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  • SRIE NOIRE

    Maurice Dantec

    L o tombentles anges

    Nouvelle

    SVM MAC - GALLIMARD

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  • Maurice Dantec

    L o tombentles anges

    A mon pre, Gilbert Souchal, rsistant et homme libre,Aux Bosniaques, pour les mmes raisons,A Sylvie, et notre fille, encore venir

    Cest la grande dglingueLa dcadence totaleLa dcade danges en descente dacideLe skylab en chute libreCest le crashVas-y bb cloue-moi,Screw-moi, shoote-moi, kamikaze-moiJsuis le point dimpactEt jcrois bienQuils vont balancer les gazJsuis plus rien, mais jsuis toutPas grand-chose mais jmen fousJsuis le kid dHiroshimaJsuis le fils de NagasakiJsuis le zro, baby, le zro et linfini(Pat Panik & MC Lunar, Le Zro et lInfini)

    Remerciements au journal Le Monde, dans lequel cette nouvelle ft publie

    pour la premire fois le 21 septembre 1995.

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    1Conversation avec un clown

    sign John Wayne Gacy

    Il faisait une putain de chaleur et jtais en train de me dire que je hassais le moisde juin et les baies vitres.

    Ctait pas vraiment cause de la clim en rideau depuis des jours, ni mme causedes loyers en retard qui saccumulaient, par simple je-men-foutisme, ni du courrierassez sec du proprio que javais trouv dans la messagerie, en allumant la consoledun coup de zappeur.

    Non, javais simplement vue plongeante sur le carrefour, derrire lequel se dres-saient les btiments de la nouvelle universit. Les baies vitres ntaient pas pro-grammables dans larcologie Youri Gagarine lpoque, et la disposition de monbureau ne men faisait pas rater une miette.

    Les filles rayonnantes de beaut et de sensualit, les formes en veil, la peau dorepar la lumire du soleil, les mouvements ondulants des croupes, la danse jumelle despoitrines qui oscillaient en rythme sous les tissus insolents de lgret, les jambesdcouvertes jusqu lextrme limite, tout cela sanimait sur lcran de plexi, avec lab-sence de piti coutumire de la vie en plein apoge.

    Je pianotais sans conviction sur le clavier, manipulais vaguement quelques objetsvirtuels avec le glove, naviguant dans le Net la recherche dinformations pour lesdeux-trois affaires en cours. Je rlais contre la clim, qui ne fonctionnait que parintermittence, alors quun dpanneur stait dplac dj deux fois en dix jours. Jemattendais ce que le systme de filtrage antibactrien tombe en rade son tour,ou les alertes antiradiations, ou une autre catastrophe dans ce got-l. Je pestaiscontre tout en gnral, et contre la chaleur, lt, et la sexualit en particulier. Il mar-rivait franchement davoir des dparts de trique soudains, lors de ces aprs-midimoites, longs comme des tunnels dautoroute. Le plus difficile, dans ces cas-l, cestde revenir la position initiale sans stre obligatoirement tap tout le parcours fl-ch, jusqu linvitable papier Kleenex.

    Dun geste, jaurais pu me brancher sur une des chanes pornos du rseau, tl-charger quelques logiciels bien vicelards et passer commande dune combi cybersex une bote de location spcialise de Grand Tunnel, prs des quais. Evidemment,jaurais surtout pu faire valser le neurocasque, les gloves et le clavier, et sortir dansla rue, deux tages plus bas, me frotter toute cette vie qui se dchanait dans la baievitre, comme un aquarium insupportable de fminit. Dans les deux cas, lintelli-gence artificielle de la Compagnie aurait pas apprci.

    Jai pas encore eu le temps de vous parler du boulot que je faisais lpoque, mais,comme la plupart des heureux lus qui pouvaient se vanter davoir un job, mesheures de tltravail taient troitement surveilles par la neuromatrice , qui, ilfaut le reconnatre, se tapait le plus gros du taf. Les neuromatrices sont laboutisse-

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    ment de toutes les recherches menes depuis la fin du XXe sicle sur les agentsintelligents , ces logiciels qui permirent peu peu lhumanit de naviguer dansdes masses sans cesse croissantes dinformations.

    Les intelligences artificielles sont des tres proto-conscients , selon la termi-nologie scientifique en vigueur, au quotidien, a veut dire quelles sont encore assezloin de lhumanit. Elles sont gnralement loyales, et rfractaires aux tentations surlesquelles nous avons bti notre histoire. Largent les laisse indiffrentes, le pouvoirne les intresse pas, et leur sexualit reste une vague hypothse, dans un avenir trsincertain. Tenter de corrompre une intelligence artificielle revient discuter math-matiques fractales avec un poirier, ou un prsentateur de tl.

    Mon travail pouvait sapparenter celui des privs, les mythiques dtectives dusicle prcdent. Moi aussi, jtais pay pour collecter des informations. Il marrivaitparfois de me comparer un Marlowe ou un Sam Spade de lge neurocyber ,surtout lorsquil sagissait de frimer une gonzesse au Machine Head, ou chez MCRandom, les bars de Grand Tunnel o je flinguais mes nuits coups de molculesdiverses et de bires de contrebande indochinoises. Evidemment, je passais soussilence la ralit moins tapageuse dont tait compos notre quotidien laCompagnie.

    La Compagnie. Cest comme a quon appelait notre employeur, entre nous, lAgence Oshiro de PariSud. Une sorte de coutume qui stait repasse de gnra-tion en gnration depuis la cration de lentreprise Oshiro Security andTechnology, au dbut du sicle, par un ancien agent nippo-amricain de la NSA.

    Comme tous les autres, jtais autonome, avec un contrat qui me liait la bote,et une obligation de rsultat. Javais t engag par Oshiro lt prcdent, et au boutdun an je men sortais tout juste. Cest peine si les deux coups brillants mensdentre de jeu, ds mon embauche, me faisait esprer un poil de sollicitude de lapart des patrons de lagence locale, les frres Kemal, des Turcs qui on la faisait pas.

    Comme tous les autres, mon boulot consistait surveiller les systmes dinfor-mation de personnes prives ou dentreprises sensibles. Des compagnies high-tech,ou des financiers internationaux, qui devaient se protger du froce apptit despirates technos. On surveillait les communications internes et externes de lentrepri-se, ou du raider. On pistait les traces de virus ventuels, on traquait les systmes des-pionnage ennemis et on naviguait sur le Net la recherche de renseignements sur lescompagnies ou investisseurs rivaux.

    Entre autres, on devait sassurer en permanence du bon fonctionnement des sys-tmes de scurit, et on tait habilits mener de fausses oprations dintrusion,pour les tester.

    Sr que a on savait faire.Ctait notre truc, cest pour a quon avait t engags.Comme tous les autres ou presque, javais commenc ma carrire de lautre ct

    de la barrire.Pendant cinq ans, avec Zlatko et Djamel, on a parcouru le rseau, sous des iden-

    tits changeantes. On oprait en groupe, en partageant les risques, nos trucs, noslogiciels et en laborant une stratgie commune, qui visait gnralement attaquerla cible de trois cts la fois, avec une opration de diversion, camouflant undeuxime leurre, masquant la vraie manuvre. Ou alors des intrusions croises ,

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    qui faisaient perdre la boule aux logiciels antivirus et aux agents de scurit desgrandes compagnies, nos cibles de prdilection. On vidait des comptes, on craquaitdes cartes de crdit, et on piratait des secrets industriels quon revendait ensuite prix dor des Triades asiatiques, installes au sud de la Cit-Muse de Paris-Ville-Lumire. Lancienne capitale tait devenue un parc touristique gant dEuroDisneyUnlimited, alors que jtais encore tout mme, lorsque le pays, ruin par deux dcen-nies de dclin et de guerres civiles, avait t mis aux enchres par la communautinternationale. Au sud du treizime arrondissement, autour du vieux complexeChinagora, les mafias asiatiques avaient difi un vritable Las Vegas, la face noc-turne de Paris-Ville-Lumire. Les cars de touristes japonais, chinois, arabes ourusses qui se dversaient le jour dans les diffrents quartiers reconstitus (leMontparnasse des annes vingt, le Palais-Royal de lpoque de Molire, leMontmartre des symbolistes, le Saint-Germain existentialiste de laprs-deuximeguerre mondiale), tous ces autobus lectriques aux couleurs criardes franchissaient lafrontire de lancien priphrique ds que la nuit tombait, pour approvisionner lescaisses des Triades, aprs avoir rempli celles du ministre du patrimoine culturel etdEuroDisney.

    Tout a pour dire que les Triades payaient rudement bien, elles auraient puracheter la Compagnie de Mickey Mouse et la ville de Paris, cash, si elles navaientpas intelligemment prfr les racketter.

    Pour nous, a a bien march pendant cinq ans. On se faisait du pognon, on com-menait frquenter les clbrits du sub-monde , on vivait comme des rock-stars, harcels de groupies en chaleur, quon retrouvait jusque dans nos plumards,aprs une nuit passe se faire vider dans un HyperDme quelconque, par dautrescratures au sexe indtermin. Ce fut la grande poque des premiers hallucinognes dimension neurofractale, les premires neuronexions avec des cerveaux artificiels,les expriences cyberdliques , o plusieurs esprits humains se partageaient lesressources dune intelligence artificielle, tout a on se le prit de plein fouet, en plei-ne ascension. On parlait de rupture pistmologique majeure, des sociologues, desco-ethnologues proclamrent la venue dun nouvel ge. Nous, on se tapait des gon-zesses, on se neurobranchait sur des univers virtuels quon crait plusieurs, ou ensolitaire, on avalait toutes les molcules disponibles dun bout lautre de la plan-te, et on vidait des comptes pour alimenter la machine.

    a pouvait pas durer ternellement, cest sr.

    *

    Le premier stre fait serrer, cest Djamel. Au printemps 2032, les flics de laCeinture lont chop pour une obscure histoire de sexe et de drogue illicite avec unemineure, et lors dune perquise ils sont tombs sur ses disques secrets , bourrsde neurovirus dernire gnration, des trucs quil achetait rgulirement une TriadedIvry. Cest pass au ras de nos fesses, Zlatko et moi. On sest vanouis dans lanature, chacun de son ct, en se demandant si Djamel respecterait notre codedhonneur, celui de ne trahir en aucun cas ses associs, et de porter le chapeau, seul,en cas de problme. Zlatko sest cass pour le Brsil, o je crois quil est encore, moijai commis lerreur de rester dans le coin, en Europe, pas trop loin.

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    Je suis all en Tchcoslovaquie, sous une fausse identit, puis en Hongrie, sousune autre. Je suis rest deux ans Budapest, avec une migre no-zlandaise. Quandelle ma plaqu pour un type qui essayait vraiment de faire quelque chose de savie , un jeune peintre amricain qui faisait beaucoup defforts pour ressembler Warhol, jai zon en Allemagne, vidant ce qui me restait de pognon, et un beaumatin je me suis retrouv dans une bagnole qui partait pour Paris, avec un Danoiset deux Allemandes de Berlin. Jy grillais ma dernire identit factice, ainsi que plu-sieurs millions de neurones, dans une drive qui dura prs dune semaine. Unesemaine de dinguerie pure, faite de sexe dans toutes les positions et tous les endroitspossibles, de jour, de nuit, larrt, en roulant, le tout avec un stock de drogues neu-rofractales illicites que javais dnich dans un cyberbazar moiti clando, prs delancien Mur.

    En arrivant, il me restait de quoi survivre un mois ou deux dans un htel deseconde zone. Jai mme pas pens quun autre choix tait possible.

    Trois mois plus tard, javais dj dtourn un bon paquet de comptes bancaires,en me servant dun Personal neuroComputer dernier cri, dop par une volumineusepanoplie de logiciels interdits, une association avec Youri Krevtchenko, le seul vraipote que jai jamais eu dans la conurb sud, part Zlatko et Djamel.

    Les choses taient dj en train de changer lpoque.Larme amricaine avait, parat-il, dot ses intelligences artificielles de neuro-

    toxines mortelles, pour tout visiteur intempestif lintrieur de ses bases de donnesstratgiques. Le sujet tait en discussion dans plusieurs Forums de lONU lpoque, mais un agent des services secrets amricains, qui dsirait garder son inco-gnito, avait fait savoir sur le Net que peu importe la dcision que prendra lONU en lamatire, nous savons fabriquer ces programmes, nous possdons la technologie ncessaire, cela veut direquils pourront tre ractivs tout moment, et dans le plus grand secret bien entendu .

    a avait le mrite dtre clair.Et a provoqua la mort de Dixon Orbit, un de mes potes du sub-monde , un

    type dAutobahn-City, dans la Ruhr. Il commit lerreur de sattaquer une entre-prise qui servait de couverture la CIA, ou un de ses drivs, on ne sut jamais vrai-ment. Lorsquil ressortit de lunivers neurovirtuel, quil retira son casque-interface etdcida de se taper une vire dans un bar, pour boire une bire, se lever une pute etfter a dignement toute la nuit, il tait juste en descente de neurofractales, un tatnormal pour tout pirate techno, la longue.

    Il sest allong sur le lit, sest endormi et ne sest jamais rveill.On la retrouv dix jours plus tard. Ctait lt. Un t hyper-chaud, un des pre-

    miers grands ts tropicaux, en Europe. Le voisin qui avait un double des cls et quia pntr dans lappartement pensait avoir affaire une simple panne de courant, et des steaks de cloneviande qui auraient pourri dans le bac dun conglo.

    Les toubibs conclurent une rupture danvrisme, tout en indiquant la prsencede protines bizarres et des traces rsiduelles de drogues qui pourraient les expliquer.

    En un an, une dizaine de cas analogues se produisirent, rien que dans mon sec-teur, la conurb PariSud.

    Pour Kader Speed17 , de Crteil, la chose se passa ainsi : un jour il se bran-cha sur un univers virtuel de sa confection, lintrieur de son propre neuromonde.Il le fit sans savoir que, lors de sa dernire neuronexion avec lextrieur, les flics de

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    la TechnoPol y avait infiltr un virus militaire trs puissant. Son IA personnelle luiparaissait toujours dvoue, mais ntait plus quun clone qui travaillait pour lenne-mi, une brigade spcialise de la Ceinture Sud. En trois mois, la neuromatrice enre-gistra assez de dlits pour que les flics lenvoient au frais une bonne dizaine dan-nes. Il y est mort au bout de cinq, lors de lpidmie de mningite mutante.

    Pour moi, ce fut encore diffrent.Un soir, aprs mtre gentiment branch sur un SexNet japonais, javais driv

    dans quelques banques dinformations svrement protges, en compagnie dunejeune Chinoise qui je faisais mon numro, alors quelle tait physiquement douzemille kilomtres de l. La fille proposa de me neurocharger un nouvel halluci-nogne fractal que les tudiants de luniversit de Shanghai fabriquaient sous le man-teau. Jai accept.

    Ce soir-l, la nuit tait belle, je men souviens clairement. La fille de Shanghai mavamp, on a fait lamour via le rseau, en tat neurotronique , comme dautresmillions dtres humains, puis je me suis couch, sombrant dans le sommeil alorsque le soleil se levait.

    Jai fait un drle de rve cette nuit -l. Je me suis retrouv avec la Chinoisedans une cabine spatiale, o on a test chaque cloison, chaque recoin, un Kama-Sutra complet en gravit zro. a me sembla durer des heures chaque fois, et entrechaque coup on discutait, en tat dapesanteur. Je savais pas ce que je lui racontaisau rve de Chinoise, mais jarrtais pas, et je sais pas combien de temps a a dur.Un matin je me suis rveill, avec une solide gueule de bois, et limpression trs nettede la non-gravit dans toute ma charpente. Je me suis dit que les biochimistes deluniversit de Shanghai taient de sacrs petits rigolos. Jtais en train de me dirigervers la salle de bains dun pas hsitant, quand mon IA personnelle ma prvenu quuncode de perquisition judiciaire venait de lui arriver, et quune dizaine de flics sor-taient linstant de lascenseur. Moins de trente secondes plus tard, un type de centkilos me lisait mes droits assis sur mon dos, en me passant sans mnagement unepaire de menottes magntiques radiomission. Ma tte tait coince de telle mani-re que je pouvais voir les restes de la porte encore fumants, l o les microbillesdexogne avaient fait exploser les gonds.

    Les flics mont fait couter les enregistrements de ma voix, balanant Djamel,Zlatko, moi-mme et deux ou trois intermdiaires avec lesquels on traitait habituel-lement. Avec les dtails prcis, les noms de code, les filires, les techniques et les neu-rogiciels utiliss. Tout.

    La Chinoise tait un de leurs programmes dernier cri et lhallucinogne de luni-versit de Shanghai cachait un des plus puissants inhibiteurs de volont leur disposi-tion. Un logiciel neuroviral retardement, post-stimulation onirique. Mes systmesde contre-mesures ny avaient vu que du feu.

    A part le fait quils pouvaient tout moment faire courir la rumeur, preuves lappui, que jtais une balance, ils mont dit quils avaient de quoi me faire plongerpour plusieurs dcennies, mais que, si je faisais ce quon me disait, je me taperaisjuste quelques annes de taule, aprs quoi on saurait utiliser mes talents. A mon pro-cs, je me suis rendu compte quun certain nombre de dlits commis avaient t pas-ss sous silence. Jai pris huit ans, quand mme, dont trois avec sursis, puisque ctaitma premire condamnation.

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    Jai fait deux ans et des bananes la toute nouvelle Centrale de Viroflay. Un enferhigh-tech de bton et dalliages composites, film en continu par la micro-camra desurveillance quon vous implantait sur le nerf optique, afin de suivre vos faits etgestes en vision subjective, nuit et jour. Les matons faisaient des paris divers etvaris, sur la taille, la vitesse, lendurance, en observant les branlettes. On disait lpoque que des prototypes de puces pouvant enregistrer les rves taient ltudechez les fabricants de processeurs. Dans la prison, le bruit courait que la Centrale deViroflay sen doterait ds quils seraient lancs sur le march, pour en quiper lesbotes crniennes des rsidents.

    Jai eu droit une remise de peine, mais les flics mattendaient la sortie, commeprvu. Fallait maintenant que je respecte lautre terme du contrat. Ils mont dabordfourgu un paquet de fausses identits, un neurocomputer de pointe, puis coll auxbaskets de plusieurs reprsentants de la nouvelle gnration des techno-pirates, et jedois dire que jen ai fait tomber quelques-uns. a ne ma valu que les flicitationssardoniques de lofficier qui dirigeait la brigade. Aprs, jai t intgr une branchede la TechnoPol appele Cellule Cyclope , un service spcialis dans les coupsfoireux, comme les coutes clandestines de certains membres de lEuroklatura. Jairapidement compris que les flics voulaient me mouiller fond, direct dans le paquetde merde, afin que je ne sois jamais tent de faire machine arrire. Que ce soit vis--vis de mes anciens potes, ou du pouvoir lgal, quelques informations savammentdistilles feraient de moi un pestifr la seconde o elles seraient connues. Centait mme pas subtil. Ctait juste efficace comme la mchoire dun compresseurde voitures.

    Dans ce service taient regroups tous les types quon pouvait envoyer au casse-pipe, ou quon voulait prouver, les rleurs, les marginaux, les grills du cervelet, lespeigne-culs indcrottables du prcdent rgime, des mecs comme moi, la crme.Yavait mme pas de hirarchie dans la cellule, part le sous-officier qui nous diri-geait de loin, personne voulait tre le fusible dun truc pareil.

    Daprs ce que je sais, cette cellule uvrait dans la plus totale illgalit : ellentait connue que du patron de la TechnoPol et de grosses huiles des services derenseignements de la Prsidence-Direction-Gnrale du pays. Elle changeait tout letemps de nom et de personnel. Personne ny restait plus de deux ans. Je nai paschapp la rgle.

    Les flics mont relch au bout de cinq annes bien remplies, avec un petit moisde salaire davance et une lettre de recommandation pour une bote de scurit infor-matique dirige par deux anciens flics la retraite. Jai pass un an et demi lAgenceJanacek & Silveri, puis, sur un coup de tte, aprs une engueulade succdant unrefus daugmentation, je me suis barr chez le concurrent le plus direct.

    Un an peine avait pass et jtais dj en train de me demander o jallais atter-rir quand lt serait fini.

    Comme je vous le disais il faisait chaud, javais la tte ailleurs, et la queue en plei-ne inspiration.

    Cest ce moment-l que Youri a appel.

    *

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    Il avait choisi un de ses clones spciaux pour communiquer, un joker tte declown, inspir des dessins dun tueur en srie de lIndiana, au sicle dernier, uneimage qui signifiait demble quil y avait des emmerdes lhorizon.

    Youri, je lai toujours considr comme lun des ntres, mme sil na jamais piquun kopeck qui que ce soit.

    Youri tait plus vieux que moi, il allait gentiment sur ses soixante, mme sil enfaisait presque dix de moins. Il avait quitt la Russie vers lge de dix ans, la findes annes 90, avec ses parents, pour sinstaller en France. Plus tard, il tait devenuun des plus jeunes profs de luniversit de Grenoble, mais on lui avait retir sa chai-re de physique nuclaire parce quil ntait pas franais, avant quon lui interdisepurement et simplement denseigner. Ctait pendant les annes noires du pays, alorsque jtais quun gosse qui apprenait marcher, puis manipuler des consoles neu-rovido indonsiennes de contrebande, de vagues souvenirs pas trs marrants, maisvite effacs pour moi. Mais pas pour Youri. Il a d se dmerder avec des petits bou-lots et des postes de matre-auxiliaire bouche-trou dans des coles prives, tout justetolrs. Comme il me disait, sa seule chance lpoque, ctait dtre russe, avec desyeux bleus et des cheveux blonds. Ses potes blacks ou dorigine beur se retrouvrentboueurs, ou en centre de rducation. Puis quand la dictature nationale-populaireest tombe, ruine par le dsastre conomique, et que cest une administration delONU qui a pris en charge les destines du pays, ce fut peine mieux, un simpleposte dassistant dans une fac prive de seconde catgorie. Et, dornavant, il taittrop vieux pour rejoindre le nouveau ministre de lducation et de la recherche misen place par lEurocorporation et la Prsidence-Direction-Gnrale. Alors il survi-vait en donnant des cours privs, en publiant des articles dans une poigne de revueset en aidant des mecs comme moi, uniquement parce quon stait connu la fac,lors de mon passage-clair pas loin de vingt ans auparavant.

    Youri tait un as des computers, ce qui lui avait valu quelques grosses embrouillesdurant lpoque de la Fronde nationale, quand le rgime avait essay dinterdire lesparaboles, les modems et les premiers neuro-ordinateurs, avec leur cortge de droguesfractales. Il avait finalement rejoint un groupe de dissidents qui publiait des samiz-dats sur le Net, puis un des tout premiers rseaux de rsistance ayant conduit des op-rations de sabotage lectronique contre les institutions du rgime social-national .De cette poque, il avait gard un talent certain pour la confection de logiciels decommunication trs labors, et dune scurit toute preuve. Son message taitcontenu dans un programme de type ADN, hyper-compact, et qui se recombinaitdans le cerveau de la neuromatrice contacte, comme une de ses propres manations.

    Le joker tte de clown sign John Wayne Gacy sest anim dans lcran de laconsole. Il a grimac un sourire et la voix de Youri sest leve, dforme par un filtrenasillard.

    Salut Dis-moi, tu croules sous le boulot, l ? Non, que jai fait, je peux dial (sur le mode compact, branch archo-techno,

    comme Youri). Tes sur quoi en ce moment ? (je reconnais la manire habituelle de Youri de

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    ne jamais attaquer dentre de jeu). Pas grand-chose, la routine. Ya pas de routine dans ton boulot, me fais pas marcher. Jtassure, Youri la surveillance du Fonds McKenzie, le sige de la Eastern

    Kodak-Fuji Budapest, lordinaire. Vous tes pas sur le truc de laroport ? Le truc de laroport ? jai rpondu doucement, de la manire la plus dtache

    possible.a faisait trois-quatre jours que les patrons nous avaient cbl un message clair,

    net et concis. Les agences prives de la Ceinture Sud taient mises contributionpour pister, collecter et trier toutes les informations possibles et imaginables sur laf-faire de laroport.

    Une semaine auparavant le corps mutil dune jeune adolescente de quatorze ans,disparue depuis un bon mois, avait t retrouv sur les pistes dsaffectes de lancienarodrome dOrly-Sud.

    Lopration devait tre mene avec un code de confidentialit maximum, stipu-lait fermement le message. Fermez vos gueules, en clair.

    Ouais, le truc de laroport, alors, vous tes dessus, y parat ? a repris le clonede Youri, en grimaant. Tu sais que mes communications sont ultra sres, tu peuxdial sans prob.

    Jvois pas quoi tu fais allusion, jai lch, glacial, en prouvant le got amerdu mensonge sur ma langue.

    Ya des bruits qui courent sur le rseau, depuis ce matin, tas pas vu ? On ditque les agences prives sont envoyes au charbon sur laffaire du tueur de laro-port

    Des conneries, Youri Cest le domaine des flics, a, cest pas notboulotBon, cest quoi la teneur de ton message ?

    Un instant de silence. Le clown pencha la tte sur le ct, mobservant dun airperplexe.

    Jcomprends pas que tu puisses manquer de confiance ce point-l. Je sais quevous tes sur le truc du tueur, je sais mme que les flics et vous, vous souponnezlaffaire dOrly dtre lie aux crimes du fleuve, me prends pas pour un vieux cavedpass, jeune con, jai mes contacts

    Putain de nom de Dieu, que je me suis dit, conscient du blasphme, les sourcesdinformation de Youri taient toujours aussi sres. Les crimes du fleuve staientdrouls pendant toute lanne prcdente, et jusqu la fin de lhiver. Six corps rep-chs dans la Seine, aux abords de lancien port fluvial de Choisy-le-Roi et du pontdu Port--lAnglais. Les flics savaient que la squence du fleuve et le crime de la-roport taient luvre du mme mec, cause dune foule de trucs et du dtail prin-cipal qui signait la srie aussi srement quune empreinte gntique sur une carte neuropuce : toutes les victimes avaient subi la mme opration chirurgicale un peuspciale, un forage dans le crne effectu laide dune microfraiseuse, du modle decelles utilises pour lusinage de prcision en robotique industrielle, avec une mchedacier composite carbone-tungstne de 2 millimtres. Ctait le seul dtail essentielque les agences prives taient autorises dlivrer leur personnel, mais on nous

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    avait aussi cbl un rapport de synthse contenant un rsum des autopsies. Fallaitavoir le cur bien accroch. Lge des victimes stageait entre quatorze et vingt-sixans, les actes de barbarie quelles avaient subis dpassent limagination.

    Jai rapidement labor une chimie de vrit et de fiction, afin de men sortir.Evidemment, javais conscience que jallais continuer de mentir un ami, tout en tra-hissant le contrat de confidentialit qui me liait lagence.

    Le truc classique, Youri, on nous demande douvrir lil et de communiquertoute information un peu bizarre quon pourrait capter

    Et alors, ten captes ? Non, pour moi, cest le boulot des flics, on na pas sen mler.Jai vu le clown hocher la tte en signe de dngation. Incroyable, tu tintresses pas au cas dun tueur en srie alors que ten as un sous

    la main ? Tu fais mme pas de petites vrifs croises, avec les disparitions rcentesou dautres vagues de crimes non rsolus sur le territoire eurofdral ?

    Jai pouss un soupir. Jallais devoir membourber dans le mensonge. Ce type destatistiques, cest trs exactement ce quon nous demandait dtablir, dans la plus tota-le confidentialit, videmment.

    Mon job, cest le contre-espionnage techno, jsuis pas criminologue lche-moi avec ce truc, jai justement du boulot en attente pour le Fonds McKenzie

    Le clown sest marr. Oublie le Fonds McKenzie, faut que tu passes au Centre.Le Centre, ctait le nom de code pour limmeuble semi-dsaffect de la fin du

    XXe sicle dans lequel Youri vivait, avec quelques potes mi-scientifiques, mi-clo-chards mystiques, qui exprimentaient drogue sur drogue et dliraient mcaniquequantique et religions compares pendant des heures.

    Jaimais bien le faut . Aujourdhui ? Cest a. Ce soir, si tu peux pas faire autrement. Tout de suite, ce serait mieux.Jai observ le clown de synthse qui conservait lanonymat au visage de Youri. Il

    ne permettait pas de lire la moindre trace dmotion qui aurait pu renseigner sur sontat intrieur. Youri tant un vrai pote, jai concd sur une ligne quitable.

    Je passe ce soir. Tu peux me dire de quoi il sagit, express ? Des amis, ma rpondu le clown. Une connexion que jai luniversit de

    Grenoble et au CERN. Lun dentre eux a des ennuis, jai besoin de tes services.Jai essay de sonder le visage virtuel, dans un rflexe vou lchec. Cest pas pour tes conneries de tueur en srie, sr ? que jai fait, en tablant sur

    lincapacit de ma neuromatrice laisser passer un tel mensonge, si jamais le clone-agent-intelligent de Youri avait eu cette fantaisie.

    Non, a rpondu le visage du clown-tueur, impassible. Elle a vraiment de grosennuis. Jai besoin de tes services.

    Elle. Une amie, jai corrig mentalement. Le visage aux couleurs criardes restait immobile au centre de lcran, attendant

    une rponse, comme un gag qui tardait venir de la part du compre. Je passe ce soir, jai lch.Puis jai abrg la communication.

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    2Bibliothque de survie

    Lorsque le Centre avait t construit, la fin des annes 80, les dernires annesfastes du pays (lultime luxe royal de la Rpublique, disait Youri), les architectes quiavaient conu le btiment lavaient nomm Rsidence Utopia. Il tait de style post-moderne, cest--dire un peu nimporte quoi autour dune structure fonctionnalistegenre Bauhaus. Il faisait quatre tages de haut, avec la forme gnrale dun grospaquebot et tout un rseau de passerelles, descaliers et de couloirs qui serpentaientcomme des coursives de navire entre les patios romains ou no-arabes, les jardinsintrieurs et les penthouses qui ornaient les toits. Quand les premires arcologiesapparurent au dbut du XXIe sicle, limmeuble ne dpareilla pas. Abandonndepuis la fin des annes 2010, aprs la chute du rgime national-populaire et lesguerres civiles qui sensuivirent, il avait t rcupr depuis peu par Youri et sespotes, qui avaient russi faire classer limmeuble par un eurocrate quelconque et obtenir une subvention pour le remettre en tat.

    Il servait dsormais de plate-forme dexprimentation de la vie future , selonles mots de Youri.

    Youri et ses potes pensaient que le seul avenir des marginaux, comme toujours,se trouvait sur la Nouvelle Frontire, comme il disait. L-haut, dans lespace. Danslanneau-cit orbital qui se mettait en place depuis une vingtaine dannes avec desfonds de lONU et de toutes les grandes agences spatiales du monde. Ou sur la villelunaire qui voyait le jour autour de Camp Armstrong, dans la mer de la Tranquillit.

    Lui et sa bande de scientifiques hors normes tablissaient depuis des mois les plansdune station spatiale, en regroupant des devis et des technologies du monde entier.Ils avaient tous suivi des stages dentranement civils au Space Camp de Vlizy, mmeYouri, et ils avaient le projet de squiper rapidement dune centrifugeuse russe doc-casion, le genre de truc quon peut trouver en Tchcoslovaquie ou en Pologne, pasloin. Ils espraient obtenir incessamment lagrment de la toute nouvelle SpaceDevelopment Authority de lONU. Ne resterait plus qu trouver un crdit auprsdune banque. On disait que les socits de capital-risque du Sud-Est asiatique sim-plantaient en Europe occidentale depuis peu, la recherche de talents reprsentatifsde la culture du continent. Youri mavait montr la manchette qui clignotait au som-met de la premire page de Business Week Euro. Le papier optique mmoire scintillaitet clairait ses doigts dune lueur mauve. Son sourire me semblait aussi mystrieux queles vocations des grands espaces sibriens de son enfance. Je savais pourtant pourquoiil souriait ainsi. Je nignorais rien de limmense bibliothque que lui et les autres rsi-dents du Centre avaient rassemble, et qui tenait sur tout le sous-sol et une bonne par-tie de lentresol. Des dizaines de milliers de livres. Tous ces livres mritaient dtreembarqus dans une station, daprs Youri et les autres, mme sil tait possible de seplugger une neuro-rom ou de se brancher sur une banque de donnes pour accder aucontenu du bouquin. Beaucoup de ces ouvrages taient des incunables. Youri et ses

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    potes avaient pass des annes, certains des vies entires, les accumuler.Si le Centre avait vocation tre un laboratoire de la vie future dans lespace, cest

    quon y passait son temps fabriquer des holomaquettes et des rpliques virtuellesde modules orbitaux, bien sr, mais aussi des drogues neurofractales de pointe et deshallucinognes traditionnels, ganja, champignons, cactus, ergot de seigle, qui pous-saient en grappes luxuriantes dans les serres, les penthouses et les jardins dhiver.

    a tenait du centre de recherches, du bazar cyberpunk et de la tribu indienne.Rien de ce qui se faisait la Rsidence Utopia ntait illicite, depuis que les mol-cules neurotropiques et les hallucinognes naturels reprsentaient sans contestation possible des outilsdune importance majeure dans le dveloppement des technologies futures , une directive rcem-ment pondue par un pool de commissions scientifiques de lONU. Lassemble pl-nire avait avalis la dcision, ruinant en une journe les narcocartels et les diversesbrigades des stupfiants un peu partout travers le monde. Nanmoins, lexprien-ce des annes sombres de la Grande Prohibition, solidement implante dans lammoire de la plupart des rsidents, les avaient rendus dun naturel assez mfiantenvers toute force de police.

    Certaines molcules ou biotechnologies classes stratgiques taient toujoursinterdites, ou svrement contingentes par lagrment dagences spcialises. Endeux mots, zaimaient moyennement les flics, au Centre, et leur systme dinforma-tion tait rput un des mieux dfendus de la conurb. Mais, sous linfluence deYouri, la tribu mavait accept, une sorte dexception la rgle. Youri mavaitconseill de jouer franc-jeu avec tout le monde et de ne pas cacher la nature de mesactivits, sauf tout ce qui concernait le secret professionnel. Javais accept, lacondition quen retour personne ne me demande de faveurs ou de tuyaux, ou quoique ce soit dans le genre.

    Jai arrt ma Nissan-Skoda lectrique prs du portail dentre, et jai ouvert maglace la hauteur du module de scurit.

    Limmeuble en forme de paquebot-pyramide aztque se dressait sur le plateau deVillejuif, lest de lancienne nationale 7, une route qui avait tellement souffert desbombardements vingt-cinq ans auparavant que ceux qui avaient rachet le paysnavaient pas jug rentable de la remettre en tat, ce qui faisait que pour parvenir la Rsidence fallait traverser toute lancienne zone pavillonnaire, encore en friche cette poque, dans un ddale de ruelles tiss autour dune vieille dpartementaledfonce. On dominait toute la valle de la Seine cet endroit, jusqu la Marne, l-bas, au sud-est, avec lancienne zone industrielle de Vitry droit devant, l o sle-vaient les deux chemines gantes de la centrale EDF dsaffecte depuis des annes.La ceinture sud de la conurb stendait jusque au-del de lhorizon, comme un cir-cuit imprim gant et lumineux. Le halo dor de Paris-Ville-Lumire lanait desfaisceaux de projecteurs gants au xnon vers les toiles, dans une tentative ridiculedblouir des soleils comme Vga, Sirius ou un autre des astres du ciel.

    Au loin, lest, sur Marne-la-Valle, le dme gant dEuroDisney, les tours dunouveau complexe financier et le sige de la prsidence gnrale formaient unesquence de bulbes luminescents, pharaoniques.

    Jai envoy ma carte neuropuce dans le lecteur et jai tap ma vritable identitsur le clavier du Digicode.

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    HUGHES GILBERT BORIS DANTZIK

    Sur lcran vido, une chimre tte de sphinx mobservait calmement, dans unrayonnement bleut. Elle ma fait un clin dil quand elle a ordonn au portail desouvrir, en portier expriment.

    Jai laiss la caisse derrire le btiment, sur un terre-plein obscur o poussait unevgtation sauvage et indiffrencie.

    *

    Limmeuble tait organis autour dun vaste hall de runion collectif situ au rez-de-chausse, et do se ramifiaient couloirs, escaliers et ascenseurs, vers les tages oules autres parties du btiment : lAgora, avec son bar, son billard, et de vieux jeuxdarcades du XXe sicle, des autoroutes vido qui nen finissaient pas de dfiler.

    Quand jy suis entr, aprs que lIA locale meut de nouveau scann sous toutesles coutures, John Walker, Serge Deltz, Daniel-Djafaar (surnomm D. Dj.), Marcus,Youri et Goldie buvaient un coup autour dune table de projection holo-fractale, otournoyaient plusieurs modules assembls en toile. Il tait dj tard, la familleHerzgovic tait alle se coucher. Pat Panik et MC Lunar taient srement en traindenregistrer, enferms dans leur home-studio, un local isol phoniquement lautrebout du btiment.

    Marcus fumait un spliff de sa sinsemilla. Lantique platine laser jouait un truc derock du XXe sicle. Jai vaguement reconnu lnergie bruitiste et le beat nerveux dungroupe punk des annes 75-80, srement un disque de Goldie ou de Pat, elles ado-raient ces trucs-l toutes les deux, mais jai pas pu mettre un nom dessus.

    Youri sest dtach du groupe et est venu ma rencontre.Il ma tendu un verre rempli dun smart de sa confection, je reconnais sa patte

    chaque fois. Jai observ son visage rond, son crne chauve qui luisait sous la lumi-re vacillante dun vieux tube non, ses yeux bleus, vifs, perants, et grands ouvertssur la ralit. Un condens dintelligence.

    Jai aval une bonne moiti du smart.Les yeux bleus de Youri me fixaient sans ciller. Son visage ne livrait quun masque

    froid. On va descendre la bibliothque. Tranquilles. Lair de rien. Faut juste que tu

    mempruntes un livre.Il ma pris doucement par le bras en passant devant moi, me dirigeant vers les-

    calier qui conduisait au sous-sol.Lintensit de son regard tait invariable.Jai achev le smart dun coup sec.Selon la conception des architectes de limmeuble, un rez-de-chausse devait tre

    lgrement surlev, et lentresol qui menait la cave, de fait, demi enterr. Il sou-vrait au premier virage de lescalier, comme un palier, sur un corridor profond decinq ou six mtres, et qui courait sur la largeur du btiment. a se fermait au boutpar une vieille porte brinquebalante qui donnait sur des chiottes antdiluviennes queplus personne nutilisait. Tous les murs du corridor taient recouverts de rayon-

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    nages, bourrs de bouquins. Il ny avait pas le moindre centimtre carr de dispo-nible, sauf lendroit o une baie vitre verticale, forme de cubes de verres dpo-lis, mode sovitique, diffusait une ple lueur en provenance de lextrieur.

    Cette partie de la bibliothque rassemblait les livres de seconde catgorie, les dou-blons, et tous ceux qui pourraient ventuellement tre sacrifis en cas de problmesde place dans la station.

    Lescalier reprenait sa course vers la cave, et l on arrivait au saint des saints. Labibliothque du Centre Utopia. Stendant sur toute la surface des sous-sols, soitpratiquement la superficie de lembasement de limmeuble.

    La bibliothque du Centre contenait environ vingt-huit mille livres. Plus les cinqmille du rebut de lentresol. Auxquels on devait ajouter environ douze mille exem-plaires de revues diverses et varies, un condens de toute la pop culture du XXesicle.

    Y avait de tout l-dedans, dont un truc trs important pour moi, une srie debouquins que mavait montr Youri, un jour.

    Vingt-huit mille, disait Youri, cest exactement la vitesse de satellisation en kilo-mtres/heure. Cest ce quon emportera. Plus les pulps et les comix.

    Jai jamais ressenti cette sensation ailleurs que dans la bibliothque du Centre.Quand javais t la fac, la plupart des ouvrages quon senvoyait traitait dinfor-matique, de biochimie et de neurosciences, et ctait gnralement sous la forme deCD-roms. De nos jours, les vrais livres, dans la conurb, a fait un paquet de tempsquon en voit plus. Et les mecs comme nous, ils tranent rarement dans les biblio-thques-muses de Paris-Ville- Lumire.

    Alors l, vingt-huit mille bouquins dun coup, a me foutait toujours une sortede vertige un peu sacr. Je faisais tout pour rien en laisser paratre, a va de soi.

    La srie de bouquins dont je vous ai parl plus haut se trouvait dans une alle par-ticulire de la bibliothque. Ctait le rayon noir, selon Youri. Il y avait environ septmille titres, romans noirs et romans policiers. Dont une collection presque compl-te, et qui ftait ses cent ans cette anne, pas loin de trois mille petits bouquins lacouverture noir et jaune, sous lappellation Srie noire . Cest cette collection quime touche de trs prs. Lors de sa traque incessante aux exemplaires de la Srienoire , Youri avait retrouv les bouquins crits par mon grand-pre, la fin dusicle dernier. Un drle de type, le grand- dab. Youri mavait fait lire ses uvres vi-demment, et a mavait souvent paru obscur. Un jour D. Dj, qui avait lu un ou deuxde ses polars mtaphysiques, avait essay de mexpliquer les grandes lignes des ensei-gnements thosophiques de la Kabbale et des soufis, mais je dois reconnatre que amavait pas franchement clair. Personne sait trop ce quil est devenu dans la famil-le, et celle-ci a explos aux quatre coins du Globe lpoque de la Fronde et desguerres civiles, alors Youri ma dit que le bruit courait quil avait fini ses jours surune le de la mer de Chine. Toujours daprs ce que ma dit Youri, lpoque dugouvernement social-national la collection avait t interdite. En fait, son di-teur avait t mis devant lalternative suivante : ou bien il se conformait aux nou-veaux dits de lEtat concernant la culture populaire, cest--dire montrer le travailde la police sous un jour positif et constructif, dnoncer les vritables coupables, le capi-tal international, le complot euro-islamo-judo-amricain, les drogues et les bandesarmes payes par ltranger, et surtout proposer une morale saine pour la jeunesse,

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    ou bien disparatre. Lditeur dcida de saborder le navire.La collection ne reparut que douze ans plus tard, aprs les guerres civiles, lorsque

    arrivrent les premiers subsides culturels de lONU.Arrivs en bas de lescalier, on a fait face aux longues alles spares par des

    murailles de livres. Le Rayon Noir prcdait la Galerie du Futur, huit mille bou-quins de SF et de fantasy (de Mary Shelley Philip K. Dick, dEdgar Allan Poe Benazir Ullis Mac Donald, prix Nebula 2044), puis venaient les grands romans delittrature gnrale, classs par continent, un peu plus de neuf mille ouvrages dontles plus anciens remontaient la fin du Moyen Age, comme Chrtien de Troyes, oula saga du roi Arthur par Thomas Mallory. Lalle de la Connaissance, lopposdu Rayon Noir, contenait prs de cinq mille volumes, un panorama des travaux phi-losophiques et scientifiques les plus importants des cent cinquante dernires annes,mais en fait a allait de lInternationale situationniste jusquaux Grecs pr-socra-tiques, et je parle pas des textes sacrs de toutes les religions du monde, du janismeaux rites des Indiens Kwakiutl de Colombie-Britannique.

    La bibliothque Utopia tait prte partir pour la Nouvelle Frontire.Youri ma pris par le bras et ma fait traverser la bibliothque jusqu lalle de la

    Connaissance, quil a emprunte dun pas faussement dbonnaire. Je voyais parfai-tement les tics nerveux qui bouillonnaient sur son visage, ainsi que ses mains moitesqui luisaient sous la lumire des petites lampes-veilleuses halogne, dispersesrgulirement entre chaque bloc de rayonnages. Au bout de lalle japercevais laporte vitre de la salle de lecture, une pice amnage dans un ancien atelier qui cl-turait de cloisons langle sud- ouest de la bibli.

    Il y avait un petit halo de lumire derrire la porte vitre.Arriv prs du battant, Youri sest retourn vers moi, et voix basse : Tinquite pas des trucs bizarres que tu verras ou que tentendras, jtexplique-

    rai tout en dtail plus tard, vois juste ce que tu peux faire pour elle concrtement,daccord ?

    Comme dhabitude, il me mettait devant le fait accompli. Sa main se posait djsur le loquet.

    Ouais daccord, jai marmonn.

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    3Lange de Lunokhod Junction

    Il a pouss la porte, on est entrs et je nai dabord vu que la salle de lecture, avecses vieux fauteuils, ses tables basses encombres de revues, et ses petites lampes tungstne, voles sur des chantiers du THV Paris-Moscou en construction.

    Mais mon regard accrochait dj un fauteuil lim au fond, prs dun des petitshalos jaunes.

    Japercevais deux jambes gaines dune matire noire et un exemplaire de Life desannes 60 grand ouvert.

    On sest approchs et lexemplaire de Life na pas boug.Puis, alors quon franchissait les derniers mtres, il sest lentement rabaiss.Le casque de cheveux noirs a rvl une jungle de boucles et de tresses sur un visa-

    ge ovale, qui se refermait en triangle sur le menton, cachant moiti les yeux der-rire des mches couleur de carbone pur. Japercevais un nez droit, lgrementretrouss. Une peau mate, couleur de miel.

    Je lui donnais dinstinct quelque chose comme une vingtaine dannes.Le regard, fix sur les colonnes du Life de la semaine du 22 novembre 1963, se

    releva, et je vis deux clats gris-vert, veins dor, qui me jaugrent, avec ltonnementun peu condescendant dun ange qui aurait bourlingu et qui en aurait vu dautres.Deux grands yeux au dessin eurasien.

    Je suis rest immobile, comme une statue, ct de Youri.Lexemplaire de Life est retomb sur ses genoux et jai pu dtailler loisir un buste

    fin comme une liane, un torse pas vraiment androgyne, moul dans un T-shirt-combi orange et noir, un truc assez chic, en soie-coton composite, tisse par desbombyx transgniques levs en orbite. Jai dj vu ce genre de fringues, dans desparties hyper-branches o minvite parfois le fils du chef de la police de la ceintu-re sud, une espce de jeune crtin fascin par mes anciens exploits de pirate et mareconversion au service de la loi.

    Les yeux eurasiens se sont tourns vers Youri et un petit sourire a ourl le bordde ses lvres, une mimique interrogative.

    Dakota, a fait Youri, raide et empes, je te prsente Hughes Dantzik, dit HG pour les intimes (je me suis mis fulminer direct), cest la personne dontje tai parle. Lui ?, il pourra srement taider

    Les yeux se sont reposs sur moi.Jai tendu la main en avant, mcaniquement, un sourire stupide crispant mes

    mchoires. Je commenais suer, me sentir nerveux, avoir la gorge serre sanssavoir pourquoi, mais jadorais a, ces deux pupilles qui tincelaient comme lesobjectifs dune camra vivante.

    La fille ne sest pas leve. Elle a dpli vers moi une structure fluide et lgre, fra-gile dapparence, mais dune tonicit toute preuve, comme sa poigne de main mele dmontra.

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    Le contact de sa peau chaude et satine ma envoy quelque chose qui sapparen-tait vraiment une dcharge lectrique.

    Nos mains se relchrent, mon grand regret, ses yeux mvoquaient le mot me-raude, la pierre, bien sr, mais aussi les jungles sud-amricaines ou africaines qui luiservent dcrin naturel.

    La structure de son visage, la forme de ses yeux, de ses lvres, la couleur de sapeau, la texture de ses cheveux, ses courbes flines, tout a stimulait en moi desimages tranges, faites de mlanges irrsistibles.

    Youri rembraya, sans que je puisse faire quoi que ce soit. Hughes, je te prsente Dakota Novotny-Burroughs. Dakota est un cas un peu

    particulier Elle vient de passer une rude preuve et nul doute que tu pourras faci-lement laider Voil, jai bien connu ses parents, enfin, son pre, lpoque ottais encore sur les bancs du bahut (Le pauvre Youri sembourbait, mais je pou-vais pas dtacher mes yeux de la crature quil venait de nommer, ma langue taitsche comme une vieille ponge, et jtais en train de me dire : mais pourquoi quejai le palpitant qui saffole comme un Geiger en pleine zone rouge ?)

    Youri continuait dnonner ses pnibles prsentations : Voil Hier, un ami du CERN, qui vit Grenoble un physicien qui a tra-

    vaill sur Lagrange (voir page 32), dans leur gros labo sur les rayonnements cos-miques Bon Cest un ami des parents de Dakota lui aussi Donc, hier il maenvoy un message par le Net disant que Dakota arrivait par lavion de nuit, quil nepouvait pas continuer labriter chez lui, avec sa femme, ses mmes et tout ettout

    Je reprenais pied dans le monde rel, luttant contre mes pulsions et contre lesmart lgrement psychotrope de Youri. Fallait le stopper, pendant quil tait enco-re temps.

    Dis-moi, Youri, jai fait dun coup, quest-ce que tu dirais si la demoiselle sex-pliquait elle-mme, non, tu crois pas ? (Sur le ton du type qui fait honntement deson mieux pour amliorer la situation.)

    Je me suis lgrement raidi, creusant les reins, et rentrant le dbut de ceinture d la bire, jai regard la fille en essayant de me tenir, fallait que jarrte de la jouercollgien- en-chaleur.

    La mme Novotny-Burroughs a mis comme un petit rire, un lger hoquet cris-tallin, elle regardait Youri, puis moi, lair de ne vraiment pas y croire.

    Alors, jai fait, Miss Novotny-Burroughs ? En quoi avez-vous besoin de messervices ? Et comment comptez-vous vous les offrir ? jai stupidement rajout, parvolont de revanche devant le pige fatal de sa beaut, qui avait failli mengloutir.

    L jai vu direct que javais fait fausse route.Son regard tropical sest durci, devenant deux billes dacier claires dune lumi-

    re sauvage. Son petit sourire sest fig et cest avec le plus grand ddain quelle sesttourne vers Youri.

    La prochaine fois, Youri, amenez-moi quelquun de frquentable.Lexemplaire de Life sest relev, comme un paravent aux images de mort.Je lai observ un instant sans ragir, puis je sais pas trop pourquoi, peut-tre

    cause du smart de Youri, je me suis surpris clater de rire. Merde, jai fait, en me tournant vers Youri, bon Dieu, o tu las dniche, celle-

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    l ?La fille mobservait assez froidement, par-dessus la revue.Jai essay de me sortir de la flaque sans trop de merde sur le costume.Youri, la fois pein et furieux, ne savait plus comment rtablir la gte du navi-

    re.Jai rflchi une petite dizaine de secondes, en observant la mme du coin de lil,

    et par-dessus les clichs de lattentat de Dealey Plazza nos regards se sont croiss uneou deux fois. Jinsistais jamais.

    Jai cart tout sentiment dagressivit comptitrice. Javais jou, javais perdu.Jtais coinc. Je me suis dbusqu.

    Quest-ce que vous proposez, mamzelle ? Vous tes suffisamment dans lamerde pour accepter les services dun flic priv la noix dans mon genre ?

    Jessayais de retenir le sourire que le smart psychotrope de Youri ne cessait devouloir arquer. Pas trop jovial, quand mme.

    Jai vu le journal faire un petit mouvement vers le bas. Son visage sest encadrdans louverture. Elle me fixait sans amnit, mais avec une intensit qui me fou-droyait chaque fois.

    Je sentais que jtais pass au scanner, un scanner prodigieusement intelligent.Lexemplaire de Life sest encore abaiss, avant de staler sur ses jambes. Elle a

    pouss comme un soupir et ma tois. Quest-ce que vous avez vendre exactement, monsieur le flic priv pourvoyeur

    de services qui se monnayent durement ?Jai affront crnement son regard et je me suis mis sourire. Putain de smart, je

    me disais, mes pupilles devaient briller comme des super-novae. a dpend principalement du genre disons de problmes auxquels vous

    tes confronte (allez, essayer de raccorder sur le plan professionnel, aprs tout cestpour a que jtais l).

    Elle ma regard, lair concentr de quelquun qui se remmore un vieux souvenir.Jen ai profit pour jeter un coup dil Youri, qui semblait se calmer mais nen

    menait pas large et se faisait tout petit dans un coin.Jai fait un geste dans sa direction et jai montr les deux fauteuils qui formaient

    un triangle avec le sien autour de la table basse. Vous permettez quon sassoit et quon mette tout a au clair ?Elle ma observ, son petit ourlet au coin des lvres, a vaguement frmi. Jai vu

    quelle prenait une dcision, en la pesant minutieusement. OK, elle a lch, avec lombre dun sourire.Je me suis dit quon enterrait la hache de guerre, mais que pour une premire ren-

    contre on tait pas pass loin.Je me suis install et jai tout fait pour respecter mon rle de mec srieux, qui

    on la fait pas, le dur--cuire-de-chez-Oshiro. Javais failli tout faire disjoncter cause dune vulgaire pousse de testostrone, fallait que jassure. Je devais a Youri.Et mon amour propre.

    Bien, jai dit, coutez Le mieux, ce serait que vous me racontiez vous-mmevotre histoire, daccord ? Ensuite je vous dis ce que je peux faire, et ensuite commentle faire, et si a cotera de largent, et combien. Il est convenu davance que je neprends pas dhonoraires, mais tout ce qui est illgal, ou disons aux marges de la

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    loi a un prix, je prfre tre clair dentre. Vous inquitez pas pour largent, quelle a rpondu, avec un petit geste de

    ddain trs fminin. Je trouverai bien ce quil faut.Elle me fixait de son il vert-or qui revenait peu peu la chaleur vgtale des

    premiers instants. Son visage se dtendait. Lourlet de son sourire saccentuait unpeu. Jtais sur la bonne voie, je me disais, vas-y, creuse le sillon.

    Je me suis cal, en rvant une bonne bire. Bon, ben, je vous coute, Miss.Elle a dpli ses jambes et les a replies dans lautre sens, sous ses fesses. Son corps

    a ondul comme une plante tropicale sous laliz. Jaurais voulu que a dure dessicles.

    Elle a lch un bref soupir. Jsais pas trop par o commencer Je viens de la cit-anneau orbitale Jai

    dbarqu sur lastrodrome de Bakonour y a une semaine. Javais un billet en super-sonique pour Munich, avec une correspondance pour Grenoble, je suis all chezmonsieur Grunz, et hier soir monsieur Grunz ma envoy ici

    Je la regardais sans trop y croire. Ctait quoi ces conneries ? Elle avait desemmerdes oui ou non ?

    OK, jai fait calmement, hyper-pro, reste hyper-pro que je me disais sans dis-continuer, dites-moi maintenant de quoi vous avez besoin, quon coupe au plus vite.

    La fille a plong son regard au fond du mien, une sorte dinnocence anglique quise superposait avec perversit la sexualit torride quelle dgageait, rien quen res-pirant.

    Je crois que jai besoin dune nouvelle identit, elle a lch, comme si elle man-nonait quelle devait changer de voiture.

    Mon sourire publicitaire Bienvenue-chez-Oshiro ne mavait pas quitt maisjai jet un coup dil loquent Youri. Fumier, a disait, jcomprends pourquoi tumas rien dit avant le moment fatidique. Jai vu que Youri avait parfaitement captmon message silencieux, il a baiss la tte, aprs mavoir envoy son putain de regardde chien battu.

    Jai pouss un long soupir. Jaurais tu pour une bire.Dj, un vieux rflexe se remettait en branle, comme le panneau solaire dun satel-

    lite aprs des annes de panne.Tous les plans secondaires, puis tertiaires, tous les points de dtail se ramifiaient,

    le listing interminable de tous les problmes que soulevaient sa simple question.Je me suis brou en me maudissant, et en maudissant Youri, cette fille, et len-

    semble du systme solaire.Je me suis rappel in extremis quil fallait y aller mollo, avec cette gonzesse, jai

    corrig la dernire seconde la formulation de ma question. Il faudrait que vous men disiez plus, Miss. Aujourdhui, des identits factices,

    y en a des catalogues pleins. Vous voulez quoi ? Du standard, pour les caisses dhy-permarchs et les terminaux bancaires ? Ou de la vraie neuropuce authentifie, aveccode gntique et tout le bazar ?

    Dakota Novotny a fait un petit geste furtif signifiant sans doute lagacement. Je veux une vritable fausse identit. Neuropuce, code gntique, je men contre-

    fiche, ce que vous voulez, mais quelque chose qui me permette de me dplacer, dou-

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    vrir un vrai compte et pas dpenser toute cette nergie inutile pour passer une vul-gaire douane et

    L, elle sest coupe, mais jtais dj en train danalyser le sens de ses paroles. Jaimis lallusion lnergie dpense sur le compte de la fatigue, puis soudainement jaitilt.

    Comment elle avait fait, la mme, pour franchir une frontire orbitale interna-tionale, puis deux ou trois terrestres entre le Kazakhstan et Grenoble, si elle avait pasde carte didentit, mme pas une fausse copie bidon vendue sur les marchs noirsdu Caire ou dAlma Ata ? Jai pas voulu lasticoter, alors jai mis a dans une caseavec une rponse provisoire papiers, vrais ou faux, perdus, vols ou dtruits aprslarrive sur Terre ? . Je me suis recal sur les rails.

    Je rpte, donc, pour quon soit bien sur la mme longueur donde : vous avezbesoin dune vritable carte de crdit-identit internationale, pouvant recevoir lescomptes bancaires et les visas, avec neuropuce personnelle intgre, code gntique,et hologramme de lONU ?

    La mme a fait une petite moue. a doit tre a, si vous le dites.Elle sest mise feuilleter les pages du Life, comme si la conversation ne lintres-

    sait que de loin. Rester pro, je me suis dit, rester pro. Bon, jai fait, cest possible. Mais a demande un bon mois de dlai. Et a va

    douiller, jvous prviens.Jai aperu Youri du coin de lil, il relevait vers moi un regard plein de gratitu-

    de.Jlaurais tu sur place. a va douiller ? a fait Dakota, vaguement intrigue.Elle abandonnait le Life et lassassinat de Kennedy, tout compte fait. Sa moue un

    peu boudeuse la rendait encore plus belle, plus sauvage. Ouais, jai rpondu, a va douiller. a va coter un paquet de pognon. De largent ? elle a demand. Ouais, jai fait, beaucoup dargent. Combien ?Jai rflchi rapidos. Hors de question de rebrancher une vieille connaissance,

    avec mon pass rcent, a risquait dtre pris comme une manuvre dinfiltration debas tage, et les flics apprcieraient moyen, si jamais ils lapprenaient de leur ct.Or tout se sait trs vite dans la conurb.

    a voulait dire que jallais devoir me taper le boulot, comme au bon vieux temps,mais encore plus clando quavant.

    Jai ferm les yeux et je crois que jai pas pu mempcher de rigoler doucement.Quand je les ai rouverts, je suis tomb sur une paire dtoiles qui me dvisageait

    avec circonspection. On verra plus tard, jai dit, on sarrangera avec Youri Y a tout un tas de trucs

    quil faut que jarrange avec Youri.Jai plong une derrire fois mes yeux dans les toiles vertes, puis jai envoy un

    regard explicite au Russkof. Youri comptait les alvoles de ses vieilles pompes desport.

  • - 22 -

    *

    Quand on lavait quitte, Dakota stait contente de prendre un autre exemplai-re de Life des annes 60. Javais limpression davoir servi dinterlude entre la mortde Kennedy et celle de Marilyn Monroe.

    On est remonts au rez-de-chausse, Youri et moi, sans se dire un mot.La nuit tait bien avance. Il faisait hyper-chaud.Les constructeurs de la rsidence navaient pas prvu que le climat deviendrait

    tropical, un jour dans ce pays, et il ny avait pas de circuit de clim dans limmeuble, part de petits modules individuels, des trucs doccase marchant lazote liquide etqui tombaient tout le temps en rideau, comme chez moi.

    Paie-moi une bire, enfant de salaud, que jai fait, en mappuyant sur le bord dubillard.

    Youri a fonc au bar et nous a ramen deux copies vietnamiennes de Corona, avecle citron dans le goulot, la totale.

    On a commenc boire en se dirigeant vers la terrasse qui surplombait la valle. La nuit tait couleur tl cble sur un canal mal rgl , la phrase dintroduction deNeuromancer, de William Gibson, le bouquin ftiche de tout pirate de la conurb, merevenait, comme une boucle de sampling. Le ciel tait trs exactement de cette cou-leur.

    On sest assis sur de vieux fauteuils dglingus, et on a contempl le spectacle. Jaiaval dun coup la moiti de la Corona viet, et jai pouss un rle daise.

    Bien, jai commenc, on revient pas sur le malentendu initial, je croyais tavoirdit un jour que je pouvais plus me lancer dans ce genre de conneries mais bon(Jai lev gentiment la main pour viter quil minterrompe, comme il sapprtait lefaire, avec srement une fausse excuse pourrie) On passe Maintenant tima-gines bien quil va falloir que je tienne mes engagements. Un mois, deux maxi Et,bien sr, tas parfaitement conscience que jsuis plus en possession des kits du gang,les neurovirus, les langages de programmation-cerveau, le squenceur de molculesfractales, le neuroPC Intel-Toshiba gonfl mort, tout a, mon pote, cest au musede la TechnoPol maintenant.

    Je sais bien, quil a fait tout doucement.Jai attaqu la seconde moiti de la bouteille, tout en louchant vers lui.Il avait son expression habituelle, quand il est sur un truc qui le rend nerveux, par

    exemple quelque chose dimportant quil sait, et que vous ne savez pas. Crache-moi le morceau, jai fait direct.Il sest dandin sur le fauteuil, avec un petit sourire, et en envoyant des ondes de

    gratitude par tous les pores de la peau. Jpeux avoir un kit complet, top-classe Jai une connexion avec une TriadeJai touff un mauvais rire. Me fais pas rigoler.Il sest raidi. Je tassure. Par les deux mmes, Pat et MC, des potes eux qui trafiquent avec

    les gangs de Chinatown.Jai hoch la tte en silence.

  • - 23 -

    Putain, je me disais, est-ce quon pouvait rver plan plus pourri ?Jai fait face Youri. On rigolait plus maintenant. Ecoute-moi bien, je lui ai dit, on est plus en 2015, daccord ? Le plan Papy-

    fait-de-la- rsistance, toublies Alors jai juste besoin dun neuroPC dernire gn-ration, vierge et anonyme, avec les logiciels de base et un squenceur de molculesstandard. Tu toccuperas daller acheter tout a dans une vraie boutique, avec unevulgaire carte de paiement dplombe que je te filerais Mais, nom de Dieu, tu meparles plus de tes coups foireux avec les Triades, bien compris ?

    Jai bien vu quil morflait. Jy allais sans anesthsique. Fallait que je crve labcs. Daccord, merde ? Ouais, daccord, il a souffl. Mets pas les mmes dans nos business merdeux. Daccord ? Ouais, daccord. Super ! Maintenant, si tu nous ramenais deux autres bires, quon boive un

    coup, fait soif, non ?Quand on a eu nos deux nouvelles bires, je me suis tourn vers lui. On faisait

    face la valle, a semblait stendre jusqu lautre bout du monde.Jai aval une large rasade de Corona viet. Maintenant quon a rgl tous ces petits dtails, mon vieux, on va passer au gros

    morceau, jai lch. Quest-ce tu veux dire ? Que jveux tout savoir sur la gonzesse qui lit des Life dans ta bibliothque, bien

    sr.

    *

    Dakota Novotny-Burroughs tait le produit dun des mlanges les plus subtilsque pouvait encore engendrer cette putain de plante, comme me lexpliqua Youri.

    Sa mre, tout dabord, Jessica Ivanovna Novotny, tait la fille dune Palestiniennechrtienne de Gaza et dun Russe dIrkoutsk. Par cette ascendance elle avait du sangarabe et parat-il franais, dune part, et russe avec un quartier bouriate, une ethniesibrienne, dautre part. Ne au milieu des annes 90, au Kazakhstan, prs deBakonour, o son pre travaille, la vocation dingnieur-astronaute de JessicaNovotny stait dclare trs tt, au sortir de lenfance. A dix ans, cest dj une habi-tue des centrifugeuses et des simulateurs. A vingt-six ans, elle devient un des plusjeunes membres dquipage jamais recenss sur les premires grandes stations inter-nationales. En 2025, lge de trente et un ans, elle est envoye comme chef dunequipe de pionniers de la nouvelle agence de lONU, pour lagencement dun trainspatial en orbite circumlunaire.

    Il sagit de constituer un anneau de modules de service qui servira daxe central un rseau de stations en toile, les dbuts du petit anneau orbital lunaire. Elle y ren-contre Orville Reno Burroughs, n de Jim Reno Burroughs et de Viviane CristianaDa Oliveira, un Amricano-Brsilien qui travaillait pour la socit SEVODNIAKOSMOS, une des premires entreprises dengeneering orbital installes CampArmstrong. Par cet hritage-l, on trouve des ascendances irlando-cossaises maisaussi sioux et cherokees, ainsi quun mlange dtonant de mtissages euro-brsiliens.

  • - 24 -

    a mexpliquait les impressions incroyables que javais ressenties en la voyant. Jepouvais commencer identifier les yeux mi-slaves, mi-sibriens, le nez celte, labouche moyen- orientale, le teint mat et la texture des cheveux du Brsil afro-am-ricain, la structure gnrale du visage, europenne, avec une touche asiatique. Maisen fait, je men rendais compte en me confrontant au souvenir encore frais, le mlan-ge tait bien plus subtil, pour reprendre lexpression de Youri. Cest comme si toutecette formidable synthse gntique, labore pendant des gnrations, se retrouvaitdans chaque dtail.

    Le 21 juin 2026, dans le petit labo mdical du module 8 du train spatial cir-cumlunaire, la petite Dakota Viviane Novotny-Burroughs est enregistre sous cetteidentit, 19 h 30 GMT, lge de deux minutes et quelques secondes.

    Alors quelle a neuf mois, lanneau circumlunaire mis en place, ses parents rejoi-gnent la petite colonie de pionniers qui sest tablie sous les auspices de lONU auxabords de Camp Armstrong, la premire base lunaire internationale, difie l o leLEM dApollo 11 avait atterri. (Youri parvint mvoquer Eagle Point, la placecentrale de Camp Armstrong, avec son drapeau plant dans le sol slnite, immobi-le dans la nuit glace et sans air de la Lune, depuis juillet 1969, alors que ce vieilescroc na jamais dpass 10 000 mtres daltitude.)

    Lanne suivante, les parents de Dakota sont envoys en pionniers sur un nou-veau site que lONUSA veut coloniser, dans la mer de la Fertilit, LunokhodJunction.

    Lunokhod Junction est appel devenir le premier nud ferroviaire de lhistoi-re lunaire. Cest de l que partira la future ligne de train sustentation magntiquequi rejoindra les deux hmisphres slnites, un programme toujours en cours lheure o je vous parle. Cest l que Dakota vivra jusqu lge de douze ans. A cettedate elle rejoint avec ses parents une grosse station en orbite terrestre, BlackSkyRepublic, qui doit gagner le point de Lagrange o la premire mga-station est encours de construction. BlackSky Republic, environ cent cinquante personnes, estagre par lONUSA pour devenir la premire plate-forme co-orbitante civile deLagrange. Dakota va vivre sur BlackSky Republic jusqu lge de treize ans et demi,avec de frquents et longs sjours sur Lagrange.

    Cest ce moment-l quelle a commenc avoir des problmes. Quel genre de problmes ? jai demand. De gros problmes Tout dabord, faut que je te dise un truc. Comme tous

    les mmes ns dans lespace, sauf les cas pathologiques, Dakota prsente tous lessignes dune intelligence suprieure, sans compter les trucs un peu bizarres de leurssystmes de perception, des trucs lis loreille interne et au mtabolisme du cor-tex

    OK, jai lch pour abrger, suprieurement intelligente. Bien, donc, comme tous les mmes de la Premire Gnration de lEspace elle

    tait surveille mdicalement par une petite agence spcialise de lONU, le trucassez cool, tu vois, avec des toubibs qui passaient la voir tous les trois-quatmois, etquelques analyses hebdomadaires ou quotidiennes, plus des programmes scolairesadapts, rien de bien sorcier. Mais tout a va brutalement changer, et elle va devoirquitter prcipitamment la station

    Youri est rest en suspens. Normalement, ctait moi de poser la question

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    logique. Pourquoi ? (Ctait effectivement la seule question logique.) Tu vas pas le croire. Je tassure que si. Ben dj, jsais pas si tas remarqu comment elle se comporte, la mmeJe lui ai fait une mimique qui ne laissait aucun doute quand mes sentiments

    ce sujet. Bon, ben, tu vois, cest a le truc Leur cortex se dveloppe plus vite, et plus

    longtemps, ils deviennent plus intelligents, plus jeunes, mais ils ont pas le temps demrir, tu piges ?

    Jai acquiesc en silence, o quil voulait en venir, merde ? Bon, ben, un jour, la mme Dakota a piqu une crise dadolescence, contre ses

    vieux. a faisait des mois quelle les tannait parce quelle voulait quitter la grosse sta-tion de Lagrange, pour retourner sur la Lune a a fait quelques tincelles, putain,a tu peux me croire !

    Youri sest esclaff pendant que je bouillais. Quest-ce que ctait que ces conne-ries dembrouilles familiales dadolescente gte ?

    Bon, jai fait, et alors ? Et alors, ce jour-l, y a eu une panne de courant gnralise sur Lagrange, et la

    neuromatrice qui contrlait louvrage a vachement morfl, y parat. Les circuitssecondaires avaient lch, les tertiaires aussi. On a amen des groupes de secoursdepuis BlackSky. Deux heures plus tard, ils lchaient leur tour Y avait plus decontrle gyroscopique et on maintenait la station en orbite avec des racteurs de car-gos russes, et les calculettes de poche remplaaient les ordis et les neuromatrices, tuvois le topo

    Jai fronc les sourcils. Attends voir un peu, a remonte quand ton histoire ? Heu attends, je calcule, hiver 2039, jcrois bien, pourquoi ?Je me souvenais dune histoire qui avait couru lpoque o je bossais pour la

    TechnoPol. Ctait la priode de Nol. On disait que la station de Lagrange avaitt attaque par une sorte de virus terroriste trs puissant, dorigine inconnue. Lescommunications furent coupes pendant plusieurs jours, mais la presse mondialefaisait tat de simples problmes techniques sur la station. Au bout dune semaine,tout tait rentr dans lordre, et on avait plus jamais entendu parler de rien.

    Jai vaguement souponn Dakota davoir t lorigine ou co-responsable des ennuis techniques . Une no-pirate trs prcoce, ne dans lespace, sacoquinantavec une mafia ou un groupuscule dallums ?

    Allez, imprime le listing, YouriYouri sest marr. Putain, imagine la scne, cest elle qui ma racont a, aujourdhui : les types de

    la scurit, affols, font appel aux forces de lONU, qui dboulent avec une neuro-matrice de chasse anti-virus hyper-bton. Les mecs cherchent pendant que les tech-nos essaient de remettre le circuit lectrique en tat, le bordel Et a dure, pendantdes jours. A chaque fois quon remet en marche un circuit, une rampe de loupiotes,un rseau de terminaux, quoi que ce soit, a claque. Et la neuromatrice militaire, elley comprend que dalle, elle ne peroit la prsence daucun corps tranger dans le

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    rseau local quelle contrleJai dress loreille, a commenait devenir intressant. Youri sen est rendu

    compte. Alors voil, un matin la mme Dakota va voir ses parents dans la cuisine. Il fait

    sombre. Tout le monde fonctionne avec des batteries au cobalt et des lampes bio-fluorescence portables. Cest la premire journe dangoisse parce que a fait plus desoixante-douze heures que lair na pas t recycl et on pense quil va falloir ins-tamment ouvrir les rserves doxygne

    OK, Youri, il fait sombre et on touffe Ouais, et la mme Dakota elle sassoit la table et demande ses parents com-

    ment a va, et ceux-ci font grise mine. Alors ngligemment elle leur demande si cettefois a y est, est-ce quils vont quitter la station, et son pre lui rpond quils sontdes pionniers, quils doivent rester et trouver une solution, que cest pour a quilssont pays Alors la mme les interroge nouveau, quest-ce qui se passerait silsne pouvaient pas rparer ? Et le pre rpond que cest impossible, quon peut tou-jours rparer. Dakota sourit et insiste : quest-ce qui se passerait si on narrivait pas remettre le courant en marche, et les rseaux IA, et tout le reste, simplement parcequil y a quelque chose de plus puissant quune neuromatrice militaire qui ne le veutpas. Son pre lui rpond quon est pas dans un film de science-fiction. Quand samre, intrigue, la prie de prciser sa pense. Dakota lui demande si tout le mondeva mourir si la temprature continue de baisser (elle atteint zro dans les modulesdhabitation, et 20 dans certaines coursives de la station) et sa mre lui rpond queoui

    OK, Youri, jai lch, excd, fais men donc trois tomes. Attends, tu vas comprendre. Une heure plus tard, sans quon sache pourquoi,

    un circuit secondaire de chauffage se remet en marche et la temprature remonte dequelques degrs. Dakota va voir sa mre, son pre est dj parti sur le chantier, etelle lui redemande comment a va. Sa mre lui dit que a va aller, on dirait quilssont arrivs rallumer un peu de chauffage, mais quil va falloir quand mme ouvrirles rserves doxygne. Dakota sapproche delle et lui dit alors quelle veut justequitter la station, et quelle arrtera de les embter sils retournent sur Lunokhod. Samre la console en lui disant quils y retourneront bientt, et quelle ne lembtejamais. Mais Dakota insiste et affirme tout net quelle remettra tout en marche sijamais sa mre lui fait la promesse solennelle de repartir pour la Lune Stupfaite,sa mre lui demande comment elle entend y arriver et Dakota lui explique que cestelle la responsable de la panne et quelle peut faire revenir, en partie ou totalement,lensemble des fonctions de la station, sauf celles endommages indirectement, parle froid, ou des courts-circuits. Pour prouver ses dires, le courant revient illico dansleur module dhabitation et ceux alentours Elle na mme pas touch un bouton.

    Jai mis quelques secondes pour vraiment intgrer linformation.Youri se taisait, sr de son effet, qui ne se fit pas attendre.Je lui ai lanc un regard bahi.Je narrivais pas dire quoi que ce soit.On a sirot nos bires. Comment quelle fait ? jai demand, au bout dun moment. Jen sais rien, a fait Youri. Mais je crois que si Grunz a craqu cest parce quel-

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    le est assez factieuse la gamine, et quelle a son caractre Je lai joint sur le Nethier matin, il ma dit quelle lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et quen plusses propres gosses en redemandaient. Il me la envoye comme sil sagissait dunevraie bombe bactriologique.

    Je me suis marr. Sr que cest une bombe. Ouais, a fait Youri. Une vraie bombe. Putain, jai grimac malgr moi, ils sont tous comme a ? Je veux dire la

    Premire Gnration de lEspace ?Youri ma regard avec un drle de sourire, et lclat vif que je lisais dans ses yeux

    ne voulait pas perdre en intensit. On sait pas trop, manque de statistiques vrifiables avec le dveloppement un

    peu anarchique de lAnneau-Cit orbital Mais elle dit que non. Que tous lesautres enfants de lespace ont ce type de pouvoirs, mais ltat inconscient, les pauvreshumains comme nous tant livrs, eux, aux niveaux de conscience infrieurs

    Combien quils sont, comme elles ? Elle sait pas exactement, au moins six, jcrois quelle ma dit. O ils sont, les six autres ? Jen sais foutre rien, Et elle ? Elle le sait ? Jsais pas non plus, demande-lui loccasion. Bon, si tu me disais maintenant pourquoi elle a besoin dune fausse identit ?Il ma dabord regard sans rien dire. Jai enfonc le clou. Jimagine que si elle peut bluffer une neuromatrice militaire, et paralyser une

    station de la taille de Lagrange, elle peut facilement manipuler les rseaux desdouanes terrestres, et que cest mme comme a quelle a procd pour descendre delorbite, pas vrai ?

    Jai claqu la langue. Jtais fier de moi. Cest a, a fait Youri. Bon, alors pourquoi quelle a besoin dune putain de carte, maintenant, veut

    faire chier, ou quoi ? Non, elle te la dit tout lheure A cause de lnergie dpense inutilement.

    a lui fait dpenser trop de neurones, a lpuise.Jai enregistr linfo. a lpuisait. Bon, quest-ce qui sest pass aprs, sur Lagrange ? Y a eu une explication avec Dakota, sa famille et le Conseil de la station, dont

    le chef de la scurit. Au bout de deux ou trois heures, les principales commandestaient de nouveau oprationnelles, trois jours plus tard tout tait en tat, et au boutdune semaine Dakota et ses parents embarquaient sur la premire navette en par-tance pour Lunokhod Junction, via BlackSky.

    Jai enregistr le fait que Dakota tait pas le genre de fille se dgonfler devantladversit, elle faisait feu de tout bois quand elle se sentait menace, ou pourdfendre ses intrts, comme tous les humains. Elle avait eu ce quelle voulait, aubout du compte. Une question me brlait les lvres.

    Dis-moi, je reviens a Pourquoi quelle a eu besoin de passer en fraudedepuis lorbite ? Elle tait en taule, en fuite, elle a fait une autre connerie ?

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    La premire prison spatiale de lHistoire, SteelCity, venait douvrir ses portes surune orbite gostationnaire, on parlait que de a depuis des mois.

    Pas tout faitJe lui ai fait un signe blas signifiant quil pouvait y aller. La petite famille est donc retourne sur la Lune Le temps a pass et les

    parents de Dakota ont dabord essay de comprendre de leur ct les pouvoirs deleur fille. Dakota leur a racont quelle se savait diffrente depuis toute petite etquelle avait test les plus simples de ses pouvoirs dans le ventre de sa mre. Cest accu-le au dsespoir quelle avait agi ainsi sur Lagrange. Sa mre apprit ce jour-l quectait cause dune amourette brise par leur exil, un flirt dado avec le jeune filsdun technicien supraconducteur, vivant Lunokhod, que Dakota stait enfermedans son dsespoir, durant son sjour sur Lagrange. Une simple dprime amoureu-se dadolescente avait failli compromettre un projet valant des billions de dollars, tuvois le truc ? Je crois que cest ce genre de considrations qui leur a valu la visite deplusieurs types de lONU, un peu plus tard, mais, l, ctait des mecs des services derenseignement du Conseil de scurit, avec des toubibs militaires du PentagoneIls ont fait savoir Dakota quelle avait commis un dlit trs grave, assimilable duterrorisme spatial, elle risquait de passer la plus grande partie de sa vie en prison siles autorits de la station portaient plainte. En change dun abandon des charges,les types de lUnoBI lui ont demand de venir avec eux dans une cole spciale enorbite terrestre. Cette cole spciale savra un centre de recherches ultra- spcialis,o Dakota fut tudie sous toutes les coutures pendant cinq ans

    Youri fit une pause, pour reprendre son souffle, son inspiration, et un peu debire.

    Mais javais devin la suite. La Sale Mme de lEspace en avait eu marre deslunetteux en blouse blanche et de la solitude. Elle stait barre, avait dtraqu lessystmes de scurit ou les avait neuromanipuls distance ou je savais pas tropquoi, et elle tait descendue de lorbite, se fondant dans les dix milliards dtreshumains qui surpeuplaient la plante.

    Comme par hasard elle tombait chez moi, ou presque.

    (*) Lagrange, astronome et mathmaticien franais du XVIIIe sicle. On lui doit notammentla dcouverte des points qui portent son nom, situs dans lespace, l o les forces gravitationnellesde la Terre et de la Lune sannulent. De nombreux projets de la NASA prvoient linstallation desuper-stations aux points de Lagrange, pour le deuxime quart du XXIe sicle.

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    4Travailleur clandestinen situation irrgulire

    La porte matelasse dauthentique cuir de vachette sest ouverte sur un long cor-ridor, avec un tapis rouge vermeil qui conduisait une autre porte, en tous pointsanalogue la premire.

    Un des gorilles laotiens de monsieur Tchou ma montr le couloir et ma titillles reins avec le canon de son Uzi micro-munitions.

    Toi aller porte du fond. Monsieur Tchou tattendre. Ouais, jai fait, monsieur Tchou mattendre, mais toi attendre pas trop pour

    enlever ton joujou de mes fesses. Jsuis pas le genre que tu crois, mon chri.Je lai entendu refermer la porte en soufflant une amabilit du genre euro

    motherfucker , ou un truc comme a, mais jai pas relev. Je peaufinais avec unerelative nervosit les ultimes dtails de ma version des faits. Monsieur Tchou nestpas le dernier des zozos. Sil a survcu jusqu cet ge vnrable dans le coin, et sonniveau, cest que cest un vrai dur, cest--dire quelquun qui se sert de son cerveauavant dutiliser ses muscles, ou ses fusils dassaut.

    Quand je suis arriv devant la seconde porte jai dabord vu lil noir et globu-leux dune camra multifrquences. Puis la trademark argentine qui authentifiait lelabel Cuir vritable, greffe sous lpiderme.

    Jvaluais la porte au salaire trimestriel dun ingnieur orbital.La maison de monsieur Tchou ressemblait une pagode gante qui se serait

    choue en bord de Seine, en face de lancienne imprimerie du Monde (qui datait delpoque o les journaux taient imprims sur du papier cellulosique), devenue undes night-clubs les plus priss du coin.

    Monsieur Tchou, en dehors du fait quil dirigeait le rameau local dune impor-tante Triade de la diaspora de Hongkong, tait un de ceux qui avaient le plusbrillamment russi leur reconversion. Depuis la fin de la Grande Prohibition desannes 2030, il stait judicieusement constitu dautres fonds de commerce, parfai-tement lgaux, et uvrait dsormais pour la Triade dans les hautes sphres du pou-voir, Marne-la-Valle ou Bruxelles.

    Jai pos ma main contre la plaque du senseur, entre deux carrs de cuir, les doigtspousant bien la forme du dessin, pas dembrouilles. Le senseur a analys mesempreintes, et les a compares celles de la carte que jai enfile dans le lecteur.

    La porte sest ouverte aprs un petit cliquetis, dans un doux et confortable ron-ronnement. Je me suis retrouv face une vaste pice, plonge dans la pnombre.

    Au-dessus de moi souvrait un dme couleur de nuit, avec des milliers dtoilespeintes la main.

    Une petite lumire ple sest allume lautre bout de la coupole.Le visage rond de monsieur Tchou est apparu, flottant au-dessus dun costume

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    chinois traditionnel noir et or et dun bureau de ministre. Venez donc, cher ami.Sa voix avait conserv laccent de la banlieue de Hongkong, o il avait pass sa

    petite enfance. Il a fait un petit geste dinvite, et jai avanc dans sa direction. Enlevant les yeux, javais limpression de marcher sous un plantarium faon manga.

    Jtais ici dans le saint des saints. Je ny tais jamais entr auparavant, MonsieurTchou mavait toujours reu dans sa tour du Kremlin-Bictre. Ctait un geste rareet important, cens lever son bnficiaire au niveau de Boddhisattva, ou peu prs.

    Monsieur Tchou, trs honor, jai fait, en inclinant la tte en signe de polites-se.

    Il ma observ de ses petits yeux albinos et brids, son sourire impntrable auxlvres. Il ma rendu mon salut et ma fait un signe indiquant que je pouvais mas-seoir.

    Je me suis install sur un fauteuil de vice-ministre et jai relev les yeux vers lessiens. Les petites billes rouges disparaissaient presque sous les replis de graisse. Jaipu me rendre compte que son visage tait parfaitement lisse, sans une ride, pas unecicatrice, pas une marque. Plus de dix ans avaient pass et il me semblait mme plusjeune quavant. Je me suis souvenu quil stait offert une clinique de chirurgie esth-tique de pointe, au Liban, pour bnficier des soins les plus performants dumoment. Il faisait disparatre les effets de la vieillesse, mais considrait depuis tou-jours que lembonpoint tait un signe de puissance et de russite.

    Monsieur Tchou vivait dans le noir comme les chauves-souris, il ne supportaitque les lumires faibles et tirant vers linfrarouge.

    Il mobservait calmement, comme un gnie tranquille et bienveillant. Si je navaispas connu le nombre dhommes quil avait tus de ses propres mains, ou dont il avaitcommandit lassassinat, jaurais pu le prendre pour un de ces businessmen gras-souillets de Shanghai qui descendaient LEurasia-Hilton.

    Bienvenue, mon petit, a fait monsieur Tchou en largissant son sourire. Alors,dis-moi, quest-ce que tu es devenu depuis tout ce temps ? On ma dit que tu tra-vaillais pour Oshiro, maintenant ?

    Si quelquun devait connatre chaque dtail de mon parcours, ctait bien mon-sieur Tchou, en dehors de la TechnoPol elle-mme. Avec un homme de sa trempe,il valait mieux bien choisir son mensonge.

    Oui, jai rpondu, je suis pass chez Janacek & Silveri. Par Viroflay, avant. Etaussi lennemi, comme vous le savez srement

    Monsieur Tchou a clat de rire. Son ventre tressautait comme un gros balloncousu de soie naturelle, deux mtres carrs de tissu qui devaient valoir le prix de ladernire Hyunda.

    Quest-ce qui te fait dire que je suis au courant, Sun Tzu ?Sun Tzu, ctait le nom de code que jemployais lpoque du gang, pour mes

    contacts avec la Triade de monsieur Tchou. Sun Tzu, lauteur de LArt de la guerre,un bouquin que mavait fait lire Youri. Le type en question, un spcialiste chinoisde stratgie, avait vcu cinq cents ans avant le Christ, et toutes les gurillas popu-laires sen taient inspires au XXe sicle. Monsieur Tchou, qui tait loin dtreinculte, avait normment apprci.

    Allons personne nignore que vous savez tout ce qui se passe dans la ceintu-

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    re sud, monsieur Tchou.Il est reparti de son rire norme. Je sais tout ce qui passe, Sun Tzu, et jusqu la ceinture nordJai chop la perche et jai amorc un sourire. On dit mme que vous faites souvent le voyage de Bruxelles, monsieur Tchou,

    les Triades sintressent au dficit budgtaire europen, maintenant ?Il a clat de rire. Nous nous intressons tous les dficits budgtaires, Sun Tzu, tu le sais bien

    Mais ce nest pas pour discuter macroconomie que tu as fait le voyage jusquici,nest-ce pas ?

    Je suis rest en suspens une ou deux secondes, mon sourire froid aux lvres. Non, en effet.Je me suis profondment cal au fond du fauteuil.a y est, je me suis dit, cest parti.Toute ngociation avec une Triade se doit de respecter un certain nombre de

    rgles.La premire consiste mentir avec art. Les Asiatiques se foutent que vous leur

    disiez la vrit ou pas. Ce qui compte pour eux, cest llgance et la logique internede votre histoire.

    Le mensonge se doit dtre habilement dissimul dans un tissu de vrits, plus oumoins approximatives, mais qui y renvoie, et sur lesquelles votre mensonge peutrebondir, dans un jeu de significations trs complexes.

    Jai donc calmement dbit ma salade monsieur Tchou. Un savant dosage devrits et de fictions dont je suis certain quil se rgalait, me suffisait de voir sa facede lune claire de son sourire, les petits yeux logs au fond de leurs orbites, brillantde leur clat rouge. Ses doigts grassouillets, croiss sur sa bedaine de luxe, rythmaientgentiment le son de ma voix, avec une vidente satisfaction.

    Pendant toute la semaine prcdente, je mtais dabord trait de connard, tout enessayant de btir un plan correct qui nous envoie pas tous au trou jusqu trop tard(pour Youri, a signifiait crever en taule, et pour moi, en sortir un poil avant laretraite). Javais essay de voir si je pouvais mapprocher de la sphre des techno-pirates sans trop de risques. Jai fait une tentative sur Doc Savimbi, un gros trafi-quant de techno toujours en service (et qui avait commenc avant moi), un putainde blackos hyper-balze qui vivait dans la Valle de la dioxine, l o la grosse usinechimique a explos au dbut du sicle. Mais jai bien vu que je ne pourrais pasconserver mon anonymat trs longtemps, ctait pas un rigolo lui non plus, le DocSavimbi. Jai finalement opt pour la seule voie raisonnable . Jai pris contact avecun de mes indics les plus srs de Chinatown, pour avoir un rencard avec monsieurTchou. A partir de l, fallait juste marcher sur des ufs. Mon plan tait simplissi-me. Dire la vrit, en taisant les noms et en remplaant mademoiselle la Chieuse delEspace par un simple pote dans le besoin. Sil insistait je pouvais inventer un mecqui venait de faire un coup ou schapper dune taule, en Europe de lEst, ou enFinlande, l o les services de renseignement des Triades vivent sur un petit pied,comparativement ici. Surtout, ne pas se vautrer sur une scabreuse histoire dinfil-tration clandestine de la TechnoPol, via Oshiro, moi, et mes contacts underground,comme lide mtait dabord venue. Assez compliqu comme a. Un truc clair, net

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    et transparent, autant que possible. Je sais que je vous demande pas le tout-venant, monsieur Tchou, sans quoi jau-

    rais t voir un branleur de Grand Tunnel Mais cest pas non plus du virus din-trusion dernire gnration dont jai besoin, et on va pas attaquer la rserve eurof-drale

    Monsieur Tchou a mis un petit rire. Non, Sun Tzu, juste de quoi falsifier une neuropuce et lhologramme inco-

    piable de lONU ! Ce genre de conneries incopiables , vous savez aussi bien que moi que les

    Triades, elles sen tapent quelques milliers pour commencer la journe, monsieurTchou.

    Monsieur Tchou na rien dit. Son sourire ne variait pas dun millimtre. Je savaisque derrire le masque de gros poussah chinois sagitaient les rouages dune mca-nique de haute prcision.

    Je ne demande quun kit logiciel. La console neuro, les interfaces, la carte, lesbidouillages, cest mon problme

    Jai entendu vaguement monsieur Tchou qui grognait, tout en hochant la tte. Evidemment, tout sera pay rubis sur longle.Je me suis rendu compte trop tard de lallusion aux bagouzes et son surnom, et

    jai pri pour que Tchou ne sen offusque pas.Tchou ne sest pas offusqu, il sest marr. a, Sun Tzu, tu sais bien que cest la rgle numro un : paiement cash la livrai-

    son. Combien penses-tu que a va te coter ?Javais eu le temps de me rencarder sur les prix en vigueur, mais je voulais pas que

    Tchou pense que tout a tait trop organis.Un des trucs de Sun Tzu, le vrai : fais croire le plus longtemps possible ta fai-

    blesse, ne montre ta for


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