Richepin, Jean. L'Âme américaine à travers quelques-uns de ses interprètes. Douze conférences, 1918-1919. 1920.
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POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
Et, maintenant, j'arrive au poète Alan Seeger,
qu'on a appelé le poète de la Légion Étrangère. Celui-
là mérite vraiment une place à part; d'abord, parce
qu'il a écrit de très beaux poèmes, c'était un très
bon poète qui serait devenu et qui était déjà un
grand poète, digne de la langue qui a produit les
Shelley et les Keats. Puis, il est venu à nous avant
que l'Amérique eût décidé d'entrer en guerre. Il a
été, en quelque sorte, le héraut de son pays, celui
qui annonce, celui qui sort du tombeau et qui in-
dique aux troupes où il faut marcher, le chef. Il est
aussi de ceux dont l'œuvre a été publiée alors, et quia eu une influence considérable sur l'âme américaine,et sa décision finale. Il l'a ensemencée de sublime
dévouement.
Je ne vous lirai pas la grande ode qu'il a faite
pour commémorer les volontaires américains quiétaient morts. Quand on a commémoré, comme on
le fait tous les ans, ceux qui sont morts là-bas pour.la guerre de l'Indépendance, il a fait un très beau
poème dans lequel il dit
« Au moins sur cette terre (le France, cette terre
qui nous a envoyé des héros pour nous rendre libres,il y a ou il y aura quelques gouttes de sang amé-
ricain attestant qu'il y en avait, et que toute l'Amé-
rique n'est pas restée à regarder cette bataille, cette
guerre atroce, sans venir lui apporter le poids de sa
force, et de son aide, et de la reconnaissance qu'elledoit à la France. »
Il a donc été le premier à venir. En outre, il aimait
L'AMÈ AMÉRICAINE
la France. Il s'est battu, non pas pour le droit et la
justice, et la Société des Nations, ce qui est déjà très
beau, mais parce qu'il aimait la France et qu'il aimait
Paris. A cela, nous devons être particulièrement sen-
sibles.
Il était né à New-Yorken 1888, et il y fut élevé pen-dant ses toutes premières années. Sa famille l'emmena
ensuite, puisqu'elle y avait des affaires, dans un
pays admirable pour les gens qui l'ont vu, à Mexico,une vieille civilisation d'autrefois, la vieille Espagne,un peu détruite, maintenant; mais, à cette époque,elle était encore vivace. 11y prit l'amour de la couleur
et, en même temps, il reste Américain, puisqu'ilrevint aux Etats-Unis, où il fit ses études pendantdeux ans. Il entra à l'Université Harvard, où il resta
quatre ans, continuant à venir pendant les vacances
à Mexico. Enfin, il vint à Paris en 1908. Il aimait
notre littérature; il aimait notre esprit; il fut tout de
suite à Paris comme s'il était dans le pays de ses
rêves. Il apprit le français; il l'écrivait même assez
bien pour collaborer à beaucoup de journaux litté-
raires de l'époque, notamment à un grand journal
qui a été autrefois un journal de jeunes gens, jeunes
gens devenus maintenant des hommes faits, même
quelques-uns des hommes mûrs; ce journal s'appelleLe Mercure de France. Pour Alan Seeger, Paris était
la ville de rêve; c'était ce qu'était Athènes autrefois
pour les jeunes Romains qui allaient se tremper dans
la civilisation athénienne, ce que Rome fut plus tard,
ce que Paris déjà était au moyen âge, où les étudiants
du monde entier venaient, vous le savez, s'abreuver
POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
à la mamelle de l'Université de Paris; qui apprenait
tout, qui était déjà le centre du monde. En même
temps, dans ce Paris d'aujourd'hui, Alan Seeger
voyait comme une religion. Il adorait Paris avec fré-
nésie. C'était un païen, un homme aimant la vie,aimant tout ce que les beautés et les joies de la vie
peuvent donner. Vous trouverez chez lui de trèsbeaux poèmes d'amour, des sonnets que je vous
lirai. Il devint un fervent de Paris, il le dit à un
moment car sitôt que la guerre fut déclarée, sans
attendre rien, avec une quarantaine ou une cinquan-taine de ses compatriotes, il s'engagna dans la Légion
Etrangère, et il s'en expliqua dans une lettre qui
parqt dans je ne sais plus quel journal américain, où
il dit
« Il ne nous a pas paru possible, à nous qui avions
aimé Paris, qui avions été aimés par Paris, qui avions
connu ses joies, ses plaisirs, son ciel de rêve, le
voyant en danger, sentant qu'il était menacé, de nous
dire « Quand cette guerre sera finie, quand quelquescamarades reviendront en ayant laissé tant d'autres
sur le champ de bataille, qu'est-ce que nous ferons?
Nous avons aimé Paris pour jouir do Paris; quand on
est venu l'attaquer, nous n'avons pas su le défendre!
Cette situation n'est pas possible, elle me ferait honte,
je veux m'engager. »
II fut poussé aussi à s'engager parce qu'il avait le
goût de la vie intense, et le goût de chercher comment
il pourrait dépenser cette vie.
Il expliqua aussi sa décision à des amis, mais il
n'en dit pas un mot à son père, qui était venu à Paris
environ quinze jours avant son engagement. En
revanche, il dut écrire plusieurs fois à sa mère pour
L'AME AMÉRICAINE
lui expliquer ce qu'il avait fait. Voici un fragmentd'une des lettres qu'il écrivit le 8 août 1915
« J'ai pu être un peu irrégulier dans mes corres-
pondances, ces temps derniers. C'est parce que, étant
toujours au repos, loin de la ligne de feu, la sensation
d'être hors du danger a pour effet d'amoindrir l'im-
portance que j'attachais à vous tenir toujours assurée
que je vais très bien. Vous ne devez pas vous faire
l'illusion qu'une révolution éclatera en Allemagne,ou que la guerre se terminera bientôt. Considérez ma
présence ici comme je la considère, c'est-à-dire
comme faisant partie de ma carrière. Je ne suis pasinfluencé par les folles idées américaines du « succès »,
qui ont trait seulement à la signification superficielleet accidentelle des mots: avancement, reconnaissance,
puissance, etc. L'essence du succès consiste à suivre
rigoureusement ses propres et meilleures impulsionset à se conduire comme vous le dicte votre conscience
et de telle sorte que l'imagination ne puisse rien
concevoir de plus désirable. Etant donné ma nature,
je n'aurais pas pu agir autrement que je ne l'ai fait.
Quoi qu'on puisse imaginer que j'eusse pu faire, si jene m'étais pas engagé eût été moins important que ce
que j'accomplis actuellement; et tout ce que je pour-rai entreprendre après la guerre, si je survis, sera
moindre aussi. J'ai toujours eu la passion de jouer le
plus beau rôle à ma portée, et c'est réellement, en un
sens, un suprême succès que d'être admis à remplircelui-ci. Si je n'en sors pas, je partagerai la bonne
fortune de ceux qui disparaissent alors qu'ils sont au
pinacle de leur carrière.
« Arrivez à aimer la France et à comprendre la no-
blesse, pour ainsi dire sans exemple, de l'effort que
POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
fait cet admirable peuple, car cela sera pour vous le
plus sûr moyen de trouver un réconfort pour ce que
je suis prêt à souffrir pour sa cause. »
A côté de cela, l'homme de lettres, l'écrivain il
avait laissé un manuscrit en Belgique, et ne savait
pas ce qu'il était devenu. Son Journal s'arrête, à un
moment donné, et il avait dit déjà, le 24 sep-tembre 1915, à la lin de son Journal interrompu, dont
il annonçait la suite et qu'il n'a pas continué, il avait
dit ce mot
« J'ai attendu cette minute [on s'attendait à une
attaque] depuis plus d'un an; ce sera le plus magni-
fique moment de ma vie. J'aurai soin d'être à la
hauteur de cet instant. »
Et voici alors la dernière lettre qu'on a de lui il
fut tué le lendemain, dans une attaque à la baïon-
nette, sans avoir pu aller jusqu'au bout de l'attaque;il tomba au milieu, restant encore vivant et entraînant
ses amis par ses cris et ses yeux étincelants. Il n'a
pas eu la joie d'arriver jusqu'à la tranchée, mais peu
importe! Voici la dernière lettre qu'il écrivit, le
28 juin 1916
« Nous montons à l'attaque demain; ce sera pro-bablement la plus grande affaire entreprise. Nous
aurons l'honneur de marcher dans la première vague.Pas de sac, mais deux musettes, toile de tente roulée
sur l'épaule, profusion de cartouches, de grenades,et baïonnette au canon.
«Je vous écrirai bientôt, si je m'en sors; sinon, mon
seul souci terrestre est pour mes poèmes. Ajoutez à
mon dernier volume l'ode que je vous ai envoyée et
les trois sonnets et vous aurez opera omnia quxexistant.
L'AME américaine
«Je suis contentde marcher dans la première vague.
Quand on est dans de telles affaires, le mieux est d'yêtre en plein.
« Et ceci est la suprême expérience. »
A quel point il aimait la vie, la beauté de la vie,
je vais vous en donner un exemple. Je vous lirai
quelques poèmes de guerre, très peu, ceux qui sont
célèbres, qu'on ne peut pas ne pas connaître; mais jevous lirai surtout, extraite de ses sonnets, toute une
histoire d'amour, tout un roman, même. La personne
qui a traduit ce livre, et qui l'a traduit véritablement
très bien, était une amie de Alan Seeger.Dans les huit sonnets que je vais vous lire d'abord,
vous allez voir se développer tout un roman d'amour,avec des délicatesses d'expression, avec une passion
profonde, intense, un désir de la vie et des joies de
la vie, et, néanmoins, une grandeur d'âme qui sait
s'animer pour quelque chose de plus grand encore,si l'on peut dire que quelque chose est plus grand quel'amour. Quand il est satisfait, oui; mais quand il ne
l'est pas, ce n'est pas la même chose. Enlin, jugez-enVoici le sonnet III, les deux premiers ne touchent
pas à cette histoire.
Pourquoi seriez-vous étonnée que mon cœur plongédepuis si longtemps dans les ténèbres et privé de ten-dresse soit ravivé par vous et s'émeuve, tressaillantcomme la terre qui renait maintenant sous le chaud soleild'avril?
Je suis le champ d'herbe onduleuse, vous la doucebriseparfumée du Printemps, et tout mon être lyrique s'inclineet s'emplit de murmures soudain quand vous passez.
Je ne vous ai rien demandé et j'ai espéré moins encore
POÈTES D'HIER, D'aCJGBRD'HOJ ET DE DEMAIN
mais avec la tendresse profonde et passionnée de quel-
qu'un qui approche ce qu'il adore le plus, j'ai seulement
souhaite de perdre pour un court instant tout sentiment
de ma propre existence et de vivre en rêvant de mettre
toute ma joie en là votre.
Dans le sonnet suivant, vous constaterez qu'il n'a
plus rien de puritain, que c'est un païen amoureux de
la vie et de la beauté. Ceci a été écrit dans une église
je crois que c'était à Biarritz. Quelle est cette femme
qu'il avait rencontrée? Je ne le sais pas et, si je le
savais, je ne le dirais pas. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'elle n'agréa pas cet amour.
Si, d'un endroit éloigné, je fus attiré ici, ce n'était pas
pour prier ni pour entendre l'allocution de notre ami,mais afin d'adorer l'idéale beauté en contemplant, une
fois de plus, votre charmant visage.
Sur cette châsse si pure, qui a trop longtemps ignoréles offrandes que dès l'abord j'apportais si fréquemment,
je dépose cet ex-voto, pour attester combien douce me
parut votre sereine beauté.
Enfant enchanteresse! Ma foi n'est pas de celles que,
par des prières futiles ou des hymnes insipides, l'on
clame dans une nef pleine de monde, ou devant des bancs
d'église.
Ma religion est simple l'Univers est parfait et la Beauté
est la meilleure chose à adorer ici-bas et je le confesse
en vous adorant.
SONNET V
yoyant que vous ne veniez pas et ne passiez point avec
moi ce jour de suggestive beauté, comme nous le devions,
je suis sorti solitaire et me suis contenté de vous faire
maîtresse seulement de ma pensée.
l'ame AMÉRICAINE
J'ai béni le sort qui fut si bon de placer parmi les agi-tations de ma vie ce refuge d'un moment où mes sens
peuvent trouver l'apaisement et mon âme la béatitude.
Oh I soyez ma gentille amoureuse, même pour peu de
temps! Promenez-vous quelquefois avec moi; laissez-moi
vous regarder sourire Etant en sentinelle, quelque nuit
sous un ciel hivernal.
Ayant la charge où, sur un lit de douleur, ces souvenirs
bénis revivront et seront le baume bienfaisant qui rassé-
rène et fortifie.
SONNET VI
wOhl vous êtes plus désirable pour moi que tout ce que
j'ai risqué dans une heure d'impulsion, quand j'ai mis ma
jeunesse dans la main du hasard, l'exposant à être flétrie
ou anéantie en sa plus parfaite fleur.
C'est pourquoi je pense moins à ce que le sort peut
m'apporter qu'à la manière de rendre plus précieux pourmoi, avant de retourner au feu, le souvenir de ce qui est
maintenant mon seul et suprême désir.
Dans les temps mythiques, j'aurais imploré celle qui fit
son séjour préféré des bosquets vantés de'Chypre qu'elleme soit favorable! qu'elle couronne de succès
Mon désir de faire de vous la coupe ornée de roses, aux
bords enivrants de laquelle mon âme boira la dernière de
ses joies terrestres.
SONNET VII
II fut un temps où j'aurais tempêté et tenté de plaiderma cause; mais vous ne m'entendrez jamais vous supplier.Ces longs mois qui ont amplifié mes désirs ont rendu ma
requête moins importune;
Car, maintenant, les plus minces faveurs me semblent
POÈTES D'HIER, d'AUJOOBD'HUI ET DE DEMAIN
si précieuses, que les courtois amants de naguère ne furent
jamais plus satisfaits de s'incliner et d'attendre, apaisantleur ardeur amoureuse par des discours et de tendres
rimes.
Mais non! Soyez capricieuse, rétive ne craignez pas,de me blesser par des paroles ou des actions méchantes,de peur qu'une mutuelle tendresse donne trop de prix à
Ma vie suspendue à un fil si ténu, et que l'amour lieu-reux m'amollisse avant que vienne Mai et cette rude
partie qu'il me reste encore à jouer.
SONNET VIII
0 amour de femme t on vous cite comme une passionenvoyée pour frapper de maux le cœur des hommes.
Pour un à qui vous apportez la félicité, vous dispensezdes rebuffades et des désastres à dix.
J'ai été souvent en des endroits où l'on fait bon marchéde la vie humaine j'ai vu des hommes dont la cervelle
était répandue autour des oreilles; ej; jamais, jusqu'ici,cela ne m'a empêché de dormir; je vivais sans troubleet j'ignorais les larmes.
D,es insensés vont çlamanf que la guerre est une choseatroce; je savais bien que rien en elle n'égalait l'agoniede souffrance
De celui qui aime en vain. La guerre est un refugepour un cœur comme le sien; l'amour seul lui enseignece qu'est la vraie torture.
SONNET I£
C'est bien, puisque je vois que je ne puis rien espérer,alors séparons-nous. Ayant depuis longtemps habitué ma
chair à a maîtriser la peur, j'aurais dû apprendre à disci-
pliner mon cœur Dieu sait pourtant que ce n'est pas à
beaucoup près aussi facile.
L'AME américaine
Oh! vous fûtes créée pour rendre les hommes miséra-
bles et torturer ceux qui ont mis leur bonheur en vousmais moi, qui vous aurais si bien aimée, ma chérie, jeme glorifie d'être beau joueur.
Aussi bien, ne fût-ce pas un insuccès complet, car j'aiarraché à foubli quelques moments de ce temps si pré-cieux qui s'envole,
Ajoutant à mon passé, riche de souvenirs, la manière
jolie dont vous m'avez regardé une fois, votre grave et
douce voix, votre sourire et vos chers yeux.
Et voici le dernier sonnet. Après cette plainte,
après les rebuffades qu'il a subies, il dit que, malgré
tout, il a été très heureux.
SONNET X
J'ai cherché le Bonheur, mais ce fut un gracieuxarc-en-ciel, défianttoute poursuite. J'ai goûté le Plaisir, –
mais ce fut, à mon sens, un fruit plus appétissant parson aspect que vraiment savoureux.
Renonçant aux deux, atome parmi le grouillement des
armées combattantes qui conquièrent ou reculent, là
seulement, purifié par la fatigue et le dur labeur, jeconnus ce qui approchait le plus de la satisfaction.
Là, au moins, ma chair tourmentée fut délivrée de ce
taon, le Désir, qui la harcelait tellement. J'étais accoutumé
à connaître la Discorde et la lutte,
Les peines de cœur, les déceptions, la jalousie meur-
trière transporté par la guerre loin de tout cela, je fusen paix au milieu du vacarme des armes.
Et, ici, j'arrive aux deux derniers poèmes que je
voudrais vous lire, qui sont les plus célèbres et qui
ont rendu son non illustre. Le premier est une petite
POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
H
pièce qui s'appelle Mekloub. C'est un mot arabe quiveut dire « C'est écrit. »
C'est en quatrains. Cette pièce est absolument par-faite de forme. Ce n'est pas une chose chiquée,comme on dit dans le langage artiste. Nous avons
parlé de l'argot américain; nous pouvons parler de
celui des.peintres, des poètes. Il avait remarquédeux choses qui l'avaient soulevé d'enthousiasme
La Marseillaise, jouée et chantée par un régiment,et le même assaut accompagné par la Nouba, des
tirailleurs algériens ce mélange de cuivres et de
clarinettes particulier de la Nouba, qui, en effet,
quand on l'a entendu, est enivrant et pousse à tous
les actes d'héroïsme, aussi bien que La Marseillaise,
quoiqu'il n'y ait pas de paroles. Alan Seeger appar-tenait à la division marocaine. J'aurais dû vous lire
sa citation à l'ordre du jour de la division. La voici
« Jeune Légionnaire, enthousiaste et énergique,aimant passionnément la France. Engagé volontaire
au début des hostilités, a fait preuve au cours de la
campagne d'un entrain et d'un courage admirables.
Glorieusement tombé le 4 juillet 1916. »
il s'y attendait, il y était prêt, comme vous allez
voir.
MEKTOUB
Unjour, par surprise, un obus tomba sur notre posteet tua un de nos camarades à mon côté. Mon cœur futdéchiré quand je vis combien il souffrait pour mourir.
Je creusai autour de la place où il était tombé et décou-vris un fragment du redoutable engin, en aluminiumroussi, pas plus gros que mon pouce.
l'ame américaine
Je le fondis, et ayant fait un moule, je le versai parl'ouverture. Puis, quand le lingot fut froid, je le travaillaiet en fis une bague parfaite.
Et, quand elle fut polie et brillante, la fixant sur une
canne ronde, comme un sceau, je priai un turco d'écrire
« Mektoub en caractères arabes!
« Mektoub! C'est écritl Ils pensent ainsi ces fils dudésert qui s'abreuvent de son immensité et puisent leur
grandeur dans la sienne.
Dans le livre du Destin, dont les feuilles sont le Tempset la couverture l'Espace, le jour où vous devez cesser
d'exister, l'heure, le monde, le lieu sont marqués, disent-ils.
Et vous serez impuissant, même en y subordonnant
toutes vos pensées et en y employant toutes les ressources
de votre esprit, à changer cette fatalité certaine, à la retar-der d'un seul instant ou à la conjurer.
Donc, apprenez à chasser l'épouvante de votre cœur.
Si tu dois périr, ô homme! sache que c'est une inévitable
partie du plan tracé d'avance.
Puisque, aussi bien, tu ne passeras qu'une fois sous le
portique d'ébène et seras accueilli par ceux qui l'ontfranchi avant toi, les forts, l'élite.
Garde-toi de te présenter courbé ou pâli par la frayeur,mais reste droit, serein, tel que tu souhaiterais le plus
d'apparaître à ceux que tu vénères.
Meurs comme si tes funérailles t'ouvraient les portesqui mènent à une somptueuse salle de banquet dans la-
quelle festoient des héros.
Et là, il dépendra de toi seul qu'ils t'acclament commel'un des leurs ou te jettent de leur cour, selon que tu yseras venu comme un esclave ou comme un seigneur.
Aussi, quand arrive l'ordre d'attaquer, que se déploie la
POÈTES D'HIER, n'ADJOOBD'imi ET DE DEMAIN
vague d'assaut et que le cœur tremble de regarder enarrière vers la vie et toutes ses joies,
Ou, quand, autour de votre « trou » peu profond, tom-
bent le long d'un fossé qu'ils semblent près de trouver,les gros obus que l'on peut entendre venir d'un demi-
mille
Alors que pour ne pas écouter les uns essaient de
parler, d'autres de nettoyer leur fusil ou de chanter,
certains creusent plus profondément dans la craie; moi,
je regarde ma bague;
Et mes nerfs se distendent même quand ils sont le plustendus; et la mort vient en sifflant sans que je l'entende,tandis que je réftéebjs à toute la profondeur du sens con-
tenu dans ce mot mystique.
Apaisant comme un baume mon cœur dont les palpi-tations ont cessé, il m'apporte la résignation, le calme et
la sagesse de l'Orient.
Et, à présent, le fameux poème qui a été répété
dans toute l'Amérique, qui a été dit dans les écoles,
et qui, avec l'Ode de Commémoration aux Morts, a été
d'un si grand poids pour décider l'Amérique à venir
se battre, le fameux poème J'ai un rendez-vous avec la
Mort. Il est très court, il n'a que trois strophes iné-
gales les rimes sont impressionnistes les sonorités
sont suggestives et la pensée, csœmme vous allez voir,
qui est belle, est rendue plus belle encore parce qu'on
savait ce qui était écrit « Mektoub » On eût dit qu'il
le connaissait d'avance. En réalité, il le connaissait.
Quand cet homme s'est engagé, quand il est venu se
battre pour Paris; quand il a écrit à sa mère cette
lettre qui a pu vous paraître un peu dure, qui était,
cependant, la plus consolante à lui écrire; quand il
n'a rien dit à son père avant son engagement, crai-
L'AME AMÉRICAINE
gnant le raisonnement naturel d'un père qui aurait
fait appel à la tendresse de la mère quand il a fait
tout cela, il savait, puisqu'il était un poète qui avait
fait une œuvre, qui désirait en faire une autre encore,
il savait ce qu'il donnait, il savait qu'il allait le per-
dre. Il a dit « Je veux être un beau joueur! » Car,
enfin, celui qui n'a rien et qui se bat, c'est bien;
mais celui qui a tout et qui se bat, celui qui a
l'avenir devant lui et qui dit « Cela m'est égal, c'est
là qu'il faut que j'aille », c'est encore plus beau!
J'AI UN RENDEZ-VOUS AVEC LA MORT.
J'ai un rendez-vous avec la Mort à quelque barricade
disputée, quand le Printemps reviendra avec son ombre
bruissante et que les fleurs de pommier voltigeront dans
l'air! J'ai un rendez-vous avec la Mort quand le Printempsramènera les beaux jours azurés
Il se peut qu'elle prenne ma main et me conduise vers
son ténébreux domaine, qu'elle close mes yeux et arrête
mon souffle. Il se peut que je passe encore auprèsd'elle. J'ai un rendez-vous avec la Mort sur le versant
déchiqueté de quelque colline délabrée, quand le Prin-
temps reviendra faire son tour cette année et qu'appa-raîtront les premières fleurs des prés 1
Dieu sait qu'il serait meilleur d'être étendu au creux
des coussins, dans la soie et le duvet parfumé, où l'amour
palpite en un bienheureux sommeil, pouls contre pouls,souffle contre souffle, où les réveils silencieux sont
chers. Mais j'ai un rendez-vous avec la Mort, à minuit,dans quelque ville en flammes, quand le Printemps
repartira vers le Nord, cette année, et je suis fidèle à la
parole donnée: je ne manquerai pas à ce rendez-vous I
Qu'il aimât la vie et qu'il comprît que même la
mort, acceptée comme il l'accojjl.art là, n'est pas une
POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUI ET DE DEMAIN
insulte à la vie, qu'au contraire c'est un éloge, vous
allez le sentir dans le poème qui s'appelle Cham-
pagne.Le souvenir qu'il veut qu'on garde de lui, c'est
celui d'un homme qui a aimé la vie, la beauté,
l'amour, et c'est toujours à cela qu'il faut penser
car sacrifier sa vie quand c'est une vie de chien, une
vie de misère, quand on a souffert en homme qui
finit par se suicider, ce n'est rien, puisqu'on quitte
quelque chose de mauvais pour quelque chose de
mieux que ce que l'on a; mais celui qui a tout et
qui dit « Ce tout je le donne! », il a le droit d'en
faire l'éloge. La mort n'est pas la négation de la
vie, c'en est peut-être le couronnement.
CHAMPAGNE (1914-1915)
Dans les joyeux banquets, dans les heureuses fêtes,quand les joues seront empourprées et que les verres
seront pleins des perles dorées du doux vin de France,où se concentrent les rayons du soleil et la splendeurdu monde,
Buvez quelquefois, vous dont les pas pourront encore
fouler les sombres et délicieux sentiers de la terre, buvezà la mémoire de ceux qui, pour un pieux devoir, ont
vessé leur sang, sanctifiant le sol où ce même vin naquit.Là étendus par de dévoués camarades, ils sommeillent
le long de nos lignes, à l'endroit où ils sont tombés, à
côté du cratère de la Ferme d'Alger et en haut des coteaux
sanglants de la Pompelle.
Et autour de la ville et de la cathédrale dont les enne-mis de U Beauté osèrent profaner les tours, dans le tapisde fleurs multicolores qui revêt les champs crayeux et
ensoleillés de la Champagne,
L'AME AMÉRICAINE
Sous chacune des petites croix érigées, repose lesoldat. H est maintenant sans épouvante au milieu du
canon qui tonne et, dans sa nuit, il dort en paix sousl'éternelle fusillade.
Pour que d'autres générations puissent, dans les ans à
venir, libres de l'opprobre et de la menace, posséder un
plus riche héritage de bonheur, il marcha à cet héroïque
martyre.
Estimant infime le paiement de sa dette pour que son
drapeau puisse, l'honneur intact, flotter sur les tours de
la liberté, de sa poitrine il fit un rempart et de son sangcombla le fossé.
Obscurément sacrifié, sa tombe sans nom, nue, sans
sculpture, sans dédicace poétique, sera empourprée parl'Eté de coquelicots en fleurs et l'automne la jaunira de
vignes mûrissantes.
Là, les vendangeurs en faisant la récolte marcheront
plus légèrement, et en chargeant leurs plateaux d'osier
ils béniront sa mémoire tandis qu'ils chanteront en
accomplissant leur dur labeur. sous les rayons obliquesdu soleil d'octobre.
Combien j'aime à penser que si mon sang était assez
privilégié pour imprégner cette terre où le sien pénétra,
je ne disparaitrais point entièrement, mais quand les
banquets s'animeront aux bruits des voix, quand on
boira en portant des toasts,
Et que les faces illuminées par la joie de vivre seront
rendues plus radieuses par les rires et la bonne chère,des coupes étincelantes un atome de mon être s'élanceravers les lèvres que j'ai tant aimées.
Ainsi, un ètre qui n'aura pas convoité l'idéal plushaut que celui incarné, coloré, vivifié par la nature
même, de la tombe s'élèvera pour atteindre les rêves
chéris de sa jeunesse, ces rêves qu'il ne réalisa pas et
qu'il aurait pu vivre.
POÈTES D'HIER, D'AUJOURD'HUIET DE DEMAIN
Et cet ardent besoin, jamais satisfait, d'aller vers la
beauté terrestre sous toutes ses apparences, la mort elle-
même n'a pu le détruire en lui et le détacher complète-ment des forme? bien-aimées dont il fut assoiffé
Hélas combien périrent ici, à qui la vie réservait de
délicieux présents combien, dans toute la vigueur et le
charme de leur jeunesse couronnée de tous les dons qui
conquièrent et séduisent
Rappelez-vous quels hommes ils furent; et quand vous
êtes sous le tendre charme de la musique ou parmi une
brillante assistance animée de la joie la plus vive, levez
vos verres à leur mémoire dans un toast silencieux.
Buvez à eux, pleins d'amour pour la Terre chérie Ils
ne demandent pas de plus éloquent témoignage de ten-
dresse, et, dans le jus de la vigne qui a mûri à l'endroit
même où ils tombèrent, oh! trempez vos lèvres comme
si vous leur donniez un baiser.
Je crois qu'il n'y a pas de commentaire à faire.
Après ce dernier trait, après ce poème, après le peu
que je vous ai dit, vous voyez qu'Alan Seeger était
un très grand poète. Toute une belle carrière a été
interrompue, a été brisée; mais qu'importe! Il res-
tera éternellement un grand poète, et le peu qu'il a
laissé fera que, partout où revivra sa mémoire,
l'Amérique sera honorée, et la France aussi, la
France qu'il a aimée assez pour lui faire ce grand
sacrifice, la France qui, par la joie de tous ceux qui
l'aiment, enverra à la mémoire d'Alan Seeger, comme
je le fais ici, la seule chose qu'il demandait}>im
baiser.baIser.
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