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Essais

P A S C A L BONITZER

PEINTURE ET CINÉM A

DÉCADRAGES

Cahiers du cinéma Éditions de l'Étoile

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DÉCADRAGES

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Michel Chion : La voix au cinéma

André Bazin : Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-1958)

Paul Virilio : Guerre et cinéma 1 Logistique de la perception

Dominique Villain : Le cadrage au cinéma L ’œil à la caméra

Michel Chion : Le son au cinéma

En co-édition avec la Cinémathèque Française Dudley Andrew : André Bazin

(Préface de François TrufFaut, Annexe de Jean-Charles Tacchella)

Dans la même collection

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Collection Essais(Sous la direction de Alain Bergala et Jean Narboni)

Cahiers du cinéma / Editions de l’Etoile

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D u même auteur

Le Regard et la voix Editions Christian Bourgois, coll. 10/18

Le Champ aveugle Editions Cahiers du cinéma/Gallimard

ISBN 2-86642-028-4 © Editions de l’Etoile

D iffusion : Seuil, 27, n ie Jacob, Paris 6*

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PASCAL BONITZER

PEINTURE ET CINÉMA

DÉCADRAGES

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INTRODUCTION

Ce recueil n ’a pas pour objet d’interroger la confrontation directe entre le cinéma et la peinture, telle que des films de fiction biographique comme La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (Minnelli), des documentaires pédagogiques comme le Van Gogh de Resnais, ou, plus exceptionnels, des « documentai- res-événements » comme Le Mystère Picasso de Clouzot, en témoignent diversement. On essaye de mettre à jour un rapport moins évident, plus labile et plus secret entre cinéma et peinture. Le cinéma rencontrerait des problèmes artistiques, ou utiliserait à ses fins des effets que la peinture, différemment, a traités. La nature statique du tableau, celle animée de l’image cinématographique, ne coupent pas nécessairement le cinéma de la peinture, car le cinéma a affaire, à sa manière, à l’image fixe, et la peinture de son côté a affaire au mouvement.

En peinture comme au cinéma, le mouvement est multiple ; on peut distinguer des mouvements de différentes natures, qui traversent la toile ou l’écran : ainsi le mouvement prescrit par les peintures d ’anamorphoses, qui est celui de l’œil du spectateur (l’œil doit voyager dans l’espace et dans le sens) plus que de la figure, ne semble avoir aucun rapport avec les mouvements involontaires, violents, dont Yaction-painting est le tracé ; et cependant la peinture-mouvement d’un Bacon semble combiner les deux, anamorphoses sans perspective et pincées d'action-painting. De même, certains mouvements

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d’appareil au cinéma transforment le paysage du film, le point de vue des spectateurs sur ce paysage et les figures qui l’habitent ; par exemple, la caméra portée dans les films de Cassavetes accompagne un climat de crise et épouse l’hystérie des personnages, des acteurs, annulant Joute distance et tout point de vue d ’ensemble, dans une distorsion généralisée.

Le point de vue qui oriente ce recueil n ’est cependant pas analogique. Les textes se rassemblent autour d ’une double hypothèse : 1) le cinéma serait, techniquement parlant, l’héritier de la scientifisation de la représentation instaurée au Quattro­cento à travers les théories de la perspective artificielle (thèse émise par d ’autres et, comme on sait, violemment controversée— controverse qui se trouve résumée et analysée dans le présent recueil sous le titre du « Grain de réel ») ; il accomplirait en quelque sorte mécaniquement ce qu’Aloïs Riegl appelait le Kunstwollen, l’impulsion artistique de la Renaissance : l’imita­tion du fortuit, l’appropriation de la Nature par la représenta­tion. D ’où le « réalisme ontologique » dont André Bazin le voulait fatalement marqué. 2) Quoi qu’il en soit, le cinéma étant d’abord de l’image, recroise nécessairement des problèmes de la peinture, et réciproquement la solution cinématographique de ces problèmes ne peut pas être restée sans influence sur la peinture du XXe siècle. On sait qu’il arrive, chez des cinéastes pictorialistes et des peintres cinéphiles, que la peinture et le cinéma se citent mutuellement. Mais, de façon moins directe­ment visible, des effets tels que la mise en abyme, ou paradoxalement le travelling, peuvent concerner semblablement les deux arts et s’éclairer de l’analyse de leur utilisation dans l’un et dans l’autre.

On en déduira que la peinture, en deçà, au-delà et au cœur même peut-être de ce que la modernité en a fait (de sa réduction systématique à ses éléments moléculaires, la tache, la ligne, la couleur, la forme) relève de l’art dramatique, et de la mise en scène. Et que le cinéma, dans certains cas, cherche à s’échapper de la fatalité narrative et dramatique que l’industrie lui impose pour rejoindre les ultimes composants moléculaires

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de la peinture, son abstraction. C ’est le désir, par exemple, qui semble guider Antonioni.

Cherchant à établir des points de contact, de communication, de croisement divers entre cinéma et peinture, je me suis fréquemment appuyé sur une structure qui leur est commune : le trompe-l’œil, et sur son envers l’anamorphose. On ne s’étonnera donc pas de voir ces termes revenir, au fil des textes, de façon insistante, non plus que de la référence récurrente à des œuvres et des peintres célèbres, en rapport avec cette structure : Holbein, Velasquez, Manet. Que ces peintres aient fait l’objet d’analyses non moins célèbres (Baltru- saitis, Lacan, Foucault, Bataille) n’est évidemment pas l’effet du hasard : ces analyses, qui souvent d’ailleurs se recoupent, se prolongent mutuellement ou sont solidaires, ont fatalement influé sur mon approche des problèmes locaux ou généraux envisagés ici.

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LE GRAIN DE RÉEL

Il y aurait, d’après André Bazin, deux sortes de cinéastes : ceux qui croient à la réalité et ceux qui croient à l’image. On dira par exemple que Pialat croit à la réalité et que Godard croit à l’image (juste à l’image). Toujours Lumière et Méliès...

Il se peut cependant que ce soit une distinction spécifique­ment française. A envisager le cinéma américain, elle apparaît moins pertinente ; les cinéastes hollywoodiens qui croient le plus à l’image sont aussi ceux qui, sinon croient, du moins désirent le plus faire croire à sa réalité. La réalité convertie tout entière en image, l’image en réalité, c’est un rêve américain ; l’hyperréalisme en est le produit. On peut le considérer non seulement comme un principe esthétique, un mouvement artistique, un moment important des arts plasti­ques contemporains, mais comme une idéologie qui pénètre beaucoup d’aspects de la vie américaine, et à quoi on peut rattacher, pour ce qui est du cinéma par exemple, toute l’école américaine des effets spéciaux (1). Hitchcock est par excellence le cinéaste qui « croit à l’image », tient la réalité en haine, et professe le mépris le plus complet pour la vraisemblance. Mais ce choix radical s’accompagne d ’une passion maniaque, fétichiste, du document, la reconstitution au millimètre près

1. Déjà Alphonse Allais notait ce symptôme dans sa nouvelle « Esthetic » (cf. « A se tordre — Vive la vie — Pas de bile ! », ed. Bourgois, coll. 10/18, p. 68).

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du paysage de Bodega Bay, ou des salons de l’ONU, voire de tout le processus qui va de l’incarcération à l’écrouement du Faux Coupable. Le cas de Welles est non moins ambigu, puisque Bazin a pu s’y tromper au point de croire qu’avec le plan-séquence, la profondeur de champ, sans compter le grand angle et la contre-plongée, il « cherchait à rendre au film le sens de l’ambiguïté du réel. ». C’est donc peut-être seulement en France (ou du moins en Europe) que l’opposition entre ceux « qui croient à l’image » et ceux « qui croient à la réalité » possède une forte consistance. En ce sens, croire à l’image peut vouloir dire aussi bien s’opposer à l’illusionnisme propre au cinéma. On le voit bien chez Godard. Il ne faut donc pas s’étonner si cette opposition se répercute dans la théorie, et donne peut-être justement cette forme passionnelle à la théorie du cinéma, qui n ’existe qu’en France. Jean Mitry (dans Cinématographe n° 94) en donnait tardivement une nouvelle preuve, en revenant sur une vieille polémique, illustration parfaite de l’opposition en question : celle dite des effets produits par l’appareil de base. Pour mémoire, la polémique en question a mobilisé au début des années 70 plusieurs revues, pas seulement de cinéma, dont principalement les Cahiers, Cinéthique, Positif, La Nouvelle Critique, Tel Quel, voire la Revue d ’Esthétique (numéro spécial : « Théorie, lectures »), ou encore Communications (n° 23 : « Cinéma et Psychanalyse »). Elle a infléchi des prises de position politiques et précipité des mots d’ordre sur lesquels on ne reviendra pas ici, mais dont l’histoire serait peut-être pleine d’enseignement.

Je résume les deux thèses antagonistes. Thèse (énoncée par Marcelin Pleynet dans Cinéthique n° 3, ultérieurement nuancée dans les Cahiers n° 226-27, développée et « étayée » par Jean-Louis Baudry dans Cinéthique n° 7-8) : L ’appareil cinéma­tographique est un appareil purement idéologique. Il produit un code perspectif directement hérité, construit sur le modèle de la perspective scientifique du Quattrocento. Scolie : La caméra est dans l’impossibilité d ’entretenir aucun rapport objectif avec le réel.

Antithèse (émise par Jean-Patrick Lebel dans La Nouvelle

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Critique et dans l’ouvrage « Cinéma et Idéologie », Ed. Sociales ; reprise donc par Mitry dans Cinématographe n° 94, « Les impasses de la sémiologie — le mouvement de l’effet perspec­tif») : L ’appareil cinématographique est un appareil idéologique­ment neutre. Il reproduit mécaniquement la perception oculaire naturelle. Scolie : La caméra rapporte objectivement le réel visé.

Sans doute, les termes du débat ont vieilli, le débat lui-même a vieilli. Le caractère idéologique ou non de l’appareil n ’intéresse plus personne, et dans une période dominée par le subjectivisme sans frein de ceux-là même qui se souciaient tant d’objectivité autrefois, ce terme d’objectivité fait sourire : est-ce qu’on sait ce qui est objectif, ce qui ne l’est pas ?

Reste que, aussi caricaturales que peuvent sembler la thèse et l’antithèse, elles touchent un problème que le cinéma ne cesse de re-poser, celui de la production des images dans leur rapport au réel. La notion de réel manque ici de précision, mais se ramène vraisemblablement à la réalité matérielle, que présuppose la notion d ’objectivité comme condition de la vérité. On tentera de mesurer les limites de cette conception.

On notera d ’abord que la question — moins « réglée » que ne veut bien le dire Mitry dans son article — de savoir si la caméra produit « un code perspectif hérité du Quattrocento » ou un système de perception conforme à la vision naturelle, est en elle-même porteuse de malentendu. La discussion dérive, en l’occurrence, avec une pertinence incertaine, de celle entre les panofskyens et les anti-panofskyens. Le ou exclusif implique un débat de sourds, puisque le problème est précisément que la perspective artificielle ne contredit la perspective naturelle (vision binoculaire, courbure du champ visuel) que dans une mesure en un sens imperceptible. Ce dont, justement, protestent les partisans de la « caméra-perception-naturelle », sans voir que par là-même ils escamotent la question.

Il s’agit donc d’abord de savoir quel est le sens, si elle en a un, de la question : l’appareil entretient-il — ou non — un rapport objectif avec le réel ? C ’est en effet le scolie de chacune des deux thèses qui détermine les enjeux du débat. Or, entre

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le scolie et la thèse il y a manifestement un hiatus : de ce que la caméra produirait un code perspectif hérité du Quattrocento, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle n’entretient aucun rapport objectif avec le réel, puisque si la perspective du Quattrocento peut être dite scientifique (par Pleynet lui-même), c’est parce qu’elle mathématise les conditions de la perception oculaire, donc donne un statut partiellement objectif à la représentation (Panofsky a lumineusement dégagé les paradoxes de cette « objectivité partielle », qui a tourmenté la Renaissance et que l’âge classique, avec Desargues et Descartes, a suturée). De ce que l’appareil reproduirait les conditions de la perception oculaire normale, il ne s’ensuit pas davantage automatiquement qu’il « rapporte objectivement le réel visé » (selon les termes de Mitry), puisque la perception oculaire est, de structure, sujette à illusion et qu’en reproduire (mécaniquement ou non : contrairement à ce que semble croire Mitry, c’est en l’occurrence tout à fait secondaire) les conditions revient à constituer un trompe-l’œil, une machine illusionniste.

Inversement, une image peut parfaitement être objective sans pour autant reproduire l’espace, la réalité telle que notre œil l’appréhende. Par exemple, l’image qui apparaît sur l’écran de visualisation d’un électro-cardiogramme ou d’un électro-encé­phalogramme, ou d’un tomographe à positrons, est une image objective (c’est préférable) du rythme cardiaque ou cérébral, ou organique, bien que ce soit une image abstraite, linéaire, codée, qui ne reproduit rien de la réalité spatiale qu’appréhende la perception oculaire normale. On aurait tort, soit dit en passant, de croire que ce type d’image, graphique, n ’intéresse pas le cinéma, d’autant que si tout le monde en a une représentation concrète, c’est statistiquement davantage par la fréquentation des salles obscures (le grand écran raffole des petits écrans où s’inscrivent des graphes) que par celle des salles de réanimation. Cela prouve simplement que si la caméra « produit un code perspectif », l’écran peut servir de surface d’enregistrement pour un type d’image non-figuratif, qui peut jouer un rôle dramatique sans doute, dans une fiction réaliste,

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mais aussi un rôle plastique, ou graphique, comme les crayonnages sur l’écran dans les séries vidéo (comme 6x2) de Godard : c’est que l’écran n ’est pas la caméra, et que l’image— le produit — n ’est pas l’enregistrement (la prise de vues).

Reproduire les conditions de la perception oculaire normale, reproduire l’espace tel que notre vision l’appréhende, c’est au contraire y inscrire une subjectivité virtuelle pour laquelle l’espace, la réalité, constituera virtuellement un piège (trompe- l’œil ou malin génie). Le cinéma de S-F, un film comme Invasion of the Body Snatchers pour ne citer que celui-là, illustrent bien cette représentation de la réalité comme tissu d ’apparences trompeuses, recélant un malin génie latent sous la guise d’une conspiration d’extra-terrestres. Et le cinéma américain en général, peut-être en fonction du syndrome hyperréaliste dont il est marqué, a souvent traité la réalité comme un piège qui se referme sur une conscience abusée, subvertie, mise hors d’elle-même. Le personnage hitchcockien scrute les failles de la réalité et bascule dans un monde de danger. Enfin, avec les simulations électroniques, c’est le concept même de réalité qui vacille et se dissout. « Is it a game or is it real ? » demande le garçon de War Games. Et l’ordinateur répond : « What’s the différence ? ».

Ces considérations valent sans doute principalement pour le cinéma américain. Mais plus généralement, c’est toute la psychologie de la perception qui est infectée par l’incertitude des critères objectifs, par la recherche des critères de certitude, par un malin génie caché. « Voir, c’est entrer dans un univers d ’êtres qui se montrent, et ils ne se montreraient pas s ’ils ne pouvaient être cachés les uns derrière les autres ou derrière moi. » (1). De la vision, c’est au moins cette condition que le cinéma reproduit, et c’est de là que Bazin tire sa définition de l’écran comme cache. Mais si l’écran ne fonctionne comme cache qu’à supposer la réalité comme un tout homogène sur le

1. Maurice Merleau-Ponty, « Phénoménologie de la perception », ed. Gallimard, coll. Tel, p. 82.

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fond de laquelle il découpe une vue toujours partielle, il est toujours possible de démontrer le caractère illusoire, truqué, de cette homogénéité en faisant apparaître la discontinuité du décor (l’efFet Hellzapoppin). Et si Edgar Morin ramène la perception cinématographique à la « perception objective », c’est-à-dire à la « loi de la constance » qui corrige la diminution apparente des objets selon la perspective en les rapportant à leur échelle et leur forme rationnelle, c’est pour ajouter aussitôt que « c’est parce qu’au cinéma la constance fu t redressée sans défaillance qu’aussitôt l ’on abusa de sa naïveté, en lui offrant des batailles navales tournées au bassin des Tuileries et des éruptions de Montagne Pelée au feu de bois » (I).

Il est donc toujours possible de répondre à la question de l’objectivité de l’appareil quant au réel, en invoquant le caractère truqué de ce réel, qui renvoie à une fonction illusionniste de l’appareil. A quoi les tenants de l’objectivité pourraient rétorquer que si l’on truque la réalité, ce n ’est pas la faute de l’appareil, qui se contente d ’enregistrer honnêtement et se laisse abuser tout comme un œil humain (tout dépend bien entendu de ce qu’on entend par « l’appareil »). S’il existe une fonction illusionniste du cinéma, côté Méliès, il existe aussi une fonction documentaire, côté Lumière.

Curieusement, cet argument du film scientifique ou documen­taire semble avoir gêné Pleynet, qui — dans cet entretien des Cahiers (n° 226-27) où il déplaçait légèrement ses positions de Cinéthique — s’est efforcé de le traiter par l’ironie en se demandant s’il était bien utile de revenir « sur la distinction à faire entre les films d ’avant-garde et les documentaires destinés aux vétérinaires, aux médecins, aux dentistes, aux soldats de deuxième classe, voire à divers champs de la recherche scientifique. » C ’était peut-être glisser rapidement sur le fait que, pour des raisons intéressantes en elles-mêmes, le cinéma documentaire, voire « scientifique », a justement souvent sollicité le cinéma dit d ’avant-garde, et même davantage le cinéma d’avant-garde

1. Edgar Morin, « Le cinéma ou l’homme imaginaire », ed. de Minuit, p. 125.

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que l’autre : voir les premiers films de Bunuel, ceux de Vertov ou ceux du Godard de l’époque militante. Bazin insistait de son côté sur le « miracle du film scientifique, son inépuisable paradoxe », celui de créer spontanément un drame fantastique de la beauté la plus pure à travers l’investigation la plus objective, et louait Jean Painlevé d’avoir compris « que la plus habile trépanation pouvait réaliser deux postulats simultanés, incommunicables et absolus, à savoir : sauver la vie d’un homme et figurer la machine à décerveler du père Ubu » (l).

C’est que la science, sans doute, ne va pas sans effets irrationnels, sans retombées imaginaires. Mais le double postu­lat dont s’émerveillait Bazin tient aussi et d’abord à la caméra même, à l ’ambiguïté fonctionnelle du cinéma du point de vue de la science. Les tenants de l’objectivité-caméra opposaient à ceux de la caméra-idéologie le fait que l’appareil est construit scientifiquement. Ils en tiraient la conclusion implicite (ou l’argument n’avait pas de sens) que l’appareil fonctionne comme un appareil scientifique. Or, ce sont bien évidemment deux choses très différentes, et c’est précisément l’ambiguïté dont les inventeurs du cinéma eurent d’emblée conscience, et qui les rendait perplexes sur l’avenir de leur invention : invention scientifique, sanS doute, ce n’était pas un appareil scientifique.

Deleuze a bien mis en évidence cette ambiguïté fonctionnelle du cinéma à ses débuts : né de l’analyse scientifique moderne du mouvement, le cinéma est un système qui le reproduit synthétiquement. Or, « quel est l ’intérêt d ’un tel système ? Du point de vue de la science, très léger. Car la révolution scientifique était, d ’analyse. Et, s ’il était nécessaire de rapporter le mouvement à l’instant quelconque pour en faire l ’analyse, on voyait mal l ’intérêt d’une synthèse ou d’une reconstitution fondée sur le même principe, sauf un vague intérêt de confirmation. (...) Avait-il au moins un intérêt artistique ? Il ne semblait pas davantage, puisque l ’art semblait maintenir les droits d ’une plus haute synthèse du

1. André Bazin, « Qu’est-ce que le cinéma ? », t. 1 (Ontologie et langage), ed. du Cerf, 1958, p. 39.

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mouvement, et rester lié aux poses et aux formes que la science avait répudiées. Nous sommes au cœur même de la situation ambiguë du cinéma comme « art industriel » : ce n ’était ni un art ni une science » (l>.

On voit que l’esthétique de Bazin s’enracine directement dans cette ambiguïté, en la renversant en puissance positive et en posant que le cinéma est d’autant plus beau, d ’autant plus artistique, qu’il est plus « naturel » ou « scientifique » (c’est du moins l’idée que lance lapidairement l’article cité sur Jean Painlevé). On notera à ce propos une différence importante entre la photographie et le cinéma : si ce dernier n’a eu d ’autre choix, par la voie du truquage puis du montage, des mouvements d’appareil (et concomitamment à la prise en considération nouvelle du mouvement dans les arts) que de se développer comme un spectacle et comme un art, la situation de la photographie reste et restera beaucoup plus ambiguë. Bien qu’elle soit plus ancienne que le cinéma, le statut artistique de la photographie, sociologiquement parlant, ne s’est dégagé que récemment de son caractère utilitaire, et n ’a jamais tout à fait cessé de coexister avec. L ’idée d’une recherche purement esthétique en photographie, indépendamment de toute fonction de reportage, de publicité, de mode ou autre, évoque la prétention et l’afféterie. Aussi « artistiques » que se veulent (et que sont) les portraits photographiques de Brassaï, Cartier-Bresson, Sander, Kertész ou Avedon, — sans parler de Nadar —, ils ne se séparent jamais complètement d’une fonction de reportage et d’archivage. C ’est qu’il y a un pouvoir documentaire, analytique, de la photographie, qui en fait un auxiliaire naturel indispensable des observations scientifiques, tandis que le cinéma, si l’on excepte les bioscopies médicales, sert souvent de repoussoir amusant à la science.

Le cinéma, c’est le spectacle : on voit évoluer les astronautes en apesanteur, on les voit sautiller sur la lune, ça intéresse les foules mais guère les scientifiques. Pour ceux-ci, le cinéma est

1. Gilles Deleuze, « L’Image-mouvement », ed. de Minuit, p. 16.

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volontiers du côté de la fantaisie, du faux ; le physicien Richard Feynman, dans une conférence sur l’irréversibilité des phénomè­nes physiques, évoquait ainsi ces séquences de film « qu’on passe à l ’envers, d ’où un éclat de rire général. Ces rires montrent simplement que ça ne se passe pas ainsi dans le monde réel » (1). Inversement, le développement des moyens scientifiques exige le perfectionnement et l’invention constants de systèmes opti­ques dotés d’une surface d’enregistrement photographique, permettant d’analyser les « événements » (par exemple, les « chambres à bulles » nécessitent un dispositif photographique d’enregistrement des jaillissements de particules).

Dans le documentaire, cependant, le cinéma ne fonctionne-t-il pas sur le mode même de la perception naturelle, comme connaissance sensible du monde ? Alors, on doit pouvoir dire que « la caméra rapporte objectivement le réel visé ».

Mais de quelle objectivité s’agit-il alors ? Celle de la mécanique, ou du point de vue de qui la dirige ? On sait que le documentaire est un genre piégé, propice aux manipulations inavouables, aux truquages les plus insidieux, au nom du réel précisément et à cause de l’objectivité apparente de l’appareil. Bazin a donné là-dessus des aperçus célèbres : si on vous montre en premier plan un coupeur de têtes surveillant l’arrivée des Blancs, ce n’est sûrement pas un coupeur de têtes surveillant l’arrivée des Blancs («puisqu’il n ’a pas coupé la tête de l ’opérateur »). Si on vous présente une bataille qui tourne en victoire, dites-vous que, montée autrement, elle aurait pu aussi bien tourner en défaite (puisque les vues filmées le sont forcément du point de vue de Fabrice, aveugle par définition au sens de toute bataille). Faut-il exonérer complètement l’appareil, le système technique d’enregistrement, de l’effet produit ? C’est ce que semble penser Bazin : dénonçant le mensonge constitutif des documentaires exotiques du type Continent perdu, « le truquage, écrit-il, porte sur les intentions et

1. Richard Feynman, « La nature de la physique », ed. Seuil, coll. Points, p. 129.

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la signification, sur l ’organisation de la matière du monde, il ne peut tout à fa it pénétrer cette matière même » (1). L ’enregistrement doit donc se situer du côté de cette matière même, coller à cette matière. L ’ennemi, là encore, c’est le montage : « On pourrait comparer le mensonge esthétique de ce genre de film à celui du montage cinématographique, qui crée entre les plans des rapports de sens que la nature de chacun d ’eux pris isolément n ’implique pas » (2). C ’est le commentaire (ou l’invisible mise en scène) qui présente le jeune Indien comme un coupeur de tête. C ’est le montage qui transforme abusivement la bataille en victoire (Bazin montre que l’abus existe même quand le sens du montage correspond à celui de l’événement, même quand la bataille a, effectivement, tourné en victoire). La caméra, elle, se contente de montrer objectivement un jeune Indien, un tank fonçant parmi les ruines, etc.

Mais précisément, c’est ce « se contenter de » qu’il faut questionner. En effet, les plans pris isolément ne sont que des fragments, des vues extrêmement parcellaires d’une réalité vaste et multiple. Mais si ces fragments, ces vues parcellaires, produisent un effet de réalité indubitable dont profite abusive­ment le montage pour imposer un sens (Bazin a toujours opposé l’univocité du montage à l’équivocité de la prise de vues), c’est qu’elles ne sont pas des perceptions vagues, mais des cadrages sélectifs qui donnent à l’écran des blocs d’images rectangulaires. La structure du cadre, de l’écran, de l’image, d’entrée de jeu suppose un choix (fût-il inconscient), une séparation entre ce qui est montré et ce qui est caché, une organisation (fût-elle sommaire) de ce qui est montré, un rejet de ce qui est caché. Cette organisation, cette séparation, ce choix, sont irréductibles. C’est ce que signifie la fonction de cache de l’écran. Or, ces conditions, qui sont celles de l ’enregistrement, sont radicalement différentes de celles de la perception naturelle.

1. « Qu’est-ce que le cinéma ? », t. 1, p. 55.2. Id.

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Un plan n ’est pas une perception (même s’il fonctionne comme « image-perception »). C ’est un agencement de volumes, de masses, de formes, de mouvements. Le cadre n ’est pas la limite vague du champ visuel. C ’est une découpe de l’espace qui crée l’articulation, la disjonction d ’un champ et d’un hors-champ. (Le hors-champ lui-même, on le sait, se disjoint, d ’être contigu à l’espace du champ ou de figurer une autre dimension, un ailleurs absolu).

L ’écran n ’est pas le monde. L ’écran, dit Merleau-Ponty, n ’a pas d ’horizons (I). L ’image constitue un tout, un bloc qui, à la place où il vient, élimine tout autre image possible (d’où l’analogie possible avec le paradigme linguistique, malgré l’absence d ’opposition signifiante), et s’enchaîne, s’articule avec d ’autres blocs d’images (d’où l’analogie avec le syntagme linguistique, malgré l’absence de système paradigmatique cor­respondant).

La thèse de la caméra-perception s’appuie sur l’argument du documentaire, mais l’argument du documentaire en suppose un autre, qui est l’automatisme du système d’enregistrement cinématographique. On établit une analogie entre l’automatisme du système et l’automatisme de la perception. Mais c’est parce qu’on oublie la solidarité structurelle entre le système d ’enregistrement et le système de projection, et qu’on n ’enregis­tre jamais qu’en fonction de l’image, de la projection, de l’écran. C ’est ici qu’intervient la surdité réciproque : les tenants de la caméra-perspective invoquent le système de projection, la structure de l’écran ; ceux de la caméra-perception invoquent le système d ’enregistrement, le processus de mise en boîte. Les premiers en appellent au caractère « figuratif » de l’image photographique ou cinématographique (à ce niveau, c’est tout un) ; les seconds répliquent par l’automatisme du processus chimique d ’impression. On en arrive ainsi à ce que M itry, notant que la thèse de Pleynet dérive des travaux de Panofsky et de Francastel sur la constitution de l’espace plastique du

1. « Phénoménologie de la perception », p. 82.

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Quattrocento, croit fournir une objection décisive en rappelant que ceux-ci ont parlé « non d ’espace réel mais d ’espace figuratif », « d'une représentation et non d ’un enregistrement objectif ». Comme si l’enregistrement, objectif ou non, suffisait à faire que le spectacle de cinéma ne soit pas une représentation ! Et comme si l’espace qui s’offre sur l’écran, d’avoir été prélevé par l’enregistrement sur un espace réel, ne relevait en rien d ’un espace figuratif! C’est d ’autant plus curieux que M itry sait parfaitement que l’espace auquel les spectateurs ont affaire (celui de l’écran), sans aller chercher celui de 2001 (qui, d ’ailleurs, intègre du non-figuratif), ou de Tron, ne correspond souvent à aucun espace profilmique réel, mais résulte de trucages composites, depuis le cache-contre-cache classique jusqu’au matte électronique, en passant par les simples « décou­vertes ». C’est que l’image de cinéma, si elle passe par l’enregistrement et en reçoit sa structure figurative — même si aujourd’hui la vidéo et l’effet Quantel, sans parler des images synthétiques, peuvent modifier largement le système — procède aussi d’un univers de l’image que la peinture, notamment, informe. D ’où la référence constante des grands cinéastes aux grands peintres.

C’est pourquoi, si pour le sens commun, au cinéma l’enregis­trement est premier par rapport à la projection parce qu’en effet il l’est chronologiquement, pour le cinéaste c’est la projection qui est première, principale, c’est l’image finale qui infléchit a priori tout le système. C ’est ce que dit Hitchcock quand il énonce qu’un metteur en scène ne doit jamais se laisser impressionner par l’espace qui se trouve devant la caméra, et n ’avoir qu’une idée en tête : ce qui apparaîtra sur l’écran, parce que la technique cinématographique « permet d’obtenir tout ce que l ’on désire, de réaliser toutes les images que l ’on a prévues » (1). Même s’il constitue un moment décisif, essentiel, l’enregistrement n’est pour Hitchcock qu’un des processus, un moment nécessaire mais qu’il dit volontiers

1. « Hitchcock/TrufFaut », ed. Ramsay, p. 223.

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ennuyeux, de production de l’« imagerie » dont il parle. Et même si l’on ne tient pas compte du rôle éventuel des story-boards — auxquels on sait que Hitchcock, pour les raisons qu’on vient de dire, tenait beaucoup — qui mettent en évidence l’importance du schéma figuratif dans le film (même s’ils ont aussi une fonction d’articulation rythmique, quasi-musicale, une fonction « diagrammatique »), le terme même d’« imagerie » montre bien le caractère d 'artefact, non de reflet transparent au réel, de l’image cinématographique.

Il est donc toujours possible, indépendamment de sa fonction dramatique, de considérer chaque plan d’un point de vue stricte­ment plastique. Mais ce point de vue doit prendre en compte un caractère spécifique de l’image, irréductible à la fonction figurative, et c’est en quoi la thèse de la caméra-perspective, si celle de la caméra-perception est aveugle, est borgne, ou tout au moins myope. Rien ne peut faire en effet — et c’est sur cette évidence, bien plus que sur de hasardeuses démonstrations, que s’appuient les tenants de l’autre thèse — que, aussi artificielle et artificieuse que soit l’image photographique ou cinématographi­que, aussi conforme soit-elle à un modèle figuratif, aussi « plasti­que » qu’on la veuille, rien ne peut faire que du réel n ’adhère à cette image, et que ce soit bien Cary Grant et Eva Marie-Saint qui s’embrassent là dans le train (que le baiser soit « vrai » ou « faux », soft ou hard) (l). Il y a toujours un « grain de réel », comme on dit un grain de folie, dans la photo et le cinéma, qui excède toute figuration. La limite de la figuration, c’est la pornographie, et il y a un élément pornographique irréductible de l’image photographique (donc aussi cinématographique). C ’est ce sur quoi insistait Roland Barthes dans « La Chambre claire ». On le voit bien d’ailleurs dans les photos, inspirées peut-être de la thèse de Pleynet, qui s’efforcent d’imiter des tableaux anciens : le seul intérêt de ces imitations réside dans leur échec, dans l’irréductible grain d’obscénité qui réduit à rien

1. Ce qui au cinéma est souvent indiscernable, cet « indiscernable » dont Klossowski fait un fétiche (cf. « La Ressemblance », ed. Ryôan-ji).

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la sublimation figurative qu’elles tentent. Réussies, ce sont des trompe-l’œil inversés, comme cette pub pour une marque de yaourt qui utilise et anime la Laitière de Vermeer : de même que le plaisir que procure un trompe-l’œil réside, dit Lacan, dans ce moment « où, par un simple déplacement de notre regard, nous pouvons nous apercevoir que la représentation ne bouge pas avec lui et qu’il n ’y a là qu’un trompe-l’œil » (1), c’est-à-dire une représentation, une peinture, le plaisir est ici de découvrir qu’il ne s’agit pas d’une représentation, d’une peinture, de la laitière de Vermeer, mais d ’une figurante qui verse le lait, et (au cinéma, à la télévision) le lait coule en effet. C’est un effet délibérément vulgaire, et qui ne manque jamais de choquer les amateurs d’art : mais cette réaction marque justement la différence des deux ordres de représentation, et qu’il est choquant que le réel vulgaire de la photo, du cinéma, altère une œuvre sublime, comme il est choquant de voir cette œuvre aliénée dans le circuit de la consommation de masse, et la moins sublimée qui soit.

L ’image photographique, l’image de cinéma, se consomme en effet d’un certain côté comme un yaourt ou comme un steack saignant. C’est ainsi — oralement — qu’il faut comprendre la formule de Christian Metz, selon laquelle « même le plan le plus partiel et le plus fragmentaire (le gros plan) présente encore un morceau complet de réalité » (2). C’est en ce sens que le cinéma et la photo relèvent de la consommation de masse, de quelque façon qu’on entende ce terme. Il y a d’ailleurs, au niveau même de l’enregistrement, une violence, une voracité plus ou moins grande, à quoi Bazin a toujours été sensible : la photographie et le cinéma, fussent-ils documentaires, ne peu­vent se contenter d’enregistrer passivement l’événement, vient un moment où le désir du public exige qu’ils le provoquent. C ’est le stade du sensationnel : « Il ne suffit plus de chasser le lion, s’il ne mange les porteurs » (3).

1. Jacques Lacan, « Séminaire », Livre XI, ed. Seuil, pp. 101-102.2. Christian Metz, « Essais sur la signification au cinéma » 1968, t. 1, ed. Klincksieck, p. 117.3. « Qu’est*ce que le cinéma ? », t. 1, p. 47.

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On sait d ’ailleurs, dans l’ordre de l’image, quelle est la limite du sensationnel : c’est l’insoutenable. Or c’est une limite variable et fluctuante, et qui tend à reculer sans cesse, comme en témoigne la publication de plus en plus fréquente de photos médico-légales atroces, ou le fait qu’au cinéma il ne suffit plus de tuer un homme, si on ne le scie vivant à la tronçonneuse. Bazin dégage ce point comme complexe de Néron. Que le « complexe » en question tienne à ce « grain de réel » de l’image, c’est évident. Mais ce dont témoigne ce grain du réel, qu’il faut distinguer de ce qu’on appelle l’impression de réalité, c’est d ’un reste non-sublimé de l’image photographique, ou cinématographique. Ce n’est pas pour rien que Néron était un artiste raté. C ’est pour une raison analogue que cinéma et (plus encore) photographie ont tardé à se laisser reconnaître comme des arts à part entière. Ils représentent une mutation profonde du statut de l’image, de la production et de la consommation de l’image.

Les photographies qui imitent les tableaux de maître échouent, mais cet échec est à distinguer d’une simple imitation picturale imparfaite. En un sens, il est voulu, programmé par l’appareil : il fait surgir ce déchet que Barthes appelle le punctum et que, comme « sens obtus » ou « troisième sens », irréductible au circuit de l’échange symbolique ou information­nel, marque d’une part « l ’insignifiance », « le futile, le trivial », et d’autre part « la limite, l ’inversion, le malaise et peut-être le sadisme » (1). Cette montée de l’insignifiance et du sadisme dans l’image est propre au monde contemporain. De ce point de vue, l’argument historico-idéologique de Pleynet ou de Baudry, selon lequel la caméra aurait pour fonction de prolonger l’espace scénographique (perspectif) classique, détruit ou déconstruit par la modernité picturale, est un contre-sens : c’est le contraire, c’est la mutation de l’image impliquée par la photographie, c’est-à-dire ce que Walter Benjamin appelle la reproduction technique de masse, et l’indifférence, l’insignifiance, qui

1. Roland Barthes, Le troisième sens, in « L’Obvie et l’obtus », ed. Seuil, p. 53.

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montent dès lors dans l’image, qui précipitent la destruction de l’espace plastique classique — Cézanne, le cubisme...

Si Manet nous apparaît comme le peintre le plus moderne du XIXe, et non seulement comme un « précurseur » de la peinture moderne, c’est parce que sa peinture accueille souverainement cette insignifiance, ce « glissement à l’indiffé­rence » dont parle Bataille, et qui s’accorde à l’indifférence de la photographie, de l’objectif. Et la moindre de ses toiles nous paraît plus moderne qu’un tableau de Gleize ou de Marcoussis, parce que ce à quoi nous sommes sensibles dans le cubisme, c’est moins à l’esprit de sérieux de la construction d ’un nouvel espace plastique qu’à l’humour des papiers collés. Les papiers collés représentent la même chose que la photographie : l’insignifiant, la subversion de l’image par l’insignifiance.

Un peintre comme Errô, en reproduisant sur le même plan des cosmonautes de la NASA et La Source d ’Ingres, met en évidence cette mutation de l’image que nous vivons ; un jour sans doute ces traits d’esprit plastiques n’amuseront plus ou paraîtront égnimatiques, mais pour nous ils soulignent la coupure entre le musée et la rue, et que cette coupure ne passe pas par la fin de l’image illusoire, de l’image perspective, mais par un changement plus insidieux et plus profond, la montée des images de masse, des images quelconques, des images insignifiantes.

L’insignifiant n ’exclut pas le sensationnel, au contraire, puisque le sensationnel en procède. C’est parce que les images glissent massivement à l’indifférence, à l’insignifiance, que se maintient une exigence de sensationnel, le choc des photos en regard du poids des mots. Et Barthes écrivait de la photographie traumatique (le lion mangeant les porteurs), qu’elle est juste­ment «celle dont il n ’y a rien à dire: la photo-choc est par structure insignifiante » (1).

L ’insignifiant n’est pas rien. Il a ses exigences, sa logique propres, avec quoi le signifiant doit compter. (Et s’il n ’exclut

1. Le message photographique, in « L’Obvie et l’obtus », p. 23.

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pas le sensationnel, il n ’exclut pas le bouleversant : témoin les réactions primitives aux effets du cinéma, groupées sous le nom d’« impression de réalité »).

Lorsque Mitry ou Deleuze disent que le cinéma opère à partir de l’image quelconque, ils entendent par là le photogramme, c’est-à-dire l’enregistrement du moment quelconque au 24e de seconde qui, équidistant sur la bande filmique des moments, des photogrammes sucessifs, permet la reproduction du mouvement dans le défilé de la projection. C’est une coupe indifférente de la durée, qui ne vaut pas pour elle-même, qui ne forme donc pas une image en elle-même significative ou signifiante (sinon au second degré, à condition d’être extraite de la bande filmique et érigée en photographie autonome), qui ne vaut qu’à se fondre, se dissoudre dans le mouvement de la projection pour donner l’« image-mouvement » sur l’écran. Il y a donc un caractère essentiellement dissolu, disparaissant, évanouissant de l’image quelconque, qui se reflète d’ailleurs sur l’écran, dans cette faculté inhérente au cinéma, qui bouleversa tant les premiers spectateurs du Café Indien, et qui bien plus tard fit la matière des interludes à l’âge d’or de la télévision, cette faculté de reproduire exactement tous les effets naturels dissolus, fumées, eaux courantes, vagues et reflets dansants. Mais si l’image-interlude récupère en une sorte d 'Aufhebung esthétique la disparition les uns dans les autres des photogram­mes (images quelconques, instants quelconques), cette récupéra­tion esthétique n ’en constitue pas moins un type d’image qui, en un deuxième sens du mot, est par excellence l’image quelconque : le cliché, en l’occurrence le chromo. Quelconque veut alors dire banal, stéréotypé, conventionnel. C ’est un tout autre registre, mais on ne saurait dire que ça n’a aucun rapport. Entre le photogramme et le cliché, entre l’image quelconque comme instant quelconque de la durée, ou photo instantanée, et l’image de masse comme cliché, il y a une différence qui est celle de la production à la consommation, mais un lien qui se déduit de la conversion automatique de l’image produite en image consommée. On n’appelle pas pour rien les clichés des

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tartes à la crème. La tarte à la crème, c’est l’image quelconque au double sens du terme : c’est le gag saturé par la répétition, le stéréotype par excellence, mais c’est d’abord l’effet cinéma­tographique primaire, archaïque si l’on veut, mais toujours opérant, du mouvement. Les tartes à la crème du cinéma, on le sait, ne sont pas faites pour être mangées : si « the proof of the pudding is in the eating », la preuve de la tarte à la crème, c’est que quelqu’un la reçoit sur la figure. Elle se prouve en éclatant, en s’étalant, en s’émiettant, en dégoulinant. C’est l’un de ces mouvements dissolus qui depuis Lumière marquent la spécificité du cinéma, mais ici au service d’une satisfaction orale-anale, que le burlesque déchaîne. Le mouvement fait rire, mais sur le mode d’une action frénétique, catastrophique, qui démantèle tout et s’achève dans des marécages, des flots de boue, des giclements de peinture... Et les premières intrusions de Chaplin dans le sonore, dans le parlant, consisteront à inventer des gags sonores reposant sur des borborygmes, des éructations irrépressibles, des incongruités, des pseudo-langues obscènes comme le pseudo-français sentimentalo-sexuel des Temps Modernes (la chanson) ou le pseudo-allemand féroce du Dictateur (les discours d’Hinkel).

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LE PLAN-TABLEAU

« Le plan, c’est-à-dire la conscience... » (Gilles Deleuze). En quoi le plan est-il la conscience ? Sans doute en tant que la conscience est mouvement, puisque le plan, c’est l’image- mouvement. Le plan figure aussi la conscience du cinéma, dans la mesure où chaque nouvelle figure du cinéma — au sens où l’on parle des figures de la Conscience chez Hegel — s’est incarnée dans l’élection d’un nouveau type de plan, ou dans un nouveau rapport entre les plans : ainsi le gros plan, le plan-séquence, ont été à différentes époques les enjeux d’une nouvelle conscience du cinéma, pour laquelle on a pu mener bataille.

Le mouvement implique qu’un film n’est pas un tableau, qu’un plan n’est pas un tableau. Pourtant, c’est à partir de la notion de plan (du découpage dans le temps et l’espace que cette notion suppose) que des cinéastes peuvent se comparer à des peintres : Godard par exemple, à Titien peignant des jeunes filles à 90 ans, ou Garrel parlant de ses modèles, ou Bresson, ou Eisenstein composant ses plans selon la règle du nombre d’or. Il n ’y a pas que la caméra et l’acteur ; entre les deux, il y a le plan, qui peut être pensé, construit, composé comme un tableau. Il y a une valeur plastique du plan, qui a pu être négligée, apparemment, dans les années soixante et soixante-dix, époque des images sales et des plans dissolus, et qui revient en force aujourd’hui à travers le clinquant des

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images léchées, dessinées, hyper-construites, des clips, de la pub et des « nouvelles images ». La fabrication des plans serait ce qui rapproche le cinéaste du peintre, le cinéma de la peinture.

Il arrive d’ailleurs que dans certains cas-limites, des cinéastes imitent délibérément, dans tel plan de leurs films, un tableau célèbre. Il y a des exemples triviaux : la pub, qui utilise ainsi le prestige du tableau, de la peinture, pour valoriser le produit, s’est souvent servie de cet effet. Il y a aussi le clin d ’œil culturel, comme l’imitation d’une peinture de Balthus dans un plan de Péril en la demeure (effet souligné d’un calendrier insistant). L ’emploi du procédé peut cependant aller plus loin. L ’affrontement du cinéma et de la peinture, du plan et du tableau, peut être explicite, violent, dramatique, ou au contraire, le caractère allusif de l’imitation peut renvoyer à un secret profond du film.

Dans Passion de Godard par exemple, les grands tableaux romantiques ou baroques, reconstitués partiellement sous forme de tableaux vivants, sont secoués, traversés, disloqués par des mouvements violents qui sont ceux de la caméra ou des modèles eux-mêmes (qui n’arrivent pas à tenir en place, frémissent ou se révoltent contre leur immobilité forcée). C’est comme s’il y avait lutte, empoignade dans le film entre le cinéma et la peinture. Cette différence inscrite, cette disjonction accentuée entre le mouvement du plan et l’immobilité du tableau, porte un nom : dialogisme. La fonction du plan-tableau est dialogique. Ambivalence, discours à deux voix, mélange instable du haut (la peinture) et du bas (le cinéma), du mouvement (le plan) et de l’immobilité (le tableau).

On retrouve cette ambivalence chez Pasolini, par exemple dans La.ricotta, où il s’est plu à parodier La Déposition de Pontormo. Il s’agit d ’un hommage au peintre, et plus générale­ment à la peinture toscane du Cinquecento, une sorte de paraphe esthétique à la verticale de la fiction. Cependant, il faut souligner que cet hommage est de nature foncièrement parodique, et, en rapport avec le thème du film, la faim, le

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fromage, le misérable figurant qui attire tout le tableau vers le bas, précisément carnavalesque. Là encore, il s’agit d ’un mélange instable, d’une sorte de révolution statique de la hiérarchie du haut et du bas, dont Yoxymoron du tableau vivant (c’est un mouvement immobile) est l’emblème.(1)

Le problème du plan-tableau, ce qui en fait une figure à part dans le cinéma, outre les dérapages vers la facilité, le clin d’œil culturel vulgaire, évoqués plus haut, vient de ce que, comme il constitue un temps d’arrêt dans le mouvement du film, il ne semble pas pouvoir s’intégrer à l’ensemble, au rythme narratif. Le plan-tableau est foncièrement a-narratif, ce pourquoi il a pu être employé chez des cinéastes qui privilégient la mise en scène et la plastique sur le scénario et la ligne narrative, comme Godard et Pasolini. Pourtant il est des cas où il s’intégre à la fiction, en devient même un élément important, mais d ’une façon toute particulière et secrète.

Dans La Marquise d ’O, Rohmer a ainsi filmé Edith Clever— dans la scène précédant le viol qui est le centre élidé du récit — dans la robe et la posture renversée de la femme endormie du Cauchemar, de Füssli (peintre à peu près contemporain de Kleist). L ’allusion, pas forcément faite pour être comprise, relève-t-elle seulement du vraisemblable culturel, ou contient-elle une nécessité (pour reprendre ici une distinction aristotélicienne fréquemment utilisée par Rohmer dans ses textes théoriques) ? Sa signification est au moins complexe, si l’on considère que se trouve élidée de l’image — du plan —, comme le viol l’est du récit, la figure de l’incube bien présente dans le tableau de référence. Le cauchemar est un cauchemar érotique et, par cette ellipse dans l’image qui renvoie à celle du récit, le plan peut être considéré non seulement comme la métonymie du viol qui va suivre, mais comme la métaphore de son ellipse. Se désignant secrètement (puisque la signification

1. Oxymoron : de oxys, pointu, et moron, émoussé. Accouplement de deux termes qui s’excluent mutuellement. Exemple canonique : « Cette obscure clarté... ». Le tableau vivant, comme mouvement immobile, est un oxymoron.

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en est cryptée) comme allusion à un événement secret, il devient en même temps la métaphore du secret même qui cause le récit de La Marquise d ’O. Significations enveloppées dont l’effet est quasi-maniériste. On remarquera au passage que le secret est un thème constant du cinéma de Rohmer, et que la figure qui lui correspond, l’ellipse, est au cœur de presque tous ses films. Tous ou presque reposent sur l’ellipse d’une image-clé, sur l’ellipse d ’un secret ; et de ce point de vue, La Marquise d ’O et Perceval sont en parfaite continuité avec les séries des Contes moraux et des Comédies et proverbes.

Parodie, hommage ou énigme, le plan-tableau suscite donc toujours un dédoublement de la vision et donne à l’image un caractère de mystère, qu’on l’entende dans le sens religieux ou policier. A l’emphase verticale, à l’« ekphrasis » baroque des tableaux vivants de Passion, on peut opposer le mystère sourd, crépusculaire, de ceux des films inspirés de Klossowski. Le cas du plan-tableau se complique et se particularise encore, ici, du fait que dans Roberte de Zucca, L ’Hypothèse du tableau volé de Ruiz (d’après « Le Baphomet »), les tableaux vivants se trouvent imiter non de vrais tableaux célèbres, mais des peintures fictives, celles du peintre pompier fictif Tonnerre. Déjà dans les romans de Klossowski, « Roberte ce soir », « La Révocation de l’Edit de Nantes », les photos et les tableaux se donnaient à interpréter en fonction de l’équivoque des mouvements qu’ils figeaient. Mais le cinéma redouble cette équivoque, la multiplie jusqu’au vertige. Dans L ’Hypothèse du tableau volé, tous les mouvements sont piégés par l’énigme des tableaux, vivants ou à deux dimensions. Le moindre battement de cils, un tic facial, un ensemble circulaire orchestré de gestes lents, relancent les interrogations, l’interprétation : toute la représentation est pro- blématisée. Le tableau vivant, cet oxymoron incarné, est un monstre composite, un sphinx, qui pose des devinettes au spectateur-œdipe. Que veulent dire ces tableaux ? Pourquoi sont-ils là ? A quel mystère, à quel culte secret, à quel crime renvoient-ils ? Telles sont les interrogations dont le personnage du collectionneur, et la voix off qui le double, sont porteurs.

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Le Cauchemar de J .H . Füssli

La Marquise d ’O d ’Eric Rohmer

« ... la m étaphore du secret même qui cause le récit de La Marquise d ’O... »

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La Flagellation de Piero délia Francesca

« ... La perspective ne suit donc pas ici une logique purem ent optique, elle possède une signification seconde, allégorique... »

Chambre sur la mer d ’Edward Hopper

« ... un aplatissement qui fait apparaître et m onter dans la représentation une dimension inédite en Occident, celle du vide... »

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La Gare Saint-Lazare d ’Edouard M anet

« ... ce quelque chose que la peinture est inadéquate à représenter, un objet de vitesse... »

Passion de Jean-Luc Godard

« ... Ambivalence, discours à deux voix, mélange instable du haut (la peinture) et du bas (le cinéma),

du m ouvem ent (le plan) et de l’im m obilité (le tableau)... »

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L ’Hypothèse du tableau volé de Raoul Ruiz

« ... toute la représentation est problém atisée... »

A u hasard Balthazar de Robert Bresson

« ... comme un suspense non narratif... »

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« ... L ’obliquité introduit le sentim ent du mouvement

et la notion du tem ps... »

Saint Jérôme dans son cabinet de Albrecht D ürer

Saint Jérôme dans sa cellule d ’Antonello da M essina

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Le Cuirassé Potemkine de S .M . Eisenstein

« M aintenant la tragédie est anatomique » (Epstein)

Faces de John Cassavetes

. . . l e point à peine plus rapproché où apparaissent les pores, les poils, les boutons — où la séduction bascule en répulsion, en horreur... »

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« ... le m otif du rêve, qui condense curieusem ent la figure de Diane et celle d ’Actéon... »

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La noue de M ichelangelo Antonioni

« l ’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l ’intérieur » (W itold Gombrowicz)

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Hommage, parodie ou énigme, le plan-tableau supposerait donc toujours, non seulement une reconnaissance culturelle de la part du public, mais aussi un appel de lecture, de déchiffrement. Pourtant, pas plus qu’un plan ou une scène de film, un tableau ne se donne nécessairement à déchiffrer. Un tableau peut simplement se donner à voir, et l’on sait l’opposition tranchée que fait Godard entre vision et lecture, sa revendication de la première contre la seconde. Et de Jean Renoir, on a dit qu’il retrouvait, spontanément ou volontairement, dans ses films, la lumière et la texture des tableaux de son père : ni dans les uns, ni dans les autres ne se cachent des significations retorses, ou ne sont mises en évidence des lacunes de sens qui appellent l’interprétation.

Il n ’est pas sûr cependant que l’évidence en peinture ne soit pas toujours une évidence en trompe-l’œil, comme en témoigne un domaine considérable de ladite peinture, depuis l’invention de la perspective artificielle, les constructions en abyme et les anamorphoses du Quattrocento, jusqu’aux révolutions en cascade de l’époque moderne, en passant par les allégories maniéristes, les convulsions baroques, les mises en scène retorses d’un Velasquez ou, au seuil de la modernité, celles mystérieuse de Manet. Autrement dit, presque tout. Parce que la peinture est un discours qui se tait, elle appelle un commentaire en droit interminable, une lecture par définition conjecturale et des remises en cause sans fin. Le maniérisme gagne l’exégèse elle-même, comme des lecteurs de Carpaccio ou d’Uccello, Michel Serres, Jean Louis Schefer, en sont l’illustration. Et un film comme L ’Hypothèse du tableau volé est la mise en scène ironique de ce labyrinthe de « spéculations », de ce miroitement à perte de vue de réflexions et de reflets trompeurs, qu’ouvre l’espace conjectural du tableau, vivant ou non. Le film se fait tableau, y prend le spectateur (comme une mouche dans la colle) et y entraîne le commentaire (avec le personnage du collectionneur et la voix off qui le double). Des chausse-trapes, des affabulations, des fausses pistes, des questions à tiroir surgissent de tous les coins. La paranoïa

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s’installe, une figure se profile à l’horizon qui est celle du complot. La dialectique du plan et du tableau renvoie à la duplicité fondamentale de la mise en scène, autre nom du dialogisme évoqué plus haut. Le spectateur, entre plan et tableau, est le sujet d’une tromperie qui se confond avec le film tout entier, c’est-à-dire avec le monde (c’est dans un autre film de Raoul Ruiz, Les trois couronnes du matelot, qu’il est dit que « le monde est mensonge »).

Le cinéma de Ruiz représente sans doute un cas à part. On avancera pourtant que le mensonge, la tromperie, la fausse évidence, et leur corrélat ambigu, la figure du démenti, sont les éléments fondamentaux du cinéma. Rien là d’ailleurs que de connu, le cinéma est par définition une machine illusionniste. C’est même ce par quoi il a rapport à la peinture, à travers le trompe-l’œil. Le trompe-l’œil serait-il le dénominateur commun du cinéma et de peinture ? Du plan et du tableau ? On remarquera que si le cinéma a longtemps été méprisé comme art, c’est en raison de son caractère d’attraction illusionniste à l’usage des foules. De même, la peinture a pu être condamnée pour la même raison, et plus particulièrement le trompe-l’œil a été dénoncé comme amusement mineur, tour de force d’escamoteur sans rapport avec la vraie peinture, avec la vérité en peinture. Depuis Baltrusaitis cependant, le point de vue s’est renversé, et le trompe-l’œil tend à être replacé, comme dans les mythes antiques de Zeuxis et Parrhasios, aux confins, sinon au centre même de la peinture.

Le trompe-l’œil est ce qui, de la peinture, sollicite au premier chef le cinéma. C ’est même ce qui, de la peinture, s’est intégré techniquement au cinéma depuis au moins Méliès. Or, qu’est-ce qu’un trompe-l’œil ? Une représentation, qui se dénonce en deux temps comme l’illusion d’un spectacle réel, comme illusion de réalité. La conscience et le tableau, le plan et le tableau si l’on veut, d’abord confondus dans l’illusion de réalité, se détachent brusquement l’un de l’autre. Et c’est bien ce détachement, non l’illusion, qui fait la jouissance du trompe-l’œil : « Qu’est-ce qui nous séduit et nous satisfait dans le

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trompe-l’œil ? demande Lacan. Quand est-ce qu’il nous captive et nous met en jubilation ? Au moment où, par un simple déplacement de notre regard, nous pouvons nous apercevoir que la représentation ne bouge pas avec lui et qu’il n ’y a là qu’un trompe-l’œil. Car il apparaît à ce moment-là comme autre chose que ce qu’il se donnait, ou plutôt il se donne maintenant comme étant cet autre chose. »(1)

Ce qui joue donc dans le trompe-l’œil est une dialectique de l’illusion et du démenti. C’est ce que soulignent les anamorpho­ses en donnant une signification de vanité, de néant (le point de vue anamorphotique) au prestige de l’illusion première. Or, ce point de vue anamorphique, c’est-à-dire « le déplacement de notre regard », joue un rôle évidemment fondamental au cinéma, pour la double raison que si ce déplacement, le spectateur d’un tableau est capable de l’opérer (puisqu’il est en mouvement), le spectateur de cinéma, lui, en est incapable, et que ce pouvoir il le délègue à la caméra. La caméra est un œil mobile et cette mobilité fonctionne parfois comme facteur de vérité, de démenti ; c’est en effet que tout mouvement au cinéma s’effectue doublement dans un espace physique et dans un espace moral (ou si l’on préfère intellectuel), et c’est ainsi qu’il faut entendre le mot fameux selon lequel le travelling est affaire de morale — tout spécialement le travelling, parce que ce qui est affaire de morale, c’est par excellence le mouvement. Le mouvement comme démenti de la profondeur illusoire. On prendra ici le cas de ces tableaux d’un genre particulier, qui ne sont pas faits pour être vus comme tableaux, ces paysages en trompe-l’œil destinés à donner l’illusion d’une grande profondeur de champ dans les plans tournés en studio, bref ce qu’on appelle les découvertes. Ce ne sont pas des trompe-l’œil au sens classique, puisqu’elles ne sont en principe pas faites pour être « découvertes » comme telles ; elles ne doivent pas donner prise, si l’illusion de profondeur veut être conservée, à ce deuxième temps du regard, ce déplacement, ce détachement

1. « Séminaire », Livre XI, pp. 102-103.

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de la conscience où Lacan voit la jouissance du trompe-l’œil. Bref, elles ne sont théoriquement pas faites pour être anamor- phosées. Leur rôle est de conforter, d ’un rendu hyperréaliste, l’impression de réalité. Cependant, il arrive que cette fonction soit pervertie. On peut évoquer la célèbre découverte de Mamie, le « bateau dans la rue » (dont l’effet d ’artifice, plus ou moins voulu par Hitchcock, n’est sans doute pas sans rapport avec la « remontée » du film vers une scène primitive). Ou les films de Syberberg, qui cassent de façon provocante la continuité entre le fond et l’avant-plan. Je prendrai cependant deux exemples, pris dans deux films récents, où l’anamorphose se produit à partir d ’une parfaite illusion d’optique.

Dans Paris, Texas, au tout début du film, on voit le frère de Travis parler au téléphone (sans fil), en plein air, sur fond de ciel bleu et d’un haut building. Or, il n ’y a pas de ciel bleu et de building, et la scène n’est pas en plein air, comme le révèle le plan suivant, pris de plus loin et dans un autre axe : Dean Stockwell téléphone en réalité de son lieu de travail, un vaste atelier où l’on assemble des panneaux publicitaires géants : le ciel bleu et le building n’existaient qu’à deux dimensions : sur une toile peinte. On rencontre un effet semblable, quoique davantage souligné et même comiquement redoublé, comme un gag, dans Body Double de De Palma, lorsque le héros, acteur en quête de travail, erre dans le labyrinthe d’un studio où des ouvriers transportent des découvertes : comme il se trouve un moment à marcher parallèlement à eux, et perpendiculairement à la caméra, le paysage paraît brusquement changer derrière lui et à la cohue du studio se substitue, durant quelques secondes, un désert où le soleil se couche. Un changement d’axe, la divergence des mouvements, décomposent presque aussitôt l’illusion.

Bien entendu, cet effet est intéressant dans la mesure où il n ’est pas arbitraire, mais, comme le plan-tableau de La Marquise d ’O, renvoie au contraire au contenu même de la fiction. C ’est une sorte d’avertissement secret au spectateur, qui à la fois inclut celui-ci dans l’histoire par identification au personnage,

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et en même temps lui intime discrètement de ne pas trop s’y inclure, lui montre sans avoir l’air d’y toucher que cette identification est un leurre et que ce leurre est le sujet même du film — ce que la suite en effet nous démontre. C’est comme si le film énonçait à la verticale des événements : « Voyez, vous êtes sujet à une illusion d’optique, comme le personnage dont nous vous racontons l’histoire. » C’est évident pour Body Double, mais c’est la même chose pour Paris, Texas, et ici comme là le nom de l’illusion donne au film son titre.

Le plan-tableau et son anamorphose éventuelle soulèvent donc dans le cinéma la question du mensonge, de la tromperie, du leurre et de ce qui s’en détache pour donner un discours à deux ou à plusieurs voix. La question est liée à celle de la polyphonie au cinéma. Curieusement, c’est encore une fois à Rohmer qu’il semble revenir d’avoir signalé l’un des premiers— bien avant de réaliser ses premiers films — l’importance de la question : « Dans la scène du hangar des Portes de la nuit, notait-il en 1948, la faiblesse du texte de Prévert (le dialogue entre Yves Montand et Nathalie Nattier) vient de ce qu’il fa it appel, comme un récit de théâtre, à un imaginaire situé dans un « au-delà » du film. Au contraire, la séquence du Crime de Monsieur Lange, où René Lefèvre raconte à Maurice Baquet l ’emploi de son après-midi du dimanche, est excellente pour la double raison qu’il est fa it allusion à une scène précise du film et que ce récit est un mensonge. » Et Rohmer, opposant ainsi le cinéma au théâtre où, écrit-il, « on ne ment jamais », parce que « la parole n ’est à aucun moment un simple moyen d ’action sur les autres et vaut toujours par elle-même ou, si l ’on préfère, hors du temps, de déplorer : on ne ment pas assez souvent au cinéma. (1) »

Est-il vrai, absolument parlant, qu’on ne ment jamais au théâtre ? Et les stratagèmes, les complots shakespeariens, les déguisements marivaudiens, les illusions cornéliennes, les

1. Eric Rohmer, «Le Goût de la beauté», ed. Cahiers du cinéma, coll. « Ecrits », p. 39.

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placards de Feydeau ? Et Les Fourberies de Scapin, et La Fausse suivante, et Le Menteur ? Oui, sans doute, il s’agit bien, au théâtre, de songe et de mensonge, à travers toutes ces machinations, ces travestis, ces masques divers. Mais pour autant, voyons-nous à proprement parler tous ces personnages qui les incarnent, les Matamore, les Arlequin ou les villains divers du théâtre elizabéthain, les voyons-nous à proprement parler mentir ?

Lorsque Matamore raconte des exploits hyperboliques et imaginaires, il ment sans doute, mais ce n ’est pas là l’important. L ’important, c’est qu’il se définit ainsi, aux yeux des spectateurs— et du reste également aux yeux des autres personnages de L ’Illusion, qui ne croient pas un mot de ce qu’il dit — comme ce bouffon bravache, lâche et vantard qu’il incarne. Il est tout entier ouvert aux spectateurs par le quatrième côté de la scène. Lorsque Iago, par le stratagème du mouchoir, fait croire à Othello que Desdemona le trompe avec Cassio, il ment sans doute, mais ce n’est pas là l’important. L ’important, c’est la crédulité d’Othello, son amour vulnérable à cause de la couleur de sa peau, qui fait le succès de la machination. La machination, le travestissement délibéré des apparences, ne fonctionnent au théâtre que si les apparences en question sont parfaitement ouvertes au regard du spectateur. En un mot, le théâtre ne supporte pas un spectateur abusé. Ce sont les personnages qui peuvent l’être, mais pas le public. Il est vrai que certaines pièces, par exemple justement L ’Illusion, ne fonctionnent pas comme ça. Mais c’est qu’elles mettent en scène les mécanismes mêmes du théâtre, plaçant le public en abyme.

A l’inverse, le roman et le cinéma impliquent le public dans l’action en l’abusant au même titre que les personnages. Il n ’y a pas dé quatrième côté ouvert dans le roman, ni dans le cinéma. Le quatrième côté est toujours plus ou moins caché. Alors peut se déployer la véritable nature du mensonge, qui est la corruption non des apparences, mais de l’être même. C’est Dostoïevski qui a inventé le mensonge moderne, celui du roman et du cinéma. Le vrai mensonge n ’est pas le

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mensonge intentionnel, destiné à perdre l’autre ou à l’abuser, que montre le théâtre, c’est le mensonge malgré soi, le mensonge de tous les jours que l’être égaré improvise parce qu’il lui faut sauver les apparences (non les détruire) et qui le ronge parfois jusqu’à la mort.

Le mensonge du théâtre ne nous paraît pas le vrai mensonge parce qu’il est trop rond, trop « solide », trop efficace ou inefficace pour ressembler au mensonge réel du discours. Seul le mensonge en apparence anodin, seul le mensonge improvisé et médiocre donnent l’essence du mensonge, et c’est de cela que traitent, c’est cela que montrent le roman et le cinéma. On voit tout ce qui sépare les racontars des bouffons de la comédie classique, de la narration anodine et mensongère de René Lefèvre dans l’exemple cité par Rohmer : c’est la barrière de la réalité. C’est la réalité et non seulement la vérité que dissimule Lefèvre, et c’est la trame de la réalité qui se trouve ainsi corrompue. Il n ’y a au fond pas de place pour le mensonge au théâtre, simplement parce que le mensonge n’y est que le mode d’être rhétorique d ’un caractère qui peut être le menteur, ou l’abuseur ; alors que le mensonge dans le roman et le cinéma n’est à personne, il est partout dans l’être et c’est le dire-vrai qui est au contraire le plus difficile, le plus rare, l’insolite par excellence, destiné aux moments cruciaux qui arrachent les larmes. L ’homme ordinaire du cinéma ou du roman est d ’emblée pris dans le mensonge qui constitue le cinéma et le roman, et tout le drame consiste à tirer cette trame unie de mensonges vers un point de vérité.

Béla Balâzs a donné, de cette fonction du mensonge comme fonction polyphonique du cinéma, un exemple sensationnel : « Un jour, Asta Nielsen a joué le rôle d ’une femme qui a été soudoyée pour séduire un jeune homme riche. L ’homme qui l ’y a contrainte l ’observe dissimulé derrière un rideau, attendant le résultat. Consciente d ’être épiée, Asta Nielsen simule des sentiments amoureux. Elle le fa it de façon convaincante, son visage reflète toute la gamme de la mimique amoureuse. Nous voyons que c’est joué, que c’est faux — ce n ’est qu’un masque. Au cours de la

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scène, Asta Nielsen tombe réellement amoureuse du jeune homme. Ses traits changent de façon imperceptible, puisque aussi bien elle avait jusqu ’alors montré de l ’amour — et ce, à la perfection ! Maintenant qu’elle aime réellement, que pourrait-elle montrer de plus ? C’est seulement une lueur différente, à peine perceptible, immédiatement reconnaissable, qui fa it que l ’expression de ce qui auparavant était simulé devient celle d ’un sentiment profond, authentique. Mais Asta Nielsen a soudain conscience d ’être observée. L ’homme caché derrière le rideau ne doit pas lire sur ses traits que ce n ’est plus un jeu. Elle fa it donc de nouveau comme si elle mentait. Une nouvelle variation, désormais à trois voix, apparaît sur son visage. Car son jeu d ’abord simulait l ’amour, puis le montrait sincèrement. Mais elle n ’a pas droit à ce dernier. Son visage montre donc de nouveau un amour faux, simulé. A présent sa simulation est devenu mensonge. Elle nous fait croire qu’elle ment. »(I)

Cette scène représente en quelque sorte une anamorphose à double détente. On voit bien comment un Raoul Ruiz pourrait s’amuser à en multiplier l’effet. Mais ce qui rend possible cet effet, cette anamorphose multiple, c’est une fonction spécifique du cinéma — et qui opère aussi dans l’exemple donné par Rohmer —, c’est le hors-champ. C ’est « l’homme caché derrière le rideau », ou, dans Le Crime de Monsieur Lange, « l’après-midi du dimanche ». Si au théâtre on ne ment jamais, c’est qu’il n ’y a pas de hors-champ, et ce que Rohmer reproche à la séquence incriminée des Portes de la nuit, c’est précisément de faire appel à un « au-delà » qui n ’est pas un hors-champ. Le plan est la conscience dans la mesure où il fait jouer la puissance du hors-champ (sa puissance dialogique, polyphonique), et c ’est en quoi la peinture maniériste, plus qu’aucune autre, sollicite le cinéma — dans la mesure où, plus qu’aucune autre, elle a tenté de faire jouer dans l’espace du tableau, qui

1. Béla Balâzs, «Le Cinéma», ed. Payot, 1979, pp. 59-60. Cité dans un excellent numéro de la Revue Belge du Cinéma n° 10, hiver 84-85, consacré au « Gros plan ».

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théoriquement l’exclut, cette fonction multiple du hors-champ : comme dans le portrait de Lodovico Capponi par Bronzino, qui montre au spectateur une figure en médaillon, tout en la barrant, en l’aveuglant de son index.(l)

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1. Article publié dans les Cahiers du cinéma, n° 370, avril 1985.

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1. Le proche et le lointain.

Ailes nahe werde fern. Tout ce qui était proche s’éloigne, dit un vers de Goethe évoquant le crépuscule. La perspective est ce crépuscule des choses. A l’inverse, au matin de la modernité, tout ce qui était loin se rapproche. S’il est vrai, comme le veut par exemple Paulhan, que la peinture moderne élabore un espace de nature tactile, un espace que l’on appréhende par le toucher plus que par la vue, comme si les yeux devaient se faire doigts, une telle construction s’enlève sur le fond d’une destruction, celles des lointains. C ’est cette destruction que les contemporains ont d ’abord remarquée. Et c’est en effet l’une des choses qui, dans la peinture de Manet le premier, ont le plus frappé ses admirateurs comme ses détracteurs, cet écrasement de la perspective dans ses compositions, ce télescopage des plans, comme dans une vue au téléobjectif (qui n ’existait pas encore).

C ’est, dans ses descriptions de la peinture imaginaire d ’Elstir, dont la figure doit beaucoup à Manet, ce que souligne Proust, en la comparant aux effets de la photographie. Les effets de cette peinture se ramènent tous à l’illusion d’un rapprochement inédit, d ’une interpénétration généralisée des parties hétérogè­nes du paysage : « ... Un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages avancés de l'arsenal, semblait voguer au milieu de la ville... Un fleuve, à cause du tournant de son cours, un golfe, à

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cause du rapprochement apparent des falaises, avaient l ’air de creuser au milieu de la plaine un lac absolument fermé de toutes parts. Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d ’été, un rentrant de la mer semblait, enfermé dans des murailles de granit rose, n ’être pas la mer... », etc. Et certaines toiles réelles de Manet, comme le Départ du vapeur de Folkestone, où les plans se superposent sans profondeur et où la mer ne se distingue pas de la terre, correspondent en effet assez exacte­ment à cette représentation téléobjective, télescopique, que décrit Proust. Le télescope, d’ailleurs, est l’instrument d’optique choisi par l’écrivain, à la fin du Temps retrouvé, comme modèle de sa description des phénomènes (« Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope » quand je m ’étais, au contraire, servi d ’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu ’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde »).

Le télescope rapproche et grossit. Mais il produit aussi de curieux effets de mélanges, de collisions, d ’interpénétrations. Ce n’est pas seulement une vision rapprochante que met en oeuvre « La Recherche », c’est aussi une immense comédie faite de télescopages bouleversants ou burlesques, de rencontres et de « rapprochements » (au sens où le détective, ou le jaloux, ou l’imaginatif, fait le rapprochement entre plusieurs séries de signes) qui sont autant de chocs, de révélations affreuses ou réjouissantes, ou décevantes. Et ces rapprochements, qui s’imposent à l’observateur avec la force de l’évidence, s’ils révèlent une vérité de l’esprit, ont lieu dans l’élément essentiel du doute, de la tromperie, du leurre. Proust décrit les tableaux d’Elstir comme dégageant des lois nouvelles de la perspective. C ’est bien en effet une nouvelle perspective, perspective des plans rapprochés et non plus perspective des lointains, perspective des sensations changeantes et non plus perspective de la perception objective, qu’invente la modernité. Perspective « télescopique ».

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Il ne s’agit pas moins d’une illusion nouvelle que d’une vérité nouvelle. Cette illusion est aussi bien celle, strictement spatiale, d’une proximité généralisée, liée au raccourcissement spectaculaire des distances que les nouveaux moyens de communication, de transmission et d’information permettent, du téléphone au minitel et de l’auto à l’avion, et dont l’effet est une déréalisation tendancielle du sentiment de l’espace, emporté par une aperception multiple du temps.

Virilio, dans « L ’Espace critique », relève une double accep­tion de la notion de télescopage, « examiner les lointains » et « mélanger sans discernement ». Mais c’est précisément l’aire opératoire du discernement, le sens même de la notion de discernement, qui deviennent problématiques dès qu’intervient la dimension du Temps, dès que la relativité de la position de l’observateur non seulement dans l’espace, mais dans le temps, est posée. Or, c’est bien ce que signifie la notion de télescopage. C ’est dans le temps aussi bien que dans l’espace que les choses, les images, les êtres se télescopent, se projettent et se mélangent. Années-lumière, accidents de voiture ou de langage, lapsus. La psychanalyse bouleverse la conception du rêve et l’art poétique en y introduisant la dimension télescopique : la condensation, perspective du rêve où le sens se trouve caché dans les plis, les plans mélangés de la figure, et Vassociation libre, qui rapproche les images ou les mots en apparence les plus éloignés, les plus indépendants, pour produire un effet de vérité, dont le surréalisme tirera un principe poétique.

Principe d’illusion ou de révélation, selon le bout par lequel on la prend, la représentation télescopique est de toute façon une révolution du système de la perspective, qui détruit l’ancienne convention, la construction légitime, la norme perceptive, la hiérarchie classique du proche et du lointain. C ’est ainsi que l’entend Paulhan, lorsque dans son éloge de la peinture cubiste, il dénonce l’illusion élémentaire sur laquelle se fonde tout le pouvoir de la perspective classique, à savoir « qu’un objet donné paraît diminuer à mesure qu’il s’éloigne ». C ’est en se réglant sur cette illusion que la perspective

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artificielle, dit-il, « prend contre les choses le parti de leur apparence. » Et c’est précisément cette apparence — l’effet de diminution de l’objet selon les lointains — qui est mise en cause de tous côtés par la modernité. Désormais, ce qui est plus loin paraîtra aussi proche que ce qui est plus proche. Mais du même coup : ce qui est petit paraîtra volontiers aussi grand, voire plus grand, que ce qui est grand : c’est l’avènement du gros plan, de la macroscopie, qui donne aux insectes, aux animalcules, des dimensions plus redoutables que celles des gros animaux, aux petits objets familiers, taille-crayons ou bobines de fil, des proportions colossales, et aux parties du corps une plus grande prégnance qu’à son image complète. C ’est que la stature humaine cesse d’être unité universelle de mesure et que, avec notamment la multiplication des systèmes optiques, « l’Homme » tend corrélativement à se dissoudre dans le paysage bouleversé. L ’Homme rétrécit. Les choses croissent et prolifèrent en tous sens.

Est-ce cela, « prendre le parti des choses » ? Chez Ponge, le morceau de viande devient « une sorte d’usine : moulins et pressoirs à sang. » Cette macroscopie, ou télescopie prodigieuse, fait penser à Eisenstein, aussi bien qu’au pop-art. Mais il n ’y a là, à première vue, qu’un renversement des apparences, plutôt qu’un réel parti pris des choses (formule d’ailleurs, à la prendre à la lettre, énigmatique). Ce n’est pas d ’une logique objective, dont l’observation scientifique constituerait le modèle, que procèdent fondamentalement de tels effets, même s’ils sont influencés par les images scientifiques. Dans la peinture en tout cas, c’est à se débarrasser de tout ce qui, à la Renaissance, a pu nouer l’art à la science (la perspective mathématique) que s’est construite la modernité. La science, il est vrai, de son côté, avec la révolution en physique, les paradoxes quantiques ou relativistes, a dû construire des modèles d’aperception des phénomènes sans rapport avec la perception oculaire normale. Mais ce qu’invente la peinture moderne, c’est une autre mesure, une autre dimension, une autre logique que la logique perceptive requise par une science classique, que la logique

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imitative (des objets de la perception oculaire) exigée par l’art classique. C’est une logique de la sensation, qui transforme « par l’intérieur » l’espace et les choses. Ce qui fait battre le cœur, ce qui terrifie, ce qui met en joie, doit être représenté avec les couleurs même, les effets directs de la peur, du trouble ou de la joie. L ’Impressionnisme est le nom d’un tournant où la touche et la couleur ne sont plus contenues dans les limites d ’un système de la ressemblance extérieure, d’un espace objectif stable (même si tourmenté), mais se justifient de l’atmosphère changeante pour faire surgir un espace intérieur et sans limites de sensations nues. C’est le moment où le relief axiologique, comme dit Paulhan (le relief esthético-moral), prend le pas sur le relief géométrique, défait les lignes du géométral.

Le trouble n ’est pas seulement dans l’atmosphère, dans le paysage, il entre dans l’espace entre la toile et le regardeur : à partir de l’impressionnisme (et même déjà avec Turner, Delacroix) il devient impossible de statuer sur la distance précise à laquelle on doit regarder les tableaux. Cette distance devient problématique, d ’une façon tout à fait nouvelle. Avec les tourments et les métamorphoses de la figure commencent la désorientation, l’indécision, les bouffées d’angoisse et de colère des spectateurs. Il n ’y a plus de mesure, plus de contenu prescrit de Vadmiration, qui implique la bonne distance à la fois dans l’espace et dans l’esprit, et à quoi semblaient auparavant aspirer les œuvres d ’art. La modernité inaugure le temps des formes précaires et des spectateurs blêmes.

C ’est qu’on avait sans doute cru, à partir de la perspective, disposer d’une mesure objective, éternelle, du proche et du lointain, celle de la vue. Il s’agissait peut-être que le proche ne soit jamais trop proche, ni le lointain trop lointain. C’est que d’autres dimensions que strictement spatiales ont toujours hanté ces notions de proche et de lointain, des dimensions folles et sans mesure. C’est ainsi qu’une ambiguïté constitutive traverse d’une ligne de faille toute la représentation. Ne dit-on pas par exemple : loin des yeux, loin du cœur ? Or si le cœur est en action, s’il devient le moteur même de la représentation,

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comment ne voudrait-il pas rapprocher son objet, quelle que soit la distance objective qui l’en sépare ? L ’appréhension affective prendra le pas sur l’appréciation géométrique des distances, le plus éloigné deviendra le plus grand sur la surface de représentation. Ainsi peignent les enfants, et quelquefois les artistes modernes.

Tel est en tout cas le reproche qu’ils font aux Renaissants, celui d ’avoir enfermé le réel dans une grille géométrique, d’avoir ainsi produit un monde froid, pâle et guindé, un spectacle où l’âme des choses n’apparaît pas, où manque le sang qui irrigue l’intérieur des choses, et la flamme qui les consume (c’est l’argument de Paulhan dans « La Peinture cubiste », mais aussi bien celui de Claudel, par le truchement de Don Rodrigue, dans la Quatrième Journée du « Soulier de satin(1) »).

Il se peut cependant que le grief soit en partie injuste, et que si la conquête du monde visible par la représentation, la réduction du monde à l’espace visible, ont pu paraître une fin en soi à partir du Quattrocento, de multiples mondes invisibles et brûlants ont toujours, à travers le registre toujours plus étendu, élaboré, des apparences, réclamé leur dû.

Les peintres de la Renaissance ont très bien senti que leur mathématisation du visible changeait d’abord leur rapport avec l’invisible, avec le divin : ils s’arrachaient, à la suite de Giotto, à l’espace médiéval où il était logique de représenter, sur une surface où l’effet de profondeur recherché par les Anciens avait été à peu près éliminé, le Christ plus grand que les apôtres et ceux-ci plus grands que les simples mortels, puisque le grand et le petit étaient déterminés non par l’effet de diminution perceptive (la perspectiva communis connue du Moyen-Age), mais par le système axiologique de la cosmologie religieuse, par l’ordre hiérarchique de la gloire, au sens religieux et féodal du terme : ils devaient donc tout repenser, y compris ce qu’il advenait de cette gloire dans le nouveau système (on n’allait pas du jour au lendemain cesser de leur commander des

1. Paul Claudel, « Le Soulier de Satin », ed. Gallimard, coll. Folio, p. 371.

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Descentes de croix, des Jugements derniers et des Résurrections).Tout cela est parfaitement sensible, tout cela apparaît

splendidement dans La Flagellation de Piero délia Francesca.Si l’on s’en tient strictement aux proportions, du point de

vue de la surface du tableau, c’est, très exactement, l’espace médiéval renversé. Le Christ, flagellé au fond de la scène, à gauche, est minuscule, les nobles personnages au premier plan, comparativement gigantesques. Le Sauveur, souffrant et insulté, est ce qui dans le tableau occupe le moins de place (il y a un effet analogue, dans un esprit pourtant assez différent, dans La Chute d ’Icare de Breughel).

Cependant, par l’effet de la perspective, le tableau ne peut être pris pour une surface, l’œil s’enfonce dans la profondeur imaginaire, vers la scène du fond. Le spectateur est capturé par le fond, où se joue le drame essentiel. La perspective fait que les dimensions du petit et du grand ne peuvent être prises dans l’absolu, mais relativement à la perception optique, comme étant ce qui est loin. L ’œil s’enfonce dans la partie gauche du tableau comme par un travelling avant. Mais, parce que les trois figures du premier plan, les personnages richement vêtus, sont justements situés dans la partie droite du tableau, et parce qu’un tableau se lit de gauche à droite comme un livre —, l’œil revient vers l’avant-plan dans une sorte de travelling arrière, et s’arrête sur ces trois figures énigmatiques (avant, peut-être, de repartir vers le fond, dans un va-et-vient perplexe) : on peut alors remarquer que le personnage central, aux pieds nus (comme dans certains tableaux de Dali où une figure se répète formellement dans la profondeur de champ, tout en changeant de contenu apparent), est figuré dans une posture analogue à celle du Christ flagellé, le pied gauche en avant, le coude gauche écarté du corps, le bras droit le long de la hanche. La composition suggère une analogie formelle entre le Christ entouré de ses deux flagellateurs, et le jeune homme aux pieds nus entouré des deux personnages aux vêtements luxueux.

Le tableau a suscité de multiples interprétations. L ’une des

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plus plausibles est celle de la tradition locale, selon laquelle la scène représente Oddantonio de Montefeltro, comte d’Urbino, entouré par deux conseillers, que Sigismond Malatesta, cher­chant sa perte, lui avait envoyés ; Oddantonio, en effet, après avoir été ruiné par les conseillers en question, fut assassiné en 1444. La Flagellation de Piero serait donc un tableau votif, demandé par Frédéric, demi-frère et successeur d ’Oddantonio, pour honorer la mémoire de celui-ci ; Oddantonio serait ainsi comparé au Christ lui-même, entouré de deux conseillers qui ne sont autres que ses bourreaux (1).

Cette interprétation est convaincante, même si elle a le défaut de réduire l’équivoque du tableau, qui en fait aussi le mystère, et de corriger l’impression que la coexistence spatiale et le contraste entre la partie gauche et la partie droite du tableau produisent sur le spectateur moderne : l’indifférence frappante des personnages du premier plan à ce qui se passe au fond. Indifférence ou ignorance, on ne sait : la perspective, le cube scénographique, le champ unifié du visible font que les trois hommes sont dans le même monde où le Christ est martyrisé, « ils ont des yeux pour voir et ils ne voient pas ». Ce lien physique et cette coupure émotionnelle s’expliquent donc si l’on donne à la perspective non le sens spatial et littéral que nous lui donnons spontanément, mais le sens temporel et analogique qu’établit l’explication historique. Venturi dit que la scène « représente le martyre comme un souvenir, dont Véloignement rend plus intense encore la présence humaine. » La perspective ne suit donc pas ici une logique purement optique, elle possède une signification seconde, allégorique, celle de l’éloignement dans le temps et du rapprochement dans l’esprit (analogie entre le Christ et Oddantonio).

Mais une troisième interprétation, plus générale, du tableau, qui superpose et conjoint les deux premières, est alors possible : la perspective sans doute donne à la scène du fond une présence humaine poignante, elle humanise davantage le Christ : mais

1. Lionello Venturi, « Piero délia Francesca », ed. Skira, p. 46.

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ce qu’elle rend du même coup sensible, c’est une troisième forme d’éloignement, ni spatial ni temporel, ni de distance ni de mémoire, mais, dans l’absolu, cet éloignement du divin (ou, du moins, de la conception atemporelle, néo-platonicienne du divin qu’avait illustrée l’art médiéval et par excellence l’art byzantin) que manifeste le Quattrocento. Les deux significations superposées de la distance, celle de l’espace connotant celle du temps, en suggèrent donc une troisième, la distance infranchissable qui situe le Christ à l’horizon, mais toujours et seulement à l’horizon, des destinées humaines.

Ce que Piero délia Francesca découvre, ce qu’il met en scène dans La Flagellation, c’est que la profondeur spatiale, scénographique, ouvre sur d ’autres profondeurs, provoque le vertige et le doute. Le spectateur n’est plus, comme dans l’imagerie médiévale, collé à la représentation, absorbé par elle. Un abîme se creuse entre elle et lui qui est un abîme d ’équivoques, c’est l’abîme du sujet, cet abîme que Descartes, un siècle et demi plus tard, va sonder et tenter de combler. L ’espace n’a plus le caractère univoque que les médiévaux lui avaient donné, il prolifère en allusions, en échos, en résonances multiples qui renvoient à l’invisible, défini dès lors comme l’insituable. (Est-ce qu’il existait quelque chose comme des sites avant la Renaissance ? On peut se le demander. Et de quoi se compose un site ? D ’allusions et d ’échos, c’est-à-dire d’absence). C’est de la perspective que procède le besoin d’« un sol ferme où tout repose », la mise en œuvre du doute méthodique, le Cogito : les promeneurs de la Première Médita­tion, qui ressemblent tellement aux androïdes paranoïaques de la Science-Fiction américaine, c’est l’introduction de la perspective dans la philosophie, ou la réflexion de la philosophie sur la perspective. Et cette réflexion, l’effet de la perspective, c’est qu’il y a dans le monde un trou, un trou qui en est le sujet ou la conscience.

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2. L ’oblique et le temps.

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« Tous les appuis sont faux sur cette terre: nous n ’y faisons que passer et trépasser. »

Baltasar Graciàn

Un espace où ce qui paraît petit est donné comme ce qui est grand, et réciproquement, est un espace qui ne se réduit pas au découpage partes extra partes du géométral. Dans un tel espace, la perspective n’est pas une convention, mais une action, au sens dramatique, qui introduit l’inquiétude, le mouvement, la crise.

La crise se déporte sur le sujet, et le sujet, en peinture, c’est le point de vue. On le voit bien dans cette Flagellation : toute la composition du tableau, et son interprétation aussi bien, dépendent de la façon dont le point de vue est suscité, dirigé et orienté. L ’œil du spectateur est mis au travail et en mouvement : un œil critique. On pourrait voir, dans la connotation antithétique du tableau (inversion des valeurs du petit et du grand) un véritable Verfremdungseffekt, puisque la distance joue ici sur plusieurs registres, puisqu’elle est l’opéra­teur, la métaphore principale du tableau. Or, que signifie la « distanciation », sinon le reflux de toutes les questions, de toutes les significations du spectacle vers la conscience du spectateur, la place désignée de celui-ci ?

Toute la Renaissance, comme le montre Panofsky dans « La Perspective comme forme symbolique », est travaillée par la question du point de vue, par la question : que faire du point de vue ? Cette question détermine tout l’esprit de la composition des tableaux, toute la conception de l’espace mise en œuvre à travers cette composition. C’est la grande division entre le point de vue frontal à distance longue, adopté de préférence par le Quattrocento italien, et le point de vue oblique à distance courte, adopté par l’école du Nord, allemande et flamande.

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A partir du moment en effet où la peinture était régie par les lois de l’optique naturelle (formalisée géométriquement par la costruzione leggitima), où la surface du tableau était donc niée ou déniée d ’une illusion de profondeur, le problème devait nécessairement se poser de savoir jusqu’où faire jouer cette illusion, autrement dit jusqu’où prendre en compte le point de vue réel du spectateur par rapport à la disposition réelle du tableau. Jusqu’où faire jouer l’impression de réalité ? La question se posait de façon particulièrement aiguë dans le cas des compositions excentriquement situées, par exemple dans le cas des peintures sur plafond, dans lesquelles l’effet illusion­niste et le sujet même de la composition semblent appelés par le regard du spectateur levant la tête vers la voûte : trouées de ciel, fausses balustrades en contre-plongée aiguë et personnages penchés, regardant vers le bas comme par un effet de miroir.

Panofsky met en lumière les deux termes de l’alternative dans une comparaison entre deux Saint Jérôme dans sa cellule, celui, célèbre, de la gravure de Dürer et celui, moins connu, d’une peinture d’Antonello da Messina. Le point de vue oblique à distance courte du premier s’oppose au point du vue frontal à distance longue du second. Panofsky décrit l’alternative comme celle entre une composition « subjective » (Dürer) et une composition « objective » (Antonello)(l). Alors que la composition d’Antonello semble déterminée exclusivement par les lois objectives de l’architecture, par un équilibre géométrique dont le saint est comme le centre de gravité, et qui oblige le spectateur à se plier par la pensée à la disposition adoptée par le peintre, à se transporter mentalement dans l’espace harmonieux et rigoureux du tableau, à forcer la barrière que constitue ce cadre dans le cadre, la voûte de pierre qui enclôt l’espace, la gravure de Dürer sollicite le point de vue subjectif du spectateur comme si celui-ci venait d’entrer, comme s’il surprenait le saint dans l’intimité de son cabinet de travail.

1. Erwin Panofsky, « La perspective comme formé symbolique », ed. de M inuit, pp. 170-172.

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Mais cette alternative, qui est aussi celle entre une conception élitiste, intellectuelle (Antonello) et une conception « popu­laire » (Panofsky souligne ailleurs, dans un article consacré, curieusement, au cinéma, le caractère commercial des gravures de Dürer, « en partie réalisées à la commande et en partie destinées à être vendues en plein air »), est solidaire d’un choix plus profond, qui concerne le temps.

Dans la composition d’Antonello, en effet, le temps semble arrêté, suspendu, ou même absent. Le saint est fixé au centre d ’une configuration géométrique de formes immuables, le point de vue y est cloué. Les deux oiseaux au bas du tableau évoquent davantage des emblèmes héraldiques, des symboles mystiques ou des hiéroglyphes que de vivants volatiles, et le lion qui se perd, à peine perceptible, dans les profondeurs de la salle, n ’a pas plus d ’importance qu’un chat, dont la présence familière et presque insensible donne le sentiment de la permanence, de la pérennité des choses. A l’inverse, le caractère paisible de la gravure de Dürer, l’atmosphère de repos et de concentration sereine qui règne dans le cabinet rustique, n’en sont pas moins sensiblement traversés par l’écoulement du temps, et cela, par l’effet d ’un entrecroisement de signes : c’est d ’abord l’obliquité du point de vue qui produit ce sentiment, comme le note sans s’y arrêter Panofsky, écrivant que la représentation semble déterminée par. le point de vue d’un spectateur « entrant à l ’instant ». Mais ce n’est pas seulement l’excentricité du point de vue et sa courte distance qui produisent cet effet, ou plutôt cet effet se trouve confirmé et renforcé par tous les signes, les objets, les symboles, les tracés de lumière et d’ombre qui remplissent l’espace du cabinet. C’est tout le contenu de la composition qui est sous le signe du temps, du changement, du provisoire, malgré la sérénité de l’ensemble : le Temps est évoqué symboliquement deux fois, par la tête de mort et par le sablier ; mais il est en outre rendu sensible, concrètement, par la lumière, celle du soleil à une certaine heure de la journée, jetant obliquement ses rayons dans la pièce, à travers la croisée, ainsi que par les deux

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animaux assoupis au premier plan, dont le sommeil ne peut être que provisoire, et correspond à un certain moment du jour, début de matinée ou début d’après-midi.

Tous ces éléments rappellent de façon discrète ou voyante la précarité de toutes choses, même de cette paix, de ce calme (seul l’élément surnaturel, le nimbe, le feu qui émane de la tête chauve du saint, y échappe).

L’obliquité n’est donc pas seulement l’expression d’un point de vue subjectif, qui s’opposerait à l’objectivité de la vue frontale à l’italienne. Elle introduit dans l’espace du tableau le sentiment du mouvement et la notion du temps. Elle dramatise l’espace, en suggérant qu’il se continue au-delà du plan du tableau et en y englobant non à proprement parler le spectateur (seul le trompe-l’œil fait participer réellement le spectateur au spectacle), mais une présence fantomatique qui le double, qui manifeste l’existence virtuelle d ’un hors-champ : la mise en abyme, tant utilisée par les Flamands, est pratiquement la conséquence directe de cette construction oblique, à distance courte, de l’espace. Le miroir bombé atteste le hors-champ et manifeste l’image virtuelle des ces fantômes, de ces doubles inquiétants du spectateur, qui est aussi le peintre, premier spectateur de son œuvre. On sait l’usage que fera Velasquez, dans Les Ménines, de ce dispositif.

C ’est donc à l’être incomplet, à l’être inachevé, névrosé, inquiet — à celui que Jean Louis Schefer appelle l’être inchoatif ou velléitaire, qui est aussi « l’homme ordinaire du cinéma » (1) — que semble s’adresser la composition oblique, avec ses fantômes, ses arrière-mondes, son fantastique latent.

L ’Ecole du Nord, le baroque, ont tiré de la perspective les conséquences de ce qu’y avait découvert Piero : son action dramatique et visionnaire, très différente de sa fonction réaliste, son pouvoir d’animer fantastiquement l’espace par la vision inchoative et d’y susciter le sentiment du temps, ou du moins

1. Jean Louis Schefer, « L ’Homme ordinaire du cinéma », ed. Cahiers du cinéma/ Gallimard.

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un sentiment du temps, sous la forme de ce qui passe, de ce qui doit passer. Il y a dans la perspective une présence plus ou moins affirmée de la mort, qui s’oppose aux certitudes glorieuses de vie éternelle de la représentation médiévale. Mais à la longue, cet « appel de temps » (comme on dit un appel d’air) dans la représentation devait déboucher sur autre chose, sur une perspective nouvelle où la transformation des figures devrait être transcrite directement dans une affirmation de plus en plus extrême du mouvement et du temps, spectacle déréglé pour un objectif déconcerté.

3. L a vitesse et les formes.

« L E PRIN C E. — ... Tiens, imagine un système clos, le cauchemar du mouvement perpétuel: un chien et un chat attachés au même pieu. Le chien poursuit le chat, et le chat poursuit le chien, chacun terrifie l ’autre et cela tourne en rond dans un cercle fou. Mais, vu de l ’extérieur, c’est la bonace, le calme plat.C Y R IL LE . — Oui, le système est parfai­tement clos, hermétique. »

C ’est ainsi que Gombrowicz décrit l’âme de l’indescriptible, l’intolérable, la silencieuse Yvonne, princesse de Bourgogne. On serait tenté de décrire en termes analogues la représentation classique : vue de l’extérieur, « c’est la bonace, le calme plat », le système en paraît parfaitement clos, hermétique, et pourtant on suppose que sous cette apparence figée gronde un mouve­ment fou, mouvement que libère le baroque, et qui dévergonde tout le système avec la modernité. Le Prince de Gombrowicz, ce serait l’artiste moderne qui, attiré par le mouvement fou, le chaos, sous le glacis de la représentation classique, ouvre les vannes et produit par une sorte de contagion incontrôlable un « débraillage », un « dégoulinage » généralisés.

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C ’est toute l’aventure de l’art moderne, l’irruption d’un mouvement-fou dans la peinture. De Picasso à Bacon, une véritable peinture-mouvement fait subir à la figure, à la représentation, une espèce d ’anamorphose sauvage, déréglée. Les visages sont pressés, tordus, froissés, « bougés », les corps dépliés dans un espace qui cesse d’être purement optique, un espace-temps convulsif marqué de cette dimension proprement moderne : l’accélération. L ’accélération du geste pictural corres­pond à ce qu’on appelle, en un sens légèrement différent, l’accélération des formes, l’accélération de la perspective : l’anamorphose, qu’on appelle aussi perspective accélérée ou perspective dépravée. C’est comme si la peinture, par cette accélération ou ce dévergondage, s’ouvrait à sa quatrième dimension, le Temps, exprimée par la vitesse qui gagne la main du peintre et de proche en proche tout l’espace pictural, jusqu’à la butée de l’action-painting. Il n ’y a alors plus de point de vue, plus de distance, plus d ’horizon, plus de cadre, plus même de verticalité, il n ’y a plus que cette accélération hyperbolique qui ressemble à une catastrophe.

Si l’anamorphose suscite tant de curiosité intellectuelle, c’est peut-être parce qu’elle semble contenir le secret de la représentation classique, en même temps qu’elle évoque, selon une vision rétrospective, les déformations modernes. Mais c’est aussi parce qu’elle implique un système sophistiqué qui capture le spectateur dans un jeu d ’apparences et de vérité, à la manière d ’un suspens. Dans l’anamorphose classique, le spectateur a un rôle à jouer, une énigme à découvrir, il est pris dans le jeu comme au théâtre ou au cinéma (dans l’art moderne, les règles sont toujours nouvelles et le mode d’emploi lacunaire, problématique). Ce n’est que par métaphore que la perspective, dans l’anamorphose classique, peut être dite « accélérée » ; et cependant, c’est bien un mouvement qu’elle exprime et qu’elle induit, mais non un mouvement immanent à la figure : un mouvement transcendant, spirituel, qui transforme la nature même de l’image. L ’anamorphose en effet, image illisible, demande à être « redressée », et c’est au spectateur, à l’aide

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d ’un miroir ou en se plaçant au ras du tableau (selon que l’anamorphose est dioptrique ou catoptrique), qu’il appartient d’effectuer ce redressement. Or, ce changement de point de vue, induit et dirigé par le malaise que provoque l’image anamorphosée, équivaut lorsque la forme est reconnue à une prise de conscience : c’est le cas évidemment de la tête de mort des Ambassadeurs. Mais il est clair du même coup que l’image anamorphotique n’est pas de même nature que l’image frontale. Ce n’est pas une apparence sensible, c’est un symbole, une idée, une image mentale, qui fait basculer tout le tableau en allégorie. L ’image anamorphotique s’oppose à l’image de la perspective simple comme l’esprit à la chair, l’idée à l’appa­rence, la chose mentale à la chose sensible. L ’anamorphose est l’arrière-monde de la perspective. Le tableau est une scène de théâtre, et derrière le fond de la scène en trompe-l’œil, il y a l’implacable machiniste (qui en abaissant une manette, en faisant remonter la toile vers les cintres, a le pouvoir de détruire toute l’illusion laborieusement construite par le metteur en scène, l’artiste).

L ’opérateur secret de l’anamorphose classique, c’est donc l’au-delà — c’est le remords médiéval, la piété de la perspective. C ’est un système où opèrent deux concepts, le Temps et l’Eternité. La représentation s’y donne non comme absolue et valant pour elle-même, mais s’humilie comme relative et provisoire, prise dans les rêts du Temps qui modifie, transmue et abolit toutes les images, toutes les représentations. Mais le Temps lui-même n ’est que l’indicateur de l’Au-delà, de la vie éternelle et du Jugement dernier.

C’est pourquoi il y a quelque abus de langage à parler d ’anamorphose, comme on le fait parfois, à propos des déformations modernes. C ’est un tout autre système. C ’est tout uniment que les déformations de la peinture moderne sont « sensibles » et « mentales », et le mouvement qu’elles expri­ment est d’un tout autre ordre, c’est un mouvement immanent, un mouvement sans direction assignée, plutôt multidirectionnel et qui semble avoir sa fin en soi. C ’est le côté « hystérique »

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que Deleuze relève dans la peinture de Bacon, dans les corps tordus de Bacon. Il semble qu’il faille non plus à proprement parler « voir » le tableau, mais le toucher, comme si ces corps demandaient à être touchés (1).

Ce n’est pas propre à la peinture de Bacon. On a souvent dit que la peinture moderne se caractérisait par l’intrusion d ’éléments non optiques dans l’espace de représentation, qui ont pu aller jusqu’à mettre en cause la surface, le support, la verticalité même de la toile, les constituants fondamentaux du dispositif pictural. Paulhan a décrit l’aventure cubiste comme l’invention d’un espace essentiellement tactile, un espace tel qu’un aveugle, ou un homme égaré dans le noir, pourrait le ressentir : espace plein de dangers, d ’écueils et d ’abîmes. Il ne faut donc pas s’étonner si cet espace nouveau, qu’on n’embrasse plus d’un coup d’œil, mais qu’on doit en quelque sorte épeler, ligne à ligne et plan par plan, s’est trouvé perdre aussitôt le spectateur, plonger le public dans une perplexité, un désarroi ou une colère qui ont accompagné depuis ses débuts provocants tout l’art moderne : c’est que l’invention d ’un tel espace, un espace pour aveugles, un espace tactile, supprimant à la fois la distance et le point de vue (car il n ’est pas juste de parler de points de vue multiples dans les tableaux cubistes, ce ne sont pas des points de vue), supprime du même coup la pierre d’angle du spectacle et la raison d’être du spectateur. Paulhan fait dire aux peintre modernes : « Les Renaissants voulaient des spectacles, nous voulons des choses. »

Un besoin de vérité et de pureté contre la manipulation et la mise en scène, un besoin d’atteindre directement aux choses mêmes sans passer par les détours retors du spectacle serait ainsi un des traits de la modernité. Mais c’est aussi, sans doute, parce que la place du spectateur est devenue instable et a-topique, parce que l’éclatement de la représentation sous la généralisation du mouvement rend tout point de vue

1. Gilles Deleuze, « Francis Bacon, Logique de la sensation », ed. de la différence.

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problématique que cette revendication est formulée. Cela ne vaut pas seulement pour la peinture : dans La Prisonnière, Proust mentionne ainsi ce problème de l’observateur, du psychologue, de l’écrivain : « La difficulté de présenter une image fixe aussi bien d ’un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu’elles et si on veut clicher ce qu’il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder l ’immobilité, mais bouge) à l ’objectif déconcerté. » Cette image d’un caractère mobile, d’une personnalité à facettes multiples et contradictoires (il s’agit dans le passage cité de M. Verdurin, mais le personnage a en l’occurrence valeur d’exemple et la formule est valable pour toutes les figures de la « Recherche »), qui exige pour être comprise d’être saisie à travers le temps dans tous ses retournements, par un appareil qui opère avec un « objectif déconcerté » (c’est-à-dire un observateur toujours surpris, sans fin dessillé, comme l’est le Narrateur proustien), c’est tout ce qui sépare la psychologie moderne de la psychologie classique ou romantique, qui de La Bruyère à Balzac pouvait, d’un point de vue surplombant, englobant, embrasser d ’un coup d’œil et sub specie aeternitatis un caractère, une personnalité. L ’« objectif déconcerté » appelle un art des gros plans, des changements d’angle, des instantanés multiples. L ’observateur doit opérer dans le temps, mais un temps immanent au sujet comme à l’objet et qui le situe toujours en porte-à-faux, selon une vision toujours incomplète, toujours partielle : gros plan et hors-champ.

La puissance du cinéma, c’est précisément d’avoir inclus ce système dans le spectacle, d ’en avoir fait la suprême efficacité du spectacle — jusqu’à la pornographie, jusqu’à l’horreur —, là où la -peinture saisie par le mouvement semblait renoncer au spectacle, ou même le refuser au nom d’une ascèse, d’une sacralité supérieure du visible. Il semble au début du siècle que le mouvement cinématographique ait fortement sollicité la peinture, comme en témoignent le futurisme ou le Nu descendant un escalier de Duchamp. Mais c’est principalement sous cette

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forme expérimentale qui a contaminé aussi marginalement le cinéma dans les années 20. C’est sous la forme de cette fascination naïve de l’art moderne pour la machine, l’acier et la vitesse, symbolisée par cette locomotive à vapeur qui semble avoir hanté la peinture pendant un siècle, de Turner (Rain, Steam and Speed) à Chirico.

Pour le roman et le cinéma, l’introduction du mouvement, du changement, comme condition immanente du sujet et de l’objet, voulait dire vision partielle, multiplication des points de vue, variations de distance, spectacle à transformations (Proust ou Joyce : invention d’un système de variables, de figures à transformations). Pour la peinture, il semble dans un premier temps que cela ait voulu dire dissolution des formes et fin du spectacle. L ’objet pictural ne se dissout pas exactement, il se diffracte, se molécularise en multiplicité colorée, rayonne­ment, vibrations, lignes libres qui se substituent aux systèmes organiques de la peinture classique. La forme, disait Hugo, c’est le fond qui monte à la surface. Ainsi de la peinture, mais cette montée en même temps défait l’ordonnance des formes, les lignes s’ouvrent, s’interrompent, se libèrent comme dans le système atonal de Klee, les taches explosent et criblent la surface. La peinture devient moléculaire. Elle ne livre plus de l’objet des aspects (quand, dans le cubisme par exemple, l’objet se distingue encore de l’acte pictural lui-même), mais, dit drôlement Paulhan, des « inspects », comme si on était passé sous le derme des choses. Dès lors les notions de distance, d ’horizon, de point de vue n’ont plus aucune pertinence, et avec elles sont brouillées les frontières du « grand » et du « petit ».

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4. Cadre et cadrage.

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« Sur les bancs publics et dans les salles d ’attente, il y a un poids de clochards qui, s ’il n ’existait pas, nous transformerait en étoiles filantes. »

William Faulkner

C ’est à ce moment que le terme de cadrage entre dans le vocabulaire. Le Petit Robert en date la naissance de 1923 (l’année même de la publication de La Prisonnière, un an après la mort de Proust). Le terme convient pour la photo et le cinéma au moment, donc, où toute la profondeur semble disparaître de la peinture, et où simultanément se généralisent et se diffusent au maximum tant la photographie instantanée d’amateur que, au cinéma, les expériences de montage et les prises de vues mobiles. On voit bien en quoi la notion de cadrage — de vingt-cinq ans postérieure à l’apparition du cinéma, et de quatre-vingts ans à celle de la photographie, s’il faut en croire le dictionnaire — est relative non seulement au mouvement de l’objet, mais à la mobilité de l’appareil et à la rapidité de la prise de vue, à l’automatisme, l’instantanéité, la rapidité, la mobilité de la prise de vues.

« Cadrer » est un terme de tauromachie : « immobiliser le taureau avant de l’estoquer ». L ’instantané photographique immobilise ainsi, estoque ainsi l’instant. Lorsque Brassaï, dans sa série du Paris secret des années 30, photographie de nuit, par surprise, des macs agressifs qui l’obligent aussitôt à chercher son salut dans la fuite, lorsque Capa, dans la célèbre photo bougée du combattant touché de la Guerre d’Espagne, réussit on ne sait comment à saisir au vol cet instant de l’impact, ce moment flou, impossible, insensé, où un homme bascule dans la mort, c’est alors que le terme de cadrage prend son sens d’urgence et de danger, dans un monde où tout est mouvement, où tout change d’un instant à l’autre et sans cesse. C ’est ainsi que « l’instant » devient l’objet spécifique de la

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photographie, et, comme instant suspendu, le fétiche que de grands amateurs en extraient (Proust, Benjamin, Bataille, Klossowski, Barthes...). Tout une méditation érotique, pornolo- gique, sort de là, de ce que l’instantané ne saisit qu’une partie de la réalité, mais une forte partie. Et la notion de cadrage ne signifie rien d’autre que cette découpe partielle et partiale du champ de la réalité. De même au cinéma : « On taille un morceau de réalité par les moyens de l'objectif », dit Eisenstein. C ’est la méthode japonaise d ’enseignement du dessin, qui commence par le découpage du champ et non, comme dans la tradition académique occidentale, par l’imitation en ronde-bosse d’un sujet quelconque.

On a remarqué qu’à l’époque classique le cadre, le cadre matériel du tableau, sa richesse, son ornementation, sa matière, ses dimensions, avaient leur importance, et qu’il avait fallu attendre la période moderne pour que l’on ose présenter des tableaux sans cadre, voire incrustés dans la cimaise. On peut ajouter que le désencadrement, dans la période récente, a pu même devenir une fin en soi et tout le programme de l’œuvre, dans une tendance systématique à agir sur l’environnement spatial, à mettre en difficulté l’espace du musée, voire à déterritorialiser des espaces beaucoup plus considérables : peinture à même le territoire ou îles empaquetées. Mais c’est la fonction même de la peinture et plus largement la notion même d’art régional qui sont alors mises en cause, dans un système conceptuel qui ne semble mettre fin à la représentation que pour mieux la laisser proliférer ailleurs. Qu’il y ait aujourd’hui dans certaines tendances de l’art contemporain un maniérisme du désencadrement ne doit pas faire oublier que d’abord, la réduction du cadre matériel a résulté d’un change­ment de sens du cadre compositionnel, c’est-à-dire de la substitution au cadre inerte classique d’un cadrage précaire, arbitraire, analogue à celui d’un instantané photographique ou d’un plan cinématographique. C’est Degas, sans doute, qui a le plus accusé cette transformation interne, cette révolution du cadre ; à propos de ses compositions, G. Picon écrit : « Le

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tableau n ’est plus le rectangle immobile, la lourde toile d ’araignée qui garde la mouche morte; il a l’orientation de la force qui la dirige, il débouche devant nous dans un mouvement de travelling » (I).

Loin de relayer la peinture classique comme les académiciens du siècle dernier l’ont cru, la photographie ne pouvait que la faire éclater. De plusieurs façons : comme système de reproduc­tion mécanique, en faisant proliférer l’image ressemblante, en la rendant bon marché et très vite insignifiante : c’est en ce sens qu’on dit que la photographie a libéré la peinture du souci d’être ressemblante ; mais aussi, en dénaturant profondément tout le système de la ressemblance, en lui injectant ce « troisième sens » obscène et grotesque que Barthes a repéré et qui éclate, comme une maladie honteuse envahissante (telle la lèpre syphilitique qui, aux dernières pages du livre de Zola, a envahi le visage de Nana), dans la peinture pompière du XIXe, et aussi, de façon plus ou moins volontaire et parodique, dans le photoréalisme contemporain. La photogra­phie témoigne ainsi d’un échec, dans la direction de l’obscène, de la reproduction ressemblante. La ressemblance pure, la ressemblance sans médiation, la ressemblance « objective », n’est pas assimilable. C’est ce sadisme photographique (à l’opposé du léché et du « fini » requis par les canons esthétiques de l’époque) que Manet reproduit à travers la nudité réaliste et scandaleuse de Victorine Meurent dans Le Déjeuner sur l ’herbe, YOlympia. C ’est le même sadisme impersonnel que repère Proust, dans cette photographie de la grand’mère de « Marcel », prise peu avant sa mort, et que la mère ne peut regarder, parce qu’elle y voit à même le visage les insultes de la maladie.

Autrement dit, la photographie invente un nouveau type de nudité, scientifique, médicale, pornographique, mais essentielle­ment quelconque, qui n ’a plus rien à voir avec l’idéalité des formes de la peinture classique, et où le détail, et notamment

1. Gaétan Picon, « 1863 : Naissance de la peinture moderne », ed. Skira, p. 112.

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le détail bas, obtus, sale, les fétiches, vont prendre une importance grandissante et se multiplier. Le fétichisme dont la photographie devient le support et le relais est inséparable de son caractère documentaire : un fétiche est un morceau du réel, de ce réel dont la saleté, par exemple, est le signe. Ou la laideur. Tout le XXe siècle développe une nouvelle esthétique de la laideur, ou une anti-esthétique dont Sade avait posé les prodromes, et qui est congruente avec le déchaînement de la science. La science et la photographie témoignent de ce que la beauté déserte le corps humain et devient de plus en plus abstraite, cosmologique et corpusculaire, tandis que les corps apparaissent de plus en plus comme déchets. Scission radicale entre la lumière, qui est la beauté, et les solides, qui sont la laideur. Le poids des clochards et la fugacité des étoiles filantes. Photos de galaxies d’une part, photos médicales de l’autre : double effet de la représentation saisie par la science. On est très loin de la Renaissance et de l’âge classique, des planches anatomiques de Vésale qui s’efforçaient de maintenir une harmonie entre les exigences de la connaissance scientifique et celles de la beauté. Aux écorchés gracieux succèdent la grimace du réel, les « insultes de la maladie ». La photo médicale et la photo porno, qui ne sont pas sans parenté esthétique, qui présentent le corps comme une pièce de boucherie, ont un effet de vérité dans la représentation qui ne peut pas ne pas rejaillir sur la peinture, sur le destin des corps dans la peinture. On sait d’autre part que le cinéma constituera un contre-effet de cette abjection qui gagne les corps, avec le star-system : mais qui apparaîtra du même coup comme le « mirage clinquant » que Bataille (qui, à l’époque de la revue Documents est celui qui a pensé de la façon la plus aiguë la révolution esthétique moderne) dénonce en Hollywood.

La première destruction opérée par la photographie dans l’espace de la représentation est donc celle de la fonction de ressemblance et surtout des critères de ressemblance, des limites esthétiques de la volonté de ressemblance (Manet inaugure une ère de la ressemblance éhontée). L ’autre destruc­

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tion, on l’a vu, est donc celle du cadre. Mais la destruction du cadre au profit d’un cadrage nomade, qui est le fait de l’instantané (et qu’en peinture les Impressionnistes reprennent d ’enthousiasme comme principe esthétique), la substitution, à la délimitation territoriale du cadre, de cette déterritorialisation que signifie le cadrage, implique une désorganisation, une décomposition profondes de l’espace, et corrélativement une désorientation du sujet dans l’espace. La photographie ne devient vraiment photographie que lorsque, de photo posée en atelier, elle devient photo instantanée en plein air : ce n’est alors plus seulement la ressemblance qui est attaquée, mais le mouvement et l’espace tout entiers. L’image peut être tirée de partout, de n ’importe où, dans n’importe quel état. Le mouvement que fixe l’instantané, et qu’un peu plus tard reproduit le cinéma, n ’a plus rien à voir avec cette amplification, cette emphase, cette majesté que le baroque et le romantisme y avaient vu. Le cheval en pleine course de la photographie est très différent du cheval de Géricault ou de Delacroix. Non seulement parce que le mouvement saisi n ’est plus la synthèse du mouvement mais un point quelconque, un instant quelcon­que, une coupe quelconque du mouvement, comme Mitry, Deleuze l’ont montré (l). Mais parce qu’il en résulte, presque automatiquement, une modification thématique. Le cheval romantique était au fond l’expression formelle de la subjectivité romantique ; le destin de Géricault, la mort de Géricault, sont tout entiers dans son amour des chevaux, dans cette invention figurative du cheval dans la peinture. Le cheval photographique au contraire n’est habité, chargé, gonflé d’aucun souffle, d ’aucun orage de l’âme. C’est comme si, du côté de l’objectif, c’était maintenant le vide. Ce n’est pas qu’il n ’y ait pas de conscience dans l’appareil, c’est que cette conscience apparaît vide, ou encore, problématique, énigmatique. L ’opérateur n’a pas la possibilité de « vouloir » à proprement parler ce qui va

l.Jean Mitry, «Esthétique et psychologie du cinéma», ed. Universitaires. Gilles Deleuze, « L’image-mouvement », ed. Minuit.

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apparaître, ce que le révélateur va faire surgir sur le papier. Désormais c’est l’inconscient qui opère, et c’est aussi l’incons­cient qui est représenté : tout une photographie du trait d ’esprit (de Doisneau à Weegee) se spécialise ainsi dans la saisie au vol des lapsus de l’époque. Mais c’est toute la photographie qui invente un espace où, comme dit à peu près Walter Benjamin, désormais l’homme se déplace inconsciemment.

Ce n’est pas sans conséquences formelles. Car la substitution à la subjectivité classique, baroque ou romantique, d’un sujet inconscient, implique un aplatissement du sujet, un aplatissement dans tous les sens, qui n’est pas sans se répercuter dans la peinture (destruction de la perspective) et qui fait apparaître et monter dans la représentation une dimension inédite en Occident, celle du vide.

Toute la pensée moderne s’est efforcée de produire un nouveau modèle du sujet, de la conscience, à partir de son évidement, de son retournement en doigt de gant. On retrouve diversement cette puissance du vide dans la représentation, la photographie, le cinéma, la peinture. En photographie, c’est ce moment d’absence presque irrepérable et pourtant toujours marqué que signifie l’instant du déclic, VAugenblick photogra­phique. Et toute une partie de la peinture reprend cet effet en l’accentuant, en le dramatisant dans des compositions particulières, comme celles d’Edward Hopper, ces compositions apparemment réalistes et profondément fantomatiques, vides et hantées. A la suite de Hopper, et toujours dans une relation implicite plus ou moins étroite avec le cinéma, l’hyperréalisme a produit de même une sorte de vision explétive, par des décadrages insolites, en accentuant tous les signes de la désaffection et du vide (motels déserts, snack-bars vitrifiés sans clientèle, surprésence des objets de consommation au détriment de toute présence humaine, peinture glacée d’un monde de simulacres). A l’opposé du surréalisme et pourtant en continuité brisée avec lui, le réalisme américain fait surgir l’étrangeté de la réalité même, comme dans cette toile de Hopper, Chambre sur la mer (1951), où la projection trapézoïdale du soleil sur le

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mur nu qui occupe la plus grande partie du tableau souligne le vide, sorte de sas par lequel communiquent la chambre ouverte et l’immensité de la mer, inscrite sous la forme de ce segment bleu encastré dans l’embrasure de la porte. Il y a ainsi dans la peinture de Hopper un semblant de hors-champ, qui paraît démentir l’opposition établie par Bazin entre le cadre du tableau et le cache de l’écran, et qui renvoie expressément à une absence énigmatique. Or cet effet n ’est possible que sur la base de la transformation de la fonction du cadre, réinterprétée, via la photographie et le cinéma, comme cadrage arbitraire et nomade (ou décadrage) sur une réalité quelconque, une réalité déshabitée de toute signification pleine.

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LE REFLET DÉCHIRÉ

Ce que représente la représentation n ’est pas ce dont elle témoigne. La pomme de Cézanne est sans doute une pomme, mais témoigne d’autre chose, de la recherche de ce que D.H. Lawrence appelait le « caractère pommesque ». Quant à la pipe de Magritte, c’est indubitablement la représentation d’une pipe, mais qui témoigne par le biais d’un mystérieux et célèbre avertissement calligraphié que la représentation n’est pas la chose. Le sentiment d’étrangeté qui doit saisir le spectateur devant l’énoncé « ceci n ’est pas une pipe » évoque celui du personnage d’Hoffmann, voyant son propre reflet cesser de lui obéir et prendre de démoniaques libertés. Il y aurait donc une duplicité intrinsèque de la représentation, que le classicisme s’est efforcé de réduire, et qui est le symptôme de la modernité. C ’est que la représentation opère toujours dans une double direction contradictoire : en direction de la chose, par le biais de la ressemblance, et en direction de son absence, par le mirage, le faux prestige qu’elle constitue. Elle place ainsi le spectateur devant son désir — qu’il y ait quelque chose plutôt que rien — tout en lui démontrant que c’est simultanément que « quelque chose » et « rien » sont donnés, dans l’émergence scandaleuse du simulacre. Au spectateur de se débrouiller avec les libertés que prend celui-ci, lorsqu’il cesse de se comporter comme un reflet obéissant.

Sans doute ne s’est-il pas toujours comporté ainsi. Il y eut

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une époque, peut-être, où ce que représentait la peinture et ce dont elle témoignait pouvaient être tenus pour la même chose : une forme idéale, approchée par une ascèse de la ressemblance, dieu, saint, roi, héros, Eve, Judith, Lucrèce, La Femme. Le clivage, la duplicité, la scission interne de la représentation commenceraient, à vrai dire, à peine un peu plus tard, avec le classicisme, la multiplication des trompe-l’œil et l’exclamation de Pascal : « Quelle vanité que la peinture qui attire l ’admiration par la ressemblance de choses dont on n ’admire point les originaux. » Paulhan assure qu’il ne s’agit pas là, comme le croient les gens mal informés, d ’une condamnation générale de la peinture, mais seulement d ’une condamnation du trompe- l’œil, par quoi la peinture déchoit dans l’imitation appliquée et impersonnelle de choses non admirables. Le nerf de l’argument est en effet l’admiration : « S ’il s’agissait de n ’importe quelle peinture, note Paulhan, la pensée serait purement absurde : il ne semble pas que l ’homme du dix-septième siècle ait jamais marchandé son admiration, dans la réalité, aux dieux, aux rois, aux héros et aux compositions solennelles que lui montrait la peinture classique » (1).

Que la représentation puisse représenter des objets indignes d ’admiration, qu’elle détourne à son profit — au profit d ’une pure scintillation de semblant — une admiration dès lors vide, tel serait pour Pascal, pour Paulhan peut-être, le scandale. Le scandale ne serait-il pas alors que la représentation, dans l’artifice du trompe-l’œil, se dédouble, se scinde, se donne pour autre chose que ce qu’elle est, et enfin pour ce qu’elle est au fond : une vanité ? L ’amusant est que le trompe-l’œil, qui renvoie le spectateur à son erreur, n ’énonce au fond pas autre chose que la pensée de Pascal, et la formule tout aussi bien : c’est dans le système du trompe-l’œil, on le sait, que prennent tout leur sens les sujets dits de Vanité, et de toutes les « vanités » l’une des plus célèbres, Les Ambassadeurs de

1. Jean Paulhan, « La Peinture Cubiste », ed. Denoël/Gonthier, coll. « Média­tions », p. 84.

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Holbein, s’inscrit délibérément dans ce système. Dans cette peinture, écrit Baltrusaitis, « chaque chose est d’une réalité si dense qu’elle la dépasse et touche à l ’irréel. Les chiffres et les lettres, le dessin des cartes, la trame des tissus sont d ’une lisibilité hallucinante. Tout est étonnamment présent et mystérieusement vrai. L ’exactitude de chaque contour, de chaque reflet et de chaque ombre est au-delà des moyens matériels. La peinture est tout entière conçue comme un trompe-l’œil » (1). L ’anamorphose, qui donne le sens de ce trompe-l’œil, mais se présente d’abord comme une forme illisible, méconnaissable, doit se détacher sur le fond d’une représentation chargée de toute la puissance hallucinatoire de la ressemblance : « L ’■anamorphose et le trompe- l ’œil se rejoignent dans un même ordre de principes : la fausse mesure et la réalité truquée. En les juxtaposant dans sa composition, Holbein a certainement senti l ’affinité des deux données contrai­res »

Avec l’anamorphose, comme avec le trompe-l’œil, la représen­tation se dédouble ou se déchire donc, elle se met en scène comme « fausse mesure » et comme « réalité truquée ». Elle se donne ainsi tout à la fois comme discours métaphysique et comme espace de jeu. La représentation donne à voir ce qu’elle est, énonce métaphysiquement ce qu’est la représentation, dans le moment même où elle dévoile le faux-semblant de la réalité qu’elle feint de présenter, dans le moment glissant où déchoit l’objet de la réalité. La provocation, la surenchère des Ambassa­deurs, cependant, vient du fait que le peintre, délibérément, a raturé la perfection hallucinante de la scène frontale de cet os de seiche qui la nie. Il met en évidence la déchirure. Le crâne anamorphotique troue littéralement l’espace de la peinture, comme pour affirmer violemment que cet espace n’est rien, rien d’autre que le théâtre des apparences et des semblants, dont la vérité déformée « comme dans un miroir, obscurément » est le crâne du memento mori que l’œil du spectateur étonné

1. Jurgis Baltrusaitis, « Anamorphoses », Olivier Perrin Editeur, p. 91.2. Id., p. 100.

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découvre en arrivant au plan du tableau. Ainsi le spectateur se rend-il captif d’un jeu, d’une mise en scène qui tour à tour provoque et dénonce son admiration, pour la reporter multipliée sur le tour de force du stratagème, et sur son auteur. Rarement une œuvre en effet aura été aussi orgueilleusement signée (qu’est-ce d’autre, cette anamorphose, qu’une signature ? Hol- bein : os creux).

Dans l’histoire de la peinture, il n ’existe peut-être qu’une œuvre comparable, et dont la puissance de fascination procède d’une mise en scène encore plus extraordinaire, du moins plus retorse, avec un artifice central analogue à celui de l’anamorphose : ce sont Les Ménines, et l’artifice est le miroir de la composition en abyme. Comme l’anamorphose des Ambassadeurs, quoique de façon plus sourde et plus subtile, le miroir provoque ou désigne un trou, un vide dans la représenta­tion, par quoi celle-ci s’offre comme pure représentation. Seulement, ce n ’est pas l’objet de la représentation qui se trouve au premier chef néantisé, mais directement le sujet. Il y a dans Les Ménines comme la provocation mortifiante d’un regard-caméra au milieu d ’une chorégraphie complexe et ambiguë des pouvoirs et des assujettissements. Comme dans Les Ambassadeurs, la représentation se donne comme un théâtre, et la composition est traversée comme d’un appel d’air, qui suscite fantastiquement la présence absente de la salle et des coulisses, la place aveugle du spectateur et la machinerie cachée derrière la scène. L ’œuvre se présente comme « marquée de toutes parts d ’un vide essentiel », dit Foucault, qui renvoie à ce foyer du regard où, face à la toile, se bousculent, se superposent, s’échangent, rivalisent et peut-être s’annulent le souverain modèle, l’artiste souverain et le pur spectateur — « celui à qui elle ressemble et celui aux yeux de qui elle n ’est que ressem­blance » (l}. Comme Les Ambassadeurs, le tableau des Ménines semble ainsi énoncer, à travers le manque, le trou qui affecte délibérément la représentation, que « rien n’est tout » — ni le

1. Michel Foucault, « Les Mots et les choses », ed. Gallimard, p. 31.

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peintre qui, divisé d ’avec lui-même, figure sur la toile comme sujet ; ni les souverains qui, expulsés de la scène, ne sont au fond du décor qu’un reflet fuligineux (qu’un repentir négligent suffirait à annihiler) ; ni le spectateur anonyme dont le regard sollicité et prescrit est comme mis au défi d’usurper doublement celui des deux maîtres, le modèle prestigieux et le peintre ; ni la scène tout entière et ses multiples personnages que le dispositif mortifie.

C ’est un dispositif en effet et ce dispositif fait apparaître doublement la peinture comme peinture, et la peinture comme théâtre. L ’admiration se déporte du sujet vers la mise en scène— et vers l’auteur de la mise en scène : car si les deux tableaux formulent que rien n ’est Tout, reste le soupçon qu’ils suggèrent tout de même que si quelque chose ou quelqu’un devait l’être— Tout —, ce serait bien l’artiste qui donne figure, et quelle figure ! à cette scène où se résume le monde. On peut voir là la source de cette enflure du moi (la haine de Pascal, on le sait) qui ne cessera de croître, de la Renaissance à la modernité, dans la peinture. Il faut cependant observer que dans les deux exemples précités, le génie de l’artiste s’offre à l’admiration moins pour la perfection de son style (ce n ’est que la première étape) que pour l’audace de sa machinerie, qui fait sortir la représentation d’elle-même, la retourne comme un gant et dans ce mouvement capture le spectateur comme en un labyrinthe.

Le rush de la modernité consistera au contraire à absorber la mise en scène par le style, jusqu’à oublier l’intrication du théâtre dans la peinture. Il est permis de supposer que l’ère nouvelle de la représentation inaugurée par la photographie (celle de la « reproductibilité technique », selon Walter Benja­min) n ’est pas pour rien dans ce phénomène, de l’impression­nisme à l’abstraction lyrique. Il faut de ce point de vue considérer à part le cas de Manet.

Manet fréquentait les cafés littéraires, allait au théâtre, à l’Opéra, et s’intéressait à la photographie. En fait, on trouve dans sa peinture un triple effet, qui en fait peut-être un cas unique dans l’histoire de l’art et comme un carrefour : le sens

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dramatique, qui le rattache aux classiques ; la provocation du trait, qui inaugure la modernité ; et quelque chose d’à peine définissable, qui lui appartient en propre mais se retrouve sous une autre forme aujourd’hui : le regard clinique, analogue à l’indifférence du cliché photographique. On a dit qu’il opérait une « destruction du sujet » (Bataille, à propos notament de L ’Exécution de Maximilien). Mais l’opération est peut-être plus complexe, car il y a chez Manet un goût du sujet et une passion quasi-maniériste de la référence qui tendent à disparaître chez ses successeurs, Picasso excepté (et certains surréalistes : Magritte, Dali). Il est certain que sa peinture donne le sentiment d’une silencieuse mise à mort, à quoi on peut comprendre que Bataille ait été sensible, et qui est, selon ce dernier, celle de « l’éloquence » dans la peinture — éloquence dont les contemporains en effet ne se privaient pas. La modernité de Manet, ce serait le silence, la fermeture et l’indifférence à l’expression conventionnelle du sujet, qui fait surgir sous un jour cru la présence nue, obsédante et insigni­fiante du corps. C’est le scandale de Y Olympia. C ’est ce trait inimitable qui fait de la peinture de Manet, comme de celle de Velasquez (l’une de ses références privilégiées, on le sait) ou de Holbein, une peinture métaphysique (malgré son auteur peut-être).

Dans ses grandes compositions obsessionnelles, dans L ’Exécu­tion de Maximilien par exemple, il est clair que le peintre met l’émotion en suspens et détruit toute possibilité d’emphase, dégageant un pathétique moderne, un pathétique « mat » : il suffit de comparer l’œuvre à sa fameuse référence, le Très de Mayo de Goya ; le gris, l’absence de regards (sinon ceux atrocement détachés des badauds), l’économie radicale des gestes, la lumière mate, s’opposent presque terme à terme à la violence expressionniste du modèle, comme si la mortelle froideur impliquée par le terme d 'exécution se redoublait dans celle du tableau. Mais il n ’est pas tout à fait vrai que le peintre réduise pour autant le sujet à rien. Les éléments dramatiques, théâtraux, de la peinture sont conservés, même si c’est à la

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manière d’un cadavre dans le formol. Est-ce la même froideur et la même « cadavérité » qui scandalisèrent dans Y Olympia (dont la nudité provocante s’oppose de façon analogue à la beauté paisible et dorée de la Vénus d’Urbin, sa référence non moins célèbre) ? « La foule se presse comme à la Morgue devant l ’Olympia faisandée de M. Manet », écrivait un critique de l’époque. Ce jugement entre autres nous paraît aujourd’hui étrange, outré et naturellement injuste. Pourtant le détachement du sujet, ce que Bataille appelle un « glissement à l’indiffé­rence », relèvent bien d ’une opération semblable à un meurtre. N ’y a-t-il pas là quelque chose qui s’accorde au détachement, à la froideur intrinsèque du déclic photographique, qui produit une image indifférente et obscène ? On a supposé que l’une des raisons possibles du scandale de V Olympia était l’analogie presque explicite du tableau « avec ces photographies pornographi­ques très largement répandues, qui montraient des prostituées nues au regard hardi, étalant leurs charmes pour la clientèle — une sorte de carte de visite en somme » (1).

Manet ne s’intéressait sans doute pas à la photographie comme Degas, qui s’en inspirait pour inventer des angles de prise de vue et des plans inédits. Manet peint de façon frontale et plutôt classique, même s’il détruit systématiquement la perspective et fait souvent remonter le fond du tableau comme dans une prise de vue au téléobjectif. Mais il semble marqué par ce qui fait l’essence même de la photographie au regard de la peinture : le détachement et l’obscénité. Il n’y a peut-être pas d’essence de la peinture, mais il y a une essence de la photographie. La photographie, c’est d’abord l’image objective, c’est-à-dire l’image obscène. La mélancolie de Manet aurait été sensible à ce à quoi, après lui, s’affrontera ou s’opposera diversement toute la peinture moderne, l’image mécanique, le cliché, l’image « à l’ère de la reproductibilité technique », l’image sérielle, désenchantée, insignifiante, et nue.

1. Françoise Cachin, in catalogue «M anet» , ed. de la Réunion des Musées nationaux, p. 179.

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On ne veut pas dire, bien entendu, que Manet peint de façon « photographique » : en cela il s’oppose au contraire aux peintres académiques de son temps. On entend qu’il accueille dans sa peinture les affects désenchantés de la photographie. On suppose, en bref, que la photographie joue chez lui un rôle analogue (quoique de façon moins directement saisissable, et donc plus contestable) à celui des artifices métaphysiques de Holbein, de Velasquez, le trompe-l’œil, l’anamorphose, le miroir, la structure en abyme. La peinture de Manet est théâtrale, elle offre une représentation et, comme les exemples précités, elle prétend en même temps donner le sens et l’essence de cette représentation, de « la » représentation. L ’appareil caché qui rend visible cette essence, ce serait ici la photographie. La photographie, c’est ce mélange d’agressivité et d’insensible retrait, de suspens équivoque, qui frappent dans des composi­tions comme Le Déjeuner dans VAtelier, Le Balcon et plus encore Le Chemin de fer (intitulée aussi La Gare Saint-Lazare).

Cette dernière toile, en particulier, est marquée d’une absence positive, qui ne tient pas seulement à la fixité et à la distraction du regard de Victorine Meurent. Quelque chose, la locomotive, n ’est inscrit dans la composition que par une trace de fumée. Elle est hors-champ. La petite fille détourne son regard de l’avant-scène où se tient le peintre (dont la présence est désignée par la direction du regard de Victorine Meurent), son attention est captivée par la machine hors-cadre, par ce quelque chose que la peinture est inadéquate à représenter, un objet de vitesse. Plus tard, sans doute, quand elle sera grande, elle ira contempler au Café Indien l’arrivée en gare — une autre gare — d’un train — un autre train.

Tout se passe en un certain sens comme si la trace fuligineuse de la locomotive à vapeur annonçait une fin ou une mutation de la peinture, et témoignait subrepticement de l’avènement de l’instantané et du cinéma, de « l’image-mouvement ». Quelque trente ans avant, Turner avait exprimé le premier dans Rain, Steam and Speed le nouveau défi qu’aurait à relever la peinture, celui de la vapeur et de la vitesse, symbolisée par la locomotive.

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La locomotive de Turner, qui troue une brume mystique, et celle de Manet déjà disparue, témoignent d ’une certaine manière de cette mutation de la représentation en fonction du facteur machinique, du facteur vitesse. La vitesse est l’indice de nouvelles valeurs qui ne relèvent plus de la transcendance des formes, elle signifie la dissolution des formes et donc la fin du sujet en peinture. Il ne restera plus à celle-ci après cela qu’à chercher à égaler la photographie en vitesse, ce sera l’aventure de la modernité, de Manet déjà, puis de Cézanne et du cubisme jusqu’à l’abstraction lyrique, et enfin, avec le photoréalisme, à l’intégrer, à la marier avec la peinture.

Entre temps on aura découvert un autre aspect de la nouvelle représentation, qui rejoint peut-être la métaphysique ancienne des « vanités » : l’époque de la prolifération technique des images est en même temps celle de la prolifération des clichés, de l’insignifiance croissante de la représentation, de la montée des simulacres. Manet dans son art l’aurait pressenti et c’est ce message que semble lui renvoyer sous une forme inversée Baudelaire lorsqu’il lui écrit qu’il n ’est que le premier dans la décrépitude de son art.

En redevenant représentative, via le pop’art et l’hyperréa- lisme, c’est-à-dire à travers les clichés, la peinture aujourd’hui redevient théâtrale, et par là-même occasion métaphysique. C ’est le sens des tentatives dites post-modernes, hypermaniéris- tes et autres. C ’est ce qui unifie des artistes aussi divers que Garouste, Mariani, Klossowski. La représentation ne se donne pas là comme trompe-l’œil, mais directement comme trompe- l’esprit. L ’œuvre représente un drame qui se joue sur plusieurs scènes à la fois, le drame même de la représentation, explicite­ment mise en scène comme faux-témoignage ou comme alibi. Dans la répétition saturée de la représentation dont ces œuvres témoignent, cependant, se glisse une aberration — au spectateur de la trouver en chacune — dont le sens n ’est peut-être autre que celui-ci : justification et salut. Justifier, sauver la représentation malgré elle (malgré le poids des clichés qui l’étouffe), tel serait le dessein secret qui rassemble en un obscur

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complot les artistes d ’aujourd’hui, tel serait le sens dernier de la recherche des alibis (l).

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1. Texte écrit à l’occasion de l’Exposition «Alibis» organisée par Bernard Blistère au centre Georges Pompidou, mai 1984.

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La perspective, la rencontre de la peinture et de l’optique géométrique euclidienne, la soumission miraculeuse des corps figurés aux idéalités mathématiques, toute cette science de la Renaissance a un sens profondément équivoque, comme le notait Panofsky dans « La Perspective comme forme symbolique » « On est tout aussi justifié à concevoir l'histoire de la perspective comme un triomphe du sens du réel, constitutif de distance et d'objectivité, que comme un triomphe de ce désir de puissance qui habite l'homme et qui nie toute distance, comme une systématisation et une stabilisation du monde extérieur autant que comme un élargissement de la sphère du Moi. Aussi la perspective devait-elle nécessairement contraindre les artistes à continuellement s'interroger sur le sens dans lequel ils devaient utiliser cette méthode ambiva­lente : la disposition perspective d'une peinture devait-elle se régler sur le point occupé effectivement par le spectateur (...), ou alors fallait-il, à l'inverse, demander au spectateur de s'adapter par la pensée à la disposition adoptée par le peintre ? » (1)

Parmi les querelles théoriques engendrées par cette alternative, Panofsky cite la question de la distance (longue ou courte) et de l’obliquité ou non du point de vue ; alors que la distance longue et la vue frontale maintiennent le spectateur en dehors, à l’extérieur de la scène peinte, la distance courte et l’obliquité du

1. « La perspective comme forme symbolique », p. 160-161.

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point de vue « happent » le spectateur à l’intérieur du tableau.Cette séduction du spectateur par le dispositif, la peinture

classique en a poussé l’effet plus loin encore, au prix d ’une stupéfiante centrifugation de la composition. Le plus célèbre tableau jouant de cet effet est, on le sait, Les Ménines de Vélasquez, qui représente une scène dont les principaux acteurs sont situés à l’extérieur du tableau, à la place même du spectateur de celui-ci : leur image est fuligineusement évoquée en abyme par un miroir situé au point de fuite de la perspective ; mais ce qui les rend si présents, si nécessaires dans la scène, c’est que tous les regards des personnages du tableau sont dirigés vers eux, qui posent pour le peintre autorportraituré.

En aucune autre œuvre peut-être, les positions respectives de l’artiste et du souverain — à l’époque classique du moins — ne sont mises en scène de façon aussi retorse, aussi tendue, aussi dramatique (faisant du spectateur anonyme le témoin fasciné et l’arbitre de ce drame). Nul doute que Vélasquez n ’en dit ici beaucoup plus que ce qu’il semble dire, et que tant de science et de hardiesse déployées n’énonce quelque chose d’une tension entre l’humilité du courtisan et la maîtrise de l’artiste. La représentation n’est pas, si elle fut jamais, ce redoublement maniaque du visible ; elle est aussi évocation du caché, jeu de la vérité avec le savoir et le pouvoir.

L ’espace sans maître politique, ni religieux, de la représenta­tion moderne est lui aussi truffé de lacunes, de sollicitations de l’invisible et du caché, pourtant ce jeu s’est compliqué, ou plutôt s’est obscurci, en même temps il s’est aplati et simplifié. Cremonini, Bacon, Adami, certains hyperréalistes, Ralph Goings, ou Monory — on pourrait multiplier les exemples — jouent beaucoup des caches et des décadrages qui font du tableau le lieu d’un mystère, d’une narration interrompue et suspendue, d’une interrogation éternellement sans réponse. Le décadrage, c’est tout à fait autre chose que la « vue oblique » de la peinture classique. Cremonini par exemple : ses salles de bains, chambres d ’amants, compartiments de trains (Les

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Parenthèses de l ’eau, Posti occupati, Vertiges, etc.) me paraissent plus intéressants, en tout cas plus séduisants, que les Cavaliers et Bœufs tués de ses premières toiles, à cause justement des angles insolites, des membres tronqués en amorce, des reflets insuffisants dans des miroirs troubles, dont les dernières sont hantées. Il est vrai que l’invisibilité partielle du décor et des personnages, ici, et à l’inverse des Ménines, est sans importance du point de vue de l’identité, du visage véritable de ces personnages : il s’agit de n ’importe qui, de n’importe où : l’homme moyen, l’habitat de masse. Pourtant un effet de mystère, d’angoisse, de demi-cauchemar capture le spectateur. Je m ’étonne à ce propos qu’on ait si peu remarqué combien la peinture, en pareil cas, cite ou semble citer le cinéma.

N ’est-ce pas le cinéma qui a inventé les champs vides, les angles insolites, les corps parcellisés en amorce ou en gros plan ? Le morcellement des figures est un effet cinématographi­que bien connu ; on a beaucoup glosé sur la monstruosité du gros plan. Le décadrage est un effet moins répandu, malgré les mouvements d’appareil. Mais si le décadrage est par excellence un effet cinématographique, pourtant, c’est précisé­ment à cause du mouvement, qui permet d’en résorber, autant que d’en déployer, les effets de vide.

Une femme, par exemple, écarquille les yeux avec horreur devant un spectacle qu’elle est la seule à voir. Les spectateurs voient, sur l’écran, sur la toile, l’expression d’horreur de cette femme, la direction de son regard, mais non l’objet, la cause de cette horreur, hors du cadre. Je me souviens ainsi d’une toile de Dino Buzzati (l’écrivain) représentant une femme hurlante, apparemment nue, saisie en buste dans le cadre d’une fenêtre, je crois, ou même dans un carré conventionnel de bande dessinée, et les yeux fixés sur une chose inconnue située d ’après son regard à peu près à la hauteur de ses genoux ; une légende inscrite à même la toile, comme dans les bandes dessinées, soulignait avec un parfait sadisme, d’une interroga­tion banale (qu’est-ce qui la fait donc crier comme ça ? — je n ’ai pas souvenir du texte exact), le caractère énigmatique de

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la chose en question. Dans le tableau (il en serait bien entendu de même en photographie), l’énigme est évidemment destinée à demeurer en suspens, comme l’horreur exprimée par le visage de la femme, puisqu’il n ’y a pas de développement diachronique de l’image. Au cinéma en revanche (et dans les bandes dessinées, qui en imitent le principe), un recadrage, un contrechamp, un pano, etc., peuvent — et donc d’une certaine façon doivent, si l’auteur ne veut pas être accusé d’entretenir volontairement la frustration des spectateurs —, montrer la cause de cette horreur, répondre à la question soulevée auprès des spectateurs par la scène tronquée, voire répondre au défi ouvert par cette béance : de la combler, soit de produire un semblant satisfaisant de la cause, tel, autrement dit, que les spectateurs puissent en éprouver véritablement l’horreur. Le suspense consiste à différer, pour la nourrir, cette satisfaction.

Toute solution de continuité, sans doute, appelle réparation, coaptation. En l’occurrence, on peut noter que cette solution de continuité est double : scénographique et narrative. Ces deux plans ne se recouvrent pas. Le second est produit par le premier, en ce sens que faire du cadre un cache, donc l’opérateur d ’une énigme, est nécessairement embrayer un ré c it(l>. A charge pour celui-ci de boucher le trou, la terra incognito, la partie cachée de la représentation. Dans le tableau de Buzzati, comme dans tout tableau, c’est au spectateur que revient la charge de ce récit, puisque le tableau ne peut qu’amorcer. Ce n ’est pas un hasard si l’un des rares cinéastes à mutiler sans rémission les corps par un cadrage, à « casser » systématique­ment et sans repentirs l’espace — je veux parler de Bresson, plus que d’Eisenstein — se fait une gloire de penser le

1. On connaît la distinction bazinienne entre le cadre et le cache. « Les limites de l ’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l ’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. Le cadre polarise l ’espace vers le dedans, tout ce que l ’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l ’écran centrifuge. » (Peinture et cinéma, in « Q u’est-ce que le cinéma ? », t. 2 p. 128). Rien à ajouter à cela, sinon que ces deux propriétés peuvent mutuellement se pervertir, comme d’ailleurs le montre Bazin.

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« cinématographe » en termes de peinture (cf. ses « Notes sur le cinématographe »). Straub, Duras, Antonioni aussi sont pein­tres, par l’usage de cadrages insolites et frustrants. Ils introdui­sent au cinéma quelque chose comme un suspense non narratif. Leur scénographie lacunaire n ’est pas destinée à se résoudre en une « image totale où viennent se ranger les éléments fragmentaires », comme le voulait au contraire Eisenstein dans ses « Réflexions d’un cinéaste ». Une tension y perdure, de plan en plan, que le « récit » ne liquide pas ; une tension non narrative, due à des angles, des cadrages, des choix d’objets et des durées qui mettent en valeur l’insistance d’un regard (comme la toile de Buzzati le fait sur un mode érotique), où l’exercice du cinéma se redouble et se creuse d ’une interrogation silencieuse sur sa fonction.

Le décadrage est une perversion, qui met un point d’ironie sur la fonction du cinéma, de la peinture, voire de la photographie, comme formes d’exercice d’un droit de regard. Il faudrait dire en termes deleuziens que l’art du décadrage, le déplacement d ’angle, l’excentricité radicale du point de vue qui mutile et vomit les corps hors du cadre et focalise sur les zones mortes, vides, stériles du décor, est ironique-sadique (comme il est clair dans le tableau de Buzzati). Ironique et sadique pour autant que cette excentricité du cadrage, en principe frustrante pour les spectateurs, et mutilante pour les « modèles » (terme bressonien), relève d’une maîtrise cruelle, d ’une pulsion de mort agressive et froide : l’usage du cadre comme tranchant, le rejet du vivant (par exemple, l’étreinte des amants dans Vertiges de Cremonini) à la périphérie, hors du cadre, la focalisation sur les zones mornes ou mortes de la scène, la louche exaltation des objets triviaux (e.g. la sexualisa­tion des- lavabos, des ustensiles de salle de bains, chez Cremonini encore), mettent en valeur l’arbitraire du regard dirigé d ’aussi curieuse manière, et peut-être jouissant de ce point de vue stérile.

Peut-être. Car ce regard, après tout, n ’a qu’une existence fantomatique. Le regard n’est pas le point de vue. Ce serait,

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s’il existait, la jouissance de ce point de vue. C ’est la bizarrerie du point de vue qui le suppose, la bizarrerie impliquée par le décadrage, puisque ce que j’appelle décadrage, peut-être improprement, — la déviance du cadrage, qui n ’a rien à voir avec l’obliquité du point de vue (1) —, n’est rien d’autre que cette bizarrerie re-marquée. Cette bizarrerie se remarque de ce qu’au centre du tableau, en principe occupé dans la représenta­tion classique par une présence symbolique (l’image des souverains dans le miroir des Ménines, par exemple), il n ’y a rien, il ne se passe rien. L ’œil habitué (éduqué ? ) à centrer tout de suite, à aller au centre, ne trouve rien et reflue à la périphérie, où quelque chose palpite encore, sur le point de disparaître. Fading de la représentation, et qui se reflète aussi souvent dans les figures, dans les thèmes de ladite représentation : les autos vides et les drugstores déserts de Ralph Goings, les viandes affolées de Bacon, les aveugles à demi cadavres de Crem onini<2), les yeux caviardés de Monory... L ’ironie, c’est montrer froidement, dire froidement la cadavé- rité.

Cette obsession du maître dans un espace sans maître, cette obsession de la place du maître, corrélative très souvent d ’une

1. Sur l’obliquité du point de vue et la suture de la position subjective du spectateur dans le cinéma classique, cf. Jean-Pierre Oudart, La Suture, Cahiers du cinéma n" 209 et 211.2. Althusser a commenté (Cremonini peintre de l ’abstrait), chez Cremonini, cette cécité et cette indifférence des visages, et l’étrange absence qui les hante : « Une absence purement négative, celle de la fonction purement humaniste qui leur est refusée, et qu’ils refusent ; et une absence positive, déterminée, celle de la structure du monde qui les détermine, qui en fait les êtres anonymes qu’ils sont, effets structuraux des rapports réels qui les gouvernent. » Un peu plus loin dans le même article, Althusser ajoute : « Il ne peut « peindre » cette abstraction qu’à la condition d’être présent dans sa peinture sous la forme déterminée par les rapports qu’il peint : sous la forme de leur absence, c’est-à-dire en l ’espèce sous la forme de sa propre absence. » Il faut entendre par là, je suppose, le refus de toute idéalisation spéculaire, narcissique. L’étrange, c’est que ce refus laisse une trace, une absence remarquée (remarquée, au moins, par Althusser, au point qu’il l’y voit redoublée). Et l’on peut voir aussi bien dans une telle « absence », qui barre aussi la toile à grandes lignes contestant la profondeur, comme l’inscription pure du sujet mat, évanouissant, du « discours de la science » où Althusser tend à ranger les énoncés picturaux de Cremonini, et qui n’est rien que cette absence re-marquée.

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néo-maîtrise hystérique (l’hyperréalisme), ont certes quelque chose de déplaisant et de sinistre, dans leur séduction même. C ’est le côté mortifiant du décadrage qui est pénible et sans humour.

Or le cinéma, sur ce point, présente plus de ressources, peut-être à cause du mouvement qui est sa loi, et des événements qu’il est contraint de produire : les événements au cinéma, tout ce qui sidère le cadre, ont toujours la forme de l’humour — le gag, c’est-à-dire la catastrophe non tragique, qui n’est ni du commencement (péché) ni de la fin (châtiment), mais surgit par le milieu et procède par répétition, est le prototype de l’événement cinématographique —, il y a une puissance de basculement du point de vue et des situations qui appartient en propre au cinéma. Ce qui est important chez Godard, par exemple, ce n ’est ni le cadrage ni le décadrage, c’est ce qui vient sidérer le cadre, comme les tracés vidéo à la surface de l’écran, lignes, mouvements qui déçoivent toute immobilité maîtrisante du regard. Dans les plans fixes de 6*2, ce qui importe n ’est pas le sadisme apparent du cadre statique, mais la durée qui s’y combine pour produire des événements de voix, de gestes. Le décadrage, en ce sens, n’est pas diviseur, morcelant (il n’est tel que du point de vue de l’unité classique perdue), il est au contraire multiplicateur, générateur d’agencements nouveaux.(1)

1. Article publié dans les Cahiers du cinéma, n° 284, janvier 1978.

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LA MÉTAMORPHOSE

La photographie peut se concevoir sans la possibilité du gros plan. Le cinéma, non : « Le gros plan est Pâme du cinéma », disait Epstein.

Pour quelle raison ? Il faut sans doute qu’il y en ait plusieurs. Le gros plan paraît situé, en ce qui concerne l’histoire et le devenir du cinéma, à un carrefour. Il représente le point crucial d’une somme d’effets entrecroisés, qui spécifient le cinéma comme medium, comme art et comme « langage ». Si en effet le cinéma est un medium « chaud », impliquant la participation affective intense du public et créant des réactions émotionnelles fortes, sur l’échelle technique des grosseurs de plans, des modulations intensives de l’image, le gros plan se situe en droit au point d ’intensité maximale, de chaleur maximale : « Maintenant la Tragédie est anatomique » (Epstein encore). Le régime affectif de l’image, défini par le gros plan, prescrit donc certaines formes essentielles du cinéma comme art, voire programme des « genres » : suspense, horreur, éro­tisme. La Tragédie devient anatomique, ce qui veut dire que son espace se restreint et se resserre sur le corps, sur des mouvements infimes à la surface du corps (le monde se rétrécit), en même temps que ceux-ci deviennent des événements absolus. A travers le gros plan, le cinéma réalise un changement d ’échelle de la carte des événements : un sourire devient aussi important qu’un massacre, « un cafard en gros plan paraît cent

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fois plus redoutable qu’une centaine d ’éléphants pris en plan d ’ensemble » (Eisenstein). Le grand et le petit échangent leurs dimensions, et le cinéma invente physiquement « la tragédie à hauteur de cafard » : « La Métamorphose » est contemporaine du gros plan, le cauchemar de Grégoire Samsa est un cauchemar de cinéma.

Ce changement de régime des événements, ce changement d’échelle qui est aussi un changement de sens et un bouleverse­ment rhétorique (privilège nouveau de la synecdoque, aligne­ment des figures sur les vases communiquants de la métaphore et de la métonymie) est proprement ce en quoi le cinéma participe de la modernité : d’où sans doute l’importance que les diverses avant-gardes accordent, dans les années 20, au gros plan. Le gros plan en effet joue dans l’espace du cinéma un rôle à la fois terroriste et révolutionnaire : révolutionnaire dans la mesure où, renversant la hiérarchie des proportions, des événements, des corps, faisant devenir grand le petit et petit le grand, il instaure par et avec le montage un ordre nouveau des apparences et des images, insoucieux de la réalité « telle qu’elle est » : on sait que c’est un leitmotiv d’Eisenstein, que l’on retournera d’ailleurs contre lui au nom du bon sens, de l’efficacité, de la dramaturgie classique, ou, plus tard, du néo-réalisme, de la démocratie, de Rossellini et de Bazin. Le gros plan est en ce sens un cas particulier du grossissement et du morcellement des signes voulus par la manipulation formaliste, futuriste ou dada dont l’esprit se conjugue à l’instabilité de l’époque révolutionnaire. Terroriste enfin, le gros plan, parce qu’il procède d’une violence fait à l’espace indifférencié, à l’homogénéité des corps, et ne laisse aucun choix à l’œil des spectateurs : grosses têtes, têtes coupées, membra disjecta, c’est ainsi on le sait que sont apparus aux yeux du public surpris les premiers gros plans du cinéma. L ’œil des spectateurs formé par la contemplation des tableaux, des paysages, des panoramas, de la scène homogène du théâtre ou du music-hall, n ’était pas préparé à se confronter à une vision autre que moyenne ou « d’ensemble ». Pas étonnant donc que les avant-gardes, qui

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prétendaient forcer les limites de la vision moyenne, de la pensée moyenne, du « peu de réalité », aient vu dans le gros plan l’instrument par excellence de transgression de ces limites. Les attractions sanglantes de La Grève et l’oeil tranché du Chien Andalou relèvent à travers des idéologies différentes d’une même conception terroriste du gros plan, d’une même volonté d’en imposer au public (voire de le faire sortir de ses gonds) à travers des images de sang et de mort.

Le gros plan relève donc d’abord d’un régime physique, affectif, intense de l’image, d’une micro-physique des événe­ments qui ne relève plus de la scène, du tableau, du théâtre, mais d’un espace ouvert, infini, fragmentaire, enfin libéré des mesures normatives de la perspective, de la profondeur de champ, du point de fuite : « Changement absolu des dimensions des corps et des objets sur l ’écran ». Mais aussi communication absolue des corps et des objets par l’association mentale, la combinaison métaphoro-métonymique : l’œil tranché s’associe poétiquement à une pleine lune barrée par un nuage mince. Les têtes de bœufs agonisant sous le merlin se composent avec les grévistes mitraillés par la milice. Peu importe ici que dans un cas le montage se justifie de l’automatisme de l’inconscient et dans l’autre du didactisme militant, c’est-à-dire que dans un cas l’association soit « involontaire » et dans l’autre « conscien­te ». Ce qui compte est que la violence du gros plan, loin de constituer un terme, un « dernier mot » dans la chaîne des images, semble exiger au contraire leur prolifération, leur combinaison pour produire du sens, le montage en un mot et le montage « intellectuel ». Le gros plan induit directement un régime pictographique de l’image de cinéma ; c’est l’image-signe par excellence, voire l’image-lettre. D ’Eisenstein à Godard, c’est tout un courant intellectuel du cinéma qui s’agence de façon dérangeante et agressive en fonction d’un usage systématique du gros trait et du gros plan. Le film-tract, le film-pamphlet, le film militant des années 70 retrouvent cet usage coup de poing du gros plan que prônait Eisenstein (opposant au ciné-œil de Vertov son « ciné-poing »), même s’ils

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se réclament plus volontiers de Vertov, moins compromis avec le pouvoir stalinien. Réduction de l’image en fonction de la surface, le gros plan se combine électivement avec les slogans écrits, avec les cartons chers à Godard : « Ce n ’est pas une image juste, c’est juste une image ». L ’image n’est plus le reflet ni la métonymie de la réalité (une partie du champ, un cadrage valant pour le tout), elle devient un signe pur sans profondeur, sans arrière-monde, ne valant que par sa combinaison avec d ’autres images, d ’autres signes. A cet ascétisme répondront dans les années 80 les orgies de la pub et du clip. Le gros plan y retrouve sa fonction affective intense, son agressivité séductrice. Mais on voit qu’il suffit, pour passer du tract à la pub, d’une simple couche de laque, de vernis ou de brillant en plus ou en moins. Le commentaire suit.

C ’est que le gros plan est au centre d’une ambiguïté constitutive : l’image s’y présente à son plus haut degré d ’ambivalence, attraction et répulsion, séduction et horreur. Le visage le plus auréolé de photogénie est un écran fragile qui dissimule une horreur fondamentale. Il y a du masque mortuaire chez Garbo, Marlène ou Katharine Hepburn. Il s’en faut toujours d’une infime grosseur en plus ou en moins, d’un invisible écran de tulle ou de gaze : le gros plan désigne ce point-limite, cet équilibre précaire, entre le point d’éloignement minimum à partir duquel l’objet, disons le visage, apparaît dans sa photogénie, dans sa lumière de gloire, et le point à peine plus rapproché où apparaissent les pores, les poils, les boutons — où la séduction bascule en répulsion, en horreur, où la beauté homogène de la Gestalt se décompose en éléments hétérogènes.

Cassavetes, dans Faces et dans tout son cinéma, est le grand artiste « abstrait-lyrique », comme dirait Deleuze, de cette séduction et de cette horreur du visage sous le régime du gros plan : à ce niveau intensément physique de l’image, les événements se fragmentent au point de cesser de faire sens et les sensations prennent le pas sur les sentiments. Un cinéma « abstrait » devient possible, qui à la fois rejoint la plus grande

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modernité artistique et touche de près à la nature éclatée, catastrophique et fondamentalement irreprésentable du tissu des événements dans le monde contemporain.

La limite, la tentation et le grain de réel — ou de folie — du gros plan, c’est l’évanouissement de toute représentation.01

1. Article publié dans la Revue belge du cinéma n° 10 (« Le gros Plan »), 1984.

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CAPUT MORTUUM(GERTRUD DE CARL TH. DREYER)

Gertrud avoue être sujette à un rêve obsédant : elle se voit nue, poursuivie par une meute de chiens. Au moment où ils la rejoignent, elle s’éveille. Ce rêve, à première vue (et le film le rend visible sous forme d’un motif de tapisserie, dans le salon où l’on rend les honneurs académiques au grand poète, de retour au pays natal, dont on apprendra que Gertrud fut son seul grand amour) est aussi transparent que lapidaire : les chiens sont les hommes aux désirs de qui — simulacres grossiers de l’amour qu’elle demande — Gertrud se voit livrée et qui la déchirent. Pourtant, malgré l’époque puritaine où l’histoire se passe, Gertrud ne refuse pas le sexe, au contraire. Ces désirs, elle y répond pleinement : elle n ’hésite pas, par exemple, à se donner au jeune musicien qu’elle aime — et ne s’en voit nullement récompensée, puisqu’il lui avouera par la suite qu’il ne saurait aimer d ’amour une femme qui n ’est pas chaste. Les préjugés, ce n ’est donc pas elle qui les a. A son mari qu’elle quitte au moment où le gouvernement le fait ministre, et qui lui demande si elle l’a jamais aimé, elle répond qu’au moment où ils se sont rencontrés, son cœur à elle était déjà mort, « mais la nature réclamait son dû », et qu’il y a eu entre eux « quelque chose qui ressemblait à de l ’amour ». On ne saurait être plus franc, ni plus cruel.

Aussi le motif du rêve, qui condense curieusement la figure

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de Diane et celle d’Actéon, dissimule tout de même ceci que, pour son propre malheur sans doute, mais pour le leur indubitablement, Gertrud représente la castration, aussi bien que la vérité de l’amour, pour chacun des hommes qui se prennent à l’aimer. C’est ce à quoi se refuse le jeune musicien. Mais c’est ce dont le grand poète — dont la liaison ancienne et la rupture avec Gertrud, background de tout le récit, sont évoqués, dans la deuxième partie du film, en flash-back — restera sans doute à jamais brisé. Poète de l’amour, célèbre et honoré, mais mort et, dit Gertrud, « aussi froid qu’une pierre », parce qu’abandonné d’elle, pour avoir un jour griffonné que le travail et l’amour d’une femme étaient incompatibles. (Que Gertrud ait vu là un motif de rupture irrémissible est la raison pour laquelle Dreyer, dans un entretien donné à l’époque de la première sortie du film, rapprochant lui-même étrangement Dies Jrae et Gertrud, faisait de cette dernière une figure de l’intolérance).

La séquence centrale, la clé de voûte du film, est précisément celle de la réception offerte en l’honneur du poète. Un plan fixe insistant nous montre celui-ci, entouré du ministre (le mari de Gertrud) et du recteur d’Académie. Les trois hommes, côte à côte, rigides et sans expression, sont cadrés de face, en plan rapproché, dans leurs costumes de cérémonies épinglés de décorations. En contre-champ, une procession d’étudiants, avec hymne et flambeaux, descend un grand escalier de pierre pour rendre hommage au grand homme. Celui qui est en tête du cortège s’approche de la table du banquet, fait face au poète et entame un toast vibrant à celui qui a su dans son œuvre lyrique chanter la grandeur infinie de l’amour, sous sa forme tant spirituelle que charnelle, etc. Les banalités d ’usage, mais proférées avec une force, une conviction, une admiration qui font de l’étudiant, un adepte, un disciple, un croyant. Le grand homme se lève pour répondre, dans les formes, à l’hommage. C ’est alors que... Quoi ? Quel événement, quelle rupture, quel choc ? Aucun choc, aucune rupture : simplement, doucement, lentement, la caméra commence à se déplacer vers

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la droite, en un travelling latéral le long de la longue table où sont alignés les convives — tandis que le poète, maintenant, off, continue son discours — pour finalement s’arrêter sur Gertrud : elle paraît en proie à une atroce migraine, et bientôt se lève, pour sortir par une porte latérale et gagner le salon voisin.

Il nous semble que cette scène résume le film et que ce mouvement en est le moment le plus bouleversant, le plus dramatique. Pour quelle raison ? Pourquoi cet épisode nous paraît-il, dans le film, central ? (Il l’est, de fait, du point de vue du métrage et de la construction du drame — c’est l’adaptation d’une pièce en trois actes). Peut-être parce qu’il évoque, décline cinématographiquement, la scénographie d’un tableau célèbre : Les Ambassadeurs de Holbein, qui combine une vue frontale pleine d ’apparat et, suggéré, induit par la fameuse anamorphose, une mouvement latéral néantisant.

Ce que démontrent les anamorphoses, c’est que la peinture a, non moins que le cinéma et depuis longtemps, sinon depuis toujours, affaire au mouvement. Le point de vue se déplace et ce déplacement est un déplacement de sens. Au cinéma aussi, les mouvements d’appareil, les changements de plan, sont le mouvement même du sens. Le cinéma comme la peinture est cosa mentale. Et la chose mentale, en l’occurrence, c’est le travelling, analogue d’un point de vue anamorphotique.

Toute la scène paraît reproduire, mutatis mutandis, le dispositif scénique des Ambassadeurs, où les personnages de l’étudiant admiratif et de Gertrud en proie à l’intolérable migraine représenteraient les deux moments du regard, et les deux grands hommes — l’ex-amant et le futur ex-mari de Gertrud, auprès du recteur d’Académie — les deux « Ambassa­deurs ». « Le premier acte se joue, écrit Baltrusaitis, lorsque le spectateur entre par la porte principale et se trouve, à une certaine distance, devant les deux seigneurs. » Ce spectateur, d’abord « émerveillé », est donc ici représenté par l’étudiant venu saluer le poète. Puis, déconcerté par la figure énigmatique de l’anamorphose, dit Baltrusaitis, « le visiteur se retire par la porte

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de droite, la seule ouverte, et c’est le deuxième acte. En s ’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regara vers le tableau, et c’est alors qu’il comprend tout. (...) Au lieu d( la splendeur humaine, il voit le crâne. » Ce mouvement vers le deuxième acte est accompli par le travelling latéral, et s’i' s’arrête sur Gertrud, c’est que celle-ci est le crâne.

Gertrud en effet se situe, comme personnage, en un poim qui est toujours au-delà du point de connaissance du spectateur On ne saurait s’identifier à elle, et ce n ’est pas pour rien qui le dernier plan du film est celui d’une porte, la porte qu< Gertrud a définitivement refermée sur elle, et derrière laquell' le mystère de son exigence d’amour incomblable reste à jamai retranché. Gertrud n ’est sujette à aucune révélation : elle saii d ’un savoir mortel. Elle sait au-delà des honneurs et des gloire ce peu que peut un homme. Le poète comblé d ’honneurs es mort pour elle comme pour lui-même. Curieusement, oi apprend in fine que, ayant rompu avec le jeune musicien quitté son mari, rejeté toutes les facilités, tous les prestiges i toutes les reconnaissances, c’est vers Paris qu’elle se dirigi pour participer aux travaux psychiatriques de la Salpétrièn Allusion à Lou-Andréas Salomé ? Figure terrible en tout c;i que Gertrud, figure blanche environnée de lumière blanchi de ce blanc obsédant, sépulcral, absorbant, « terrifiant » <« monstrueux »(1), comme le qualifie Deleuze.(2)

1. * L’Image-mouvement », p. 160.2. Article publié dans L ’Ane, n° 14, janvier-février 1984.

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LA DISPARITION(SUR ANTONIONI)

De L ’awetitura à L ’eclisse, s’approfondit chez Antonioni une recherche formelle qui semble épuiser les pouvoirs du noir et blanc, avant le passage à la couleur inauguré par Deserto rosso. Antonioni est peintre en ce que pour lui le noir, le blanc, le gris, les diverses couleurs du spectre, ne sont pas seulement des facteurs ornementaux, atmosphériques ou émotionnels du film, mais de véritables idées, qui absorbent les personnages et les événements. La notte n ’est pas seulement un film en noir et blanc, c’est un film de noir et de blanc, cet échiquier géant où les personnages se jouent eux-mêmes, ou sont joués par le hasard auquel ils livrent un désir défaillant... Le blanc connote l’absence, la désaffection, le vide qui transit les personnages antonioniens. On sait que dans la Trilogie la recherche formelle, de plus en plus accusée, a pour prétexte — mais est-ce seulement un prétexte ? — un lien amoureux qui avorte, soit qu’il n ’arrive pas à prendre (L ’awentura, L ’eclisse), soit qu’il parvienne à épuisement (La notte). Cet « avortement » paraît contaminer la trame narrative, qui est frappée d’un inachève­ment essentiel, comme si la « désaffection » des protagonistes se prolongeait, en un sens un peu différent, d’une « désaffec­tion » du récit même. Les protagonistes ressemblent, morale­ment parlant, aux lieux qu’ils parcourent dans leur désenchante­ment, espaces déserts, désorganisés, défamiliarisés, témoignant

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sans doute d’une mutation dramatique du paysage, du tissu urbain, au début des années soixante. Déboussolés, les personna­ges sont saisis dans des ensembles qui ne leur offrent aucun point de repère, mais seulement le reflet aveugle de leur univers mental décomposé (car « l ’extérieur est un miroir où vient se réfléchir l ’intérieur »)(1). On ne trouve chez Antonioni aucune nostalgie, notons-le au passage, envers un quelconque passé, à aucun point de vue, moral ou esthétique ou sentimental (à l’inverse d ’un Visconti ou d’un Fellini). Ce qui caractérise au contraire son cinéma est un intérêt positif pour ces déserts d’un nouveau genre, ces espaces amorphes, déconnectés, vidés, ce tissu dédifférencié de la mutation urbaine. Les personnages d ’Antonioni sont à la limite attirés par le vide, par le froid, les espaces abstraits qui absorbent et engloutissent la figure humaine, le visage aimé, les formes du semblable. L ’aventure qu’ils vivent est une disparition.

L ’awentura se présente, en effet, comme l’histoire d ’une disparition, mais une disparition dont l’importance, la densité s’évaporent peu à peu jusqu’à contaminer, affecter dangereuse­ment la structure même du récit, la forme du film : ce qui s’y agence en réalité, c’est la disparition de la disparition d ’Anna (ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, son retour). Etrange histoire. « Une femme disparaît » : cela peut aussi bien être l’occasion d ’une poursuite haletante, on le sait.

Observons d’ailleurs que beaucoup de films d’Antonioni ont pour argument une enquête, une investigation de type policier (c’est encore vrai d’Identificazione di una donna, dont le titre a volontairement des connotations policières). Dans nombre de films d’Antonioni, quelqu’un ou quelque chose disparaît, mais cette disparition est d’une nature telle que la tension propre à l’investigation policière, à la poursuite, au suspense, tend à disparaître avec elle. Dans L ’avventura, la disparition d’Anna met ainsi, insidieusement, l’accent sur une autre disparition, plus secrète et moins saisissable, qui hante les personnages

1. Witold Gombrowicz, « Bakakaï », ed. Denoël, p. 95.

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LA DISPARITION 99

restant et les détourne, les empêche de se concentrer sur la recherche de la disparue. On n’a pas pardonné à Antonioni cette distraction dont ses personnages, et peut-être sa caméra, semblent frappés, et qui casse la ligne du récit. La disparition d ’Anna en effet ouvre une béance au cœur même des personnages, dont le drame dès lors n’est plus, comme dans tant de films, celui de retrouver ou de perdre définitivement la disparue (à partir d’un certain moment, la question cesse de se poser, parce qu’elle n’a plus aucun sens), mais celui de ne plus parvenir à recoller leurs propres morceaux.

Le monde d’Antonioni se présente, plastiquement, narrative- ment et ontologiquement, comme un monde en morceaux, et « recoller les morceaux » — qui représente aussi bien le travail du policier que celui, impossible, des amoureux en crise — est essentiellement l’opération à quoi renoncent les personnages débranchés, déconnectés, d ’Antonioni.

Tout se passe donc comme si le puzzle défait le passionnait davantage que son éventuelle reconstitution. C’est sans doute pourquoi ses personnages, même s’il leur arrive d’entrer dans une trame policière, font des détectives inaboutis et des victimes déplacées. Il ne s’agit pas (même si on peut le croire au départ) de retrouver à la fin dans son intégrité le visage aimé ou la vérité occultée, parce que la dissémination, l’éclatement, la fragmentation du monde ne laissent pas subsister dans leur unicité les sentiments d’amour ou la croyance en une vérité. Aussi bien les personnages d ’Antonioni paraissent en proie à un « à quoi bon ? » rongeur qui donne à ses films cette inimitable touche de mélancolie qui a suscité tant de résistances. On ne saurait cependant en rester à ce constat éthico- psychologique, comme si c’était là l’objet principal du cinéaste. Tout prouve le contraire, et d ’abord cette invention formelle, qui est l’expression d’une aventure positive, à travers certes une décomposition morale, psychologique, voire physique, vers un univers non humain et non figuratif, une apothéose abstraite. L ’univers se dilate, se dissémine, se refroidit, mais dans cette entropie il y a un secret bonheur, le bonheur informel des

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taches. Il y a un autre point de vue que celui, simplement humain, incarné par les protagonistes, il y a celui qu’exprime inhumainement la caméra, ce point de vue abstrait sur les mouvements quelconques — explosions, nuages, mouvements browniens, taches —, sur l’espace neutre rempli de mouvements quelconques, en quoi s’achève le mouvement des films d’Anto­nioni.

Antonioni, artiste moderne, peintre moderne, s’intéresse aux taches, aux formes nées du hasard. On trouve chez ses personnages déambulatoires (on déambule beaucoup dans les films d’Antonioni) une insistante fascination pour l’informe, l’informel, la figure qui se dérobe, qui s’efface, qui glisse à l’indifférencié. Forme esthétique de la pulsion de mort ? Le geste de Gabriele Ferzetti, dans L ’awentura, renversant par fausse inadvertance, mais pas non plus de façon vraiment délibérée (en imprimant à un sac un mouvement de pendule dont l’amplitude s’accroît « d ’elle-même »), un encrier sur le relevé académique d’une voûte ornementale effectuée par un jeune homme, ce geste est passible de deux lectures contradictoires, au moins. L ’une est psychologique et négative. Le personnage est aigri, las et ne croit plus à rien ; son geste s’explique par le ressentiment d ’un homme d’âge mûr, qui ne s’aime pas, envers la fraîcheur d ’un jeune architecte qui s’intéresse naïvement aux voûtes ormentales. Mais le même geste peut exprimer également une sorte de détachement esthétique, ou peut-être bien un vertige esthétique, le vertige de la tache, qui est plus profondément enfantin que le dessin scolaire qu’il détruit. Comme dans tout ce qui relève de la tache, il y a ambiguïté ici entre destruction et création, entre chaos, et cosmos. Renverser un encrier sur un dessin en cours, c’est détruire le dessin, mais c’est aussi faire éclater sur le papier, à la place du dessin (de cette copie scolaire), une fleur d’encre sauvage.

De même, l’art du cinéma est un composé inextricable de formes a priori (la cosa mentale que la mise en scène doit faire naître à l’existence sur l’écran) et d’images brutes offertes par

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LA DISPARITION 101

le réel. Le dessin disparaît, mais cette disparition n’est pas un simple effacement, on ne retrouve pas dans sa fraîcheur première « le vierge papier que la blancheur défend ». La tache exprime l’entropie, la dégradation, l’irréversibilité des événements ; mais elle est aussi création d’une figure singulière, quoique informe et sans nom. Comment ne pas voir, dans ce caractère « informe et sans nom », l’aventure même, le destin voulu et accompli des héros antonioniens ?

Dans L ’eclisse, de quelle éclipse s’agit-il ? Q u’est-ce qui se trouve éclipsé, quel soleil est-il occulté ? Rien d’autre peut-être que les personnages du film, dissous dans les lieux mêmes de leurs rencontres, qu’à la fin du jour — et du film — la caméra revisite, mais vides. Ce vide est celui de la ville, de l’anonymat, des rencontres insignifiantes et de la nuit qui gagne toutes choses. Mais comme le cinéma, pas plus que l’inconscient, ne connaît la négation, le vide antonionien subsiste positivement, comme hanté de présence. Rien n’est jamais plus beau (et chaque film semble n’être agencé qu’à cette seule fin), dans un film d’Antonioni, que le moment où les personnages, les humains s’effacent pour ne laisser subsister, semble-t-il, qu’un espace sans qualité, l’espace pur, « l’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie ». Le champ vide n’est pas vide : rempli de brume, de visages fugaces, de présences évanouissantes ou de mouvements quelconques, il représente ce point ultime de l’être enfin délivré de la négativité des projets, des passions, de l’existence humaine.

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INDEX

Adami (Valerio), p. 80 Allais (Alphonse), p. 11 Althusser (Louis), p. 84 Andréas-Salomé (Lou), p. 96 Avedon (Richard), p. 18 Antonioni (Michelangelo), pp. 9, 83, 97- 101Bacon (Francis), pp. 7, 57, 59, 80, 84 Balàzs (Bela), pp. 39, 40 Balthus, p. 30Baltrusaitis (Jurgis), pp. 9, 34, 71, 95Balzac (Honoré de), p. 60Baquet (Maurice), p. 37Barthes (Roland), pp. 23, 25, 26, 63,64Bataille (Georges), pp. 9, 26, 63, 65, 74, 75Baudelaire (Charles), p. 77 Baudry (Jean-Louis), pp. 12, 25 Bazin (André), pp. 8, 11, 12, 15, 17, 18, 19, 20, 24, 25, 68, 82, 88 Benjamin (Walter), pp. 25, 63, 67, 73 Blistere (Bernard), p. 78 Brassai, pp. 18, 62 Bresson (Robert), pp. 29, 82 Breughel (Peter), p. 49 Bronzino (Angelo di Cosimo), p. 41 Bunuel (Luis), p. 17 Buzzaii (Dino), pp. 81, 82, 83

Cachin (Françoise), p. 75 Capa (Robert), p. 62 Carpaccio (Vittore), p. 33 Cartier-Bresson (Henri), p. 18 Cassavetes (John), pp. 8, 90 Cézanne (Paul), pp. 26, 69, 77 Chaplin (Charles), p. 28 Chirico (Giorgio di), p. 61 Claudel (Paul), p. 48 Clever (Edith), p. 31 Clouzot (Henri-Georges), p. 7 Cremonini (Leonardo), pp. 80, 83, 84 Dali (Salvador), pp. 49, 74 Degas (Edgar), pp. 63, 75 Delacroix Eugène), pp. 47, 66 Deleuze (Gilles), pp. 17, 27, 29, 59, 66, 90, 96Desargues (Gérard), pp. 14, 51 Descartes (René), p. 14 Doisneau (Robert), p. 67 Dostoievski (Fedor), p. 39 Dreyer (Carl-Theodor), pp. 93, 94 Duchamp (Marcel), p. 60 Duras (Marguerite), p. 83 Diirer (Albrecht), pp. 53, 54 Eisenstein (Serguei M ikhailovitch), pp. 29, 46, 63, 82, 83, 88, 89 Epstein (Jean), p. 87 Erro, p. 26

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104 DÉCADRAGES

Faulkner (William), p. 62Fellini (Federico), p. 98Ferzetti (Gabriele), p. 100Feydeau (Georges), p. 38Feynmann (Richard), p. 19Foucault (Michel), pp. 9, 72Francastel (Pierre), p. 21Francesca (Pierro délia), pp. 49, 50, 51,55Füssli (Johann Heinrich), p. 31Garbo (Greta), p. 90Garouste (Gérard), p. 77Garrel (Philippe), p. 29Gericault (Jean-Louis), p. 66Giotto, p. 48Gleize (Albert), p. 26Godard (Jean-Luc), pp. 11, 12, 15, 17,29, 30, 31, 33, 85, 89, 90Goethe (Johann Wolfgang), p. 43Goings (Ralph), pp. 80, 84Gombrowicz (Witold), pp. 56, 98Goya (Francisco), p. 74Gracian (Baltazar), p. 52Grant (Cary), p. 23Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), p. 29Hepburn (Katharine), p. 90Hitchcock (Alfred), pp. 11, 22, 23, 36Hoffmann (E. T.A.), p. 69Holbein (Hans), pp. 9, 71, 72, 74, 76,95Hopper (Edward), p. 67Hugo (Victor), p. 61Ingres (Dominique), p. 26Joyce (James), p. 61Kertèsz (Léonard), p. 18Klee (Paul), p. 61Kleist (Heinrich Von), p. 31Klossowski (Pierre), pp. 23, 32, 63, 77La Bruyère (Jean de), p. 60Lacan (Jacques), pp. 9, 24, 35, 36Lawrence (David Herbert), p. 69Lebel (Jean-Patrick), p. 13Lefèvre (Raté), pp. 37, 39Lumière (Louis), pp. 11, 16, 28

Magritte (René), pp. 69, 74 Malatesta (Sigismond), p. 50 Manet (Edouard), pp. 9, 26, 33, 43, 44, 64, 65, 73, 74, 75, 76, 77 Marcoussis (Louis), p. 26 Mariani (Carlo Maria), p. 77 Marie-Saint (Eva), p. 23 Méliès (Georges), pp. 11, 16, 34 Merleau-Ponty (Maurice), pp. 15, 21 Messina (Amonello de), pp. 53, 54 Metz (Christian), p. 24 Meurent (Victorine), pp. 64, 76 Minnelli (Vincente), p. 7 M itry (Jean), pp. 12, 13, 14, 21, 22, 27, 66Monory (Jacques), pp. 80, 84Montefeltro (Oddantonio de), p. 50Montefeltro (Frédéric de), p. 50Montand (Yves), p. 37Morin (Edgar), p. 16Nadar (Charles), p. 18Nattier (Nathalie), p. 37Nielsen (Asta), pp. 39, 40Oudart (Jean-Pierre), p. 84Parrhasios, p. 34Pascal (Biaise), pp. 70, 73Patnlevé (Jean), pp. 17, 18Palma (Brian de), p. 36Panofsky (Erwin), pp. 14, 21, 52, 53,54, 79Paulhan (Jean), pp. 43, 45, 47, 48, 59, 61, 70Pasolini (Pier Paoh), pp. 30, 31Pialat (Maurice), p. 11Picasso (Pablo), pp. 57, 74Picon (Gaétan), pp. 63, 64Pleynet (Marcelin), pp. 12, 14, 16, 21,23, 25Ponge (Francis), p. 46Pontormo (Le), p. 30Prévert (Jacques% p. 37Proust (Marcel), pp. 43, 44, 60, 61, 62,63, 64Renoir (Jean), p. 33

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INDEX 105

Resnais (Alain), p. 7 Riegl (Aloi's), p. 8Rohmer (Eric), pp. 31, 32, 37, 39, 40 Rossellini (Roberto), p. 88 Ruiz (Raoul), pp. 32, 34, 40 Sade (Donatien, Alphonse, François de), p. 65Sander (August), p. 18 Schefer (Jean Louis), pp. 33, 55 Serres (Michel), p. 33 Stockwell (Dean), p. 36 Straub (Jean-Marie), p. 82 Syberberg (Hans-Jiirgen), p. 36 Titien (Le), p. 29 Truffant (François), p. 22

Turner (Joseph M allard William), pp. 47, 61, 76, 77 Uccello (Paolo), p. 33 Velasqncz (Diego), pp. 9, 33, 55, 74, 76, 80Venturi (I.ionello), p. 50 Vermeer (Jan), p. 24 Vertov (Dziga), pp. 17, 89, 90 Virilio (Paul), p. 45 Visconti (Luchino), p. 98 Weege (Arthur Fellig), p. 67 Orson Welles, p. 12 Zeuxis, p. 34 Zola (Emile), p. 64 Zucca (Pierre), p. 32

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BIBLIOGRAPHIE

Jurgis Baltrusaitis : Anamorphoses (Olivier Perrin)Anamorphoses (Flammarion)Roland Barthes : L ’Obvie et l ’Obtus (Seuil)La Chambre claire (Cahiers du cinéma/Seuil/Gallimard)Georges Bataille : Manet (Skira)André Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ? (Cerf)Walter Benjamin : Essais 1922-1931 (Denoël-G onthier, coll. M édiations) G illes D eleuze : L ’image-mouvement (M inuit)Francis Bacon, logique de la sensation (Ed. de la Différence)Serguei M ikhailovitch Eisenstein : La Non-Indifférente Nature (10/18) Réflexions d ’un cinéaste (Ed. de M oscou), Au-delà des étoiles (10/18)Jean Epstein : Ecrits sur le cinéma (Seghers)M ichel Foucault : Les Mots et les choses (Gallimard)Pierre Klossowski : La Ressemblance (Ed. Ryôan-Ji)Jacques Lacan : Séminaire X I (Seuil)Jean-Patrick Lebel : Cinéma et Idéologie (Ed. Sociales)M aurice M erleau-Ponty : Phénoménologie de la perception (Gallimard) L ’Oeil et l ’Esprit (Folio-Essais)Christian M etz : Essais sur la Signification au cinéma (Klincksieck)Jean M itry : Esthétique et Psychologie du cinéma (Ed. Universitaires) Edgar M orin : Le Cinéma ou l ’homme imaginaire (M inuit)Jean Paulhan : La Peinture cubiste (Denoël-Gonthier)Erwin Panofsky : La Perspective comme forme symbolique (M inuit) Gaëtan Picon : 1863 : Naissance de la peinture moderne (Skira)M arcel Proust : A la recherche du temps perdu (Gallimard)

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108 DÉCADRAGES

Eric Rohmer : L ’Organisation de l ’espace dans le Faust de Murnau (10/ 18)Le Goût de la Beauté (Ed. de l’Etoile/Cahiers du cinéma)Aloïs Riegl : Grammaire historique des Arts Plastiques (Klincksieck)Jean Louis Schefer : L ’Homme ordinaire du cinéma (Cahiers du cinéma/ Gallimard)Paul Virilio : L ’Espace critique (Bourgois)Heinrich Wôlfilin : Réflexions sur l ’histoire de l ’A rt (Klincksieck) Hitchcock/Truffaut (Ramsay)

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TABLE

Introduction ..................................................................................................... 7Le grain de réel ............................................................................................. 11Le plan-tableau ............................................................................................... 29L ’objectif déconcerté .................................................................................... 43Le reflet déchiré ............................................................................................. 69Décadrages........................................................................................................ 79La métamorphose ........................................................................................... 87Caput mortuum (Gertrud de Cari Th. Dreyer) .................................... 93La disparition (Sur Antonioni) .................................................................. 97Index ................................................................................................................ 103Bibliographie ................................................................................................. 107

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L ’impression de ce livre été réalisée sur les presses de Corlet, Imprimeur, S.

Photocomposition : Italiques

Achevé d ’imprimer le 10 février 1995 3e tirage Précédent dépôt : mai 1987 Dépôt légal : février 1995

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Dans ce recueil de textes consacrés à la fois au cinéma et à la peinture, Pascal Bonitzer analyse, à travers les métamorphoses de l'art moderne de Manet au photoréalisme l'influence du cinéma, de la caméra, de l'écran, <lu mouvement, sur la peinture, ainsi que l'influence réciproque de la mise en paye picturale, du cadre statique, voire de la violence gestuelle des peintres modernes, sur certains cinéastes. Deux thèses sont mises à l'épreuve dans ce livre : que l<i peinture relève aussi de l'art dramatique, et que le cinéma cherche dans certains cas .< échapper à la fatalité narrative que l'industrie lui impose, pour atteindre un Ivnxine abstrait, sur le modèle de la peinture moderne, comme en témoignent Godard ou Antonioni.

Éditions de l'Étoile