Transcript
  • BIBEBOOK

    MAURICE BARRS

    COLETTE BAUDOCHE

  • MAURICE BARRS

    COLETTE BAUDOCHE

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0896-6

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

  • A propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en tlchargeant un livre sur Bibebook.com de

    lire un livre de qualit :Nous apportons un soin particulier la qualit des textes, la mise

    en page, la typographie, la navigation lintrieur du livre, et lacohrence travers toute la collection.

    Les ebooks distribus par Bibebook sont raliss par des bnvolesde lAssociation de Promotion de lEcriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de lcriture et de la lecture, la diusion, la protection,la conservation et la restauration de lcrit.

    Aidez nous :Vos pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

    hp ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

    Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cee dition, merci de les signaler :

    [email protected]

    Tlcharger cet ebook :

    hp ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-0896-6

  • Credits

    Sources : Bibliothque lectronique dubec

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

  • LicenceLe texte suivant est une uvre du domaine public ditsous la licence Creatives Commons BY-SA

    Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

    Lire la licence

    Cee uvre est publie sous la licence CC-BY-SA, ce quisignie que vous pouvez lgalement la copier, la redis-tribuer, lenvoyer vos amis. Vous tes dailleurs encou-rag le faire.

    Vous devez aribuer loeuvre aux dirents auteurs, ycompris Bibebook.

  • Colette Baudoche

    H lle de MetzLa premire dition de Colee Baudoche parut en 1908. Ce roman faitsuite Au service de lAllemagne, publi en 1905, qui inaugurait la sriedes Bastions de lEst. Barrs y dfend la langue franaise et sa culture, etface ce quil appelle le barbare prussien , son nationalisme est sou-vent intransigeant et empreint de mauvaise foi.

    la veille de la Premire Guerre mondiale, lAlsace et la Lorraine sontallemandes depuis 1870. Elles seront libres en 1918. Puis reconquisespar lAllemagne durant la Deuxime Guerre.

    Maurice Barrs crivit Colee Baudoche pendant un sjour Metz, enLorraine. Au mois daot 1911, sur linvitation des chefs de la rsistancelorraine, il se rendit de nouveau Metz, an dy prononcer un discours,armant ainsi sa foi en lavenir :

    1

  • Colee Baudoche Chapitre

    En avant ! Ayons conance dans la puissance de la vie, dans la viequi sexhale du tertre des hros. Cest une vie plus forte quaucune poli-tique.

    Monsieur Frdric Masson.Charmes-sur-Moselle, le 1 octobre 1908.Mon cher ami,Je vous ore ici louvrage o je crois avoir le mieux ml les images

    que je trouve en fermant les yeux et celles que jai recueillies daprs na-ture. Vous mavez fait le plaisir daimer le Service de lAllemagne. ColeeBaudoche est la sur de lAlsacien Ehrman. Lun et lautre, jai essay deles prsenter avec les mots les plus unis et sans aucun artice, pour ne pasdiminuer devant le lecteur une position dun romanesque si vrai. Vous quivivez pour amener la lumire sur toutes les parties dune gure colossale,vous reconnatrez, je crois, dans ces deux jeunes gens, quelques-unes desvertus avec lesquelles votre hros t de lpope. Jai voulu dcrire lessentiments des rcentes gnrations dAlsace, de Lorraine et de Metz lgard des vainqueurs. Jadmire en elles ce qui me parat le signe dunehumanit suprieure : la volont de ne pas subir, la volont de naccep-ter que ce qui saccorde avec leur sentiment intrieur. Ces captifs et cescaptives continuent dajouter au capital cornlien de la France. Jai tentdincorporer notre lirature les grands exemples de constance et deert quils fournissent chaque jour, l-bas, an que leur vertu continuede sexercer au milieu de nous. Le public dira si jai russi. Pour vous, moncher ami, de qui lindulgence mest acquise depuis vingt-cinq ans, voustrouverez au moins dans ce livre un tmoignage de ma dle aection.

    Maurice Barrs.

    n

    2

  • I pas de ville qui se fasse mieux aimer que Metz. Un Mes-sin franais qui lon rappelle sa cathdrale, lEsplanade, les ruestroites aux noms familiers, la Moselle au pied des remparts etles villages dissmins sur les collines, saendrit. Et pourtant ces gensde Metz sont de vieux civiliss, modrs, nuancs, jaloux de cacher leurpuissance denthousiasme. Un passant ne sexplique pas cee motionen faveur dune ville de guerre, o il na vu quune belle cathdrale etdes vestiges du dix-huitime sicle, auprs dune rivire agrable. Mais ilfaut comprendre que Metz ne vise pas plaire aux sens ; elle sduit dunemanire plus profonde : cest une ville pour lme, pour la vieille mefranaise, militaire et rurale.

    Les statues de Fabert et de Ney, que sont venues rejoindre cellesde Guillaume I et de Frdric-Charles, taient entoures du prestigequon accorde aux pierres tutlaires. On se montrait les hros des grandesguerres sur les places o les ociers allemands exercent aujourdhui leursrecrues. Les dices civils gardent encore la marque des ingnieurs denotre arme ; cest partout droiture et simplicit, neet des frontonssculpts, aspect rectiligne de lensemble. Dun bord lautre de la placeRoyale, le palais de justice saccorde fraternellement avec la caserne du

    3

  • Colee Baudoche Chapitre

    gnie ; les maisons bourgeoises, elles-mmes, se rangent lalignement,et, sous les arcades de la place Saint-Louis, on croit sentir une discipline.Cet esprit stend sur la douce valle mosellane. Depuis lEsplanade, ondevine sous un ciel nuageux douze villages vignerons, baigns ou mi-rs dans la Moselle, et qui nous caressent, comme elle, par la douceurmouille de leurs noms : Scy, qui donne le premier de nos vins ; Roz-rieulles, o chaque maison possde sa vigne ; Woippy, le pays des fraises ;Lorry, que ses mirabelles enrichissent ; tous chargs darbres fruits quisemblent les abriter et les aimer. Mais les collines o ils stagent ontleurs ttes aplanies : cest quelles sont devenues les forts de Plappeville,de Saint-entin, de Saint-Blaise et de Sommy.

    Les Messins davant la guerre, tous soldats ou parents de soldats,vivaient en rapports journaliers avec la rgion agricole. Les rentiers yavaient leurs fermes, les marchands leurs acheteurs, et la plus modestefamille rvait dune maison de campagne o, chaque automne, on iraitsurveiller la vendange.

    Tout cela composait une atmosphre trs propre la conservation duvieux type franais.i na pas connu, mdit cee ville, ignore peut-trela valeur dune civilisation forme dans les murs de lagriculture et de laguerre. Les Lorrains migrs ne regreent pas simplement des paysages,des habitudes, une socit disperse, ils croient avoir laiss derrire euxquelque chose de leur sant morale.

    Jamais je ne passe le seuil de cee ville dsaecte sans quelle meramne au sentiment de nos destines interrompues. Metz est lendroito lon mesure le mieux la dpression de notre force. Ici lon sest fatigupour une gloire, une patrie et une civilisation qui toutes trois gisent parterre. Seul un cercle de femmes les protge encore. Instinctivement, je medirige vers lle Chambire, et vais masseoir auprs du monument queles Dames de Metz ont dress la mmoire des soldats quelles avaientsoigns. Cest une de nos pierres sacres, un autel et un refuge, le dernierde nos menhirs.

    Tout autour de ce haut lieu, le ot germain monte sans cesse et me-nace de tout submerger. Au nombre de vingt-quatre mille (sans compterla garnison), les immigrs dominent lectoralement les vingt mille indi-gnes. Sous leort de cee inondation, ldice franais va-t-il tre em-

    4

  • Colee Baudoche Chapitre

    port ? Le voyageur qui arrive aujourdhui Metz distingue, ds labord,ce que vaudrait cee ville reconstruite lallemande et selon les besoinsdu vainqueur.

    La gare neuve o lon dbarque ache la ferme volont de crer unstyle de lempire, le style colossl,comme ils disent en saardant sur ladernire syllabe. Elle nous tonne par son style roman et par un clocher,qua dessin, dit-on, Guillaume II, mais rien ne slance, tout est retenu,accroupi, tass sous un couvercle dun prodigieux vert-pinard. On y sa-lue une ambition digne dune cathdrale, et ce nest quune tourte, un im-mense pt de viande. La prtention et le manque de got apparaissentmieux encore dans les dtails. Na-t-on pas imagin de rappeler dans cha-cun des motifs ornementaux la destination de ldice ! En artistes vri-diques, nous autres, loyaux Germains, pour amuser nos srieuses popu-lations, qui viennent prendre un billet de chemin de fer, nous leur pr-senterons dans nos chapiteaux des ttes de soldats casques de pointes,des gures demploys aux moustaches stylises, des locomotives, desdouaniers examinant le sac dun voyageur, enn un vieux monsieur, enchapeau haut de forme, qui pleure de quier son petit-ls. . . Cee sriede platitudes, produit dune conception philosophique, vous nen doutezpas, pourrait tant bien que mal se soutenir coups de raisonnements,mais nul homme de got ne les excusera, sil a vu leur morne moralit.

    Au sortir de la gare, on tombe dans un quartier tout neuf, o des cen-taines de maisons chaotiques nous allchent dabord par leur couleur cafau lait, chocolat ou th, rvlant chez les architectes germains une pr-dilection pour les aspects comestibles. Je ny vois nulle large, franche etbelle avenue qui nous mne la ville, mais une mme folie des grandeursdchane dnormes caravansrails et des villas bourgeoises, encombresde sculptures conomiques et tapageuses. En voici aux faades boises etbarioles lalsacienne, que anquent des tourelles trop pointues pourquon y pntre. En voil de tendance Louis XVI, mais bties en pierrerouge, ornes de vases en fonte et couronnes de mansardes en fer-blanc.Ici du gothique dAugsbourg, l quelques chantillons de ce roman quisemble toujours exciter mystrieusement la sensibilit prussienne. Ennmille lutins, elfes et gnomes, courbs sous dinvisibles fardeaux.

    Je ne ressens aucune motion de force devant ces faades pierres

    5

  • Colee Baudoche Chapitre

    non quarries, qui ne sont quun mince placage sur briques. Et je n-prouve pas davantage un joyeux sentiment de fantaisie voir un maontirer de son sac, au hasard, un assortiment inni de motifs architecturaux.Ces constructeurs possdent une rudition tendue, et, par exemple, unFranais voit bien quils ont copi Versailles dexcellents morceaux, detrs bonsils-de-buf, des pilastres, des oblisques ; mais cesmotifs, jux-taposs au petit bonheur, ne sont pas rduits aux justes proportions, niexcuts avec les matriaux convenables. Tout ce quartier neuf, qui vise la puissance et la richesse, nest que mensonge, dsordre et pauvretde gnie. Cest proprement inconcevable, sinon comme le dlire dlvessurmens ou la farce injurieuse de rapins qui bafouent leurs matres. Oncroit voir, ges en saindoux, les folies dtudiants architectes la tavernedAuerbach.

    Dans un coin de cet immense cauchemar, en contrebas, sous un pour-rissoir de vieux paniers et de seaux bossels, nest-ce pas lancienne porteSaint-Tibaud ? Ah ! quils la dmolissent, quils lui donnent le coup degrce, cee martyre !

    On reprend pied, on respire, sitt franchie la ligne des anciens rem-parts. Je ne dis pas que ces maisons petites, trs usages, avec leurs voletscommodes et parfois des balcons en fer forg, soient belles, mais ellesne font pas rire delles. De simples gens ont construit ces demeures leur image, et voulant vivre paisiblement une vie messine (Barrs%20-%20Colee%20Baudoche_split_4.html#_n1), ils nont pas eu souci dechercher des modles dans tous les sicles et par tous les climats. Voyez,au pied de lEsplanade, comme les honntes btiments de lancienne pou-drerie, recouverts de grands arbres et baigns par la Moselle, sont harmo-nieux, aimables. Tant de mesure et de repos semble pauvre aux esthti-ciens allemands. Ce pays tait pur, dcant, je voudrais dire spiritua-lis ; ils le troublent, le surchargent, lencombrent, ils y versent une lie.Le fate des maisons demeure encore franais, mais peu peu le rez-de-chausse, les magasins se germanisent. tout instant, on voit racler unefaade, la jeter bas, puis appliquer sur la pauvre btisse ventre une ar-mature de fer, avec de grandes places o, le soir, des lampes lectriques

    1. (Barrs%20-%20Colee%20Baudoche_split_3.html#_nref1) Messin, e. : De Metz.

    6

  • Colee Baudoche Chapitre

    inonderont daveuglantes clarts des montagnes de cigares. Lennui teu-ton commence possder Metz. Et pis que lennui, cee odeur avilissantede buet, de bire aigrie, de laine mouille et de pipe refroidie.

    Certains quartiers pourtant demeurent intacts : Mazelle, le Haut deSainte-Croix et les quais o lon retrouve les aspects ternels de Metz. Lespaysans viennent toujours porter aux vieux moulins le bl de la Seille etdu Pays-Haut. Les femmes en bonnet gaufr conduisent leurs charreespleines de beurre, dufs et de volailles. Lhtel de la Ville de Lyon regorgeencore, le samedi, de campagnards venus au march des petits cochons,sur le parvis de la cathdrale ; et lauberge de la Cte de Delme reste lerendez-vous des amateurs, quand les maquignons prsentent, sur la placeMazelle, les gros chevaux de labour, un tortillon de paille tress dans laqueue.

    Suis-je dupe dune illusion, dune rverie de mon cur prvenu ?Dans le rseau de ces rues troites, o les vieux noms sur les boutiques medonnent du plaisir, je crois sentir la simplicit des anciennes murs po-lies et ces vertus dhumilit, de dignit, qui, chez nos pres, saccordaient.Jy gote la froideur salubre des disciplines de jadis, mles dhumour etsi direntes de la contrainte prussienne. Un aendrissement nous gagnedans ces vieilles parties de Metz, o dominent aujourdhui les femmes etles enfants. Elles avivent notre don de spiritualit. Elles nous ramnentvers la France, et la France, l-bas, cest le synonyme le plus frquent delidal. Ceux qui lui demeurent dles meent un sentiment au-dessus deleurs intrts positifs. Si quelques-uns la renient, cest quils sont asservispar des raisons utilitaires et quils sacrient la part de la vie morale.

    Un jour que je me prtais ces inuences du vieux Metz, le long dela Moselle, et que je suivais le quai Flix-Marchal, je vis venir, le nezen lair et cherchant, semblait-il, un logement louer, un grand et vigou-reux jeune Allemand. LAllemand classique, coi dun feutre verdtre, etvtu ou plutt matelass dune redingote universitaire. Cest luniformede limmense arme des envahisseurs paciques, qui sest mise enmarchederrire les vainqueurs et qui dle depuis trente-cinq ans.

    Personne ne le regardait. Il nveillait ni linstinct comique, ni lhosti-lit. Il paraissait vraiment banal : un Prussien de plus arrivait, une gouedeau dans ce dluge.

    7

  • Colee Baudoche Chapitre

    Autour de lui, ctait la rivire glissante, ses tilleuls, lle aux grandsarbres que lon appelle du nom charmant de Jardin dAmour, la rumeurdes moulins et les jeux des petits polissons : tout le vieux Metz davant laguerre, o rien ne fait dfaut que nos uniformes. Il me rappela dune cer-tainemanire (avecmoins de rayonnement, faut-il le dire ?) cemmorableportrait, la fois ridicule et beau, que lon voit au muse de Francfort, dujeune Gthe tendu dans la campagne romaine et pareil un jeune l-phant. Oui, ce nouveau venu, ctait un puissant garon, mais informe. Ettandis quil se balanait, indcis, sous lcriteau dun appartement garni,je me pris penser que javais devant moi un phnomne.

    Ce qui fournit la matire de tant de livres importants sur lhistoire, surles races, sur les destines de la France et de lAllemagne, tait l vivantsous mes yeux.

    Le hasard qui mavait permis dassister au dbarquement de ce jeunePrussien a continu de me favoriser. Jai pu connatre lemploi de sontemps au cours de sa premire anne messine. Cest tout un petit roman,plein de sens, qui claire dun jour net et froid ltat des choses franco-allemandes en Lorraine. Il nous a sembl, en le rapportant, que nous re-levions le point aprs un grand naufrage.

    Bernardin de Saint-Pierre admire que le clbre Poussin, quand il pei-gnit leDluge,se soit born faire voir une famille qui lue contre la catas-trophe. Pas nest besoin de grandes machines. ceux qui liront le dramesans gloire dont une heureuse fortune ma fait le condent, je crois que jerendrai sensible la position pathtique de la France, baue par la vagueallemande sur les fonds de Lorraine. Mais il faut quon me laisse traiterchaque scne amplement, sereinement, sans hte, dautant quon ne ga-gnerait rien passer au tableau suivant : je ne prpare aucune surpriseet ne fais pas appel aux amateurs daventures. dfaut dun sentimentprofond de la beaut idale, je voudrais mere ici un srieux sans sche-resse, une clairvoyance calme, anime de conance dans la vie, sinon dansla France.

    Cependant, le jeune tranger tait entr dans la maison. Au premiertage, une jeune lle lui ouvrit, une demoiselle trs simplement vtue. Ildemanda en allemand voir ce qui tait louer. Elle rpondit en franaisquelle allait prvenir sa grandmre. Et le laissant dans le corridor, elle

    8

  • Colee Baudoche Chapitre

    disparut avec la prestesse dune jeune chvre. Ce sont des Lorraines, se dit-il avec plaisir, car il rvait, comme

    tous les Allemands, dutiliser son sjour Metz pour perfectionner sonfranais.

    Madame Baudoche tait en train de coudre une robe pour une voisine,dans une des chambres garnies. Bien quelle ft contrarie de montrer dudsordre ltranger, elle ne voulut pas le laisser debout dans le couloir,et, dune trs bonne manire, elle le pria dentrer, de sasseoir, puis, sanshte, et layant bien examin, elle lui t visiter les deux belles chambressur la rue, dont elle demandait cinquante marks par mois.

    Vous voyez, disait-elle, que vous serez bien chez vous. Le corridorcoupe en deux lappartement : vous dun ct, et nous de lautre, avec lacuisine et les deux chambres que ma petite-lle et moi habitons. . . Vousaurez un lit la franaise et non pas un de ces lits avec des draps commedes mouchoirs. . . el mtier faites-vous ? Professeur ? Vous navez qupasser deux fois la Moselle, sur le pont de la Prfecture et sur le pontMoreau, et, par la rue Saint-Georges, vous tombez droit sur votre lyce.

    En eet, un jeune homme ne pourrait pas trouver, dans Metz, une ins-tallation meilleure pour son travail. La vue est charmante, et les meubles,qui servent la famille Baudoche depuis une soixantaine dannes, sansavoir de valeur, sont de bonne qualit matrielle et morale, solides et bienadapts la vie modeste dhonntes gens. Mais M. le docteur Frdric As-mus, plutt que de regarder le quai, les gravures au mur et les meublesconfortables, a souci de sassurer quil fait bien comprendre son franais.

    Dun ton calme et srieux, en saidant et l de quelques mots alle-mands, il raconte quil arrive de Knigsberg, quil a vingt-cinq ans, quilne gagne encore que deux mille deux cents marks, mais quil sera bienttOberlehrer,avec un traitement de trois mille marks au moins. Il est mis enconance par cee atmosphre de modeste intimit, dont un Allemandne peut pas se passer. Amplement, navement, il raconte tout ce qui leconcerne. Sa lenteur met un peu dennui dans cee chambre, pleine dujoli soleil de septembre ; Madame Baudoche froe avec la paume de samain la belle armoire lorraine, bien brode et de chne clatant ; maisaprs une longue nuit de chemin de fer, le brave garon parat ne sentirlennui que comme un repos, et laimable logeuse doit enn lui rappeler

    9

  • Colee Baudoche Chapitre

    quil a sans doute laiss un bagage la gare.Elle laccompagne sur le palier : tout lheure, Monsieur.Monsieur le docteur, prcise-t-il avec ingnuit, en rappelant le titre

    auquel il a droit.Sous le pas qui sloigne, lescalier de bois gmit, et la jeune Colee

    rapparat tout gaye de malice : Est-il assez lourdaud, Monsieur le docteur !elles boes et quelle

    cravate ! Dame ! rpond la grandmre, il est la mode de Knigsberg.De leur fentre, les deux femmes le regardent jusqu ce quil ait

    tourn dans la rue de la Prfecture. Crois-tu quil revienne ? dit la vieille dame. Jaurais peut-tre d lui

    demander un acompte.Elles se rassurrent en jugeant quil avait lair honnte. Et dailleurs

    pour cinquante marks, o trouverait-il deux chambres aussi confor-tables ?

    Madame Baudoche apporte des draps frais au lit de ltranger, tandisque sa petite-lle approvisionne deau la toilee et dmnage le manne-quin, avec les corbeilles de couture, dans la salle manger.

    Ce nest pas sans regret que les deux femmes habiteront, sur lautrect du corridor, deux pices moins bien claires. La vue de la Moselle,lanimation du quai, ses arbres et la rumeur des moulins leur faisaientune socit agrable. Pour la dernire fois, elles laissent toutes les portesouvertes, et le soleil qui brille dans les chambres garnies leur parat unbonheur do elles sont exiles.

    Ah ! soupireMadameBaudoche, quelle humiliation pour ton pauvrepre, sil avait imagin quun jour je cderais une partie de lappartement.Et qui ? un Prussien !

    Aujourdhui, dit la jeune lle, il ny a queux pour louer deschambres meubles. Personne ne pensera nous mal juger. Mais si tuveux, nous pouvons encore le refuser.

    Eh non ! t la grandmre. Il mennuie, mais je lai trop dsir.Pour comprendre cee exclamation, o sarmait le vigoureux bon

    sens de Madame Baudoche, il faut connatre la fortune prcaire des deux

    10

  • Colee Baudoche Chapitre

    femmes. Elles vivaient dune rente de douze cents francs, que leur fai-sait une famille messine, migre Paris, les V. . ., en souvenir du pre etdu grand-pre de Colee, qui avaient gr avec une grande honntet,puis liquid au mieux ses immeubles de Metz et son beau domaine deGorze. cee pension, les dames Baudoche joignaient le mince produitde quelques travaux de couture ; et pour tirer parti de leur appartement,elles venaient de meubler et de mere en location les deux meilleureschambres. Mais depuis six mois, personne ne stait prsent. Cest direde quel grave souci les allgeait la venue de M. Asmus.

    En aendant quil rappart, Madame Baudoche se mit refaire avecun plaisir franc ses calculs : le Prussien donnerait six cents marks quipayeraient tout le loyer et laisseraient encore un bnce de cent marks,pour la dot de Colee. La vieille femme ne se lassait pas de reprendreun rve, toujours le mme, au bout duquel il y avait un mariage poursa petite-lle avec quelque honnte Messin et le jeune mnage occupantauprs delle les fameuses chambres du quai. Elle sexpliquait sans phrasesmues (tout en drapant sur le mannequin leur commun ouvrage) avecdes mots prcis et fermes, qui pourraient sembler trop positifs, mais souslesquels vivait toujours quelque chose de profond. Et ctait charmant devoir cee grandmre et cee lle, lune solide de toutes manires et quia le poids de lexprience, lautre faite sa ressemblance, mais plus mincede corps et plus vive de ton, mrir ce modeste bonheur et sorienter, sansle savoir reconstruire dans Metz une cellule franaise.

    Mieux encore que leur dialogue, gn dailleurs par les pinglesquelles serraient entre leurs lvres, toute la disposition de ce modesteappartement rendait sensible laccord heureux des deux femmes. La salle manger norait la vue quun vaisselier, une table, un fauteuil etquelques chaises. On avait vid tout le logement pour garnir les chambres louer. Mais quelques objets bien placs et bien entretenus, au mur unpetit bnitier avec sa branche de buis, au milieu de la table une cruchede grs bleu, et sur le plancher trs propre deux chauerees en cuivre,tmoignaient dune seule et paisible volont. Cest au lendemain dunemort, quand un logement a perdu son me et que ces pauvres chosesgisent dans la poussire, que lon mesure le miracle accompli par ceuxqui, dun tel nant, savent crer plus quun dcor agrable, un exemple

    11

  • Colee Baudoche Chapitre

    de politesse et de dcence. Ici, dans cet intrieur clair, bien ordonn etde bonne odeur, o va pntrer un Prussien aux grosses boes entrete-nues avec de la graisse rance, cest moins aux dames Baudoche qu latradition messine que va notre pense. On voudrait que les forces de lavieille cit ragissent contre cet intrus. Hlas ! ces forces ont t brises ;les dames Baudoche ne peuvent plus compter que sur elles-mmes, et,pour le moment, elles songent ne pas manquer un locataire.

    Chaque dix minutes, elles viennent se pencher la fentre. Vers cinqheures, elles nen bougrent plus. Et, comme elles avaient cess de tra-vailler, elles cessrent de causer. Une voisine, depuis la rue, leur demandasi lAllemand quon avait vu monter louait. Elles rent un geste dincer-titude.

    Il ny avait plus sur le quai que deux, trois pcheurs la ligne, et unepaire de chiens neurs. Derrire la Prfecture, le soleil se couchait, et laMoselle, dj enfonce dans le noir, glissait en miroitant vers les collinesde Saint-Julien et de Grimont. Lallumeur de rverbres passa. Le clocherde Saint-Vincent commena de sonner. Sous le vaste ciel plein de douceur,Metz semblait une petite ville courageuse.

    Eh bien ! dit la grandmre tristement, il ne revient pas. Tant mieux, maman ; il nous aurait empches de nous sentir chez

    nous !Ces pauvres mots taient labrg de tout un monde de sentiments,

    mais si mesurs quil faut connatre le manque de dclamation des Lor-rains pour en distinguer la tendresse.

    Elles se retiraient, quand, soudain, toutes deux joyeusement s-crirent :

    Le voil !Lhomme au chapeau verdtre savanait suivi dun commissionnaire

    qui poussait deux malles sur une charree. Et lui-mme, enchant, loyal,gigantesque, tenait soigneusement un petit paquet.

    Deux minutes plus tard, quand il eut gravi lescalier retentissant, ildplia ce paquet devant les deux dames. Ctait de la charcuterie, et ildemanda en franais si lon pouvait lui chercher de la bire.

    Le lendemain matin, M. Frdric Asmus dballa ses deux malles, dontla plus grande ne contenait que des livres, et, laprs-midi, vtu de sa

    12

  • Colee Baudoche Chapitre

    belle redingote, il t ses visites ocielles. Le mme jour, il loua un pianopour douze francs cinquante par mois. Cee acquisition obligeait bou-leverser tout le cabinet de travail, et Madame Baudoche, qui tenait sesmeubles, voulut diriger la manuvre. Les ouvriers partis, elle dut admirervingt-cinq photographies que lAllemand avait disperses sur les murs, lachemine et les tables.

    Voil mon pre, disait-il ; voici ma mre, mes surs, mes frres etma ance.

    Sur ce dernier mot, la jeune Colee apparut.M. Asmus possdait cinq portraits dirents de sa ance ; mais le

    plus son got,**il lavait plac prs de lui sur sa table crire.Ctait une femme de vingt-cinq ans, une belle Walkyrie. Elle est trs intelligente, disait-il. Nest-ce pas que cela se voit dans

    son regard si ferme ?Ils taient deux camarades denfance, et il aurait voulu que le mariage

    se ft ds maintenant. Un de ses oncles sorait les aider dune petiterente provisoire.

    Cest ma ance qui a eu des scrupules. Plusieurs fois, en causant,nous nous sommes aperus quelle avait une connaissance des choses etdes gens, une maturit plus grande que la mienne. Alors elle sest de-mand sil tait bien raisonnable que nous nous pousions tout de suite.Cest une chose certaine quil est ncessaire, pour le bonheur, que le marisoit suprieur la femme et que celle-ci trouve en lui, chaque jour, desmotifs nouveaux de lestimer et de senorgueillir. Jai d me rendre sesraisons. Oui, je dois acqurir dans la pratique de la vie plus dexprience,an que je naie pas rougir devant elle.

    La petite Messine, qui le regardait avec earement, linterrompit dunmot du cur :

    Vous laimez bien pourtant, Monsieur le docteur ?Madame Baudoche admira combien les jeunes gens de Knigsberg

    taient sages. Et lui, il ne se douta pas que les deux femmes le quiaientpourmieux rire. En achevant dinstaller ses livres, il se rjouissait de stresi bien fait comprendre.

    Lorsquon apprit dans le petit monde de clientes et de voisines ovivaient les dames Baudoche, quelles avaient lou un Allemand, on vint

    13

  • Colee Baudoche Chapitre

    se renseigner, les interroger. Colee raconta quel drle de anc tait ceprofesseur. Il arriva juste au milieu de leurs clats, et la jeune lle lui dit :

    Il faut que je vous prsente notre voisine, Madame Krauss. Elle ha-bite ltage au-dessus. Vous rencontrerez quelquefois chez nous son petitgaron et sa petite lle, quelle nous laisse quand elle travaille dehors.

    Le professeur expliqua comment, Knigsberg, les demoiselles debonne famille passent une partie de leurs journes garder, dans des jar-dins, les enfants des pauvres qui sont leur travail.

    Votre ance sen occupe ? Oui, Mademoiselle ; de cee manire, elle a pu acqurir une grande

    connaissance des caractres, et, comme je vous ait dit, lexprience de lavie.

    Eh bien ! repartit Colee, je vous ferai connatre les deux bons petitsKrauss : un garon de cinq ans et une lle de huit. Ils vous donneront,tant que vous voudrez, lexprience de la vie, en franais ou en allemand, votre choix.

    Et ces Lorraines de se gausser, derrire leurs airs admiratifs. Mais Ma-dame Baudoche t des reproches lamalicieuse Colee, car il ne convientpas quune jeune lle se moque dune condence damour. Et, surtout, ilest dangereux de bafouer un locataire.

    Toutefois, lune et lautre saccordaient trouver quil tait un animalde la grosse espce. Tandis quelles prenaient des prcautions pour nepas gner son travail, lui, entre onze heures et minuit, il rentrait sanssavoir quil faisait claquer les trois portes de la rue, de lappartement etde sa chambre. Les services quil dsirait, il les avait numrs commeles articles dun rglement. midi, il mangeait au restaurant avec sescollgues ; le soir, ces dames lui procuraient de la charcuterie, du th oude la bire ; chaque matin, sept heures, Madame Baudoche devait luiapporter son caf au lait dans sa chambre. Le troisime jour, il lui dit :

    Madame Baudoche, je vous ferai observer que vous tes en retardde quatre minutes.

    Ce sont tous des pdants, dclara-t-elle sa lle.La vieille Messine avait trouv le mot juste. Et prcisment ce di-

    manche matin, M. Asmus avait rendez-vous avec des collgues pour unepartie de pdantisme.

    14

  • Colee Baudoche Chapitre

    Ces messieurs voulaient linitier mthodiquement au pays messin.Et, dles au principe qui veut quun voyageur, dans une ville nouvelle,monte dabord au clocher, ils avaient projet de gagner le haut village deScy.

    Vers neuf heures, tandis que la grandmesse sonnait toutes les pa-roisses, ils gravirent les pentes du fort Saint-entin, aumilieu des vigneset des ronces ; et parfois, le long des murs, la clmatite embaume et lespoiriers lourds de fruits se penchaient.elques paysans quils croisrentdans ltroit sentier pierreux plaisantaient, causaient en franais, ce quitonna M. Asmus. Ses amis lui dirent :

    Ces gens-l ! Ils apprennent lallemand lcole, puis ils vont aurgiment ; eh bien ! rentrs chez eux, ils se meent parler leur patoisfranais.

    Ils ajoutrent cee explication des propos violents contre les indi-gnes, et lon voyait que le trait de Francfort na pas mis n la guerredans le pays messin.

    Ces professeurs taient tous venus en Lorraine avec lide dy trouverun peuple satisfait de la conqute et ils ressentaient une sourde irritationde se voir vits par les vaincus. Aussi coutaient-ils avec complaisancelun dentre eux, pangermaniste fougueux,**ali la vaste associationqui compte sur la force pour assurer la domination universelle de lidalallemand.

    M. Asmus ne demandait qu senorgueillir avec ses compagnons dela victoire de leurs pres, mais il se proccupait surtout den tirer parti, etquand le pangermaniste cherchait le meilleur moyen dempcher les Lor-rains de parler leur langue, il aurait trouv plus intressant quon lui dtde quelle manire il pourrait les frquenter et perfectionner son franais.

    Ils gagnrent ainsi ltroite terrasse o la petite glise, couverte de seslongues ardoises, est assise au milieu darbres bouris.

    Devant eux stendait un pays la mesure humaine, vaste sans im-mensit, faonn et souple, et, prs de sa rivire, Metz, toute plate au rasde la plaine, et que spiritualise le vaisseau de sa haute cathdrale.

    Cee n de septembre est lpoque la plus charmante de la Lorraine.Peu de pluie, du vent rarement, une temprature stimulante et les vignes la veille dune joyeuse vendange. Ce matin-l, le ciel, les miroirs deau,

    15

  • Colee Baudoche Chapitre

    les prairies composaient un de ces paysages dautomne lorrain o les cou-leurs les plus blouissantes dargent et de vert sharmonisent pour nousprocurer un long repos de rverie.

    Ils nen comprirent pas la dlicatesse et saccordrent proclamerquils avaient dans la vieille Allemagne de plus grands paysages.

    Il manquait ces jeunes gens, venus dun ciel o la Walkyrie che-vauche les nuages, davoir t levs sentir quil y a dans la simplicitde notre nature une suprme lgance. Et puis ils ne distinguaient rien destrsors spirituels qui reposent dans les terres tendues sous leurs yeux.Certes, pour eux, ce panorama nest pas vulgaire : cest celui de leur vic-toire. Mais cee ide constante, la longue, est trop simple. Si je circuleparmi ces douceurs mosellanes, jy trouve des images qui sont dhumblesamies de mon enfance et que mon cur ne peut revoir sans aendris-sement. Elles memplissent dun courage paisible o je prends une forcegale pour agir et pour renoncer. Mais un jeune Prussien tout neuf, quepeut-il glaner derrire nos pres et sur des champs quils ont amnags ?Il nie et dsire dtruire, ce ls de vainqueur, tout ce qui ennoblit ceeterre et peut y produire une fermentation. O je trouve mon quilibre etma plnitude, il ne saccommode pas.

    Ce premier dimanche quil monta sur le plateau de Scy, le professeurAsmus, mal veill cee nouvelle atmosphre, gardait une solide santallemande. Il ne subissait pas encore cee lectricit lorraine qui aire,repousse, dsoriente les gens dOutre-Rhin. Il ne connaissait pas dunemanire vivante le problme qui mouvait ses amis, le problme du devoiret de la destine dun loyal Allemand en Alsace-Lorraine. Aussi ntait-ce que pour la joie du rythme, avec la candeur dun enfant qui ne voitpas le danger, qu la descente il se joignit ses camarades et entonna la Chanson du Rhin , le beau liedo, une fois de plus, les races de l-basont trahi leur dsir et leur eroi :

    Au Rhin, au Rhin, ne va pas au Rhin,Mon ls, mon conseil est bon.La vie ty paratra trop douce,Ton humeur y deviendra trop joyeuse.Tu y verras des lles si vives et des hommes si assurs !Comme sils taient de race noble !

    16

  • Colee Baudoche Chapitre

    Ton me, ardemment, y prendra got,Et il te semblera que ce soit juste et bien.Et dans le euve la nymphe surgira des profondeurs,Et quand tu auras vu son sourire,and la Lorelei aura chant pour toi de ses lvres ples,Mon ls, tu seras perdu.Le son tensorcellera, lapparence te trompera,Tu seras pris denchantement et de terreur,Tu ne cesseras plus de chanter : au Rhin ! au Rhin !Et tu ne retourneras plus chez les tiens.Cee chanson exprime le rapport de ces jeunes Allemands avec cee

    valle dunemanire plus profonde queM. Asmus ne peut le savoir ceeheure. Mais cee terre nouvelle va trs vite lavertir. Il coute, regarde ;tout lintresse ; il porte ici la complaisance de ces plerins du Nord qui,descendus vers les contres bnies, sur la rive du lac de Garde, smer-veillent des premiers oliviers.

    Un jour que M. Asmus traversait le Jardin dAmour, il sarrta poury regarder la rcration des enfants : beaucoup de petites gures encorevillageoises, coies de casquees ; des tabliers bleus, de longs cache-nez.Ils formaient dans cet espace assez troit, sous les grands arbres auprs dela Moselle, vingt groupes excits par des jeux divers. Ici une le courait la queue-leu-leu ; l un isol, les mains dans ses poches, dansait pour serchauer ; cet autre slance sur le dos dun camarade-cheval, qui partau galop, fouaill par un palefrenier ; un brutal rosse un malhonnte, quivient de lui chiper une agate ; une bande accourt indigne. Deux gaminsse balancent sur une poutre ; un petit malheureux, qui senfuit derrireun abri, heurte et culbute dans un tourbillon de chats perchs ; soudainun meeting se forme : et sur le tout, une clameur.

    Frdric Asmus admirait cee vivacit et cee gentillesse avec uncur pacique de gant. Dans cee diablerie lorraine, il ne reconnais-sait pas encore un des Callot quil examinait, chaque jour, une vitrinede la rue des Jardins, soit la Foire de lImpruneta,soit la planche des Sup-plices,o le matre de Nancy, en gravant tout un ocan de petites guresqui se pressent, courent leurs aaires et se mlent sans se confondre,a prouv que le sujet le plus ample peut tenir avec toute sa force dans

    17

  • Colee Baudoche Chapitre

    lhorizon le plus rduit. Il songeait avec bienveillance que ces petits gar-ons feraient de bons et loyaux Germains, et que ctait son digne rle deprofesseur de leur apporter une vie plus large, plus vertueuse, une vraierenaissance.

    Mais soudain lun deux vint glisser et parut stre bless. Ses cama-rades, qui lavaient pouss, lentourrent en baissant la voix. LAllemandsapprocha et dit en franais :

    As-tu mal ? Non, non, rpondit vivement lenfant.Ctait un joli petit Messin, mais dj avec le regard de lhomme

    qui ne se laisse pas molester. Il avait sous le nez et sur le menton deuxmoustaches et une magnique impriale, traces avec un bouchon brl,comme cest lusage des gamins de Metz quand ils jouent aux soldats. Songenou saignait dune bonne corchure. LAllemand prit dans son porte-feuille une bande de taetas anglais. Mais le petit ne voulait pas quil letoucht. Et comme un rassemblement se formait, le professeur lui dit :

    Naie pas peur. . . Sais-tu bien qui je suis ?Il voulait faire entendre quil tait un matre, un ami des enfants, mais

    le petit Lorrain de rpondre : Toi, tu es le Prussien de chez Madame Baudoche.Ce mot et les rires qui lavaient accueilli furent la premire exprience

    lorraine que le professeur enregistra. Il en t toute une srie de rexionsdans une lere sa ance.

    Mes collgues, lui crivait-il, mavaient un peu choqu, lautre ma-tin, durant la promenade que je tai raconte, par leur malveillance enversles habitants de ce pays. Mais voici que ma petite aventure avec ce gaminme fait reconnatre quils raisonnent sur des faits. Tavouerai-je que lesrires de ces badauds nont pas t sans marister ? Je laisse de ct laquestion du ridicule personnel ; mais jai vu mpris un sincre mouve-ment de mon cur. Je crois quici lon se moque de tout.

    Pourtant ce ntait l quune note isole au milieu des sensationsagrables que M. Asmus recevait de toutes parts.

    Des dtails matriels qui ne disent rien aux indignes ltonnaient etlenchantaient. Ainsi le premier feu de bois qu la n de septembre il al-luma dans sa chemine. Pour ce Prussien qui na jamais vu que des poles,

    18

  • Colee Baudoche Chapitre

    cest une nouveaut et un plaisir de corriger les copies de ses lves, assisdans un commode fauteuil Empire, tandis quune douce ambe anime etfait briller les meubles bien fros. Assurment, sil jouit de la bonne a-ration de sa chambre, ce nest pas quil en soit dj mpriser la sauvagecoutume de ses compatriotes qui, dpourvus de draps et de couvertures,transpirent depuis des gnrations sous le mme dredon immense. Etde mme, sil se plat promener son regard dans un logement o lesmurs norent pas des assiees en carton dcores dhirondelles, o lachemine ne senorgueillit pas dhommes illustres en pltre badigeonnsde bronze, o mme fait dfaut le fameux bouquet Mackart,compos degrandes gerbes quaectionne la poussire, ce nest point quil se rendecompte de labsurdit de ses compatriotes, qui ont la manie de tout cou-vrir dune camelote de bazar o lil ne saccroche rien. Mais soninsu, dans ce garni messin, il subit lagrment dune certaine suprioritdhygine et de got. Et vrai dire, il ny fallait pas voir une russite delexcellente Madame Baudoche, mais plutt leet modeste dune vieillecivilisation.

    Le caractre de cet intrieur tait donn par une armoire lorraine, enbeau noyer bien poli, de style Louis XV, avec ses portes moulures, sesminces eurs sculptes en relief et ses longues entres de serrure en ferajour. M. Asmus ntait pas mme de goter ce chef-duvre de me-nuiserie ne et rustique. Mais il avait remarqu, ds le premier moment,sa pendule o Napolon tenait le petit roi de Rome sur ses genoux, etaux murailles quatre belles gravures : le Serment du jeu de Paumepar Da-vid, un portrait de M. iers, librateur du territoire,et puis deux bellesuvres dun artiste romantique, peu connu hors de sa ville natale, Aimde Lemud, reprsentant, lune, un jeune Callotquune belle bohmienneentrane vers lItalie, lautre, leCercueil de lEmpereurport sur les paulesde ses grenadiers et quaccompagne, comme un vol dombres, la GrandeArme sortie des tombeaux.

    M. Asmus trouvait pioresque, amusant, dtre envelopp dimagesfranaises, comme davoir les oreilles baues par des mots franais. Il at-tendait un grand prot de cee atmosphre si nouvelle. Jusquau fondde sa chambre, il participait la vie de ce vieux quartier, lanimationdu quai et de la rivire. Il aimait regarder le frmissement de leau, les

    19

  • Colee Baudoche Chapitre

    grandes herbes mouvantes, les barques et les brouillards. Et quand il tra-vaillait sa table, il avait encore une complaisance pour le bruit de lafontaine emplissant le seau des servantes, pour les bats des gamins etmme pour laboiement des bons chiens autour de leur matre. Il sexer-ait reconnatre le martellement disciplin du pas germain ou le glis-sement plus libre des indignes. Il coutait sans impatience, travers lacloison, le bruit rgulier de la machine coudre des dames Baudoche,et multipliait les occasions de frapper leur porte, de leur demander unobjet, un petit service.

    il est indiscret ! pensait la vieille dame.Mais elle meait son amour-propre de mnagre ce quil ne man-

    qut de rien, cependant que la jeune Colee disait avec bonne grce lesbonjours et les bonsoirs classiques.

    Cee urbanit trompait M. Asmus qui ntait pas n pour comprendreles nuances. Avec sa bonne nature un peu paisse, mal dgrossie, il appar-tenait cee espce de fcheux qui croient que la franchise et la cordialitont tous les droits. Peut-tre aussi jugeait-il quun professeur honore uneloueuse de garni, sil veut crer avec elle une honnte familiarit.

    Parfois, la n de la journe, il faisait une promenade. Il sortait dela ville et sen allait seul, au hasard, dans les proches alentours. Il mar-chait volontiers le long de la Moselle ; il se plaisait la douceur de leaubruissante et des voix tranantes qui parlent franais, il coutait glisserle son des cloches catholiques sur les longues prairies, il voyait au loinles villages se noyer dans la brume, et se laissait amollir par ces vaguesbeauts. Dans une de ces courses, son regard passa avec indirence surlhumble chteau aux quatre poivrires o mourut le marchal Fabert.and lharmonie des objets matriels avec leur sens moral est parfaite,celui qui les contemple en reoit un merveilleux plaisir de srnit, maisle jeune promeneur ne savait pas distinguer les mes du pays messin.Dautres fois, il montait sur la route de Sainte-Barbe, au-dessus des vignesfameuses, toutes rouges cee saison, qui pressent, recouvrent le villagede Saint-Julien, parsem darbres fruitiers. Dans la brume, les grands peu-pliers, les eaux de la Moselle, les prairies, les clochers bruissants de Metzse liaient, devenaient un seul corps solide et dlicat, le signe dune pen-se inexprimable. La pense messine remplissait lhorizon, pose sur des

    20

  • Colee Baudoche Chapitre

    pturages paisibles, et nuance par les derniers feux du soleil qui se cou-chait en France, derrire le fort Saint-entin. Frdric Asmus pressaitle pas pour revenir au grand feu**clair de son logis lorrain ; il croisait descyclistes, les cloches sonnaient Saint-Julien, le ciel et les chemins rou-geoyaient de ce crpuscule prolong. Ce jeune tranger, qui ne stait pasencore fait damis, et t heureux davoir quelque objet vivant avec qui,en toute sympathie, parler de ce pays, de sa famille et de sa patrie.

    Ctait lheure quil choisissait le plus volontiers pour crire sa an-ce, en aendant que Madame Baudoche lui apportt son th et sa char-cuterie. cet instant du souper, la vieille dame se laissait aller causeravec plus dabondance. M. Asmus faisait des phrases pour employer lesmots de son vocabulaire. Il priait quelle les rectit, et sexclamait sur lesdlicatesses de la langue. Le tout avec un tel plaisir quil et volontiersoubli que ses collgues laendaient la brasserie.

    Un soir, lheure venue de les rejoindre, il ouvrait la porte du palierpour sortir, quand une petite lle se glissa dans le corridor, comme unesouris, suivie dun plus petit garon. Il saisit le bonhomme par la mainet commena de lui demander son nom. Mais lenfant lentrana vers lacuisine, et, sur le seuil, M. Asmus aperut mademoiselle Colee, touterougie par la pleine lumire du fourneau, et qui, sans sinterrompre decasser des ufs, dit gaiement :

    Tu ne crains pas le Monsieur : ta maman vous a dj conduits lautel de saint Blaise, qui gurit de la peur.

    Les deux enfants, muets et serrs contre leur amie, surveillaient, avecune extrme vivacit du regard, les mouvements de ltranger.

    Ce sont les petits Krauss, expliqua la jeune lle. Leur pre est votrecompatriote. Il a pous uneMessine que vous connaissez dj. Aujourd-hui, elle est dehors, et je leur prpare une fameuse soupe.

    Colee avait le don de plaire et dveiller un sourire sur le visage detous ceux qui la regardaient. Ce digne et loyal Germain, qui navait jamaischerch auprs de cee petite Lorraine que lart de prononcer les mots,saardait devant cee humble posie conante, et pensait :

    Cela, cest une scne digne dune jeune lle allemande. Sur la n du mois, en rglant son premier terme, M. Asmus demanda

    Madame Baudoche sil ne pourrait pas, de temps autre, aprs le sou-

    21

  • Colee Baudoche Chapitre

    per, venir faire un bout de causerie. La logeuse craignit, si elle repoussaitce dsir, que lAllemand nmigrt dans les quartiers neufs ; et le seizeoctobre, vers huit heures et demie, M. Frdric Asmus, au lieu daller labrasserie, passa dans la salle manger de ces dames, qui avaient terminleur repas et mis en ordre leur mnage.

    Tous trois sassirent autour de la table ronde et sous la lueur de lalampe. Le professeur avait fait monter de la bire : il en orit ses htes,qui nacceptrent pas. Colee avait enlev son tablier de travail ; elle taitpenche sur un ouvrage de couture, et la lumire lclairait doucement. Lagrandmre, de temps autre, interrompait sa besogne pour regarder l-tranger et marquer quelque sympathie ses eorts de prononciation. Etlui, sa pipe la main, en face dune cruche de bire, dont le couvercle d-tain portait gravs les insignes de son ancienne corporation dtudiants,il faisait vraiment un prodigieux bibelot.

    La conversation fut dabord dicile. Mais M. Asmus xant les yeuxsur le vaisselier, couvert de belles assiees et gloire de la pice, t uneremarque. Il observa que les volets et les tiroirs taient orns des mmespampres que larmoire de sa chambre. Ce fut une occasion pour MadameBaudoche dexpliquer que le mobilier populaire lorrain se compose delarmoire, du vaisselier, du ptrin, de la table, du lit et des chaises, et quilemprunte ses motifs dcoratifs la ore du pays.

    Au chteau de Gorze, certes, la famille de V. . . possdait des meublesen bois de rose et de violee ; et il en allait de mme dans toutes lesgrandes familles messines ; mais les gens de got apprciaient aussi lesmeubles de campagne bien construits.

    M. Asmus, qui stait lev pour mieux examiner le bahut et les as-siees, dit que tout cela ressemblait lart populaire allemand.

    Ah ! vous croyez ! scrirent les dames.Il y eut un silence que M. Asmus eut peine comprendre. Il revint

    sasseoir muet et rchissant.Aprs quelques ttonnements, Metz leur fut un thme inpuisable de

    causeries. Le professeur admirait les immenses quartiers neufs, tout au-tour de la gare.

    Monsieur Asmus, demandait Colee, pourquoi avez-vous mis survotre gare des tuiles vertes ? Les vaches des paysans ont envie dy brouter.

    22

  • Colee Baudoche Chapitre

    Et lEsplanade, disait la mre. Cest malheureux davoir dpenstant dargent pour la gter. Des fontaines o lon voit des grenouilles, de-bout sur leurs paes de derrire, qui dansent en buvant des chopes ! Passeencore dans une brasserie, mais sur un monument public ! Cela manquede dignit. Et lcusson de Metz ! Vous le faites tenir par des crapauds ! labelle innovation !

    Ces dames rptaient l des plaisanteries quelles avaient lues dansleur journal, car les vieux Messins ne tarissent pas sur le style no-schwob.Mais sous ces arguments emprunts, il y avait toute leur sensi-bilit. Espaces de cinquante ans sur une mme tradition, la grandmreet la petite-lle rsonnaient des mmes chocs. Ce quelles sentaient trsbien, et ne savaient pas dire, ctait peu prs ceci :

    Vous anantissez des aspects qui sont lis toutes nos vnrations.Vous coupez les arbres et comblez les puits de notre Lorraine morale. Etles formes que vous construisez, nous ny avons pas de place.

    Madame Baudoche aimait lancienMetz, les vieux remparts, leurs fos-ss remplis deau de la Seille et de la Moselle, leurs ombrages de peuplierssous lesquels, tant de dimanches, elle avait vu galoper les jeunes o-ciers de lcole dapplication. Toutes les maisons, htels aristocratiquesou modestes demeures, lui racontaient des vies messines, du courage, delhonneur et des murs courtoises. Il y a des faits locaux, chargs dme,qui restent en dehors de lhistoire, seulement parce que personne nestl pour les crire. La vieille femme les avait vus et retenus. Tout au longdu dix-neuvime sicle, elle savait mille aventures de guerre, damour etdargent, des romans, des faillites et des fortunes surprenantes, une suitedanecdotes vivantes et de portraits, des commrages, si vous voulez, maisquun Stendhal eut aims.

    Peut-tre que Colee aurait delle-mme jug que ctaient des his-toires ressasses, des ravoes,dirait-on l-bas ; mais elle les entendait avecplaisir, en voyant quelles faisaient admirer sa mre par cet tranger. M.Asmus coutait, bouche be, comme il aurait suivi le cours de quelquematre autoris. Il entrevoyait une civilisation nouvelle pour lui, et toutere. Il aurait volontiers prolong, dans la nuit, une conversation si ins-tructive. Mais entre dix heures moins cinq et dix heures prcises, la petitecloche dargent, quon nommeMademoiselle de Turmel,sonnait le couvre-

    23

  • Colee Baudoche Chapitre

    feu la cathdrale, et Madame Baudoche se levait. Les deux femmes sou-haitaient bonne nuit au locataire et se retiraient dans leur chambre.

    Au dehors, il pleuvait, neigeait, et les fouees brutales du vent lor-rain, un vent guerrier auquel rien ne rsiste, baaient les rues troites,souvent salies dun noir dgel. Mais la pluie, le vent, la boue aident lima-gination ramener sur un paysage et sur un dice le temps jadis.

    Le professeur sen allait voir mthodiquement, de-ci de-l, dans Metz,ce que lui signalaient ses manuels. Telle tait sa conscience que, sous laporte Serpenoise, il sarrtait pour entendre le pas des lgions romainesqui arrivaient de Scarpone. En haut de Sainte-Croix, il ne douta pas quela tour Saint-Livier ne ft le palais mme des rois dAustrasie. Lun despremiers, il admira la chapelle des Templiers dgage par la destructionde la citadelle. Sous les basses arcades Saint-Louis, les petits commercesde casquees, de chaussures et de lunees ne lempchrent pas de voirles changeurs lombards du moyen ge. Et quand il visita la charmanteglise romane de Saint-Maximin, o Bossuet a prch contre les protes-tants avec la manire dun gnral refoulant une arme ennemie, il luivint un dsir dentendre ces fameux orateurs franais.

    Au milieu de ces courses, il rencontrait tout moment les innom-brables wagonnets aux essieux criards qui transportent les dcombresdes vieux remparts, jets bas coups de mines. Il en recevait une vagueinquitude. Il entrevoyait confusment qu Metz il a exist une socitpolie, une forme de culture qui sen allait avec cee citadelle. Ses col-lgues voyaient-ils tout fait juste en se flicitant de ces ruines ? Pour sapart, il se rjouissait des nombreux renseignements quil pourrait accu-muler, grce sa logeuse, sur une priode en dmolition que ses livres necontenaient pas. Et le soir, fort excit, il multipliait ses questions.

    Madame Baudoche se prtait avec complaisance cee curiosit. Par-fois, cependant, les paroles de lAllemand venaient eeurer ce quil nestpas permis aux trangers de connatre. . . Alors elle se taisait. La vieilleMessine avait vu les malheurs du sige et les convulsions de la journe du20 octobre 1870, o fut ache la proclamation de Bazaine larme duRhin, tandis que les rgiments signaient des protestations pour demander se bare, et que des bandes douvriers et de bourgeois parcouraient lesrues avec des drapeaux, sous le tocsin de tous les clochers. Mais de cela

    24

  • Colee Baudoche Chapitre

    on ne parle jamais avec un homme dOutre-Rhin, pas plus quen dehorsdune famille on ne raconte comment le pre a rendu lme.

    Dailleurs, ces dames ne vivaient pas exclusivement, comme leur loca-taire, dans le royaume des mditations historiques. Il arrivait souvent queles petits Krauss descendaient pour aendre leur mre. Colee se livraitavec eux une sorte de blague, la fois douce et un peu sche, commepour former des enfants de troupe. Puis Madame Krauss arrivait, et laconversation, se dtachant plus encore de M. Asmus, semblait dleste,dlivre, et courait travers les rues de la ville. Ces dames passaient enrevue tout leur petit monde messin, et, oublieuses du professeur, qui setaisait, elles ne respectaient pas toujours sa dlicatesse nationale.

    Madame Krauss avait une verve naturelle excite et un peu aigriepar les dboires de son mariage avec un Allemand. Celui-ci portait labrasserie tous ses salaires ; elle y supplait en aidant au mnage chez unconseiller intime. Et, sur le luxe apparent de ce mnage tranger, elle rap-portait rgulirement mille quolibets, anecdotes et mpris qui faisaient lajoie du quartier.

    Monsieur le Conseiller avait un fumoir et un cabinet de travail ; Ma-dame la Conseillre, deux salons ; mais les trois fralein**couchaient dansune seule chambre, grande comme la main, meuble de lits misrables etdarmoires de quatre sous. On donnait de grands dners dapparat, mais lordinaire on se nourrissait de charcuterie. Ctait au sujet de la bonne,la pauvre Minna, que spanouissaient avec le plus de force les dgots deMadame Krauss, soit quelle racontt comment Minna sarrangeait pourne pas mourir de faim avec les dix pfennigs quon lui laissait, les soirs delibert, soit quelle jout la scne de Madame la Conseillre disant lapauvre servante : Ma lle, cest choisir, vous aurez quinze marks avecla clef ou vingt marks sans la clef. Et Minna avait pris la clef, la clef dela rue sentend, car elle avait un pays dans les dragons.

    ellesmurs ! disaient les trois femmes devantM. Asmus accabl.Et Madame Baudoche se chargeait de tirer la moralit pour tous, en

    disant quon en avait connu de vrais riches avant la guerre !Madame Krauss remonte chez elle, et latmosphre plus apaise, le

    professeur convenait de lorgueil des fonctionnaires et disait : Ils ont la mauvaise habitude de tout dpenser pour la faade, ils se

    25

  • Colee Baudoche Chapitre

    corrigeront.Et puis il ne fallait pas juger le peuple allemand sur une poigne de

    parvenus, sortis de leur milieu naturel. Metz, il le voyait bien, on avaitde largent depuis longtemps. . .

    Avant la guerre, Monsieur le professeur, nous comptions deux centsmillionnaires et qui navaient pas de morgue. and les gens de monge seront partis, on ne saura plus ce quil y avait ici de fortune et debienveillance.

    Et ctait un spectacle de voir Madame Baudoche et Colee senor-gueillir des deux cents millionnaires dont elles ntaient pas, et lAlle-mand considrer avec admiration la vieille opulence de cee noble cit,o le riche tait discret.

    Ainsi Frdric Asmus commenait de sentir la grande dignit de laville de Metz. Et maintenant quand ces dames parlaient, ce ntaient plusseulement des leons de grammaire et daccent quil recevait, mais desprincipes de civilisation.

    Par une sorte de riposte instinctive et pour donner une haute idede ses compatriotes, M. Asmus, certains soirs, tirait de sa poche unelere de sa ance, dont il lisait les plus beaux passages, gnralementphilosophiques.

    Comme elle est instruite ! disait Colee.Il orit la jeune lle de lui prter des livres. Je ne sais gure lallemand, disait-elle.Il proposa demprunter des ouvrages franais son collge, o lon

    avait tous nos grands classiques.MaisMadame Baudoche, pleine de piti pour cet Allemand qui voulait

    apprendre quelque chose de franais des Messines, alla chercher dansune armoire glace plusieurs annes de lAustrasie,la vieille revue qui,pendant prs dun sicle, groupa llite de la province, et dont il nest pasde famille qui ne possde quelques numros.

    On peut apprendre l-dedans, dit-elle, tout ce quil y a de beau danstous les pays.

    On y voit du moins un lgant miroir de la socit polie Metz du-rant le dix-neuvime sicle. Les Messins croient laimer, parce quils yretrouvent leurs lectures denfance ; mais cest aussi quelle a le degr de

    26

  • Colee Baudoche Chapitre

    romantisme quils peuvent accepter : du coloris plutt que de la couleur,de lexotisme juste autant quun vieux soldat dsire en rapporter danssa maison natale, et, certes, aucun cri de rvolte. Les imaginations mes-sines furent toujours modres, gardes par la discipline militaire. Mongrand-pre ayant collabor honorablement la gloire de la Grande Ar-me, rapporta du fond de la Prusse et de lEspagne, dfaut de titres etde dotation, quelques volumes bien choisis. Et, dans la petite ville mo-sellane o il prit sa retraite, il aimait sinstruire sur les pays quil avaittraverss, en mme temps quil rdigeait ses souvenirs. Les soires de cevieux soldat mclairent sur le gnie de ces messieurs de Metz. Mais danslAustrasie, ct dtudes sur les gloires toutes fraches des Lorrains auservice de la France, on trouve un hommage perptuel aux franchises deMetz et au loyalisme de la Lorraine pour ses ducs. Voil deux traditions.Loin de se combare, lune et lautre, plantes dans un sol vigoureux,sentrelacent pour mieux rsister. Leur bon accord ne surprendra pas.Ces enfants de Metz, qui, dans leur belle vigueur, amassent une brillantesuite dimages sur les champs dAlgrie, de Crime et dItalie, nont past trouvs orphelins au bord dun foss sans histoire. Ils sont ns duneillustre cit gallo-romaine et catholique, pose pour faire et subir la guerredAllemagne ternellement. Le grand courant dair du Rhin agite tous lesfeuillets de lAustrasie.Je lavoue, cest en disant peu prs comme cesMessins que je suis le plus aisment vrai avec moi-mme. Je mennuie-rais vite dun esprit soustrait aux inuences du Rhin, et pourtant ce seraittrop dhabiter directement sur ce euve. Lexcellent mon got, cest decommuniquer avec lui par les mandres dlicats de la Moselle.

    M. Asmus prit lhabitude de lire haute voix les articles de lAustra-sie.Les deux dames continuaient coudre et le reprenaient, sil avait tropmal prononc. Mais peu peu, le rcit les intressant davantage, ellescessaient de linterrompre. Colee se laissait le plus aisment enlever leur petite vie. Alors ses mains abandonnaient louvrage. Elle tait assiseau bord de sa chaise, et, pench sur la table, tout son jeune corps soupledessinait une courbe. Dans cee aitude instable prolonge, elle semblaitavoir une sorte doubli animal de soi-mme, en mme temps que son vi-sage prenait lexpression la plus pure. On voyait bien quelle visitait lesvieux bourgs de la Moselle, ou, mieux encore, quelle tait auprs du Cid,

    27

  • Colee Baudoche Chapitre

    avec M. de Puymaigre.Un jour, ils tombrent sur un passage o lon racontait qu lpoque

    dHenri lOiseleur, Metz avait subi laraction germanique. Vous voyez, Mademoiselle, que vous avez t Allemande une fois,

    t le professeur avec une malice bonhomme.Et il dclara ne pouvoir comprendre que des gens raisonnables per-

    dissent leur temps sobstiner contre le fait accompli. Pourquoi bouderune nation o ils avaient occup une belle place ? O tait le dshonneurde penser aujourdhui comme leurs aeux avaient pens ?

    Colee, toute rouge, rpondit : Je ne sais pas ce quont pens, il y a mille ans, les gens de Metz,

    mais je sais bien que je ne peux pas tre une Allemande.Un geste de sa grandmre essaya vainement de larrter. La jeune lle

    poursuivit : Nous ne consultons que notre cur. Et vous, Monsieur Asmus,

    quand vous avez choisi votre ance, avez-vous consult vos livres d-histoire ?

    Le professeur examine, pse cet argument. Cest un homme dtude,un savant. Sitt quil rchit, il saale, arrondit son dos, en mme tempsque son regard, devenu extrmement froid, exprime une formidable tna-cit intrieure. Colee, qui craint de lavoir bless, accorde une conces-sion :

    Ah ! si tous vos compatriotes taient justes comme vous. . .M. Asmus est sduit, drout par cee gentillesse dme. Eh quoi !

    une culture qui ne doit rien aux livres ! M. le professeur navait jamaisrencontr que des citernes, et maintenant il voit jaillir une source.

    On venait daeindre la seconde moiti de dcembre, et depuisquelque temps arrivaient pour M. Asmus toutes sortes de colis postaux.Il prenait des allures mystrieuses. La veille de Nol, vers trois heures delaprs-midi, il rentra furtivement, charg de paquets et suivi dun petitgaron qui portait un sapin. Peu aprs, il demanda une nappe blanche, etvers cinq heures du soir, vtu de sa belle redingote, il se prsentait chezles dames Baudoche.

    Il les pria solennellement de venir fter larbre de Nol dans sachambre. Le voyant habill avec recherche, elles demandrent quil les

    28

  • Colee Baudoche Chapitre

    aendt un quart dheure.Lorsquelles entrrent chez lui, il tait son piano. Il ne les salua pas,

    mais entonna aussitt la chanson fameuse en Allemagne : beau sapin, que tes feuilles sont vertes !Sur la table, pare de la belle nappe blanche, au milieu des cadeaux de

    la Nol, brillait le petit sapin lgendaire, garni de noix dores, de pommesdapi, de bonbons, dune foule de bougies et de ls dor et dargent, avec,tout au sommet, une grande toile de verre miroitante.

    Sans sourciller, sans se dtourner, tandis que les deux dames restaientsur la porte, sduites par ltincellement de larbre, par lexcellente odeurbalsamique et par cet arrangement de fte, il dla toutes les strophes dela chanson traditionnelle. Puis il se leva, vint elles, leur serra la mainet leur orit chacune un paquet soigneusement cel. Ctait pour Co-lee une anthologie des potes allemands, et pour Madame Baudoche, unpanier a ouvrage.

    Et maintenant, dit-il, je voudrais que nous gotassions. . . On peut dire gotions . . . rectia Colee. . . . gotions ensemble ce beau gteau qui est une spcialit de mon

    pays.Il leur montrait un gteau-arbre, une sorte de tronc conique, creux

    dans le milieu et rugueux dune corce en sucre glac. Oui, dit Madame Baudoche, condition que vous me permeiez dy

    joindre une bouteille dun vieux bordeaux qui me vient de la famille V. . .Colee remonte de la cave, il leur montra les cadeaux aligns sur la

    nappe : des botes de ptisserie, un marzipande Nuremberg, tout noir,bard de gues, de noix et de pommes sches, des livres, un normeporte-cigare en fausse cume sur le bout duquel se tenait accroupiun sanglier, une douzaine de caleons o ses initiales taient large-ment brodes. Mais il exhiba avec le plus dorgueil un coussin detoile crue, sur lequel des arabesques de style moderne en cotonrouge dessinaient les mots de : Nurein Viertelstndchen,Seulementun tout petit quart dheure. Ctait le cadeau de sa ance. Sans doutequelle avait voulu, par ces mots, lui xer la dure de sa sieste. Et le pro-fesseur, avec un vritable aendrissement, leur dit :

    Il est rembourr de ses cheveux.

    29

  • Colee Baudoche Chapitre

    Colee et sa grandmre parurent stupfaites, et dune mme voixdemandrent :

    Comment, elle a coup ses cheveux ? e pensez-vous ? dit le professeur ; ce sont ceux qui tombent

    quand elle fait sa toilee.Ces dames taient proccupes de lui rendre sa politesse. Depuis 1904,

    un groupe de Messins fait venir, chaque hiver, des confrenciers de Pa-ris ; Madame Baudoche eut lide de conduire M. Asmus lune de cesrunions.

    Il a lair daimer beaucoup les choses franaises, disait-elle ; et puis,a le aera.

    Est-ce quon boit ? demanda le professeur.Il ne comprit pas le sursaut des deux femmes. Il tait bien de la race

    des idalistes qui, sur leur colline sacre de Bayreuth, aprs avoir entenduleur prophte durant une heure, slancent sur la bire et la charcuterie,et recommencent de rver et recommencent de sempirer, alternative-ment, dactes en entractes, incapables, ft-ce dans ces jours consacrs ausublime, dpurer leurs grossires habitudes.

    Tous les Messins qui gardent le souvenir de la France assistent auxconfrences. Ces soirs-l, rapparaissent un tas de boudeurs et de mi-santhropes, qui passent leur vie enferms chez eux pour ne pas voir lestransformations de leur ville. Des revenants extraordinaires, quelques-uns portant toujours la grande moustache impriale de lancienne arme.Ils entrent lHtel du Nord, dans la salle des confrences, avec un airde bataille. On les dirait venus en service command et pour entourer ledrapeau. leurs cts, ces vieilles demoiselles et ces veuves qui sont Metz les servantes du souvenir. Et puis quelques familles bien au com-plet : le mari, la femme, les jeunes gens, jusquau petit garon que lonrcompense davoir t sage.

    Ces deux, trois cents personnes sabordent avec une courtoise fami-liarit, sans clats de voix. On fait passer au premier rang les conseillersmunicipaux indignes, les membres de lAcadmie de Metz, quelquespersonnes de la noblesse venues des chteaux dalentour et les vieuxbourgeois notables. Mais quil survienne un conseiller de prfecture ouquelque ocier en uniforme, il faut bien les conduire, eux aussi, aux

    30

  • Colee Baudoche Chapitre

    places dhonneur. (Un certain nombre de tristes observateurs, dissmi-ns et l et que chacun depuis longtemps connat, ne parviennent pas dgrader par leur prsence cee soire, dont ils vont faire un rapportde police.) Vraiment la discrtion des toilees, la mesure des gestes etdes paroles, aussi bien que la parent des visages, saisissent au milieude cee ville demi germanise et sous les banderoles qua laisses ledernier concert dune corporation allemande. Cest bien l une socitimpnitente, les vestiges de la rpublique messine.

    Tel est le milieu o Madame Baudoche vient damener son locataireavec la vanit de linitier un monde dlite. La bonne dame, fort bienvtue, est assise, ayant sa droite ltranger, sa gauche sa lle, et dansson cur elle se rjouit comme unemarquise faisant admirer ses portraitsde famille.

    Cee qualit de la salle, lorateur parisien la sentit, ds quil savanasur lestrade, avec une force qui allait jusquau malaise. Non pas quil et,ce professionnel de la confrence, une imagination excessive, mais ctaitun Franais qui revenait sur un des plus tristes champs de bataille de sarace, et voici quil y trouvait, pour laccueillir avec une salve dapplaudis-sements, les blesss quon avait abandonns. oi ! vous tes toujoursl ? pensait-il. Et saisi dune motion quil navait pas prvue, il auraitvoulu se taire, couter ce touchant auditoire. Il improvisa une phrase sursa confusion de ne venir Metz que pour un bavardage. Cee pense, sivraie et profonde quelle ft, ne passa pas la rampe. Elle chappa ce pu-blic qui, dans cee minute, ne songeait qu se faire reconnatre, et de quitous les yeux disaient : Tu vas voir comme nous sommes des Franais,tes pareils. . .

    Mais le jeune homme ne pouvait pas sen tenir regarder avec amitides braves gens qui, tout de mme, avaient retenu leur place comme unspectacle. Il entra dans son rle de confrencier.

    Au jugement de tous, il avait choisi le plus beau des sujets : Lessoldats glorieux de la Lorraine. Mais, devant de tels auditeurs, quim-porte le sujet ! Ils nont pas besoin quon nomme la France ou Metz pourconnatre quil ne sagit de rien autre. Un beau langage, sans trop de mo-dernit, une loquence un peu acadmique, avec des pointes et des traits,voil une atmosphre o ils sont laise et que les Allemands ne peuvent

    31

  • Colee Baudoche Chapitre

    pas respirer. Cela, ils tenaient le faire entendre, de toutes les manires,au confrencier. Ils gueaient les moindres allusions. Vois, nous te sui-vons, nous te devanons, nous sommes naturellement capables de saisirtoutes les nesses de ton discours. Cest ce quun Prussien ne saurait faire.Et nous te savons gr de nous fournir loccasion demployer nos qualitshrditaires, que les Schwobs laissent moisir.

    Ce qui unit ces Lorrains, sur ces banquees, autour de la voix de lo-rateur, plus intimement quune famille ne sassemble autour de la che-mine en hiver, cest un sentiment dordre religieux. Des paroles qui nesont pas prononces, des vnements auxquels le confrencier ne fera pasallusion, hantent leur mmoire. Le moindre jeu du visage, un geste, un si-lence mme les branlent mieux que ne ferait la plus libre exposition ou laplus directe apostrophe. Et cee bonne volont envers ce Franais, ceeimpatience de lapprouver avant quil se soit expliqu, surtout ce dsir derire avant quil ait de lesprit, meut jusqu la tristesse.

    M. Asmus admire laisance des gestes, la clart et lharmonie de lalangue. Il trouve toutefois quon va trop vite. and la salle a bien ri, ilvoudrait que lon sarrtt un peu, pour que chacun et le temps de com-prendre le sens exact de ce rire. Il craint de se laisser sduire par un araitfrivole. Sans doute, un confrencier allemand, qui lit ou rcite un m-moire, semble tranant auprs de ce Franais, mais celui-ci ne sacrie-t-ilpas la beaut de la priode ?e restera-t-il de ce brillant feu dartice ?

    M. Asmus veut tout prendre au srieux. Cela lui fait commere descontresens. Le confrencier raconte la fameuse soire que passrent Burgos, en 1808, les trois Messins Lasalle, Du Cotlosquet et Rderer.Le gnral Lasalle, qui rentrait en France, demandait chacun :

    Vous ne me chargez de rien pour Madame ? Si vous voulez, gnral, lembrasser pour moi. Jai dj cee commission pour plus de vingt personnes. Je ferai

    face tout, messieurs, vous pouvez y compter. Hol ! hol ! scrie lAllemand qui redoute que le gnral Lasalle et

    ses petits-neveux messins ne manquent de sens moral. . .Ainsi travaille lesprit de M. Asmus, au milieu des Messins, dans la

    salle de lHtel du Nord. Il se tient crmonieusement, comme un digneprofesseur dans une fte ocielle ; mieux encore, comme un dieu germa-

    32

  • Colee Baudoche Chapitre

    nique qui assisterait un conciliabule des dieux latins, vaincus et chasssdu territoire. Il sintresse ces vieilles divinits ; il stonne quelles aientgard cee jeunesse, tant de ressort ; et, si les policiers, dissmins dans lasalle, voulaient troubler cet enchantement, cee nuit du Walpurgis clas-sique, en sa qualit de professeur, il serait tout prt sinterposer, tant ilest ravi de voir, vivant sous son regard, ce qui sommeillait dans un mornechapitre de son Manuel gnral de la civilisation.

    Onnapplaudit gure durant la confrence. Cee interruption semble-rait peu polie. Les Messins aendent que lorateur se lve pour manifesterleur plaisir, leur accord unanime. On vient de se revoir ; aprs trente-septans, lon constate que lon joue encore lunisson. Et, sur le seuil de l-Htel du Nord, la sortie, les sentiments de satisfaction schangent, sedveloppent, propagent une atmosphre favorable. Les dames Baudoche,sans prsenter leur compagnon, sexcusent un peu, de-ci de-l :

    Cest un professeur. Il a si fort le got de la langue franaise quenous avons pris sur nous de lui faire entendre ce qui peut amliorer sonaccent.

    Tous trois reviennent pied, heureux de respirer la fracheur. Ilscroisent dans la nuit des groupes de petites gens qui vont se coucher ensiant la sourdine la Marseillaise.Les deux femmes sont triomphanteset ramnent leur Allemand tout panoui. Assurment Colee et sa mrenont pas toujours compris le sens, et M. Asmus na pas toujours comprisles mots, mais ils savent bien, les uns et les autres, tout ce que cela voulaitdire. Et du profond de son cur, Madame Baudoche tire la morale de ceesoire, en faisant cee remarque, si vague, quavant la guerre Metzctait toujours ainsi .

    Il y eut une rumeur en ville jusqu dix heures, dix heures et demie. M.Asmus, avant de sendormir, labora beaucoup de rexions sur lesquellesil revint indniment, au cours des veilles qui suivirent, avec les damesBaudoche.

    Ctait toujours par la mme formule quil commenait : Ce qui ma frapp. . ., disait-il.Et lhonnte pdant traduisait en abstraction ce qui avait t vcu

    spontanment sous ses yeux. Tant de dlicatesse, aussi bien que les grcesde la pense, lui semblaient, de plus en plus, des vertus xes dans la na-

    33

  • Colee Baudoche Chapitre

    tion franaise par les loisirs de la richesse. Il tenta de calculer au boutde combien dannes, tant donn laccroissement des exportations prus-siennes, ses compatriotes de Knigsberg pourraient composer une pa-reille salle. Il croyait pouvoir armer qu Berlin, dj, on commenaitdavoir une fantaisie qui vaut lesprit franais.

    Ainsi, disait-il, mon dernier passage, jai vu dans les rues unerclame dune imagination charmante. Cest un laitier qui la trouve. Ilfait circuler des voitures somptueuses o de trs jolies lles, habillescomme des nourrices, portent en gros caractres la hauteur des seins : Lait pur.

    Fi ! quelle horreur ! dirent les deux femmes.M. Asmus, ravi dtre initi la politesse franaise, voulut son tour

    charmer les dames Baudoche, et il saisit une occasion de leur faire voir leprofond srieux germanique, dans sa double expression la plus gracieuse :la jeune lle et la musique.

    Madame Baudoche avait plusieurs fois racont quavant la guerre onfaisait dexcellente musique dans les salons de Metz et quun jour, au ch-teau de Gorze, elle avait vu le matre Ambroiseomas sasseoir au piano.M. Asmus orit ces dames de les introduire chez une matresse de chantqui donnait un concert dlves. La vieille Messine rpugnait se rendredans un milieu tout fait allemand, mais elle accepta pour ne pas dso-bliger le locataire.

    Une centaine de personnes staient runies qui commencrent sedistribuer les unes aux autres, et chacune par trois fois, des saluts m-caniques. Ctaient les parents et les amis des lves. Celles-ci, en petiterobe de mousseline blanche, occupaient les premiers rangs des chaises,et, tour tour, elles vinrent se produire sur la scne. Chacune dbutaitet nissait par une rvrence, dont elle faisait un des gestes les plus dis-gracieux quon puisse voir, mme en Allemagne. La lle tenant des deuxmains sa robe, droite et gauche, chit brusquement les genoux, sansincliner dune ligne son buste et tout le corps demeurant roide. Coleene put longtemps se tenir de rpondre cee double saccade par deuxsursauts involontaires.

    Mademoiselle, dit le docteur mcontent, je vois que vous tes trsmoqueuse.

    34

  • Colee Baudoche Chapitre

    Mais Colee maintenant surveille avec svrit, tout au fond de lasalle, une jeune lle, qui, en quiant lestrade, est alle rejoindre un lieu-tenant.

    Il est debout ; assise contre lui, elle lenlace du bras droit, et leursmainsse rejoignent sur la garde du sabre. Elle appuie sa tte amoureuse sur lahanche gauche du guerrier, qui, sans chir la colonne vertbrale et raidedans son col, abaisse vers elle un regardmartial. Indcence nave qui, danscee foule, nahurit que la petite Colee.

    Ce sont des ancs, dit avec componction le professeur.Ce mot magique na pas la vertu de troubler le got de Colee. Elle r-

    prouve dinstinct une fausse sentimentalit dans toutes ces mousselines,une caricature du sublime dans ces roucoulements musicaux, une paradementeuse de tendresse dans ces langueurs en public. Bien quelle soit in-capable de faire lanalyse de ces aectations, cee petite Messine positiveva droit leur mensonge.

    Rien nexcite davantage notre ironie quun matre en qui nous recon-naissons de vritables infriorits. Les res populations lorraines aurontdisparu, le jour o, dans le pays messin, ce sera ni de rire de vainqueursaussi balourds.

    Un soir de fvrier, M. Asmus annona que lempereur et la familleimpriale, alors en sjour au modeste chteau dUrville, allaient venir Metz pour une fte militaire et quon les recevrait avec un apparat inac-coutum. Il orait aux deux dames ses fentres, do lon voit, sur lautrect de la Moselle, toute la place de la Prfecture.

    MadameBaudoche remercia en termes prudents et Colee se tut.Maislui, bien loign dadmere un refus, rserva leurs places. De plus, il in-vita quelques-uns de ses collgues, avec un secret plaisir de leur montrerses logeuses, car il croyait deviner chez eux des prventions qui le contra-riaient.

    Bientt les immigrs commencrent parer leurs maisons. Ils sy em-ployaient avec zle. Monts sur des chelles, penchs leurs fentres, ilsexposaient des bustes de Guillaume II, clouaient des draps et des bran-chages, collaient des aigles stylises, talaient des ventails de couleurtendre et piquaient dans la mousse unemultitude de petits drapeaux den-fants. Mais le principal moyen dcoratif que connaissent les gens venus

    35

  • Colee Baudoche Chapitre

    doutre-Rhin, ce sont dpaisses guirlandes de sapin, graves jusqu la tris-tesse. and elles encadrent le drapeau noir et blanc de la Prusse, ellesproduisent un eet dune beaut spulcrale. Heureusement les charcute-ries taient en liesse, qui prsentent, dans les quartiers germaniss, uneespce de physionomie ocielle et tiennent, avec plus de splendeur, lerang de nos bureaux de tabac. Leur parfaite satisfaction corrigeait las-pect un peu funraire de cee ville pare la prussienne.

    Le jour venu, et toutes choses tant bien en place, les gens se mirenten mouvement. Des jeunes lles habilles de blanc, avec des bas et dessouliers noirs, se rendaient au point o elles devaient orir des eurs limpratrice. De vieux guerriers, en casquees militaires et couvertsde mdailles, arrivaient des lointains villages pour assurer le service delenthousiasme. Ce ntait partout que les chapeaux hauts de forme desinnombrables socits germaniques. Mais tout cdait la splendeur desociers, graves et vtus de couleurs tendres, menant des soldats baantsneufs.

    Cest une chose toujours mouvante, ces corps de troupe qui se d-placent dans tous les sens, travers une ville resserre et sonore, ces voixbrutales qui donnent des ordres, ce pas lourd, scand, puis le Halte ! et le bruit des crosses, et plus encore le silence qui succde. Limmobilitque la force parvient soudain simposer, invite la crainte et nous rendsensible, mieux quaucune agitation, la puissance.

    Les jeunes professeurs arrivrent chez Asmus avec une certaine exci-tation nerveuse dordre patriotique. Mais ces dames se faisaient aendre.Et quand la Mutecommena de tinter sourdement pour avertir que lem-pereur pntrait dans Metz, M. Asmus alla frapper leur porte avec unpeu dimpatience.

    Madame Baudoche, Mademoiselle Colee !Vous tes trop aimable, dit la grandmre ; nous voulons vous laisser

    avec vos amis.Et comme il assurait que ceux-ci seraient trs heureux de leur faire

    place, Colee rpondit quelles avaient tellement faire !Le naf jeune homme ressentit une dception que quelque chose de

    gracieux, daimable ft spar de la force et du loyalisme. Cee spara-tion contrariait le sentiment noble quil prouvait dans cee minute, et il

    36

  • Colee Baudoche Chapitre

    insista avec sincrit : Allons, Mademoiselle, pour le passage de lempereur, vous pouvez

    vous interrompre un instant. Merci, Monsieur ; je ny tiens pas trop.Voil donc le fond de leur me ! Ah ! vraiment, il ne les aurait pas

    crues aussi chauvines .Colee rpondit avec douceur : Nest-il pas naturel, Monsieur le docteur, que nous tchions dviter

    ce qui nous ariste ?Ses amis lappelaient. La Mutersonnait toujours ; la musique enton-

    nait la Marche de Sambre-et-Meuseque les Alsaciens-Lorrains emploientvolontiers pour exprimer leur opposition et que lempereur a jug ha-bile dadopter. Ces airs guerriers, dans les rues messines, vrais couloirsde forteresse, cest quelque chose de lourd qui martle les murailles et lescurs, et qui donne une impression formidable de puissance. cee mi-nute, il se faisait, chez tous les Allemands, une communion de penses etde sentiments, une vaste unit spirituelle. Une sorte de tempte arrivaitdu fond de la Prusse, une onde irrsistible et insaisissable, bien plus large,paisse, aveuglante que les nuages de poussire quavaient soulevs dUr-ville Metz les automobiles impriales. travers les rues troites de sabelle cit, de sa noble prise, lempereur allemand savanait cheval.

    En tte du cortge, un escadron de uhlans prcdait la voiture, ae-le la Daumont, de limpratrice, auprs de qui tait assise la princessehritire du trne. Limpratrice saluait sans trve, avec la bonne grcedune vieille dame au coin de sa chemine ; la jeune princesse avait lasveltesse et presque la gaiet dune joueuse de tennis. Aprs elles, venaitle groupe magnique des cavaliers impriaux, Guillaume et ses ls, enca-drs de leurs ociers dordonnance. Lempereur en uniforme blanc, avecune charpe orange et le bton de marchal la main, chevauchait dansune aitude imposante, proccup, semble-t-il, de donner une image dela force plutt que de sduire. Sans un sourire et gardant une constanteraideur de tout le corps, il promenait, droite et gauche, des regards dematre, comme un inspecteur gnral de lempire. Pourtant, sil voyait unbalcon avec des dames, une demeure plus lgante, il saluait. Les guresjeunes et saines de ses ls compltaient dune belle esprance ces vigou-

    37

  • Colee Baudoche Chapitre

    reuses ralits. Un escadron de uhlans, puis une cohorte dcuyers ou delaquais cheval fermaient la marche, suivis dune le de dignitaires envoitures.

    Les tintements graves de laMute,et les sonneries de toutes les glisesse mlaient aux acclamations loyales des Allemands. Parfois, sur un es-pace de trente ou quarante mtres, en place des hoch ! rgnait un mornesilence et nulle tte ne se dcouvrait ; le er cortge traversait un lot din-dignes. Mais cee abstention ne pouvait que rappeler aux vainqueurslorgueil de fouler une nation de vaincus.

    Les jeunes professeurs naperurent quune seconde lempereur, quandil descendait vers le pont, la hauteur de la rue des Piques ; mais ils le re-virent amplement, le chef de leur race, sitt quil arriva de lautre ct dela rivire, sur la vaste place o les aigles de Napolon dcorent encore laPrfecture, et que lamusique entonna lhymne national allemand : Nouste saluons, couronn des lauriers du vainqueur.

    el spectacle saisissant et qui ranime chez tous lenthousiasme de lavictoire !

    Chacun des htes de M. Asmus participe des plaisirs dorgueil de sonempereur. Il est l, entour des siens, dans un appareil la fois majestueuxet familial, celui qui incarne les morts, les vivants et ceux qui natront.elles doivent tre les sensations dun tel hros ! Ce nest pas donn un loyal sujet de les connatre, mais quun Allemand les prouve dansleur plnitude, voil qui panouit lorgueil de chacun. M. Asmus, ceeminute, tait spar par un abme des dames Baudoche. Il ntait pluscelui qui, durant quelques semaines, stait laiss sduire par une petiteintimit monotone et froide. Mais le cur tout en feu, il voyait les deuxfemmes comme des rebelles tapies au fond de leur obscure retraite.

    Ses camarades lentranrent. Les brasseries regorgeaient dociers,de fonctionnaires avec leurs familles et de vieux guerriers aux gosiers des-schs par les hoch !Linoubliable Grand-Pre, lpe de Brandebourg, leloyal Allemand et le dle Pomranien, toute la ferblanterie de lempire,sentrechoquaient dans une multitude de toasts. Les orchestres jouaientsans relche des morceaux patriotiques, et de temps autre, sils enton-naient la Wachtam Rhein,la salle entire chantait. Dans la griserie detout ce peuple de Germains, on sentait lorgueil de se trouver sur un

    38

  • Colee Baudoche Chapitre

    sol conquis. Les sentiments guerriers hrditaires, depuis longtemps as-soupis chez le jeune professeur, reprenaient en lui toute leur virulence.Il jouissait comme dune vertu et dune volupt dentrer, avec toute saforce individuelle, dans un ensemble, pour devenir lhumble molculedun grand corps.

    Cee fraternelle entente de M. Asmus avec ses collgues se maintintaprs le dpart de lempereur. Aumilieu de mars, il continuait de dserter,chaque soir, la lampe et les conversations des dames Baudoche.

    cee date, les murs de Metz se couvrent daches annonant partrois mots, joyeux comme un bulletin de victoire, que Salvator est arriv.Etlon voit les Allemands se ruer dans les brasseries. Salvator est une birede Munich, fameuse dans sa fracheur, quils boivent jusquau vomisse-ment.and ils ne peuvent plus parler, il sut quils laissent lev le cou-vercle de leurs pots bire, et les servantes, toujours lymphatiques, maislectrises par cee grande semaine, ramassent les pots, ne les rincentplus, les remplissent et les confondent. i sen plaindrait dans cee im-mense communion ?

    Mais il arrive des accidents, et M. Asmus lallait voir.Une nuit, vers deux heures du matin, Colee entendit un pas lourd

    qui titubait, trbuchait chaque marche : Bon, dit-elle avec dgot, cestllectricien. Pauvre femme ! Mais le pas sarrtait au premier tage ; uneclef ttonnait autour de la serrure ; puis des jurons : la voix du professeur !Le sentiment de lhonneur du foyer envahit subitement la jeune lle. Ellese lve, court la porte, ordonne livrogne daendre, hsite rveillersa mre, shabille, sindigne lide que les voisins pourront dire : Ah !bien, il en fait une vie, lAllemand de chez les Baudoche ! et puis luiouvre.

    el sale maintien il avait, tout souill et pench contre le mur ! Unhomme si instruit et tellement honnte ! Alors, sans marquer dindigna-tion ni de colre, mais lui imposant par sa svrit, elle le mne jusquechez lui, ne saarde pas aux remerciements quil balbutie dune languetrop lourde, et revenue auprs de sa mre qui dort toujours, elle se dit :

    Tant de belles choses quil nous a racontes sur la noble vie familialedans son pays ne rendent que plus odieuse sa conduite. Serait-ce doncquil nous mprise ?

    39

  • Colee Baudoche Chapitre

    Le lendemain, son rveil, lAllemand estima quil devait des remer-ciements la jeune lle. Il sarrangea pour la rencontrer au bas de lesca-lier et lui dit avec une paisible assurance :

    Je vous ai fait bien des ennuis, hier soir, Mademoiselle Colee. Jevous remercie davoir t si bonne pour moi.

    Ah ! Monsieur le docteur, jamais je naurais cru que vous pussiezvous mere dans un tat pareil !

    Ce sont nos murs, dit-il.Et sur un ton plaisant, il exposa que depuis quil est question des Ger-

    mains dans le monde, on leur voit cee habitude nationale de boire, etquaujourdhui encore cest le vice dont se glorient les plus illustres ci-toyens de lempire. Il ajouta que lusage de la bire, trs nourrissante etpeu riche en alcool, entretenait la force musculaire des Allemands.

    Alors, dit la jeune lle, chez vous autres, un Monsieur a le droit dese montrer plus grossier que ne voudrait ltre un simple ouvrier messin ?

    M. Asmus sentit confusment quil venait de se mere dans son tort,et, comme il tait net dans toutes ses actions, ds le soir mme, au lieude sortir, il revint occuper sa place dans la salle manger. Les paisiblesconversations reprirent. Il crut voir que Madame Baudoche sen flicitait,mais que la jeune lle tenait dsormais en suspicion lidalisme de lAlle-magne. Et prudemment il se rfugia dans la collection de lAustrasie.

    Un soir, il lisait haute voix un article potique, quand clata sur leursttes un areux vacarme de meubles renverss.

    Krauss a bu, dit Madame Baudoche.Le professeur regarda Colee.Mais l-haut maintenant, les cris se mlaient un fracas de vaisselle

    et si fort que tous trois, pouvants, ils gravirent en hte lescalier.Chez les Krauss, ils trouvrent, dans une chambre bouleverse, toute

    la famille en bataille autour de livrogne croul. Voyez-le ! dit la femme en le montrant aux dames Baudoche.

    Mes parents ne mont jamais pardonn mon mariage avec lui. Eh bien !croiriez-vous quil vient daller leur demander de largent ? Faut-il treassez Prussien pour manquer ainsi de cur !

    cee minute, le petit garon de sept ans, qui se tenait cramponn enpleurant aux jupes de samre, la saisit par les mains et la gure suppliante

    40

  • Colee Baudoche Chapitre

    tourne vers elle, lui cria : Nest-ce pas, maman, que je ne suis