i ca te .

M . Ba rre a fait un portrait en p ied de S . M .

l lmpé ratrice , où i l a vain cu avec un rarebonheur les nomb reuses difficul tés que l ecostume moderne Oppose au marbre . Heu

reusement le man teau d’

hermine rentredans les cond itions sculpturales , et sa noblesse an tique accompagne bien la poseSimple et maj es tueuse de la Souveraine : laressemblanc e de la tête n e laisse rien a désirer . Nous en d irons autant du buste

, qui

répète l es mêmes traits,mais avec une

beauté plus ind ividuel le , plus étud i ée dansses g racieux détai ls comme l ’exige la di fference d ’

un b uste a une statue .

Le buste de S . A . la Princesse Clotildeest bien réussi ; les chairs son t d

un modele soup le et fin

,les cheveux et les drap e

ries arrangés avec goû t .

Quant au buste de M . I sidore GeoffroySaint— Hilai re . il a une vie et une ressem

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4 05

b lance auxquel l es atteignen t peu souventles por traits de marb re .

L’

Ag7=zj9p in e po rtant les cendres de Ger

man ica s . sta tue en marbre de M . Mail letest une b e l le figure nob

'

eme nt d rapée , qu1atti re l

’ a t ten tion par un tou r de fo rce plusfaci le à exécuter que l e vulgaire ne l epense . Un voile couvre la tête d

Agripp ine

et ma sque son visage , d ont cependant ondevine les tra its a travers la transparencedu m arbre .

— Un scul p teur napo l i tain avaitfai t de cette impo s sibil i té apparen te sonprinc ipal ou plutô t —on unique moyen desu cces — M Ma i l let n ’

en est pas là ; i l possède ass ez d e semeuses qualités pour se

pa sser de ce p e tit charlatanisme . L’

idee qu i

l ’a gu idé , sms doute,es t la répugnance que

les anci ens ava ient à se laisser voir agi téspar des émotions extrêmes ; l ’express iond ’

une vi ve d ou leu r blessait , selon eux .

l es convenances : n ulle grimace ne devai tal térer l«-u r seren 1té sculptumle. Un statua ire d evait comp rendre un parei l scrup ule .

De cette figure sévère nous passon s à

une cha rmante fan ta i s ie anac réoutnqrœ .

Cela s ’appe l le l a Rép r imand c . L’

Amour

23 .

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n ’a pas été sage , et sa mè re l e réprimandeen le menaçant du doigt , avec un j ol i geste

qui ne p araî t pas eff : ayer b e aucoup l’

en

fan t . Soyez sû r qu ’ i l recommencera àtroubler les cœurs , à taquiner les Grâees

,

à mettre le d ésordre p ar tout ; peut — ê t remême d écorhe ra- t - i l une de ses flèches à

Vénus elle -même .

On d i ra i t que M . Marcel l in a scul p té uneé pigramme de l

An tho logie dans son groupein t i tulé la Jeun es se cap ti

r e l Amour . Re

présen té e par une b e lle fille,la Je unesse

tien t l ’Amour garn —t té par des l iens de fleurset l ui s » rre son band e au . L

Amour selaisse fa ire ; il sai t qu

’ i l est en bonnesmain s . L ' 5 l ignes on t de l

h 1rmonie,e t les

cha irs sont traitées d’

un ciseau soup le et

tend re .

La D »uceur , statue en marbre , n’

aurait

pas beso in , pour ê tre reconnue au p remierco up d

’ œ i l,d es attr ibuts que l

ar tiste a crudevoi r lui donner . A quo i bon l

agneauet la tourtere l le ? La bon té caressan te nesouri t- el le pas sur sa figure sympath ique ?Au bord d u 7 u isvea u . M . Sel—menewmke

nous montre une j e une l i de assise auprèsd ’

une source où el le vient rempl ir son

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pour nous la grâ ce d’

une fillette de quin ze .

Nous préfé rons Psyché à l ’Amour , avec unegalanterie que les Grecs n

’avaient pas .

B ien de plus fi n,de mieux é tudié que ce

j eune corps maigre let qui se penche versl ’eau pour survei l ler ses engins de pêche .Psyché et Pandore, bas— rel iefs en pl âtre ,

sont conçus dans la manière et le style deJean Gouj on ces deux figures d ’

un reli ef .

très-mince ont beaucoup d ’ é légance .

Citons encore d e M Schoenewmke d euxbeaux bustes représen tant M . Triat etM . Edouard Del essert , dont la tête fermeet d

un beau caractère an ti que prê tait a lasculp ture .

Le C en taure Te'

re'

e de M . F rémret rennit!

dans une proport ion heureuse pour la spéc ial i té d e l 'art iste , la figure humaine et l ’aui t ual . l l paraî t, d

’après l es M étamor

n/zoses d’

Ovide, que ce brave centaure s’

a

musait a p rendre dans les mon tagnes del’

Il emus d es ours qu’ i l apportait à sa ca

verne,renâclant et se faisan t tirer l ’oreille .

Plaisanterie de centaure un peu lourde !h s toire de dive rtir sa pet i te famille !Donc Té rée, ren versant son torse d

’hommesur son garro t de cheval

,main tient par les

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baj oues,pour l ’empêcher de mordre

,un

ours qu’ i l force à le suivre . L’ours distord

son rictus,fait une grimace aff reuse , se

p ié té , s

’arc- boute,agitant comme des bras

ses pieds de devant dont les gr i ffes ouve rte sen éventail ne trouven t rien pour s

agripper .

Le bon rentaure,rengorgé d ans sa barbe ,

rit des efforts de la bête impuissante etaugmen te son allure , pressé de ren trer aulogis pour faire hommage du monstre àmadame la centauresse .

M . Frémiet sai t faire les ours et l es chevaux

,ce l a n

’es t douteux pour personn e ;mais i l n ’a pas moins bien l éUSSl la partie humaine de son groupe . Le torse et lesbras du cen taure son t d ’

un bon modelé , etla tê te , coiffée de pe ti tes sp i rales de cheveux à la man ière archa 1que , a une ex

pression de bonhomie narquoise et de jovial ité ath l ét ique très—finement rendue .

! tre et Pa ra î tre ne sont pas la mêmechose , et M . Le Harivel- Durocher en donneune preuve avec son marbre . Affaissée dansson fauteu il , une j eune femme , dont le peigunir a garnitures tuyautées a gl issé j usqu ’àl a hanche , tient un masque qui sourit , tandis que sa figure exprime les langueurs et

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les accab le1nents de l ’ennui . Des bouque tseffeui llés

,des roses flétries j onchent le sol

à ses pieds . M . Le Harivel - Durochertraité son suj e t avec des formes et un styleparisiens . Nou s connai ssons cette tê te ,nous avons vu au ba l

,un peu moins dé col

letées peut- ê tre , ces épaules et cette gorge .Ce peignoi r clufib nné vient de chez la faiseuse a la mode et n ’ a pas la moindre préten tion ’

a la dra perie antique . Malg ré samodernité en à cause m ême de sa modern i té , Etre et Pa ra î tre arrê te le regard et leretien t agréab lement .L e Tr iomphe d

Amp hi fl* i te

, deM .Cord ier,

est un modè le de fon ta ine décorat ive dans legoû t ital ien d u 1 8° s iècle , un goû t rocaille ettourmenté de décadence

,mais amusant à

l’

Œ i l et se prê tant aux fantaisies o rnementale s .

Sur un massif de roches entremêlées demad répores et de pl an tes marines, la dées setrône dans sa b lanche nud i té . Des tri tonsenfan tins se suspenden t aux flan ‘ s du ro

che r,sonnan t de la co nque

,agi tan t des t ri

dents,tourmen tan t d es poissons et se li

vran t à mille folâ treries mythologiques sousle rejailli ssemen t des eaux figurées par unetein te verte .

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dures,vo ilà sa toilette

,dont les tous s ’ac

cordent avec une ha rmonie que nos yeuxhabitués aux pati en t s du marbre ne reconnaissen t pas vo lon ti ers à la statuai remul ticolore .

M . Ottin a eu à lutter contre les exigences du costume moderne dms sa statue de[Emp ereur ,

Nap o le'

on I II . Le Souverainest représenté corps posan t surla jambe gauche , sceptre en main

,et 1 e

vê tu du grand uni forme m i litaire . Le man

teau impérial j e té sur les épaules se d rapebien

,et donne de l ’ampleur au person

nage ; la figure calme et sévè re reproduitavec une exac titude frappan te les trai ts ca«

rac térisés de l ’anguste modè le .

Le buste d e S . M . l‘

Emp ereur , de M Pol

let , surprend un peu par ses d imens i onscolossales . Cette tê te ferme et ex pressive ,

couronnée de lauriers , n’est pas fa i te pour

ê tre vue de près ou au mi lieu d’obj e ts tad

lés selon les proport ions ordina i re s ; elledew ait plutô t surmon ter une colonne tra

janc ou domine r un a rc de triomphe .

M . F rance —ch i , don t on n’

a pas oubliél’

And romêd e d u Sa lon dern ier,a exposé

cette année une sta tue en bronze dest inée

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à surmon ter la tombe d ’

un j eune so ldat,

fils d ’

un noble Polonai s , M iec z‘

sl as Ka

mienski , tué à Magenta dans le s rangs d ela l égion étrangè re . Le sculpteur a abo rdéhard imen t son suj et , à la manière deRude et de Dawd d

Angers, sans chercherà se rattacher par quelque subterfuge m i l

adroit aux trad i tions anti ques . Le j eunehéro s vient d ’être frappé à mort . É tendu aterre , i l se soulève sur l e bras gauche

,

tandis que le droit , traversé par une balle ,retombe inerte sur la cuisse . La tê te , no

ble et pure , s’incl in e avec une expression de

regret plu tôt que de doul eur . La capotedéboutonnée découvre une poitrine et un

col d ’

un dessin pur , en même temps qu’elle

fourni t l e moti f de drap eri e indispen sa=

ble . Le sac , auquel s’

adosse l e mouran t ,ses armes et sa giberne , complèten t l

en

semble et garnissent les vides laissés par lemouvement des membres . I l y a dans cettestatue une remarquab le entente du suj etle noble Polonais meurt sans emphase ,sans contors ions

,s ans colère .

Une strophe de Sapho a in sp iré àM . Gaston — Guitton le suj et de sa statueintitul ée l ’Atten te la sculpture , astreinte

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à une pureté et à une correc ti on qui n’

ad

mettent. pas l ’

artifice comme la peinture,

est la seule langue qui traduise b ien legrec . Assise sur un bloc

,le torse un peu

atfai .—sé et penché en avant,la j ambe gau

che repliée sur la droite qui pose à terre ,l a j eune femme la i ss e re tomber un bras surson genou

,tand is que de l ’autre elle

s ’appuie sur le ro cher . Elle rêve , la tête l ê

gè remen t tourn ée de cô té , l e regard n e sefixan t sur rien , ou p lu tô t tourn é en d edans .On pourrai t peut- être reprocher à cette

figure , fort sédui sante du res te , un sen timent nu peu trop moderne , quelque chosed

etféminé et de dél i cat que n’a point l ’an

tiqui te. Jamais Lesbienne n ’eut ce nez effi lé , ces chevi lles fines

,ces extrémités aris

tocrat iquement mignonnes . L’ âge du per

sonnage ne nous paraî t pas non plus suffisammen t ind iqué . I l y a l à des gracd itése : : f…t ines et des ampleurs de femme faite

qui s’accordent mal . Ces réserves faites ,

nous n e pouvons que louer l’é l égance et le

charme de l ’œuvre de M . Gaston — Guitton .

L'

Amour cap t i/ de M . Sanzel s ’e stla issé l ier à la s tatue en gaine d

un dieuTerme . Ce n ’ est pas l e peti t Cupidon qui a

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zel in,descendant au bain sous ses voi les

,

exp rime bien la suscep . ibi lité des pudeursorie n tales .

On ne peut qu’

approuver la jol ie statuede fe u Cumbenvorth ,

achevée parM . C : ere,de ca re sser d

un baiser sa propre épaul edans l ’Amour d e soi

,car ce mouvemen t

p i oduit une iufiex ion de ligues charmante .

Le Fa un e en bronze de M . Crauck vau

dra it bien un long a l in éa ; i l est mode léavec une vi tal i té énerg ique , et pourraitdanser sur un versant du Ménale ou du

Taygete .

Si l e proj et de fontaine d e M . Etex est

plus humani taire qu’

architectural,en re

van che l'

Amozw‘

p ique'

p a r une abezl l e,

groupe en marbre,et l a L e

'

d a,groupe en

ma rb re agate,nous mon trent l e sta tuai re

habi le,l

art isre maî tre de sa [o rme et de sonc iseau, qui n

a d ’

autre tort que d’

éparpil ler

«les facultés puissantes .

Une foul e de noms se présen ten t - sousn otre p l ume ; mais l heure presse

,le temps

marche,i l y a déjà quinze j ours que le Se

lon est fermé . A quoi bon parler scul pturea des oreil les non pas sourdes , mais déjà

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tendues vers d ’autres rumeurs Fini ssonsen priant ceux que n ous avons omis denous pardonner . Que pouvions - nous faireseul con tre objets d ’art”

F I N .

Tvmgmplt ie F. . p wcxouc xn e t c ie , quai V ol

{ s i te , t3


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