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Sous la direction de Jacques-François Marchandise

[ DESIGN CRISES

CONTROVERSES ]Laura Pandelle

Mémoire de fin d’étudesENSCI-Les Ateliers 2012

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SOMMAIRE

Avant-propos.Sur une petite archéologie du design. p. 11

Introduction.Penser la crise. p. 19Crise(s), Modernité. p. 25Questionner le design dans une crise moderne. p. 27

PARTIE 1.[ AU NOM DES PÈRES ]

Introduction.Sonder le récit des origines. p. 36

1/ Un questionnement théorique et pratique de l’idée de Progrès.

Critique du changement. p. 41Le temps paradoxal de la Modernité. p. 43

2/ Un projet essentiellement politique.

Entre la Firm et la League : l’intellectuel utopiste et l’entrepreneur socialiste. p. 51Le projet social, un nouvel idéal pour la création. p. 53Le Deutscher Werkbund et les premières contradictions du design industriel. p. 55

3/ Des crises fondatrices.

Passerelles. p. 65Interstices. p. 72

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Conclusion.Le design dans la construction moderne des cultures européennes. p. 76

PARTIE 2.[ DESIGN ET IDÉOLOGIES ]

Introduction.Trois objets. p. 85

1/ Avant-gardes, utopies, idéologies.

Futurisme : révolution. p. 93Constructivisme : l’œuvre totale. p. 96

2/ Design sous idéologie.

Totalitarisme, utopie, culture. p. 101Du design des choses au design de l’Homme. p. 104Dénaturation / acculturation. p. 107

Conclusion.Design et idéologies. p. 110

PARTIE 3.[ AUX INTERSTICES DE SYSTÈMES EN CRISE ]

Introduction.Le design «anti-crise» des 30 Glorieuses. p. 122

1/ Projets, manifestes et performances en contexte de crise.

Quand le design passe à l’acte. p. 131De Prisunic à IKEA : l’attirail anti-crise de la vie moderne. p. 138

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2/ Émergence du design dans des cultures en crise : le Japon et l’Italie.

Tout est design. p. 149Le Japon : apparition du design en territoire occupé. p. 153L’Italie : miracle stylistique post-idéologique. p. 160Bilan. p. 170

3/ Objets pour une conscience de crise : émergence du design critique.

L’art et la vie en 1960. p. 175Effrangements de l’art et du design. p. 178

PARTIE 4.[ UN HUMANISME EN CRISE ]

Introduction.Humanisme et crise moderne. p. 185

1/ Le design dans un monde incertain.

Le caddie, le bunker, le bâton. p.197Design et critique : phénomène de crise? p. 205Bilan. p. 209

2/ Changement de rôles.

Le mythe d’un design sans le designer. p. 213Le design comme un laboratoire du social. p. 225

Conclusion p. 235

Bibliographie p. 243

Remerciements p.253

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AVANT-PROPOS

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AVANT-PROPOS

Sur une petite archéologie du design.

J’ai entre les mains un petit livre, peut être le premier de ma biblio-thèque d’apprenti-designer. En couverture, une photographie violette du fauteuil Bulle de Eero Aarnio, en surimpression sur fond vert - à la manière d’une sérigraphie de Warhol. «CHAIRS». Collection : ICONS. Éditions : Taschen. Une petite bible d’étudiant, annotée, parcourue, cornée, enrichie de coupures de journaux et de magazines.

Au moment de commencer ce mémoire, un point d’étape personnel s’im-pose : je connais peu, ou mal, l’univers de la discipline que je m’apprète à exercer. Alors que les vues en coupe et les dessins d’éclaté ont déserté mes carnets de croquis pour faire place aux story-boards, schémas, cartographies et autres outils d’un design moins industriel qu’organi-sationnel, la nécessité d’expliquer «quel est le design que je pratique» est devenue un trait récurrent de mes premières expériences profes-sionnelles. «Quel est votre rôle, en tant que designer ? » «Est-ce encore du design ? ». La question de savoir où je me situe dans la discipline m’ouvre donc à un abîme théorique - et à la tâche de définir, à défaut de l’expli-quer, la limite entre ce qui est du design et ce qui n’en est pas.

Je me replonge dans les ouvrages généraux qui m’ont accompagnée depuis le début de mes études en design. Milles formes, silhouettes, compositions, environnements, défilent sur les pages brillantes des éditions Taschen, Pyramid, Thames & Hudson. Ces merveilleux livres d’images ont probablement constitué pour moi le premier aperçu d’un paysage culturel du design, et faute d’un périmètre précis, un ensemble d’éléments de référence et de valeurs positives. Le design : suite d’ins-tantanés, objets connus, nommés, datés, formes finies. Ces collections d’icônes reflètent une certaine culture de l’Histoire du design que l’his-torienne Jocelyne Leboeuf décrypte comme une branche moderne de l’Histoire de l’Art - c’est-à-dire jalonnée de réalisations exemplaires, des

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«objets-oeuvres» identifiés comme la synthèse des aspirations esthé-tiques et des avancées techniques d’une époque. Pour l’historienne, cette lecture est construite sur deux figures centrales - l’objet iconique et le designer créateur - qui sont insuffisantes pour comprendre en pro-fondeur l’interaction entre la discipline et le mille-feuille économique, social et culturel qui constitue son époque : «une vision romantique de l’Histoire, où la figure du «grand designer» charismatique est aussi relayée par un discours médiatique (...) et fait en effet croire à une possible réconci-liation entre aspirations individualistes et production de masse»1. L’Histoire du design est ainsi balisée de silhouettes magiques d’objets du quo-tidien, interprétations formelles des problématiques de leur temps à travers la subjectivité éclairée de quelques individus - la chaise de café (la N°14 de Thonet, 1859), la lampe de bureau réglable (l’Anglepoise de Cawardine, 1933), la voiture Mini (la 2CV, Citroën, 1948), la machine à écrire (la Valentine de Sottsass, Olivetti, 1969) l’ordinateur portable (l’Ibook, Apple, 2001). Des idées devenues progressivement des arché-types, sur lequel s’articule un «langage des objets» qui serait propre à l’univers du design2.

Sortis des livres d’Histoire, le statut de ces objets extra-ordinaires m’interpelle. D’un côté, je les vois comme icônes, «formes-images». Mis en scène dans les revues, les vitrines, les musées, ils semblent témoi-gner d’un éclair de génie dans le design, un moment de plénitude, un point d’ancrage dans le temps. D’un autre côté, je perçois à travers eux les traces et indices des mécanismes socio-techniques qui les ont pro-duits : on ne peut les comprendre hors d’un contexte d’énonciation, une histoire. Ils semblent correspondre à ce que la société aurait produit de «mieux» sur une période donnée, et contiennent donc une forme d’achè-vement ou de perfection dans le design. Chacun d’entre eux semble à la fois l’expression particulière d’un contexte culturel, industriel et artis-

1 Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, compte-rendu des des ateliers de la recherche en design, 22 et 23 mai 2007, P.114-122.2 Le Langage des Objets est un ouvrage de Deyan Sudjic paru en 2012 aux éditions Pyramid. Une attention y est portée à l’analyse d’objets «ordinaires» qui ont marqué le 20e siècle, ce qui en fait une anthologie du design relativement différente des recueils d’icônes précédemment évoqués.

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• Un crustacé dans une douille usagée : couverture de l’ouvrage de Ernesto Oroza Rikimbili, une étude sur la désobéissanc technologique et quelques formes de réinvention.

tique, et une tentative d’abstraire de ce contexte une définition générale du design. À travers eux, le design m’apparaît comme une succession d’arrêts sur image, une énigme à réponses multiples. Une discipline qui n’aurait connu que des trouvailles, ou des mutations positives. Se pose alors la question de savoir de quoi l’icône est-elle la trace, et du travail qui en est à l’origine. Est-il médiatique, historique, théorique, critique ? Que nous dit-il de la construction du design comme discipline, au fil de sa très courte Histoire ? Si le design en tant que champ d’activité semble extrêmement balisé, il demeure, en tant que processus, un mystère.

À cette première collection d’icônes, d’autres images se sont superpo-sées, tout aussi fascinantes : issues des ouvrages d’Ernesto Oroza sur la désobéissance technologique dans la création populaire à Cuba3, ou du Système P recensé par Catherine Rechard en milieu carcéral4, des ouvrages de Victor Papanek sur l’équipement nomade, ou encore de Villa Sovietica, savoureuse anthologie du kitsch dans les marchandises d’import-export en ex-URSS5. Ces objets, paradoxalement recensés dans des collections habituellement consacrées au design, constituent un ensemble de pratiques de conception vernaculaires, sauvages, com-merciales, intimes, publiques ou populaires qui semblent dessiner un «autre» dans le design. Au design en relief et en formes absolues des objets-icônes, s’oppose un design en creux, issu de la manipulation ingé-nieuse, banale et diffuse de la vie quotidienne. À une vision disciplinaire du design, jalonnée de réalisations exemplaires, s’oppose sa définition comme une fonction anthropologique aux multiples facettes, un pro-cessus non-fini de production, de transformation et d’assimilation des artefacts du monde moderne.Design versus non-design. La restitution (assez récente) de ces pra-tiques dans des ouvrages consacrés au design re-situe la discipline dans

3 Ernesto Oroza, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009. Objets réinven-tés, avec Pénélope de Bozzi, éditions Alternatives, 2002.4 Catherine Réchard, Système P : Bricolage, invention et récupération en prison, éditions Alternatives, 2002.5 Alexandra Schüssler, Willem Mes, Johnathan Watts, Villa Sovietica, éditions Infolio, 2009.

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le contexte d’une culture matérielle évoluant au fil du développement de nos sociétés industrielles - dans les nuances de l’invention, de la fabrication, du détournement, de l’usage. Elle révèle également l’intérêt de chercher une définition du design précisément au frottement entre les «canons» de la discipline, et des objets dont on ne sait pas trop ce qu’ils sont, mais qui d’une manière ou d’une autre renvoient au design, à l’ingéniosité de certains dessins et desseins, ou encore qui lui sont contemporains, et constituent une source d’inspiration, d’imitation, de récupération, ou au contraire, un réservoir d’alternatives. Pour Ernesto Oroza, la poussée de la création populaire cubaine est avant tout moti-vée par la désobéissance : «C’est une action violente en termes culturels contre l’univers matériel colonial qui nous entoure et qui semble incapable de trouver des solutions à la vie de chacun (...) je ne peux pas m’empêcher de le voir, littéralement, comme une supermastication, un superbroyage», dit l’auteur dans une interview avec Baptiste Menu. «C’est pour cela que j’ai utilisé dans [mon livre] cette image de Fidel Castro à la télévision nationale en train de vanter aux Cubains un objet chinois qui permet de faire bouillir de l’eau (...)»6. Le contexte cubain reflète une société en crise assiégée par un consumérisme qui ne lui correspond pas : la production qui en résulte est une sorte de re-design permanent de solutions pour la vie quotidienne. À travers l’exploration de Ernesto Oroza, le design ne m’apparaît plus comme la simple mise à disposition de biens pour la consommation, mais comme un processus tortueux et complexe de réception, d’adaptation, de détournement, de test, de refus et de réin-vention des choses, qui passe en même temps par une étape d’écrase-ment des signes : une de-définition de l’objet désigné.

Le design des livres d’icônes est une discipline qui fait émerger des em-blèmes, des objets qui s’imposent comme une évidence - une discipline qui serait capable d’effectuer une synthèse créative entre les styles et les idées d’une époque, et ne pourrait s’épanouir que dans des moments d’âge d’or. Le design des ouvrages de Oroza, Rechard ou Papanek est un ensemble de pratiques hétérogènes et contradictoires, qu’il faut saisir

6 Ernesto Oroza, Créations en chaîne, interview réalisée par Baptiste Menu, Revue Azimuts n°35, 2010.

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sur le vif, qu’on ne peut extraire de leur contexte particulier : une non-discipline, qui pourtant nous en dit long sur les liens culturels d’une société à son environnement matériel.

Au delà de la question de savoir si le design peut être considéré stric-tement comme une discipline ou non, je constate que le point de vue de l’Histoire sur le design est indissociable de son élaboration théorique. Jocelyne Leboeuf cite à cet égard la réflexion de John A. Walker sur «les silences et les impasses symptomatiques d’une histoire du design indus-triel soumise à l’idéologie du «bon design» (...) [What would you think of a general histories which only describes good people and happy events?]»7. La valeur scientifique de l’Histoire du design est également interrogée par Alexandra Midal en introduction à son propre ouvrage sur le sujet : «Jusqu’à présent il [n’existe] pas d’histoire du design posant la question natu-relle de son historiographie et mettant en avant les idées, les contradictions et les théories de ses auteurs»8. Il semble donc en premier lieu que toute compréhension globale du design fasse appel à une vision historique : aujourd’hui encore, on tend à expliquer le design à travers une généalo-gie de concepts, de notions et de définitions - «art appliqué», «stylique», «esthétique industrielle», «activité de conception»9 - alors même que le débat sur le «design thinking» pose la question d’un mode de pensée radicalement propre à cette discipline. Par ailleurs, il semble que les analyses, les partis-pris et les points d’entrée de l’Histoire du design évoluent en même temps que la discipline, et nous proposent différents diagnostics sur les interactions entre le design et son contexte social, économique et culturel. Si l’Histoire semble être le champ théorique le plus solide et le plus documenté à travers lequel on peut comprendre et analyser le design, il convient de l’envisager comme une production évo-lutive et critique, et non comme une science exacte. L’historien Victor

7 John A. Walker, Design history and history of design, Chicago, Pluto Press 1989, P.33, cité par Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, op.cit.8 Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, éditions Pocket, 2009, p. 8.9 Jocelyne Leboeuf souligne dans l’article précédemment cité qu’il est «toujours difficile d’entreprendre une réflexion sur le design sans le passage obligé des définitions et de l’his-toire du mot depuis ses origines latines».

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Margolin plaide ainsi pour l’abandon d’une Histoire du design centrée sur des problématiques internes à la discipline (ce qui rejoint l’analyse de Jocelyne LeBoeuf : «l’Histoire du design comme branche de l’Histoire de l’art et de l’architecture»10) au profit d’une interprétation plus trans-versale de la culture matérielle, de ce qu’il nomme «product milieu» : «the human-made material and immaterial objects, activities, and services ; and complex systems or environments that constitute the domain of the artificial»11. Selon lui, il est indispensable d’interroger les liens entre le design et la culture matérielle en général pour saisir le sens, le rôle et le mode opératoire de cette discipline dans la société où elle se déve-loppe. Outre le fait que cette approche «ouvre la voie à des recherches qui questionnent le cadre théorique et épistémologique d’une histoire du design basée sur des valeurs occidentales»12, commente Jocelyne LeBoeuf, elle a aussi pour intérêt de faire rentrer dans le périmètre de l’approche his-torique du design précisément tout ce que l’Histoire ne retient pas. Au design des icônes, expression radieuse des avancées technologiques et esthétiques du 20e siècle, on pourrait donc de superposer un design des errances, des impasses et des échecs, voire des aberrations et des non lieux de nos univers artificiels.

Cette interrogation sur le sens de l’Histoire m’amène à réfléchir aux événements de crise. Si les manuels d’Histoire générale du design ressemblent à des catalogues d’inventions géniales, l’Histoire générale du 20e siècle semble dominée par l’irruption des catastrophes dans tous les domaines et à toutes les échelles : krachs boursiers, crises du pétrole, mondialisation des conflits, menace environnementale, crises sociales. La notion de crise, utilisée pour caractériser un grand nombre de phénomènes de l’Histoire contemporaine, semble à la fois faire sens, et révéler une certaine impuissance à saisir ce qui est à l’oeuvre. On peut donc se demander pourquoi, dans un siècle préoccupé par le

10 Jocelyne Leboeuf, De l’histoire de l’art à l’histoire du design industriel, op. cit.

11 Victor Margolin, Design in History, texte issu d’une présentation réalisée le 3 Avril 2008 lors du 17e Annual Symposium on the Decorative Arts and Design à Cooper-Hewitt, au National Design Museum de New York.12 Jocelyne Leboeuf, à propos de la thèse de Victor Margolin, ibid.

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changement - et bouleversé par la difficulté à intégrer et à comprendre ce changement - une discipline aussi transversale et pragmatique que le design est interprétée essentiellement comme le reflet des périodes de plénitude et de croissance. Actuellement, on convoque souvent le design comme une science au service de l’innovation dans les entreprises : une discipline faite de méthodes, d’outils et de pensée stratégique, pour pal-lier la crise que traversent les modèles traditionnels. Le Master «Inno-vation by Design» récemment mis en place à l’ENSCI-Les Ateliers en témoigne : en facilitant les passerelles entre le monde du design et celui des organisations, il contribue à promouvoir et élaborer ce rôle d’acteur hybride, d’accompagnateur du changement. Hypothèse qui soulève par ailleurs de nombreuses critiques au sein de la discipline, et passe parfois pour un effet de mode, parfois pour une pure instrumentalisa-tion du design. Il est donc intéressant de voir que si l’Histoire du design semble jalonnée de controverses stylistiques et débats théoriques, la discipline ne semble jamais être affectée par un état de crise : toujours elle se renouvelle, se réinvente, se repositionne.

Dans le contexte actuel, un parallèle évident semble être fait entre une situation générale de crise - crise économique, crise sociale, crise éco-logique - et la capacité du design à proposer des solutions. «We design social change» déclare la jeune agence écossaise Snook en en-tête de leur site internet. Cette mobilisation du design envers des causes globales s’accompagne d’une forte responsabilisation du rôle du designer. Le design est-il depuis son origine une discipline sensible au changement ? Alors que les livres d’icônes nous dépeignent le design comme une incarnation de la nouveauté, souvent sous sa forme la plus rayonnante et la plus optimiste, le Rikimbili de Ernesto Oroza décrit plutôt une forme d’invention liée à la crise, et à la nécessité de trouver des voies de contournement et de négociation du changement. On est alors en droit de se demander quels sont les facteurs culturels, sociaux et techniques qui déterminent le positionnement du design dans la dynamique du changement - positif ou négatif - qui affecte massivement les sociétés modernes au cours du 20e siècle.

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Le but de ce mémoire n’est pas de revisiter l’Histoire du design à tra-vers le filtre des drames et des catastrophes qui jalonnent la période contemporaine. Il s’agit plutôt d’interroger le positionnement de la discipline face à des événements qu’on a jugés comme «crises». Il nous faut tout d’abord comprendre ce qu’implique cette notion, sur le plan de la pensée et sur le plan de l’Histoire. Il nous faut ensuite interroger ce que l’on sait du design qui est contemporain de ces événements de crise, et comment est construite cette connaissance, à travers une série de cas d’étude. Il s’agit enfin de se demander si le rapport au change-ment est un point de vue pertinent pour comprendre le fonctionnement du design, et ses liens profonds avec le contexte social, économique et culturel où il se développe. Si le design est apparu dans un siècle de mutations, quelle conscience et quelle vision ses praticiens ont-ils du changement à l’œuvre - et comment détermine-t-il leur compréhension des problèmes et des situations auxquels ils se confrontent ? Au lieu de regarder le design comme une succession de réponses, nous allons donc l’interroger comme un processus, fait de projets, de tentatives, de productions, de manifestes, et de points de vue, afin de comprendre l’évolution de son rôle dans les sociétés modernes. Que peut-on alors penser de l’hypothèse actuelle d’un design comme pensée du change-ment, que soutiennent les approches du «design thinking» ou du design organisationnel («design for change» selon le nom d’un label anglo-saxon) ? Doit-on lire, dans les réactions du design aux mutations de son temps, un trait fondamental de la discipline ? Loin de tout militantisme, la question d’une vision du monde propre au design est alors à reques-tionner.

INTRODUCTION

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INTRODUCTION

Nous avons traversé le temps des ruptures, nous vivons aujourd’hui à l’époque des crises. Qu’il affecte le développement de l’individu, le fonctionnement de la société, les rouages de l’économie mondiale, ou le devenir de notre écosystème, le changement semble massivement interprété à travers le filtre de la crise. Si la crise connaît aujourd’hui une érosion de son sens, se manifeste selon des modalités inattendues et dans une très grande diversité de contextes, il nous faut également comprendre qu’elle connaît un tournant majeur au moment de la Modernité, avec sa généralisation à un concept global. Paul Ricoeur sou-ligne lors d’une conférence à l’Université de Neuchâtel qu’il s’agit d’un «déplacement de l’idée de crise du plan économique au plan des représen-tations d’un phénomène social et total»13, ce qui sous-tend un amalgame des différentes facettes de la crise (rupture d’équilibre, perturbation, irruption de l’inconnu, mutation) et des différentes sphères qu’elle traverse (politique, économie culture). Cette généralisation de l’idée de crise ne va pas sans un éparpillement, voire une dissolution de son sens, c’est-à-dire que le concept ne suffit plus à expliquer ce qu’il désignait à l’époque moderne. La Modernité est alors vue rétrospectivement comme le résultat d’une crise (une rupture avec la société tradition-nelle) et comme une situation de crise en soi. C’est sur cette trame de fond que naît le design, discipline moderne par essence. On est alors en droit d’interroger les liens entre l’idée de «crise» et l’idée de «design» dans leur acception moderne.

Penser la crise.

Si l’idée de crise apparaît aujourd’hui comme un concept-valise, Paul Ricoeur précise qu’elle est historiquement polysémique et ambiguë.

13 Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, conférence donnée le 3 nov. 1986 à l’aula de l’Université de Neuchâtel, publiée dans la Revue de théologie et de philosophie n°120 (1988) P.1-19.

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Employée dans de nombreux domaines - médecine, géopolitique, psy-chologie, sciences sociales et environnementales - elle renvoie à une grande diversité d’interprétations. Dans le langage médical, la crise évoque la manifestation extérieure et paroxysmique d’une pathologie, ce qui s’en suit soit par une aggravation soit par une amélioration de l’état de santé. C’est le moment où la maladie se révèle, c’est donc aussi un moment de vérité pour le soignant : du point de vue de la médecine, la crise désigne donc un épisode très spécifique de la maladie, qui justi-fie un processus de mesure, d’analyse, d’évaluation et d’action. En psy-chologie en revanche, la crise désigne le passage douloureux d’un état de la vie à un autre (crise de l’adolescence, de la cinquantaine, etc.). Il ne s’agit pas tant d’une irruption violente que d’un état de malaise diffus qui accompagne la recherche d’un nouvel équilibre, et un éveil à soi.Au sein de la médecine on voit donc que la crise tolère des interpréta-tions différentes, et signifier tantôt une perturbation, une rupture ou une déséquilibre, tantôt une irruption salvatrice, un désengorgement. Paul Ricoeur évoque trois autres échelles d’analyse du concept de crise - la crise au sens cosmopolitique, la crise au sens épistémologique dans l’histoire des sciences, et la crise au sens économique à l’époque contemporaine - ce qui nous permet de comprendre ceci : la crise peut désigner d’une part l’irruption de l’inconnu total, un changement de paradigme provoqué soit par un événement catastrophique, soit par une découverte inattendue, soit par une invention (disons une nouvelle donne : l’irruption de la relativité dans la mécanique newtonienne en 1905, les attentats du 11/09, Fukushima...) - elle concerne alors un pro-cessus de rupture profonde et son onde de choc dans le temps. D’autre part elle peut qualifier un phénomène constitutif de l’organisme qui lui est sujet, c’est-à-dire un processus de déséquilibre et de reéquilibrage. La crise témoigne alors de la dynamique interne de l’organisme qu’elle affecte, et de sa capacité à évoluer.

Ce qui nous intéresse, c’est de voir que la crise désigne l’accomplis-sement d’une transformation dans un système plus que la nature de cette transformation en soi. C’est un modèle de pensée qui désigne un fait qui «met en crise», qui ébranle un système dans son intégralité. Pour Ricoeur, les deux notions-clé pour une théorie de la crise sont

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l’autonomie du processus (un accident, un fait disruptif non prévisible et non-évitable, qui peut être ressenti comme une fatalité) et sa pério-dicité. De fait, la crise sous-tend une pensée d’un système faillible, et les facteurs (plus ou moins irréguliers) de sa faillibilité. Idée également évoquée par Edgar Morin, qui dit : «Tout système comporte nécessai-rement des antagonismes qui portent en eux la potentialité et la mort du système». Et plus loin : «Si l’on veut, pour concevoir la crise, aller au delà de l’idée de perturbation, d’épreuve et de rupture d’équilibre, il faut concevoir la société comme système capable d’avoir des crises...»14. Une pensée de la crise s’accompagne donc d’une pensée du monde (corps, organisme, groupe, société) dans lequel advient la crise. Ceci nous amène à l’idée d’une représentation du monde en crise. «La crise est inséparable du sujet qui la pense»15 nous dit le mathématicien René Thom dans son texte Crises et Catastrophes. Ainsi nous sortons d’une idée de la crise comme un épisode ponctuel, un objet fini, figé dans l’Histoire et identifiable selon des critères objectifs (quand bien même chaque crise renouvelle ses critères de compréhension) pour l’appréhender comme un modèle de représentation (ressenti) du cours des choses. On est alors à même d’interroger l’impact que pourrait avoir une représentation crisique de la société sur des disciplines sensibles au changement : les arts, les sciences... le design ?

Cela nous amène à un deuxième point : la crise s’accompagne d’un imaginaire très fort, qu’elle nourrit et renouvelle. Paul Ricoeur tente la transposition d’une analyse de la crise à l’échelle du sujet - crise existentialiste - au plan de la conscience historique, et dit ceci : «Lorsque l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage, et que l’horizon d’attente tend à reculer dans un avenir toujours plus vague et plus indistinct, seulement peuplé d’utopies ou plutôt d’uchronies sans prise sur le cours effectif de l’Histoire, alors la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience devient rupture, schisme»16. Ceci signifie que les lieux (topoï, espaces-temps) où s’articulent les muta-

14 Edgar Morin, Pour une crisologie, Revue Communications n°25, 1976, P.149-163.15 René Thom, Crises et catastrophes, Revue Communications n°25, 1976.16 Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, op.cit.

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tions de l’Histoire peuvent être affectés, dans la crise, par un caractère impossible ou impensable du changement - d’où une rupture entre le temps et l’espace de l’action. Dès lors, ce qu’on appelle «imaginaire de crise» peut être aussi considéré comme une crise de l’imaginaire, une incapacité à se projeter dans l’avenir de façon équilibrée. Jacque-line Barrus-Michel évoque dans une édition des Cahiers de psychologie politique que la crise sur le plan historique s’accompagne généralement par le refoulement d’une réalité en contradiction avec l’imaginaire mis en place (par un système culturel, idéologique ou marchand...), puis, au moment du paroxysme, par une défaillance brutale de la symbolisation (c’est-à-dire que plus rien n’a de sens) qui est relayée et amplifiée par un imaginaire de crise catastrophiste, paranoïaque, violent. La psychoso-ciologue souligne ailleurs que la crise est alors nécessaire pour sortir déboucher l’horizon : «Si le conflit est naturel et inhérent (...) aux contradic-tions de la société, la crise est peut être le seul mode de changement quand il y a rupture entre les données de la réalité, les capacités de maîtrise symbo-liques et les penchants imaginaires»17. C’est en quelque sorte un processus à accomplir jusqu’au bout.Ainsi les rapports entre crise et imaginaire peuvent être interprétés de deux manières. D’une part comme une caisse de résonance du malaise qui précède et entoure la crise - on peut alors se demander quelle est la sensibilité des arts et du design à cet ensemble de signaux faibles, par anticipation du changement. D’autre part comme un premier espace de liberté où s’esquissent des potentiels de résolution et de sortie de crise. Edgar Morin évoque dans Pour une crisologie que «la recherche de solutions mythiques ou imaginaires»18 intervient bien avant le déclenche-ment de l’action, même s’il en constitue une forte inspiration. De fait de nombreux moments de l’Histoire montrent l’émergence de représenta-tions politiques sommaires mais fortes (leader charismatique, mouve-ment d’opinion radical, idéologie nouvelle) s’appuyant sur un imaginaire sociale de crise : c’est ainsi que Théodore Abel analyse (en 1966) la montée du nazisme, dans le contexte d’angoisse et de crise identitaire

17 Jacqueline Barrus-Michel, Crise(s), Les cahiers de psychologie politique [en ligne] n°14, janvier 2009.18 Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.

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de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.L’imaginaire de crise serait donc à la fois le lieu d’une amplification fan-tasmatique du malaise et le lieu où se réenclenche l’action. Du côté de la culture matérielle, on peut se demander si la société de consommation n’est pas particulièrement propice au développement d’une production d’anticipation de crise (tangible et mentale) dans lequel le design aurait un rôle à jouer, ainsi que le marketing, la publicité, et les médias.

Nous en arrivons à un troisième point : la crise stimule une pensée de l’action. L’origine grecque du mot «crise» (le verbe «κρίνείν») renvoie au jugement et à la prise de décision. Cette dimension décisoire et «critique» est présente dans quasiment toutes les analyses du termes précédemment évoquées, quel que soit leur domaine de référence : la crise ne désigne pas un état statique mais un état dynamique. On ne peut parler de crise sans évoquer en même temps le processus de sortie de crise. Erik Erikson souligne en 1972 que «la crise est une phase cru-ciale de vulnérabilité accrue et de potentialité accrue»19. Ainsi derrière son effet de désorientation, de perte de sens et de perte d’espoir, la crise est aussi un moment riche en opportunités, où des solutions en puissance se manifestent.Il est donc intéressant de voir que l’idée de crise provoque et légitime l’action. Si les situations de crise peuvent ressembler à une paralysie, elles sont également accompagnées d’un requestionnement et d’un renouvellement (plus ou moins efficace) des modes d’action. Évidem-ment, ce déclenchement de l’action dans l’urgence et en réaction à une atmosphère de crise peut être lourd d’erreurs et de dérives : Jacqueline Barrus-Michel évoque l’irruption de la violence, la haine de l’étranger, l’addiction, la rébellion contre l’autorité, comme des réactions sociales symptomatiques des situations de crise. Dans son analyse des origines du totalitarisme, Hannah Arendt établit également un parallèle entre une situation générale de crise et d’instabilité de la société moderne et trois phénomènes de violence extrême - l’antisémitisme, la dictature et l’impérialisme. Edgar Morin, d’un point de vue plus systémique,

19 Erik Erikson, Adolescence et crise : la quête de l’identité, Éd. Champs Flammarion, 1972.

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envisage la crise comme un moment d’affrontement entre des antago-nismes qui sont structurants pour le système, mais qui à un moment ne supportent plus l’équilibre. C’est donc une réorganisation des forces qui passe par un épisode de chaos, qui peut être restructurant ou au contraire fatal. La situation de blocage amène au déblocage de potenti-alités inhibées ou refoulées, et surtout non-maîtrisables, comme dans une affection auto-immune. Edgar Morin dit ailleurs qu’en situation normale «la prédominance de déterminismes et de régularités ne permet l’action que dans des marges très étroites (...). Par contre la crise crée des conditions nouvelles pour l’action. (...) Elle crée des conditions favorables au déploiement de stratégies inventives et audacieuses»20. Donc si la crise a un caractère incertain et inquiétant quant à son issue, elle n’en est pas moins un terrain d’action extrêmement riche : il en va de la vie ou de la mort du système, et dans tous les cas de l’invention d’un ordre nouveau.

Ceci nous montre que la notion de crise peut renvoyer à des phéno-mènes relativement différents en fonction du contexte où elle est em-ployée, selon qu’on désigne un malaise profond (angoisse, inquiétude, déséquilibre, engorgement, impasse, répression, refoulement, échec), l’irruption violente d’un phénomène (traumatisme, perturbation, manifestation, éruption, paroxysme, soulagement) ou un processus de transition dans son ensemble (jugement critique, décision d’action, analyse, représentation «crisique»). Deuxièmement, le terme de crise renvoie à un certain nombre d’affects corollaires au niveau psychique et social - violence, fragilisation identitaire, perte des représentations structurantes, refus de l’autorité, rébellion, perte du sens, échec sym-bolique, anomie, chaos. Cependant chacun de ces effets et chacune de ces situations ne font pas une crise en soi. Nous avons vu que le concept de crise renvoie à une pensée globale du contexte et de la temporalité dans lesquels se produit le phénomène. En tant qu’elle convoque une représentation du monde en changement, un imaginaire puissant et un renouvellement des modalités d’action, la crise nécessite, pour être comprise, un observatoire conceptuel qui dépasse la simple description des faits qu’elle désigne dans l’Histoire. Il convient alors de s’interro-

20 Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.

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ger sur les conditions d’énonciation de ce diagnostic de crise : quelle pensée, quelle science, quelle prise de recul sur les événements permet de parler d’une situation comme crise ? Quelles sont les implications de cette désignation ? À partir de l’époque moderne les critères de formulation de l’état de crise semblent évoluer, et se confondre avec un état de trouble géné-ralisé qui caractérise la période. Il nous faut donc interroger le sens que prend le concept de crise à la Modernité. D’une part parce que c’est dans ce contexte que le design va émerger, d’autre part parce que la généralisation du concept dans ce qu’on appelle «crise de la Modernité» ouvre un débat nouveau, à savoir si cette notion est encore pertinente à l’époque actuelle, si elle a épuisé son sens, ou si elle est à réinterpréter.

Crise(s), Modernité.

Ricoeur souligne en introduction à la conférence de Neuchâtel que le passage d’une multitude d’acceptions particulières du mot crise (qu’il appelle «concepts régionaux») à un concept global de «crise de la Moder-nité» ne va pas sans la remise en cause de la validité de ce concept. Si tout est crise, ou si tout phénomène de rupture obéit à une logique de crise, cela ne revient-il pas à résoudre la période complexe qu’est la Modernité à une idée-valise, inspirante mais peu éclairante, et qui laisse l’énigme entière ? D’autre part, nous vivons encore aujourd’hui dans un monde imprégné par l’idée de crise. «Le monde vit désormais dans une structure crisique (...) C’est à dire qu’il ne s’agit pas de savoir s’il y a crise (s’il y aura crise) mais bien de savoir quand la crise qui forme désormais la structure de notre monde va-t-elle se manifester, et sous quelle forme»21 souligne Philippe Grasset, auteur de la lettre d’analyse DeDefensa.org. Héritage moderne ? La crise devient une condition du monde actuel, que nous tentons de comprendre par des néologismes : «temps crisique» / «structure crisique» / «enchaînement crisique». Edgar Morin le souligne dans les premières lignes de Pour une crisologie, «La notion de crise s’est répandue au 20e siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine,

21 Philippe Grasset, De la chaîne crisique au temps crisique, Lettre d’analyse DeDefensa.org, 24 fev. 2011.

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et il n’est pas de domaine, ou de problème, qui ne soit hanté par l’idée de crise»22. La crise est-elle devenue le seul mode d’interprétation qui nous soit disponible, face à ce que nous ne comprenons pas ? Ou a contrario la manifestation d’une irrépressible nostalgie de norme et de normalité ? Notre compréhension des phénomènes de crise est-elle devenue plus aiguë, ou s’est-elle simplement élargie à un plus grand nombre de faits, considérés comme inhabituels, irréguliers ou aberrants ? Qu’en est-il de notre seuil de tolérance à l’angoisse que ces situations génèrent ? Il nous faut comprendre plus précisément ce que la globalisation du concept de crise signifie.

La Modernité est doublement ancrée dans l’idée de crise. Le passage à l’ère moderne désigne en premier lieu la mise en crise de la société traditionnelle par des valeurs humanistes et rationalistes héritées des Lumières et avant elles de la Renaissance. Mais la crise de la Modernité désigne aussi l’échec de cette entreprise au travers des événements du 20e siècle : aliénation de l’homme par le développement industriel, débordement de la raison «classique» dans les utopies, puis les grandes rhapsodies idéologiques, instrumentalisation du bonheur dans les totalitarismes, écueil de la liberté à travers l’individualisme et le nihi-lisme. La crise est symptomatique de la Modernité car elle est porteuse de la contradiction qui hante le projet moderne lui-même. Au sens où elle désigne un idéal qui échoue au moment de son épanouissement, la Modernité s’accompagne d’une profonde désillusion, et d’une réaction en chaîne d’effets négatifs que l’on peut interpréter comme crises.Cette superposition d’une crise par la Modernité et d’une crise dans la Modernité, qui désigne avant tout un échec de la pensée face au chan-gement, est ce qui explique que la notion de crise prend un sens total au 20e siècle. Ricoeur souligne dans son analyse que chacun des «concepts régionaux» de la crise est riche de sens et d’analogies, et peut prêter à une généralisation - comparer le corps social à un corps vivant au travers de l’analyse médicale, par exemple. Cependant le phénomène moderne ne correspond pas à une amplification, ou à une multiplication de crises de natures comparables. Mais plutôt à la généralisation d’un

22 Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.

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état «en crise» dans tous les domaines, vers un système de crises. Comprendre en profondeur les implications du concept de «crise moderne» dépasse l’enjeu de ce mémoire, et le champ de réflexion du design. Cependant on peut noter plusieurs choses. Tout d’abord, la formulation d’une crise de la Modernité ouvre à une pensée crisique du monde - pensée qui évoque une dégénérescence, et qui succède à une pensée du progrès. C’est dans le contexte de cette prise de conscience que le design va se développer. D’autre part, le design fait partie des disciplines qui sont inventées par la Modernité (notamment dans sa critique des modes de production traditionnels). Mais il est aussi direc-tement lié aux domaines qui propulsent la Modernité vers sa propre crise : l’industrie, le libéralisme économique, le consumérisme. Dès lors il est difficile de lire l’Histoire du design en dehors de l’évolution de la Modernité. On est en droit de se demander quelle est la distance et la marge de manoeuvre de cette discipline face à la formulation de la Modernité comme crise.

Questionner le design dans une crise moderne.

Comme on l’a évoqué plus tôt, questionner le design sous l’angle d’une crise moderne revient avant tout à questionner son Histoire. De fait les passerelles entre le récit fondateur du design et les racines de l’idéo-logie de la Modernité sont nombreuses : la recherche d’une meilleure adaptation des techniques industrielles, le dépassement des formes de création traditionnelles, la foi dans le progrès social, font partie des fondements du design, à la fois comme discipline et comme activité professionnelle. Ce sont aussi des idées-clé des courants de pensée puissants qui jalonnent la Modernité, ce qui fait du design une invention purement moderne. Rappelons que la Modernité est un phénomène global, qui se traduit par un bouleversement de l’ordre établi dans tous les domaines - esthétique, social, politique, économique. Le design apparaît dans ce contexte comme une activité transversale à tous ces domaines, qui semble s’immiscer dans les espaces générés par l’onde de choc moderne. En ce sens, le design pourrait être interprété comme une «discipline de crise», c’est-à-dire fondée sur le changement et les opportunités générées par ce changement. Mais si le design incarne la

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création au sens moderne, comment peut-on expliquer qu’il ne s’arrête pas avec la formulation (et la résolution) d’une crise de la Modernité, avec le déclin puis le dépassement du courant moderne, à partir du milieu du 20e siècle ? C’est alors l’autonomie idéologique du design qui est à interroger, au fil de sa construction disciplinaire, au travers des événements du 20e siècle.

D’autre part, le rôle et le fonctionnement du design semble avoir énor-mément évolué au fil du siècle : entre le stylicien industriel des années 50 et le «design thinker» contemporain, qu’y a-t-il en commun ? Arlette Despond-Barré évoque lors d’une conférence à l’IFM «le temps nécessaire à la formation d’une vision, d’une pensée moderne de l’objet, qui a pris envi-ron un siècle»23. De ce point de vue, les productions du design n’appa-raissent plus alors comme des objets exemplaires mais comme des ten-tatives dans la construction progressive de la discipline - les designers seraient alors des explorateurs «qui ne cherchent pas mais trouvent» (Picasso), et le design ne serait pas étranger à l’idée de se tromper, de revenir en arrière, ou encore de faire table rase pour se ré-inventer. L’historien Pierre Francastel souligne dans Art et Technique que «tout le mouvement [du design] repose sur une très forte conviction de la nécessité et de l’efficacité de la fonction esthétique»24, ajoutant que cette fonction doit être renouvelée et réintroduite dans la société à l’époque moderne. Le design opère donc sur un chantier général de réinvention de la fonc-tion esthétique, mais aussi face à la mise en échec par le Modernisme des champs disciplinaires qui assuraient auparavant cette fonction. Le design est donc par nature amené à prendre des formes diverses, à se confronter à des controverses disciplinaires sur les styles, la conduite du projet et la méthodologie de création, en parallèle du renouveau des autres champs de la création - beaux arts, architecture, écriture, etc. Ainsi peut-on se demander si le design n’est pas, au delà d’un réservoir de propositions pour le monde moderne, une discipline structurée par l’aventure moderne, et donc capable jouer avec ses contradictions, de

23 Arlette Despond-Barré, Sur les sources et les conditions d’émergence de l’objet et du design, Conférences publiques de L’institut Français de la Mode, 25 Mars 2009.24 Pierre Francastel, Art et Technique, Éd. Gallimard, Tel, 1956, P.232.

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se renouveler, de se réinventer en permanence. Quelle est alors la place de la critique dans le design ? Le design hérite-t-il des questionnements critiques qui accompagnent la formulation d’une «crise de la Moder-nité», et comment cela se manifeste-t-il ?

Pour finir, la responsabilité du design est à interroger. En 1977 Viktor Papanek disait dans un texte célèbre : «C’est vraiment regarder les choses par le petit bout de la lorgnette que de dire les besoins des hommes sont aujourd’hui globalement satisfaits»25. À l’heure actuelle, nous assistons à une hyper-responsabilisation du design. Le petit bout de la lorgnette est devenu une vue panoramique sur tous les terrains d’action où la responsabilité du designer est convoquée : innovation sociale, prise en compte du cycle de vie des produits industriels, humanisation des ser-vices, réflexion sur l’intérêt général (gouvernance publique, citoyenne-té, politique), invention de formes de coopération (partage, co-produc-tion, conception ouverte), la liste des sujets auxquels s’attaque le design est encore longue. Sans entrer dans le débat de savoir à quel point la discipline est pertinente et efficace sur ces sujets, on est en droit de se demander d’où vient ce sentiment d’hyper-responsabilité qui semble affecter le métier. La question de la responsabilité est en effet directe-ment liée à celle d’une crise de l’époque moderne, puisqu’elle concerne l’onde de choc négative de cette crise dans le temps, en provoquant une prise de conscience de son effet, voire un sens de la catastrophe. On peut en effet se demander si le design n’hérite pas d’un défaut de garantie morale du projet moderne, ce qui le mettrait en position de doute, de remise en question et de négociation avec le changement à l’oeuvre. Le design, que l’on a initialement envisagé comme une force de proposition et d’optimisme, serait-il sensible à une conscience de crise ? Le philosophe contemporain Pierre Damien Huyghe va dans ce sens en définissant le design comme une «force d’hésitation»26 du modèle productif moderne. De fait, si l’entreprise moderne désigne avant tout

25 Victor Papanek, Design pour un Monde réel, Col. Environnement et société, Éd. Mer-cure de France, 1971, P.206.26 Pierre Damien Huyghe, Design et existence, (dans Fonction, esthétique, société), Le Design : Essais sur des théories et de pratiques, Éd. Regard, 2006.

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un renouvellement a priori infini ou indéfini des manières de faire, le design pourrait incarner la nécessité de choisir, de penser et de légiti-mer l’action. C’est encore la portée critique du design qu’il nous faudra interroger, non seulement à travers l’engagement individuel de ses praticiens et dans ses prises de positions éthiques, mais également à travers son mode opératoire, dans le projet.

Cette incursion un peu abstraite dans les différentes implications du concept de crise nous apprend plusieurs choses. Tout d’abord, si la crise désigne l’irruption de l’inconnu dans le cours de l’Histoire, elle n’en est pas moins un observatoire intéressant sur le contexte de son époque. De fait, penser un événement comme crise, c’est former un diagnostic, qui s’appuie comme on l’a vu sur : une vision du système en change-ment, un imaginaire spécifique, et une prise de décision en faveur de l’action. La crise a donc un effet contaminatoire, non pas au sens où elle se développe jusqu’à un point de paralysie totale, mais au sens où elle implique d’autres domaines (de la pensée, de l’action, de la société) que ceux qu’elle concerne directement. Dans ce sens, penser la crise ne s’accompagne pas uniquement d’une vision anxiogène et négative du changement, cela revient aussi à questionner l’impact d’un événement dans un système dont nous saisissons plus ou moins le fonctionnement - c’est donc aussi le réintégrer dans le sens de l’Histoire, à défaut de le comprendre complètement. Dans un deuxième temps, on a vu que l’évolution du design est indissociable d’une Modernité en crise. D’une part parce qu’il apparaît avec la «mise en crise» d’arts traditionnels par l’industrialisation. D’autre part parce qu’il suit de près les grandes mutations techniques, économiques et sociales du 20e siècle. S’il serait périlleux d’y chercher un lien de cause à effet limpide, il semble néan-moins intéressant d’interroger le rapport entre l’établissement d’un diagnostic de crise sur un événement, et l’évolution du design contem-porain de cet événement.

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«La première femme de la Préhistoire qui a fait un collier avec des co-quillages, a fait du design»27, dit Ettore Sottsass, avec un brin de provoca-tion.

Si on s’en tient à sa définition la plus simple, on peut ainsi trouver le concept de design de manière diffuse à travers toutes les époques et toutes les cultures, en remontant jusqu’aux premiers jours de l’huma-nité. Cependant, quand on se penche concrètement sur une Histoire du design, un paysage plus précis «des origines» se dessine : le 19e siècle industriel, et face à lui les Arts and Crafts - îlot théorique tourné vers le passé, autour de la figure charismatique de William Morris. L’ère des machines et des grandes constructions métalliques, et la controverse sur leur capacité à créer la Beauté, à l’époque des premières Expositions Universelles - face auxquelles les courants Art Nouveau et Art Déco ex-périmentent de nouvelles associations entre la structure et l’ornement. Et enfin la diffusion de la pensée marxiste, et la question de l’engage-ment des arts dans le programme socialiste en construction, qui se concrétise dans les avant-gardes et les écoles (Bauhaus, Vouthemas), à la recherche d’une convergence entre les théories et les pratiques, entre l’art et la politique. Le design semble naître grâce à une conjonction très particulière entre le régime technique, le régime esthétique et la conscience politique de la nouvelle société moderne, tout en ayant une certaine distance critique par rapport à elle. De ce point de vue, son invention en tant que discipline ressemble plutôt à la fabrication d’un nouveau courant artistique, poétique ou littéraire plus qu’à l’invention d’un secteur d’activité sur mesure pour l’industrie montante.

Ainsi le design «des origines» peut être compris comme un phénomène culturel, mélangeant prises de position théoriques et expérimentations dans le domaine de la technique et du commerce. Mais cette description assez intellectualiste est pour de nombreux théoriciens contempo-rains le signe d’une Histoire du design largement médiatisée comme «une succession d’icônes et de grands noms... dans une vision qui reste téléologique et soumise au modèle dominant des valeurs de la Modernité

27 Ettore Sottsass, interviewé par Michèle Champenois pour Le Monde, le 29 Août 2005.

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occidentale»28. Alexandra Midal de son côté évoque le manque d’une Histoire du design «qui rende compte de la diversité de son panorama»29, c’est à dire capable de montrer les fondements du design à travers une grande variété de pratiques et d’expériences, et non seulement à travers quelques cas exemplaires, contenant de nombreux présupposés dogmatiques à propos d’une discipline qui n’existe pas encore complè-tement. Si le design existe en puissance dans la rencontre des arts et de l’industrie à l’époque moderne, alors il faut faire remonter sa naissance historique aux premières manifestations d’une telle rencontre (c’est-à-dire la première Exposition Universelle en 1851), et non aux premières théories énoncées en faveur d’une certaine orientation pour cette ren-contre. De cette manière, le design est bien un phénomène qui témoigne d’une «réorganisation des forces en présence entre les beaux-arts et les arts décoratifs»30 avant d’être un mouvement, un courant de pensée, ou encore une discipline.

Sonder le récit des origines.

Si le design est un phénomène culturel avant d’être une discipline - c’est-à-dire, s’il existe avant qu’on ne lui ait donné un nom ! - doit-on alors chercher ses sources dans la très grande diversité des pratiques où les arts appliqués et l’industrie se rencontrent, à cette époque, ou dans les quelques cas emblématiques que retient l’Histoire du design ? Le contexte moderne est marqué par les découvertes, les inventions, les ruptures : il peut donc sembler contradictoire de vouloir identi-fier le design dans quelques exemples particuliers, alors que l’époque baigne dans un climat de transformation et d’instabilité générale. Ceci nous pousse à penser que l’Histoire du design privilégierait un «récit des origines» à une chronologie détaillée, soit par manque de connais-sances précises sur les faits et les pratiques dans lesquelles on peut reconnaître une forme de démarche de design - or ce jugement se base

28 Jocelyne Leboeuf, article L’Histoire du design en débat (3) sur le blog «Design et His-toires».29 Alexandra Midal, Design, introduction à l’histoire d’une discipline, op. cit. p.9.30 ibid p.13.

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précisément sur une définition du design qui s’est formée a posteriori et ne s’est jamais complètement fixée - soit par volonté au contraire, de fonder le design, de lui donner des racines, précisément face à la disparité des phénomènes qui ont pu concourir à son émergence, dans un contexte chaotique. Ainsi, on trouve parmi ces piliers fondateurs les écrits de Catherine Beecher sur la rationalisation de l’habitat, la production artisanale de la secte des Shakers, le style Néogothique de l’architecte Augustus W.N. Pugin, les théories de John Ruskin et la vocation morale de l’art selon les préraphaélites, l’influence du japo-nisme, très présente en peinture mais aussi dans les arts décoratifs (dans l’organisation du décor et des objets dans l’espace), la pensée de William Morris, écrivain utopiste, artiste, et militant socialiste, et enfin le Deutscher Werkbund, première forme organisée d’une association entre l’artisanat et l’industrie. Ces éléments forment une généalogie du design qui a été formulée après que le design en lui-même s’est dévelop-pé dans l’industrie et les entreprises européennes, notamment à travers l’ouvrage fondateur de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modern Movement, paru en 1936. Grace Lees-Maffeï, chercheuse à l’Université de Hert-fordshire, démontre dans ses travaux que l’Histoire du design est une discipline en débat, trop contemporaine de l’évolution des pratiques pour avoir le point de vue objectif et distancié que l’Histoire requiert. Ainsi le PCM Paradigm31 (paradigme de la production-consommation-médiation), est une lecture du design en trois temps, qui correspondent à trois étapes de questionnement de la société moderne - la première privilégiant une analyse du design à travers le processus de production (histoire des techniques et de l’industrie, histoire de l’art et des arts appliqués, économie politique et théories du capitalisme), la deuxième allant vers une analyse de la société de consommation, grâce à l’inté-rêt des sciences humaines pour ce sujet (Baudrillard, Barthes, Moles...au long des Trente Glorieuses), et la dernière cherchant à explorer le design à travers sa médiatisation (approche contemporaine). Ainsi, on constate que la construction de l’Histoire du design en tant que

31 Grace-Lees Maffeï, «The Production-Consumption-Mediation Paradigm», dans The Current State of Design History a special issue Éd. Hazel Clark and David Brody, The Journal of Design History, 22 : 4(2009), pp.351-376.

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science / connaissance, et la légitimation du design en tant que dis-cipline opèrent dans des champs très proches, et sur un panel assez répétitif d’exemples et d’appuis théoriques.

Cette observation nous pousse à considérer l’Histoire des «débuts» du design comme un acte fondateur plus que comme une chronologie des faits, c’est-à-dire la reconnaissance de certains invariants éthiques, esthétiques et conceptuels qui vont jalonner la discipline : en somme, un héritage. Définir un héritage, c’est se donner un bagage historique : une manière de fonder le design comme une pratique intègrale et non un simple courant de pensée fruit de l’industrialisation, et fluctuant au gré des modes et des événements économiques. Or, comme on l’a dit plus haut, la fin du 19e siècle est une période de profonds changements, qui peuvent à bien des égards être lus comme des crises dans le champ artistique : crise de la représentation dans l’art, crise de l’architecture dans le rapport entre l’ornement et la structure. Reconnaître les racines du design dans cette période-là, n’est-ce pas assumer d’emblée qu’il est une pratique profondément liée à ces changements ? Il nous faut alors questionner les «Pères du design», expression qui donnerait à penser qu’il y a une réserve d’âme, ou un trésor caché d’inspiration dans cette période pour le design. Que dire alors d’une paternité dans un contexte de crise ? Nous allons tenter de voir si cet héritage, formulé par l’His-toire du design et auquel de nombreux praticiens se réfèrent encore de nos jours, nous renseigne sur quelques traits structurants de cette discipline, née dans une période de changement.

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1.Aux origines du design : un ques-tionnement théorique et pratique de l’idée de progrès.

La deuxième révolution industrielle (1850-1920) est marquée par la mise en scène du changement. L’industrialisation arrivée à son apogée s’exprime dans les vitrines spectaculaires des Expositions Universelles et des grands chantiers urbains. C’est l’époque du passage à l’échelle des innovations, à destination des masses. Par l’intermédiaire des nouveaux moyens de communication et de représentation (la photographie, le cinéma, le téléphone), la nouveauté n’est plus l’objet de curiosité des cercles scientifiques et des salons, elle doit être soumise à l’apprécia-tion du grand public - ce qui suscite les rumeurs, fantasmes et repré-sentations culturelles de masse que nous regardons aujourd’hui avec humour : peur panique à propos des effets physiologiques du voyage en train, rejet de l’automobile sous ses premières formes pour son odeur et son bruit ( ...alors qu’elle sera l’une des marchandises les plus massive-ment industrialisées au monde ! ), ou au contraire engouement pour des inventions qui tomberont rapidement dans l’oubli (comme le trottoir roulant, appelé «Rue de l’avenir» à l’Exposition Universelle de 1900)... C’est bien dans ces conditions de représentation spectaculaire du «nou-veau» que se diffuse l’idée de Progrès - à savoir comme une améliora-tion globale de la condition humaine, et l’avènement d’un futur préparé et anticipé par une action humaine résolument volontariste. Pierre Papon montre dans Le temps des ruptures que se dessine à cette époque une véritable corrélation entre l’évolution des sciences, les transfor-mations politiques et la philosophie, autour de l’idée de Progrès. «Une vision messianique propage l’idée, tout au long du 19e siècle, qu’il existe un lien causal entre progrès scientifique et technique d’une part, et progrès social ou moral d’autre part, dit-il. Tout se passe comme si l’histoire était un

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• Une scène de l’Exposition Universelle de Londres en 1851, extraite de The illustrated exhibitor comprising sketches of the principal exhibits of the Great Exhi-bition of 1851 (Numbers 1-30), collection Robertson.

mouvement linéaire quasi continu dans lequel le Neuf serait une source per-manente de progrès»32. Ce consensus social sur les bienfaits du progrès technique est encouragé par certaines politiques européennes, comme un signe du processus de démocratisation. Parallèlement, l’industrie devient le symbole de la performance des nations, sur le plan technique, mais aussi économique et politique, puisque cela va de pair avec le rayonnement scientifique et l’amélioration du niveau de vie. L’Exposi-tion Universelle de 1851 à Londres est précisément pensée comme un lieu de démonstration du génie britannique, en insistant notamment sur la complémentarité entre les compétences techniques et le goût esthétique du pays, sous l’influence d’Henri Cole, qui déclare en 1847 : «Du grand art dans ce pays, il y a abondance, de l’industrie mécanique et de l’invention, il y a profusion sans pareille. La chose qui reste encore à faire c’est d’effectuer la combinaison des deux, marier le grand art avec l’habileté mécanique»33. À travers la pensée de Cole, on comprend bien qu’une forme de beauté commence à être ressentie dans l’expression simul-tanée des grandes inventions techniques et de leur inscription dans la vie sociale, à travers des nouveaux usages, un nouveau confort, dans le courant de Hume, liant le beau et le commode comme on lie l’utile et l’agréable. Les Expositions Universelles reflètent ainsi un nouveau rapport à la puissance technique, dans lequel les nations peuvent s’identifier, et voir une forme d’accomplissement. Ainsi, on peut dire que le «Nouveau» prend à ce moment un sens public : il doit opérer dans la sphère populaire et non plus dans celle des experts et des intellectuels. Ce qui est aussi le symptôme de sociétés dont les besoins matériels changent massivement : transition démographique, réorganisation des classes sociales, exode rural, changement des conditions de travail nécessitant de nouveaux lieux de vie, des nouveaux transports, et une autre organisation du temps.

32 Pierre Papon, Le temps des ruptures, aux origines culturelles et scientifiques du 20e siècle, Éd.Fayard, 2004, p.25.33 Henry Cole (1808-1882) cité par Henry Petrovsky, «The success of Crystal Palace», dans To Engineer is Human, New York, Saint-Martin’s Press, 1985.

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Critique du changement.

C’est dans ce contexte de positivisme dominant que se développent les réflexions reconnues comme étant à l’origine du design, dans une optique résolument alternative. En les comparant, on remarque qu’elles ont en commun une dimension contestataire (ou réformatrice), et une réflexion sur l’environnement matériel comme reflet de la mentalité, voire de l’éthique, d’un mode de vie. Ainsi, chez les Shakers (commu-nauté protestante radicale émigrée aux États-Unis à la fin du 18e / début du 19e siècle), les biens matériels sont standards et interchangeables afin d’effacer toute notion de propriété. Produits par la communauté et dénués d’ornements, les objets sont une sorte d’environnement de base pour une éthique de vie pieuse, austère, et renonçante. Ce minimalisme va complètement à l’encontre de tous les styles décoratifs dominants à l’époque - tout comme le fait d’intégrer fabrication et usage des choses dans un mode de vie communautaire. Un même désir d’authenticité et d’épuration se fait sentir dans la pensée de John Ruskin quelques décennies plus tard, et s’exprime dans sa défense du Néogothique. Les Sept Lampes de l’Architecture, son ouvrage majeur, pose les enseigne-ments d’une pratique «morale» de l’architecture, basée sur la mémoire et l’obéissance. Cette vision de la création résolument «anti-révolu-tionnaire» est très originale : Ruskin s’oppose à la restauration des bâtiments, affirmant que l’architecture est un ensemble organique qui doit vivre, durer, être préservé, et mourir. Témoins d’un autre temps, les bâtiments anciens doivent alimenter l’imagination des courants contemporains, dans une continuité historique. Ruskin lutte ainsi contre une amnésie qui serait fatale à l’époque moderne. Cette pensée d’ordre esthétique est reprise par William Morris, qui lui associe une dimension sociale. Pour Morris, l’idée d’une avancée linéaire vers une amélioration de la société dans le progrès moderne est un mensonge : «Depuis que j’ai entendu parler de vin fabriqué sans jus de raisin, dit-il dans une conférence en 1880, de toile de coton principalement à base de barytine ou de soie constituée aux deux tiers de tripes, de couteaux dont la lame se tord ou se casse dès que vous voulez couper quelque chose de plus dur que du beurre, et de tant de mirifiques prodiges du commerce actuel, je com-mence à me demander si la civilisation n’a pas atteint un point de falsifi-

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cation tel que son expansion ne mérite plus d’être soutenue.»34 Derrière cette caricature, Morris pointe la désynchronisation dont souffre la Modernité - entre le travail des machines et le travail humain, entre la beauté et le labeur quotidien, entre l’art et la vie. À cette vision désunie du monde moderne, Morris oppose une vision idéalisée du Moyen Âge, où «l’art n’était pas divisé entre des grands hommes, des hommes moyens et des hommes petits»35, et les artistes n’étaient pas comme aujourd’hui «des hommes très cultivés qui pouvaient par leur éducation, en contemplant les gloires passées du monde, écarter de leur vue la laideur quotidienne dans laquelle vit la multitude»36. Opposant une illusion à une autre, la contes-tation de Morris passe par l’utopie, mais une utopie qui engage l’action, ce qui fait que sa pensée est une source d’inspiration fondatrice pour de nouvelles formes d’arts appliqués, comme les Arts & Crafts.Dernier exemple de contestation, les écrits de Catherine Beecher - Trea-tise on Domestic Economy (Traité d’économie domestique) en 1846 et The American Woman’s home (1869), qu’Alexandra Midal compte parmi les fondations du mouvement moderne37. Ces ouvrages populaires ont pour but d’affranchir la gent féminine du diktat des tâches ménagères. On y parle non seulement de confort d’usage d’un point de vue quasi scien-tifique (préfigurant l’ergonomie), mais aussi d’organisation des tâches dans l’espace, de qualité de la lumière, et de gestion des eaux : derrière cela, une volonté de réforme sociale se fait sentir, présentant la cuisine comme un «tout fonctionnel», et l’espace domestique comme le premier

34 William Morris, «Our Country Right or Wrong», (1880) conférence citée par Olivier Barancy en commentaire de l’Âge de l’ersatz, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 1996. 8 - 36 William Morris (Oeuvres choisies, XXII - 9 et XXII - 25) cité par Nikolaus Pevsner, dans Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, Thames & Hudson Ed, p.132.37 «C’est la raison pour laquelle il était indispensable d’ouvrir cette histoire sur l’exception américaine, incarnée par la pionnière Catherine Beecher, qui à la fin de la première moitié du 19e siècle, orchestra la rationalisation des déplacements et des gestes de la ménagère dans l’habitation. Au delà de cette promotion de la raison derrière le discours fonctionnaliste, Bee-cher visa non seulement à soulager le travail des femmes , mais surtout à faire valoir le bien-fondé de l’abolition de l’esclavage. Dès l’origine donc, et c’est une donnée essentielle, le design relève d’un engagement féministe et abolitionniste» Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit, p.10.

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lieu de modernisation des modes de vie. Soeur de Harriet Beecher (au-teur de La case de l’oncle Tom), Catherine Beecher est présentée comme l’une des premières féministes, et le parallèle avec l’abolitionnisme est évident.Ainsi, ces différentes pensées de l’environnement matériel témoignent toutes d’une volonté de réforme du goût et des manières de vivre de la Modernité, à travers des idéologies très différentes : le protestantisme chez les Shakers, la conscience d’un l’héritage artistique et de l’Histoire chez Ruskin, l’engagement socialiste chez Morris, et la défense de la cause féministe chez Catherine Beecher. Derrière cela, se dessine une vision critique du changement, et l’idée que le projet moderne comme une ascension linéaire et continue est voué à l’échec, et qu’il doit être soumis à un regard critique. Évidemment, entre la posture de renonce-ment autarcique des Shakers, le militantisme politique de Morris et les préconisations pratiques de Beecher, l’écart est grand. La seule chose qu’on peut déduire de ces exemples divers, c’est que les pionniers présu-més de ce qu’on appellera le «mouvement moderne» se situent parado-xalement dans un questionnement profond de ce qu’est la Modernité et de sa viabilité. Le design naît donc dans une réflexion qui négocie entre une forme d’utopisme et la nécessité de transformer pratiquement les conditions de réalisation de la Modernité. On doit alors se demander à quel moment, derrière la critique du changement, se dessine la néces-sité d’objets nouveaux, et d’une forme d’action nouvelle.

Le temps paradoxal de la Modernité.

Comme on l’a vu plus haut, les architectes et les artistes des Arts & Crafts veulent atténuer ou dépasser la rupture temporelle imposée par les inventions modernes. Ainsi, William Morris définit l’architecture comme «l’ensemble des modifications et des variations introduites sur la surface terrestre pour répondre aux nécessités humaines»38. L’architecte contemporain Pierre-Alain Croset analyse cette notion de modifica-

38 William Morris, The prospects of Architecture and Civilization, conférence faite au London Institute, le 10 mars 1881, cité par Leonardo Benevolo, dans Histoire de l’architec-ture moderne, vol 1, Éd. Dunod, Paris, 1978, p.194.

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tion comme précisément en opposition à l’idée que l’architecte est un démiurge qui produit des «objets nouveaux» : selon lui, «l’idée de modi-fication suppose au contraire un dépassement de l’idée de rupture tempo-relle : le temps passé doit continuer à vivre dans le présent. Vouloir modifier signifie agir à partir de l’expérience de la durée temporelle : à partir donc d’une véritable chronophilie, qui signifie l’amour du temps progressif»39. Ainsi, la vision de Morris s’oppose à l’idée d’un renouvellement par table-rase nécessaire du passé - idée qui sera soutenue par nombre d’architectes modernes : elle dessine une écologie de l’environnement artificiel, selon laquelle toute création n’est qu’une transformation de la condition pré-existante du monde. Pierre-Alain Croset cite à ce sujet le philosophe italien Franco Rella, pour qui la «modification», loin de mini-miser l’action, est au contraire une immense prise de risque. «L’amour qui veille sur la chose comme sur une relique pour un autre temps signifie la mort de la chose, dit-il dans un article pour Casabella en 1984. Nous ne pouvons faire vivre les choses que si nous les modifions, que si nous nous fai-sons sujets de cette modification, qui les arrache à la rigueur mortelle dans laquelle elles sont enfermées. Les choses sont sauvées de cette aura mortelle seulement si l’on ose la majeure transformation, si l’on ose par conséquent une véritable transfiguration. Parcourir la voie des possibles, appartenir à son propre temps et aux contradictions lacérantes qui le traversent, mettre en jeu, dans cette tentative, les images et sa propre image, représente un choix dramatique ? Loin de toute certitude - y compris la certitude de la fin - tout parcours se révèle périlleux»40. Mis en lumière par le texte de Rella, la thèse de Morris s’éloigne ainsi d’un plaidoyer anti-moderne, elle exprime au contraire le péril (et donc le courage) d’agir dans une Modernité qui s’emballe, et la nécessité absolue de penser cette action, d’un point de vue de contemporain, et non de celui d’un rêveur tourné vers le passé. Ce qui fait de lui un penseur résolument moderne : pris dans les contradictions de son temps, et malgré lui, condamné à inven-ter et à expérimenter des formes d’action. Pourtant, Morris libère une

39 Pierre-Alain Croset, L’architecture comme modification, conférence donnée en 1984, chaire de Luigi Snozzi40 Franco Rella, «Tempo della fine e tempo dell’inizio», dans Casabella n°498-499, janvier-février 1984.

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marge d’action et d’épanouissement pour l’homme dans sa conception de l’art : «l’expression par l’homme de son plaisir au travail»41. Animé par le plaisir d’agir et de fabriquer (idée qu’il développe longuement dans sa conférence La société de l’avenir, prononcée à plusieurs reprises), poète à ses heures et dessinateur inspiré, Morris est à l’origine d’une œuvre intellectuelle et matérielle très fertile, qui constitue une inspiration majeure pour la génération d’artistes et d’architectes qui succèdera aux Arts & Crafts.Le véritable progrès, pour Morris, est donc une transformation mesu-rée du patrimoine existant, plus qu’une invention ex nihilo, ce qui implique une conscience aiguë du temps dont on est contemporain et du passé dont on est issu. Notons d’ailleurs que c’est aussi comme cela qu’il conçoit la révolution socialiste, qui «ne signifie jamais un change-ment purement mécanique qui imposerait à une opinion publique hostile un groupe d’individus ayant réussi d’une manière ou d’une autre à s’emparer du pouvoir (...), mais la transformation des fondations de la société»42.Ainsi, la pensée de William Morris pointe non pas la difficulté de contester le projet moderne (ce qui pour lui est une évidence !), mais celle de saisir le juste temps de l’action pour le modifier43. Or, dans le contexte de l’époque, deux choses s’opposent à cette conception mesu-rée du temps. D’un côté, évidemment, la «locomotive du Progrès», la course vers l’avenir du temps moderne : temps fondamentalement para-doxal, note Franco Rella. «Au fur et à mesure que la volonté de progrès

41 William Morris, cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, op.cit. (XXII, 42).42 William Morris, en introduction à sa conférence «Comment pourrions nous vivre ?», prononcée le 30 novembre 1884, cité par Serge Latouche, en préface d’une re-édition de ce texte, Éd. Le Passager Clandestin, Paris, 2010, p.15.43 C’est en cela que Serge Latouche définit Williamn Morris comme l’un des précurseurs de la décroissance. Morris y engage une réflexion sur les conditions d’une transforma-tion mesurée et vigilante du monde : ce qui va à l’encontre de l’historicisme dominant à l’époque, dans lequel l’industrie et le progrès technique sont les signes d’un mouvement téléologique de la société. L’action préconisée par Morris et par les Arts & Crafts se rapproche plus du kairos grec, c’est-à-dire le juste moment d’agir, l’équilibre ténu entre la modification du monde et la subjectivité de l’artiste - qui est aussi la clé de l’art véritable puisque les anciens le définissent comme le moment infime où l’oeuvre cesse d’émaner de l’action de l’artiste pour exister en elle-même.

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et de projet établit ses fondements, elle défait ce qui est déjà là, imprimant au monde même une oscillation continue, le sens de l’écoulement et de la perte irrémédiable. Le temps de la croissance devient également le temps qui entraîne les choses vers le néant»44. Le temps de la Modernité est ainsi à l’image de ses inventions «auto-dévorant» - conception dont on trouve chez Raymond Guidot qu’elle prévaut aussi pour l’espace géographique : «Exemple d’un processus de développement où tout procède de tout, où l’offre et la demande, sur le plan strictement technologique, bien souvent se confondent, la machine à vapeur, convertie en locomotive, devient consommatrice, à une échelle considérable, de milliers puis de centaines de milliers de kilomètres de rails en provenance des laminoirs»45. À la loco-motive infernale qui consomme le «ici» et le «maintenant», s’oppose le temps des artistes préraphaélites : une vision nostalgique du passé (le médiévisme) et un fantasme de société pré-industrielle harmonieuse et équitable. Si le passé est une référence majeure pour les courants esthétiques de l’époque, car synonyme d’un «ailleurs» enchanté (peu avant l’apparition du fauvisme et de l’exotisme), il n’est pour William Morris qu’une source d’inspiration pour construire l’utopie d’une société «post-industrielle». L’écrivain Raymond Trousson dit à propos de Morris que sa pensée ne relève en rien d’un fantasme d’esthète (ou d’une «Angleterre de Disneyland» en citant Alexandre Cioranescu)46, elle est au contraire «fondée sur un examen précis d’une situation économique, et développe un tableau conforme à l’orthodoxie marxiste, où l’État a fini par disparaître et où l’extrême décentralisation conduit à un libre humanisme»47. Ainsi, il nous faut comprendre que le temps de l’action défendu par William Morris et les Arts & Crafts est aussi paradoxal qu’inspirant : il ne se situe ni dans le positivisme, qui imagine une évolution naturelle

44 Franco Rella, «Tempo della fine e tempo dell’inizio», op.cit.45 Raymon Guidot, Histoire du design 1940-1990, Éd. Hazan, 1994.46 «Cette utopie située dans l’Angleterre rénovée du 22e siècle a souvent été considérée comme la pure création irréaliste d’un esthète. A. Cioranescu n’y voit encore que «le rêve millénariste du communisme intégral dans une atmosphère de Cocagne» ou «une Angleterre de Disneyland». En réalité, elle est tout autre chose que l’apologie d’un médiévisme artisanal par un préraphaëlite.» Raymond Trousson, D’Utopies et d’Utopistes, Éd. L’Harmattan, 1997, p. 65.47 - 21 ibid. p.65-66.

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du machinisme vers un meilleur environnement humain ; ni dans la nostalgie esthétique, qui renonce au présent moderne. C’est pourquoi, selon Raymond Trousson, l’utopie de Morris «est la seule où coexistent harmonieusement machinisme et artisanat, et ce n’est un paradoxe qu’en apparence de faire de Morris le champion éclairé d’un machinisme bien compris»48. L’écrivain ajoute que cette pensée marque un tournant majeur dans la perspective utopiste à la fin du 19e siècle, puisqu’il s’agit de faire le pont entre le progrès en marche, et des visions d’un avenir souhaitable.

Si la pensée de William Morris est beaucoup plus large, voilà ce qu’on peut en retenir qui semble poser un point d’origine conceptuel pour le design : un «utopisme créatif» serait nécessaire pour modifier le projet moderne sans le nier. En cela, les Arts & Crafts sont les véritables pionniers d’un nouveau mode d’action, qui renvoie à la fois à l’auto-pro-duction minimaliste des Shakers et au rationalisme pratique de Cathe-rine Beecher. Un mode d’action qui jette donc une passerelle temporelle entre le passé à honorer et l’avenir en marche, mais également entre la Modernité et son propre avenir, qui lui échappe faute d’une vision juste de ce qu’elle est en train de réaliser.Les Arts & Crafts en eux-mêmes ne furent pas une réussite : William Morris déplorait à la fin de sa vie de n’avoir su réaliser qu’une petite quantité de beaux objets artisanaux («Je ne veux pas de l’art pour quelques-uns, pas plus que je ne veux l’éducation pour quelques-uns, ou la liberté pour quelques-uns»49) et, de la même manière, de n’avoir pas achevé le parallèle entre la réforme des arts et le programme socialiste. Cependant, on mesure bien l’impact de sa pensée sur le mouvement moderne, à travers cette conception du temps et de l’action. Si par la suite les artistes modernes pourront être encore partisans de la ‘table-rase’ (dans un but de libération de l’art - on pense, entre autres, aux futuristes), certains prendront en compte dans leurs pratiques l’idée d’une homogénéité temporelle, non pas incompatible avec la nouveauté,

49 William Morris, cité par Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, op. cit. p. 20 (XXII, 26).

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mais précisément nécessaire pour empêcher la Modernité de se ‘mettre en crise’ d’elle-même - ce qui arrivera cependant...Pierre-Alain Croset cite à ce propos une saisissante description de la cathédrale de Reims, par Le Corbusier, après guerre : «L’architecte plasticien, le poète, passent devant la cathédrale, lèvent les yeux sur la façade : elle est sublime, elle est tragique, plastique, une unité complète règne, un souvenir peut y demeurer à jamais inscrit. Il faut laisser les choses dans l’ordre, empêcher simplement que les pierres ne s’écroulent, maintenir cette oeuvre nouvelle de l’an 1418. Ce travail des hommes, cet événement de l’Histoire, cette étonnante aventure, cette leçon de morale. Tout était présent, on a tout saccagé, anéanti. Des archéologues sont venus, ils ont mis des pierres en style gothique, des statues en style gothique. Cette vision fabuleuse, que j’ai évoquée en quelques mots, s’est évanouie à jamais»50. Le Corbusier, bâtisseur révolutionnaire de la Modernité s’il en est, conçoit ainsi que la nouveauté doit se faire «sur et avec» ce qui lui pré-existe, en excluant tout fétichisme historique puisqu’il dit aussi dans la Charte d’Athènes : «La mort (...) frappe aussi les œuvres des hommes. Il faut savoir, dans les témoignages du passé, reconnaître et discriminer ceux qui sont bien vivants. Tout ce qui est passé n’a pas, par définition, droit à la pérennité : il convient de choisir avec sagesse ce qui doit être respecté»51. On ressent, dans cette idée, l’héritage des Arts & Crafts, à travers une très grande responsabilité de la création, retirant l’artiste-artisant-architecte de sa tour d’ivoire et le plaçant résolument dans un temps contemporain, avec le devoir de comprendre et de connaître le monde où il agit. Cette conception va évidemment de pair avec une pensée politique et sociale, dont William Morris est encore emblématique.

50 Le Corbusier, «À propos d’architecture d’accompagnement et de respect du passé», texte manuscrit datant d’avril 1946 (Fondation Le Corbusier), publié dans Le Corbusier le passé et la réaction poétique, Caisse Nationale des Monuments et des Sites, Paris, 1988, p.96. Cité par Pierre-Alain Croset, L’architecture comme modification, op.cit.51 Le Corbusier, Charte d’Athènes, point 66, Éd. de Minuit, Paris, 1957, p.88. Cité par Pierre-Alain Croset, ibid.

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2. Un projet essentiellement politique.

À la fin du 19e siècle, il semble évident que la contradiction principale de la Révolution Industrielle est de nature politique et sociale. Au lieu d’émanciper l’homme par le progrès technique et les découvertes de la science, l’industrialisation n’a fait que déplacer des rapports de pouvoir (de la noblesse sur les paysans à la bourgeoisie propriétaire sur les prolétaires) en rendant ces pouvoirs d’autant plus tyranniques qu’ils reposent sur la logique implacable du capitalisme, et la recherche du profit.

Après avoir évoqué son rayonnement culturel et social, faisons un pas de côté volontairement critique sur l’industrie de la fin du 19e siècle. Au lieu de peupler le monde de créations merveilleuses, elle n’a fait en grande partie qu’imiter les caractéristiques du décorum traditionnel, reproduisant industriellement le style surchargé et le luxe ostenta-toire du cadre de vie bourgeois. Ainsi, l’Exposition Universelle de 1851 se solde par un constat d’échec : loin de démontrer les capacités de réalisation de l’industrie, elle ne fait que souligner les différences de qualité entre les objets de facture artisanale et les objets de facture industrielle. Contraste d’autant plus fort que le bâtiment qui héberge l’Exposition, le Crystal Palace, est une formidable prouesse technique, et un succès populaire : du jamais-vu. Par opposition, les objets présen-tés à l’intérieur semblent fondés sur la simple volonté de plaire et de vendre selon le goût dominant. D’où la déception des contemporains : au lieu de la «transition merveilleuse [amenant] à l’unité de la race humaine»52 prédite par le Prince Albert, promoteur de l’Exposition, ne se trame qu’une mise en scène mercantiliste à grande échelle des travers de la société moderne. En résulte une première vague de contestation chez

52 Le Prince Albert, cité par Michel Chevalier, dans L’exposition universelle de Londres considérée sous les rapports philosophique, technique, commercial et administratif, au point de vue français, Paris, Éd. L. Mathias, 1851, p.36

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les intellectuels anglais (l’Angleterre étant le premier lieu de mise en évidence de cette contradiction), pointant le fait que le bon usage des techniques industrielles ne pourra provenir que d’une réforme paral-lèle du goût et du mode de vie, plus particulièrement ceux de la classe sociale qui a le plus de pouvoir d’échange avec le régime industriel, à savoir la bourgeoisie. Derrière «l’esthétique de faussaire» des objets industriels, c’est le matérialisme qui est condamné, et la déperdition des valeurs morales et spirituelles dans un environnement artificiel où l’art véritable n’a plus sa place.

Un deuxième constat d’échec porte sur la dégradation massive des conditions de vie populaires par l’industrialisation. En parallèle des premières Expositions Universelles, qui sont, d’une certaine manière un démenti public du progrès industriel, se multiplient les écrits scienti-fiques sur les dégâts de la modernisation sur l’hygiène et la santé. Le docteur Cazalis (1848-1909), est parmi les premiers à tenter de théori-ser ses préconisations, établissant un lien de causalité entre insalubrité matérielle des logements ouvriers et mauvaise santé «morale» de la société. Son ouvrage Les habitations à bon marché et un art nouveau pour le peuple53 met en avant les bienfaits d’une décoration épurée et saine - mobilier sobre et solide, murs blanchis à la chaux, préfigurant la «Loi du Ripolin» de Le Corbusier quelques décennies plus tard. Cette thèse, véritable amalgame entre une problématique esthétique et une problé-matique scientifique (ce qui reflète assez bien la vocation de Cazalis, médecin et poète parnassien), caractérise pour A. Midal une «esthé-tique hygiéniste et eugéniste (...) qui envisage la résolution des problèmes de santé publique par l’application de principes de décoration»54. Pieuse illusion, peut-on dire, d’une élite intellectuelle aisée qui tente de trouver des solutions-miracles à des maux dont elle est elle-même indemne. Cependant on voit à travers cela que la prise de conscience des effets de la modernisation est à cette époque, double : elle concerne autant la décadence du goût esthétique, que la décadence de l’ordre social,

53 Jean Lahor (Henri Cazalis), Les habitations à bon marché et un art nouveau pour le peuple, Paris, Librairie Larousse, 1905.54 A. Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit, p.47.

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réduisant à l’esclavage ou à la déréliction des populations entières. Deux paramètres qui préfigurent une Modernité qui a perdu ses objectifs, et est en train de fabriquer les moyens de sa propre crise.Ainsi, on voit bien que les questionnements esthétiques qui sont à l’ori-gine du design (la qualité des produits industriels mais aussi la cohé-rence de l’environnement matériel, la décoration intérieure, etc.) sont indissociables de ceux de la science, de la politique et de l’économie, face au problème global posé par l’industrialisation galopante. Cette prise de conscience d’un constat d’échec ou cette crise de la Modernité est associée, a posteriori, à l’invention du design, discipline à cheval sur ces différentes problématiques, ce qui le relie à une entreprise essentielle-ment politique. Il nous faut voir comment a pu émerger, dans des formes de proto-design, une vocation politique, qui va introduire progressive-ment les théories du mouvement moderne.

Entre la Firm et la League : l’intellectuel utopiste et l’entrepre-neur socialiste.

Une première variété de designer engagé s’incarne certainement dans la figure de William Morris. Connu parmi les plus fervents promoteurs des idées marxistes en Angleterre, Morris co-fonde en 1884 la courte mais prolixe Ligue Socialiste (1884-1890), pour laquelle il écrit un certain nombre de pamphlets et conférences, ainsi que les Nouvelles de Nulle Part, dans les années 90, qui serviront de feuilleton au journal Commonweal de la Ligue. La vision de Morris est celle d’un poète plus que d’un politicien pragmatique, au sens où il imagine une société où le travail est le principal vecteur de bonheur et de solidarité, et cela non pas en niant complètement le rôle des machines, mais en remplaçant l’industrie «brute» par de petits dispositifs techniques performants, adaptés au travail de petits groupes d’artisans très qualifiés. Vision d’un territoire partiellement désindustrialisé mais pas pour autant pri-mitif, qui alimentera de nombreux utopistes comme Ivan Illich, Ingmar Granstedt ou André Gorz, en opposition à celle de la ville tentaculaire, inaugurée par Edgard Bellamy, qui écrit quasiment en même temps que Morris son roman Looking Backward (1888). En replaçant la chaîne de

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• Logo pour la Kelmscott Press, dessiné par Morris en 1892.

conception, de dessin et de fabrication dans une organisation du travail inspiré des guildes médiévales, Morris invente avant l’heure une forme de design entrepreunarial et autonome, dont on lui attribue parfois l’origine et l’inspiration dans le courant contemporain des FabLabs («laboratoires de fabrication» et autres tiers-lieux dédiés à l’entreprise personnelle). Dans ce schéma, l’artisan est libre de créer les objets qui lui semblent bons, développant ainsi spontanément un élan humaniste et empathique vers son prochain, et se plaçant à l’échelle des besoins véritables de la société. Dans ces conditions, le travail, qui doit être source de satisfaction autant pour le travailleur que pour l’usager, ne dissocie jamais l’invention de la fabrication, la créativité du savoir-faire, il est donc naturellement facteur d’épanouissement humain, et ce faisant, porte à leur comble les compétences intellectuelles et l’habileté de l’artisan.Ainsi, c’est dans son entreprise, la Firme Morris, Marshall, Falkner & Co, fondée en 1861, que l’engagement politique de Morris et son projet artistique convergent, plus que dans ses réalisations elles-mêmes, qui resteront le plus souvent cantonnées à des commandes bourgeoises. Le «proto-design» qui se dessine à travers cela est donc une activité auto-nome (ou sinon, communautariste), non tributaire des systèmes machi-nistes qui dénaturent le travail humain, et conservant ainsi une cer-taine autonomie politique : Morris envisage le travail artisanal comme une forme d’émancipation sociale, et d’accomplissement politique de l’homme, dans le sens d’une participation volontaire au bien commun, et par là même d’une meilleure connaissance et compréhension de ce bien commun, la société. Ainsi, la production des biens ne doit pas aller sans une juste répartition des biens, et donc une forme de responsabi-lité morale (ou d’engagement politique) du producteur. «Au moins dans les pays les plus civilisés, dit Morris dans Comment pourrions-nous vivre ?, il pourrait y avoir abondance pour tous. Même sur la base d’un travail aussi perverti qu’aujourd’hui, une répartition équitable des richesses dont nous disposons assurerait à chacun une vie relativement confortable. Mais que sont ces richesses en comparaison de celles dont nous pourrions disposer si

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• Portrait de William Morris par E. Burne-Jones, 1873.

le travail était bien dirigé ? »55. Dans cette vision un peu particulière de la lutte des classes, Morris donne une place à la juste auto-entreprise, association d’artisans ou d’architectes éclairés, guidés par un projet politique : le vivre-ensemble harmonieux.On a pu reprocher à Morris d’être, au delà d’un touche-à-tout génial, un intellectuel fidèle à sa condition de bourgeois, et de ne produire au final que pour ses semblables, ce qu’il déplorait à la fin de sa vie. Mais cela n’est, en réalité, pas si incompatible avec son engagement socialiste : sa pratique va dans le sens d’un épanouissement personnel, tentant d’exploiter au mieux son éducation, son goût esthétique et sa conscience politique, d’un point de vue qui reste avant tout celui d’un observateur éveillé de son temps.

Le projet social, un nouvel idéal pour la création.

Comme on l’a vu, à la fin du 19e siècle, l’insalubrité des villes est une question très politique, puisqu’elle est un signe indéniable des méfaits du progrès industriel. Scientifiques, philosophes et politiciens s’inter-rogent, à travers ce constat, sur l’avenir promis à la Modernité. Paral-lèlement, la problématique du logement à bas prix s’impose comme un sujet d’engagement pour les architectes et les urbanistes, et cete réflexion est véritablement fondatrice pour le mouvement moderne. Si la philantropie et l’hygiénisme semblent, pour l’intellectualisme bourgeois du 19e siècle, des modalités de compréhension de la condition ouvrière (des façons de se l’approprier comme un objet d’étude, d’ana-lyse et de réflexion), cette condition va être également inspiratrice de manières de penser radicalement nouvelles dans l’urbanisme, l’habi-tat, l’aménagement de l’espace public, en parallèle avec l’évolution des politiques publiques, et consécutive à la définition d’un État-Providence. Ainsi, au moment même où les Arts & Crafts fantasment une Angleterre désindustrialisée, où les «cottages» privatifs dominent dans le pay-sage, l’architecte Tony Garnier imagine une ville entièrement calquée au contraire sur l’organisation industrielle : la première cité-ouvrière

55 William Morris cité par Serge Latouche, en préface de la réédition de Comment pour-rions nous vivre ? (conférence prononcée par Morris le 30 novembre 1884), op. cit.

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• Organigramme de la Cité-Jardin par Ebenezer Howards, fig. n°2 dans Garden Cities of To-morow, 1902.

utopique (1901-1904). Dans son organisation, ce projet est entièrement pensé pour répondre aux besoins de l’industrie : répartition rationnelle des zones d’habitation et des zones industrielles, autonomie énergé-tique au moyen d’un barrage hydraulique, arrivée de voies ferrées et d’un bras fluvial équipé de docks. Mais il est également conçu selon les capacités de production de l’industrie, proposant une utilisation révolu-tionnaire du béton armé. Ce projet, irréalisable pour l’époque, tente de réenchanter la condition ouvrière, partant du principe que si une utopie sociale est à construire, elle doit se faire en tenant compte du régime industriel. En cela, Tony Garnier sera un des principaux inspirateurs de l’architecture soviétique, tentant une synchronisation parfaite entre la vie et le travail, le bonheur humain et l’activité des machines. À cette vision éco-systémique de la «ville-usine», Ebnezer Howards oppose le concept de cité-jardin, qu’il théorise en 1898 dans To-morow : a Peaceful Path to Real Reform, en s’inspirant d’expériences urbanistiques menées par des industriels novateurs. Dans ces projets, se pose la question du passage à l’échelle du projet architectural, mais aussi du modèle de gouvernance qu’elle sous tend : dans le concept original de Howards, la cité est à l’initiative d’un patronat humaniste et bienfaisant, désireux de préserver le bien-être, les valeurs familiales et éducatives en parallèle du travail, sur le principe du Phalanstère. Dans le projet de Garnier, la démesure et la complexité des plans (qu’il mettra 18 ans à achever) laissent imaginer une industrialisation / urbanisation tentaculaire, qui se développe de façon endogène, par modularité, et perd toute dimen-sion humaine.Ainsi, ces projets avant-gardistes produisent les nouveaux idéaux et les nouvelles contradictions (et d’une certaine manière la dimension mons-trueuse) auxquelles doivent se confronter l’architecture et l’urbanisme modernes. La problématique du logement à bas prix envisage un «degré zéro» de l’habitation à partir duquel tout est à construire - à l’inverse du travail de «modification» sculptural et délicat qu’expérimentent en parallèle les courants Art Nouveau et Art Déco, à la recherche de nou-velles associations formelles entre intérieur et extérieur, structures et surfaces, matériaux et décors, principalement dans l’habitat bourgeois. En s’intéressant à la condition ouvrière, l’architecte (artiste/designer) sort de la guerre des styles qui embrigade les artistes à cette époque,

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il se détache de son devoir d’esthète et peut s’investir dans un projet à l’échelle de la société. On voit bien que cet engagement politique est indissociable de la recherche de liberté et d’une nouvelle universalité de l’architecture - et par là même d’un désir de participer à l’invention to-tale de la nouvelle société moderne. On sait déjà que ce fonctionnalisme teinté souvent de mégalomanie prométhéenne aura son heure de gloire, mais sera aussi vivement critiqué, pour avoir contribué à uniformiser les modes de vie dans le moule unique de «l’homme moderne».

Nikolaus Pevsner note cependant qu’une figure complètement diffé-rente de l’artiste engagé se dessine à travers Antonio Gaudi. Gaudi, in-venteur génial et solitaire, complètement étranger à l’idée de trouver un style qui plaise ou qui soit bon pour tous, n’en était pas moins un bâtis-seur de cathédrales d’un genre nouveau, «un genre d’artisan médiéval qui prend les ultimes décisions en surveillant l’exécution du projet qu’il a vaguement esquissé sur le papier. En lui, ajoute Pevsner, s’était réalisé l’idéal de William Morris : il construisait ‘par le peuple’ et ‘pour le peuple’, porté par ‘la joie de l’exécution’, fût-ce celle du simple maçon»56. Si l’art de Gaudi est plus empreint de mysticisme que d’aspiration politique, son inspiration créatrice aura marqué son temps par des environnements fantastiques très élaborés et très complets - donnant en partage ce que toute expres-sion artistique à l’époque recherche intensément : une vision cohérente, immersive, totale, du monde.

Le Deutscher Werkbund et les premières contradictions du design industriel.

Alors que la dimension politique de l’architecture se fait sentir dès lors qu’elle se confronte au monde de l’industrie (d’autant plus que la problématique du logement social ne cesse de s’amplifier avec la crise de 1929 et les grandes guerres du début du 20e siècle), la transition entre le modèle artisanal-qualitatif et le modèle industriel-quantitatif dans la conception des objets est beaucoup moins évidente. Les artistes

56 Nikolaus Pevsner, Les Sources de l’Architecture Moderne et du Design, op.cit. p.108-109.

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des Arts & Crafts, de l’Art Nouveau et de l’Art Déco expérimentent une forme d’unité organique entre l’architecture et les objets, dans l’amé-nagement de l’espace aussi bien que dans les formes et les matériaux. Cependant ces productions restent cantonnées à des commandes uniques - même si en parallèle on assiste à quelques réussites brillantes d’invention formelle par la technique, comme la chaise N°14 de Michael Thonet, fabriquée à des centaines d’exemplaires, ainsi que d’autres réalisations en bois courbé, dès les années 1850.

La contradiction qui travaille les arts appliqués depuis la pensée des Arts & Crafts, est de ne pas parvenir à une visée sociale (s’adresser d’abord à la condition ouvrière) sans passer par les moyens qui sont précisément à l’origine de cette condition : la production industrielle. Or William Morris et ses confrères s’aperçoivent bien vite qu’une nouvelle forme d’artisanat, si performante et si respectable soit-elle, ne va pas suffire à répondre aux besoins de masse de la société moderne, mais tout au plus rendre heureux les fabricants et les bénéficiaires dans un périmètre d’action restreint. Comment changer les choses à grande échelle ? Partisan d’une révolution positive, William Morris se réfugie pourtant dans l’utopie des Nouvelles de nulle part, et saute la période «active» du changement. La pensée critique des intellectuels anglais des Arts & Crafts a rendu prédominante l’idée que tout produit de l’indus-trie est soit un ersatz, imitation grossière des produits authentiques traditionnels, soit une invention machiavélique, une arme à double tranchant, qui finira par asservir l’homme au lieu de le servir. À partir de là, toute réforme s’annonce périlleuse, et il faut attendre quelques décennies pour qu’une véritable force de proposition se dégage dans le Deutscher Werkbund, opposant à Londres, centre théorique et esthé-tique de l’Europe, un nouveau centre «actif» : Weimar.

À l’origine de ce mouvement, l’artiste-peintre-artisan-architecte Henri Van de Velde, chargé par le Grand-Duc Wilhem Ernst, dont il est conseil-ler artistique, de redonner à la ville de Weimar le rayonnement culturel et artistique qu’elle avait au temps de Goethe et de Liszt. Le projet, baptisé Das Neue Weimar (1901) vise dans un premier temps à relan-cer la production des industries d’art et d’artisanat locales, et aboutit

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bien vite à la construction d’une École des Arts Décoratifs entièrement vouée aux principes de Van de Velde. L’historienne Anne van Loo note en commentaire de l’autobiographie de Van de Velde que «son projet pédagogique était de faire de son école un laboratoire». Dans ses mé-moires, il écrit notamment : «L’école que je venais de créer à Weimar et sur laquelle flottait le drapeau de l’insurrection, était la citadelle la plus avancée des nouveaux principes artistiques. (...) Au programme, il n’y avait ni cours d’Histoire de l’art, ni cours d’Histoire des styles. (...) Tout recours à la nature - ou plutôt à des éléments naturalistes - est incompatible avec la création de la forme pure. Celle-ci est le résultat de la seule conception rationnelle»57. Ainsi, l’École des Arts Décoratifs devient un centre expérimental pour une nouvelle collaboration de l’art et de l’industrie : l’esprit est bien à l’innovation et à la pratique, et non à la théorie, puisque Van de Velde reprochait à la plupart des penseurs d’un «art social» «de croire que l’Art futur empruntera au Peuple alors qu’au contraire l’art devrait se donner à lui»58. Les réalisations des étudiants sont exécutées dans le plus grand professionalisme, et vendues au profit de l’école, ce qui leur permet de tester la réception des produits sur le marché allemand. Le Corbusier note entre 1910 et 1911 à propos de l’école de Weimar : «Un autre principe de l’école est de ne pas enseigner à l’élève les procédés à la machine ; on veut, malgrè l’irrationalisme apparent, refaire des ouvriers complets. (...) Il y a dans chaque classe un maître de métier. L’éducation est la plus générale possible. (...) La puissance de rayonnement de l’école ne me paraît pas dépasser les limites de la province, ce qui rentre du reste dans le programme qu’elle s’est tracé»59. Derrière l’ambition réformatrice de Van de Velde, il y a bien la volonté de donner un fleuron artistique et technologique à l’Allemagne, plutôt que de prétendre à l’universalité : c’est-à-dire agir de façon pratique et locale, en formant des individus à travailler avec les contraintes techniques de leur temps, plutôt que de chercher à concevoir des objets d’un genre nouveau, distribuables dans

57 Henri Van de Velde, Récit de ma vie, Anvers, Bruxelles, Paris, Berlin, 1. 1863-1900, cité par Anne Van Loo (préface et commentaires).58 Henri Van de Velde, Déblaiement d’art, p.24.59 Le Corbusier, cité par Anne van Loo, colloque sur la controverse de Cologne Henri Van de Velde / Hermann Muthesius.

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toute l’Europe.Cette volonté de mettre l’Art au plus près de la réalité préfigure la création du Deutscher Werkbund, en 1907. Littéralement Association des travailleurs allemands, cette organisation n’est pas un nouveau cercle artistique, mais bien la réunion (assez inédite) d’industriels, d’artistes et d’architectes, cherchant à promouvoir leur travail en commun. Mais si la vocation globale du Werkbund semble prolonger l’École des Arts Décoratifs de Weimar, une controverse éclate très vite entre Van de Velde, qui défend fondamentalement la préservation de l’identité artistique de la production, qui doit rester à petite échelle, et Hermann Muthesius, fondateur du Werkbund, qui promeut la standardisation et la conception de modèles pour une production à très grande échelle. Se confrontent dans le Werkbund l’artiste proche de l’industrie, et le concepteur industriel - premier designer industriel au sens strict : dans cet entre-deux, naît le design, par l’adoption définitive de ce terme (d’origine anglaise) par les partisans du Werkbund.

La querelle du Werkbund, qui à bien des égards crève l’abcès et dégage l’horizon sur une problématique fondatrice du design moderne, est for-tement ancrée dans l’évolution politique de l’Allemagne à cette époque. Le modèle proposé par Van de Velde envisage de nourrir les industries locales d’un enseignement artistique approfondi, et de créer ainsi une production très identitaire et très qualitative. «Jamais n’a rien été créé en vue de l’exportation ! oppose-t-il à la Charte du Werkbund en 10 points de Muthesius. (...) Les beaux objets qui s’exportent n’ont jamais été faits pour l’exportation : les verres Tiffany, les porcelaines de Copenhague, les bijoux de Jensen, les livres de Cobden Sanderson, etc, mais bien en vue de satisfaire une clientèle connue, restreinte d’abord, s’élargissant ensuite»60. Van de Velde imagine donc un développement industriel de l’Allemagne similaire à un rayonnement culturel : raffiné, riche, et fondé - ce qui signifie pour Anne Van Loo un «expressionnisme avant la lettre, une troisième voie possible entre l’historicisme et le modernisme». Muthesius, qui est alors conseiller au Ministère des Affaires économiques à Berlin,

60 Henri Van de Velde, lors du congrès d’ouverture de l’exposition de Cologne (2-6 juillet 1914).

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• Logo du Deutscher Werkbund en 1915 (photo : Werkbundarchiv – Museum der Dinge, Berlin, photographe: Armin Herrmann)

n’imagine pas un développement des industries allemandes sans un impact direct sur l’économie globale de l’Europe, au moyen de l’expor-tation. Sa thèse est d’améliorer la qualité de l’objet manufacturé en concentrant les efforts sur des «objets-types» (Typisierung) fabricables en très grande série. Ainsi dit-il : «Point 6. [de la charte en 10 points du Deutscher Werkbund] Partant de la conviction que la constante améliora-tion de sa production est pour l’Allemagne une question vitale, l’association d’artistes, d’industriels et de marchands qu’est le Werkbund doit s’attacher avant tout à créer les conditions d’une exportation de ses industries d’art. Point 7. Les progrès de l’Allemagne en matière d’art décoratif et d’architec-ture doivent être portés à la connaissance de l’étranger par une propagande efficace»61. À travers la position de Muthesius, on sent un doute très fort sur la capacité de l’industrie à se donner elle-même une direction ori-ginale - ce qui reprend la critique de Morris sur l’art «des faussaires» et le manque absolu de créativité des techniques industrielles. Muthesius souligne la nécessité d’un nouveau corps de métier qui pense de façon globale (stratégique) l’enjeu de qualité et de rendement économique des entreprises allemandes. Cette position sous-entend l’intérêt politique de doter le pays d’industries ayant une force de production et une force d’invention conséquentes, à l’aube de la première crise économique du 20e siècle, et en parallèle de la montée des nationalismes européens. Van de Velde soutient au contraire que cette position rend impossible toute collaboration authentique entre l’art au sens pur, et les machines : «Tant qu’il y aura des artistes dans le Werkbund, clame-t-il, et aussi long-temps que ceux-ci auront quelque influence sur ses destinées, ils protesteront contre toute idée de ‘canon’ et de ‘Typisierung’»62. Ce à quoi Muthesius oppose, lors de l’Exposition du Werkbund à Cologne, en 1914 : «Seule la standardisation peut introduire un nouveau goût sûr, universellement valable»63. Pour la première fois dans l’histoire du design, une question de méthode se pose, et reste un débat ouvert structurant l’orientation des pratiques, mais sans réponde définitive, jusqu’à nos jours.On aurait cependant tort de penser que Muthesius se fait l’avocat de l’in-

61 Hermann Muthesius, ibid.62 Henri Van de Velde, lors du congrès d’ouverture de l’exposition de Cologne, op. cit.63 Hermann Muthesius, ibid.

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dustrialisation, et Van de Velde l’artiste conservateur. Muthesius pointe au contraire les limites de l’industrie dans son aptitude à s’améliorer (ou à se qualifier), portée par son rythme de croissance. Mais il pressent aussi les bouleversements du rôle de l’art dans la société au 20e siècle. Il est le partisan d’un changement de régime, il n’attend plus de l’art qu’il bonifie, ou donne un supplément d’âme, au monde moderne, schéma prépondérant depuis le début du 19e siècle. Van de Velde au contraire défend l’idée que l’art a le devoir de faire la conquête des machines, qui sont elles-mêmes porteuses d’une certaine forme de Beauté. Il faudrait faire de l’industrie un art. Position révolutionnaire, mais complète-ment illusoire, fait remarquer l’architecte Riemerschmidt lors de la controverse de Cologne, bien qu’il soit du côté de Van de Velde : «C’est sans doute une stupidité brutale que de tuer les oiseaux du Paradis. Mais s’il fallait faire la proposition de créer un élevage pour oiseaux du Paradis, je le déconseillerai fortement...»64.

À travers les positions radicales de Muthesius et Van de Velde, transpa-raît la crainte de voir deux modèles d’invention voués à l’impasse par le rythme effréné de la Modernité. D’un côté l’industrie, qui doit trouver les moyens de penser la validité de ses produits selon des paramètres culturels, esthétiques et économiques, sous peine de peupler le monde d’objets sans âme. De l’autre, l’art, qui pour être véritablement libre, doit pouvoir assumer la condition industrielle du monde moderne, sans la rejeter. Laszlo Moholy-Nagy dira quelques années plus tard, au Bauhaus : «Nous tenons l’art en très haute estime (...) et nous souhaitons le servir dans la mesure de toutes nos possibilités ; mais nous devrions nous inquiéter s’il est dit que nous allons former des «artistes libres». Car si faire d’un individu un artiste libre ne peut en aucun cas constituer un objectif pédagogique, cela doit certes en être un de nature sociale».65

On comprend bien que le débat derrière les rôles respectifs de l’art et de l’industrie prend ici une dimension très politique, et qu’il engage la définition de la société moderne. Si l’art ne va pas cesser, tout au long du

64 Riemerschmidt, lors du colloque sur la controverse de Cologne, op. cit.65 Lazslo Moholy-Nagy, lors d’une conférence donnée au New Bauhaus, à Chicago, en 1947, cité par Anne van Loo.

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• Les usines de Fagus, par Walter Gropius en 1910.

20e siècle de jouer sur un rapprochement-distanciation avec l’univers industriel (Dada, le Futurisme, le Constructivisme, le Pop Art - un art qui devient plus «chosal» que pictural), il n’en est pas moins vrai que c’est dans le design que le dialogue entre l’art et l’industrie se cristal-lise. Avec le design, on invente une discipline qui embrasse les idéaux de l’art et la responsabilité de l’industrie. D’ailleurs, ses premières manifestations ressemblent plus à une direction artistique éclairée qu’à une forme de conception industrielle au sens strict : on pense à Peter Behrens, qui fut chargé de concevoir pour l’Allgemeine Elektricitaets Gesellschaft (AEG, Entreprise d’Électricité Générale - 1907) l’archi-tecture, l’aménagement des locaux, les magasins, ainsi que le style de leurs produits, jusqu’à leur communication publicitaire. Behrens est le premier d’une lignée de designers entièrement intégrés à l’industrie, et trouvant dans cet environnement de travail et de vie une inspiration sociale et artistique. Walter Gropius, élève de Behrens, s’intéressera aussi à l’industrie comme un univers «total», dans son travail pour l’entreprise Fagus (1910), dont les usines restent un chef-d’œuvre du modernisme naissant.

Ainsi, c’est en s’associant à l’architecture utilitaire industrielle que le design s’éloigne des arts décoratifs pour se rapprocher de la standar-disation et du dessin de modèles. Muthesius, tout comme Behrens et Gropius, sont des concepteurs complets, s’intéressant à une cohérence pour le monde industriel, entre ce qui est produit et le cadre de la production. Pour eux, de bons produits ne peuvent être réalisés que par des ouvriers-artisans épanouis dans leur travail, et dans de bonnes usines. Ambition avant tout politique et économique, qui accompagne l’émergence des grandes entreprises qui vont structurer l’industrie du 20e siècle. Ainsi, la question des implications politiques du design s’impose comme une nécessité, en même temps que la politisation de l’art et la rationalisation de l’industrie. Cependant, ces recherches ne suffisent pas à réenchanter intégralement un monde industriel dominé par la croissance économique et les modèles productivistes de Taylor et Ford. Aux réalisations emblématiques du Werkbund, s’oppose une industrialisation toujours plus galopante, accélérée par la montée des antagonismes qui résulteront de la Première Guerre mondiale. Déçus

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des usines comme laboratoires, les architectes-designers se tourneront vers d’autres laboratoires : les écoles. Le Bauhaus, l’École de Chicago, les Vouthemas, puis l’Ecole d’Ulm prolongeront cette recherche d’une unité politique, conceptuelle et disciplinaire entre le monde de l’art et le monde de l’industrie.

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3.Des crises fondatrices.

On constate que le design trouve son énergie spécifique dans une négociation entre une vision critique du changement à l’œuvre, et la nécessité d’inventer une nouvelle forme d’action, qui tienne compte de tous les domaines du monde moderne. Dans ce chantier, qui est moins académique (établir les règles d’une nouvelle discipline) qu’esthétique, moral, et politique, des figures extrêmement diverses du designer émergent : l’intellectuel socialiste, qui prolonge sa pratique d’une vision utopiste, incarné par William Morris. L’artiste moderne, «individualiste ardent, créateur libre et spontané (...) ne se soumettant jamais de son plein gré à une discipline qui veut lui imposer un modèle» défendu par Henri Van de Velde et les futurs fondateurs du Bauhaus66. L’architecte engagé, qui prend la condition populaire comme source d’inspiration nouvelle (cités ouvrières, cités jardin...). Le génie des formes, possédé par la passion de faire, aux prises avec les techniques, les arts et la culture de son temps, à travers l’œuvre d’un Gaudi. Et enfin le concepteur en faveur de la production industrielle, que représentent Muthesius, Behrens et les partisans du Werkbund. Le point commun entre ces différentes figures n’est pas tant la recherche d’une nouvelle discipline (chose qui n’apparaît en évidence qu’au milieu du 20e siècle, quand le terme design est reconnu par tous les pays industrialisés) qu’un questionnement sur les possibles évolutions des champs de la création - l’art, l’artisanat, l’architecture - «mis en crise» par la Modernité. Aux origines du design, on trouve «l’élaboration d’un corpus théorique, [qui passe par] l’examen critique de l’ensemble de la production (...) de façon non-linéaire, avec toutes

66 Henry Van de Velde, Thèses et contre-thèses du Werkbund, 1914, cité par A. Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit. p.137 Manifeste double précédant l’ouverture du Congrès du Werkbund pour l’exposition de 1914. Quelques jours avant l’ouverture de la conférence, Hermann Muthesius fit distribuer à tous les adhérents une série de 10 propositions pour orienter l’avenir de l’organisation. Dès réception, Henry Van de Velde rédigea 10 contre-propositions et les diffusa à la hâte.

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sortes de revirements et de retours en arrière»67, note l’historienne d’art Arlette Despond-Barré, suite à quoi on identifie «l’émergence d’un nouvel acteur dans l’invention de ces nouveaux artefacts (...) ; il n’est plus seulement artiste, il n’est plus seulement artisan, et il n’est pas non plus ingénieur»68. Cependant, malgré les efforts faits pour définir et orienter le rôle de ces acteurs intermédiaires, toute tentative de «penser le design selon un modèle unique (...) [semble condamner] la validité de toute autre forme d’expression, et [mettre] fin à toute dynamique de création»69. C’est ce que remarque Alexandra Midal à propos de Hermann Muthesius, dont la position est perçue par ses contemporains comme un asservissement de l’art au régime industriel. La controverse de l’Exposition du Werk-bund en 1914 est donc emblématique d’une discipline qui aura pour vocation d’incarner un équilibre idéal (entre les arts et les techniques industrielles) et sera par là vouée à ne jamais faire consensus.

Cette tendance à rechercher les conditions de l’universalité, tout en étant immanquablement prétexte au débat, nous pousse à nous deman-der quel portrait de la société se dessine à travers le design, dans le jeu des paramètres évolutifs que sont les techiques, les arts, la culture, les systèmes économiques et politiques. Le philosophe Pierre Damien Huyghe remarque à ce sujet que les questions qui déterminent l’orien-tation des pratiques du design encore de nos jours, sont des questions qui l’ont habité dès les origines : «Nous sommes obligés, dit-il, de refor-muler, dans les conditions techniques propres à notre phase historique, des questions qui sont des questions traditionnelles du design»70. Pour Huyghe, la question du design est en reformulation permanente pour la bonne raison qu’elle est à la jonction entre une réflexion sur le sens (ou la «conduite») de l’industrie, et une réflexion sur le sens de l’art. Elle est donc indissociable du contexte moderne dans lequel elle se déroule, et des débats qui l’accompagnent. De même que pour Huyghe la Modernité

67 Arlette Despond-Barré, Sur les sources et les conditions d’émergence de l’objet et du design, op. cit.68 Ibid.69 A. Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op.cit. p.137.70 Pierre Damien Huyghe, Design, moeurs et morale, entretien avec Emmanuel Tibloux pour la Revue Azimut.

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n’est pas une «forme» ou un «temps» fini dans l’histoire de nos sociétés (ce qu’il souligne dans Modernes sans Modernité : «moderne veut dire en fait modifier, affecter de modes ce qui est, produire des aspects nouveaux», définition basée sur «l’affirmation pratique de l’oeuvre incessante de notre essentielle technicité»71) ; de même, le design est un débat ouvert et sans fin sur la Modernité.

En ce sens, le design serait une manière d’actualiser les grandes inter-rogations provoquées par le bouleversement des activités humaines à l’ère industrielle, tout en renouvellant un réservoir de solutions, c’est-à-dire en engageant l’action. C’est ce que Huyghe relève en soulignant, dans un échange avec Emmanuel Tibloux pour la Revue Azimuts : «On s’aperçoit que l’histoire du design a constamment été prise dans une problé-matique, c’est à dire une situation d’enjeu entre ceux qui poussaient le mot et la pratique [du design] dans le sens d’une industrie qui ne réfléchirait pas aux conditions de ses propres poussées... et puis ceux qui (...) réfléchissaient à la façon dont l’industrie se conduit»72. La structure même et la vocation du monde industriel seraient donc à l’origine des différentes «voies» du design. De ce point de vue, quelles caractéristiques du design (mani-festes dès la fin du 19e siècle) nous laissent penser que la genèse de cette discipline reflète et accompagne une crise dans la pensée du monde industriel moderne ?

Passerelles.

La première chose que l’on peut déduire des formes d’émergence du design précédemment évoquées, c’est qu’une pratique semble néces-saire, à la fin du 19e siècle, pour faire du lien là où il y a rupture. Comme on l’a vu, cette période de développement industriel est profondément marquée par l’idée de progrès, c’est-à-dire par la conscience d’agir dans un temps historique orienté vers un accomplissement de la société. La rupture avec le modèle traditionnel de développement semble le moyen

71 Pierre Damien Huyghe, Modernes sans Modernité, éloge des mondes sans style, Éd.tion Lignes, 2009, p.91.72 Pierre Damien Huyghe, op. cit.

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et la finalité de la Modernité. Or le modèle moderne n’est pas seulement une reconfiguration de l’environnement matériel, il engage un autre rapport au monde, un autre temps, un autre sensible en partage, un autre mode d’action : il crée un homme nouveau. Pierre Francastel re-marque en s’appuyant sur le sociologue Georges Friedmann à quel point c’est la nature de la pensée qui est en train de changer à cette époque : «Les changements de ce siècle ne sont pas seulement dans le monde des objets qui nous entourent, ils sont en nous, ils sont nous-mêmes. (...) La plasticité du cerveau humain a fait face à des conditions inédites qui excluent toute possibilité de survie d’un type d’homme identique à celui qui a produit, par exemple, le sourire de Mona Lisa...»73. Derrière cette allusion poétique, on sent bien l’idée que si l’intelligence de l’homme s’accroît, sa sensibi-lité, elle, est également en train de changer, et peut-être de s’appauvrir.

Dès lors qu’un changement inéluctable est prédit, les doutes sur les bienfaits de la Modernité émergent. Francastel souligne que cette prise de conscience correspond à une deuxième phase du développement technique européen. «Dans la première phase de son expérience technique, dit-il (période 1750-1850), l’homme demande à la science des moyens plus puissants, il ne cherche pas à tirer de sa nouvelle force un appréhension nou-velle du monde extérieur. Il est le même homme plus puissant. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas, d’abord, de nouveau style. Tandis que les ingé-nieurs donnent à la société l’usine textile, le moulin mécanique et la locomo-tive, les artistes continuent à représenter un univers où les qualités nouvelles de l’intelligence ne s’expriment pas. De là surgit nécessairement le conflit entre le décor et la structure...»74 qui dominera toute la recherche esthé-tique au 19e siècle et amènera, entre autres, à la création du design. On voit bien que la notion de rupture moderne n’apparaît qu’à partir du moment où une nouvelle représentation du monde invalide l’ancienne : et dès lors que les changements s’accélèrent et rendent impossible la cohérence entre représentation nouvelle et matérialité du monde, la rupture devient crise, ou schisme - ce qui nous renvoie à l’idée définie

73 Pierre Francastel, Art et technique, (• Transformation de l’objet plastique), Éd. TEL Gallimard, 2008, p. 123.74 Pierre Francastel, Art et technique, op.cit. p.75.

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par Ricoeur de la crise par échec de la symbolisation.Ainsi, c’est lorsque ces représentations s’affrontent, et qu’un clivage se crée entre ce que montrent les arts d’un côté, et ce que montrent les sciences et les techniques de l’autre, que des mouvements comme les Arts & Crafts commencent à s’opposer à l’idée d’une rupture nécessaire de la Modernité. William Morris défend ainsi un artisanat émancipé, qui n’est pas réfractaire aux machines tant qu’elles ne dénaturent pas le travail humain. Ce qui est au centre de l’organisation du travail, c’est le plaisir pris par l’artisan à son ouvrage, seule garantie que de l’art subsiste dans la production, et pourra ainsi être transmis à la société, comme un art de vivre. Le discours de Morris se projette dans une «après-Modernité» : il s’appuie sur une vision traditionnelle pour soutenir une pensée prospective. Dans cette conception de la création, Morris laisse voir qu’il y a danger à ce que la Modernité n’en vienne à se prendre elle même comme référent (critique qui vaut pour les «ersatz» qu’elle fabrique) et soit donc incapable de discerner ses dérives néfastes de ses améliorations : un serpent se mordant la queue. Il y a là l’idée - qu’on retrouve chez les précurseurs des Arts & Crafts, dont John Ruskin - de donner à l’art le rôle de «saisir» le présent sensible, histo-rique, culturel... que les hommes modernes habitent - ce en quoi Turner est pour Ruskin le peintre exemplaire de la Modernité, cristallisant la sensibilité et l’inspiration d’une époque dans une œuvre unique en son genre.

Ainsi, aux racines du design, il y a l’idée qu’il faut inventer un mode de production qui rend possibles à la fois la transmission et l’héritage : sans quoi la Modernité perd son sens. Derrière la mécanisation maté-rielle, c’est aussi l’appauvrissement de la culture qu’on redoute, prise dans un système répétitif d’auto-référencement, incapable d’aller trou-ver dans le passé une forme de recul, de critique, ou d’inspiration. C’est cette vision acculturée de la Modernité qui stimule la pensée de Morris. Cependant, dès lors que des artistes-proto-designers tentent de renouer avec l’univers des machines, cette pensée se heurte à l’absurdité de co-pier des objets anciens par l’intermédiaire de techniques industrielles : le comble de l’ersatz ! Ce sont donc bien des objets nouveaux qu’il faut créer. La réflexion qui va occuper les arts jusqu’aux années 1920-1930

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sera donc d’inventer un style qui ne soit ni une fausse récupération du passé, ni le pur produit de la Modernité technique. Le néo-gothique, les Arts & Crafts et le préraphaélisme se tourneront vers une mytho-logie médiévale ; l’Art Nouveau explorera les références à la nature, et l’Art Déco s’inspirera d’une géométrie épurée, entre le classicisme et le cubisme. Il s’agit bien de donner un référentiel à la production indus-trielle, tout en la replaçant dans une chronologie historique. En cela, le design à ses origines a bien pour vocation de faire le lien ; non littéralement entre le passé traditionnel et le présent moderne, mais surtout entre les objets qui seraient purement industriels, et les objets qui pourraient être encore imprégnés (ou habités) par une trace du passé, ou une inspiration venant d’ailleurs. En quelque sorte, faire place à une culture moderne et industrielle : faire entrer les produits de l’industrie dans la culture, et faire entrer la culture dans les produits de l’industrie. On remarque le paradoxe : dès le début du 20e siècle, l’indus-trial design qui s’exprime notamment dans le style Streamline, sera perçu comme essentiellement producteur de formes nouvelles, une ma-nière de rêver le futur. Entre-temps, on invente la science-fiction (que l’écrivain Pierre Versin définit ainsi : «Un univers plus grand que l’univers connu, elle invente ce qui a peut-être été, ce qui est sans que nul ne le sache, ce qui sera ou pourrait être... Elle est avertissement et prévision...»75) et les visions de l’avenir deviennent plus ambivalentes, au sens où elles ne se bornent pas à un déroulement du progrès technique. Il est donc inté-ressant de noter que l’intégration culturelle des formes industrielles va passer par l’élaboration d’une vision culturelle du futur.

À l’origine du design, il y a donc la volonté de lutter contre une rupture résultant de l’industrialisation. Cette rupture n’est pas seulement tem-porelle : elle concerne aussi l’intégration du nouveau savoir scientifique et des inventions techniques dans la vie moderne. Pierre Francastel note «la lenteur de la découverte et le caractère explosif de l’adaptation»76.

75 Pierre Versin, (Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction, Lausanne, L’Âge de l’homme, 1972) cité par A. Midal, Introduction à l’histoire d’une discipline, op. cit. p.77.76 Pierre Francastel, Art et technique, op.cit. p. 91.

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Il ajoute que «la découverte seule ne suffit pas à intégrer une technique dans la civilisation. (...) Ce sont les hommes qui établissent les solutions moyennes qui déterminent les transformations sociales. La mise en relation de la société et de la science implique l’existence d’intermédiaires»77. C’est donc ces pratiques intermédiaires, proches de la technique et proches de la vie sociale, qu’il va falloir inventer. Francastel souligne que cette recherche est justement l’occasion de nombreux échanges entre les champs disciplinaires : «une découverte technique donne naissance à une interprétation plastique, celle-ci suggère à son tour l’utilisation d’un nouveau matériau déjà existant mais dans le domaine des principes et des virtualités, sans que la société en ait encore aperçu les possibilités courantes d’utilisation...»78. Pierre Francastel montre que c’est bien par la circula-tion des inventions dans les différents domaines de la création et de la pensée que se forment le «radicalement nouveau» de la fin du 19e siècle. Il prend notamment comme exemple l’architecture de fer (l’économie du matériau produit un style de l’ossature pure, jamais vu) et l’utilisation du béton (qu’on expérimentera de multiples manières avant d’arriver à en calculer les propriétés). Ici encore, on peut voir comme un signe précurseur de l’apparition du design la nécessité d’une discipline qui tienne à la fois de l’art, de l’ingénierie, de la science, et du social, et qui puisse être une sorte de réservoir d’applications pour les inventions et les idées modernes. Cependant, cette vision idéaliste du design comme un inventeur génial de solutions va à l’encontre de la réalité économique qui est en train de se mettre en place au même moment : l’intérêt d’une obsolescence soigneusement programmée, qui favorise la conception d’objets adaptés et ingénieux, mais peu durables et peu solides, afin d’être remplacés régulièrement... alors que les premiers chefs-d’œuvres de l’industrie alliaient invention et performance technologique, comme la fameuse Livermore Centennial Light Bulb, ampoule à incandescence de 4 W. qui brille sans interruption depuis 1901.

Peut-on alors réellement dire que l’idée d’une discipline unificatrice, en

77 Ibid.78 Ibid. p.23.

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osmose avec le progrès technique, et «fournisseuse» d’innovations pour la société, est une vocation réelle du design à ses origines ? Ce n’est que dans les années 20-30 que le design sera véritablement défendu comme une pensée holistique du monde moderne (jusqu’au «design pour la vie» de Moholy-Nagy). Cependant, on sent émerger dès la fin du 19e siècle le fantasme d’une Modernité parfaitement intégrée, où le conflit entre l’homme et la machine n’a pas lieu d’être. Pour Pierre Francastel, cette pensée commence avec Henri Cole, qui fut l’un des premiers théoriciens à entr’apercevoir «la possibilité d’une liaison originale entre une ère de haute industrialisation du globe et un esprit créateur affranchi des standards du Beau traditionnel», et se prolonge, au 20e siècle, avec notamment Lewis Mumford - pour qui la machine est «le lieu de rencontre actuel, le dénominateur commun des individus et des groupes - cités, régions, États»79. De ce point de vue, la Modernité serait un nouvel âge de l’humanité - dont on ne peut pas nier le caractère inédit - mais qui ne peut se réaliser pleinement que dans l’acceptation par la culture d’une technicité essentielle de l’homme moderne, et non dans la critique d’un homme «faustien» qui aurait perdu le sens de l’existence avec l’avènement des machines. Idée qui mènera d’un côté à une pensée de la technique comme dotée d’un «mode d’existence» en soi (dont il faut faire l’onto-logie : Simondon) ; d’un autre côté, à une pensée de l’homme qui doit élargir sa conception du monde et dépasser l’opposition paralysante entre technique et culture, entre raison et instinct : thèse que Francas-tel décrypte dans l’intreprétation esthétique de l’architecture moderne par Siegfried Giedion : «[Cette] vision esthétique traduit d’une manière concrête (...) la prise de conscience de l’homme confronté avec le monde. (...) Désormais, dans son architecture en particulier, l’homme manie des surfaces actives et colorées où se prolongent pour ainsi dire, ses réactions, en même temps que sa puissance ; ses oeuvres cessent ainsi de lui apparaître comme extérieures, aliénées, pour devenir en quelque manière un prolongement de ses membres, une projection de ses représentations»80. Telle est la réconci-

79 Pierre Francastel, Art et technique, op.cit. p. 41, à propos de Technics and Civilization, Lewis Mumford, 1934.80 Pierre Francastel, Art et technique, op.cit. p.55, à propos de l’ouvrage de Siegfried Giedion, Espace, Temps, Architecture, 1931.

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liation promise par Giedion. Ainsi, parmi les alternatives pour sortir des contradictions dans les-quelles semble prise la Modernité, se dessine la nécessité de la synthèse des arts (imaginer un mode d’action qui unifierait l’art et la technique, la raison et le sensible, le mécanique et le biologique), qui serait la condition d’une synthèse de l’homme en lui-même. «L’opposition des dis-ciplines, dit Francastel, le drame qui déchirait l’humanité, s’évanouit. Nous créons désormais dans le sens de la Nature !»81.

L’idée d’une Modernité redevenant un état de nature, et non une alié-nation pour l’être humain, pourrait bien être une inspiration à l’origine du design, discipline qui au final effectue la dissolution complète des artefacts dans la vie, abolissant par là-même le conflit entre l’art et la technique : ce que le philosophe Pierre-Henry Frangne appelle «une naturalisation de la vie ordinaire» - «qui ne consisterait pas à imiter les formes de la nature, mais à imiter la nature même de la nature»82. Dès lors, le design et l’architecture modernes - puisque ces deux disciplines ont des fondements communs dans l’invention du mouvement moderne - ne seraient pas la simple expression de la nécessité d’un réservoir d’appli-cation et d’intégration de la Modernité : ils contiendraient (et d’une cer-taine manière en puissance, avant même d’exister) l’utopie d’un monde humain et technique en harmonie.Ainsi, notre hypothèse de départ, consistant à définir les origines du design comme la recherche de «passerelles»83 ou de «liens» sur les

81 Ibid.82 Pierre Henry Frangne, conférence au Lycée Chateaubriand, Rennes : Le design, une naturalisation de la vie ordinaire, 2 mars 2010.83 La nécessité de «passerelles», notamment entre le monde moderne et le monde tradi-tionnel, est une valeur que l’on peut trouver dans le mouvement Arts & Crafts. Cependant la remise en question de la Modernité à la fin du 19e siècle sous-tend le besoin d’union plus que la création de liens : il s’agit d’abolir les décalages entre le monde technique et le monde humain, en définissant la Modernité comme une nouvelle condition, qui leur est commune. Idée que l’on retrouve chez Simondon qui soutient que le progrès social dépend d’une bonne compréhension par la culture de sa propre dimension technique. L’image de la passerelle trouve donc une limite naturelle dès lors qu’on parle du design et de l’archi-tecture comme un nouvel espace de partage ou de «commun», renvoyant l’industrie à son fondement culturel et social, et l’homme à sa nature essentiellement technique.

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ruptures dont souffriraient le monde moderne, nous amène à voir que ces ruptures ont été le fondement même de la Modernité. À l’idée d’une discipline qui servirait de «pansement» ou de substitut disciplinaire à l’échec des arts et de l’architecture classiques, nous devons peut-être remplacer l’idée d’une discipline qui précisément intègre la Modernité dans ce qu’elle a de dissocié, de disruptif, de déchiré et d’hétérogène : une discipline polymorphe, non pas par défaut, mais au contraire pour intégrer le changement à l’œuvre d’une autre manière, permettre la circulation des idées, en même temps que l’adaptation de la société. Une discipline qui tend à l’uniformisation, mais qui ne peut trouver son espace d’action que dans les ruptures, ou pourrait-on dire les «inters-tices» de la Modernité.

Une discipline des interstices.

On a pu constater que le design comme «passerelle» est une idée qui trouve rapidement ses limites : quelle qu’ait été sa vocation de départ à travers les Arts & Crafts, le design s’est rapidement imposé comme une activité en soi, et non un puzzle de pratiques ayant pour simple vocation de «faire lien».Dans son article Esthétique industrielle : l’économique et le social, l’his-torienne Jocelyne Leboeuf note que la grande question sociale qui stimule la pensée des Arts & Crafts et de l’Art Nouveau est «la coupure entre celui qui conçoit et celui qui fabrique»84. Améliorer l’environnement humain, pour William Morris, c’est d’abord améliorer son cadre de travail, et partant du principe que chaque citoyen est un travailleur, il s’agit d’ «être les patrons des machines et non les esclaves (...), et faire que le peuple trouve du plaisir à utiliser les choses qu’il doit nécessairement utiliser et qu’il en trouve autant à fabriquer les objets qu’il est obligé de fabriquer»85. À l’origine du design, il s’agit bien d’inventer une discipline où le plaisir de faire, le plaisir de consommer, et les contraintes du monde moderne se retrouvent. Ce qui justifie les interventions précédemment citées

84 Jocelyne Leboeuf, article Esthétique industrielle : l’économique et le social mis en ligne le 16 oct. 2011 sur le blog Design et Histoires.85 William Morris ( Contre l’art d’élite, conférence, 1884) cité par Jocelyne Leboeuf, ibid.

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de designers tels Peter Behrens ou Walter Gropius à tous les éche-lons de grandes entreprises - de l’aménagement de l’usine au dessin des produits. Cependant, en s’attribuant cette place stratégique, et notamment la conception des modèles pour la fabrication industrielle, le design rend impossible à l’ouvrier de se dépasser dans son travail, d’éprouver la joie de faire, c’est-à-dire de créer, décrite par Morris. «Le styliste industriel n’est pas un artisan, dit Jocelyne Leboeuf, en faisant le point sur la définition du design par l’Institut d’Esthétique Industrielle dans les années 50. Il n’est pas celui qui fabrique. Il est celui qui conçoit. Mais la perte que cela constitue pour l’ouvrier est une question qui reste ouverte»86. Il est alors intéressant de noter que pour le sociologue Georges Fried-mann (proche de Jacques Viénot et du cercle de réflexion de l’I.E.I), l’esthétique industrielle est précisément un moyen de «ré-introduire la pensée créatrice»87 dans le processus de production, au sens où il n’est plus uniquement régi par des impératifs de rendement, mais également par des préoccupations formelles et artistiques. Cela revient à dire que l’ouvrier retrouve plaisir à son activité à partir du moment où l’objet qu’il fabrique peut être qualifié, en fin de parcours, de «beau» ou de «bon». Ce qui est évidemment contredit par le morcellement de la fabri-cation par l’organisation tayloriste du travail, qui éloigne le travailleur de toute vision globale de l’objet qu’il fabrique, et donc de toute gratifi-cation à l’avoir réalisé. De ce point de vue, on ne peut pas vraiment dire que le design dans son acceptation d’esthétique industrielle réponde au radicalisme de la pensée des Arts & Crafts. On peut même avancer qu’en donnant la priorité à l’idée de conception par rapport à celle de fabrication - c’est-à-dire en remplaçant le savoir et l’harmonie individuels du travail bien fait par la programmation d’une esthétique globale, conçue séparément et pour elle-même - le design rend impossible l’épanouissement de l’ouvrier dans son travail : puisqu’une partie de l’intelligence de l’objet lui échappe, la conception justement.

86 Ibid.87 Georges Friedmann, Quelques aspects psychosociologiques de l’esthétique industrielle, Revue Esthétique Industrielle, numéro spécial 10_11_12, 1954.

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Ainsi, on a vu que les questions qui amènent à la formation du design portent sur le constat de ruptures et de décalages propres à la Moderni-té. En tant que discipline, le design serait une possible voie de résolution de ces ruptures. Mais ne peut-on pas dire également qu’en intervenant sur ces décalages, sur ces espaces «entre-deux» le design les maintient ouverts ? Cela nous amène à envisager le design non pas comme la survivance de pratiques héritées de l’art et de l’artisanat à l’ère indus-trielle, mais bien comme un fait moderne, qui s’appuie précisément sur les ruptures structurantes de la Modernité. Si le designer est bel et bien une synthèse de fonctions et de capacités revenant à l’ingénieur, à l’artisan, à l’artiste et au stratège (définition qui sera développée avec le Bauhaus), ne peut-on pas dire pour autant que sa présence sépare définitivement l’ouvrier de l’artisan, le concepteur du fabricant, l’artiste du technicien ?

On peut se demander si le design, en occupant des béances théoriques très présentes à cette époque-là, ne revient pas à durcir ces débats, et à empêcher toute forme de ré-union réelle entre l’art et la technique. Le design ne serait alors pas une discipline qui unit mais qui écarte, ou du moins, garde en tension. D’un autre côté, on a constaté précédemment que le design était entouré d’un débat sémantique persistant tout au long de son histoire, débat le définissant plutôt comme un «champ de pratiques», que comme une discipline au sens strict. Cette indétermi-nation constitutive, nous pouvons la rapporter à ce que Pierre Damien Huyghe nomme «force d’hésitation». Le philosophe souligne que l’hésita-tion, ou ce que l’on pourrait nommer la «prudence», devient cruciale dès lors que nous vivons dans un monde où le processus de venue au monde des choses (objets, environnements, qualités, valeurs) est devenu quasi automatique. Il s’agit de réintroduire des ambiguïtés fécondes, des polarités hésitantes, non nécessaires, non prévisibles, dans un monde devenu systémique. Pour Pierre Damien Huyghe, le design, invention qui apparaît à l’apogée du système industriel, peut être dépositaire de cette force d’hésitation. Ainsi dit-il : «Je ne proposerai pas d’appeler ‘design’ ce qui organise d’avance des usages ni ce qui induit des consom-mations ni ce qui assigne des comportements au règne de la marchandise,

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mais plutôt certaines recherches et attitudes qui permettent à un système de production d’hésiter»88. Cette définition semble rejeter tout aspect disciplinaire, méthodique voire académique du design (comme l’appli-cation de règles pour embellir les produits de l’industrie) au profit d’une attitude qui se veut alternative ou critique par rapport au processus industriel. Or au contraire, Huyghe souligne qu’un mode d’hésitation est nécessaire pour que le système industriel de production réalise sa «puissance esthétique». Ainsi, le design serait une manière de question-ner la venue au monde des objets, non pas pour fustiger ou défaire la production, mais pour lui donner les moyens de se légitimer, de décider de ses orientations : lui donner une force d’existence compatible avec l’existence humaine. «Le design est justifié, dit Huyghe en s’appuyant sur la publication posthume du texte de Moholy-Nagy Le design pour la vie, par la présence, au sein de l’humanité, d’une technicité ouverte au choix»89.De ce point de vue, de sa position intersticielle dans les débats de la Modernité, le design n’opérerait ni comme une passerelle fictive, ni comme un séparateur (ou un facteur de blocage), mais comme un espace d’ouverture, de recherche, d’expérimentation des possibles. Il ne serait pas tant un producteur de solutions ou d’applications, qu’un producteur d’hésitation. Huyghe souligne que la thèse de Moholy-Nagy d’un «design pour la vie» démontre que le design aura beau tendre à une uniformisation méthodique (revendiquant un statut de discipline, ou de courant artistique et théorique), il restera une pratique «du côté de la vie», c’est-à-dire «une expérience a priori indéfinie de la façon de faire»90, ce qui est aussi le propre de la Modernité artistique. C’est en cela que le design constitue une démarche capable de dérouter le système indus-triel : non pour le contrecarrer, mais pour introduire par effraction des alternatives inédites, des voies possibles, là où se standardise spontané-ment un mode d’action unique.

88 Pierre Damien Huyghe, Design et existence, colloque Design, Centre Pompidou, nov.2005.89 Pierre Damien Huyghe, Design et existence, op. cit.90 Ibid. Référence à Moholy-Nagy.

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Ceci nous renvoie à l’idée d’une Modernité qu’il ne faudrait pas «répa-rer» ou «ré-unifier», comme les penseurs des Arts & Crafts ont pu le soutenir, mais bien «réaliser». En cela le caractère schismatique du monde moderne est aussi ce qui crée les espaces d’action et d’invention nécessaires à son intégration par la société, et également cette force d’hésitation qui lui donne un sens pour l’existence humaine : ce que Huyghe évoque par la question «Le design pourra-t-il nous aider à exis-ter ?»91 - pourra-t-il contribuer à augmenter d’un degré d’existence, ou de réalité, un monde soumis à la mécanisation et à la planification de toutes les activités humaines ? On comprend ainsi que le design n’a de sens que dans son invention dans le contexte moderne, tout comme il participe, au long de son histoire, à l’invention de la Modernité.

Conclusion.Le design dans la construction moderne des cultures euro-péennes.

Il semble donc que l’invention du design, et sa reconnaissance en tant que discipline au début du 20e siècle, est indissociable du contexte moderne : à la fois d’un point de vue historique, puisque les questions qui restent encore celles du design aujourd’hui reflètent les contro-verses de la Modernité à l’apogée de la Révolution industrielle - ques-tions qui restent actuelles, comme le clivage entre l’art et la technique, l’homme et la machine, le beau et l’utile... Et également d’un point de vue théorique, puisque l’Histoire du design, acte auto-fondateur plus que science exacte, nous délivre à travers ses «pierres fondatrices» (Mor-ris, Beecher, les Shakers...) une pensée à la fois critique et enthousiaste envers la Modernité. L’apparition du design est donc fondamentalement liée à la volonté de faire le procès du projet moderne, tout en pensant pouvoir fournir les moyens de le modifier (c’est-à-dire : trouver des moyens d’action). D’où le caractère énigmatique et ambitieux de cette discipline-valise, que remarque Armand Hatchuel lors du colloque Le

91 Ibid.

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design en question, au Centre Pompidou en 2005, évoquant «une grande charade à laquelle aboutissent invariablement les historiens du design, (...) cette étrange pratique qui, dans de nouveaux objets, tente rien moins que concilier capitalisme et humanisme, intérêt et sens, séduction et authenticité, rhétorique et vérité, tradition et invention...»92. Le design serait donc à la fois un réservoir d’inspiration pour penser la Modernité autrement, et une source de déception, proposant des objets qui relancent, en eux-mêmes, le débat.

Nous avons vu dans un deuxième temps que cette position contradic-toire par rapport au projet moderne est précisément le fondement du design, ce qui lui a permis d’exister et de trouver des espaces d’action dans un monde où système industriel et système culturel devenaient de plus en plus clivés. Vilém Flusser note dans La Petite Philosophie du Design : «[le design] manifeste un rapport intime entre la technique et l’art. C’est pourquoi ce mot désigne aujourd’hui approximativement le point où l’art et la technique en viennent à se recouvrir pour ouvrir la voie vers une culture nouvelle»93. Rapport intime, proche ou conflictuel, tensionnel ou fusionnel d’un côté : le design apparaîtrait comme une formule asso-ciative ponctuelle, qu’il faut rechercher, et ré-établir sans cesse. Culture nouvelle d’un autre côté : on peut comprendre ici que la culture moderne n’est pas seulement en rupture avec la tradition, elle est, par définition, en permanence nouvelle à elle même. Le design ferait ainsi partie des disciplines qui permettent de faire place, ou de guider (‘ouvrir des voies’) une culture qui par définition se cherche, à la fois déchirée par nature et tendue vers un désir d’unification. Vilém Flusser note d’ail-leurs que la condition divisée de la Modernité (entre autre la division entre l’art et la technique) est une invention économique et sociale : elle correspond particulièrement à l’émergence d’une culture de la bourgeoisie, culture qui justifie l’invention de passerelles contrôlées entre des parties du monde maintenues en tension - l’univers prolétaire,

92 Armand Hatchuell, introduction du texte Quelle analytique de conception ? Parure et pointe en Design, colloque «Le design en question(s)», novembre 2005, Centre Georges Pompidou.93 Vilém Flusser, Petite Philosophie du Design, Éd. Circé, 2002, p. 10.

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marchand, intellectuel, etc. En cela, le design correspond bien à un portrait de la Modernité dans ce qu’elle a de paradoxal, et nous renvoie à la Modernité artistique bau-delairienne, en quête d’actualité esthétique tout en étant en violente opposition avec la modernisation sociale, l’innovation tapageuse des Expositions Universelles et l’industrialisation. Il y a l’idée chez Baude-laire que l’essence de la Modernité («le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable...»94) nous échappe, et que c’est le devoir du poète de la capter et de la réaliser... Le design se situe peut être aussi de ce côté-là.

Pour finir, nous est apparue la nature fondamentalement politique des débats qui accompagnent et structurent l’invention du design. La controverse du Werkbund - entre une culture portée par la création industrielle, et une industrialisation des biens culturels - pose, au delà du conflit des styles, la question de l’identité moderne que se forgent les sociétés européennes dominantes, en parallèle de la montée des nationalismes. Les Expositions Universelles témoignent à la fois d’une course au Progrès, d’une recherche d’appropriation culturelle des nou-veaux moyens de production, et de l’impact du modèle capitaliste sur les politiques des États européens. L’invention du design est donc diffici-lement dissociable d’un renouvellement des identités et des cultures européennes, face à l’avènement de la Modernité.

Ainsi, il paraît nécessaire de s’interroger sur l’évolution de la formula-tion du design comme discipline dans un contexte politique qui voit la montée des grands récits idéologiques. En effet, on a entrevu jusqu’à présent l’idée que le design, avant d’être identifié et théorisé comme tel, existe dans les rapports entre des systèmes «mis en crise» par la Modernité - l’industrie, l’art, la culture. Les échanges, conflits et controverses entre ces systèmes sont les moteurs de la Modernité, mais provoquent également son durcissement. La montée des idéologies politiques témoigne en effet d’une volonté de rénovation de plus en plus radicale, que l’on va ressentir entre autres dans l’art, avec l’éveil des

94 Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne

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avant-gardes. Puis, avec la montée des totalitarismes, le Nouveau et le Progrès prennent un autre sens. Les mécanismes matériels et culturels dont les tensions assuraient un équilibre et une perspective critique sur la Modernité fusionnent, ils concourent à des objectifs communs. Que devient alors le design, que nous avons précisément défini comme une pratique «aux interstices» ? Se pose ici la question d’une identité idéo-logique du design. Dans son essai Design versus Non-Design l’architecte argentine Diana Agrest souligne qu’il est nécessaire, malgré sa trans-versalité, de définir le design (dans lequel elle comprend l’architecture) comme un système à part entière. «Le design, considéré à la fois comme pratique et produit, est en fait un système clos. Non seulement par rapport à la culture dans son ensemble mais aussi par rapport à d’autres systèmes culturels tels que la littérature, le cinéma, la peinture, la philosophie, la phy-sique, la géométrie, etc. (...) Il condense et cristallise des notions culturelles générales, dans le cadre de ses propres paramètres. Dans les limites de ce système, le design constitue cependant un ensemble de pratiques (architec-ture, design urbain et industriel) unifiées selon certaines théories normatives. C’est à dire qu’il possède des caractéristiques spécifiques qui le distinguent de toutes les autres pratiques culturelles, et qui établissent une frontière entre ce qui est du design et ce qui n’en est pas. Cette frontière est une clôture dont le rôle est de protéger et de différencier l’identité idéologique du design. Cette clôture n’exclut cependant pas un certain degré de per-méabilité en direction d’autres systèmes culturels. Perméabilité néanmoins strictement contrôlée et réglée»95.Cette définition du design, qui tient pour acquis son statut disciplnaire autonome, peut sembler contradictoire avec ce que nous avons conclu des premières formes d’apparition du design - c’est-à-dire un ensemble de pratiques essentiellement liées à la remise en question de disciplines existantes. Cependant, dès lors que le «design industriel» est reconnu comme une activité en soi, il paraît nécessaire de le définir non seule-ment en fonction des disciplines auxquelles il appartient historique-ment (l’artisanat, l’industrie, les beaux arts) mais également en fonction de ce qui lui est complètement différent, et que Diana Agrest nomme «non-design». Selon l’architecte, ce «non-design» est précisément ce

95 Diana Agrest, Design versus Non-design, Revue Communications n°17, 1977.

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qui conditionne un «rapport actif entre le design comme système culturel et d’autres systèmes culturels» : c’est le contexte, c’est-à-dire ce qui pré-existe au design. Pour Diana Agrest, l’opposition (la distance, le jeu) entre «design» et «non-design» est ce qui valide l’identité idéologique du design. Or il est nécessaire de remarquer que la période où le design commence à être envisagé comme une discipline en soi correspond également à la montée des grands récits idéologiques, et à la fusion des systèmes culturels, économiques et politiques dans les totalitarismes soviétique, nazi et fasciste. Que se passe-t-il quand, dans la part de «non-design», le design lui même se perd ? Il semble donc nécessaire de questionner l’interaction entre le design et des systèmes culturels hégémoniques propres aux régimes totalitaires. Comme on l’a noté plus tôt, la période qui précède les totalitarismes est marquée par un rapprochement très fort entre l’art et le politique : au nom de l’accomplissement d’une utopie, cette «fusion idéologique» est aussi une dissolution des différents domaines qui y participent (architecture, urbanisme, design, économie, etc.) au service d’un projet de société commun. Par la suite, les idéologies totalitaires ont cherché à priver les systèmes culturels de toute auto-nomie et de toute légitimité, allant parfois jusqu’à les réinventer (ex : le réalisme socialiste). Cette production, caractérisé par l’emprise d’un «non-design» - ou d’un «autre design» - rentre difficilement dans ce que nous appellerions aujourd’hui «le design». Comment faut-il alors le comprendre ?

Nous devons nous demander comment la dérive des idéologies vers les totalitarismes, qui constituent une forme d’extrémité ou de moment de crise des cultures européennes, a pu influencer le design - discipline alors à ses balbutiements - et comment cette influence est recevable sur le plan de l’Histoire. Le début du 20e siècle foisonne d’expérimentations, d’échecs, et de dérives. Sans chercher à tout embrasser, nous allons prêter attention à ce qui indiquerait que, d’un certain point de vue, les limites du design ont été franchies.

PARTIE 2.[ DESIGN ET IDÉOLOGIES ]

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PARTIE 2. [ DESIGN ET IDÉOLOGIES ]

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• Goebbels Teapot, par Noam Toran, Onkar Kular et Keith Jones, extrait de «The Mac Guffin Library», présenté à la Somer-set House à Londres en 2008.

Introduction.Trois objets.

Le premier est une interprétation de la théière de Goebbels par les desi-gners Noam Toran, Onkar Kular et Keith Jones, extraits de la série The Mac Guffin Library, pour l’exposition Wouldn’t it be Nice..., à la Somerset House (Londres) en 2008. Le deuxième est un modèle de VolksWagen dessinée dans les années 30 par Ferdinand Porsche à la demande de Hitler. Le troisième est un banc en fonte en forme de svastika intitulé «Sh(i)t on it», dessiné en 1994 par le designer hollandais Richard Hutten. Ces 3 objets n’ont rien en commun si ce n’est qu’ils se réfèrent à la même période de l’Histoire : l’Allemagne sous le nazisme. De la fabrication au contexte de monstration, tout nous pousserait à leur attribuer des sens complètement différents : un «objet-manifeste» issu du design critique, un produit de la grande industrie, une œuvre d’art. Pourtant la référence à l’Allemagne nazie saute aux yeux, et nous force à porter un regard plus ou moins critique (ou crisique) sur ce qui allait être un traumatisme majeur du 20e siècle. Tentons de voir, d’un regard contem-porain, s’il y a ou non continuité entre ces trois objets et les questions que soulève leur confrontation.

«Goebbles’s Teapot» est un fac similé en résine, matériau couramment utilisé pour le prototypage rapide. Extrait d’une série de dix-huit objets tout aussi insolites intitulée The Mac Guffin Library, il fait directement référence à l’univers d’Alfred Hitchckock. Le Mac Guffin, c’est au cinéma un objet qui sert de prétexte au déclenchement et à la construction d’une intrigue. Un bijou d’une prétendue valeur, un document secret, une valise qui ne sera jamais ouverte, une boîte d’allumettes qui passe de main en main. Le Mac Guffin n’a aucune importance propre (si ce n’est une certaine aura d’étrangeté ou de danger due à sa mise en scène - comme l’Uranium contenu dans les bouteilles de vin dans Les Enchaînés, 1946), il est simplement répété dans la narration comme un élément moteur, un motif obsédant, provocation ou au contraire facteur de distraction de l’attention. Avec cette collection d’objets improbables, Noam Toran et ses collaborateurs font référence à l’univers fictionnel

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• Kutsenov’s steps, d’après l’histoire de Sasha Kutsenov, contraint avec les prison-niers du goulag Karelia de participer à la construction d’une reproduction échelle 1 des escaliers d’Odessa, en Sibérie, dans les années 30.

du cinéma d’Hitchcock - sombres, vaguement morbides et dotés d’une légende mystérieuse, chacun d’entre eux aurait une place toute trouvée dans un film noir de l’époque... mais ils font aussi référence à l’Histoire. Sortis du temps, ces objets nous proposent une archéologie fictionnelle du monde moderne, alternant détails datés et associations purement imaginaires, ils nous parlent de drames, guerres, fantasmes, enquêtes, non-lieux, fétiches, et mystères. Pour Alexandra Midal, commissaire de l’exposition Things Uncommon présentant l’oeuvre de Noam Toran au Lieu Unique, ce sont avant tout «des catalyseurs d’imaginaires» et «des [es-paces] hypothétiques»96. De ce point de vue, certaines de ces fictions au-to-générées prennent un côté absurde qui fait presque sourire - comme Koons Ballons Mould, qu’un couple d’amateurs d’art aurait fabriqué pour produire en série les fameux ballons en forme de chien de l’artiste Jeff Koons. D’autres en revanche créent le malaise, comme The Rosenberg Passeports (en référence à ce couple de juifs new-yorkais condamnés à mort pour espionnage pour le compte des soviétiques par le gouverne-ment MacCarthy en 1953), Kutsenov’s Steps (copie miniature de l’escalier d’Odessa, renvoyant à une scène culte du film Le cuirassé Potemkine) ou Goebbels’s Teapot. On peut alors se demander : qu’est ce qu’un Mac Guf-fin pour l’Histoire ? Quelle est la valeur de cet objet contradictoire qui suggère la fiction pour renvoyer à la réalité, qui plus est la réalité insou-tenable des périodes de guerre ? Neutres et monochromes, les produc-tions de Noam Toran assument un caractère de représentation : ce sont des prototypes d’objets qui n’ont jamais eu lieu (plot-otypes, objets pour l’imagination) des faux indices et des fausses preuves du passé, de faux éléments à charge construits sur des réelles controverses. Le Mac Guf-fin servirait-il de prétexte pour évoquer un passé traumatique sans le banaliser ? Serait-il une ouverture silencieuse sur un non-dit collectif ? The Rosenberg Passeport montre du doigt une nation américaine prête à trahir ses propres ressortissants (la culpabilité du couple n’ayant jamais été formellement établie) au nom d’un hypothétique complot soviétique. Kutsenov’s Steps dénonce la propagande stalinienne, puisque cette fameuse scène dans les escaliers a été inventée par Eisenstein

96 Alexandra Midal, interviewée par Céline Piettre pour la revue en ligne ParisArt, le 28 Juin 2010.

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pour donner plus d’ampleur au récit - prétendument documentaire - de la révolte d’Odessa. Enfin, Goebbels’s Teapot évoque le Troisième Reich au summum de son épanouissement, à l’image d’un nazisme mondain, élégant, rompu au respect de la hiérarchie et à une administration de fer, bien assise sur ses symboles. Leur puissance évocatrice réside dans leur nature doublement artificielle : objets issus de fabrication humaine, ils parlent du «monde» qui les a produits ( la machine idéolo-gique dans le cas de Goebbels Teapot, une caricature du monde de l’art dans Koons Ballons Mould...). Et en même temps objets-maquettes, dont la seule fonction est de donner prétexte au récit. Dans cette collection, la banalité, l’exemplarité ou même le caractère loufoque des objets perd son sens : ils sont ramenés à un même degré de réalité ambiguë, entre le fossile et le faux.

Énoncés comme des MacGuffins, ces objets ne sont plus que des indices fictionnels, des éléments de décor, on les lit comme des didascalies. En ce sens, Noam Toran joue avec les codes historiques comme avec d’autres, et il n’hésite pas à provoquer, en pointant du doigt des tabous et des silences de l’Histoire. Chaque objet est porteur d’un univers autonome, dont il est le «symbole» évident aux yeux de tous, et c’est cet univers qui s’actualise alors dans l’imagination de chaque visiteur : un «cinéma mental»97 dit Alexandra Midal. Cependant, le procédé ques-tionne : la fiction nous est-elle nécessaire pour parler de l’Histoire ? Le statut de ces objets est essentiellement ambigu : ils sont conçus pour la mémoire, mais aussi par la mémoire, puisqu’ils puisent dans un imagi-naire collectif associé à cette période de l’Histoire, plus que dans une documentation sérieuse. Que dire alors de ces récits qui empruntent aux clichés collectifs tout en sollicitant l’imagination individuelle ? Est-ce une manière de parler du passé, ou de ne pas en parler ? Pour Alexan-dra Midal, l’oeuvre de Toran «crée des outils de propagande sur un mode fictionnel». Elle s’adresse donc à nous dans une culture de la mémoire mais aussi dans une culture du récit, un «design de l’Histoire» - non pas au sens de ce qui a eu lieu, mais de récit reçu comme ce qui a eu lieu.Ces objets suggèrent une certaine manière de se raconter l’Histoire

97 Alexandra Midal, op. cit.

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• Volkswagen Type 1, dessinée par Ferdi-nand Porsche en 1933.

comme au cinéma que l’on peut trouver dérangeante. Mais d’un autre côté, ils ouvrent ces «espaces hypothétiques» qui permettent à chacun, sans tabous, sans interdits, sans scrupules culturels, de se tourner vers le passé et de s’y confronter. En cela, ils se rapprochent d’une deuxième catégorie d’objets hitchcockiens que le philosophe Slavoj Zizek nomme «déjections du Réel» («leftover of the Real»). C’est le va-et-vient entre ces objets-représentations, et leur «double» hypothétique réel - l’idée d’une véritable théière de Goebbels par exemple - qui nous projette dans le passé sans avoir à forcer un travail de mémoire (ce que provoquerait l’exposition d’un objet d’époque par exemple). Quelque part, Noam Toran invente une catégorie de Mac Guffins de deuxième génération, qui comprend, comme des éléments d’un même vocabulaire dramatique, des objets de nature et d’univers très différents. Cette façon de jouer avec l’Histoire peut choquer. Cependant, c’est une manière de recenser les mythes, les angoisses et les grandes interro-gations qui peuplent notre imaginaire de fin de siècle. Goebbels Teapot est à la fois un objet banal, et un objet-type, une vue de l’esprit : l’objet dénonce la propagande nazie non pas à travers les médias de masse (dont Goebbels était le grand orchestrateur), mais à travers la mise en scène d’un quotidien imprégné par le symbolisme nazi, par une «belle apparence» traditionaliste exaltant la suprématie évidente du peuple allemand, dont l’emphase ne peut être prise qu’au deuxième degré. Ainsi, ces objets conçus comme des artefacts cinématographiques ques-tionnent notre regard sur les objets du passé, et sur l’Histoire : com-ment la percevons-nous, comment nous atteint-elle ? Qu’est ce qui est étrange, aberrant, insoutenable ? De quelles prothèses notre 21e siècle a-t-il besoin pour se souvenir ? Faut-il un design pour les conditions du souvenir ?

La Volkswagen Type 1 est quant à elle un objet d’époque. Internationa-lement connue sous les noms de Kafer, Bettle, Escarabajo ou Coccinelle, elle fut l’une des voitures les plus populaires de la période d’après-guerre. Pourtant son origine remonte à l’Allemagne nazie. L’industrie automobile est un des premiers grands chantiers de Hitler lors de son accession au pouvoir en 1933, afin d’en faire un symbole de l’opulence et de l’avancée technologique allemandes. Son projet était de réaliser

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l’équivalent germanique de la Ford T, une «voiture du peuple», au style emblématique et au prix accessible. La Volkswagen est dessinée par Ferdinand Porsche avant de devenir une marque autonome. Elle sera la voiture-phare du programme «KdF» [ Kraft durch Freund - La force par la Joie ], vaste organisation de loisirs contrôlée par le régime Nazi, et branche du Deutsche Arbeitsfront (DAF, Front Allemand du Travail), qui s’était substitué aux syndicats suite à leur dissolution en 1933. La Volkswagen T1 devient donc l’un des piliers de la propagande nazie : d’abord associée à la qualité de vie promise par le régime ( la voiture du bonheur : loisirs campagnards, famille, visite du pays, redécouverte de la culture allemande...), puis à un modèle économique de consommation basé sur l’épargne selon un système conventionné par le régime (le «VW Sparen»), qui en fait très rapidement l’objet de convoitise le plus popu-laire de la société nazie.Le projet est ralenti par l’effort de guerre. Après-guerre, la production est d’abord relancée en faveur des troupes d’occupation, puis progres-sivement pour l’exportation. Dans les années 60, elle connaît un succès retentissant aux États-Unis par son image de petite voiture maniable et coquette, notamment auprès du public féminin. Lors de la première crise pétrolière de 1972-73, elle conquiert la jeunesse en tant que voiture compacte et économe en carburant, alors que les constructeurs américains sont en pleine remise en question. Produite jusqu’en 1978, la Coccinelle reste un produit iconique des Trente Glorieuses. En tant qu’objet, la Volkswagen T1 est une représentation de son temps. Initialement outil de propagande, elle fut adoptée par des générations différentes et parfois en opposition, servant des idéaux et des sym-boles divers. Son image d’objet du nazisme sut s’effacer au profit d’une reconnaissance internationale, à la fois symbole de la reconstruction allemande (sortie du totalitarisme), et de la prospérité mondiale de l’après-guerre. En tant que projet de design, son sens est beaucoup plus ambigu. Objet doublement idéologique, elle correspond d’un côté aux valeurs propres au design, dans le sens où sa simplicité (tout à l’arrière, moteur et train roulant, système de refroidissement par air ambiant), son style et son habitabilité en font une voiture très démocratique, qui va dans le sens du progrès social et de la démocratisation. De l’autre, elle est issue de

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l’idéologie politique nazie, qui exploite l’idée d’un bonheur pour tous en échange d’un endoctrinement consentant de la population. La Volk-swagen (entre autres exemples) questionne la conivence obscure et dangereuse entre le projet de design et le projet politique. Si le design est porteur d’une vision de la société, jusqu’à quel point celle-ci est-elle malléable et récupérable par des arguments politiques ? Parce que son histoire traverse une partie du 20e siècle, et parce qu’elle a été tour à tour un objet socialiste, un outil de propagande et un symbole du consumérisme d’après guerre, la Volkswagen questionne l’évolution de la portée idéologique du design. Elle interroge le sens des objets produits sous les régimes totalitaires, et ce qu’ils représentent d’un tournant du design à cette époque.

Regardons pour finir le banc «S(h)it on it» de Richard Hutten. L’histoire de cette pièce est racontée dans le petit livre que Ed. van Hitte consacre au designer hollandais, en 2002. Richard Hutten fut sollicité en 1994 par Vanni Pasca et William Sawaya dans le cadre de l’exposition Abitare il Tempo (a journey to Italy). Année des élections générales, 1994 fut marquée par un retour en force de la droite anti-parlementaire en Italie (à travers l’Alliance Nationale, évolution du Mouvement Social Italien). Le banc en forme de croix gammée est une référence directe à cette résurgence de l’extrême droite, auquel Hutten associe une critique du catholicisme pro-fasciste de Pie XII, à travers un deuxième banc, en forme de croix chrétienne. L’exposition fit le tour du monde et souleva de nombreuses polémiques. Pour Richard Hutten, le principal enseigne-ment de ce travail fut de reconnaître la puissance médiatique du design, puisque l’image de ces deux bancs fut exposée et reproduite à de nom-breuses reprises, leur donnant un impact réel, alors que les objets ne furent jamais industrialisés. Objets-manifestes, ils peuvent prêter à de multiples interprétations. Tout d’abord en tant que pièces de mobilier associées à des symboles forts, on peut penser qu’ils dénoncent les ou-tils du discours d’extrême droite (fascisme italien et nazisme allemand tout compris), et sa façon de s’immiscer au coeur de la vie des gens. Le message serait «attention, tout objet peut être objet de propagande». En tant que scénarios d’usage, ils pointent l’absurdité de ce discours : avec le banc en croix gammée, chaque personne assise tourne le dos à

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• Le banc S[h]it on it!, de Richard Hutten.

l’autre, illustrant une absence totale de communication, un égarement de chacun dans le système ainsi qu’un cloisonnement des esprits. Et en tant qu’objets produits par le design contemporain, ils interrogent notre capacité à transgresser des symboles de puissance, c’est-à-dire à admettre leur fascination et à la représenter, à la chosifier. En tout cas, ils interrogent les limites du design, et encore une fois sa proximité avec l’idéologie politique. L’objet dessiné à dessein peut-il supporter tout dessein (et donc tout dessin, toute forme, tout symbole) ? «If you create art, observation is all you get, whereas the objects evoke involvement» : Richard Hutten souligne la portée du design, mais aussi son emprise, et ses dérives possibles.

Chacun de ces objets pose la quetsion de la limite entre design et non-design. Dans la théière nazie (crédible en imagination, mais fausse dans l’usage), dans la Volswagen (objet-type d’un consumérisme à multiples facettes) et dans le banc fasciste (construction improbable mais méta-phore bien réelle), que saisissons-nous en premier ? L’objet, l’intention, le symbole, l’Histoire ? Ces objets interrogent notre capacité à affran-chir le design du discours idéologique dont il est issu. Le Mac Guffin effectue une fictionnalisation de l’Histoire, dont on ne sait pas trop quelle est la finalité - activer la mémoire, l’imaginaire, ou une forme de terreur contemporaine de l’extrémisme politique ? La Volswagen, icône du design et cas d’école de la grande industrie, questionne notre connaissance des objets du 20e siècle, et de leur enracinement dans un contexte social et politique. L’oeuvre de Richard Hutten nous force à un regard critique sur les objets du quotidien. Confronter ces trois objets, c’est avant tout questionner les traces, les images et les indices de la construction matérielle et culturelle des idéologies. C’est également pointer la frontière floue entre le projet de design au sens moderne, et l’idéologie portée par un régime politique. C’est enfin envisager d’une perspective contemporaine ce qui reste,de cette période de l’Histoire dans un imaginaire global : mesurer la persistance et la plasticité de notre mémoire, face au statut ambigu d’«objets idéologiques». À bien des égards, les totalitarismes, dans leur idéal de fonder un homme nouveau au moyen d’instruments purement politiques, peuvent être envisagés comme le point de rupture ou de crise de la Modernité. Il

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s’agit donc de questionner les manifestations du design - en tant que concept inventé par la Modernité - dans des sociétés sous emprise tota-litaire, c’est-à-dire aussi bien comme le support de construction idéolo-gique, que comme la concrétisation culturelle d’un discours politique. À travers le design des sociétés «sous idéologie», jusqu’à quel point peut-on dire que les limites du projet moderne ont été outrepassées, ou transgressées, pour devenir l’utopie tyranique d’un monde entière-ment sous contrôle ? Il nous faut interroger d’un côté les contours d’une pensée créative mise au service d’un discours politique dérivant vers la dictature, et d’un autre côté la tentation idéologique propre au design au sens moderne.

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1.Avant-gardes, utopies, idéologies.

Futurisme : révolution.

Comme on l’a vu, le design semble historiquement porteur d’une méta-phore politique. L’historien Éric Michaud nous rappelle la prédominance de cette problématique à la fin du 19e et au début du 20e siècle : «La césure entre artiste et artisan fut combattue par William Morris et les Arts & Crafts pour tenter de refermer la plaie d’une division du travail accentuant la séparation et l’antagonismes des classes ; et le même combat fut repris au siècle suivant par les avant-gardes dites historiques»98.À travers le design, c’est donc l’art, l’artisanat et la technique ensemble qui sont investis d’un sens, voire d’une mission politique. Le design se construit en effet sur un idéal d’abolition de certaines catégories (de la société et de l’activité humaine) comme sur un idéal de convergence et de synthèse. En parallèle, l’art pictural est au sein de lui-même aussi à la recherche de représentations plus complètes, mêlant volume, couleur, mouvement et lumière, à travers le fauvisme, le cubisme, puis l’expres-sionnisme. Le début du 20e siècle est marqué, dans tous les domaines artistiques par une volonté de transgresser les limites, et par la re-cherche de nouvelles formes d’expression. Au même moment, on assiste à une montée des revendications révolutionnaires anti-bourgeoises, visant à redonner au Peuple la prérogative politique au détriment des institutions parlementaires, dans les voies du socialisme marxiste et du fascisme. Pour l’historienne Penny Sparke99, au tournant de la Première Guerre mondiale les destins de l’art et de la politique sont intrinsèque-ment liés. C’est peut être le futurisme italien, courant fertile et précoce des années 1910, qui témoigne le mieux d’une corrélation entre l’énergie

98 Éric Michaud, L’Histoire de l’art, une discipline à ses limites, Éd. Hazan, 2005.99 Penny Sparke, Design in context, Chapitre : Politics, design and society, Bloomsberry Publishing Ltd, 1987.

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transformatrice (voire liquidatrice) de l’art, et la pensée révolutionnaire montante. On accusera par la suite les futuristes d’avoir cautionné la montée du régime fasciste, dans le sens où leur esprit rebelle et radical les rendait ouverts à toute prise de pouvoir, fût-elle par la violence : en témoigne un imaginaire fasciné par la technique et par les machines de guerre (tel le Train blindé en action de Gino Severini, 1915) - ce que l’historien Giovanni Lista appellera une inspiration «futuro-fasciste». Il n’est cependant pas justifié de dire que le futurisme fut un art de propagande, car Mussolini eut tôt fait, après son accession au pouvoir, de mettre en place un courant artistique qui reflète entièrement les valeurs de son parti, à travers le style Novecento.

Il y a l’idée chez les futuristes, que l’art culminerait avec l’art de la guerre. «La matrice du discours futuriste est à rechercher du côté de l’anar-chisme, de la figure du poseur de bombe» nous dit le philosophe Roland Schaer100. Afin de mener la société à son dénouement, la matière de l’art est radicalement renouvelée : on s’intéresse aux fluides, aux flux, à la vitesse, au mouvement, au bruit. Le bruit est un bon exemple de la provocation futuriste : non esthétique par essence, il échappe à toute classification, il est indomptable, indéfinissable, il est associé depuis toujours à la déflégration, l’éclatement, la mort subite : le renouvelle-ment par le chaos. Il peut donc représenter à merveille la libération de l’art, qui n’est plus asservie aux catégories et au goût des classes bourgeoises. Pour Éric Michaud, cet idéal d’autonomie de l’art relève d’un mythe profondément occidental qui accompagne historiquement la montée des nationalismes et des totalitarismes : «Dans une Europe politiquement divisée, l’histoire de l’art prend la relève de l’ancienne histoire des artistes, mais en opérant des partages nouveaux. Car ce siècle produit l’Histoire de l’art à son image, en faisant un agent actif de la montée des nationalismes et des racismes (...). De sorte que l’autonomie de l’art y appa-raît souvent comme une autonomie du génie national ou racial»101. Dans le futurisme, on pressent deux choses qui vont imprégner les avant-

100 Roland Schaer, Utopie : la quête de la société idéale en Occident, éditions de la BNF, 2000.101 Éric Michaud, L’Histoire de l’art, une discipline à ses limites, op.cit.

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gardes : tout d’abord un désir de la part des artistes de délaisser des questionnements purement esthétiques ou des querelles d’école, pour s’engager dans le vaste chantier qu’est la société moderne. L’art s’iden-tifie à une problématique politique. Pour cela, il faut faire table rase de ce qui faisait l’art dans le passé et ne s’intéresser qu’à ce qui compose l’avenir, ses éléments et ses matériaux : machines, mouvement, vitesse. Deuxièmement pour ainsi fusionner avec la vie l’art doit faire éclater ses propres catégories et ses propres canons académiques, il doit ré-ouvrir les formes de l’œuvre. Cette tension entre la recherche de spécificité (un art «nouveau» pour une société nouvelle) et l’aspiration à l’unité (un art universel) sera un moteur majeur pour les avant-gardes engagées, mais marquera aussi sa vulnérabilité aux discours politiques. Gérard Conio souligne à quel point cela préfigure son instrumentalisation en un art contre les masses, sous les totalitarismes : «À l’origine, il y avait une confusion qui n’avait rien d’innocent entre l’art et la vie, entre l’idéologie et l’esthétique. il s’est produit un glissement sémantique général qui, sous la référence aux valeurs esthétiques, désignait en réalité des conditionnements socio-psychologiques, visant à intégrer les individus dans la masse»102.Si le design n’est pas, à la base, marqué par une pensée révolutionnaire aussi forte et radicale que celle des mouvements picturaux, il est néan-moins porteur de l’utopie moderniste de la transformabilité du monde, qui va dans ce sens. L’état d’esprit du début du siècle est à la rencontre et à la fusion des disciplines artistiques, pour mieux se défaire du passé, mais surtout pour redéfinir leur place dans la société moderne. En retour à l’analyse de Diana Agrest, c’est une époque fertile en fric-tions, en échanges, en collaborations et en manifestes, qui nous laisse déjà penser que les frontières des disciplines n’ont plus le même sens. De fait la plupart des mouvements qui se développent à cette époque encouragent la pluridisciplinarité et le travail collectif (ce qui aboutira à l’apparition de mouvements ou d’école comme le Bauhaus). Mais c’est dans le constructivisme que cette synthèse des arts prend un sens véri-tablement politique.

102 Gérard Conio, L’art contre les masses, esthétiques et idéologies de la Modernité, Éd. L’âge de l’homme, 2003.

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Constructivisme : l’œuvre totale.

Ce qui se passe en Russie à la fin des années 10 fait écho aux reven-dications rebelles des futuristes italiens. La révolution a lieu. L’art russe, déjà très imprégné des avant-gardes intellectuelles de la fin du 19e siècle, voit dans ces événements une vision nouvelle. Dans tous les domaines, la rupture avec l’art traditionnel bourgeois est consommée. La Russie va devenir le point de mire des intellectuels européens, comme le lieu de réalisation d’une utopie collective totale. Plusieurs choses expliquent la fertilité des avant-gardes russes. Tout d’abord, le Parti bolchévick au pouvoir encourage les mouvements artistiques sans chercher à les instrumentaliser, considérant que «l’art n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander» (Trotski). En conséquence les artistes explorent des voies radicalement nouvelles, entre la spécu-lation utopiste, l’expérimentation formelle, et le militantisme politique. D’autre part, après avoir embrasé le monde par la Révolution, il s’agit de le reconstruire, ce qui va de pair avec la volonté de faire naître une culture nouvelle : celle du prolétariat communiste. L’art doit aller par-tout sauf dans les musées et les salons, s’imprégner du réel, de la vie, et du changement à l’œuvre. On assiste donc à la genèse d’un art post-ré-volutionnaire, qui n’est plus tant exercé comme un combat (en référence aux coups d’épée dans l’eau des futuristes) que comme une mission. Roland Schaer dit à ce propos : «Le mouvement qui a conduit à l’abstrac-tion suprématiste fait sa jonction avec la révolution politique et sociale en ce point précis où l’ensemble des producteurs sont appelés à construire un monde nouveau, à recouvrir la terre d’un monde exhaustivement créé par les forces humaines, par delà tout héritage, et dont les formes abstraites pour-raient représenter les éléments. (...) La déflagration révolutionnaire donnait un sens aux révoltes artistiques, la construction d’un monde matériellement nouveau devenait autre chose qu’une métaphore»103.

En un sens la création devient nécessaire à ces objectifs. Pour construire ce monde nouveau, constructivistes et suprématistes redéfi-nissent l’activité artistique dans un sens de conception pure, c’est-à-dire

103 Roland Schaer, Utopie : la quête de la société idéale en Occident, op. cit.

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• El Lissitsky, Proun Room, œuvre créée en 1923 et reconstruite en 1971.

un processus mental et «construit». Ils cherchent un langage formel universel - formes simples, couleurs pures, rythmes, lignes droites - ce qui les tire tantôt vers l’abstraction tantôt vers le géométrisme. On peut y lire une volonté de rassembler et de condenser une inspiration com-mune pour les différents domaines de l’art post-révolutionnaire, mais aussi une manière d’en simplifier le vocabulaire plastique à l’extrême : en mettant en évidence la cohérence et l’harmonie entre les disciplines, l’art justifie son rôle de bâtisseur dans la société nouvelle. L’artiste Liou-bov Popova dit dans ses notes personnelles : «Le moment crucial de notre conscience édificatrice, en cette époque de grands commencements, est la transformation du principe de l’art pictural en tant que moyen de représen-tation en principe d’organisation ou de construction. Le principe construc-tiviste fait de l’oeuvre non un moyen mais le but même, et par là il la fait exister réellement, il la rend indispensable, et c’est pourquoi, utilitaire»104. De fait les passerelles entre les arts sont nombreuses et prolifiques : graphisme, typographie, peinture, architecture, sculpture, s’imitent, se répondent et se fécondent. Les constructions non-objectives des frères Stenberg renvoient autant à des architectures monumentales ou à des éléments de chantier, qu’à des signes typographiques abs-traits. El Lissitsky crée les «Proun» (Projet pour l’affirmation du Nouveau, également appelées «stations de correspondance entre l’architecture et la peinture»), peintures abstraites qui tiennent à la fois du plan technique, de la construction spatiale et de la représentation cosmique. L’idée de construction implique la mise en tension de formes abstraites (ou «non-objectives»), qui entretiennent un rapport «productif» c’est-à-dire qui créent une dynamique d’ensemble : vibration, volume, mouvement, profondeur, harmonie. Cette vision de l’œuvre comme une composition dynamique est aussi une représentation de l’utopie socialiste, l’image d’un monde harmonieux, structuré, et équilibré.Pour Popova, la recherche constructiviste sur l’autonomie de l’art et son engagement idéologique sont deux versants d’une même entité. Cependant, on voit rapidement le mouvement se diviser en deux avant-gardes : l’une, fascinée par le réservoir de sens que recèle cette

104 Lioubov Popova, citée par Gérard Conio, L’art contre les masses, esthétiques et idéolo-gies de la Modernité, op. cit. p.77.

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re-définition de l’oeuvre d’art, poussera l’expérience jusqu’au bout, allant jusqu’à la déclaration suprématiste du zéro des formes. L’autre, craignant que l’art ne redevienne le privilège d’une élite intellectuelle absorbée par des préoccupations purement esthétiques, tentera de recadrer la mission de l’art avec le productivisme - et notamment en délaissant les arts picturaux pour les arts appliqués.

Sur la question du design et du «non-design», plusieurs choses nous in-téressent dans le mouvement constructiviste. Tout d’abord la contradic-tion du concept d’œuvre totale. Les constructivistes ont vu la synthèse des arts comme la possibilité d’un design universel, dont la fonction serait esthétique, politique et sociétale. Un design qui aurait une finalité suprême dans le projet socialiste - ce qui est aussi une manière de fantasmer la construction politique comme un acte de genèse. Grands démiurges dans un monde de formes géométriques et de lignes droites, les avant-gardes russes ont décloisonné les différents champs de l’art, jusqu’à en perdre de vue les spécificités, et donc le sens. Espaces-objets, architectures graphiques, formes sonores. L’œuvre constructiviste est une forme d’œuvre totalisante, voire totalitaire, qui s’impose «en soi et pour soi», et dans un sens, dissout et remplace les autres formes d’expression. En voulant faire table rase des arts du passé, les construc-tivistes ont poussé, paradoxalement, la déconstruction des arts jusqu’à un point de non-retour. Gérard Conio en souligne l’absurdité : «La folle course de l’avant-garde russe à la poursuite de son sens avait abouti à la proclamation constructiviste de la mort de l’art, ultime triomphe d’une pen-sée théorique ivre d’elle même au point d’abolir ses référents réels pour se projeter dans un avenir qui n’était peut être que la représentation mythique d’un passé immémoriel»105.

Ainsi, le constructivisme est l’apologie d’un art engagé tout en le condamnant à l’impossibilité d’agir. Dans cet utilitarisme ultime, les constructivistes ont fini par perdre de vue la possibilité d’une action concrète sur la société, et ont été forcés eux-mêmes de reconnaître leur impuissance. L’idéologie de l’œuvre totale n’est évidemment pas sans

105 Gérard Conio, L’art contre les masses, esthétiques et idéologies de la Modernité, op.cit.

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rappeler le programme communiste, qui est alors en train de se mettre en place. «La pensée théorique de l’avant-garde, dit Gérard Conio, s’appuie sur un concept de totalité plurielle qui trouvera son double caricatural dans le totalitarisme monolithique de la raison politique»106. Le constructivisme connaît donc une crise profonde qui se dénoue le 24 novembre 1921, lorsque 25 artistes moscovites signent une résolution proposée par le critique littéraire Ossip Brik, engageant à «abandonner la création de formes pures pour se consacrer à la seule production de modèles d’objets utilitaires». Ce qui aboutit au courant dit «productiviste». En quittant le mythe de l’autonomie de l’art au profit d’une réflexion sur l’utilisation concrète de ses réalisations, l’art russe tombe réellement dans l’ins-trumentalisation politique. Comme on l’a vu, le constructivisme était très imprégné de l’idéologie socialiste, qui devait aller de pair avec la libération de l’art. C’est ce constat d’échec qui poussera les artistes à se mettre au service d’un programme politique qui ne peut être que le communisme, et qui les entraînera progressivement vers un art de pro-pagande, à travers le réalisme-socialiste. Ainsi, d’une certaine manière, les limites sont doublement franchies. D’un art ivre de liberté mais incapable de se définir lui même, les avant-gardes russes passent à un art dont la mission et les objectifs sont définis par l’appareil politique.

La réflexion de Diana Agrest prend son sens ici dans l’idée que, pendant la période des avant-gardes russes, les interactions, collaborations et échanges entre les arts (ce qu’elle nomme précisément le «non-design») se fait sous l’impulsion de l’idéologie politique, que cela soit dans la recherche d’un art total, ou dans la recherche d’un art au service du Parti. La politique a ainsi créé les conditions d’une effervescence artis-tique exceptionnelle, permettant aux disciplines de se repositionner entièrement dans un monde nouveau, mais également les conditions de leur asservissement et de leur dénaturation par le totalitarisme. On pourrait croire que les avant-gardes russes sont le lieu d’un nouveau contrat entre l’art et la politique. Ne doit-on pas finalement y voir une crise profonde de l’idéologie que les disciplines artistiques modernes avaient tenté de se forger depuis la Révolution Industrielle ?

106 Ibid.

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2.Design sous idéologie : manipulation et acculturation.

Totalitarisme, utopie, culture.

Interrogeons maintenant les formes de design qui se développent pendant la période des régimes totalitaires. Peut-on encore les nommer «design» ? Jusqu’à quel point ce contexte politique est-il la part de «non-design» dans le design qui va le miner de l’intérieur et mettre en échec son dessein original ?À bien des égards, la montée des totalitarismes en Europe est le résultat monstrueux d’une pensée utopiste qui s’est développée à l’avènement de la Modernité. Une pensée tendue vers l’avenir, mais aussi une pensée qui voit dans la Modernité une réalisation logique et inéluctable de l’Histoire, et la possibilité d’une société radicalement nouvelle. Roland Schaer dit, en préface de son ouvrage, qu’émerge, à cette époque «une forme rigoureuse du rêve, un «rêve robuste» totalement purifié du souve-nir, de la nostalgie ou de la fuite, et qui s’incarne dans la construction du socialisme, où se rejoignent l’espérance immémoriale et la nécessité de l’Histoire»107. Cette utopie moderne ne pourra se réaliser que dans la vio-lence, «par la subversion du passé et la destruction de l’ancien qui résiste», dit Schaer : c’est le temps des avant-gardes, de la religion du Progrès, et de l’avènement des dictatures. À l’ère moderne, l’utopie n’est donc plus seulement le fantasme d’une société parfaite (eu-topos, le «bon lieu»), mais un véritable activateur intellectuel, artistique et politique, dans le sens où elle donne sa bonne direction au changement. Elle effectue précisément le lien entre l’image de la société idéale (qu’elle actualise) et le programme socialiste qui s’écrit dans la continuité du mouvement saint-simonien, de Fourier, de Owen... et de Marx. D’un autre côté, l’uto-

107 Roland Schaer, Utopie : la quête de la société idéale en Occident, op. cit.

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pie maintient une distance infranchissable entre ce qu’elle évoque et la réalité. Karl Mannheim dit que par définition «l’état d’esprit utopique est en désaccord avec la réalité dans lequel il se produit»108. Repoussant tou-jours plus loin l’image du monde idéal, l’utopie nous force à un constat d’échec et à une révision permanente. On peut lui imputer, a posteriori, d’avoir légitimé la prise de pouvoir par la force comme un moyen de se réaliser, et le totalitarisme comme un moyen de faire coïncider société rêvée et société réelle. Dire que la pensée utopiste moderne a inventé le fascisme est un raccourci de pensée. Cependant, ce qui nous intéresse c’est de voir comment et pourquoi les idéologies politiques des régimes totalitaires s’appuient si souvent sur des référents utopiques. Frédé-ric Rouvillois note, (dans le même recueil de textes) que «d’un côté, les utopies présentent, dans leur obsession de reconstruire l’homme et de le contraindre au bonheur, des traits que l’on attribue d’habitude aux systèmes totalitaires. De l’autre, les totalitarismes - fascisme, nazisme, socialisme stalinien ou chinois - rappellent irrésistiblement les utopies, dont ils récu-pèrent les objectifs, les mots d’ordre et les moyens»109. Karl Mannheim dit encore en citant Lamartine : «Les utopies ne sont souvent que des idéolo-gies prématurées»110. L’ordre social et le bonheur total sont deux idées que le totalitarisme emprunte aux utopies. Le premier est maintenu par une autorité politique sans faille, et la répression de toute opposition. Quant au deuxième, on peut se demander si le rôle ne revient pas à l’art, d’actualiser et de matérialiser la dimension utopique ou mythologique d’un bonheur obligatoire pour tous les membres de la société. Quelles que soient les formes que prend l’art (architecture, graphisme, typogra-phie...) c’est à leur design en tant que «produits idéologiques» qu’on doit s’intéresser. Mais ce «design» peut-il encore être appelé ainsi ?

Dans La fascination du nazisme, Peter Reichell suggère que le discours fasciste consiste fondamentalement à fasciner un peuple au moyen d’un ensemble de mythes et de représentations qui légitiment le pouvoir en

108 Karl Mannheim (Idéologie et Utopie, 1929) cité par Alain Touraine, La société comme utopie, dans Roland Schaer, Utopie : la quête de la société idéale en Occident, op.cit.109 Frédéric Rouvillois, Utopie et totalitarisme, ibid110 Karl Mannheim, ibid

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place. Ce qui nous pousse, rétrospectivement, à considérer ce peuple comme soumis à l’hypnose, privé de son Histoire et de sa culture d’ori-gine, victime d’une manipulation des esprits orchestrée par les armes culturelles que nous connaissons bien (propagande, loisirs de masse, in-formation). Ainsi, ce qui nous questionne terriblement dans le nazisme, au delà de la guerre et même de la Shoah, c’est la fascination complète d’un peuple entier, et derrière lui, son consentement inavoué111. Pointer du doigt les médias de masse, dit Peter Reichell, revient à caricaturer l’impact de l’idéologie nazie sur la culture à travers une relation de pure subordination : «Dans le même temps, [cette conception] isole le Troisième Reich, elle en fait une période acculturée - parce qu’en défendant l’opinion contraire, on pourrait bien mettre à jour ce qui doit rester dans l’ombre du passé : les formes et les motifs de l’acceptation du nazisme, l’attrait qu’il a exercé sur les masses»112. Considérer le nazisme comme une non-culture, c’est occulter sa continuité intellectuelle, artistique, philosophique... avec les époques précédentes, c’est en faire une monstruosité dans le cours de l’Histoire, quelque chose qui n’aurait pas dû être.

Cela revient à mettre toutes les productions culturelles de cette période dans une catégorie d’aberrations historiques et ainsi d’éviter de les regarder de trop près, de peur d’y reconnaître peut être une ingénio-sité, ou pire, une sensibilité. Ainsi, se poser la question de l’art et du design sous les régimes totalitaires c’est examiner deux choses : d’une part la relation entre la discipline artistique elle-même et l’idéologie dominante : quel type de contrat, quelle collaboration, ou quel asservis-sement ? D’autre part, le statut des «objets idéologiques» ainsi produits. Au delà des œuvres emblématiques que nous connaissons bien, comme Les Dieux du Stade de Leni Riefenstahl, que nous disent les objets, les environnements et les images du design «sous idéologie» ?

111 La nazification de l’Allemagne des années 30 est bien entendu beaucoup plus com-plexe et va au delà d’une adhésion populaire avouée ou non à l’idéologie nazie. Le NSDAP, à l’origine groupuscule d’extrême droite, a mis 13 ans à parvenir au pouvoir et a du rallier la cause populaire progressivement, à la fois à travers la propagande et des manifestations de violence, exerçant une forme de terreur - coup d’état de 23, épuration des SA, nuit des Long Couteaux, etc.112 Peter Reichell, La fascination du nazisme, Éd. Odile Jacob, 1993.

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On sent bien que les formes de culture produites sous les régimes totalitaires sont sujets à controverses - particulièrement les arts, qui conservent une part d’inspiration et de «génie libre» dans leur conduite, ce qui peut passer pour un engagement volontaire. Reconnaître ces objets comme œuvres, designs, créations... n’est-ce par leur accorder une légitimité indue, et par là même admettre le totalitarisme comme un état qui n’est pas incompatible avec une appropriation culturelle ?

Du design des choses au design de l’Homme.

Les idéologies nazie, fasciste et communiste ont capitalisé sur un pro-fond rejet des cultures en place, et des valeurs dominantes, considérées comme bourgeoises, passéistes et inégalitaires. L’idée d’une décadence culturelle comme le signe d’un déclin général de la société est une pierre de touche des discours totalitaires montants. C’est pourquoi les avant-gardes artistiques (comme l’abstraction russe et le futurisme italien) seront dans un premier temps très encouragées par les régimes, avant d’être réprimées. Une fois passé le temps des révolutions, il s’agit de mettre en place très rapidement une culture «de remplacement» qui ne laisse aucune alternative, et qui ancre solidement l’idéologie dans les mentalités comme une forme de salut. Une culture qui s’appuie sur de nouveaux repères spatiaux - au delà de la nation, c’est un peuple, une race, ou dans le cas de l’Italie, une identité (latine) qui se réalisent - et temporels : on s’invente un passé glorieux, on ancre la culture dans une chronologie recomposée. Les références historiques collectives ainsi abolies, la société ne peut se raccrocher qu’à elle-même, et aux valeurs toutes faites que le régime lui met à disposition. En sortant la société du cours de l’Histoire, le totalitarisme la projette vers l’utopie, et vers l’idée qu’elle est le monde idéal en voie de réalisation. La culture nazie est un des meilleurs exemples de cette confusion entre réalité et représentation afin de ne permettre aucune contestation pos-sible. De fait, le rôle revient à l’art de manifester de façon fantasmatique et cependant crédible à la fois cette renaissance spirituelle que doit signifier la société totalitaire. Dans l’architecture le nazisme manipule les codes historiques comme des signes du pouvoir. Le style dominant emprunte à la fois au modernisme, afin de montrer la puissance de l’Al-

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• Maquette du Reichsparteitagsgelände de Albert Speer, 1937.

lemagne sur le plan technologique et industriel, et à un néoclassicisme revisité. Ainsi, Hitler voulut illustrer le lien entre le national-socialisme et le passé germanique glorieux à travers des analogies aussi diverses que contradictoires. D’un côté, le style nazi revisite les traditionnelles Thingplatz (anciennes assemblées claniques remontant au Moyen-Age) en théâtres populaires, à la fois lieux de loisir et de propagande. De l’autre, il emprunte au répertoire architectural antique le gigantisme et la mise en scène politique : amphithéâtres, colonnades, avenues, forums. Hitler voulait ainsi rendre gloire à la Rome antique comme la première patrie du peuple aryen, dont descendrait directement le peuple allemand. La construction la plus emblématique de ce style est le Reichsparteitagsgelände (littéralement le «terrain du Congrès du Parti du Reich»), gigantesque complexe architectural construit par Albert Speer (architecte favori de Hitler) et dans lequel fut tourné Le Triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl. Albert Speer alla même jusqu’à imaginer une «théorie des ruines» selon laquelle les bâtiments officiels devaient sous le poids des millénaires se décomposer sous la forme de ruines ro-maines, tels de splendides et glorieux vestiges du passé. L’historien Éric Michaud note que «c’est au nom d’un art patrimonial capable de donner aux Allemands une mémoire «grecque» dont ils seraient les héritiers racia-lement naturels, qu’il condamne comme dégénéré l’art moderne. Cubisme, expressionnisme, dadaïsme et futurisme sont coupables, expliquera-t-il en 1925 dans Mein Kampf, d’avoir rendu le passé illisible»113. De fait, l’art nazi offre une relecture idyllique de l’histoire allemande, et se fabrique une généalogie à sa mesure, et surtout à sa gloire.

Autre style qui imprègne les arts appliqués nazis : le vernaculaire. Pour guérir l’Allemagne du trauma de la Première Guerre mondiale, l’idéologie nazie réactive régulièrement l’image d’un environnement pré-industriel et pacifique, lieu de loisirs bucoliques et d’une culture spontanément populaire. Les auberges de jeunesse de style tradition-nel fleurissent, dans le cadre du programme Kraft durch Freude («La Force par la Joie»), abris pour les vacanciers mais avant tout lieux de rassemblement pour l’endoctrinement des jeunes générations. Dans la

113 Éric Michaud, L’Histoire de l’art, une discipline à ses limites, op. cit.

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propagande, on fait l’éloge des petites villes provinciales tranquilles, des villas familiales et du mobilier rustique estampillé de l’aigle et de la croix gammée, à la «bavaroise», bref de tout un environnement qui respire l’idéologie nazie comme une autorité patriarcale omniprésente et bienveillante. «Things had to be timeless, not dictated by a fleety fashion, nous dit Peter Adams, spécialiste de l’art sous le Troisième Reich. The act of making things was seen as a sort of cleaning the material world. (...) like the act of creation, [it] took on a mystical overtones»114. Le mobilier s’inspire largement du mouvement Werkbund, et d’une esthétique délibérément passéiste, tout en développant des techniques de réalisation modernes.Ainsi, le design qui s’est développé sous l’égide du nazisme relève plus d’un collage de références et d’images pré-construites que d’un véri-table travail de création. À travers les objets et les environnements, c’est cependant une nouvelle identité pour le peuple allemand qui est proposée. Si le nazisme n’est pas marqué par un design particuliè-rement brillant (la Volkswagen Type 1 en est un des rares exemples intéressants...), il est extrêmement inventif en terme de programma-tion culturelle, afin d’encourager la vie en communauté et le sentiment d’appartenance. Sous prétexte de ne faire que révéler ce qui serait la supériorité naturelle de la race aryenne (à travers l’imaginaire «sang et sol»), la propagande nazie invente en réalité un homme nouveau, ses moeurs, son comportement social, son mode de vie, son goût, et ses valeurs. Cette genèse est fortement illustrée par les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, dans lesquels Hitler voyait un moyen de prouver la supériorité du peuple allemand, à travers un défi historique qui se réfère encore une fois à une Antiquité fantasmatique. À travers cet événement, tous les symboles du nazisme sont rassemblés et opèrent de façon grandiose : le culte de l’Homme Nouveau se réalisant à travers le sport (la métaphore de l’homme ‘à ses origines’ est filée tout au long du film de Leni Riefenstahl), la quête du spectaculaire et l’expression d’un bonheur partagé (chants, saluts, emblèmes), et la fascination des foules. Éric Michaud dit à ce sujet que la spécificité des représentations pro-duites par le totalitarisme nazi «tient à ce brouillage de la causalité histo-rique : les efforts attendus des images y deviennent à ce point contemporains

114 Peter Adams, Art of the Third Reich, H.N. Abrahams, 1992.

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de leurs causes qu’ils se confondent et se superposent dans l’image»115. Les Jeux Olympiques, représentation adressée au peuple allemand mais aussi au monde entier, en sont un parfait exemple. Ainsi, l’homme conçu par le nazisme est un homme capable de s’abstraire complètement dans la masse - tout comme il est capable d’en être le représentant parfait. En cela, les artefacts de l’idéologie nazie montrent les effets qu’ils cherchent à provoquer, entretenant l’individu et le peuple dans une représentation permanente d’eux-mêmes, visant à assimiler l’un à l’autre.

Dénaturation / acculturation.

L’idéologie vise à donner au peuple une deuxième nature (sou prétexte de lui redonner sa «vraie» nature), en sélectionnant précisément les composantes de sa culture et en disqualifiant le reste. La culture alle-mande est victime du même eugénisme que sa population, c’est-à-dire que le spectre du bien et du mal, du beau et du laid, du bon et du mau-vais, est réduit à l’extrême : une vision unique et récurrente, construite par amalgame entre les valeurs esthétiques, les valeurs morales et la notion de race. À l’opposé, on invente des catégories pour tout ce qui est non-conforme : les «arts dégénérés», par analogie encore avec la dégé-nérescence mentale, la malformation physique, la maladie ou «l’infério-rité naturelle de certaines races». La deuxième nature du nazisme se définit par le dépistage et le rejet d’une «contre-nature» dans laquelle rentre tout ce qui s’oppose au régime. Si cette fascination du nazisme semble tenir à une vision enchantée d’un monde meilleur, elle est en fait basée sur un appauvrissement extrême des repères culturels, plus ou moins réduits à porter les emblèmes du régime, et à une haine totale du reste.Par ailleurs, on remarque que le nazisme prive la culture allemande de tous les moyens de réagir à ce changement brutal, ou même de simplement de mesurer l’ampleur du changement à l’oeuvre. Dans Une écologie de l’univers artificiel, Andrea Branzi donne cette définition de l’avant-garde : «L’avant-garde devient pour la culture moderne une sorte

115 Éric Michaud, L’Histoire de l’art, une discipline à ses limites, op.cit.

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de «chambre de récupération», un lieu de haute tension créatrice, capable de réaliser une mise à niveau des traditions et des langages artistiques déphasés par rapport à un monde qui les a dépassés. Elle est alors, para-doxalement, un moment de «réalisme dramatique», (...) et non comme on le croit souvent, de pure fuite par rapport au monde»116. En fermant le Bauhaus, épicentre fertile des avant-gardes européennes, en poussant ses artistes à l’exil et en diffamant ceux qui restent, le nazisme coupe complètement la culture allemande de son inscription dans la Moder-nité, en tant que culture ancrée dans un siècle de changements radicaux (ce que Branzi nomme les «langages et comportements ‘incultes’», notam-ment de la révolution industrielle). En effet, à travers une dimension visionnaire et irrationnelle, les avant-gardes réalisent paradoxalement une «soudure entre culture et réalité», elles renouvellent la capacité de la société à prendre du recul sur elle-même, à formuler ses angoisses et ses aspirations. L’absence d’avant-garde (et d’un art tout simplement libre) empêche la culture d’imaginer, de fantasmer, de se représenter ce qui est en train de se produire sous ses yeux à travers la répression, la violence, le ségrégationnisme. La fascination évoquée plus tôt suit alors deux versants : l’attrait pour une version idéalisée du réel, et l’incapa-cité à représenter l’horreur et à la rejeter - une sorte d’hypnose.Dans ce contexte de culture profondément pervertie et «dénaturée», notre question de départ (à savoir si le design «sous idéologie» est encore recevable comme «design» au sens fort) prend un autre sens. La première chose que l’on voit est que le totalitarisme est une forme de design. Il se rapproche de l’utopie, du projet artistique, et de la créa-tion démiurgique en voulant créer une nouvelle humanité - «non pas, dit Branzi, comme une utopie fantastique, mais comme un acte extrême de réalisme historique»117. Il travaille avec tous les paramètres de la société - arts, industrie, organisation sociale, philosophie, sciences, dans un acte d’auto-définition quasi paranoïaque, apposant sa marque sur les moindres détails de la vie et de la culture. Le livre Organisationsbuch der

116 Andrea Branzi, Une écologie de l’artificiel, dans La critique en design : contributions à une anthologie, sous la direction de Françoise Jollant-Kneebone, Éd. Jacqueline Chambon, 2003.117 Andrea Branzi, Une écologie de l’artificiel, op.cit.

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• Insigne nazie, extraite du livre Organisa-tionsbuch der NSDAP.

NSDAP est un exemple intriguant de ce design-idéologie. Cet ouvrage, dont on attribue la paternité au Docteur Robert Ley (dirigeant du DAF et du programme Kraft durch Freude) est un des rares objets relatant de l’effort de cohérence dans l’univers graphique du nazisme. De fait, la symbolique nazie est présente sur un nombre incroyable de supports matériels et médiatiques : mais comment ces symboles ont-ils été dessi-nés, choisis, et déclinés ? Ce livre est une gigantesque nomenclature de la symbolique nazie - des codes typographiques aux insignes militaires, en passant par les drapeaux, bannières, tenues vestimentaires, codes colorés, brassards, tampons, cachets, panneaux de signalisation des rues, etc. - ainsi que des manières de les mettre en oeuvre. Les planches graphiques alternent avec un descriptif du fonctionnement du nazisme à tous les niveaux de la vie sociale - bureaucratie, hiérarchie politique ou symbolique, organigrammes des institutions, arbres généalogiques permettant de juger de la pureté raciale des familles, plans des bara-quements militaires, et même des préconisations pour l’organisation des villages... Un véritable dictionnaire idéologique, dont le design graphique n’est que la partie émergée. L’idéologie opère donc comme un re-design ostentatoire, re-formant chaque mécanique sociale, politique ou économique et les marquant d’un sceau identitaire. Ces représenta-tions sont fascinantes tant les détails sont minutieusement choisis, met-tant sur le même plan des considérations de stratégie politique (comme les différents ordres) et des considérations purement idéologiques (comme les distinctions entre les «races»). L’idéologie est donc «design» au sens où un certain nombre d’artifices-clés lui sont nécessaires pour exister. Elle n’est pas, comme l’utopie, une pure vue de l’esprit : elle se définit en s’incarnant. Elle est aussi «design» au sens où elle est portée avant tout par une culture matérielle - c’est ce que nous rappelle Régis Debray dans son texte Socialism and Print : a life cycle118, où il rappelle que le socialisme fut fabriqué par des typographes, des imprimeurs, des publicistes et des libraires - ce qu’il appelle sa «graphosphère». Ainsi, l’idéologie ne peut affermir son emprise qu’en s’incarnant, elle doit en quelque sorte se retrouver dans le réel... Et s’y reconnaître.

118 Régis Debray, Socialism and Print : a life-cycle, New Left Review 46, juillet-août 2007.

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Conclusion.Design et idéologies.

Cette analyse pose notre question de départ dans un autre sens - à savoir est-ce que le design, au sens large des artefacts produits pour et par une culture matérielle, peut encore être nommé comme tel lorsqu’il est l’incarnation d’une idéologie politique ? La notion de transformabili-té du monde («makeability» en anglais, est probablement plus juste) est inscrite dans les racines du design, en tant que discipline moderne. C’est aussi une idée très présente dans la pensée marxiste à son origine : l’homme transforme le monde tout autant qu’il est transformé par lui. Idéologie du design et idéologie politique ne sont pas, de ce point de vue antithétiques. Pourtant, les objets et environnements produits sous les totalitarismes sont empreints d’une ambiguïté qui, rétrospectivement, nous dérange. En effet, ils sont en quelque sorte doublement marqués : porteurs des valeurs propres au design, en tant qu’ils ont pour vocation d’améliorer le cadre de vie humain, et porteurs d’un message politique, en tant qu’ils proposent une vision du bonheur conforme à l’idéologie dominante. Fonction et signification doubles car à travers le design des choses, c’est le contrôle de la société qui s’exerce. C’est donc l’autonomie intellectuelle et idéologique de la discipline qui est remise en cause. La «faiblesse idéologique» ou le manque de lucidité politique du design sera un leitmotiv lors de la critique du consumérisme de masse, dans les années 70, appellant à une plus grande responsabilité des desi-gners. Sous l’influence totalitaire, elle prend une intensité particulière. En effet l’instrumentalisation est ici poussée à son extrême, dans un vaste système culturel recomposé selon une stratégie politique. Objets, images, imaginaire collectif (où le sport et le cinéma jouent beaucoup)... sont les signes et les codes de l’illusion savamment orchestrée d’une société bienheureuse, afin de masquer les rouages plutôt sordides de la dictature - la répression et la terreur. Le design est relégué au rang d’instrument idéologique, il est dénaturé et appauvri, c’est-à-dire contraint à une fonction idéologique, privé de toute capacité d’émanci-pation, de transversalité, de dépassement ou de critique face aux enjeux sociaux auxquel il s’adresse. On l’a vu, les productions du nazisme n’ont rien d’original ni de particulièrement transgressif. Au contraire, elles

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organisent une normalité fascinante, bien accordée à une proto-culture écrite par le Parti. Mais derrière elles, n’est-ce pas la force de création et d’invention de la machine idéologique qui nous effraie ? Auberges, maisonnettes, cabanons, refuges, voitures pour le peuple, autoroutes, ponts, wagons, chemins de fer, camps, chambres à gaz, solution finale - différentes facettes d’un même design hégémonique et tout-puissant, et de la capacité de l’idéologie politique à transformer le monde à son image.

Ainsi, nous devons reconsidérer notre question de départ portant sur le lien entre «design» et «non-design» - l’intention et le contexte. En effet, nous venons de voir que le design sous influence idéologique se voit privé d’une partie des valeurs qui fondent la discipline à l’origine. Il devient simple support de médiation idéologique, destiné à produire un environnement cohérent avec la vision élaborée par la dictature. Simple rouage dans l’élaboration d’une culture de substitution, il devient pauvre et peu intéressant sur le plan de la création, ne jouant plus que sur des répétitions et des symboles. L’écrivain Milan Kundera évoque d’ailleurs dans L’insoutenable légèreté de l’être (1982) une manifesta-tion emblématique des cultures soumises à la dictature : le kitsch. Le kitsch est la négation de toute inventivité et de toute critique, c’est la démultiplication - volontaire et calculée mais frôlant souvent l’irra-tionnel - de codes visant à entériner une image toute faite du «bien». Ce que Kundera nomme un «accord catégorique avec l’être» (en l’occurence avec l’idéologie dominante) est en contradiction avec la mission à la fois critique et positive qu’on a précédemment reconnue au design, dans son inscription dans la Modernité. On peut dire que le design est mis en échec, ou mis en crise par sa manipulation idéologique.

Cependant, n’oublions pas la situation globale de la culture sous les régimes totalitaires. Pour Hannah Arendt, les totalitarismes sont une certaine réponse à un malaise, un vide, une perte de sens dans laquelle tombent les sociétés à un point de la Modernité (Les origines du totali-tarisme). Ils ne sont pas synonymes de crise et elle ne doit pas leur être imputée, par contre ils ne peuvent advenir sans un état d’insécurité sociale, qui légitime une sortie de crise brutale et radicale. Pour Arendt,

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la crise est peut être diagnostiquée dans une situation qui nécessite le jugement - c’est-à-dire qui appelle à la prise de décision et à l’action - tout en démontrant l’impuissance du jugement. La réponse totali-taire prend alors une forme de paralysie, puisqu’elle annule (ou biaise à travers la construction idéologique) toute capacité de jugement, et empèche par là-même toute capacité de décision et d’action. Si la ques-tion de la crise est pour Hannah Arendt fondamentalement politique, le totalitarisme est par définition un état a-politique, une mise en suspens complète de la capacité de la société à résoudre ses problèmes par la politique. Ce qui la remplace, c’est l’idéologie : «Le substitut d’un principe d’action est l’idéologie»119 dit Arendt, et c’est ce qui fait la «banalité» du mal totalitaire. Cette expression ambiguë ne signifie pas du tout que la dictature est une chose sans importance, ou excusable, mais bien qu’elle repose sur la mise en commun (le banal est ce qui est partagé par tous, analyse Annabel Herzog dans son article Arendt et la banalité de la crise) d’un ensemble d’idées, d’images et de valeurs qui remplacent toute forme d’analyse, d’opinion, de communication, ou de critique. De ce point de vue là, les productions pseudo-culturelles des totalitarismes ne doivent pas être envisagées comme des manifestations de crise, mais au contraire comme des objets détachés de tout diagnostic de crise : a-critiques ou a-crisiques - c’est-à-dire qui ne permettent aucun jugement, n’engagent aucune décision, n’ouvrent sur aucune action. Ainsi, nous voyons que la difficulté de juger d’un design «sous idéologie» tient au fait que les critères d’évaluation d’une production culturelle ne sont plus valables dans le cas d’une culture endoctrinée - ce qui rejoint les observations précédentes sur la dimension acculturée des régimes totalitaires.

L’énigme reste donc entière de savoir comment nous devons considé-rer ces objets sur le plan de l’Histoire du design. N’ont-ils aucun statut, aucune valeur, du fait qu’ils sont le produit d’une discipline instru-mentalisée ? L’exemple de la Volkswagen Type 1 nous pousse tout de même à envisager que l’endoctrinement idéologique peut provoquer des

119 Annabel Herzog, Arendt et la banalité de la crise, dans Hannah Arendt, totalitarisme et banalité du mal, PUF, 2011, p.65.

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rapprochements étonnants entre des champs d’activités - ici l’indus-trie, la programmation culturelle et l’organisation des loisirs, et le design - forcés à la collaboration. D’autre part, nous avons vu à travers l’évolution des avant-gardes, que les arts et le design participent dans un premier temps de l’élaboration des utopies sociales qui préfigurent les totalitarismes. Dans la recherche d’une inscription de l’art dans la vie, à travers l’abstraction (qui est en réalité la forme artistique la plus concrête qui soit !), aussi bien que dans la recherche de formes trans-versales entre les différents champs artistiques, nous avons vu que c’est bien une vision politique qui se construit. À bien des égards, les orien-tations que prennent les avants-gardes modernes - que cela soit dans la dissolution de l’art dans la vie ou dans la recherche de transversalité entre la culture et la technique au service du progrès social - illustrent la tentation totalitariste contenue, dès l’origine, dans le projet moderne. Le design, en soi, en tant que recherche d’une résolution de l’environ-nement matériel humain, peut paraître comme la plus tyranique des inventions modernes. On doit alors observer une division entre le design qui sera spécifiquement développé sous les régimes stalinien, fasciste ou nazi, et qui est caractérisé par un retour à des formes kitsch ou décoratives (le réalisme socialiste en est emblématique), et le design qui poursuivra les recherches des avant-gardes, à travers l’exil des artistes et la guerre, vers le courant fonctionnaliste, lui même critiqué plus tard pour sa dimension dogmatique et totalitaire. Ainsi, il ne nous est pas possible de considérer le design produit sous les totalitarismes comme complètement extérieur ou étranger à une évolution historique du design moderne. De ce point de vue là, il est intéressant de considé-rer les oeuvres de Noam Toran (Goebbles Teapot) et Richard Hutten (S(h)it on it !) comme une invitation à re-considérer l’Histoire du design, et à formuler rétrospectivement une crise dont on ne pourrait pas juger à partir des objets réellement produits durant les périodes totali-taires. Nous avions envisagé ces oeuvres comme des prothèses pour la mémoire : on peut se demander si elles ne sont pas également des accessoires pour le jugement, une manière de déjouer, même rétrospec-tivement, la banalité du mal totalitaire. De fait, la production artistique d’après-guerre est hantée par le devoir du souvenir, et par la difficulté de considérer avec clarté des artefacts par lesquels une culture totali-

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taire a pu se convaincre de sa normalité. Le philosophe Jean-Phillippe Antoine note dans son essai 6 Rhapsodies froides sur le lieu, l’image et le souvenir, la production de l’artiste allemand Joseph Beuys, dont la vocation est de «dépasser le trauma de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme (...) et, au moyen du dur labeur du ressouvenir, d’exhiber les symp-tômes de la culture qui a rendu possible cette catastrophe»120. Joseph Beuys dit lui même à propos de son oeuvre Auschwitz Demonstration (La Vitrine d’Auschwitz) que «ce n’est qu’une tentative pour trouver un remède de remémoration (...). Les événements ne peuvent être mémorisés qu’à travers une contre-image positive, dans la mesure où tout cela est vraiment éliminé du monde et de l’homme afin que le reste de cette inhumanité soit surmon-tée...». On peut donc admettre qu’il fait partie du devoir du souvenir de considérer les objets du nazisme ou du fascisme comme des éléments à part entière de l’Histoire des arts et du design, afin de rendre possible ce travail d’assimilation, de jugement, et de sortie de la crise. Il importe ici de ne pas concevoir le design uniquement comme l’expression ici et maintenant d’une culture dans une situation donnée, mais, au même titre que l’art, comme l’expression d’un travail de mémoire, de jugement et de critique, mécanismes qui semblent rappeler encore au 21e siècle l’onde de choc que fut l’avènement de la Modernité sur les sociétés euro-péennes.

120 Jean-Philippe Antoine à propos de Joseph Beuys, Six rhapsodies froides sur le lieu, l’image et le souvenir, Éditions Desclée de Brouwer, 2002, p.150.

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Introduction.

Après avoir exploré les manifestations du design sous les régimes totalitaires - qui constituent une forme de réponse politique de crise au mal-être moderne, tout en étant par leur violence une crise en eux-mêmes - nous devons interroger son évolution dans les rapports écono-miques et culturels qu’entretiennent l’industrie et la société au milieu du 20e siècle, et notamment face à la reconstruction (au lendemain des guerres mondiales) et à la montée du consumérisme. L’économie du 20e siècle résulte d’une idéologie du Progrès fondée sur la puissance technique et le libéralisme : elle est caractérisée par des périodes de croissance, mais elle porte aussi en elle la possibilité de crises - ce que souligne Paul Ricoeur en précisant que la notion de crise prend un sens essentiellement économique à la Modernité121. Nous avons évoqué les fondations théoriques du design dans un contexte politique et idéo-logique en crise : nous allons maintenant voir comment la «crise de la Modernité» se répand dans les systèmes économique, industriel et culturel qui se sont développés au 20e siècle, et la façon dont y a réagi le design.

La fin des années 20 est caractérisée par l’apogée d’un capitalisme financier, porté par une bulle spéculative qui pousse l’industrie à une croissance sans précédent... et éclate lors du krach boursier de 1929, plongeant le monde dans une crise profonde, premier échec de la mon-dialisation moderne. Cette croissance exponentielle et cette prospérité ‘fictive’ de la spéculation, suivies par la désillusion de la crise, sont des phénomènes d’une ampleur insoupçonnée et radicalement nouveaux, qui marquent les esprits de l’époque. La société industrielle se montre sous un nouveau jour. Telle une machine auto-réplicante, elle démontre d’un côté son extraordinaire capacité d’expansion, de l’autre sa propen-sion à se construire sur des valeurs fictives, faisant naître l’argent de l’argent. Culturellement, c’est la vision optimiste du futur héritée du 19e siècle qui s’émousse. Pour la première fois, le progrès n’apparaît plus comme un idéal, mais une notion économique soumise à des méca-

121 Paul Ricoeur, La crise, un phénomène spécifiquement moderne ?, op. cit

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nismes faillibles. Le projet moderne n’est plus seulement la rupture radicale avec le passé, il connaît ses premiers doutes...C’est dans la société américaine en plein essor que cette prise de conscience se manifeste, quand Rossevelt met en œuvre dans le New Deal les remèdes à la crise et au chômage préconisés par l’anglais J. M. Keynes. Sur le plan culturel, apparaît un imaginaire technolo-gique hésitant entre désir et appréhension du futur. Dans Tomorow Now : When Design Meets Science-Fiction, Alexandra Midal s’intéresse à l’apparition quasi simultanée des termes «design» et «science-fic-tion» dans des publications de la fin du 19e siècle, et note la conver-gence de ces deux concepts dans le courant Streamline (années 20). Le Streamline, qui consiste à donner aux objets un profil évoquant la vitesse, le dynamisme, et la fluidité, est souvent considéré comme la première reconnaissance sociale du design industriel comme profes-sion. Alexandra Midal apporte cependant une nuance, à savoir que les formes du Streamline «se trouvent à la confluence entre technologie et technophobie»122 : en effet la société des années 20-30 n’est plus au temps des découvertes et des inventions fascinantes. Elle est en train de réaliser le progrès : machines, outils, appareils électroménagers, trans-ports, toutes sortes d’objets techniques commencent à peupler l’envi-ronnement humain au quotidien. Il s’agit de donner à ces objets des formes qui évoquent le futur dont il proviennent (ou vers lequel ils nous emmènent) sans qu’ils nous soient pour autant excessivement étranges. C’est pourquoi A. Midal note que «les designers du Streamline considèrent que leur travail se déploie dans un rapport d’indissociabilité entre la société entière et les formes qui la peuplent»123. Il s’agit bien d’inventer un voca-bulaire formel propre aux nouveaux objets industriels124 , permettant

122 Alexandra Midal, Tomorrow Now : When Design Meets Science-Fiction, Luxembourg, Mudam, 2007.123 Alexandra Midal, Design. Introduction à l’histoire d’une discipline, op. cit.124 «Ce n’est qu’aux États-Unis dans les années 30 avec le mouvement Streamline, où l’aéro-dynamisme des formes devient un critère de Modernité, que l’esthétique de la Modernité a pénétré la production de masse de telle sorte que l’on puisse considérer cette période comme l’une des seules dans l’histoire où les codes savants et les codes populaires se fondent» Sylvain Dubuisson, «Changement de réel» dans Contribution à une culture de l’objet, colloque organisé par l’ESAD de Strasbourg les 17 et 18 janvier 1995, Éd. École des Arts Décoratifs de Strasbourg, 1996, p.80

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leur intégration dans la culture de masse : vocabulaire à mi chemin entre l’expression technique (aérodynamisme, fluidité, valorisation de matériaux légers et flexibles...) et la formalisation esthétique de l’avenir. Cette «domestication» de la technique a pu être critiquée, au delà d’un idéal démocratique, comme une pure séduction marchande : cacher les mécaniques sous des coques luisantes, vendre du rêve. Midal y voit plutôt une manière d’entretenir une mystification autour des objets industriels, et donc la fascination de la population pour la nouveauté, dans un contexte de crise.

En parallèle, la science-fiction se développe, et devient une activité culturelle et populaire de grand spectacle, à travers les parcs d’attrac-tions (Coney Island à New York125) et les grandes manifestations, comme le Futurama de Norman Bel Geddes (Exposition Universelle de New York en 1939), gigantesque maquette représentant la ville de de-main. Il y a donc une véritable corrélation entre le développement d’un imaginaire du futur de plus en plus tangible (d’une certaine manière de plus en plus proche des hommes), et l’invention d’un environnement technologique cohérent. Il s’agit bien de montrer à la société américaine qu’elle touche le futur du bout des doigts. Phénomène qui sera amplifié après la crise de 1929, faisant du futur une valeur à la fois désirable et ambiguë, source d’une certaine inquiétude.Dans le courant Streamline, le design se retrouve au carrefour entre une aspiration sociale à mettre des images sur le futur, c’est-à-dire sur les promesses de la Modernité ; et la nécessité économique de rendre les nouvelles manifestations techniques «digestes» pour la culture popu-laire. En lui même, le courant aboutit à des contradictions, produisant des objets d’apparence techno-futuristes, mais dont la coque cache la technique parfois sommaire (le grille-pain aérodynamique...). Cepen-dant, l’expérience sera fondatrice pour les orientations du design dans

125 Coney Island, île au large de New York, fut d’abord le territoire de prisons, avant d’accueillir de nombreux parc d’attractions (dont le fameux Luna Park), et peut être consi-dérée comme un espace d’incubation de l’urbanisme et des styles architecturaux débridés qui caractériseront la métropole durant le 20e siècle. Thèse soutenue par Rem Koolhaas dans New York Délire, Éd. Parenthèses, 2002.

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• Le fer à repasser Waverly petipoint iron, des designers Clifford Brooks Stevens et Edward P. Schreyer, 1941.

le Mouvement Moderne. En effet, le design se retrouve dans un rôle d’intégrateur des objets techniques (non en tant qu’inventions, mais bien en tant que produits industriels à valeur marchande), et de fabrica-teur de rêves. Derrière cela, Alexandra Midal note la subtile transition qui commence à opérer, entre une technique «appliquée» au service de l’homme, et un régime socio-technique de plus en plus hégémonique. Le design industriel apparaît donc véritablement dans ce jeu entre l’expression de plus en plus affirmée de la technique pour elle-même (ce qui préfigure le dogme moderne «La forme suit la fonction») et la formulation des besoins humains.Le Streamline est la première manifestation de la capacité du design à intégrer des paramètres économiques, culturels et sociaux pour pro-duire des formes radicalement inédites (et non plus dans l’effort de faire coïncider nouveauté technique et décor traditionnel, comme le style «machiniste» de la fin du 19e siècle). Une première forme de réalisation de l’industrie donc. D’un autre côté, les objets du Streamline ont pour nous, rétrospectivement, une dimension aberrante ou grotesque, que nous percevons rétrospectivement comme le premier mensonge du design, cherchant à camoufler les rouages pour donner aux produits industriels une fausse évidence, un caractère magique. À cet égard, le style Streamline est bien le symptôme d’une tension nouvelle dans les rapports entre l’industrie et la société. La crise des années 27-30 est la première secousse qui ébranle la Modernité en tant qu’idée infaillible et nécessaire, et met en évidence des rapports de tension - qui ne se résor-beront plus - entre la société et l’industrie. Quel est le rôle du design, discipline en pleine formation à ce moment-là, face aux premières failles apparentes de la Modernité ? À partir de ce qu’on a vu du design Streamline, on peut se demander à quels moments le design se situe plutôt du côté d’un «symptôme» de changement, signal, déclencheur ? Ou plutôt du côté d’une atténuation de la crise, à travers la recherche de solutions, réelles ou illusoires ?

Le design «anti-crise» des Trente Glorieuses.

Comme on l’a vu, le style Streamline vise à attribuer aux objets tech-niques une famille de formes communes : par extension, tout ce qui est

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nouveau (réfrigérateur, wagon, voiture, boîtes aux lettres, chaises et lampes, sèche-cheveux, grille-pain, téléphone...) va prendre un aspect technique et futuriste. Ce faisant, le Streamline abolit les catégories tra-ditionnelles du mobilier et permet de nouvelles associations formelles - par exemple entre une chaise, un enjoliveur de voiture et un ventila-teur - pour harmoniser l’environnement technique de l’homme. Travail ambigu puiqu’il s’agit à la fois de cacher les mécanismes internes de l’ob-jet, pour valoriser son unité formelle et sa simplicité fonctionnelle, tout en mettant en évidence sa technicité, signe de performance. Ce qui crée un immense appel d’air pour le design, afin de redessiner l’ensemble des produits de l’industrie : après le «dessinateur de modèle», l’«esthéticien industriel» est inventé.Dans La laideur se vend mal, Raymond Loewy nous fait un rapport d’étonnement volontairement naïf à propos de l’environnement domes-tique qu’il découvre en arrivant aux États-Unis. «J’étais frappé, comme je l’ai dit, par la quantité de produits manufacturés en série. J’étais également impressionné par leur qualité supérieure. À quelques exceptions près, tous ces produits étaient bons. Toutefois j’étais déçu et surpris par la pauvreté de leur aspect extérieur, par la lourdeur de leurs lignes et, pour tout dire, par la vulgarité de leur forme. Ici qualité et laideur allaient de pair. Pourquoi une alliance aussi insolite ?(...) La société ne pouvait-elle pas s’industrialiser sans devenir laide ?»126. On comprend ici la crainte que l’usage des objets industriels soit en train de devenir aussi mécanique et sans âme que les machines qui les ont créés. Pour Loewy, cette industrie qui «[inonde] le monde d’horreurs de bonne qualité»127 rend impossible, à terme, toute idée de goût, de joie ou de plaisir visuel dans le rapport aux objets. Il s’agit donc de modifier la Modernité industrielle brute et grossière, pour ré-introduire la différence, la sensibilité individuelle, le plaisir des sens. Loewy convoque alors le design comme une discipline qui préviendrait l’industrie de la crise de «saturation» vers laquelle elle s’élance tête baissée.La première description du travail de design par Raymond Loewy, lorsqu’on lui présente un objet à transformer [en l’occurence un duplica-

126 Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Éd. Gallimard, 1963, p.88-89.127 ibid. p.89.

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teur], hésite entre le genre animalier et l’intervention chirurgicale : «C’était une machine de bonne construction, qui reproduisait honnêtement tout ce qu’on pouvait avoir le désir de reproduire. Déballée et toute nue devant moi, elle avait l’air d’une pauvre machine timide et malheureuse. Elle était d’une epèce de noir sale, avec un petit corps trop gros perché trop haut sur quatre pieds en fuseau, qui s’écartaient subitement, comme épouvantés, en atteignant le sol. Un mince plateau sortait devant elle comme une langue noire et, sur le côté, elle portait une malencontreuse manivelle. (...) Après avoir contemplé quelques temps mon malade sous les projecteurs de la salle d’opération, je jugeai que le mal était trop enraciné pour je puisse le redes-siner complètement. (...) Aussi je décidai de limiter mes efforts à l’amputa-tion des quatre pieds et à quelques opérations de chirurgie esthétique sur le corps. Il fallait, en somme, «rajeunir». Je pris le parti de cacher tous les menus organes de l’appareillage de la machine dans une carapace nette, bien coupée et facilement amovible...»128.Guérir l’industrie de la maladie de la laideur : telle est la mission que se donne Loewy. Ce récit imagé du travail du designer montre bien le rôle «intermédiaire» du design : opérant sur des détails pour harmoniser l’ensemble, jonglant avec des contraintes de fabrication comme avec des impératifs de stockage et de conditionnement, le design apparaît comme un tour de passe passe, qui apporte à l’objet un «je ne sais quoi» qui ne semble venir ni de l’industrie, ni de la demande sociale. Une discipline qui rendrait une unité, une intégrité aux objets. De fait Loewy pousse la métaphore de la «production d’harmonie» tout au long de son récit, voyant dans l’aspect dissocié et mal accoutré des objets tech-niques le symptôme d’une économie qui va mal.

À travers la thèse de Loewy, le design est pour la première fois totale-ment assimilé au système socio-économique dans lequel il opère. «La laideur se vend mal» nous dit ainsi : «les objets issus d’un mauvais design n’ont pas de valeur sur le marché, ils n’ont pas de raison d’exister». Le design apparaît ainsi comme une étape nécessaire pour la production industrielle : quand Loewy s’indigne que «des myriades de produits hon-nêtes et de qualité, maltraités et abîmés, [crient] au secours pour être déli-

128 Raymond Loewy, La laideur se vend mal, p.96-97.

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• La VESPA 125cc type «U», produite à 7000 exemplaires entre 1953 et 1954.

vrés du sens ‘artistique’ de fabricants aveugles...»129, il souligne le fait que le design a toujours existé, en puissance, dès le début de la production de biens manufacturés pour la société : il s’agissait la plupart du temps d’un «mauvais design», d’un design qui s’ignore, qui ne rêve pas, et qui ne réalise pas son potentiel. Le «bon design» serait celui qui invente la juste forme d’un objet technique dans un contexte socio-économique donné.La définition du design industriel est donc ainsi posée. Dès lors, tous les objets de la vie courante vont devoir passer par le regard «re-qua-lifiant» du designer, et ce ‘touche-à-tout de génie’ de la vie moderne connait son heure de gloire. Paru en 1963, l’ouvrage de Raymond Loewy nous plonge dans les premiers jours de la société de consommation (années 30-40), où les icônes du «bon design» commencent à fleurir : les voitures populaires (Volkswagen, Citröen 2C...), le scooter VESPA (1946), la Cocotte-Minute SEB (1956), le paquet de cigarettes Lucky Strike de Loewy (1940), les premiers appareils photo de la marque KODAK... En soulignant l’interaction entre l’aspect des objets et leur contexte de diffusion, Loewy ouvre une définition du design comme un processus de renouvellement permanent : aucun objet n’est destiné à rester sous une forme unique, et le design participe de sa re-formalisa-tion/reformulation dans les conditions d’existence d’une époque don-née. Le design apparaît comme une discipline salvatrice, entretenant une capacité à rêver qui empêcherait les objets techniques de se figer dans des formes impropres... Ce qui est aussi une façon de maintenir en vibration les rapports entre société et technique, ferments de l’écono-mie moderne.

Mais la description de Loewy soulève un deuxième point, qui est la difficulté d’identifier les rapports entre la pratique du design, et le dis-cours idéologique dans lequel le design reçoit son rôle, quasiment dès sa reconnaissance comme profession, dans la société de consommation. «La laideur se vend mal» signifie aussi «Le design fait vendre» (revue De-sign Industrie n°86 Sept. Oct. 1967). Ce que Laurent Wolf souligne : «les rapports entre la pratique du design et son idéologie sont médiatisés par la

129 ibid, p.89.

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société, et singulièrement par la production marchande. (...) Ainsi l’idéologie du design ne peut être étudiée sans une référence permanente au travail spécifique dont elle prétend parler. Ce qui la détermine, en définitive, c’est la situation dans laquelle elle est produite»130. De ce point de vue, la voca-tion de ré-enchantement du monde que Loewy prête au design dans le contexte des années 40-50 ne serait que le reflet de l’idéologie montante de la société de consommation et de l’optimisme industriel des Trente Glorieuses : le design serait en somme une discipline façonnée par les valeurs de son époque, et non le réservoir de liberté et d’imprévisibilité précédemment examiné.

Si l’on ne peut définir le design par des valeurs qui lui seraient propres, doit-on pour autant le définir comme un simple cosmétique de la mar-chandise à consommer ? Le sociologue contemporain Pierre Verdrager souligne qu’une axiologie «traditionnelle» ou objective du design est impossible. Dans son essai Pour en finir avec l’axiocentrisme : la sociologie à l’écoute des designers, il remarque que le paradigme traditionnel oppo-sant, dans l’analyse des activités de production, d’un côté le processus de création et de l’autre le processus de réception de ce qui est produit, n’a pas de pertinence s’agissant du design. Pas plus que l’opposition entre les notions de «variables internes» d’une discipline (l’inspiration, la motivation, la conviction) et de «variables externes» (attente sociale, réception culturelle, médiatisation). Le design serait plutôt une disci-pline basée sur la confusion permanente et féconde entre son intérieur et son extérieur, le laboratoire et la société, sa force de création auto-nome et le processus d’intégration de ses oeuvres dans le monde131. Citant Laurent Wolf, Pierre Verdrager note que ce sont précisément «des exigences extérieures à l’activité spécifique [du praticien]»132 qui fondent la

130 Laurent Wolf, Idéologie et production, Éd. Anthropos, 1972, p.70-71.131 Pierre Verdrager s’appuie ici sur «le refus méthodologique, dans la nouvelle anthropo-logie des sciences, entre l’intérieur de la science - le laboratoire, et l’extérieur - la société. Cf. Latour, 1995-1996».132 Pierre Verdrager s’appuie ici sur le travail de Laurent Wolf, dans, Pour en finir avec l’axiocentrisme, la sociologie à l’écoute des designers, article en prolongement de sa thèse de Doctorat «La réception de la littérature par la critique journalistique», Université de Paris 3, 1999.

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raison d’être, et même l’intuition créative de son activité. «C’est parce que le designer est écrasé sous le poids des «contraintes externes» que la totalité des propriétés de son identité est déductible de sa subordination structurale», dit-il133. Cependant la notion de contrainte entendue dans ce sens ne désigne pas une réduction de la liberté du design, mais bien le moyen de son action : en cela le design répond à un impératif d’asso-ciation des paramètres («un nouveau paradigme de fusion des logiques», dit Verdrager) qui lui permet d’agir sous la contrainte, et cependant sans contradiction. Ainsi le designer opérerait dans une «traduction des logiques», faisant passer «de l’économique ou du technique dans de l’esthétique», et circulant à travers des systèmes de valeurs hétérogènes qui sont ceux de son temps. Pierre Verdrager prend en exemple le cas de Philippe Starck, à la fois praticien hors pair, travailleur passionné, figure exemplaire dans le «star-system» du design, et théoricien, à ses heures, de sa pratique. «Dans l’ancien paradigme, dit-il, on expliquerait le succès de Starck dans le langage des ‘concessions aux sphères économiques’, du ‘renoncement à la création authentique’, constituant une ‘menace pour l’autonomie de la création’...»134 alors que Starck joue précisément avec ces paramètres techniques, esthétiques et médiatiques, en toute conscience de leur inter-dépendance.

Cette analyse, si on y adhère, apporte plusieurs points de réflexion. Le premier concerne la proximité du design avec l’idéologie de la société de consommation - proximité qui lui est à la fois reprochée et réclamée quasiment dès le plaidoyer de Raymond Loewy. La réalité du design industriel des Trente Glorieuses semble incompatible avec les idéaux de «réparation» de la Modernité que nous avions évoqués dans les formes pionnières du design. Cependant, l’analyse sociologique de Wolf et Verdrager nous donnent à voir l’intégration du design dans le système productiviste-consumériste non pas comme un détachement ou une déperdition par rapport à un dogme de départ (héritée d’une pensée de la Modernité depuis la fin du 19e siècle), mais comme une évolution

133 ibid.134 Pierre Verdrager, Pour en finir avec l’axiocentrisme : la sociologie à l’écoute des desi-gners, op. cit.

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naturelle de la discipline, qui répond aux «appels d’air idéologiques» des systèmes qui la conditionnent. Tel un fluide, le design serait naturelle-ment conduit à occuper des espaces d’action provoqués par les rapports entre industrie et société : c’est -à-dire, dès les années 40-50, la ren-contre entre le capitalisme économique et la culture du consumérisme de masse. Une discipline «anti-crise» donc par définition (agissant contre la crise des systèmes, mais incapable elle-même d’être mise en crise), capable de prendre sans contradiction des formes d’action très diverses : ce qui en fait un objet relativement énigmatique sur le plan disciplinaire.

Un deuxième point concerne la conscience d’agir du designer. Le récit de Raymond Loewy souligne que la créativité du designer est avant tout une sensibilité particulière aux problématiques de son époque : une vo-lonté d’ajouter du «beau» ou du «mieux» au monde qui nous entoure. En ce sens, tout design est forcément «bon design», ou remplacement d’un «mauvais design» par un design «meilleur». Cependant, cette notion d’amélioration est forgée par les paramètres économiques, techniques et culturels évoqués plus tôt, et qui évoluent sans cesse, ce qui signifie qu’elle n’a pas de valeur absolue. Laurent Wolf souligne d’ailleurs cela en disant que le designer est plongé «dans l’illusion de son indépendance par rapport aux conditions particulières»135 de son action. Illusion nécessaire à son fonctionnement créatif, mais aussi nécessaire à la réception de ses objets dans la société, entretenant un fantasme autour du métier de designer, ainsi qu’autour du caractère magique de ses productions. Wolf en déduit que le design participe de l’idéologie consumériste, tout comme le consumérisme lui donne ses motifs et ses règles d’action136.

Ainsi, au moment de sa reconnaissance professionnelle dans les années

135 Laurent Wolf, Idéologie et production, op.cit p. 181136 «La production est production d’idéologie non seulement pour la société, mais aussi pour le design qui, par sa pratique, tend à intérioriser les normes qu’il produit, qu’il conçoit quotidiennement [...]. En intériorisant les normes qu’il produit, le designer participe idéolo-giquement à l’intégration de la pratique de son activité. Il peut avoir l’impression qu’il est l’auteur de quelque chose qui lui est pourtant imposé du dehors, par le système de produc-tion». Ibid. p.60

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50, le design industriel peut se définir à la fois comme une réelle capa-cité de rêverie, d’invention et de liberté, tout en étant pur instrument de l’idéologie dominante. En cela il est la projection d’une société qui aspire au bonheur - face au trauma des deux guerres - et qui connaît à la fois une reconstruction difficile sur le plan politique et social, et une croissance sans précédent sur le plan économique pendant les Trente Glorieuses. Discipline qui se répand dans toute la production indus-trielle, le design semble répondre à un «appel à modification» général de la société de consommation en pleine expansion. Cependant son hétéronomie fondamentale nous pousse à douter de sa capacité à avoir une conscience aiguë de son action et de son impact sur la société. À cette époque, le design de la société de consommation, cohabite avec le design radical et engagé du Mouvement Moderne. Dans les films de Tati (Les vacances de Monsieur Hulot, 1953 ; Mon oncle, 1958), la Modernité comme style et la Modernité comme modèle de conception se super-posent, montrant le design comme un facteur de confusion absurde entre esthétique, mode bourgeoise, praticité, et attributs techniques. On peut dès lors se demander si le design, alors pleinement en posses-sion de ses moyens, est capable d’un point de vue analytique sur les systèmes où il opère - l’industrie et la société - ou s’il est avant tout un «phénomène culturel» produit par la Modernité.

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1.Projets, manifestes, performances en contexte de crise.

Quand le design passe à l’acte.

«Il n’est pas, de nos jours, un seul fabricant, depuis la General Motors jusqu’à la Compagnie des Biberons Musicaux, qui songerait à lancer un produit sur le marché sans le concours d’un dessinateur. (...) Tout cela s’est fait en vingt ans»137. Raymond Loewy constate dans La laideur se vend mal le succès grandissant de l’esthétique industrielle dans la période d’après guerre. Dans un contexte de reconstruction économique, conjointement à l’essor du consumérisme, l’industrie est prise dans un vaste travail de re-design : il s’agit avant tout de donner des formes aux objets, de désigner les multiples fonctions techniques qui commencent à peupler l’environnement humain par des volumes, des signes, des images. À cet expressionnisme naissant du design pour la grande consommation, se heurte évidemment le Mouvement Moderne, à la recherche des formes et des fonctions absolues. Le Modernisme connaît son apogée dans les années 30 - en parallèle de l’essor des grandes idéologies, et d’une certaine politisation du design - sur les mots d’ordre de la démocrati-sation de l’industrie et de la réforme sociale, qui doit avant tout passer par le renouveau de l’environnement matériel humain. Sa rigueur et sa radicalité, particulièrement manifestes en architecture le voient rece-voir de nombreuses critiques au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le progrès social de la société de consommation ne semble pas le même que celui voulu par les Modernistes du début du siècle.

La Maison des Jours Meilleurs, réalisée par Jean Prouvé en 1956 à la demande de l’abbé Pierre, est un témoin intéressant de cette période,

137 Raymond Loewy, La laideur se vend mal, op. cit. p.197

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• La Maison des Jours Meilleurs de Jean Prouvé, 1954.

entre Modernisme et grande consommation, entre l’architecture et le design. Chef-d’œuvre technique qui fera dire à Le Corbusier «C’est la plus belle maison que je connaisse !», ce projet est avant tout un manifeste d’action solidaire, dans le contexte de crise du logement qui frappe la France, en plein effort de reconstruction. S’il s’arrête à la construction d’un prototype lors du Salon des Arts Ménagers en février 1956, il n’en aura pas moins un très fort retentissement médiatique. Tentons de re-tracer les moments forts du projet. Lorsqu’il lance son appel radiopho-nique à la solidarité138, le premier février 1954, l’abbé Pierre s’attaque directement à la lenteur du gouvernement, qui ne cesse de repousser le financement de cités d’urgence : au delà d’un problème économique, la crise du logement est une question de conscience sociale. La situa-tion d’urgence est décrétée : il faut agir. Le projet de la Maison des Jours Meilleurs est ainsi conçu comme la formulation d’un état de crise, et en même temps sa possible résolution ; il agit dans deux directions : la per-formance technique d’un côté et la mobilisation des esprits de l’autre. Le projet est résolument tourné vers une prise de conscience populaire dans le but de faire bouger les politiques. Son titre évocateur résonne de valeurs simples et indispensables : la Maison, la cellule familiale, la protection de soi et de son entourage... Sans se départir d’un certain optimisme, puisque la société se reconstruit, et s’achemine vers des «jours meilleurs». Le défi que relève Jean Prouvé (alors âgé de 55 ans et fort de nombreuses expériences dans le domaine de l’habitat industriel) est donc d’inventer un principe de construction aussi original qu’écono-mique, grâce à la pré-fabrication et le montage autour d’un «bloc tech-nique», afin de rester dans le budget minimum envisagé par l’État pour subvenir à la construction individuelle (soit un million et cinq cent mille francs anciens). La Maison des Jours Meilleurs se définit donc d’entrée de jeu comme un nouveau concept d’habitation et comme un principe de réalisation d’urgence, dans une critique radicale de l’indigence de la politique de construction de l’époque.

138 Appel radiophonique de l’Abbé Pierre, le 1er février 1954 : «Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir, gelée, cette nuit, à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébas-topol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée. (...) Devant tant d’horreur, les cités d’urgence, ce n’est même plus assez urgent».

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Ainsi, la première chose qui caractérise la nouveauté de ce projet est le concept d’industrialisation «fermée», préférant une construction modulaire à base d’éléments légers permettant des variations et des déclinaisons nombreuses, à un système entièrement «ouvert», pous-sant à la standardisation systématique de tous les composants de la construction. «Je pense qu’il faut composer des bâtiments en industrialisa-tion fermée, c’est-à-dire des bâtiments qui constitueront un tout cohérent, dit Prouvé lors d’une interview139 (...) Partant de chaque élément indus-trialisé dont on sait qu’il se monte, on peut créer une autre architecture». Une architecture souple et modifiable donc, face à la géométrie triste et rigide des grandes tours modernistes. D’un autre côté, la légèreté de cette construction en moyenne série est également nécessaire selon Prouvé pour qu’elle soit industrialisée dans de bonne conditions. Péné-lope de Bozzi souligne dans son mémoire de fin d’études à l’Ensci-Les Ateliers, consacré aux «objets-manifestes»140, que «la politique du bâti-ment après-guerre est certes un succès économique, mais aussi un suicide social, pour les ouvriers (appel à une main d’oeuvre immigrée sous qualifiée et sous payée) et pour la vie dans les nouvelles constructions (concentrations ouvrières des ZUP et des grands ensembles». Elle souligne ainsi la volonté de Jean Prouvé de renouer avec une architecture raisonnée, comme «du temps où le maître d’oeuvre savait concentrer toutes les vertus des diffé-rentes disciplines devenues aujourd’hui des spécialisations, et travaillait en harmonie avec ses ouvriers»141. Jean Prouvé livre ici une critique viru-lente de l’hégémonie du Modernisme en architecture, lui opposant un habitat «prêt-à-l’emploi», facile à monter et à démonter, et peu coûteux. L’industrialisation fermée déplace l’architecture vers l’objet, vers la forme finie, le squelette organique... Par opposition à la logique d’agen-cement des ensembles modernistes, qui semblent pouvoir se combiner à l’infini sans aboutir à un périmètre de complétion. À la même époque, Buckminster Fuller explore le potentiel de la géode et du dymaxion, qui

139 Jean Prouvé, interview pour Techniques et Architecture, n°327 novembre 1979.140 Pénélope de Bozzi, mémoire de fin d’études à l’ENSCI-Les Ateliers : Les objets mani-festes, 1996, sous la direction de Laurent Wolf. Livret : La Maison des Jours Meilleurs, p. 17.141 ibid. p.9

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visent également à produire des formes finies et équilibrées, à partir de principes techniques standards. Le travail de Jean Prouvé intervient bien dans un contexte où la question d’un «degré zéro» de la forme de l’habitat (que cela soit la cellule individuelle ou son agencement dans le collectif) est explorée. Il est alors important de remarquer que la Maison des Jours Meilleurs ressemble, étonnamment, à une maison de tous les jours. Jean Prouvé propose une habitation qui ne se réduit pas à un jeu de formes géométriques, mais évoque bien les signes familiers (portes-fenêtres, escalier, toiture surplombante) d’une maison. La Maison est par ailleurs entièrement équipée : une maison en kit, une maison-modèle, qui renvoient au désir de consommation et de sécurité de la population française. À cet attirail complet de la vie moderne à bas coût directement issu des rayonnages de Prisunic, s’opposent les grands espaces vides de son architecture. La Maison explore donc une idée du «confort minimum» basée sur la liberté et l’appropriation de l’espace par l’habitant.Du point de vue de la conception, Jean Prouvé remet donc en cause en de nombreux points la séparation entre le design et l’architecture, et montre la nécessité d’inventer des propositions transversales, face à l’urgence. Il peut être alors intéressant de concevoir ce projet comme une manière de désamorcer le design pour la reconstruction (sorte de systématisation brutale du Modernisme, alors à l’oeuvre dans les pre-mières cités d’urgence, et les tours de HLM en béton) et le design pour la consommation, qui commence à proliférer dans les grands supermar-chés. Dans ce projet habitat et objet, toit de survie et marchandise, se complètent et se ressemblent, d’où son aspect populaire et familier. Ce qui nous amène au deuxième versant de sa conception : la dimension de performance médiatique du projet.

Rappelons que le propos de la Maison des Jours Meilleurs est de s’atta-quer aux politiques du logement à travers une forte mobilisation sociale, c’est pourquoi le projet est pensé comme une démonstration, le n°1 d’une série qui pourrait être industrialisée par la suite, avec les financements adéquats. Remarquons toutefois l’orchestration minu-tieuse de cet événement, à cheval entre la campagne humanitaire, la prouesse technique, et la publicité. La Maison des Jours Meilleurs est

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conçue en six semaines et montée en sept heures pour le Salon des Arts Ménagers. Deux semaines avant l’opération, la marque Persil lance une «grande quinzaine de solidarité», mettant en vente une édition limi-tée de paquets de lessive dotés de «points». En échange de la collecte de ces points par les consommateurs, la marque propose d’allouer, pour chaque point, 10 francs anciens à l’entreprise de l’abbé Pierre. Ce double effet de sollicitation de la charité et de stimulation d’une pulsion consommatrice peut sembler tout à fait déplacé. Cependant, cette campagne promotionnelle de la lessive Persil participe complètement de la cohérence de l’opération, permettant à la population de s’engager à travers ce qu’elle sait faire de mieux : acheter. La valorisation de l’achat de la lessive va aussi dans le sens de la préservation d’une domesticité saine et respectable de la société française. D’ailleurs au même moment, Barthes souligne dans les Mythologies (1957) la «grande fringale de propreté» qui touche la conscience populaire d’après-guerre : le détergent est «pourvu d’états-valeurs», il engage le consommateur «dans une sorte de mode vécu de la substance, le rend complice d’une délivrance et non plus seulement bénéficiaire d’un résultat»142. Cette lecture quasi psychana-lytique des produits nettoyants peut expliquer l’énorme succès de la «quinzaine de solidarité Persil» : loin de limiter l’action individuelle à un simple geste d’achat, l’opération conforte le citoyen français dans une propreté morale, qui évoque le degré minimum du confort commun à tous, et une vision partagée du progrès social. Barthes voit d’ailleurs en l’abbé Pierre lui-même une figure mythologique de la France en reconstruction, un personnage «qu’une forêt de signes a pu couvrir» (la barbe, la coupe, le regard, la canadienne et la canne), rassurant la popu-lation par «l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation»143. La Maison des Jours Meilleurs combine donc une iconographie de la cha-rité à travers la silhouette de l’abbé Pierre (peut-être un gage de morale pour une société qui n’oublie pas encore les années noires du régime de Vichy), une iconographie marchande traduisant les valeurs du consumé-risme montant (la publicité Persil), et une iconographie technique, dans

142 Roland Barthes, Mythologies, (Chapitre : «Saponides et détergents»), Éd. du Seuil, 1957, p.37-38.143 Ibid. (Chapitre : «Iconographie de l’Abbé Pierre»), p.52.

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le caractère très novateur de l’architecture de Prouvé. Ces valeurs sont savamment orchestrées lors de la campagne publicitaire accompagnant la Quinzaine de solidarité, mais également lors du montage de l’habita-tion, retranscrit étape par étape dans les médias. P. de Bozzi note : «À la manière d’un record sportif, la construction est chronométrée. Aucun détail n’est laissé à l’abandon : la cuisine est déjà équipée en ustensiles. C’est une maison-minute, un joli pied de nez aux institutions»144.

Ainsi, la résonance de ce projet est très forte. On remarque tout d’abord la combinaison de logiques d’acteurs extrêmement différents sous le discours fédérateur de la solidarité et de l’urgence. Il y a d’un côté une mise en scène de la technique qui s’appuie à la fois sur un «record» de performance (temps/coût/qualité) et sur une personnalité dont les idées à la fois étonnent et dérangent : Jean Prouvé, à la fois designer et architecte, visionnaire et entrepreneur, mais aussi temps rejeté du corps architectural et incompris par les gros producteurs industriels. En somme, le personnage idéal pour réaliser l’impossible : une figure de «concepteur total» inspiré par une vocation humaniste, qui dans ces années-là réalise de nombreux projets du même genre. D’un autre côté, le jeu médiatique qui répond à une situation d’urgence par un dis-cours de l’urgence, et de la prise de décision. Pour finir, la sollicitation stratégique des Français, qui peuvent s’investir à travers une valeur fictive (les points Persil), sans avoir l’impression de verser un sou. Nous retrouvons ici le pont entre la situation d’urgence de la reconstruction, et son répertoire de consommables «de crise», et la société de consom-mation qui s’éveille, et projette des valeurs nouvelles sur certaines marchandises.

La Maison des Jours Meilleurs est donc, au delà d’une production indus-trielle exemplaire, un concept-évènement global, visant à interpeller les politiques sur le de l’opinion publique (d’où le choix de la manifestation au Salon des Arts Ménagers). Une «célébration du passage à l’action»145, mais aussi la démonstration d’une action résolument alternative : le

144 Pénélope de Bozzi, La Maison des Jours Meilleurs, op.cit. p.11.145 Pénélope de Bozzi, La Maison des Jours Meilleurs, op.cit.

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plaidoyer de l’abbé Pierre et de Jean Prouvé est effectivement tourné à la fois vers la société et vers le monde industriel, dans une volonté de court-circuiter le processus de construction habituel, et de valoriser une industrie émancipée et créative : libre d’agir. Il est d’ailleurs inté-ressant de noter que la crise du logement des années 50 est l’impulsion de nombreuses pratiques alternatives, comme l’auto-construction (le phénomène du «castorat» que la doctorante Caroline Bougourd analyse en s’appuyant sur le cas de «l’Heureux Chez Soi», lotissement coopératif établit en 1951 par 20 ménages, à Noisy-le-Sec146). Cependant, ce qui nous intéresse dans le projet de la Maison des Jours Meilleurs, c’est bien sa dimension de manifeste. En effet l’objet produit est d’un genre nouveau : ni réalisation unique, ni produit de grande série, il n’est pas non plus un prototype expérimental, mais le n°1 d’une série virtuelle. En cela il a bien pour vocation d’illustrer la performance industrielle «décalée» dans le contexte du «possible». Ce qui est d’ail-leurs mis en évidence par le caractère extrêmement moderne de l’es-pace habitable : Prouvé cherche à démontrer qu’il est possible de penser une maison différemment, dans sa conception et dans la manière de l’habiter. La mise en scène du processus de design (conception visible, fabrication et montage en public) vise à laisser imaginer une réalité autre. La grande originalité de ce projet est ainsi d’aller à la fois dans le sens du contexte industriel de l’époque (proposant des techniques viables et peu coûteuses à mettre en oeuvre), tout en forçant à un pas de côté : par sa réalisation de bout en bout il confronte donc les instances décisionnaires à accepter qu’il pourrait «en être autrement». Le design est ici à la fois force de proposition et support de démonstration (voire de confrontation). À travers cela, c’est un projet social qui s’exprime.

146 Caroline Bougourd : L’esprit Castor : Mythes et réalités, article pour la Revue Strabic, 2011.

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«Le problème de notre cadre de vie est le problème crucial de notre époque. Le sort de l’humanité est lié à ce problème»147. Cet engagement rap-proche Jean Prouvé des architectes modernes, voyant dans la ques-tion de l’habitat l’occasion de réfléchir de façon globale à la condition de l’homme moderne. Cependant, alors que les projets modernistes peuvent aboutir à une assimilation de l’humanité à son environnement matériel - c’est-à-dire à la concevoir comme un ensemble de fonctions vitales, évoluant dans des «machines à habiter» - la posture de Prouvé est plutôt de rechercher des réponses ponctuelles à des problèmes de société : son attachement à une conception intelligente et légère de l’habitation lui permet d’avoir un regard pertinent et critique sur l’évo-lution de l’industrie, dans son adéquation avec les besoins sociaux, là où le mouvement moderne, s’enferme, d’une certaine manière, dans des principes théoriques. La Maison des Jours Meilleurs est ainsi une réponse complète, passible d’une mise en œuvre immédiate, de la charpente jusqu’aux petites cuillères. Ce qui montre que la question d’habiter autrement ne se pose pas uniquement dans l’espace, mais aussi dans les objets de la vie courante. Avoir accès à des objets de qualité, fonction-nels et peu coûteux fait partie de l’idéal de la vie moderne après-guerre. Entre l’essor de la production standardisée à bas prix et la nécessité de diversifier le choix au maximum, s’inventent les grands magasins en libre service.

De Prisunic à IKEA : l’attirail anti-crise de la vie moderne.

«Si l’on est bien chez soi, c’est que la société va bien !»148.De la Maison des Jours Meilleurs, manifeste d’engagement social du design, au «Style Prisunic», éloge de la société de consommation, le saut peut paraître brutal. Cependant, nous devons nous demander si ces réalités du design, qui coexistent dans les années 50-60, ne sont pas les divers reflets d’une même société moderne qui tente, après la guerre, de se rendre infaillible.

147 Jean Prouvé cité par Pénélope de Bozzi, La Maison des Jours Meilleurs, op.cit. p.14.148 Design démocratique, Éd.tions IKEA France, 1995, p. 37.

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Les grands magasins en libre service apparaissent après la crise de 1929, dans le but de relancer la consommation auprès d’une clientèle à faibles revenus. La formule du «prix unique», inaugurée par Woolworth aux États-Unis (1925-30) se répand en Europe comme une alternative moins chère aux grands magasins-galleries apparus sous le Second Empire - le Printemps, le Bon Marché, la Samaritaine, les Galleries Lafa-yette. Après-guerre, les magasins en libre service se multiplient et se popularisent, associant trois principes : la vente d’objets par collection (tous au même prix), l’implantation de magasins en chaîne (la marque devenant un repère), et la définition d’un style décoratif très identi-fiable, et fréquemment renouvelé (selon les saisons, les collections, les modes etc.). Dans les années 60, Prisunic devient ainsi un acteur à part entière du design français. Dans son essai Les usages culturels du mot design149, Bruno Remaury remarque d’ailleurs que les grands magasins, du fait de leur stratégie de renouvellement permanent des collections, contribuent à remettre la question de l’objet décoratif au centre des préoccupations du design, dans un contexte où la formule fonctionna-liste (la forme suit la fonction) prédomine. Remaury souligne que la recherche d’une synthèse des arts, qui a amené à l’invention du design face aux arts décoratifs au début du siècle, a fini par réduire le débat du beau et de l’utile à la question de l’objet industriel, produit par les machines. Les autres formes de création (textile, joaillerie, arts de la table, céramique...) sont, en France du moins, cantonnées à l’artisanat d’art. «Dès les années 40, dit Bruno Remaury, la rupture est consommée entre une éthique internationale de la fonction, encore renforcée du fait des nécessités économiques et de production demandées par la reconstruction (...) et une France au colbertisme nostalgique qui revendique l’héritage du ‘’bel objet’’»150. Face à ce divorce entre le design et les arts décoratifs (dont il est pourtant issu), les grands magasins se trouvent dépositaires, en tant que première ressource populaire, d’une recherche du «beau pour tous» qui s’incarne sous toutes les formes de la vie quotidienne : vêtements, objets, électroménager, mobilier, décoration intérieure...

149 Bruno Remaury, Les usages culturels du mot design, revue Mode de recherche n°14 (juin 2010) Éd.tions du Centre de Recherches de l’Institut Français de la Mode.150 ibid. p.5-6

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• Un intérieur Prisunic, extrait du catalogue de l’exposition PRISUNIC et le DESIGN au VIA, en 2008.

En effet, l’aspiration à l’opulence et à la prospérité qui suit la fin de la guerre ne peut pas se contenter des préconisations du fonctionnalisme : il faut du choix, de la qualité et du style, accessibles à bas prix.

C’est dans cette optique que la marque Prisunic se développe, notam-ment grâce à des directions artistiques marquantes - Denise Fayolle en 1953, puis associée à Maïmé Arnodin (1968) - et des signatures de créateurs - Terence Conran, Olivier Mourgue et Gae Aulenti dans les années 70. «Vendre le beau au prix du laid» est le credo de Denise Fayolle : la beauté fonctionnaliste - concept théorique d’une esthétique inhé-rente à la fonction, impliquant une éducation radicale, voire dictatoriale du regard - est ainsi retournée en une équation économique : le beau simple et immédiat, la consommation du «joli», reconnu consensuelle-ment dans les catalogues et la publicité. Cette beauté qu’on pourrait tar-guer de superficielle, Prisunic la rend souveraine par la proximité entre les objets de grande consommation et les œuvres d’art. Dans les année 60, Prisunic multiplie en effet les passerelles avec le monde de l’art : ses magasins accueillent des expositions, les affiches sont signées par des graphistes de renom (Folon, Cieslewicz...), et on va même jusqu’à vendre des gravures en édition limitées : «L’art à prix Prisunic ! Douze lithogra-phies et pointes sèches de grands artistes contemporains : Alechinsky, Matta, Messagier, Lam, Reinoud ou encore Bram van de Velde, signées, numérotées et tirées à 300 exemplaires (...) vendues au prix de 100 francs»151 rappelle l’historienne Anne Bony dans son ouvrage consacrée à l’enseigne. Comble de la perte de l’aura de l’œuvre d’art, face à sa reproductibilité technique dans un but marchand, pourrait-on dire, en reprenant les termes de Benjamin - même si à cette époque de nombreux courants artistiques, comme le Pop Art, jouent sur une ressemblance avec la consommation. Toutefois l’ambition de la marque n’est pas de vendre de l’art comme une autre marchandise, mais bien de repenser l’habitat en fonction de la présence (jugée nécessaire) des oeuvres d’art. François Mathey, alors conservateur du Musée des Arts Décoratifs, dit en 1967 : «L’expérience actuelle de Prisunic me paraît proprement révolutionnaire. Elle restitue l’art pur dans le quotidien, hors des tabous, des préjugés, des

151 Anne Bony, Prisunic et le design, Éd.tions Alternatives, 2008.

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conventions. Ce n’est pas un ersatz d’art comme on a vu trop souvent, à la manière de, façon de, mais l’œuvre actuelle dans sa forme originale, multiple et cependant unique, (...) donnée à tous. Il me plaît que des artistes parmi les plus grands de notre temps aient retrouvé le dialogue avec le grand public, qu’ils s’adressent à lui parmi les jeans, les conserves et les mille indispen-sables bricoles d’un grand magasin, parce que cela est vrai, nécessaire comme l’art lui même...»152. Ainsi le rapprochement entre les œuvres et les objets, tout comme la collaboration entre les artistes et les desi-gners, est bien dirigée vers un objectif social, qui est de réinventer une esthétique du quotidien, un enchantement de la normalité et de l’envi-ronnement domestique. Prisunic devient alors une vitrine extrêmement innovante du design, des modes et des tendances des années 60-70 dans le domaine du «vivre mieux». La marque organise des concours, pour stimuler l’utilisation de matériaux nouveaux (plastiques, mousses, revêtements synthétiques...). Le renouvellement fréquent des catalo-gues permet à l’enseigne de s’adapter aux évolutions majeures du mode de vie dans les années d’après-guerre : la montée du féminisme, la vie en appartements exigus, les loisirs et les vacances, la mobilité, etc. Avec Prisunic, le design peut explorer avec une grande liberté (due à l’offre très large) la combinaison de procédés techniques (mobilier empilable, démontable, modulaire...) et de procédés stylistiques (déclinaisons colo-rées, jeux de motifs et de matériaux...) - la démocratisation du design est enclenchée, le déclin du fonctionnalisme au profit d’un expression-nisme post-moderne commence.

«S’il revendique un rôle sociétal, le caractère ostentatoire du design français renvoie inévitablement à la valorisation de l’objet par les effets conjoints de la notoriété de la marque et du designer, et par l’emphase sur sa fonction esthétique»153. Pour Bruno Remaury, la culture populaire du design en France, à laquelle Prisunic a largement contribué, met l’accent sur la recherche de style dans les objets usuels, plus que sur leur fonctionna-lité. À cette «métaphysique de l’effet» du design français, on peut opposer

152 François Mathey, interview de 1967, cité dans Prisunic 1931-1988, catalogue de l’exposition dédiée à l’enseigne au Centre Pompidou en 1988, p. 49.153 Bruno Remaury, Les usages culturels du mot design, op. cit. p. 44

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le design nordique «qui a souvent privilégié l’ergonomie et la démocratisa-tion des produits»154. La marque IKEA est créée par Ingvar Kamprad en 1943 à Älmhult, en Suède. Intialement vendeur par correspondance de petit matériel de papeterie, le jeune entrepreneur commence à dessi-ner ses propres gammes d’objets lorsque ses fournisseurs habituels commencent à boycotter son entreprise, effrayés par son succès. IKEA devient donc fabricant de meubles à partir de 1955. Par la suite, la firme se développe à travers plusieurs principes forts : un design ingénieux associant praticité et bas coût, et permettant une logistique très inno-vante (le meuble en kit «à plat») ; une distribution accessible au plus grand nombre (le libre service), et un style global qui combine efficace-ment l’ouverture internationale et l’attachement à des valeurs suédoises fortes. La magie d’IKEA consiste donc à naviguer subtilement entre le meuble standardisé et le meuble d’aspect artisanal, entre les formes chaleureuses de la domesticité suédoise et le fonctionnalisme strict. De ces entre-deux, la marque tire des signes distinctifs : le «do it yourself» à partir de kits de montage, combiné avec le style sobre et naturel du mobilier, met en scène un bricolage créatif et familier, qui reflète encore cette domesticité chère à l’enseigne.

À partir des années 50, IKEA donne une place centrale au design dans son image de marque. En cela elle est peut-être la première entreprise à mettre en place une «aristocratie de designers», non pas en tant qu’invités (comme le fait Prisunic) mais bien en tant qu’acteurs de la marque. L’entreprise devient ainsi un porte-parole social du design : l’intermédiaire par lequel les designers témoignent de leur engagement dans la société. Ce qui s’exprime par la convergence de deux utopies du design : celle de la beauté utile, et celle de la beauté pour tous. L’histo-rienne Jocelyne Leboeuf dit ainsi : «IKEA travaille pour des gens qui ont “plus de goût que d’argent“ et se fait le chantre d’un “design démocratique“ associant le fonctionnalisme à une esthétique progressiste et politiquement correcte»155. D’une certaine manière, IKEA assure ainsi la transmission

154 ibid. p.45155 Jocelyne Lebeouf, «Les malentendus du design et du kitsch», article publié le 14 avril 2011 sur le blog Design et Histoires.

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populaire du fonctionnalisme radical des avant-gardes. «IKEA fait son apparition au bon moment. Le refus des commodes massives et des armoires encombrantes, le rejet des étoffes pesantes et des coussins décoratifs, tout ce que le Bauhaus et le Mouvement Moderne n’ont pas réussi à faire passer auprès des consommateurs, IKEA le fait avec Ivar, Billy, Krumelur et Moppe»156, peut-on lire dans l’anthologie Les objets cultes du 20e siècle, aux éditions La Martinière. Ainsi IKEA manifeste un discours fonctionnaliste à travers des meubles à l’apparence agréable et familière, aux noms affectueux, et au prix accessible. Tout d’un coup, la «beauté utile» n’est plus le privilège d’une élite intellectuelle à la sensibilité avertie, elle prend la forme du goût populaire dominant. Petit à petit les codes du fonctionnalisme se transforment en codes de consommation : les meubles IKEA s’agencent, s’empilent, se multiplient dans l’habitat entier, par gammes et par envi-ronnements. D’ailleurs, la circulation dans les magasins en libre service invite à visiter des univers complets, et à opter pour des combinaisons de meubles. Le designer Gillis Lundren s’inspire ainsi de meubles de cuisine pour inventer les premières «unités IKEA», à travers le meuble à tiroirs TORE (1966), qui ne correspond à aucune typologie traditionnelle de mobilier. Les liaisons apparentes, les matériaux bruts, et l’aspect à la fois industriel et artisanal des meubles IKEA des années 50-60 reflètent une recherche d’évidence, une esthétique du basique et du bricolé. Pour Jocelyne Leboeuf, «on pourrait donc parler d’un kitsch fonctionnel d’IKEA permettant à tout un chacun de vivre dans l’environnement esthétique prôné par les élites du mouvement moderne, dispensatrice de bon goût...»157. Ainsi, le style IKEA serait la transposition de la charge magique (contenant une forme d’absolu, d’évidence intemporelle) de l’esthétique fonctionna-liste, en une syntaxe d’indices et de codes - la petite clé hexagonale, les pièces de maintien, les poignées, les encoches, le panneau de pin - visant à stimuler la consommation globale de l’univers IKEA.

156 Jocelyne Leboeuf cite ici l’ouvrage Les objets cultes du 20e siècle (Ikea-Design - «Billy, le rangement d’un chancelier» par Christine Sievers, Nicolaus Schröder) Éd. de la Marti-nière, 2007, p.228-231.157 J. Leboeuf, «Les malentendus du design et du kitsch», op.cit.

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Peut-on alors comparer le «Style IKEA» - esthétisation du fonctionnel à travers un système de distribution et de vente - et le «Style Prisunic» évoqué plus tôt - c’est-à-dire la réinvention du décoratif dans l’habitat ? Ces deux positionnements qui peuvent sembler opposés ont cependant en commun de vouloir réenchanter l’environnement domestique, se faisant les défenseurs d’un «bon goût populaire» qui s’éduque soit par la proximité des œuvres d’art, soit par l’apprivoisement du fonction-nalisme. Derrière cela, la stratégie commerciale étant évidemment d’ouvrir l’espace domestique à une redéfinition permanente du «joli», devenant ainsi le territoire de prédilection de la consommation de masse. Dans les deux cas, les enseignes utilisent la répétition systéma-tiques de codes - soit au sein d’une famille d’objets : la gamme ; soit au sein du magasin entier : la collection, le catalogue... - afin de susciter une adhésion massive à leur univers. Au delà d’un discours humble et démocratique, IKEA et Prisunic ne se satisfont pas de la résolution des petits problèmes du quotidien, mais participent bien à transformer massivement la culture populaire en une culture de la consommation.C’est en cela que les objets «IKEA» ou «Prisunic» se rapprochent de la définition du «kitsch moderne», qu’Abraham A. Moles situe dans «la mise en circulation d’objets nouveaux, par un propos délibéré, un plan d’ac-tion basé sur le recensement des besoins, et leur excitation permanente (...) avec pour but d’insérer dans le public une quantité déterminée de nouveauté par objet»158. Ainsi d’une part les objets sont composés de morphèmes visant à susciter l’aspect «fonctionnel» ou l’aspect «joli» (Moles nous dit aussi que la notion de «style fonctionnel» est une contradiction dans les termes), d’autre part les objets eux-mêmes sont des unités signifiantes au sein de l’univers immersif que constituent tantôt le magasin en libre service, tantôt le catalogue et la publicité - projection étrange entre la maison idéale issue de l’imaginaire collectif, et la maison prête à la consommation, en exemplaires multiples.On voit bien le paradoxe : ce sont ces mêmes grands magasins qui se sont faits les défenseurs d’une esthétique moderne et démocratique, lut-tant contre le mauvais goût bourgeois et le jugement artistique périmé

158 Abraham A. Moles, Eberhard Wahl, Kitsch et objet, dans la revue Communications n°13, 1969, p.125.

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du début du siècle, qui deviennent dans les années 60 les agents d’un kitsch moderne, basé sur la profusion et sur le consumérisme pulsion-nel. Moles souligne que ce «néokitsch» est à la fois en continuité et en rupture avec le kitsch du début du siècle, issu des dérives stylistiques de l’industrie en voie de massification, et contre lequel les mouvements pionniers du design ont initialement voulu se battre. Derrière l’argu-ment libertaire d’ouvrir le progrès moderne à la classe populaire en proposant choix et diversité (argument qui advient après des années de restrictions pendant la guerre !), les grands magasins en libre service instaurent une nouvelle norme du bonheur, reposant sur l’imperma-nence des modes et des tendances, et le renouvellement continu d’un idéal de vie à atteindre. «Se promener dans un magasin à prix unique en poussant son caddie est devenu un des actes symboliques de la vie contem-poraine», dit Moles159, c’est-à-dire un acte qui préfigure l’adaptation du «chez-soi» à une image d’Épinal constamment cousue et décousue par les mécanismes du marché. Une machine commerciale, donc, qui se rapproche en un sens du totalitarisme politique. Milan Kundera analyse d’ailleurs le kitsch comme une des principales sécrétions d’une société soumise à la dictature. Selon lui, le kitsch est d’abord la récupération de l’histoire dans le présent, c’est l’espace d’encensement du souvenir, tout autant que celui de la dénaturation de l’objet évoqué en un code suppor-table au présent - c’est-à-dire «la station de correspondance entre l’être et l’oubli»160. Mais le kitsch est aussi, à travers la construction de ce code, la croyance dans une réalité esthétique unidimensionnelle, un «accord catégorique avec l’être»161. Le kitsch convoque ainsi des signes culturels et historiques dans des représentations totales, qui ne supportent ni l’ironie, ni le scepticisme, ni l’analyse : au mieux peut-on dire «c’est kitsch !».En jouant sur une amplification de la «beauté pour tous», c’est-à-dire un standard de qualité mérité par tous , tout comme le bien-être, les loisirs et l’opulence sont mérités par tous - les grands magasins kits-chifient un état d’esprit d’après-guerre avide de bonheur, et l’instituent

159 Abraham A. Moles, Eberhard Wahl, Kitsch et objet, op.cit. p.121.160 Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être.161 ibid.

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en système... Représentation qui va perdurer tout au long des Trente Glorieuses avant que la surconsommation n’oblige les marchés à un repositionnement sur d’autres valeurs : la consommation «durable», «bio» ou «équitable» par exemple. Ainsi, le kitsch moderne marque l’accord catégorique de la masse des consommateurs à la représentation du bonheur que leur offre les grands magasins en libre service.Pour Moles, l’avènement du kitsch à grande échelle est indissociable de la crise du Mouvement Moderne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. «Le fonctionnalisme s’est institué, à travers toutes les contradic-tions d’une genèse tourmentée, comme composante nécessaire de toute forme esthétique ou technique : un facteur essentiel de la vie quotidienne, mais ce succès même a engendré une crise interne» dit Moles, concluant : «Le fonctionnalisme est en soi ascétique»162. En ce sens, le fonctionnalisme est par définition une croisade contre le kitsch de première génération (surenchère ornementale des «arts industriels» de 1900). Il oppose aux arts traditionnels une épuration drastique des formes, et une trans-formation du rapport aux objets. Chaque élément de l’environnement humain participe dans le discours fonctionnaliste d’une philosophie de vie. Or précise Moles que «cette thèse se trouve en contradiction avec les idées d’une société affluente»163, ce qui est précisément l’aspiration de la société des années 50, suites aux privations de la Seconde Guerre mondiale. Le consumérisme est, de fait, la combinaison d’une relance de la production industrielle à destination du plus grand nombre, et d’un effort pour anticiper et entretenir les moindres besoins humains. Pour Moles, «l’éthique consommatoire est (...) anti-ascétique, car l’ascétisme de la fonction construit l’objet pour une éternité raisonnable»164. Ainsi, pour que le consumérisme fonctionne, il faut dépasser l’ascétisme fonction-naliste, c’est-à-dire soit le remplacer par son inverse, la profusion, soit le détourner en codes, en «style», en «genre». Le néokitsch est ainsi une recherche d’intermédiaire : «un système prétendant, dans chacun des objets inutiles qu’il crée, leur incorporer une fonctionnalité et par là même

162 Abraham A. Moles, Eberhard Wahl, Kitsch et objet, op.cit. p.126.163 ibid.164 ibid.

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pouvoir se réclamer de la Modernité toujours présente du Bauhaus»165. De ce point de vue là, nous devons envisager les tendances kitsch et fonction-naliste, non comme des expressions stylistiques dont l’une succède à l’autre, mais comme deux polarités dont l’interaction constante contri-bue à qualifier notre rapport aux objets. En quelque sorte, la polarité fonctionnaliste du design vise l’absolu, c’est-à-dire la fin de l’idée de style (un style étant par définition transitoire, succédant à un autre style, etc.), la fin du design même en soi, au profit d’une harmonie naturelle entre l’homme et les choses... Alors que la polarité kitsch du design vise à s’entretenir dans un système de codes en quête d’actuali-sation permanente, produisant et défaisant tour à tour une définition du design.

Les exemples de Prisunic et IKEA nous montrent bien la recherche d’une voie médiane entre la rationalisation de la conception des objets, à travers le design, et la mise en place d’un système marchand extrême-ment ingénieux basé sur l’activation permanente du désir. On peut alors se demander quelle est la place du design, dans cette transition, et dans l’avènement de la consommation de masse, dans les années 50-60.Comme on l’a vu, IKEA et Prisunic sont des exemples remarquables de démocratisation du design, valorisant le travail des designers, et leur donnant une véritable place dans la direction artistique des enseignes. Cependant, cet espace de liberté est-il réel, ou ne fait-il qu’instrumen-taliser la profession, dans un star-system qui vise essentiellement à maintenir la valeur ajoutée de la marque ? Abraham A. Moles souligne que «le designer [est] un de ces médiateurs qui se situent dans une position intermédiaire entre le créateur d’idées nouvelles et le consommateur»166. On retrouve ici la thèse de Laurent Wolf, qui soutient que la pratique du design est indissociable du discours médiatique qui l’accompagne. On pourrait alors penser que l’autonomie du design est réduite aux micro-espaces d’un système marchand, entre les rouages du système écono-mique capitaliste et ceux du système culturel consumériste : condamné à produire dans la diversité les fonctions attendues par les consomma-

165 ibid.166 Abraham A. Moles, Eberhard Wahl, Kitsch et objet, op.cit. p.125-126.

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teurs, et soigneusement calculées par les études de marché. Cependant, c’est peut-être là qu’il faut différencier les deux marques étudiées plus haut de la grande vague des supermarchés, et magasins en grande sur-face, qui connaît son essor dans les années 70. IKEA et Prisunic ont été fondées à l’origine sur la volonté d’innover par le design. Il ne faut donc pas sous-estimer l’influence que leurs productions, si commerciales soient-elles, ont pu avoir dans une prise de conscience du design et de son impact dans la société de consommation.

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2.Émergence du design dans des cultures en crise : le Japon et l’Italie.

Tout est design.

IKEA et Prisunic illustrent comment le design a su devenir incourtour-nable à toutes les échelles de la vie quotidienne : désormais, le design est partout. Comme on l’a vu, le design des années 50-60 est marqué, en Europe et aux États-Unis, par une volonté de combattre le traumatisme laissé par la Seconde Guerre mondiale et, avant elle, par les premières secousses du système économique - le krach de 29. Se superposent donc un état de crise des sociétés en reconstruction (crise du logement, restructuration industrielle au sortir de l’effort de guerre, boulever-sements politiques...) et une très forte aspiration à ne plus jamais connaître la crise, c’est-à-dire à se donner les moyens d’une prospérité infaillible et durable. Sur le plan du design, l’essor des Trente Glorieuses coïncide avec une perte de croyance progressive dans les valeurs du Mouvement Moderne, et avec la nécessité d’inventer de nouvelles voies d’action. Il y a donc à la fois la libération d’espaces de création pour le design, du fait que les sociétés se reconstruisent et culturellement se «réinventent», et la première remise en cause des principes fonda-teurs du design, posés par le fonctionnalisme. Pour Jean Baudrillard, le fonctionnalisme est une construction idéologique - le transfert d’une économie politique du signe dominée par la rationalisation de l’environ-nement humain. Il est le produit d’une conception moderne de l’objet/signe, autour des notions structurantes de forme et de fonction, «le design surgissant du même coup comme le projet de leur articulation idéale, la résolution «esthétique» de leur équation»167. La dissociation de l’utile et

167 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Chapitre Design et environnement, collection TEL, Gallimard, 1972, p.233

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de l’esthétique constitue selon Baudrillard la souveraineté de la concep-tion moderne du design (puisque le monde industriel peut être inté-gralement lu à travers ce prisme) autant qu’un «forçage du sens»168 qui justifie à lui tout seul l’invention d’une discipline miraculeuse - le design - construite sur ce clivage tout en ayant pour mission de le faire dispa-raître. «Telle est la fonction idéologique du design : avec le concept d’esthé-tique fonctionnelle, il propose un modèle de réconcialiation, de dépassement formel de la spécialisation (la division du travail au niveau des objets) par l’enveloppement d’une valeur universelle»169. Pour Baudrillard, le dogme fonctionnalisme - «rationnalité forcément aveugle à son propre arbitraire» - ne pouvait que susciter un contre-discours irrationnel manifeste dans le courant surréaliste, et avec l’essor du consumérisme d’après-guerre, dans la recrudescence du kitsch. Quelle est la portée de cet éclatement du sens «moderne» du design, que décrit Baudrillard ? Cela soulève, pour nous, plusieurs points de réflexion. Tout d’abord, on a vu qu’à bien des égards le design de grande consommation des années 50-60 (Prisunic / IKEA) est un palliatif à un état d’angoisse qui suit les privations de la guerre. Le design opère là comme un bouclier «anti-crise» en se donnant pour tâche d’amélio-rer les conditions de vie du plus grand nombre, si futiles que puissent être ses propositions. Ce design «anti-crise» est également «anti-cri-tique» : on est à l’époque des expérimentations (nouveaux matériaux - la décennie du plastique - nouvelles techniques de mise en oeuvre, de coloration, d’impression) le design explore par affirmation, porté par l’aspiration au bonheur de l’après-guerre, et laisse de côté les ques-tionnements théoriques. D’un autre côté, ce design de l’abondance, qui flirte souvent avec une ré-interprétation kitsch du fonctionnalisme, est aussi en soi un symptôme de crise : la crise du fonctionnalisme comme dogme unique pour la conception. Il est donc paradoxal de voir que ce que l’on pourrait considérer comme un moment de remise en cause de la discipline n’a absolument pas paralysé le design : la critique du fonctionnalisme s’accompagne d’une véritable effusion créative - dont

168 ibid.169 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit. p.235.

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les premiers courants dits post-modernes témoignent par ailleurs, avec une forme d’auto-dérision. La crise du fonctionnalisme n’a pas été une crise du design, mais une crise du concept de design. Ce qui nous mène à un autre paradoxe : dans sa conception moderniste, la notion de design est absolue. «Tout est design» dans le sens où la grille de lecture du fonctionnalisme (le principe de l’adéquation forme / fonction) se veut universelle : commune au monde naturel, au monde artificiel et au monde humain. Dès lors, le design signifie avant tout une pensée qui structuralise l’environnement humain - ce qui tout en étant un véritable puits de sens, ne laisse que peu de préconisations concrètes pour la création, et aboutit finalement au vocabulaire radical et extrêmement épuré du style Moderne. Face à l’immensité du concept, la création finit par être en échec. Paradoxalement, lorsque le design sort du carcan moderniste, c’est pour se répandre sous des formes diverses à toutes les échelles de la vie quotidienne. Désormais, «tout est design» au sens où le design est littéralement partout. La crise du fonctionnalisme s’accom-pagne d’une démultiplication des champs d’action du design, du fait de l’essor du consumérisme. Tony Côme, doctorant et critique en design, souligne dans un article pour la Revue du Design que «la généralisation de l’appellation «design» s’impose alors comme un formidable outil de décloi-sonnement, voire comme un vecteur d’indisciplinarité inédit»170. Il cite à ce titre le designer et architecte contemporain Ugo de la Pietra, dans un texte pour la revue Domus en 1983 : «À l’origine, le mot anglais ‘‘design’’ signifiait ‘‘projet’’ puis il a pris un autre sens qui s’est toujours plus rapproché des définitions de la branche disciplinaire plus proprement définie ‘‘Industrial Design’’ [...] Ainsi pour y voir un peu plus clair, on a fait de nombreux efforts pour définir les différentes zones de travail, les différentes approches métho-dologiques, les différents courants : product design, interior design, visual design, grafic design, dress design, contre design, design radical, design d’animation, proto design, design néomoderne, design post-moderne, etc. De la création de vêtements à celle d’un astronef, de l’ordinateur aux vases en verre de Murano, des fauteuils aux équipements de ville, tout est ramené et

170 Tony Côme, Rhétorique de l’inclassable, in La Revue du Design, novembre 2010.

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peut être ramené sous l’enseigne du design»171. Force est donc de constater qu’après avoir été dépositaire de la totalité du dogme moderniste, l’ap-pellation «design» est symptomatique, à la Post-modernité, d’une par-cellisation des activités des arts appliqués, autant que d’une très grande imprécision de leur définition. La question de savoir ce que fait et ce que ne fait pas le design se pose plus que jamais. Cette recherche des fron-tières peut dénoter une volonté de retrouver une cohérence théorique, suite à l’éffondrement du Modernisme, tout comme une volonté de ne surtout pas y revenir, et d’écarter toute tentation de «globalisation» du concept de design. Il est donc intéressant de voir que le morcelle-ment et le flou des pratiques du design ne sont pas antithétiques avec un effort de construction disicplinaire, au contraire : le débat est posé différemment. Dans tous les cas, la terminologie des activités du design va être problématique depuis la Post-modernité jusqu’à nos jours. Cette éclatement des définitions du design va de pair avec la chute de l’ortho-doxie du «bon design». L’historienne Jocelyne Le Boeuf cite à ce sujet Paul Reilly, directeur du Council of Industrial Design dans les années 60-70, dans un texte intitulé «The Challenge of Pop» : «Abandonnant l’attachement aux valeurs universelles et permanentes, nous sommes en train d’accepter l’idée que le design puisse être valable à un moment donné dans un but donné pour un groupe de personnes donné dans un ensemble de circonstances donné, et qu’il ne soit pas valable en dehors de ces limites ; et réciproquement il peut y avoir au même moment des solutions dissemblables mais également défendables pour des groupes différents (...)»172. Cela rejoint la pensée d’Abraham A. Moles sur la perte de sens du fonctionnalisme dans le contexte précis d’une société afluente, et son incitation à étudier cette crise «non pas de façon isolée mais dans son contexte sociologique entier»173. Il est donc intéressant pour nous de regarder le design en dépassant le débat strictement disciplinaire sur la charnière Modernisme/Postmodernisme pour regarder ce qui se

171 Ugo de la Pietra, De la petite cuillère à la ville, in Domus n°643, octobre 1983, cité par Tony Côme, ibid.172 Paul Reilly, The Challenge of Pop, in Architectural Review, octobre 1961, p. 255-6, cité par Jocelyne Leboeuf, Bon design et design POP, in Design et Histoires, octobre 2009.173 Abraham A. Moles, La cause philosophique du fonctionnalisme, in Design industrie n°86 septembre-octobre 1967, p.10-11, cité par Jocelyne Leboeuf, ibid.

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passe localement dans le design. De fait on a vu que le design est pro-fondément marqué, à cette époque, par les conditions économiques de la reconstruction, et par l’avènement d’une société de consommation. Ces conditions sont avant tout culturelles - puisque la Seconde Guerre mondiale bouleverse les courants de pensée et les systèmes de valeurs dans le monde entier. Pour dépasser la question de savoir si la «crise du fonctionnalisme» signifie, ou non, une crise du design, nous devons nous intéresser à l’émergence du design dans des cultures qui ont été elles-mêmes profondément marquées par la reconstruction, et que l’on reconnaît comme des cas exemplaires de l’Histoire du design, à partir des années 50 : le Japon et l’Italie.

Le Japon. Apparition du design en territoire occupé.

L’historienne d’art Anne Bony note à propos de l’émergence du design industriel au Japon : «Pendant les 15 années qui suivent la WW2, le Japon dévasté se redresse de ses ruines pour devenir l’un des plus grands pays industriels au monde, avec la production de produits finis, motos, appareils photos, téléviseurs... L’histoire du design au Japon est liée à l’occupation du pays par les Américains après la guerre»174. L’identité d’un design japo-nais ne fait aujourd’hui aucun doute, si l’on en juge par ses entreprises modèles (Sony, Toshiba, Mitsubishi) reconnues pour leur performance et leur management de fer, ses grands créateurs (Fukasawa...) ou les grandes marques popularisant une «esthétique» japonaise à travers le monde : MUJI. Cependant, le design industriel japonais a émergé dans un contexte politique et économique dévasté. On peut donc se deman-der quels rôles ont pu jouer la reconstruction industrielle et l’occupa-tion militaire dans l’invention d’un design authentiquement national.D’autre part, Vilém Flusser cite le design japonais comme le signe de la rencontre entre l’Orient et l’Occident, à l’ère de l’industrialisation globale et du commerce international. Selon le philosophe, la synthèse formelle entre la pensée technique occidentale et la pensée esthétique

174 Anne Bony, Histoire du design dans la seconde moitié du XXe siècle, dans Le Design : Essais sur des théories et des pratiques (sous la direction de Brigitte Flammand), Éd.tions du Regard, p.39, 2006.

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• Détail d’un transistor de la marque SONY, années 50.

asiatique dans «un phénomène de croissance naturelle»175 est un fait sans précédent, et le monde contemporain serait imprégné de ce dialogue. «Il faut peut-être parler aujourd’hui d’une interpénétration de l’Occident et de l’Orient. Peut-être le design des produits de l’ère post-industrielle (post-moderne) manifeste-t-il cette dissolution réciproque ? » Il nous faudra donc mettre cette analyse de l’émergence du design au Japon en regard de l’évolution globale de la discipline, à partir des années 50. Regardons le phénomène de plus près.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie japonaise est détruite (par les bombardements alliés) et déstructurée : les zaibatsu - grandes organisations industrielles équivalentes aux «trusts» américains - ont été démantelés car trop associés à une épine dorsale militaro-indus-trielle propre au Japon du début du siècle. Parmi les nouveaux secteurs qui apparaissent dans l’industrie en reconstruction, celui des biens de consommation domestique évolue particulièrement vite. Anne Gossot, chercheuse à la Maison franco-japonaise de Tokyo et maître de confé-rences à l’Université de Bordeaux 3, souligne que dès les années 20, le mobilier de style occidental est la typologie où s’effectue en premier la transition de la manufacture vers l’industrie et la production de masse176. Cependant, ce style initialement prisé par la bourgeoisie ne se popularise qu’après la guerre. Il est alors l’opportunité pour le Japon d’assimiler de nouvelles technologies. «Par l’intermédiaire du MITI (Ministre du Commerce International et de l’Industrie), le gouvernement japonais stimule la croissance en favorisant l’importation et l’utilisation de techniques étrangères»177, précise Anne Bony, en citant la fabrication des premiers transistors de la marque Sony, d’après une licence de procédé achetée à l’American Western Electric Company. Ainsi, le Japon s’équipe, tout en se préparant à prendre pied sur les marchés internationaux.

175 Vilém Flusser, Petite philosophie du design, op. cit. p.102.176 Anne Gossot, projet de recherche au CNRS : «Naissance du design industriel dans l’entre-deux-guerres : l’invention des outils conceptuels du design moderne».177 Anne Bony, Histoire du design dans la seconde moitié du XXe siècle, op. cit.

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Cette intégration du style et des techniques de l’industrie occidentale est profondément liée à la présence physique des troupes américaines sur le sol japonais. Au départ, l’état-major de l’occupation demande à des entreprises japonaises d’équiper et de loger les soldats américains. Mais ce sont surtout les arts populaires qui font écho à leur présence, dans le but de les divertir. La musique (le rock japonais), le cinéma, mais aussi la mode vestimentaire hollywoodienne, adoptée par les panpan-girls, jeunes femmes désirant entretenir une liaison romantique avec un GI. Les troupes américaines sont ainsi présentes en toile de fond tout au long de la construction de cette nouvelle culture populaire, tantôt comme un élément menaçant, tantôt comme un élément séduisant. Elles participent à la quête d’identité d’une société libérée de la guerre, et qui se libère en même temps des codes asphyxiants de la tradition niponne : traumatisée mais attirée par la Modernité. Il est d’ailleurs intéressant de voir que l’influence américaine est au fil du temps assimilée à la modernisation du Japon et de moins en moins reliée aux stigmates de l’occupation militaire (marché noir, panpan girls etc.). L’ambivalence de l’Amérique fascinante-repoussante est vite dépassée.

En 1948 une exposition est organisée à Tokyo : «À l’école de l’Amérique : l’art de vivre au quotidien». Elle a pour but de promouvoir l’American Way of Life auprès de la classe moyenne naissante. Cette classe travailleuse et acharnée qui est la «force reconstructrice» du pays, est aussi celle qui dispose assez rapidement d’un pouvoir d’achat. Le rôle du design des produits de l’habitat est donc très fortement identitaire pour cette classe sociale. En quelque sorte, en «mimant» un idéal de confort à l’occidentale, la classe moyenne japonaise honore la croissance économique du pays : le professeur Yoshimi Shunya (Université de Tokyô) note dans un essai que dès les années 50 les objets symboliques du mode de vie américain, comme le téléviseur, le réfrigérateur ou la machine à laver, sont vus comme des symboles nationalistes du pays ressuscité. «De nombreux appareils ménagers ont reçu des noms ayant une consonnance très «japo-naise». En somme, l’influence américaine d’après-guerre a été rapidement

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assimilée comme un phénomène d’origine essentiellement japonaise»178.Cette focale sur les produits de l’habitat nous parle aussi d’une société japonaise patriarcale qui a connu le déclin des symboles traditionnels de la suprématie masculine (diminution du rôle de l’empereur, échec de l’armée, état d’occupation)... au profit de l’éveil d’une figure moderne : l’épouse travailleuse. Konno Minako (maitre de conférences à l’Univer-sité de Kobé) souligne dans un article179 qu’une des caractéristiques du Japon d’après-guerre est une continuité entre l’espace du travail et l’espace domestique. La ménagère modèle dirige son intérieur avec une précision et une efficacité optimales... ce qui nécessite bien sûr un équi-pement et des technologies ad-hoc.

Ainsi, le design industriel reflète une intégration de l’American Way of Life dans le Japon en reconstruction. À travers ce décor des objets de consommation, le Japon désamorce rapidement l’image d’une culture en crise et d’un pays occupé. Il partage un référentiel commun avec le monde occidental, il adhère à une certaine vision de la Modernité. Le de-sign industriel japonais joue avec les codes du fonctionnalisme, mettant en scène une «rigueur reconnaissable», une sorte d’occidentalité plus vraie que nature dans les objets du quotidien. Chose énigmatique car en parallèle un imaginaire fantasmagorique de l’ère industrielle com-mence déjà à croître : l’anthropologue Anne Allison évoque (dans son essai «La culture populaire japonaise et l’imaginaire global») l’univers de Tesuwan Atomu (série animée japonaise des années 50 connue interna-tionalement sous le nom d’Astroboy), dans lequel «les frontières entre les objets et les êtres vivants se chevauchent (...) [dans un] bricolage de pièces mécaniques, organiques, et humaines compatibles et interchangeables, où les formes familières sont démantelées et ré-assemblées en nouvelles entités hybrides : les voitures de police sont des têtes de chien volantes, les robots prennent toutes sortes d’apparence, des dauphins aux branches de céleri en

178 Yoshimi Shunya, «What does American means in post-war Japan ? » Nazan Review of American Studies, Volume 30, 2008.179 Konno Minako, La construction historique de la femme employée de bureau au Japon, La Découverte I le Mouvement social, n°10, 2005.

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passant par les fourmis et les bananes»180. Ce fantasme de l’hybridation chose-vivante/ chose-machine, nous apparaît aujourd’hui comme un trait caractéristique de la culture japonaise. Aucune autre culture ne semble avoir poussé à ce point les figures obsessionnelles de la greffe bio-mécanique, du robot doué de sentiments humains, ou encore de l’être de compagnie animal-esprit-machine. Ces figures qui évoluent souvent dans un décor post- ou pré-apocalyptique s’incarnent d’abord dans la fiction via les dessins animés et mangas, puis dans les jeux, les jeux vidéos, les jeux de rôle, et enfin à l’époque post-moderne actuelle, dans les objets de consommation : gadgets, figurines, produits dérivés, jouets, déguisements, accessoires. Pour Anne Allison, «l’inconscient ani-miste» propre à la culture japonaise trouve ses racines dans l’animisme shintô et les puissances infernales du bouddhisme, et s’exprime plus généralement par «un penchant esthétique à concevoir le monde comme un lieu où les humains cohabitent avec des êtres autres, des entités complexes, malléables et interchangeables, qu’on ne peut ni voir ni appréhender selon des moyens rationnels»181. À l’ère industrielle, cet inconscient national prend donc des formes nouvelles, et tisse de nouvelles relations imagi-naires entre les choses et les hommes. D’une certaine manière, le Japon formule ainsi très tôt une alternative «à ce que la théorie de la modernisa-tion présentait comme la forme de standard (occidentale) que le capitalisme allait prendre partout dans le monde».

Ce parallèle entre les formes industrielles des objets (dans le design) et les formes fictionnelles des objets (dans l’imaginaire) semble ainsi révélateur d’une posture spécifique au Japon dans le «nouveau monde industriel» d’après-guerre. Dans un premier temps, il s’agit d’imiter pour intégrer tout en dissociant : c’est-à-dire rendre la différencia-tion possible. Pour Andrea Branzi l’attention portée à la facture et à l’esthétique des objets industriels prolonge complètement au Japon l’artisanat traditionnel (alors que l’un est souvent la négation de l’autre en Occident !), dans un processus qu’il qualifie de «re-design». «Les cou-

180 Anne Allison, La culture populaire japonaise et l’imaginaire global, dans la Critique Internationale n°38, janvier-mars 2008.181 Anne Allison, La culture populaire japonaise et l’imaginaire global, op. cit. p.28

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leurs parfaitement choisies, la lisibilité extrême des formes, la qualité et la précision des finitions n’ont pas disparu avec l’industrialisation. Au contraire elles ont servi à la soumettre à un projet global de design - afin de le rendre japonais, et donc acceptable par les Japonais»182. Les produits industriels japonais de la période d’après-guerre nous permettraient de douter de cette hypothèse d’un «supplément d’âme» perdurant dans le design japonais : au fond, ne sont-ils pas à l’origine des imitations ? Cependant, dès cette époque, un imaginaire est à l’œuvre, au cinéma, dans la publi-cité, sur les emballages, dans les jeux, un empire de signes que Barthes décrira en 1970, qui manipule les formes et les objets, les états, les com-portements, le symbolique, la mécanique : une vie des objets, autonome et complexe, renaît. Puis, l’influence des typologies occidentales devient de moins en moins prégnante et de nouveaux objets apparaissent, au croisement des fictions, de l’esthétique et de la puissance technique japonaise. Le Japon invente avant le reste du monde des objets issus de fantasmes technologiques : le Walkman, la Game-Boy. Aujourd’hui le Japon exporte massivement ses produits de grande consommation. Et derrière un flot continu de nouveaux objets, robots, appareils électro-niques, dispositifs, jouets, poupées, et autres charmantes usines à gaz, c’est avant tout une forme inédite de relation au monde technologique qu’il communique.Il faut donc retenir de cette analyse un phénomène à la fois économique (nécessité du changement dans l’industrie japonaise) et culturel, à travers cette quasi alchimie de l’influence occidentale dans les modes de vie. Un tel phénomène nous parle d’un pays qui, en état d’occupa-tion, intègre la présence adverse comme un objet de fascination, lui fait mirroir, mais d’une manière authentiquement japonaise, une manière de tenir «l’autre» à distance - l’intégrer sans s’y assimiler183. Ce qui tient à la fois à une conjoncture économique et à une posture esthétique fon-damentalement japonaise, que défend Vilém Flusser : «...dans les bonzaïs

182 Andrea Branzi, «Une écologie de l’univers artifciel», extrait de Nouvelles de la métro-pole froide, dans La critique en design - contributions à une anthologie (sous la direction de Françoise Jollant Kneebone), Éd.tions Jacqueline Chambon, p.135, 2003.183 NOTE : cette esthétique peut être envisagée comme une sorte d’autocarbonisation parodique qui a permis au Japon de survivre à la défaite en faisant l’économie d’un révolu-tion interne, à la chinoise, et de garder la vieille culture shintô et l’institution impériale.

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(...), dans les cloisons mobiles, les sandales, la radio de poche, le baladeur, et cela se verra, à l’avenir, dans les robots électroniques et génétiques ainsi que dans les intelligences artificielles. Dans tous les objets qui relèvent d’un tel design on voit s’exprimer la qualité esthétique particulière propre à la fusion avec le monde ambiant, à l’auto-dissolution»184.

Nous venons d’évoquer ici le design japonais comme un phénomène industriel, propre aux conditions économiques et politiques du Japon d’après guerre. Mais les échanges artistiques et intellectuels entre le Japon et l’Occident depuis la moitié du 19e siècle ont également une influence prédominante sur la création culturelle et professionnelle du design : on pense à Charlotte Perriand, conseillère en art industriel au Bureau du Commerce japonais en 1940, ainsi qu’à Isamu Noguchi, artiste et designer américano-japonais, dont l’œuvre reflète une double influence très forte. Il y aurait donc beaucoup à dire de l’intégration des pratiques du design dans la culture et dans la tradition artistique au Japon. Cependant, c’est bien dans le contexte de la crise de l’occupation que le design industriel japonais prend un véritable essor. Au moment où le Japon est en pleine restructuration économique, certains pays européens connaissent également un traumatisme d’après-guerre et la nécessité radicale du changement. Le parallèle avec l’Allemagne, occupée, soumise au plan Marshall, et à l’heure de son «année zéro», est évident. Mais nous retrouvons l’écho d’une reconstruction culturelle allant de pair avec l’adoption du mode de vie moderne dans l’évolution de l’Italie à la sortie du mussolinisme.

Pour Andrea Branzi, l’orthodoxie qui accompagnait la pensée moder-niste et dominait le design et l’architecture dans les années 20-30, est profondément remise en cause à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le système théorique monolithique du fonctionnalisme n’est plus entièrement compatible avec des sociétés en train de se reconstruire, mais aussi d’affirmer une nouvelle identité nationale, après des années d’aliénation par la guerre, par les idéologies, et plus secrètement par la tradition patriarcale-catholique. Ainsi faut-il selon lui s’intéresser

184 Vilém Flusser, Petite philosophie du design, op. cit p.25.

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à ce qui se passe localement dans le design : «Il est vrai que les identités nationales ont existé de tout temps, mais il n’en reste pas moins (...) qu’avec le déclin des grands courants internationaux, on voit émerger avec plus de clarté certaines caractéristiques locales liées à des traditions, certaines inter-prétations de ces pensées hégémoniques». Il s’agit donc d’examiner ce qui fait la particularité de l’émergence du design en Italie après la guerre. Aujourd’hui, le design italien rayonne sur toute l’Europe et son dévelop-pement est même exemplaire «du fonctionnement du système du design post-industriel», dit Branzi. Au miracle économique japonais, pourrait-on opposer un «miracle stylistique» italien ?

Italie. Miracle stylistique post-idéologique.

Pour Andrea Branzi, le parallèle entre le Japon et l’Italie est évident : «Le fait d’avoir perdu la guerre a créé les conditions d’une liberté psychologique extraordinaire. Le passé a été balayé et, comme au Japon, le pays s’est en-gagé dans un chemin dégagé de tout héritage contraignant»185. Cependant, le contexte d’après-guerre italien n’a rien de commun avec le contexte japonais : c’est un pays qui se relève de vingt ans de fascisme, et d’une guerre sanglante, qui ont imprimé sur la société italienne un certain «retard» social, industriel et culturel, sur les autres pays d’Europe. Selon Branzi, les conditions d’émergence d’une «culture du design» en Italie sont contradictoires. «Il n’existe pas, ou très peu, de conditions qui sur le plan de l’environnement auraient pu favoriser le développement du design», dit-il. En raison d’un classicisme endurant des courants artistiques aux 18e et 19e siècles, la Modernité n’a pas sur l’art italien l’onde de choc qu’elle a pu avoir ailleurs en Europe, déclenchant des tensions majeures entre l’art et l’industrie, et provoquant une réflexion de fond sur l’avenir de la société technocratique. Le Futurisme italien - mouvement dont on se souvient le plus de cette période là - s’inté-resse aux attributs les plus symboliques de la Modernité (la vitesse, la lumière) ; il s’intéresse également aux objets industriels et aux formes des machines, mais avec plus de fascination que d’analyse, sans réel-

185 Andrea Branzi, Nouvelles de la Métropole Froide, Collection Les Essais - Editions du Centre Georges Pompidou, 1991, p.48-49.

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lement remettre en cause le processus de création industrielle. Alors qu’en France, Allemagne, Grande Bretagne... les Arts & Crafts se placent très tôt dans une posture critique visant à proposer un autre modèle de production, l’idée de design comme discipline autonome est absente du projet artistique italien.

Ainsi la Modernité arrive-t-elle en Italie «davantage comme une intui-tion artistique que comme le résultat de processus réels de transformation sociale et technologique», dit Branzi. A ceci s’ajoute que le développe-ment de l’Italie du début du 20e siècle est indissociable de la montée du fascisme. Lorsque le mouvement futuriste fait place au fonctionnalisme (influence du Bauhaus), puis au mouvement Novecento, le fascisme en fait la vitrine d’une esthétique nationale à la fois ouverte au progrès technique, et associée à l’idée d’un passé artistique splendide (la Re-naissance, et avant elle, la Rome Antique). C’est justement en inventant une «identité latine» à la fois fascinée par la modernité - le «scandale de la modernité» décrit par les futuristes - et fascinée par son héritage historique que le fascisme convoque l’adhésion des intellectuels des années 20-30. Si le fascisme encourage l’architecture et le design italien à s’expri-mer sous une forme très identitaire (avec une certaine opulence, une expressivité proprement «latine»), il n’en est pas moins vrai que c’est un style unique qui domine - et c’est ainsi après-guerre que la créati-vité italienne moderne explose vraiment sous toutes ses formes. Il se passe donc deux choses : d’un côté le courant rationnaliste, principa-lement associé à l’architecture, chute en même temps que le fascisme, créant un appel d’air pour que l’univers des objets devienne le nouveau terrain d’expérimentation des créateurs. D’autre part, n’ayant plus de «style» conventionné à respecter, mais étant toujours très marquée par cette idée d’une culture latine de l’excentricité, la créativité italienne explose : «le design italien libère une force créatrice et une inventivité inat-tendues, dénotant déjà une orientation totalement différente de celle choisie par l’Allemagne ou les pays scandinaves». Le fascisme a donc été à la fois un frein et un déclencheur pour l’expan-sion du design en Italie. En mettant la création au centre du projet de société, le régime a donné une dimension politique aux arts appliqués,

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ce qui, comme on l’a noté, leur était justement encore étranger au début du siècle. Le design italien va hériter de cette période l’idée de renouve-ler la société en renouvelant l’environnement matériel des hommes.

On constate que l’idée d’une culture matérielle par le style est pré-gnante après la guerre, et qu’elle fait écho à la crise identitaire que connaît l’Italie à la chute du fascisme. Comment s’articule-t-elle par-ticulièrement au niveau des objets, amenant ainsi la reconnaissance du design ? Première hypothèse : l’art-vitrine de l’époque fasciste, l’architecture, s’est épuisée dans le rationalisme Novecento. Devant la nécessité de changement immédiat, les architectes changent leurs bâti-ments... de l’intérieur. Intéressant d’ailleurs de noter que les architectes sont les premiers designers italiens, presque «par défaut». De plus, les bâtiments édifiés sous le régime n’avaient pas tant pour objectif la recherche et l’expérimentation de nouvelles tendances esthétiques, que l’expression d’un sens politique, à travers des symboles de grandeur, à la façon des constructions romaines. À la fin de la guerre, l’architecture endosse une grande partie du mensonge fasciste - grandeur et unité nationale. Le monde des objets en revanche est encore relativement intègre, a-politique. Du moins il ne prête pas (en tout cas à première vue et en Italie ) à un discours idéologique, alors que l’architecture est his-toriquement un art de propagande, comme l’affiche ou le cinéma. C’est dans cette aspiration à une valeur simplement expressive des objets du quotidien, que va se développer le design italien.

Une deuxième hypothèse est développée par l’historienne Penny Sparke : la culture italienne est enracinée dans une tradition du «rayonnement stylistique» héritée de la Renaissance - c’est-à-dire la recherche de quelque chose d’essentiel et d’immédiatement reconnais-sable par les autres cultures186. Pour Sparke, l’Italie se tourne vers cet ancrage à chaque crise identitaire culturelle. De fait, le design italien des années 50 fait rapidement figure d’alternative stylistique par

186 Penny Sparke, «Design in Italy since 1860», in Cambridge Companion to Modern Italian Culture, sous la direction de Zygmunt G.Baranski et Rebecca J.West, Edition Cam-bridge University Press, 2004.

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rapport aux autres pays d’Europe - qui ont pourtant une histoire du design plus ancienne. Ce caractère «rayonnant» se retrouve dans une excentricité assumée et dans un optimiste qui tient à la fois du style et de l’art de vivre : le concept de «design italien» semble apparaître comme une chose toute faite, et est reconnu comme tel à l’international. A cela s’ajoute l’idée d’un standard d’excellence, encore héritée du passé renaissant, que l’Italie retrouve à travers des institutions comme le Compasso d’Oro - prix annuel attribué à la création industrielle. Le design italien naît ainsi d’une sensibilité historique à la magnificence des objets. Ce qui peut expliquer l’enthousiasme fertile des années 50 - comme retrouvant une sensibilité perdue pendant les dernières décennies : dès lors, chaque objet du quotidien mérite d’être réinventé, re-proposé à l’expérience comme une petite parcelle du bonheur général. Andrea Branzi remarque : «Comparé aux expériences sévères du Bauhaus et du proto-rationalisme, le design italien avait montré dès son apparition à la fin de la guerre une sorte de capacité autonome au bonheur (...) il cherchait à résoudre le monde d’un manière inattendue, par la gestua-lité du signe»187.La dernière chose qui semble aller dans le sens d’une prédisposition de l’Italie au design est l’idée de révolution culturelle. En effet, la chute du fascisme laisse l’Italie dans un grand désastre matériel et une grande désillusion. La gloire promise par le fascisme (une société moderne héritière de l’Empire Romain) n’a pas eu lieu. L’Italie se retrouve dans un goulot d’étranglement où s’associent l’échec politique et le retard culturel sur la Modernité. Il y a une véritable nécessité, dès la fin des conflits en 1945, de représenter la société post-fasciste. Alors que l’économie italienne est en cours de reconstruction, les objets de grande consommation sont un moyen idéal et rapide pour repeupler la société d’images nouvelles. L’architecte Ernesto Rogers, qui sera aussi l’éditeur de la revue Domus, témoigne du sens profond de cette tâche : «Il s’agit de former un goût, une technique, une morale (...). Il s’agit de construire une société»188. De fait la vocation du design italien d’après-guerre est réso-

187 Andrea Branzi, La Casa Calda, Collection Objets en question, Editions l’Equerre, 1984.188 Ernesto Rogers, cité par Penny Sparke, «Design in Italy since 1860» , op. cit.

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lument «démocratique», à travers une nouvelle image de la sphère do-mestique : concept du confort moderne dans lequel le design italien va s’épanouir, se ramifier et se spécialiser, et qui a tout de suite un grand retentissement sur la scène internationale. Cette domesticité reflète la nouvelle Italie démocratique et l’émergence de la classe moyenne, transposant l’idée de renouveau culturel au monde de l’habitat et au style de vie.

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Comme on peut le voir, un certain nombre de facteurs prédisposent l’apparition du design en Italie après la Seconde Guerre mondiale. Le design apparaît dans des conditions politiques et culturelles spéci-fiques, que l’on pourrait qualifier de «post-idéologiques»189. Qu’en est-il de son contexte économique ?NOTE

Dans son analyse du «Paradoxe italien»190, Andrea Branzi évoque deux

189 Une note de Branzi rend le rapprochement du Japon et de l’Italie encore plus évident. Selon Branzi la Seconde Modernité dans laquelle nous vivons aujourd’hui est de nature matricielle. Nous évoluons dans une matrice d’identités et de modes de vie que nous empruntons plus ou moins librement comme autant de «facettes» de nos vies. Le design a contribué à internationaliser et définir (formaliser) ces pseudos-identités, nous proposant des façons d’être complètes et «prêtes à l’emploi». «Le Japonais, dit Branzi, habitant d’un pays qui n’a connu ni idéologies, ni avant-gardes, a été le premier à réaliser cette sorte de «self-service» quotidien : Américain dans ses loisirs, Allemand au travail, médiéval dans l’intimité, néo-nippon dans la mode etc». Il y aurait donc une facilité pour les cultures n’ayant pas connu le moule traumatique de l’idéologie, à naviguer dans un monde imaginaire inspiré soit par l’étranger, soit pas leur propre Histoire, soit par leurs fan-tasmes et leur peur du futur. La notion d’indentité nationale n’est pas contradictoire avec l’emprunt à d’autres cultures, au contraire. Elle est ailleurs. Comme on l’a vu la notion de «japonité», du moins telle que perçue par l’oeil occidental, tient plus d’une esthétique relationnelle, que d’un code formel pregnant et clairement reconnaissable. Aussi, nous avons parlé plus tôt d’une «synthèse créative» très particulière à la culture japonaise, au contact d’influences étrangères.En regard de cela le phénomène italien se lit presque comme une urgence de l’identifica-tion hic et nunc. Presque un rappel à soi de la culture italienne. L’idéologie mussolinienne ayant investi les moindres recoins de la culture de masse (art, architecture, littérature, cinéma...) il y a une véritable nécessité après-guerre de réouvrir les canaux de l’imagi-naire (des fantasmes, des contradictions, des différences, des extrémités), une nécessité d’inventer autre chose. Si cela passe en partie par le design, c’est peut-être parce qu’il est le moyen le plus direct de réinséminer la culture italienne avec cet «autre chose» - par sa dimension esthétique, matérielle et sérielle : une colonisation de la culture par l’ima-ginaire. Quelque part, on peut y voir une réaction contre-idéologique : par opposition à une identité nationale taillée de toutes pièces par le discours dominant, le design (ou plus généralement les arts appliqués) fait germer une culture d’emblée diverse, bavarde, expressive, vernaculaire, pleine de tentatives et de ratés, d’abandons, de succès, de joujous, d’exceptions, d’expériences : une véritable «faune et flore culturelle» qui vient désamorcer par petits bouts le discours idéologique. Il serait intéressant d’observer si d’autres cultures ayant traversé une idéologie totalitaire ont également connu une revi-viscence de la sorte.190 Andrea Branzi, Nouvelles de la Métropole Froide, op. cit.

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points éclairants la singularité du design en Italie. Il dit tout d’abord que le design naît «avec un grand retard par rapport aux autres pays d’Europe, et sans être accompagné d’un débat théorique». Et il évoque plus loin la situation très particulière de l’industrie à cette période : «La faiblesse de l’industrie italienne a favorisé une confrontation expérimentale avec le design, considéré non pas comme une culture qui lui serait homologue, mais comme un phénomène doté d’une logique et d’un langage autonomes, avec lequel elle devait nouer des relations. La fortune de cette industrie a résidé dans sa capacité à dialoguer et à guider cette énergie créative, la faisant sienne, mais sans l’enfermer dans une orthodoxie impossible». Ainsi le design italien ne se développe pas dans le contexte de doute ou de révi-sion théorique propre aux grands courants artistiques européens face à l’industrialisation, qui ont fait du design un instrument de contestation «positive» de la Modernité. Il émerge alors que l’industrie n’est plus en expansion mais en crise, et doit renaître sur des bases nouvelles. Cette brèche rend possible une forme de stratégie d’entreprise orientée vers l’art, valeur chère aux Italiens, et donc comme un gage de réappropria-tion de l’industrie par la culture, après son aliénation par l’effort de guerre et le régime fasciste.

Cette décorrélation entre les préoccupations du design italien et le débat intellectuel qui caractérise les courants précédents du design en Europe est paradoxalement liée à un lien particulièrement étroit entre la culture et l’industrie italienne à ce moment-là. En effet, en cette période de reconstruction, le pays connaît une crise identitaire et économique qui le pousse à chercher la stabilité et la cohérence dans sa propre culture, et non à alimenter une controverse sans fin sur les enjeux de son industrie. Le design apparaît donc comme un moyen de ré-invention de l’industrie par l’intérieur : le fameux «Made in Italy» - formule évocatrice qui signifie tout autant «imaginé, dessiné, pensé et même désiré, conçu, fabriqué, achevé» ... en Italie. Branzi souligne d’ail-leurs que «le grand mérite de l’industrie italienne a été de ne pas considérer le design comme une croisade intellectuelle, comme une forme de mécénat artistique (...) mais comme une véritable stratégie d’entreprise». La sym-biose entre le design et l’industrie participe complètement du «rayonne-ment» artistique dont on a parlé plus tôt, et devient un nouveau modèle

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pour le design européen. Quels en sont les facteurs?

Le premier semble être la forme particulière de l’industrie italienne. En effet Penny Sparke rappelle que le programme économique et cultu-rel du fascisme prône à la fois une certaine expansion de la nation à l’international, et la nécessité d’une auto-suffisance matérielle. Ainsi, [le programme fasciste] «reposait sur la présence à la fois d’entreprises industrielles de grande échelle, qui continuaient à concurrencer leur homo-logues outre-Atlantique, et sur un réseau de petits ateliers de manufactures régionales, à qui il donna un soutien total»191. Ce phénomène, qui est à la base une stratégie politique nationaliste, va être déterminant pour le développement du design ainsi que pour la culture d’entreprise de l’Italie après guerre. En effet les nouvelles entreprises industrielles du début du siècle revendiquent clairement dans leur esthétique une rationalisation des moyens de production, et sont les premières à ressentir l’éveil international du design à travers les styles fonctionna-liste puis streamline. Le fascisme soutiendra l’essor de ces entreprises inspirées finalement du modèle américain, comme fleurons de l’Italie moderne : en témoigne l’évolution de firmes comme Fiat, Lancia ou Alfa Romeo, dont les produits sont d’abord orientés vers le luxe et une haute qualité technique, pour se déplacer petit à petit en direction des marchés de masse, avec l’émergence de la classe moyenne d’après-guerre. Cependant, il est frappant de voir que le véritable vivier de la créativité italienne ne sera pas dans ces grandes entreprises, qui seront les premières à souffrir de la guerre et de l’asservissement au fascisme, mais précisément les petites manufactures, dans lesquelles se perpé-tuent les valeurs traditionnelles de savoir-faire et de qualité des arts décoratifs italiens. Il y a donc d’un côté des firmes «stars», propulsées sur la scène internationale principalement pour donner le change au modèle américain, et d’un autre côté des petites entreprises régionales qui préservent une sensibilité proprement italienne à la qualité des objets. D’une certaine manière, en encourageant ce double maillage économique, le fascisme a sauvegardé l’authenticité des arts appliqués italiens du «raz de marrée» de la modernisation.

191 Penny Sparke, «Design in Italy since 1860», op. cit.

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Ainsi, l’Italie dispose après-guerre d’un tissu industriel souple et doué d’une grande capacité d’adaptation, dont la singularité joue rapidement comme une force. Andrea Branzi montre que les avantages de ce modèle sont multiples : tout d’abord, sa capacité à produire des petites séries «en offrant des produits de haute technologie artisanale, et présentant une image de grande qualité et de séduction» le place comme un nouveau standard de qualité face aux industries «de masse» qui se développent en Amérique et en Europe. Deuxièmement, la petite échelle des entre-prises leur donne une liberté expérimentale - une dimension de labora-toire - avec une grande proximité entre le projet de design et sa valida-tion dans la production. Branzi parle d’«une vision du design en tant que ‘‘grand problème ouvert’’, [en tant qu’]histoire dynamique et en perpétuelle évolution»...peut-être par opposition à la démarche rigoureuse, métho-dique et très introspective prônée par les grandes écoles du design (Bauhaus, Ulm). Pour finir, la répartition régionale de ces ateliers en bassins de compétences permet à chaque entreprise de reconstruire le cycle «conception-production-diffusion» de manière très qualita-tive et très identitaire (c’est-à-dire en choisissant étape par étape ses fabricants, ses pôles de recherches, ses fournisseurs etc.). Cette logique entrepreunariale, qui comme le souligne Branzi décloisonne le concept d’usine en un segment ouvert, compatible avec d’autres dans une proxi-mité géographique, est la condition principale d’émergence d’un design très compétitif, très stratégique, et très réactif. «Au cours des années 70 (...) on a vu se développer en Vénétie, dans les Marches, en Campanie, autant de ‘‘zones technologiques’’ liées au design». Ceci permet de comprendre comment des manufactures traditionnelles ont pris un tournant résolu en faveur de l’industrie et de l’innovation technologique. Ce que décrit Branzi tient d’une Sillicon Valley du design, dans le sens où cette proxi-mité des différents secteurs, et cette continuité entre la conception, le prototypage et la petite série sont vecteurs d’une véritable émulation sur le design italien dans son ensemble.

Dans La Casa calda, Branzi mentionne un autre fait qui est la récupéra-tion de ce style formé par le design par la culture populaire, à travers de petites entreprises artisanales spécialisées dans la contre-façon.

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«Dans les petits ateliers de menuiserie, on apprit très vite à construire des banquettes de bar qui semblaient être dessinées par Gio Ponti ; chez les élec-triciens on fabriqua rapidement des lampes qui semblaient avoir été faites par Vigano (...) Ce pillage aveugle et désacralisant permit un renouvellement des formes dans toutes les classes moyennes italiennes. Ce style supplanta définitivement les oripeaux fascistes (...)». Ce phénomène d’auto-citation du design italien répond bien au besoin urgent d’identité et de position-nement de la culture italienne post-fasciste qu’on a évoqué plus tôt. Il contribue à solidifier la place du design dans la sphère industrielle. Mais il est aussi une manière de relever le niveau d’exigence car dès lors qu’il y a imitation, il s’agit de différencier le design authentique du mauvais design, le bon goût du mauvais, l’original de l’imitation... Cette capacité du design italien à produire ses propres codes de différenciation et de qualité se lit d’ailleurs dans les institutions du design mises en place à cette époque. Le Compasso d’Oro, inauguré en 1954, incarne les critères de reconnaissance du «bon design» italien. Il met en avant dans les pro-jets un indice de performance, à la manière d’un chef-d’œuvre artisanal, et un statut médiatique, une actualité. Dans cette auto-hiérarchisation du design, on peut encore sentir l’inquiétude de la culture italienne face à l’épreuve de dissolution des modes de vie traditionnels issue de l’unification italienne, du fascisme, et de la défaite, et face à la néces-sité de manifester très rapidement un style de vie moderne, perfor-mant, brillant, ostentatoire. «Les objets gagnants du Compasso d’Oro (...) reflètent un nouveau matérialisme dans une société nationaliste naissante après une longue période d’incertitudes politiques et économiques»192, remarque la chercheuse Kathryn W.Wulfing.

L’exploration du design italien d’après-guerre nous montre donc une discipline qui apparaît avec un certain retard par rapport aux autres pays d’Europe, et qui cependant se développe selon des directions qui lui sont propres, sans aucune recherche d’imitation. Le design italien prend d’emblée une forme singulière, tant dans son rapport à la culture populaire que dans son inscription économique. En ce qu’il contourne,

192 Kathryn W.Wulfing, Compasso d’Oro and changes in italian domestic landscape, Juin 2003.

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d’une certaine manière, l’aporie théorique à laquelle est amené le Mouvement Moderne dans les années 50, précipitant les pratiques artistiques vers des postures post-modernes, le design italien dispose d’un élan et d’un souffle qui va bientôt rayonner sur le monde entier, comme un modèle alternatif de relations entre la culture et l’industrie. Il n’est pas tant un outil de traduction de la culture pour l’industrie (ce qu’incarne très bien à l’époque le modèle américain de Raymond Loewy - sorte d’intégrateur culturel de l’industrie de masse) qu’un médiateur stratégique qui s’inspire de racines et de savoirs-faires traditionnels pour inventer un positionnement d’entreprise original, basé sur l’image de marque et sur l’appartenance territoriale. «La culture du design italien n’est pas une culture industrielle» remarque Branzi. En cela, le design italien est comparable à l’exemple japonais, dans l’idée d’une synthèse tardive mais fulgurante de la Modernité.

Bilan Italie / Japon

L’étude de l’Italie et du Japon d’après-guerre nous apporte plusieurs points de réflexion. Tout d’abord, l’apparition tardive du design, sous une forme culturelle et économique très identitaire dans ces deux pays, contredit le «grand récit moderne» porté par le fonctionnalisme, dont le Good Design hérite dans les années 50 : c’est-à-dire la Modernité envisagée comme la synthèse du progrès technique et d’une pensée rationnaliste voulant établir les standards du «beau» et du «bien» pour tous. On l’a évoqué, cette définition monolithique de la Modernité est sujette à controverse, car on peut y voir l’élaboration d’un dogme «forme-fonction» dictatorial, en retenant essentiellement les œuvres qui vont dans le sens d’une ‘tabula rasa’ générale, appelée tantôt «style international» tantôt «mouvement moderne». L’historien Reyner Ban-ham parle notamment d’une «amnésie sélective» dans la conception historique de Nikolaus Pevsner et Siegfried Giedion, signe d’un «repli vers une orthodoxie néo-kantienne, vers un rationalisme présupposant un espace newtonien abstrait qui occulte d’une part les origines expression-nistes du courant moderne, d’autre part, la source de l’idée même de créa-

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tion ou de conception»193. Face à cette vision trop attachée à une conti-nuité et une cohérence de la révolution Moderne, et au final réductrice, car soumise à «une reconfiguration critique qui a tôt fait de l’enrégimenter avec d’autres concepts (machinisme, technologie, industrialisation)»194, Banham oppose une conception «morphologique» et dynamique de l’Histoire. «Aux yeux de Banham, note Frédéric Migayrou en introduction à Theory and Design in the First Machine Age, l’histoire est jalonnée par des situations qui rencontrent dans les œuvres de l’art ou de l’architecture une incarnation ponctuelle»195. Ceci rejoint l’injonction de Andrea Branzi à regarder ce qui se passe «localement» dans le design, particulièrement dans la période d’après-guerre, où le fonctionnalisme perdure à travers des formes très militantes (on pense à l’urbanisme de Le Corbusier), mais se voit opposer de nouvelles pratiques de création, tant du côté de la conception industrielle que du côté des arts plastiques. L’Italie va notamment regorger d’approches artistiques «vernaculaires» qui vont constituer la principale force d’opposition au Good Design dominant, avant de s’identifier dans les années 60 dans les mouvements «Anti-De-sign» et «Design Radical».Deuxièmement, les cas japonais et italien nous montrent également un développement culturel du design industriel qui est passé par autre chose qu’une volonté de la part des élites d’éduquer le goût populaire (démarche entreprise par le mouvement moderne, en cherchant des formes d’intégration de l’art dans la vie quotidienne). Au Japon, la synthèse de l’influence occidentale s’est faite en premier lieu dans les arts populaires (cinéma, chanson, mode féminine), à travers une mimésis qui tenait également d’une attitude de protection et d’une mise à distance. Si le gouvernement a rapidement encouragé l’american way of life, il faut se rappeler que c’est d’abord pour répondre aux besoins de l’occupant que les industries japonaises se sont mises à fabriquer des objets de type occidental. En Italie, on a évoqué le rôle crucial des PME à la chute du fascisme, et des ateliers artisanaux imitant l’esthétique du

193 Frédéric Migayrou, introduction à Theory and Design at the First Machine Age, Éd. HYX, 2009, p. 14.194 Ibid. p. 13.195 Ibid. p. 10.

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design industriel. Dans les deux cas, il n’y a eu aucun courant culturel véritable prônant un alignement sur le style international dominant (du moins dans le design). La modernisation s’est faite par des voies détournées.

Doit-on alors parler, d’une rupture des années 60, d’une transition vers la post-modernité ? La question d’un «après-modernisme» se pose à cette époque, alors même que des tendances extrêmement différentes cohabitent, et ne peuvent être rassemblées par le discours unificateur de l’Histoire du design, centrée sur le fonctionnalisme. Paru en 1960, Theory and Design at The First Machine Age montre ainsi le point de vue résolument contemporain de Banham sur l’Histoire. «L’Histoire, pour Banham, ne surgit qu’à la surface d’une structuration de l’actuel, de ce qui met à jour le contemporain»196, nous dit F. Migayrou. Le critique anglais livre ainsi dans son analyse du passé des clés pour décrypter dans le présent (son présent, les années 60) une continuité de pratiques et de phénomènes, là où l’Histoire moderniste verrait la fin d’un modèle. Au lieu d’une rupture, son point de vue nous pousse plutôt à envisager une diversité plus ou moins chaotique, un ensemble de signaux faibles sur un «changement de Modernité», ou sur un deuxième temps de lecture de l’ambition moderne d’origine.

La controverse sur l’après-modernité comme «post-modernité» dépasse notre sujet. Cependant, il nous faut interroger en quoi les années 60 sont, sur le plan du design, une période charnière. En effet nous avons vu précédement que le design «moderne» a eu une vocation sociale et démocratique très forte, ce qui le rend sensible aux contexte de crise de l’entre-deux guerre et de la reconstruction, mais tend aussi à confondre son engagement avec l’idéologie du progrès. La conscience d’agir du design se définit comme volonté d’améliorer le monde en faisant le trait d’union entre les avancées techniques et la société. Cependant ce postulat du «bon design» est remis en question dès lors que les entités composant la discipline sont perçues comme des systèmes faillibles : le capitalisme industriel, la société de consommation, la culture de

196 Frédéric Migayrou, Theory and Design at the First Machine Age, op. cit.

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masse. Ce qui nous a poussé à concevoir le design comme une pratique «anti-crise» mais aussi «anti-critique». Un design qui continuerait à vouloir œuvrer pour le bien commun, tout en participant à l’appareil techno-économique qui a déjà montré ses faiblesses. Il nous faut donc voir si la crise du fonctionnalisme doit être envisagée comme une crise du design. Peut-on parler, à travers la remise en cause de la société moderne dans les courants radicaux des années 60-70 d’une prise de conscience critique du design ?

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3.Objets pour une conscience de crise : émergence du design critique.

L’art et la vie en 1960.

Dans les années 50, le modernisme comme un modèle d’art «total» s’es-souffle. On est au sortir de la guerre et au début d’une grande période de croissance, et l’impression de vivre dans un «monde nouveau» se fait sentir. Un monde que les formes sobres et froides du fonctionnalisme ne parviennent pas à saisir. La nouvelle vague artistique se tourne donc vers les cultures populaires en pleine effusion post-libératoire comme une source d’inspiration pour de nouvelles formes de fusion entre l’art et la vie. Le Pop Art américain s’appuie notamment sur la culture de masse des États-Unis d’après-guerre, jouant avec les formes et les images des «industries culturelles» - publicité, cinéma, télévision, bandes dessinées, romans de gare... - à travers des objets-sculptures, des oeuvres en série, des installations. «Populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit en masse, spirituel, sexy, plein d’astuces, fascinant et qui rapporte gros» (définition donnée par Richard Hamilton à la fin des années 50) le Pop Art emprunte tant à la société de consommation qu’il finit par s’y confondre. Cependant, c’est l’ironie et la provocation qui sont sollicitées, soulevant de nouvelles questions quant au concept d’oeuvre d’art. A bien des égards cette recherche poursuit les expé-rimentations des avant-gardes des années 20-30, à la recherche des limites de l’art. Cédric Loire dit dans un article pour la Revue L’Art Même que les années 50 «correspondent à une nouvelle phase de la réception de Dada»197. Ceci nous renvoie à la lecture de Theodor Adorno, qui évoque un phénomène d’«effrangement» entre les arts. Selon Adorno, l’idée d’un «continuum entre les beaux arts et les arts populaires» ne poursuit pas la

197 Cédric Loire, De quelques effrangements spécifiques, Revue l’Art Même n°30.

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recherche d’une dissolution complète de l’art dans la vie (entreprise des premières avant-gardes comme le constructivisme russe), aboutissant à l’hypothèse de l’abolition-apothéose de l’art - il s’agit au contraire d’une vérification de l’identité de l’oeuvre d’art, dans ses formes les plus proches de la réalité, et donc les plus ambiguës. «Les oeuvres d’art signifi-catives de la période la plus récente, dit Adorno dans la conférence L’art et les arts en 1967, sont le rêve cauchemardesque d’une telle abolition, tandis qu’en même temps et par leur existence même, elles se hérissent contre le fait d’être abolies : comme si avec la fin de l’art c’était celle de l’humanité qui menaçait - humanité dont la souffrance réclame l’art (...). Cet art rêve pour l’humanité le rêve anticipé de son déclin, afin qu’elle s’éveille, reste maîtresse d’elle-même et survive»198.

C’est donc à travers le postulat que l’art «peut fort bien ne pas demeurer ce qu’il fut un jour»199 que travaillent les artistes des années 60. Cher-chant pour l’art des formes qu’il n’a jamais connues, ils s’intéressent au réel, au présent immédiat. Le peintre Richard Hamilton évoque l’idée de l’oeuvre comme un «timbre dateur» du moment où elle a été produite. L’intérêt des artistes pour la culture populaire correspond donc à cette volonté d’ancrer l’art dans une réalité d’ordre sociologique200, instan-tanée et transitoire, et non dans l’esprit absolutiste des manifestes du début du siècle. Le critique d’art Tristan Trémeau note d’ailleurs que les notions de «manifeste» et d’«avant-garde» sont à cette époque remis en cause comme les attributs quasi militaires d’une idéologie de renouveau du monde, c’est-à-dire : «la destruction d’un régime esthétique dominant (...) identifié à une société bourgeoise jugée «dégénérée», la quête de la vérité de l’art contre toutes les ‘illusions’ et les ‘simulacres’ (...) et enfin le désir de totalité, c’est-à-dire la transformation du monde par l’art jusqu’à

198 Theodor Adorno, «L’art et les arts», 1967, texte co-traduit par Jean Lauxerois et Peter Szendy, in L’art et les arts coll. Arts et esthétique Éd. Desclée de Brouwer, 2002.199 Ibid.200 Pierre Restany donne à l’oeuvre d’art l’ambition de révéler «la réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité de tous les hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société», dans Les Nouveaux Réalistes, catalogue de l’exposition éponyme au Musée d’Art Moderne de Paris et 1986, p.265.

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• Hybrid Project, de Gerard Laing et Peter Philips, 1965-1966.

l’annulation de l’art une fois le nouvel art et le nouveau monde réalisés»201. L’art des années 60 résiste en effet au caractère destructeur du concept d’avant-garde, qui tend à confondre l’art avec un combat politique, comme ce fut le cas avec les mouvements dadaïste, constructiviste, et suprématiste. Au contraire, Richard Hamilton dit que «L’Art Pop a une valeur d’approbation de la culture de masse, attitude qui par conséquent se trouve être également anti-artistique. Le Pop-Art est un dadaïsme positif, créatif»202.Doit-on alors parler d’une deuxième avant-garde ? Alors que Dada évo-luait aux extrémités de la création artistique, l’art des années 60 opère dans les zones de flou, dans la proximité de l’oeuvre avec les industries culturelles auxquelles elle doit, en principe, s’opposer. Entre 1965 et 1966, les artistes Gérard Laing et Peter Phillips mènent un projet exemplaire de cette ambiguïté. «Hybrid Project» consiste à produire une oeuvre d’art sur le mode de conception d’un objet culturel de grande consommation. De l’étude de marché à la mise au point d’un cahier des charges précis, les deux artistes investissent le monde de l’art comme un univers entièrement consumériste : des galleristes et critiques d’art sont interrogés à partir d’un «kit de recherche-consommateur», les maquettes du projet sont numérotées et vendues aux enchères, et le mo-dèle final, exposé à la Jill Kornblee’s Gallery à New York (1966), s’aligne parfaitement sur le goût moyen de ses futurs «consommateurs». Il est intéressant de noter que ce projet ne s’attaque pas à une caricature de «culture de masse» issue des rayonnages d’un magasin Prisunic, mais bien au consumérisme élitiste et mondain du monde de l’art. On note le paradoxe : cette œuvre très accusatoire n’a pour autant aucune dimen-sion de manifeste ni de réforme. C’est une expérimentation.

Ainsi peut-on parler d’un déplacement de l’idéologie avant-gardiste vers la conscience critique dans l’art des années 60. En évoluant constam-ment aux franges entre l’art et le non-art, les artistes des courants Pop

201 Tristan Trémeau, Au sujet de quelques déplacements et de la disparition de la forme manifeste, Revue l’Art Même n°49, 2010, p.5.202 Richard Hamilton, «Pour le plus beau des arts, essayez le Pop ! », Gazette, Londres, 1961, in Art en Théorie 1900-1990, Paris Éd. Hazan, 1997, p. 802.

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et Nouveau Réalisme portent un regard dénonciateur sur l’invasion de la société d’après-guerre par des systèmes culturels et marchands, al-lant jusqu’à refuser toute position qui pourrait devenir institutionnelle, comme le manifeste ou l’avant-garde. Tristan Trémeau note cependant que ce déplacement n’épargne pas à l’art contemporain une re-catégo-risation des pratiques, entre les acteurs du monde de l’art «qui se font auteurs de regroupements, inventeurs de concepts» et les artistes «considé-rés comme des visionnaires solitaires d’ateliers», et dont les positions «dans le prolongement du minimalisme et de l’art conceptuel, (...) s’incarnent dans des écrits théoriques nourris par l’histoire de l’art et la philosophie, voire la philosophie marxiste ou marxienne (...), écrits qui n’ont plus rien du mani-feste (...) et relèvent d’une pratique théorique ou d’une théorie critique»203.

Effrangements de l’art et du design.

L’art des années d’après-guerre est donc en proie à une auto-critique féroce : récusant les ambitions avant-gardistes au nom de l’«œuvre d’art totale», dénonçant la dissolution des arts dans la culture de masse, les artistes expérimentent des formes anti-artistiques afin de forcer la question : «Est-ce encore de l’art... ? ». Cette transgression systématique de toute définition figée de l’«œuvre d’art» a un impact sur les autres pratiques esthétiques, dont l’architecture et le design. De nombreux artistes des courants Pop et Minimalistes jouent ainsi sur une confusion entre l’objet artistique et l’objet utilitaire : sculpture, pièce d’ameu-blement, dispositif, objet décoratif, aménagement, structure... Donald Judd, Robert Morris, Richard Artschwager investissent précisément la sculpture comme une zone de flou (un outil conceptuel de dé-défini-tion) entre différentes dimensions de l’objet. Pour Cédric Loire, cette ambiguïté de la sculpture relève d’un «noeud opératoire spécifique (...) : un point de contact avec l’espace réel sans y adhérer complètement»204. En faisant référence aux objets utilitaires les plus banals - c’est-à-dire en convoquant un présent et une réalité «non-artistiques» - les artistes

203 Tristan Trémeau, Au sujet de quelques déplacements et de la disparition de la forme manifeste, op. cit. p.6204 Cédric Loire, De quelques effrangements spécifiques, op.cit.

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• Donald Judd, Bank, 1982.

créent une continuité entre l’œuvre et l’espace physique quotidien du spectateur. Le travail de Donald Judd est intéressant à ce titre. En effet l’artiste utilise des matériaux bruts tels que le bois et la pierre, et des formes extrêmement épurées, rappelant fortement l’esthétique de la secte des Shakers. La référence n’est pas anodine car les Shakers prônaient précisément un mode de vie dont l’art (au sens de jouissance esthétique) était exclu. Le design des Shakers était un art de vivre : «Everything the Shakers did, commente le critique John Kirk dans son article «An awareness of perfection» pour The Design Quarterly, was now affected by a passion for square, rectilinear or circular shapes. This included the design of towns, objects, patterned dances that were the core of worship services, and even how Believers ate at meals»205. Nous avons vu plus haut que l’artisanat Shaker est dans l’Histoire du design un modèle d’ingéniosité et de simplicité : pas ou peu de décor, assemblage et désassemblage faciles, préférence donnée aux matériaux locaux, usage communautaire. D’une certaine manière, ces objets ne rentrent pas dans la catégorie des «biens», puisqu’ils n’ont pas de valeur marchande et ne sont jamais fabriqués pour être vendus. Cependant leur sobriété en fait des arché-types, des formes sculpturales. On peut donc voir dans cette référence aux Shakers (bien que Judd ne l’ait jamais exprimée officiellement) une volonté de retrouver le «degré zéro» de l’objet, ainsi qu’une manière de s’inspirer d’un mode de fabrication traditionnel et vernaculaire : le design «à la source». Cependant, Donald Judd se fait l’avocat d’un matérialisme radical («What you see is what you get ! »), alors que selon la conception shaker, la sobriété du mode de vie devait permettre une élévation spirituelle - selon la règle «Hands to work, hearts to God». De ce point de vue, les objets proposés par Judd sont absolument anti-ar-tistiques. Mais ils sont également anti-utilitaristes, puisqu’aucun ne peut réellement servir en tant que tel. En mêlant les signes de l’oeuvre d’art et ceux de l’objet, Donald Judd contribue à casser la dualité entre esthétique et utilitarisme, et le mythe de la dissolution de l’oeuvre dans la vie.

205 John Kirk cité par Stephen Bowe / Peter Richmond in Selling Shakers, the commodifi-cation of Shaker Design in the 20th Century, Liverpool University Press, 2007.

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Au delà de ce jeu de contournement des définitions, c’est également la fabrication pure qui intéresse l’artiste, comme une ré-authentification de l’oeuvre d’art par rapports aux mensonges de la représentation (dans les arts plastiques essentiellement). De fait, nombre d’artistes issus du courant Pop, du Nouveau Réalisme et du Minimalisme mettent le geste productif et la présence brute des matériaux au centre de leurs pra-tiques. On pense aux textiles suspendus de Robert Morris, et aux objets-meubles de Richard Artschwager, dont Cédric Loire rappelle la posture originale : «Je fabrique des objets en vue d’un non-usage»206. L’art emploie désormais des techniques de fabrication industrielles, et des matériaux utilitaires - bois, Formica, vinyle, aluminium, Plexiglas - ou bons pour le rebut (les Compressions de César). Ce déplacement de l’art sur le terri-toire du réel et du quotidien a nécessairement un impact sur le design. On est au coeur des Trente Glorieuses : alors que les magasins se gar-nissent de marchandises pour répondre au consumérisme de masse, les designers des mouvements Anti Design et Radical Design s’intéressent à des processus de création proches de l’art, comme le ready-made (les assises Sella et Mezzadro de Castiglioni par exemple) ou la sculpture (Colombo, Pantone... préfigurant Sottssas et le Groupe Memphis).

Nous pouvons donc constater plusieurs choses. Tout d’abord l’élargis-sement des champs de recherche à la fois du côté de l’art et du design. Dans les années 60, le design cherche des voies alternatives à un dogme du «Bon design» hérité du fonctionnalisme. Du côté de l’art, il s’agit de chercher la définition de l’oeuvre à l’opposé de la culture de masse et de l’idée artistique bourgeoise façonnée par le monde de l’art. Dans les deux cas, le terrain d’investigation est le quotidien de la société d’après-guerre. Ce qui nous intéresse, c’est de voir que les effrangements entre l’art et le design soulèvent la possibilité d’une posture critique par la pratique. Le minimalisme de Donald Judd et Carl André est à ce titre intéressant. En jouant sur une neutralité manifeste, les deux artistes provoquent une ressemblance troublante avec le réel : dispositifs qui ne sont ni de l’ordre de la sculpture, ni de l’ordre du mobilier, tout au plus d’une occupation de l’espace, mais qui démontrent une apparente

206 Cédric Loire, De quelques effrangements spécifiques, op.cit.

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construction, une intentionnalité qui ne laisse pas la moindre prise à l’interprétation et se donne là. Le concept d’«objet spécifique»207, que Judd théorise en 1965 interroge le concept d’art (...est ce que c’est beau ?) autant que le concept de design (...dans quel but cela a-t-il été construit ?) et renvoie au final le spectateur à la seule perception de l’objet dans l’espace. De ce point de vue, la pervasivité entre l’art et le design interrompt, ou court-circuite toute idée préconçue sur la nature de l’objet.A partir des années 60, certaines pratiques de l’art et du design vont évoluer sur des terrains très proches. L’art explore dans le design les limites de la définition de l’œuvre (comme en témoigne le projet hybride de G.Laing et P.Phillips), et le design puise dans l’art une mise à distance critique de l’objet, de sa fonction, et de son statut. Il devient désormais possible de produire par le design des objets qui réfléchissent à leur propre nature.

207 Specific Objects, texte originalement publié dans Arts Yearbook 8 en 1965.

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PARTIE 4. [ HUMANISME ET CRISE MODERNE ]

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Introduction.Humanisme et crise moderne.

À bien des égards, on voit que la posture post-moderne est la formu-lation d’un diagnostic de crise dans la Modernité, ce qui explique la prédominance de la critique dans le regard contemporain. Marc Jimenez soutient dans Qu’est-ce que l’esthétique ? que «la post-modernité n’est pas un mouvement ni un courant artistique. C’est bien plus l’expression momen-tanée d’une crise de la modernité qui frappe la société occidentale (...) et apparaît comme le symptôme d’un ‘nouveau malaise dans la civilisation’. Le symptôme disparaît progressivement - la crise reste : elle tient aujourd’hui une place considérable dans le débat esthétique contemporain»208. Malaise, trouble ou crise, la post-modernité n’est donc pas tant une nouvelle page ouverte de l’histoire, qu’un moment de prise de conscience au sein même du concept de Modernité. En effet, ce que la post-modernité tente de subvertir, c’est la toute-puissance du concept de Modernité dans son interprétation aux 19e et 20e siècles, comme une vision monolithique du progrès qui n’est plus valable après le traumatisme résultant des deux guerres mondiales. C’est aussi la valeur de la «nouveauté» moderniste que la posture post-moderne remet en cause. En effet, la Modernité industrielle se définit comme nécessairement «positive», elle désigne un processus de renouveau continu, vers une amélioration progressive du monde humain, et vers le triomphe de la raison, qui serait la condi-tion d’un état d’harmonie ultime des sociétés (et marquerait la fin de l’Histoire) : vision dans laquelle les post-modernes voient avant tout une fiction idéologique. La «nouveauté» moderniste c’est aussi l’effort continu de d’arrachement aux traditions, la «tabula rasa» du Mouve-ment Moderne, exacerbée dans les arts, l’architecture et le design par les avant-gardes. Alain Touraine souligne en effet dans sa Critique de la Modernité que l’Occident «a vécu et pensé la modernité comme une révolution»209. En cela, «l’idée occidentale de la Modernité se confond avec une conception purement endogène de la modernisation [qui est] l’oeuvre

208 Marc Jimenez, Qu’est ce que l’esthétique ? Éd. Gallimard, Folio Essaus, 1997, p.418209 Alain Touraine, Critique de la Modernité, Éd. Fayard, 1994, p.25

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de la raison elle-même»210. C’est précisément la dimension de «crise» (volonté ou état de rupture forte) auto-proclamée par le Mouvement Moderne, que les post-modernes récusent : une mise en crise de la crise à défaut de son analyse critique. C’est en cela que la post-modernité ne désigne pas seulement ce qui suit la Modernité au moment où le modèle moderne n’est plus valable, mais bien son dépassement critique, et la ré-ouverture de la question : qu’est-ce que la Modernité ?De fait, l’idée de Modernité est aussi ancienne que relative, même si son emploi en français sous la forme substantive est attestée pour la pre-mière fois dans les Mémoires d’Outre-Tombe (1849). Le philosophe Hans Robert Jauss distingue sept étapes de l’histoire du concept : la rupture entre Antiquité et christianisme aux 4e et 5e siècles ; l’opposition, au Moyen-Age, entre l’héritage aristotélicien et le dogme chrétien (abou-tissant à la définition de la scolastique) ; la Renaissance humaniste, la querelle des Anciens et des Modernes au 17e siècle ; puis les Lumières, la Modernité romantique et enfin la Modernité baudelairienne. De ce point de vue l’idée de Modernité semble être avant tout un mode de problé-matisation ou de mise en controverse d’un présent de l’humanité pour ses penseurs contemporains - ce que Michel Foucault qualifie d’attitude - «un mode de relation à l’égard de l’actualité, un choix volontaire qui est fait par certains (...) comme ce que les Grecs appelaient un êthos»211. La Modernité comme un accomplissement du genre humain est bien une idée propre aux siècles récents. Pourtant de nombreux penseurs pressentent avec une certaine anxiété, dès le début du 20e siècle, cette Modernité comme un gouffre conceptuel, une sorte d’excès d’être moderne, qui questionnerait non pas une période vécue, mais l’Histoire de l’humanité toute entière. «Crise de l’esprit européen» pour Paul Valéry, «crise de la culture» pour Hannah Arendt, «malaise dans la civilisation» selon Freud, «déclin de l’Occident» pour Oswald Spengler, et enfin «décadence» selon Nietzsche, qui dit : «Nous sommes malades de cette modernité, - malades de cette peine malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne «oui-ou-non». Cette tolé-rance et cette largeur du coeur qui «pardonne» tout, puisqu’elle «comprend»

210 ibid.211 Michel Foucault, Qu’est ce que les Lumières, Éd. Bréal, 2004, p.72

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tout, est pour nous quelque chose comme un sirocco»212. Ainsi, la Modernité des 19e et 20e siècles se veut à la fois un fait global radicalement nouveau et le dénouement d’une entreprise moderniste très longue, dans la continuité des Lumières, et avant elles, des pen-seurs de la Renaissance. Elle s’énonce comme crise, et contient donc en puissance sa propre critique. Alain Touraine dit d’ailleurs : «Le signe le plus sûr de la Modernité est le message anti-moderne qu’elle émet. La Modernité est auto-critique et auto-destructrice, elle est ‘héautontimaurou-ménos’...»213.

En ce qu’elle ouvre un puits de réflexion sur l’humanité, la question d’une «crise de la Modernité» dans la deuxième moitié du 20e siècle a profondément à voir avec le thème de l’Humanisme. En effet, Moder-nité et Humanisme peuvent apparaître comme les deux versants d’une même entreprise, consistant à identifier et valoriser les caractères propres à l’humain («humanitas»), et à lui permettre de se réaliser dans un espace qui lui correspond, qui lui est «actuel» («modernus»). Cependant, la définition «moderne» de l’humanisme, fondée sur l’idée d’un sujet rationnel, libre, indépendant de la nature et de Dieu, relève à bien des égards d’un détournement de l’humanisme hérité des Anciens (contenu dans le concept relativement flou d’«humanitas»). L’humanisme qui s’est transmis, après celui de la Renaissance et d’Erasme, du carté-sianisme aux Lumières, puis au positivisme et au mouvement moderne, relève bien d’une association entre «un certain propre de l’homme» - la raison - et «une certaine idée du bien» - la possession et la maîtrise de la nature. Stéphane Toussaint démontre en explication à son ouvrage Humanismes et Anti-humanismes que la diversité et la richesse concep-tuelles contenues dans l’idée originelle d’«humanitas» ont été occultées par l’entreprise moderniste : «La fausse conscience moderne se trompe, dit-il, lorsqu’elle prétend accomplir et achever l’esprit de la Renaissance dans un idéal rationnel purement scientifique ou dans une philosophie idéaliste de l’Histoire, tout comme lorsqu’elle réduit l’humanitas à un humanitarisme

212 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, Imprécations contre le christianisme, trad. Henri Albert révisée par Jean Lacoste, in Oeuvres, Éd. Robert Laffont, 1993, p.1041213 Alain Touraine, ritique de la Modernité, op. cit. p.122

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universel»214. Il ne serait donc pas absurde d’en déduire que la Modernité des siècles derniers se serait condamnée, par absolutisme, à une forme d’anti-humanisme, ou à un échec de l’humanisme au sens large, dans sa capacité à se redéfinir à chaque époque. Pour éviter ce raccourci de pensée, Toussaint précise que c’est quand la Modernité tombe en crise que se profile un anti-humanisme, tout comme également une forme de nihilisme. L’extrêmité négative du modernisme du 20e siècle, contenue dans l’idée de la mort de Dieu et dans le contrôle de l’humain sous des formes totalitaires (le nazisme, l’antisémitisme, le fascisme...) - ce qui précède la formulation de «crise» par le point de vue post-moderne - consiste d’une certaine manière à «arracher entièrement l’homme à son humanité». «Être plus que l’homme [c’est-à-dire, plus que Dieu] et ne plus être l’homme sont deux désirs que la philosophie interroge depuis les ori-gines», ajoute Toussaint215.Ainsi, la crise de la Modernité ne serait pas étrangère à une crise de l’Humanisme, non tant au sens d’un anti-humanisme (qui lui ne ferait partie que des symptômes), mais au sens d’une remise en question profonde d’un certain Humanisme «européo-anthropocentrique», dont l’épopée se concrétise sous la forme d’un programme politique et social à partir des Lumières. La question est également ouverte, au moment où l’on prononce la «Post-modernité», d’un nouvel Humanisme. Ce renou-vellement ne peut passer que par une réflexion sur le sens profond de ce concept, dit Toussaint, qui souhaite «tel un restaurateur de tableau, [dissiper] patiemment les couches d’ombre incrustées sur l’humanitas et sur son savoir humain»216.

Cependant la redécouverte de l’Humanisme ne peut procéder unique-ment de la théorie, elle doit aussi concerner les pratiques. Il nous faut voir en quoi la question de l’Humanisme dans une Modernité en crise touche de près le design, dès ses origines.

214 Stéphane Toussaint, dans Entretien avec Stéphane Toussaint: Autour d’Humanismes et Anti-humanismes, Thibaut Gress pour la Revue Actu-philosophia, 7 avril 2008.215 ibid.216 ibid.

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Comme on l’a vu au début de ce mémoire, la dimension humaniste des fondements du design est incontestable. Dans l’utopisme de William Morris, l’équilibre entre l’homme et l’environnement qu’il se construit est primordial. Or l’industrialisation est l’image de la démesure, d’où la nécessité de penser rationnellement de quoi pourrait être fait le bon-heur humain, dans un monde transformé et déformé par la technique. Cet idéal d’harmonie va se transmettre tout au long du 20e siècle, même si la voie pour l’atteindre se transforme, avec le Mouvement Moderne, en une volonté d’arrachement radical de la société à son fonctionne-ment passé, dans le but d’instaurer un «nouvel équilibre». La dimension d’ordre nouveau est probablement ce qui condamne le modernisme, quasiment dès ses premières manifestations, à un anti-humanisme sous-jacent. En effet, il s’agit d’inventer les formes d’un nouveau régime esthétique, et par là même d’une nouvelle organisation sociale (idée qui relève d’ailleurs, selon les post-modernes, d’une pure utopie). Le bonheur moderne a une dimension collective et individuelle, il concerne le genre humain tout entier, par opposition à la société traditionnelle, inégalitaire et hiérarchique. Le modernisme contient donc dans son idéal d’harmonie générale, la recherche d’une formule du bonheur qui pourrait s’adresser à tous, mais implique en réalité à un homme nou-veau, lui même réformé. De fait la volonté d’anticiper les conditions du bonheur humain correspond bien à une démarche humaniste, mais son application dans des programmes concrets est problématique. Or, on n’aura jamais autant préconisé, décrypté, prédit et calculé le bonheur de l’homme que dans la période Moderniste, particulièrement dans l’archi-tecture et l’urbanisme. Caroline Guibet-Lafaye, enseignante à la Sor-bonne, nous rappelle dans Esthétiques de la Post-modernité que «l’archi-tecture moderniste a cru au pouvoir de la forme dans la transformation du monde»217. Cette obsession de la forme pure - la forme qui réalise la syn-thèse parfaite de la structure, de l’apparence et de la fonction attribuée au bâtiment - est le signe, selon l’architecte post-moderne Robert Ven-turi d’une abstraction progressive et donc d’une dés-humanisation de l’architecture : «La création architecturale devait être un processus logique,

217 Caroline Guibet Lafaye, Esthétiques de la Post-modernité, Centre Normes Sociétés Philosphies, 2010.

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dégagé de toutes les images déjà expérimentées, déterminé seulement par le programme et la structure, avec le concours occasionnel de l’intuition»218. Les architectes du Mouvement Moderne se voulaient ainsi les bâtis-seurs-démiurges d’un monde nouveau, des inventeurs de formes, éloignés des réalités humaines. L’ambiguïté de cette posture entre humanisme et abstraction est certainement au mieux représentée par Le Corbusier, constructeur visionnaire qui aura suscité autant d’éloges que de virulentes critiques. Pierre Francastel fait notamment partie des historiens (tout comme Lewis Mumford) qui ont vu en Le Corbusier un imposteur de la Modernité, allant jusqu’à lui reprocher une vision totalitaire - voire concentrationnaire - de l’architecture, une fausse harmonie centrée sur des valeurs passéistes (la famille, le bien-être, les loisirs). «Le Corbusier a adopté une série de thèmes de propagande (...). Pour reconstruire un monde, il faut d’abord se persuader qu’il est détruit». dit Francastel, et quelques pages plus loin : «Le Corbusier appartient à la lignée de ceux qui, à travers les âges, ont voulu faire le bonheur des autres, voire au prix de leur liberté»219. L’attaque est violente, mais Francastel pointe très précisément la dimension idéologique de l’architecture, et par extension du design moderne. En recherchant la forme parfaite de l’unité d’habitation collective, Le Corbusier en vient à réorganiser inté-gralement le rythme de vie et les activités humaines, les répartissant en zones fonctionnelles (loisirs, espaces verts, axes de circulation, services etc.) qui participent d’un véritable conditionnement humain. L’archi-tecture devient de ce point de vue là un instrument politique majeur, une figure du pouvoir dans laquelle on peut lire l’État-Nation, figure qui sera profondément remise en cause à la Post-modernité. Il est d’ailleurs assez paradoxal de remarquer que la force révolutionnaire de l’archi-tecture moderne, principalement exploitée dans l’entre-deux guerres, aura tenu plutôt à des constructions exceptionnelles qu’à des produc-tions de masse. «Les architectes [modernes] ont rêvé de construire des villes entières, mais ils n’ont réalisé que des édifices uniques», remarque le chercheur Mohammed Foura dans un essai sur le concept d’«architecture

218 Robert Venturi, L’enseignement à Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme archi-tecturale, Éd. Mardaga, Bruxelles, 1987, p.21-22219 Pierre Francastel, Art et technique, op. cit.

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autonome»220. Ces édifices sont pourtant le support d’une théorisation rigoureuse de l’architecture et du design modernes (à travers le prin-cipe «la forme suit la fonction»), dont la construction d’après-guerre tirera son inspiration et ses méthodes, pour régler la crise du logement. Ainsi le reproche fait à l’architecture moderne - c’est-à-dire l’unifor-misation des modes de vie et la généralisation de «machines à habi-ter» - s’applique en réalité à un modernisme dévastateur de deuxième génération - un modernisme porté par l’urgence et la croissance, qui détourne les principes des pionniers pour en faire des règles «prêtes à l’emploi». Daniel Pinson note également dans son ouvrage Architecture et modernité que le discours moderniste «a constitué pour les Etats un outil opportun pour justifier le passage en force de l’industrialisation dans la production du bâtiment» après-guerre221.

Il nous faut donc re-envisager la critique du Mouvement Moderne sous l’angle d’un décalage entre des «réalisations-manifestes» ayant pour principale objectif de soutenir le discours théorique, et des pratiques «banalisées» au service des nouvelles politiques de construction de l’après guerre. M. Foura note à ce sujet dans son essai le «malentendu» autour de la Charte d’Athènes, écrite par Le Corbusier en 1933 suite au 4° Congrès International d’Architecture Moderne, sur le thème de la ville fonctionnelle. Sur bien des points la Charte a en effet le ton d’un manifeste, alternant principes, recommandations et définitions, dans lesquels s’exprime l’esprit avant-gardiste de Le Corbusier : «Le soleil, la verdure et l’espace sont les 3 matériaux de l’urbanisme...», formule qu’on lui connaît bien. Cependant, le texte est à replacer dans le contexte d’une exploration collective des enjeux du Mouvement Moderne, qui est alors en pleine expansion aux quatre coins du monde. La Charte sonne alors plus comme un compte-rendu d’idées-clé, visant à fédérer les points de vue autour d’objectifs communs : l’expression d’une ligne de conduite, plus qu’un manuel d’architecture prêt à l’emploi. Or, ce texte

220 Mohammed Foura, Le Mouvement Moderne de l’architecture: naissance et déclin du concept d’architecture autonome. M. Foura est professeur au département d’Architecture et d’Urbanisme de l’Université Mentouri, à Constantine (Algérie).221 Daniel Pinson, Architecture et Modernité, Éd. Flammarion, 1996, p.41-42.

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passera pour une doctrine aux yeux de toute une génération d’archi-tectes modernes. «La Charte d’Athènes, qui n’était que la simple expression d’une préférence esthétique (...) va fermer incidemment toutes les portes à la recherche d’autres formes d’habitat pendant plusieurs décennies»222, remarque M. Foura. Effectivement, c’est bien cette illusion moderniste d’une «méthodologie objective du projet» que les post-modernes critique-ront... sans toutefois se soustraire à une réponse du même ton, comme en témoigne la Charte d’Aalborg, rédigée en 1994 comme une «anti-charte d’Athènes».

On voit donc que la parole manifeste, associée plus largement aux pra-tiques des avant-gardes et des écoles, a joué un rôle important dans la construction du Mouvement Moderne, autant que dans sa critique par les penseurs post-modernes. Manifestes et écrits théoriques ont permis au Modernisme d’exprimer, au delà d’un nouveau style et de nouveaux principes constructifs, une pensée sociale de l’architecture et du design, ainsi qu’une certaine voie pour la construction du bonheur collectif - pensée profondément humaniste s’il en est. Mais de fait c’est une pensée centrée sur elle-même, qui tend vers une orthodoxie. Ce qui peut nous choquer chez Le Corbusier, c’est l’assimilation du poétique au géomé-trique, de l’humain aux mathématiques, laissant transparaître une vision ordonnée et systémique du monde extrêmement belle, mais qui tend presque vers l’irrationnel, le mystique, la fiction. C’est précisément ce caractère auto-centré (et auto-fondé) de la pensée moderniste que les post-modernes refuseront, accordant une préférence au «désordre de la vie», à «l’évidence de l’unité» (Robert Venturi). En privilégiant un formalisme puriste - c’est-à-dire la définition de règles au détriment de leur juste mise en pratique - le Mouvement Moderne se serait donc détourné de sa vocation humaniste et «démocratique» de départ.Tentons une vision plus générale de la place du design et de l’archi-tecture modernes dans le phénomène global de la «Modernité» au 20e siècle. «Le Corbusier a compris parmi les premiers, nous dit Francas-tel, (...) le pouvoir des techniques appliquées au problème de l’habitation

222 Mohammed Foura, Le Mouvement Moderne de l’architecture: naissance et déclin du concept d’architecture autonome. op. cit.

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comme système de formation à la fois des oeuvres et des hommes»223. Au delà des choix esthétiques du courant moderne, l’historien dénonce ici le design comme un principe moderne en soi. «Nous dépassons ici le conflit du siècle dernier, celui de 1850, le fameux problème de l’opposition irréductible entre l’art et l’industrie. La théorie du compromis, qui mettait la machine au service de l’art se résout ainsi en une identification de l’art avec la technique contemporaine». Francastel formule ici un point décisif pour comprendre l’implication du design dans le débat sur la Modernité. Il rappelle en effet que la Modernité industrielle a provoqué, quant à la question de l’épanouissement de l’homme dans son environnement, deux choses. D’une part, une forme de réaction, à travers une pensée de la mesure et de la sauvegarde des arts pour ce qu’ils sont : les Arts and Crafts. D’autre part, et cela coïncide avec la formulation du «design» comme discipline nouvelle avec le Werkbund, une recherche de fusion entre les arts et les techniques industrielles, en vue d’un utilitarisme engagé. Le design et l’architecture modernes ainsi définis comme les points de jonction entre les techniques et les arts, deviennent donc l’expression la plus poussée de la Modernité dans son idéal d’intégration du progrès technique dans le développement humain. Parler de design, tout comme parler d’architecture moderne (encore que l’architecture n’ait pas mené le même «combat», ayant dû se détacher d’un modèle dis-ciplinaire passé) c’est déjà formuler une certaine association entre les arts, les techniques et la société, c’est déjà formuler le projet moderne.Ceci nous pousserait à envisager le design comme une manifestation directe de la rationalité moderniste, un outil pour former les choses en même temps que les hommes qu’elles servent. Le design contient en puissance, dans sa première formulation théorique, l’hypothèse moderne d’un monde qui s’améliore grâce à l’effort de l’homme. Ce qui en fait une discipline à la fois fascinée par le pouvoir démiurgique du travail humain (le génie des grandes constructions, des réalisations spectaculaires, hérité de Vinci et des inventeurs humanistes ) et obsé-dée par sa rationalisation pour le concours des machines, dans le monde industriel. En cela, le design apparaît comme un rouage impeccable de l’humanisme progressiste dont les post-modernes vont précisé-

223 Pierre Francastel, Art et technique, op. cit.

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ment chercher à ré-ouvrir les fondements. Il serait en soi un symptôme moderne.

Cependant, comme on l’a vu, si les premiers efforts de théorisation du design coïncident de près avec la formulation des principes du Mouvement Moderne, on ne peut pas pour autant réduire le design au Modernisme. De fait on reconnaît des formes de design et d’architecture très nombreuses et diverses en dehors du Modernisme - ce que Reyner Banham met en avant dans Theory and Design in the First Machine Age. De plus, la critique de la Modernité par les courants artistiques post-mo-dernes correspond à l’émergence du design dans des pays qui ont connu une Modernité différente de celle du modèle occidental (on a évoqué l’Italie et le Japon, pour des raisons très différentes...), contribuant à di-versifier ses manifestations à l’écart du «dogme» moderne. L’émergence de la société de consommation et les différents rôles que le design y joue dans la période d’après-guerre montre encore que le design ne «finit» pas avec le Mouvement Moderne. Mais si ses formes sont nouvelles, sa posture «anthropo-centrée» ne témoigne-t-elle pas d’un modernisme persistant ? On doit se demander si les fondements du design sont déjà contenus dans la formulation du courant moderne - on pourrait en effet penser que le design est une «invention» du Modernisme, en tant qu’idée et en tant que discipline - ou si au contraire la critique de la Modernité fait partie de la construction théorique du design, discipline jeune et façonnée par les événements du 20e siècle.

La question de savoir si le design est une extension du Modernisme sous une forme souple, voire une dissolution de celui-ci dans les conditions de la Post-modernité est trop ambitieuse et trop complexe pour notre recherche. Cependant, elle concerne de près le lien entre le design et l’humanisme, valeur auquel il est rattaché intrinsèquement. Il s’agit donc de questionner le sens de l’Humanisme contenu dans le design. Comment évolue-t-il au fil des événements qui ont structuré la critique de la Modernité au 20e siècle ? Nous devons voir que le centrisme sur l’humain, dont le design se fait l’avocat depuis ses pionniers, et qu’il revendique encore aujourd’hui parfois comme un mode de pensée qui lui est propre (on pense au «Human centered design toolkit» de l’agence

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anglo-saxonne IDEO), est un aspect du design qui a profondément évo-lué au fil de son histoire. Comment et sur quels leviers ? Cette dernière partie aura pour but de proposer des clés de compréhension des valeurs contemporaines du design, dans un contexte qui succède à la Modernité et à sa critique par les post-modernes, et où la nécessité de réinventer un humanisme est prédominante.

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1.Le design dans un monde incertain.

Le caddie, le bunker, le bâton.

D’un certain point de vue, la Post-modernité est chaotique. En effet elle désigne la mise en échec de la lecture moderniste du cours des choses, lecture dont on a vu qu’elle reposait sur un système de valeurs, et sur une conception du temps allant vers une forme d’accomplissement du monde. Or c’est précisément cette cohérence et ce sens de l’achèvement que la Post-modernité conteste, à l’encontre de l’idée d’une «crise» moderne, c’est-à-dire d’un processus de transformation du monde vers une finalité universelle. Au milieu du 20e siècle, il semble clair que le dénouement de la Modernité (qu’il soit fait de promesses ou de prédic-tions) n’aura pas lieu. Historiquement, le courant post-moderne prend racine dans un contexte inquiétant (émergence de la menace nucléaire et positionnement des camps idéologiques de la Guerre Froide), boule-versant et violent (reconstruction d’après-guerre, révélation de la bar-barie nazie, processus de décolonisation, totalitarisme soviétique). La pensée se heurte à l’analyse des événements traumatiques du milieu du siècle, qu’aucune théorie - si entière et «monolithique» soit-elle - ne peut appréhender simplement. Ceci ajoute à l’impression d’un monde fonda-mentalement incertain, où les concepts du Modernisme ne fonctionnent plus, où les questions restent en suspens. On peut ainsi penser que la Post-modernité est un effort de remplacement de la pensée Moderne.

Cependant, on assiste à une déconstruction de la vision «moderniste» de la Modernité, plus qu’à une destruction de ses valeurs : c’est pour-quoi le Postmodernisme peut également être compris comme une «exacerbation» du Modernisme, « - puisque ce qui critique demeure dans la continuité de ce qu’il critique (...)»224 remarque Carole Guibet-Lafaye

224 Carole Guibet-Lafaye, Esthétiques de la Post-modernité, op. cit. p.2.

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(Esthétiques de la Post-modernité). Il est alors le moment d’une remise en chantier des questions de la Modernité. Le «chaos» qu’on lui asso-cie n’est donc pas tant une déperdition des valeurs ou des leviers de réflexion modernes, que leur éparpillement, créant un certain désordre dans la pensée qui est aussi un nouveau point de départ. La Modernité entendue comme une entité finie n’existe plus : l’idée d’un «savoir glo-bal» du monde et de l’homme laisse place à la nécessité d’une pluralité d’approches, tout comme la vision unidirectionnelle de l’Histoire est remplacée par une diffraction des interprétations du monde dans des disciplines nouvelles (les sciences sociales notamment). Les champs de la pensée et de l’action sont ré-ouverts, et même pourrait-on dire, contraints à la diversité, à la remise en question permanente ... Et donc à la critique. Ainsi si la pensée moderne est caractérisée par la réflexivité et l’auto-définition (dans une sorte de prise de conscience de son historicité, ou de son historialité au sens heideggerien), la pensée post-moderne semble dominée par la nécessité de l’auto-critique. Carole Guibet Lafaye note à propos des pratiques artistiques que «la continuité entre ces deux moments historiques est confirmée par la tendance [de l’art] post-moderne à réactiver la fonction critique et auto-critique de l’art défendue par le modernisme»225. De ce point de vue là, la Post-modernité serait une manière de forcer l’entreprise moderniste à un regard critique sur elle même. On a pu voir comment cette réactivation de la critique a pu transformer le statut de l’art dans la société, à travers le Pop Art et le Minimalisme. Le cas du design reste à interroger. En effet, en tant qu’il incarne parfaitement les dimensions technique, économique et sociale de l’appareil moderne, le design ne constitue-t-il pas un prétexte / sup-port idéal pour provoquer un regard de la société sur elle-même ? Nous devons voir si le design dispose d’une force critique, au sens où il parviendrait à questionner l’effort moderniste d’une amélioration du monde.

Le travail de Krzysztof Wodiczko est intéressant à ce titre. Designer industriel de formation (diplômé des Beaux Arts de Varsovie en 1968),

225 ibid.

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• Homeless Vehicle, 1987-88.

Wodiczko consacre la majeure partie de sa carrière à une pratique artistique socialement engagée. Cependant, ses incursions dans le monde du design sont passionnantes car elles s’attachent à des familles d’objets particulièrement sensibles. Lors du colloque Contributions à une culture de l’objet, organisé par l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg les 17 et 18 janvier 1995, l’historienne Arlette Despond-Barré retrace le parcours atypique de cet artiste-designer.A partir de 1987-88, Wodiczko commence à travailler sur un prototype de véhicule utilitaire pour les sans-abris. La première version est une extension du caddie de supermarché : un véhicule à pousser auquel sont rajoutées des fonctionnalités élémentaires - dormir, se laver, stocker ses affaires, se protéger des regards et des agressions, se déplacer. L’objet se déploie en fonction de différentes «situations de vie» répertoriées par le designer, transcrites dans un cahier des charges précis. Cet objet a un caractère à la fois absurde et profondément choquant, il force à la controverse. Absurde tout d’abord car il traite le problème des sans-abris d’un point de vue de «design», donnant une réponse fonctionnelle à une situation qui est une faille, un non-lieu de la société moderne. Ainsi Homeless Vehicle est à la fois une performance et une aberration du point de vue de la conception. Ce qui nous choque d’autre part, c’est sa prétention à «résoudre» la situation de besoin extrême des sans-abris, ce qui est aussi une manière de reconnaître leur état comme une condition de vie à part entière. L’objet est d’autant plus dérangeant qu’il stigmatise le statut du SDF en la rendant visible de façon ostensible dans l’espace public. Il s’oppose à leur invisibilité organisée en mettant en évidence leurs différents moments de vie, leurs déplacements, leurs habitudes. C’est un objet qui s’adresse presque au regard du citadin plus qu’aux sans-abris, et qui force à une prise de conscience sociale du problème - problème qui provoque par ailleurs un scandale médiatique au moment de l’oeuvre, lors du recensement d’une population de 75 000 sans-abris à New York dans l’hiver 87-88. L’objet choque car il répond à une situation anormale par une proposition pérenne. Homeless Vehicle est il réellement une tentative de «solutionner» le mode de vie SDF ? ...«Il faudrait alors admettre qu’il y a un marché de la pauvreté, avec ses opérateurs financiers, sa côte en bourse, qu’il y aurait des industriels de la

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pauvreté, des spéculateurs...»226 note Arlette Despond-Barré. Le projet en devient alors insupportable car il solidifie une situation dont on aime-rait se dire qu’elle n’est que passagère.

La proposition de Wodiczko est ainsi tendue de contradictions, forçant la provocation et soulevant de nombreuses questions quant à l’intention du concepteur. Selon l’historienne, c’est avant tout la neutralité poli-tique du design qui est ici questionnée : «Cette supposée neutralité (...) est en fait une sorte d’alibi à la création de toute sorte de choses, qui, elles, ne sont pas politiquement neutres»227. Par sa nature industrielle (standard et modulaire, reproductible et prêt à l’emploi - on est loin de l’abri en carton) le véhicule dénonce ainsi l’incapacité de la société moderne à solutionner ses propres écueils, à travers une caricature , presque une parodie, de projet de design. «Le plasticien, le designer, agit ici comme un révélateur et si l’étude préliminaire à la réalisation des prototypes a été conduite de la même manière que celle que l’on ferait pour la mise sur le marché d’une automobile, avec le même soin, les mêmes exigences, c’est pour mettre à jour les contradictions qu’un tel projet révèle»228. Cette portée critique du design se comprend. Mais se justifie-t-elle pour autant ? Le travail de Krzysztof Wodiczko est avant tout sémantique et symbolique, il désigne à la fois un manque et un excès de la société contemporaine. Il s’attaque à l’utopie du fonctionnalisme souverain - capacité de la société moderne à résoudre tous les problèmes humains par la maîtrise des techniques - en pointant spécifiquement l’angle mort, l’angle de non-action de la société moderne, ses rebuts, ses oublis, sa potentielle impuissance.

La deuxième version du Homeless Vehicle, nommée de façon intention-nellement équivoque Poliscar (un véhicule pour la Cité - «polis» - mais aussi un véhicule pour la répression, pour la police) et prototypée en

226 Arlette Despond-Barré, «Les objets de Krzysztof Wodiczko», dans Contribution à une culture de l’objet, colloque organisé par l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, les 17 et 18 janvier 1995, Éd. EADS, p.128227 Ibid. p. 130.228 Ibid. p.134

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• Croquis pour la Poliscar, 1991.

1991, radicalise le message de Wodiczko. Le véhicule pour sans-abris y devient une véritable machine, entre le bunker, le robot, et le char d’assaut. La Poliscar n’est plus un objet-support dans l’environnement des sans-abris, elle devient un habitacle complet, presque un deuxième corps, doté de roues, d’un moteur à essence et d’une «tour de contrôle», depuis laquelle l’utilisateur peut observer son environnement tout en se protégeant, et communiquer avec ses semblables via contact radio. La Poliscar est un dispositif de survie «en milieu hostile», et elle consti-tue l’unité de base d’un réseau immatériel des sans-abris aux quatre coins de la ville. Dans cette version l’accent est mis sur l’utilisation de technologies ambiantes, visant à rendre l’individu de plus en plus auto-nome dans le corps social inhospitalier que constitue l’espace public. Là encore la critique est évidente : Wodiczko joue sur un répertoire de science-fiction frôlant le registre militaire, afin de pointer les violences dont les SDF sont victimes au quotidien. Mais derrière ce dispositif de dissuasion, le projet pointe aussi une angoisse plus profonde de la socié-té contemporaine : celle de voir émerger au sein de la ville anonyme et homogène, ouverte et traversée par tous, une catégorie de non-citoyens, une population sauvage infiltrée, victime d’une nouvelle discrimina-tion, mais également capable de se rebeller et de se défendre. L’aspect de communication en réseau joue ici un rôle fort, palliant le manque de communication entre les SDF et le reste des citoyens. Ce sont bien les failles et les dérives de l’individualisme post-moderne qui sont pointées du doigt.

Selon Arlette Despond-Barré, un troisième objet vient compléter la por-tée critique du travail de Krzysztof Wodiczko : le bâton d’immigré, conçu en 1992-93 à destination des voyageurs «sans-papiers», travailleurs immigrés et autres citoyens de nulle part. L’objet est un instrument por-tatif, dotée d’une caméra, d’un écran et d’un haut-parleur. Il fait à la fois office de bagage symbolique pour stocker les objets de la vie nomade (montre, bijoux, attributs religieux, objets intimes) et de passeport virtuel, puisqu’il contient un certain nombre d’informations (nombre d’années de résidence, permis de travail, visa de tourisme, nombre d’enfants, appartenance ethnique, etc.). La tête, ou «xénoscope», com-prend un petit écran qui montre une vidéo biographique du porteur :

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une personne croisée dans la rue se retrouve ainsi face à un personnage physique et son image, sorte de traducteur muet, officialisateur de pré-sence. Ce dispositif, qui «est la matérialisation de la notion d’altérité sous sa forme la plus radicale»229, interroge la nécessité d’un intermédiaire pour outiller (ou peut-être pour sauvegarder, pour orchestrer) la ren-contre avec l’étranger. Il force à la prise de contact, à une «procédure» de rencontre, et donc de reconnaissance. Et s’adresse ainsi, au delà de la population immigrée, à une figure générique du voyageur, du nomade tantôt exclu, tantôt bienvenu. L’objet renvoie également au bâton biblique, au guide, à l’être élu ou au prophète : une reconsidération de la figure de l’étranger, dans un contexte où la méconnaissance de l’autre pousse à la méfiance et à l’exclusion ? Il est à la fois un attribut de l’Autre et une invitation à dépasser la relation d’étrangeté, notamment à travers l’usage de technologies de captation et de communication - capteurs, caméra, talkie-walkie - qui en font cependant une véritable usine à gaz. «Quel constat violent de l’état de délabrement de notre regard sur l’autre, qui fait que l’on ne voit plus la vie réelle, les personnes, autrement que par le truchement d’un instrument, d’un média, ou d’une image» relève Arlette Despond-Barré, concluant «seule l’image de la réalité peut un instant nous rendre notre humanité»230.

Si le message de Krzysztof Wodiczko est ambigu - puisque le dispositif technologique invite à la communication tout en mettant en soulignant emphatiquement le statut de l’étranger - la méthode employée par le designer sur l’ensemble des projets est également troublante. En effet, ces «instruments» assument une fonctionnalité quasi-industrielle, mais ils ne sont pas destinés à la production de masse... ce qui serait bien sûr insoutenable. Arlette Despond-Barré souligne dans son analyse que les prototypes sont produits en petites séries afin d’être expérimentés «sur le terrain» avec leurs destinataires... ils deviennent alors prétexte à la prise de contact avec ces populations isolées, afin de mieux com-prendre leur condition. La démarche se rapproche alors de la recherche ethnographique, faisant intervenir un objet tiers, dont la présence a

229 Arlette Despond-Barré, «Les objets de Krzysztof Wodiczko», op. cit. p.132.230 ibid.

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un impact à la fois sur l’utilisateur immigré ou sans-abri, et sur celui qui le regarde, le croise et le côtoie. On comprend bien que l’enjeu de chaque objet n’est pas tant de résoudre une liste de problèmes identi-fiés, comme son caractère multifonctionnel peut le laisser penser, que de réfléchir de façon globale aux conditions de vie de son possesseur, en mettant en scène un certain mode de relation entre le normal et le marginal. L’expérimentation est alors dérangeante, puisqu’elle simule une fausse résolution du problème, au service d’une prise de conscience globale. Les utilisateurs des dispositifs sont donc en même temps les véritables sujets de l’expérience : confusion qui ne serait pas aussi trou-blante si elle ne mettait pas en scène des individus dans une situation de misère la plus extrême. Hésitant entre la performance artistique, l’approche sociale voire humanitaire et le journalisme de terrain, la démarche du designer force à la controverse : à quoi bon concevoir des objets fonctionnels pour un usage qui n’améliore rien ? Wodiczko pointe ici la possibilité d’un design qui n’est pas forcément «bon en soi», mais dont le rôle est de générer une situation troublante, à étudier. Un design «interrogatif» (selon les mots de l’artiste), ou critique. On est en droit de se demander si le design peut transgresser ainsi son rôle d’ «inventeur de solutions» sur tous les sujets et sur tous les terrains.

Un autre aspect troublant de ces dispositifs est leur caractère résolu-ment technologique. «Le travail entrepris par Krzysztof Wodiczko s’inscrit parfaitement dans une sorte de retour aux sources d’une définition de l’objet : l’objet comme vecteur de communication, l’objet dans sa définition étymologique, objectum, jeté à la rencontre»231, note Arlette Despond-Barré en conclusion de son intervention au colloque Contributions à une culture de l’objet, ajoutant que le design doit acquérir ou élaborer une conscience morale adaptée au monde contemporain, afin de survivre à la crise du fonctionnalisme. Le travail de Wodiczko répondrait donc à un devoir de s’intéresser aux «marges», aux oublis du modernisme. Cependant, on peut se demander si ce «degré zéro» de l’objet, c’est-à-dire ayant pour unique fonction de provoquer un rapport impossible, telle une pierre jetée entre deux passants, n’est pas incompatible avec

231 Arlette Despond-Barré, «Les objets de Krzysztof Wodiczko», op. cit. p. 135.

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l’artificialité très forte des dispositifs de Wodiczko. Hésitant entre des références intemporelles (le bâton biblique, l’habitat-cocon, la pyra-mide) et une très grande technicité, ces objets renvoient à des greffes technologiques, presque une forme d’appareillage ou d’armement d’un genre nouveau. Instruments pour l’immigré ou le sans-abri, ils sont également des supports d’instrumentalisation, voire de robotisation. Au delà du scénario critique qu’ils contiennent, ces dispositifs sont loin d’être neutres : ils ne se fondent pas dans leur environnement à travers l’usage, mais au contraire artificialisent une situation de vie pour en relever l’absurdité.

C’est finalement l’ambiguïté entre la démarche pseudo-fonctionnaliste du design, la démarche de provocation de l’intervention artistique et celle de l’observation sociologique qui dérange dans ce projet. L’inten-tionnalité de l’artiste-designer-observateur n’est pas claire : cherche-t-il à outiller, à révéler, ou à mettre en scène ? Est-on face à une réflexion critique frôlant le cynisme sur la société contemporaine, ou face à une tentative de renouer avec un philanthropisme stéréotypé autour des figures de l’Étranger, du Réprouvé, du Miséreux ?... ou encore face à une recherche exploratoire sur les conditions d’un nouveau centrisme sur l’humain, à l’ère des technologies et de la communication ? Les aboutis-sements de ces trois projets ne nous permettent pas d’y voir plus clair. Au final, les Homeless Vehicles ont été testés auprès de leur public sans-abri mais n’ont pas connu beaucoup de succès, étant jugés trop lourds et encombrants. Ont-ils permis d’avancer dans une résolution du problème des sans-abris ? Il était évident que la résolution d’un tel problème n’était pas contenue, dès le départ, dans le cahier des charges d’un «habitat mobile pour personnes sans-abris». Les bâtons d’immigrés ont donné lieu à des rencontres étonnantes avec des personnes volon-taires, transcrites dans un film. Mais ont-ils permis d’atteindre ceux qui étaient véritablement victimes du problème d’exclusion ? Ainsi, si l’intention d’utiliser des objets physiques pour comprendre plus en pro-fondeur une problématique se comprend, la pertinence d’une interven-tion par le design sur des problématiques aussi sensibles est à remettre en question. «La vertu de ce travail n’est pas du tout celle qui consiste à nous amener à une prise de conscience, je crois que c’est fondamentalement

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son obscénité»232, s’exclamme l’un des commentateurs du colloque. En ce sens, le travail de Krzysztof Wodiczko est avant tout une question posée au design, en tant qu’incarnation technique d’un effort perma-nent d’auto-construction de la société. Le bâton d’immigré et le véhicule pour sans-abris mettent la société face à ses propres contradictions et pose la question : est-elle capable de solutionner des problèmes qu’elle n’arrive même pas à voir, et qu’elle sécrète cependant par elle-même ? L’intervention de Wodiczko force au débat, et le caractère absurde de ses propositions devient une sorte de point d’extrémité, presque un manifeste de crise pour la société contemporaine.

Design et critique : phénomène de crise ?

On voit ainsi que le déplacement du rôle du design d’un enjeu fonction-naliste d’«inventeur de solution» à un enjeu critique ne va pas sans sus-citer de vives controverses. Dans son travail, Krzysztof Wodiczko met en scène le design comme une manifestation de la société technocra-tique dans son effort d’auto-construction, et d’auto-résolution : le bâton d’immigré et le véhicule pour sans-abris évoquent un scénario alterna-tif de ce que la société aurait pu produire pour solutionner les pro-blèmes de l’exclusion et de la misère, tout en soulignant l’absurdité de telles réponses. Les objets de Wodiczko sont conçus pour être supports de contradiction. Le design est alors envisagé comme un ensemble de symptômes disparates, réels ou fictifs, de la société moderne confron-tée à ses propres paradoxes. On est loin de la conception moderniste du design, qui l’envisage comme un effort unifié d’amélioration du monde. En ce sens le travail de Wodiczko reflète l’ambition post-mo-derne de passer toute pratique d’intervention sur le monde au crible d’une réflexion auto-critique radicale, afin d’éviter l’évidence et l’unicité trompeuses de l’action moderniste. Il s’agit en quelque sorte d’un design qui prend le contre-pied littéral du design moderniste - au sens d’une réponse optimisée, rationnelle et standardisée à un problème objectif bien identifié, et ayant une valeur de réforme - tout en y faisant expli-

232 Arlette Despond-Barré, «Les objets de Krzysztof Wodiczko», op. cit. intervention de Michel Enrici, p. 141.

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• Environmental Transformer, du groupe Haus Rucker Co, 1968.

citement référence. Le design de Wodiczko donne des réponses délibé-rément à côté des problèmes auxquels il s’adresse, il vise avant tout à retourner la question de départ. Au lieu de chercher à faire disparaître le phénomène du sans-abrisme, il rend visible comme une situation de vie à part entière, presque un nouveau mode de vie. Au lieu de fondre l’immigré dans le moule d’un pseudo-citoyen lambda, il met en exergue son statut d’étranger, la potentielle et dangereuse richesse de son inte-raction avec les autres. Le design moderniste se veut universel et omnipotent : sa recherche de réponses sur mesure à tous les problèmes du monde le condamne, comme on l’a vu, à une simplification de l’homme et de la société, rame-nant problèmes et réponses à des séries de formules. À cette unilatéra-lité, Wodiczko oppose un design volontairement ambigu et paradoxal, qui force à interroger un problème donné sous plusieurs angles, et qui ne donne aucune garantie de solution. Loin d’être un «anti-design» du fait de son apparente absurdité et de sa non-utilité, cette pratique réouvre une pluralité d’interventions possibles : la réponse n’est plus contenue dans une équation à trouver entre la puissance industrielle et la planification politique, elle est ailleurs, elle est partout, dans les relations sociales, dans la perception de l’autre, dans les modes de vie, dans l’introspection... Derrière son aspect polémique et quelque peu misérabiliste, le design de Wodiczko est donc, paradoxalement, un vecteur d’espoir.

L’idée du design comme une forme de négociation avec le monde - une manière de «discuter de la vie» (Sottsass) - plus que sa résolution dans un idéal d’amélioration constante, apparaît avec la post-modernité. Si la définition d’un design spécifiquement «critique» est assez récente, puisqu’on la doit à Anthony Dune dans son ouvrage Hertzian Tales (1999), l’émergence du design comme un support de controverse sur des problématiques sociales remonte aux années 60-70. Si les années 60 sont marquées par une prédilection pour l’utopie créative, à travers des groupes comme Archigram ou Haus-Rucker-Co, les années 70-80 connaissent le retour du pessimisme. A cette époque des probléma-tiques d’envergure planétaire préoccupent les sociétés occidentales : l’enlisement de la Guerre Froide et la menace nucléaire, les crises pétro-

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• La chaise Lassu de Alessandro Mendini, après immolation, 1974.

lières entre 73 et 81, l’émergence de la question environnementale. Ces questions dont l’urgence consomme une sortie définitive du moder-nisme, sont de profonds facteurs de repositionnement du design et de l’architecture. Le temps n’est plus à imaginer des mondes alternatifs, mais à s’attaquer aux «angles morts» de la société industrielle. L’auto-critique dans le design devient, au delà du dépassement du Mouvement Moderne, un véritable outil de subversion du monde contemporain : d’où le caractère violent ou quasi-suicidaire de certaines interventions comme le projet Media Burn du groupe Ant Farm en 1975 (destruction d’un mur de télévisions en flammes par une Cadillac conduite par deux cosmonautes) ou l’immolation de la chaise Lassu (1975), par le designer Alessandro Mendini. L’art et le design deviennent alors les instru-ments d’une catharsis sociale, et s’éloignent de l’ironie utopiste des deux décennies précédentes. Krzysztof Wodiczko explore la condition des SDF à travers ses Homeless Vehicles, Lucy Orta s’intéresse à une tente-vêtement pour les réfugiés politiques (Habitents, 1993-98). Fred Wilson interroge le racisme historique nord-américain en créant de faux musées (le projet Mining the Museum, détournement du Musée Historique du Maryland). De nombreuses interventions investissent l’espace public et s’adressent directement aux instances gouvernantes, économiques et politiques. Le projet Tactical Ice Cream Unit (2005, Center For Tactical Magic) aborde le sujet politique de la désinformation et de la propagande politique : ce véhicule aux allures inoffensives distribue du matériel pédagogique et informatif concernant les grandes ques-tions humanitaires et environnementales mondiales : le véhicule est conçu comme un instrument au service de groupe d’activistes locaux. Dans le même registre, le Bechtel Predator est un petit drone lâché dans l’espace public distribuant des supports d’information sur le soutien économique et militaire de nombreuses entreprises américaines à l’Irak (avant sa deuxième invasion sous le gouvernement de G.Bush jr.), ainsi que de petits manuels de sabotage.

Comme on peut le voir, le design critique peut opérer dans tous les domaines, tel un véritable agent de crise. Son intervention passe par une mise en scène questionnante d’artefacts issus du monde industriel, du monde des médias ou de celui de l’art, soit par l’intermédiaire de

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la narration manipulant les codes mêmes du design (scénario, vidéo, exposition, publicité), soit par leur expérimentation dans le réel, en tant que «stimuli ambigu»233 (Elizabeth Sanders) générant une situation qui pousse à l’analyse critique. De ce point de vue, le design est un véritable outil de formulation de crise : il donne à réfléchir et déjoue nos inter-prétations habituelles et spontanées du réel. Pour Benjamin Loyauté, commissaire de l’exposition Prédiction à la Biennale du Design de Saint-Etienne en 2010, le design critique est avant tout le support d’une «introspection essentielle» pour la société contemporaine. «Les designers s’emparent de faits nouveaux qu’ils interprètent pour réagir aux enjeux de leur époque. Ils offrent une mise en débat de leur réflexion à travers leurs réalisations et sollicitent sans état d’âme la critique»234, dit-il. Aujourd’hui le design critique est une posture admise et codifiée, qui fait l’objet d’enseignements spécifiques dans les écoles d’art. L’exposition Prédic-tion témoigne de la variété des thèmes que le design critique aborde, allant d’une réflexion sur sa propre histoire - comme en témoigne le projet My Bauhaus Is Better Than Yours, réflexion sur les traces du Moder-nisme dans l’imaginaire du design - à une exploration des angoisses les plus profondes de notre société, tel le projet The Evolutionnary Process de Bart Hass et Lucy Mc Rae, véritable nomenclature du monstrueux contemporain. Le design critique a aujourd’hui ses écoles, ses livres et ses musées. Il connaît aussi des détracteurs, qui y voient une systéma-tisation de l’approche critique dans un jeu intellectuel autocentré sur l’univers du design. À force d’être critique, le design pourrait-il perdre sa capacité d’action sur le monde ? On est en droit de se demander si le design critique, en évoluant aux franges des pratiques artistiques, ne se serait pas éloigné de sa mission de transformation du monde pour se consacrer à un travail d’énonciation et de conceptualisation d’une vision du monde.

233 Elizabeth Sanders , dans Design Research in 2006, Design Research Quaterly 1 (1): 1-8234 Benjamin Loyauté, présentation de l’exposition Prédiction à la Biennale de Saint-Etienne, 2010.

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Conclusion.

Nous voyons donc qu’avec la Post-modernité le design peut être envi-sagé comme une proposition critique. En produisant des objets dont la présence et l’usage forcent à la controverse, il devient agent de crise, permettant de révéler des paradoxes, et de formuler des tensions. Mais cette démarche tient-elle véritablement du design, ou d’un déplacement vers une pratique autre, qui serait plus proche de l’activité artistique ?

On a évoqué plus tôt la perméabilité des formes de l’art et du design à partir des années 60, poussant à une remise en question du concept d’oeuvre d’art. En effet, si l’art moderne a joué sur l’introduction d’objets courants dans les oeuvres (depuis Duchamp, puis dans les avant-gardes des années 20-30), allant vers un rapprochement poli-tique de l’art et de la vie, l’art post-moderne récuse tout utilitarisme, et cherche à déconstruire une définition figée de l’oeuvre d’art. Les instal-lations de Donald Judd et Richard Artschwager témoignent ainsi d’une recherche d’évidence brute ou abstraite dans l’objet, qui interprète une adéquation forme/fonction qui renvoie au design et à l’architecture, à travers un travail artistique sur les rapports entre le volume et l’espace - recherche dont on sent l’influence inversement dans le design, si l’on pense au répertoire formel d’un Martin Székely, par exemple. Ainsi, dans la seconde moitié du 20e siècle les allers-retours entre l’art et le design se multiplient, dans les champs investis mais aussi dans les moyens utilisés : exposition, performance, vidéo, mise en scène, fiction. Les productions du «design critique» alimentent cette dimension pervasive, comme en témoignent aujourd’hui les travaux des contempo-rains Noam Toran, Anthony Dune et Fiona Rabby, James Auger et Jimmy Loizeau. Le projet Desire Management (2006) de Noam Toran, joue par exemple sur le double sens d’objets inconnus mis en scène dans une vidéo qui tient du scénario d’usage et de la fiction cinématographique. Le cinéma et le design sont investis comme des artefacts de la culture contemporaine, permettant d’interroger celle-ci. Si l’on regarde l’évolution de la dimension critique du design de 1960 à nos jours, on remarque la transition progressive de la recherche utopique vers la revendication, voire la subversion. Les années 60-70

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• Image extraite du Monument continu, de Superstudio, 1969.

sont marquées par l’émancipation de la création du carcan moderniste, ce qui se traduit pas des positions à la fois radicales et empreintes d’un utopisme poétique. «...si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors nous devons rejeter l’architecture (...) jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencon-trer les besoins primordiaux. D’ici là le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture...»235 écrit Adolfo Natalini, membre fondateur du groupe Superstudio, en 1971. Le Design Radical italien (Superstudio, Archizoom, UFO) et le mouvement architectural anglais Archigram témoignent d’une volonté de ré-inventer les formes de l’habitat, de la ville, et de la société... et par là même poser les fondations de pratiques de création résolument nouvelles. Ces manifestations teintées d’inquié-tude (comme en témoignent les collages du Monument Continu ,Supers-tudio, 1969) sont pourtant porteuses de poésie et d’enchantement : la recherche d’alternatives prend le pas sur la critique. Les années 80 en revanche sont marquées par un design réflexif et beaucoup plus auto-critique. Qu’ils soient artistes ou designers, les praticiens ne cherchent plus à ré-inventer le design dans son approche, ses méthodes et ses valeurs, mais à plutôt à l’exploiter comme un code culturel en soi que la critique doit investir. La confrontation entre les notions d’«objet uti-litaire» et d’«oeuvre d’art» devient récurrente : en témoigne le travail de Bertrand Lavier, qui joue sur la transmutation de l’objet quotidien en objet d’art - par exemple en superposant un réfrigérateur et un coffre fort et en nommant l’ensemble Brandt sur Haffner (1984). D’autres artistes, comme Franz West, sollicitent la confusion entre art et design comme une possible imposture : son installation Auditorium (1992) met en scène des divans de fer couverts de tapis orientaux usagés, et il pro-pose aux visiteurs d’éprouver l’oeuvre par le contact du corps. Contact déroutant puisque les divans ne sont ni beaux ni confortables. «Frustré d’un objet à admirer, dira le critique d’art Nicolas Bourriaud, [le specta-teur] est amené à s’asseoir sur ce qu’il désirerait regarder». En parallèle de cette recherche conceptuelle sur le rapport entre le spectateur et l’ob-

235 Adolfo Natalini, A city model for a model city, Architects: Adolfo Natalini, of Supers-tudio, dans Daidalos N°4, 15 Juin 1982, p.81-82

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jet-oeuvre, la confusion entre les objets de l’art et du design sert aussi à questionner plus largement «ce que produit» (ou ce que rejette, sécrète) la société contemporaine : le travail de terrain de Krzysztof Wodiczko en est représentatif, mais on pourrait aussi penser à l’approche primi-tiviste d’artistes comme Anselm Kieffer, Jannis Kounnelis, ou Joseph Beuys, qui sollicitent des artefacts produits en série faisant référence à une histoire de notre monde industriel. Ainsi, on voit bien que le spectre d’utilisation d’objets utilitaires ou artistiques à des fins critiques est extrêmement large. Entre un phéno-mène d’élargissement (voire d’éclatement) des terrains d’exploration de l’art, investissant tous les éléments du réel jusqu’aux plus bruts et aux plus banals, et un phénomène de déplacement de l’intention du design vers une posture réflexive et critique, proche de l’art, la limite est floue. On peut toutefois envisager l’hypothèse que la généralisation de la posture critique achève, dans le design comme dans l’art, une sortie du mouvement moderne.

Si l’on revient à notre question initiale - l’évolution de l’Humanisme au moment de la Post-modernité - il s’agit de se rappeler que la critique est apparue comme une sortie de crise du mouvement moderne, un moyen de réouvrir les possibilités d’action. Le philosophe Jean-Claude Coiffet remarque dans sa conférence L’Espoir à l’épreuve du Progrès que la Modernité ne pouvait entraîner qu’une perte progressive de l’espoir. De fait, la Modernité est marquée par l’association de l’espoir et de la volonté, issus des enseignements humanistes et des Lumières236. Cepen-dant cet héritage a été détourné - par la fusion du progrès scientifique et du progrès technique, puis du progrès technique et du progrès social - en un messianisme irrationnel, l’idée de progrès matériel devenant une projection dans l’avenir vers l’espoir d’un homme nouveau. Cet espoir dépassant le champ de ce que la seule volonté peut accomplir, la désillusion devait s’ensuivre. Canalisé dans une seule direction, l’espoir perd son sens, il n’est plus un réservoir de possibilités pour un avenir meilleur, mais un programme. Le milieu du 20e siècle, moment où la

236 Jean-Claude Coiffet, «L’espoir à l’épreuve du progrès», conférence prononcée à l’Uni-versité Bordeaux Segalen, 22 mars 2006.

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monstruosité de l’homme saute au visage, avec ce que Hannah Arendt a appelé la «banalité du mal», connaît une profonde crise de désespoir. Ainsi, les manifestations critiques de l’action post-moderne dans l’art et le design, au delà de leur caractère dramatique, expiatoire ou morbide, peuvent être envisagées comme une renaissance de l’espoir dans des voies détournées. En effet, elles redonnent un intérêt à tout ce qui ne va pas dans le sens du progrès, à tout ce qui est «autre», incertain, ambigu, étrange, inconnu. Les projets précédemment évoqués comme des marques de malaise dans la société post-moderne peuvent donc également témoigner d’attitudes motivées par l’espoir. Le travail de la critique étant alors d’empêcher la solidification de l’espoir dans une nouvelle forme d’idéologie ou d’éthique du progrès. Le design critique contemporain, particulièrement préoccupé par l’impact des nouvelles technologies sur le monde et les rapports humains et sociaux est peut-être emblématique, au delà de son aspect morbide et parfois systéma-tique, de cette démarche.

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2.Changement de rôles.

Le mythe d’un design sans le designer.

Si la confusion entre la démarche spécifique du design et la posture artistique est un aspect notoire de la Post-modernité, nous devons également constater son impact sur la définition du rôle du designer. Le designer est à bien des égards une figure moderne : inventé pour faire la soudure entre le monde technique et celui de la culture, il appa-raît d’entrée de jeu comme un traducteur, un entremetteur, voire un messager. Dès lors que les rouages du capitalisme industriel ne cachent plus leur perversité, le designer est accusé de collaboration, voire de manipulation de l’humain au service du Capital. Dans son fameux réqui-sitoire «Tout le monde dit que je suis très méchant»237(1973), le designer Ettore Sottsass réclame justice, et par là-même demande qu’on garde espoir dans ce métier : «Tous disent qu’il n’y a rien à faire, qu’être designer serait un horrible péché originel et qu’une fois qu’on l’a commis, il est en nous pour toujours. Ils me désignent comme le coupable de tout ce qui ne va pas !»... Ettore Sottsass cerne le designer comme une figure nécessaire de la Modernité - à la fois l’émissaire de l’industrie et son bonifica-teur - et en même temps la première victime de ses contradictions : un martyre. Il y a dans ses paroles l’idée qu’on a inventé le design pour un propos paradoxal : d’un côté pour humaniser les rapports entre l’indus-trie et la culture - et ainsi les traduire en termes d’usages et de rapports sociaux. D’un autre côté, pour désigner la séduction et la manipulation de l’homme par le consumérisme moderne. Le designer ferait alors partie des boucs émissaires retenus par la société, dans son effort de se guérir du Modernisme.

237 Ettore Sottsass , Mi dicono che sono cattivo (1973), traduit par Alexandra Midal, in Scritti 1946-2001, Editore Vicenza, Neri Pozza, 2002, pp. 242-245.

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Dures paroles venant d’un praticien dont la poésie et le génie ont trans-formé nombre d’objets de notre quotidien. Cependant, Sottsass n’est pas le seul à défendre amoureusement les contradictions dont le design serait intrinsèquement victime. Du côté de la théorie, Vilem Flusser fonde sa philosophie du design sur l’idée «qu’on ne peut pas être en même temps ‘bon en soi’ et ‘bon à quelque chose’» (peut-être à la suite du Camus de La Chute, et contre Sartre, et sa solution miraculeuse de l’engagement de l’artiste ou de l’intellectuel bourgeois). Il serait ainsi dans la nature du designer de tendre à un idéal goethéen de bonté absolue envers le monde, tout en s’attachant à dessiner amicalement des chaises pour les uns et des fusées lance-missiles pour les autres. «En dépit de la connaissance que nous avons du diable, dit Flusser, nous exigeons que le designer soit ‘noble, secourable et bon’». La plus cruelle invention de la Modernité ne serait pas le design, mais l’idée d’un «bon design». Du côté de la pratique, Philippe Starck profite de sa très grande médiatisation pour partager son scepticisme sur l’intérêt du métier de designer. Dans un article de la revue allemande Die Zeit, le 27 mars 2008, il écrit par très exactement dix-neuf fois «D’un point de vue structurel, le design est totalement inutile». Et ajoute «Un travail utile, c’est astronome, biologiste, ou quelque chose comme ça. Mais le design, ça n’est rien. (...) J’ai essayé de donner à mes produits un peu de sens et d’énergie. Mais même quand j’ai donné le meilleur de moi-même, c’était absurde». Ton qu’il emploie également dans une allocution cocasse lors de la conférence TED Talks en 2007, allant jusqu’à s’accuser d’imposteur et de bon-à-rien... avant d’expliquer qu’il lui est nécessaire, pour dessiner une brosse à dents, de comprendre la civilisation à laquelle cette brosse et son utilisateur appartiennent : chose que tout designer traditionnel fait implicitement, en se trouvant immergé sans décalage dans sa propre culture et en adhérant à ses valeurs. Le designer serait donc un antihéros empêtré dans une discipline qui n’a pas été inventée pour lui mais pour le monde industriel - un Sysiphe des temps modernes, incapable de sauver le monde mais devant pourtant s’y employer du mieux possible.

Dans des perspectives très différentes, les paroles de Sottsass, Flus-ser et Starck font d’un aveu de faiblesse du designer sa défense la plus solide. A partir du moment où l’idée d’une bonté (utilité) «absolue»

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parait infondée, le design apparaît comme une recherche par l’erreur... Le regard critique du designer sur sa discipline devient alors un déve-loppement nécessaire à sa pratique. Ainsi, à partir de la Post-modernité, on voit apparaître des prises de parti de designers qui récusent les fondements mêmes du design industriel. L’ouvrage de Viktor Papanek Design Pour Un Monde Réel (1971) en est un bon exemple. Dans ce texte très polémique, Papanek effectue un «re-centrage» du design sur les besoins humains fondamentaux. Selon sa conception, le design serait avant tout le relai d’un devoir moral propre à un monde où les moyens de satisfaction des besoins humains sont en décalage avec la réalité effective de ces besoins. Le design serait autant une affaire de choix et de responsabilité des moyens, qu’une affaire de création. Papanek écrit en témoin des crises pétrolières et de l’émergence de la question environnementale ; il est contemporain de la création du Club de Rome (The limits of Growth, 1972) et d’une littérature alarmiste tour-née vers l’écologie, l’alter-mondialisme, et la crainte d’une crise irrécu-pérable du modèle économique mondial. «En tant que designers (...) nous devons répondre aux besoins d’un monde qui est au pied du mur. L’horloge de l’humanité marque toujours minuit moins une»238. dit-il en conclusion de sa préface à Design Pour Un Monde Réel en 1974. Comme le journaliste, le designer serait celui qui vient trop tard le plus vite possible. La critique est virulente car elle touche le décalage entre la théorie du design et l’impact réel de cette discipline. Papanek souligne en effet que le design se veut à l’origine une porte ouverte sur la perfection - la résolution des besoins humains par les techniques utilisées à bon escient - ce que le modernisme tenta d’illustrer par une poïétique de l’ordre et de la sobriété... Alors qu’il n’a cessé d’être en réalité un ensemble de pra-tiques de l’imperfection, le support de jeux entre la puissance technique de l’homme et sa volonté de créer. Dans son chapitre sur «le mythe du Barbare Chic»239, Papanek dresse un panorama cocasse des contourne-

238 Viktor Papanek, introduction à Design for the Real World, Human Ecology and Social Change, traduction du Mercure de France, édition originale, 1974, cité par Magalie Rastel-lo, L’Horloge de l’Humanité marque toujours minuit moins une, pour la Revue Azimut n°30.239 Viktor Papanek, Design pour un Monde Réel, «Le mythe du Barbare Chic» , op. cit. p.65

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ments et des déroutes de l’art et du design face au «choix absolu» que constituent l’ensemble des techniques modernes. Ses exemples allant des ready-mades de Duchamp au land-art contemporain constituent selon lui des tentatives désespérées de renouer avec une évidence de la création. L’art et le design seraient alors une recherche des limites et des extrémités de la puissance technique de l’homme moderne... D’où la valeur de l’accident dans ces pratiques, depuis les recherches dadaïstes de «formes arrangées selon la loi du hasard» (Hans Arp, 1916). Face à la récurrence de ces recherches, Papanek s’indigne : «Quel rapport existe-t-il entre tous ces jeux d’art et la vie ?». L’art, et a fortiori le design, devraient constituer une force de négociation avec le monde technique, et non le terrain de la perplexité, de l’interrogation, ou pire, de la fascination. Il brosse le portrait de l’artiste-artisan-designer comme une figure d’ «individu créateur égocentrique», accaparé par une puissance technique dont il cherche à se jouer (mais avec laquelle il ne fait que jouer), finalement impuissant et solitaire, absorbé par des efforts qui n’ont pas d’impact sur le monde. Réduire l’art et le design à cette impuissance vaniteuse est sans doute excessif : le ton de Papanek appelle volontiers au ressaisissement. En écho au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse (ouvrage qui met en scène une élite intellectuelle en marge d’un monde apocalyptique), il évoque un art qui a déserté les préoccupations sociales et humaines, et entièrement occupé par une activité auto-thérapeutique de création. C’est à l’individu-artiste-de-signer qu’il s’adresse. Pour Papanek le design est une intention «bonne en soi». En tant qu’elle s’inspire de l’intelligence du monde naturel, c’est une discipline noble, qui témoigne d’une compréhension du monde de l’homme. En revanche, le designer, individu moderne, est faillible, contradictoire, vain et malheureux. Plutôt que de s’attacher à définir théoriquement les principes du «bon design» (tentative dont on a déjà montré l’échec), ainsi vaudrait-il mieux tenter d’être soi-même un «bon designer». Cet appel humaniste à une pratique engagée et responsable coïncide avec la critique du «méchant designer» que Sottsass récuse en 1973. Il est intéressant pour nous d’observer un sur-investissement du designer comme individu, alors même qu’à cette époque les probléma-tiques d’action ne sont compréhensibles que de façon globale : crises du pétrole, mondialisation du commerce et de l’industrie, embourbement

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• La Tin Can Radio, 1965.

général des conflits coloniaux et division du monde en deux «blocs» idéologiques... Suite à l’échec des écoles modernistes à définir les prin-cipes du «bon design», la valeur de la discipline se retrouve déplacée sur l’engagement moral du praticien : le design devient alors véritablement une attitude, et implique un devoir de connaissance du monde presque vertigineux. Papanek montre dans un schéma pyramidal que le design opère comme la partie immergée de l’iceberg, sur des problèmes com-plexes et globaux. Il se doit donc de penser son action avec lucidité sur son pouvoir et ses limites sans tomber dans le piège d’une auto-critique complaisante. À l’appui, l’une des réalisations les plus connues et les plus controversées de Papanek, la Tin Can Radio, réalisée en 1965 pour l’UNESCO à Bali, confectionnée avec une boîte de jus de fruits et alimen-tée par une bougie, du bois ou des excréments de vache séchés. «... j’ai décidé de ne pas la décorer du tout, afin de ne pas imposer une esthétique européenne aux Indonésiens», dit Papanek dans Design Pour Un Monde Réel. En résulte un objet qui ne montre rien d’autre que sa fonction pure, et l’assemblage de ses composants techniques. Très critiquée pour son ‘manque de design’, passant pour une vision misérabiliste du mode de vie local, la Tin Can Radio reflète un engagement jusqu’au-boutiste : un objet simple et sans mystère, dont la fabrication peut être réalisée par n’importe qui avec presque rien... Il est alors étonnant de constater que l’investissement du designer en tant qu’individu moral s’accompagne paradoxalement d’un retrait du designer en tant que professionnel dans la mise en oeuvre du projet. En se faisant l’avocat du design comme une attitude responsable, Papanek dissout le métier dans une vision du monde. Il est alors intéressant pour nous de remarquer que l’invocation d’un nouvel humanisme nécessaire dans le design n’est pas sans mettre en danger la discipline, au moins sous les formes qu’elle a jusqu’alors connues.

Ainsi peut-être pouvons nous avancer l’idée que se construit, à partir des années 60-70 et jusqu’à nos jours, le mythe d’un design «sans le designer». La critique à laquelle est soumis le design à cette époque, soit par ses praticiens, soit par un certain regard social ou médiatique sur le design, vise à déconstruire l’idée que le Good Design serait l’aboutis-sement de l’action du design sur le monde : de fait, nombre de designers

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s’intéressent à des problématiques qui ne sont pas celles du design moderne : le vernaculaire, le naturel, le transitoire, le naturel, le déchet, le «pauvre»...En somme, tout ce qui dépasse de la mission morale et esthétique du Good Design telle que formulée par Edgar Kauffman Jr. (alors conservateur au MoMA de New York) dans son essai What is modern Design ? (1953) : «Répondre aux exigences de la vie moderne ; être l’expression de notre temps, profiter des récentes découvertes dans les beaux arts et la science ; se familiariser avec les matériaux et les techniques utilisés (...) dominer la machine pour qu’elle serve l’homme ; être au service du plus grand nombre, et considérer les besoins modestes et les coûts peu élevés comme aussi importants que la pompe et le luxe»240. A partir des années 70, la «vie moderne» est perçue comme une fable. Elle n’est plus considérée comme un nouveau standard auquel le plus grand nombre des hommes devrait aspirer, mais comme une construction idéologique basée sur l’impératif économique de consommation et de croissance. La volonté de s’adresser à tout ce qui est «en dehors» du modernisme occidental est une recherche qui traverse la Post-modernité jusqu’à nos jours, et qui s’accompagne de nouveaux regards sur la société.

On peut situer le début de cette recherche dans les années 60-70 avec l’exploration de nouvelles lectures / écritures de la ville dans les interventions sur le réel des groupes utopistes (Haus-Rucker-Co, Archigram, Ant Farm), directement inspirés par le Situationnisme. L’intérêt pour les capsules d’habitation, l’habitat modulaire, suspendu ou déployable prolonge cette exploration des modes de vie alternatifs, en y ajoutant un sens de protection individuelle et de survie. Y fait suite dans les années 80-90 la thématique de l’urgence sociale, que l’on a vu dans le travail de Wodizcko (et qui est également récurrente chez de nombreux artistes-designers investis dans une action sur le terrain: Lucy Orta, Jochen Gerz, Alfredo Jaar). En parallèle, un intérêt pour le rebut, le déchet et tout ce qui est naturel, dans l’Arte Povera, influence aussi un design «pauvre» et écologique dont les Brésiliens Fernando et

240 Edgar Kauffman Jr, What is Modern Design, Introductory Series to the Modern Arts-3, New York, MoMA, 1950, cité par Alexandra Midal, dans Le Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, op. cit. p.111.

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Humberto Campana, le collectif hollandais de Droog Design et le desi-gner cubain Ernesto Oroza sont les représentants contemporains. On s’intéresse aux artefacts qui ne sont pas issus du design : Oroza s’inté-resse à la «désobéissance technologique» et à la production populaire à Cuba241 ; le photographe Marc Steinmetz recense les objets, jeux, armes et outils fabriqués en milieu carcéral. On sent dans ces recherches l’idée que le design existerait fondamentalement «en dehors» de la profession inventée par le modernisme (recherche que l’on trouve également en architecture, avec l’intérêt de certains courants post-modernes pour l’habitat vernaculaire). Le critique d’art Hal Foster relève dans son essai Design and Crime242 que le design est une idée qui a connu une certaine inflation au long de la Modernité - en tant que terrain commun aux préoccupations esthé-tiques et utilitaires - allant jusqu’à désigner, à l’ère contemporaine, une structuration des rapports au Réel. Au moment de la Post-modernité, le design serait alors devenu un concept global, et non plus un ensemble de valeurs et de cahiers des charges bien définis, comme ce que le mou-vement moderne a tenté d’instaurer. Ceci nous permet de comprendre que les tentatives de positionnement critique de certains designers que nous observons dans le design contemporain ne peuvent se satisfaire d’une attitude de contestation : il s’agit bien d’une réflexion de fond sur la discipline, et à travers elle sur la société à laquelle elle prend part. On peut alors supposer que le design critique consiste en un travail de déconstruction analytique de la discipline, dans une volonté de reve-nir à l’essentiel - de ré-authentifier le rapport au réel - ce qui déplace ainsi le design sur des problématiques plus globales comme l’éthique, la responsabilité d’action, l’engagement social. C’est parce que design et «réel» sont inextricablement liés à l’ère post-moderne que le design contemporain généralise l’attitude critique envers sa propre action. Ce qui explique peut être d’une certaine manière la récurrence de pos-tures anti-forme ou anti-objet chez des designers contemporains : on pense aux chaises et vases en plastique coulé de Gaetano Pesce, aux

241 Ernesto Oroza, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, op. cit.242 Hal Foster, Design & Crime, Éd. Les Prairies ordinaires, 2002.

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• Void, moulage des entrailles d’un boeuf, Julia Lohman, 2005.

moulures de polystyrène de Tom Dixon, ou encore aux objets issus de carcasses animales coulées, de Julia Lohman. Postures qui peuvent sembler gratuites mais qui témoignent bien d’une volonté d’observer le produit du design avec un nouvel étonnement, une nouvelle objectivité. De ce point de vue, ces pratiques rejoignent celles de l’observation et du design «pauvre» précédemment évoquées, et semblent indiquer une volonté de produire à l’extérieur du design, ou de le rendre capable de récupérer ou de se ressourcer de ce qui le disqualifiait ; cela permettant au designer de considérer son action d’un oeil critique. Dissociation du designer et de sa discipline peut être, sans doute également une tentative de «retour au réel»243, commune avec la démarche artistique, qu’énonce encore Foster.

Ainsi, cette opération auto-critique à laquelle se livre le design dans la deuxième moitié du 20e siècle, en marge du développement exponentiel du consumérisme, fait écho au malaise sur le statut du designer évoqué plus tôt. Cependant, il est difficile de juger de la valeur critique des propositions de l’art et du design dans un contexte où la critique est devenue un mode récurrent (sinon dominant) de la culture, et peut-être une façon subtile d’évitement des vraies questions. Theodor Adorno interroge dans Prismes les limites de l’esprit critique en termes d’action, dans la culture post-moderne : «Le critique de la culture ne peut éviter qu’on le crédite de la culture dont il déclare l’inexistence. Sa vanité vient au secours de celle de la culture : jusque dans son geste accusateur, il maintient l’idée de la culture en l’isolant de façon dogmatique, sans jamais la remettre en question...»244. De la même manière, on peut reprocher aux designers critiques de contribuer à la survie du design auxquels ils s’opposent, et d’être finalement incapables de renverser l’ordre établi, si subver-sives que soient leurs propositions. Un exemple de cette contradiction (toutefois complètement assumée !) peut être le projet Design for Fragile Personalities in Anxious Times (2004) d’Anthony Dune, Fiona Raby et

243 Hal Foster, Le retour au réel: situation actuelle de l’Avant-Garde, Bruxelles (in La lettre volée, paru pour la première fois en 1996).244 Theodor Adorno, Critique de la culture et société, dans Prismes, traduction Françoise Geneviève et Rainer Rochlitz, E. Payot & Rivages, 2003, p.7

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Michael Anastassiades. Dans cette collection les designers revisitent les standard du mobilier d’intérieur (pouf, sofa, meuble de rangement) sous le prisme de la phobie d’une destruction mondiale. En résultent un coussin en forme de champignon nucléaire (Huggable Atomic Mus-hroom), et des pièces de mobilier de bureau dans lequel on peut se cacher (Hydeway Type 1, 2, 3...). Dans ce projet les codes du design sont volontairement repris et détournés de manière d’autant plus ironiques qu’ils sont associés à d’autres codes, ceux des sujets d’angoisse sociale véhiculés par les médias.

L’autre réserve que l’on peut émettre sur la pertinence d’une pratique critique dans le design est liée à un déplacement idéologique suite à la crise du Modernisme. Lors du 20e Sommet d’Aspen (International Design Conference in Aspen) en 1970, le philosophe Jean Baudrillard dénonce la «mystique de l’environnement» qui se serait emparé du design suite aux mouvements contestataires du courant hippie et de Mai 68. Dans une diatribe qui détonne avec le ton concertatif de l’événement, Baudrillard accuse le design écologiste d’être le produit d’une nouvelle manipulation politique, déplaçant les véritables enjeux de pouvoir sur une «chasse aux sorcières», un «chantage à l’Apocallypse»245. «Les problèmes du design et de l’environnement ne sont qu’en apparence des pro-blèmes objectifs, en fait ce sont des problèmes idéologiques, assène le phi-losophe. Cette croisade qui relance à un autre niveau tous les thèmes de la frontière (...) de la lutte contre la pauvreté où le thème est la «Great Society» (en France «Nouvelle société») etc. constitue une structure idéologique d’en-semble, une drogue sociale, un nouvel opium du peuple». Si la critique de Baudrillard n’est pas particulièrement constructive sur l’orientation à donner au débat environnemental, qui émerge dans les mentalités dans les années 70, elle a pour valeur d’anticiper l’effet de «greenwashing» publicitaire, qui est plus que jamais d’actualité de nos jours. «Tous les designers, architectes, sociologues, etc. qui se veulent les thaumaturges de cette société malade sont complices de cette réinterprétation du problème

245 Jean Baudrillard, La mystique de l’environnement, discours au 20e Sommet d’Aspen (1970), cité dans un texte de Gilles de Bure dans la revue CRÉÉ (N°6, novembre-décembre 1970, Paris).

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• Peter Pin, R. Bunnit, and Didoo Railings, from the Sweet Dreams Security series, de Mathias Megyeri, 2003.

en termes de maladie qui est une autre forme de mystification». Le ton est donné : toute intention éthique du design concernant un propos social ou environnemental pourra être jugée comme ce qui peut lui être reproché de bon droit dès son origine, c’est-à-dire une manipulation de l’utilisateur-consommateur à des fins politiques ou mercantiles.

Cette manière de désamorcer la valeur critique ou subversive des propositions du design peut sembler trop radicale. Cependant, force est de constater que le design se prête à la mise en forme de sujets d’angoisse ou de préoccupation, autant qu’à leur résolution. L’initiative Design against Crime, menée depuis 2000 à la Central Saint Martin’s School à Londres, en est peut être un des exemples contemporains les plus frappants. Le projet vise à réfléchir à des manières de réduire la criminalité dans l’espace public, à travers un séminaire / cellule de crise auprès d’un groupe d’étudiants, renouvelé chaque année. Les projets proposés sont la plupart du temps de petites interventions dans le quotidien : une chaise dont la forme des pieds permet d’attacher un sac, une fausse boîte de pizza pour camoufler son laptop, un sac qui ne s’arrache pas, un bipper pour joggueuse solitaire. L’engouement pour ce type de démarche se répand à partir des années 2000. Le design «Anti-crime» génère une typologie d’objets normaux prêts à être employés pour l’attaque ou la défense : le designer anglais James McAdam dessine la Safe Beside Table, une table de chevet prête à être empoignée comme un bouclier et une massue, afin de se défendre d’un attaquant nocturne. Le designer allemand Mathias Megyeri propose un ensemble de chaînes, fils barbelés et palissades à pointes ornées de motifs «amicaux» ( Didoo Railings 2005, Mr Smith & Madame Butterfly 2003, Heart to Heart Chain 2004) mais tout aussi acérés. L’ingéniosité et la diversité des réponses du design «Anti-Crime» laissent à penser que le design a trouvé là un nouveau filon d’inspiration pour autant de gadgets consciencieusement responsables. De fait, ces objets continuent de circuler dans les maga-zines et recueil de design, dont le florilège est peut-être SAFE, Design Takes On Risk, édité par le MoMA de New York suite à une exposition en octobre 2005. On est alors en droit de se demander si ces propositions agissent à la manière d’un baume «anti-crise», témoignant de la bonne volonté d’une nouvelle génération de designers optimistes et ingénieux,

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ou si elles ne contribuent pas au contraire à faire caisse de résonance aux phobies sociales contemporaines, liées à l’insécurité, au terrorisme, et à l’exclusion. Design Against Crime est alors symptomatique d’un design «critique et crisique», qui exploite un sujet à controverse pour exprimer son potentiel d’action. Les propositions ne sont alors pas tant des réponses à des problèmes réels (à la différence d’un design sécuri-taire ou humanitaire extrêmement normé) mais des points d’entrée dif-férents et poétiques dans des thématiques controversées. Si leur utilité concrète est alors toute relative, leur pertinence se situe peut être au niveau du discours, évoluant dans les livres, les musées et les galeries, et provoquant là encore un regard critique du design sur lui-même.

Plusieurs choses nous permettent donc de conclure sur l’émergence du rôle critique dans le design, à partir des années 60-70. Première-ment, on a vu que ce rôle est d’une part une série de prises de parti de quelques praticiens sous l’influence de courants artistiques et de pen-sée comme le Situationnisme, le mouvement CoBRA ou le Mouvement International pour le Bauhaus Imaginiste, et qu’il est constitué d’autre part d’un certain regard social sur le design comme agent du capita-lisme, dont Ettore Sottsass témoigne dans son allocution «Me dicono che sono cattivo» (1973). Ces deux facteurs correspondent à un rejet profond du Good Design, extension consumériste du Modernisme. C’est sur un état des lieux du rôle joué par le design dans la société des années 60 (fin de la reconstruction et période de croissance) que se construit la controverse. La critique est en effet une manière de sortir de cette forme «aboutie» du Good Design, et de réouvrir des champs d’action alternatifs... mais c’est aussi une manière d’y rester, puisque le design critique fonctionne en «désignant» ce qu’il critique, et contribue donc à le faire survivre. Les pratiques du Design Radical et de l’Anti-Design des années 60, très influencées par le rapport du PopArt à la société de consommation, en sont les meilleurs exemples. En parallèle, les pro-blématiques sociales et environnementales émergentes, l’atmosphère bouleversée et violente de l’après Deuxième Guerre mondiale donnent lieu à des pratiques qui réfutent l’idéal de vie moderne.Dès lors, le design apparaît comme une pratique fondamentalement en opposition avec elle-même, ou plutôt agitée par un état de crise qui lui

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permet d’agir. De la pertinence des propositions critiques du design, il nous est difficile de juger. Entre le travail de Krzysztof Wodiczko, ancré dans le terrain jusqu’à provoquer une polémique médiatique, et l’ap-proche du séminaire Design Against Crime, qui constitue surtout une vision engagée du quotidien (contournant le plus souvent la recherche de solutions pragmatiques et réalisables), peu de points en commun. Il est cependant clair qu’à partir des années 60-70, le design n’est plus vu comme la discipline qui va combler les problèmes humains les uns après les autres (le design «bon en soi»), mais comme un phénomène né de la société de consommation qu’il s’agit de travailler et d’orienter. Ce design fonctionne par rapport à un «mauvais design», qui comprend toutes les erreurs de conception du monde industriel. C’est en acceptant le fait que font partie du design tous les artifices de la société moderne (armement, centrales nucléaires, satellites, infrastructures, casernes, complexes industriels...) que l’approche critique est intégrée comme une composante essentielle de la discipline. Le travail du design est alors avant tout un effort de re-design, dont le champ est aussi vaste que le réel lui même. On peut avancer l’idée que cet élargissement du concept de design à une structuration globale de l’humain au réel arti-ficiel qui l’entoure (voire au réel naturel, puisque Papanek souligne qu’il y a design là où nous reconnaissons une intelligence à l’oeuvre, donc en particulier dans le monde végétal et animal) est ce qui permet à la discipline de s’attaquer à des problématiques globales : la sauvegarde de l’environnement, l’équité sociale, la pauvreté, la maladie, la misère. Le design dépasse donc en puissance le seul travail des designers. Loin de se solder de désespoir, ce constat d’impuissance contribue à proposer un rôle latéral du designer, entre la posture d’observation, la posture critique et la posture de «solutionnement» : en assumant le fait qu’il travaille dans un chantier de controverses, le design contemporain se défait définitivement des ambitions absolutistes du design moderne, et retrouve une liberté d’action. Cependant l’appel de Papanek à un «De-sign Pour un Monde Réel» que l’on pourrait entendre comme un «besoin de design ‘bon’ pour le monde réel» rappelle que nos sociétés contempo-raines sont loin d’être comblées, et que le design en tant que discipline souffre d’un centrisme occidental qui biaise et limite son action.Il nous faut dans une dernière partie explorer les rapports du design

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avec les sciences humaines qui de développent au cours du 20e siècle : sciences de l’observation et de connaissance du monde, qui contribuent à désoccidentaliser les concepts de modernité, de progrès et de dévelop-pement industriel, qui sont centraux dans le design.

Le design comme un laboratoire du social.

L’exploration des effets et des fonctions de la critique dans le design depuis la période dite post-moderne nous amène à nous demander si l’on peut encore, à l’heure actuelle, considérer le design comme une dis-cipline, voire comme une science, ou au contraire comme un champ de pratiques au périmètre extensible. Comme on l’a évoqué plus tôt, l’idée d’un design «bon en soi» est remise en cause avec l’échec du fonction-nalisme à réguler et normer la production dans un ensemble de règles absolues : le travail du designer apparaît dès lors comme le fait d’inter-roger et d’explorer ce que produit le design, dans le contexte général des artefacts industriels, esthétiques et culturels par lesquels se construit la société. Cette distance critique face à l’existant de la production implique que le rôle du designer soit au moins autant dans l’analyse que dans la création. Il est alors pour nous intéressant d’interroger l’impact des sciences humaines sur la définition du design. Rappelons tout d’abord que le design connote à l’origine une notion d’invention. Les premières formes du design en tant qu’art industriel mettent en évidence l’acte de génie du designer, offrant au monde prosaïque de la fabrication la possibilité de la beauté, traditionnellement réservée aux œuvres libérales des domaines artistiques. Par la suite, les écoles du Mouvement Moderne poussent vers une acception beaucoup plus scientifique du design, afin de le séparer définitivement de l’artisanat. L’évolution du Bauhaus entre 1919 et 1933 est symptômatique de cette progression : de la dimension artistique et artisanale du design, mise en avant par les avant-gardes des années 20 et la recherche de formes d’art totales, on passe à une dimension fonctionnaliste du design, à la recherche de formes absolues. Rigueur scientifique et inspiration esthé-tique entretiennent donc un dialogue croisé tout au long du Mouvement Moderne. Nous avons vu qu’il en résulte une puissante inspiration

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animée d’un profond désir de produire le meilleur environnement pour le genre humain, ce qui fait du design à l’origine une science de l’indus-trie portée par une vocation humaniste. Nous avons également vu que ce caractère de création démiurgique, si scientifique qu’elle puisse être, pouvait dégénérer vers une forme d’idéologie. L’attitude Post-moderne réfute d’ailleurs particulièrement l’idée qu’une table-rase serait néces-saire à la création ou à l’invention, en montrant la place des références et des récurrences (l’impact du contexte historique et esthétique) dans toute démarche de conception.

L’essor de l’esthétique industrielle dans les années 40-50, c’est-à-dire la reconnaissance du design par le grand public et en dehors des avant-gardes artistiques, va dans le sens d’un développement rationnel de l’industrie, visant à faire coïncider moyens de production et rouages économiques du consumérisme en plein essor. On passe alors du design comme science de l’industrie portée par un idéal humaniste, au design comme une science de l’homme tournée vers des mécanismes indus-triels. De fait, l’essor du design dans la grande consommation en fait une discipline aux croisées des progrès techniques et des disciplines dites «opérationnellles» émergentes liées à la connaissance de l’homme dans son environnement industriel, et à la planification de son action. L’ergonomie, littéralement «étude scientifique de la relation entre l’homme et ses moyens, méthodes et milieux de travail»246 apparaît dans les années 50 comme un moyen de rationnaliser le rapport de l’homme aux objets dans un contexte de travail et d’usage, et devient une des disciplines corrollaires du design industriel. Elle intervient autant du côté de la production des objets industriels, dans la continuité des recherches tay-loristes sur la recherche de la plus grande efficacité au moyen de l’orga-nisation scientifique du travail, que du côté de leur usage. Le design doit alors «se plier à un travail de groupe pluridisciplinaire incluant des scienti-fiques, des chercheurs, des commerciaux, des techniciens pour être mieux

246 Extrait de la définition de l’ergonomie adoptée par le 4e Congrès International d’ergonomie. Via Wikipedia.

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à même de répondre à des problèmes et s’inscrire dans la production»247. A partir des années 50, la rationalisation du capitalisme de marché provoque la collaboration du design avec de multiples sciences «de l’homme», comme la psychologie cognitive, la psychologie comporte-mentale, le marketing. On assiste là d’une certaine manière à un dur-cissement scientifique du design, qui est partie prenant de la nouvelle conception du sujet social comme un consommateur par nature, dont on doit anticiper rationnellement les goûts et les usages. Dans un essai pour la revue Design Issues en 2001, Nigel Cross (professeur et cher-cheur sur la question du «design thinking») remarque que la recherche de rigueur scientifique est apparue à deux reprises dans l’histoire du design : une première fois dans les années 20, avec la recherche de produits scientifiquements conçus, et la deuxième fois dans les années 60, avec la recherche de procédés scientifiquement pensés pour le design248. Ce qui s’exprime notamment dans les fondations théoriques du design formulées par les courants d’après guerre : le mouvement de l’Esthétique Industrielle de Jacques Viénot, l’association Formes Utiles (de l’Union des Artistes Modernes en 1949) et l’École d’Ulm (1953) cherchent en effet à «éliminer les irritantes faiblesses de l’irrationnalité de tout design»249 et poussent, encore une fois vers une conception plus scientifique du design.Il est alors intéressant de remarquer que cette institutionnalisation du design dans un cadre scientifique coïncide avec l’intérêt croissant des sciences sociales pour l’analyse des comportements consuméristes. Les études du quotidien, de la culture populaire, des habitudes, des rap-ports et des affects liés aux objets, animent en effet le regard sociolo-gique tout au long du 20e siècle.

Malgré cette sensibilité réciproque des sciences humaines, surtout la sociologie, et du design, force est de constater que le design a mis du

247 François Burkhardt, Claude Éveno, Herbert Lindinger, L’École d’Ulm : textes et mani-festes, Éd. Centre Georges Pompidou, 1981, p.9248 Nigel Cross, Designerly Ways of Knowing: Design Discipline Versus Design Science, version papier d’une allocution au Design+Research Symposium à l’École Polytecnico di Milano, Mai 2000, pour la revue Design Issues, janvier 2001.249 François Burkhardt, Claude Évenot, Herbert Lindinger, op.cit. p.6

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temps à être exploré, dans toute sa profondeur, par les sciences hu-maines et sociales. Philippe Gauthier (enseignant à l’Université de Mon-tréal) déplore dans son article Matière à penser. Des affinités probléma-tiques du design et de la sociologie pour la Revue Collection n°1 «la surdité mutuelle de la sociologie et du champ du design pour les discours construits par les uns et par les autres à propos des objets qu’ils ont pourtant en commun, et notamment à propos de l’objet lui-même, l’artefact»250. De fait Gauthier rappelle que la notion d’objet est fondatrice pour les sciences humaines («marchandise en économie, fétiche chez Marx, instrument cultu-rel pour l’anthropologie, dispositif de ségrégation chez les féministes...»)251, ce qui est loin d’être une évidence, le comportement social étant, en principe, le premier objet d’étude. Il serait donc logique que le design intéresse les sciences humaines, en tant que fonction anthropologique apparue dans les sociétés modernes. Or un vrai clivage semble exister, au milieu du 20e siècle, entre l’étude du sens et des effets des objets (du design) dans la société de consommation, et l’exploration des méca-nismes de cette discipline en elle-même... alors même que, comme on l’a vu plus tôt, ses pratiques se diversifient, se rapprochent parfois de l’art, parfois du discours et d’une attitude réflexive. Le design semble être cantonné à un statut de science appliquée à la conception, au sein des «sciences de l’artificiel» explorées par Herbert Simon en 1969. Philippe Gauthier remarque qu’il faut attendre les années 80-90, et l’émergence du courant constructiviste en sociologie des sciences et des techniques, «pour voir les sociologues s’intéresser non pas aux objets, mais à des objets dans ce qu’ils ont de concret et de spécifique : les réseaux électriques (Hughes, 1988), la bicyclette (Pinch et Bijker, 1989), un décodeur résidentiel de signal télévisuel (Akrich, 1990), les grooms (Latour 1993), le transport collectif (Latour, 1992)...»252. Les objets sont alors envisagés dans leur pro-cessus de venue au monde, et non seulement dans leur existence en tant que signes culturels (Barthes, Baudrillard...). L’idée que le design puisse

250 Philippe Gauthier, Matière à penser. Les affinités problématiques du design et de la sociologie, revue Collection n°1, Parson School of Art+Design, hiver 2010.251 Philippe Gauthier, Matière à penser. Les affinités problématiques du design et de la sociologie, op. cit.252 ibid.

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être, au delà d’une activité appliquée, un bon observatoire du fonction-nement de la société fait donc son chemin dans les sciences sociales. On est en droit de se demander quelle influence cet intérêt tardif des sciences humaines pour les pratiques du design a eu sur le développe-ment du design lui même en tant que discipline.

Comme on l’a vu plus tôt, les écoles du Fonctionnalisme ont encouragé la rigueur scientifique dans l’activité du designer. Nigel Cross rappelle que les années 60, appelées par Buckminster Fuller «the design science decade», furent par la suite le moment d’une rationalisation du design, sous l’effet de deux symptômes : d’une part la sortie de la guerre, et la volonté de reconstruire l’économie en urgence, en impliquant l’entre-preneuriat aussi bien que la société civile, à travers des méthodes de gestion, de management et d’aide à la décision issues du contexte de guerre. D’autre part l’émergence des sciences sociales sous une forme dure (psychologie, psychiatrie, comportementalisme) dont on connaît les études sur les groupes sociaux, la famille, la vie en communauté, etc. Du côté du design, une tentative d’institutionnalisation de la pratique est manifeste chez le Design Methods Group, fondé à Londres en 1962. Claire Lemarchand remarque dans son mémoire de fin d’études à l’ENSCI-Les Ateliers dédié à la recherche en design, que c’est notam-ment «le contexte de la Guerre Froide et de [la] compétition internationale [qui] encourage la conception rationnelle du design (...) pour développer une vision méthodologique du design au service du développement scien-tifique et technique»253. Nigel Cross évoque égalemment le développe-ment d’un certain nombre de revues savantes (Design Studies en 1979, Design Issues en 1984 et Research in engineering Design en 1989) ainsi que de la Design Research Society, pionnière de la recherche en design en 1962. Ces institutions nous poussent à penser que le design tend par lui-même à devenir une science appliquée. Cependant, un appel à la libération du design de ce carcan scientifique se fait entendre dès les années 60. Dans la revue Domus de janvier 1962, Ettore Sottsass s’insurge : «Je veux seulement rappeler que les hommes et les situations

253 Claire Lemarchand, Vous avez dit «recherche en design?», mémoire de fin d’études à l’ENSCI-Les Ateliers, p.41, 2011.

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psychiques et culturelles sont des marais et des sables mouvants, des zones instables et inexplicables où le design fait naufrage et disparaît. Les gestes automatiques, les actions, les instruments qui ont si peu en commun avec le design, restent stables et explicables, immortels pendant des siècles. Chaque jour, le rationalisme (...) tend à limiter la domination des forces de la nature aux zones les plus faciles? Le rationalisme agit comme les autruches : il se cache la tête et s’estime satisfait s’il réussit à droguer des millions et des millions d’hommes avec ses modes d’emploi»254. On peut donc distinguer ici deux sphères du design : d’un côté celle des praticiens qui veulent en codifier les méthodes et les règles, afin de rendre la discipline compré-hensible et abordable par le monde des entreprises. Il y a évidemment là une volonté de fonder et de solidifier un métier, mais également de l’inscrire dans une théorie et dans une histoire qui sont déjà balisées, appartenant à la culture technique du monde moderne - en témoignent les ouvrages de Jocelyn de Noblet Design (1974) et Design : le geste et le compas (1988), où l’auteur critique une vision trop artistique de la discipline. D’un autre côté, il y a la sphère des praticiens qui cherchent avant tout à sauvegarder la liberté et l’autonomie créative du design. Ainsi dans l’«écologie du monde artificiel» de Andrea Branzi, le design a pour mission de rendre habitable un monde essentiellement chaotique et contradictoire, ce qui en fait une discipline de l’adaptation par défi-nition : dotée de règles mais cependant irréductible à un ensemble de recettes et de méthodes fixes.

Dès lors, il peut être intéressant d’envisager la fonction critique précédemment évoquée dans le design de la deuxième moitié du 20e siècle comme une tentative de maintenir l’ambiguité sur le statut du design comme discipline particulière. En effet, on a vu que la société de consommation exprime dès les années 40-50 un très fort «besoin de design» - ce dont témoigne Raymond Loewy - ce qui stimule des tenta-tives de normalisation du design. Victime de cette instrumentalisation pourtant nécessaire à sa survie professionnelle, le design n’a dès lors cessé d’hésiter entre définition de méthodes et contournement de ces méthodes par une approche critique. Ce dualisme n’a jamais été aussi

254 Ettore Sottsass, Design, revue Domus n°386, janvier 1962.

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poussé qu’à l’époque actuelle, alors que le design est sollicité dans une pensée de l’innovation en vue d’une sortie de crise des modèles éco-nomiques traditionnels : en parallèle, la production du design critique est de son côté plus que jamais prolixe, ce qui peut d’ailleurs désamor-cer son pouvoir de subversion. La chercheuse Ramia Mazé remarque lors d’une allocution à l’IASDR (International Association of Societies of Design Research) en 2007 : «Today, the ideological and political basis of anti-design and related countercultures is not present within society as before - indeed, many aspects of anti-design were rapidly subsumed into the mainstream, as a superficial aesthetic or marketing tactic bereft of deeper ideological engagement (...) Such complexity within surrounding contemporary design make it difficult to locate the terms of criticality»255. Ainsi, le design aurait voulu se défaire du dogme fonctionnaliste et de la recherche des formes parfaites. Puis le design aurait tenté d’échapper à sa réduction à une science appliquée, par le capitalisme consumériste, à la recherche de ponts méthodologiques entre la culture et la technique. A l’heure actuelle c’est peut être d’une posture critique trop systéma-tique dont le design doit se préserver, au risque de perdre son impact véritable sur le monde. Ainsi les frottements évoqués du design avec l’art dans les années 60-70 (Alchimia, Memphis... aux influences croisées du Surréalisme et du Situationnisme) tout comme sa participation aux grandes controverses sociales (qu’on a vu avec le travail de Wodiczko) peuvent être interpré-tées comme des manières de caricaturer l’approche conventionnelle du design - à travers des artefacts parfaitement bien conçus pour la production, et selon une démarche de projet aboutie... mais donnant lieu à des réalisations absurdes.

Le travail du collectif Droog Design depuis les années 90 est représen-tatif de ce jeu entre méthodologie, consumérisme et critique dans le design contemporain. Fondé en 1993 par Renny Ramakers et Gijs Bak-ker, Droog Design est devenu un label représentatif d’un engouement populaire actuel pour le design décalé ou critique. Le premier aspect

255 Ramia Mazé, Difficult forms: critical practices of design and research, International Association of Societies of Design Research, 15 novembre 2007.

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remarquable de leur démarche est l’approche de terrain. Droog Design travaille bien souvent avec des matériaux basiques ou de récupération, et s’inspire de typologies d’objets sorties des maisons bourgeoises hollandaises. «Droog designers saw their task as gathering objects in the streets, with the designer adding something invisible : the concept»256 dit ironiquement le critique Aaron Betsky, cité par Ramia Mazé. Cette envie de travailler avec le terrain, qui va dans le sens d’une pauvreté ou d’une certaine «sécheresse», est doublée d’un travail conceptuel extrêmement riche sur le scénario d’usage de l’objet. Le projet Do Create, initié en 2000 et 2001, invite des designers à proposer des objets qui soient des supports d’interaction pour leurs utilisateurs, allant du bricolage au jeu, en passant par le détournement, ou encore la brutalité pure et simple. Do Hit Chair de Marjin Van Der Poll propose ainsi à l’utilisateur de défon-cer un cube d’acier à la masse pour lui donner une forme d’assise. Do break, de Frank Tjepkema et Peter van der Jagt est un vase sans décor qu’il faut projeter contre le sol pour le couvrir de fissures. Do swing, de Thomas Bernstrand, est une lampe à laquelle on peut se suspendre. A travers la forme et la facture des objets, les designers renvoient donc à une forme d’intimité que les usagers peuvent construire avec leur environnement quotidien, mais aussi aux fantasmes, aux interdits et aux non-dits qui peuvent peupler l’espace domestique : un cadeau de la belle-famille qu’on meurt d’envie de lancer à la tête de son mari, une surface impecablement propre sur laquelle un enfant grave son nom au couteau, etc. La série de photos de ces projets dans les catalogues de Droog Design montrent en effet dans un style très réaliste un habitat bourgeois et des figures archétypales : l’adolescente, la mère de famille, le couple retraité, etc. En somme l’inverse d’une mise en scène tradition-nelle de l’objet dans un catalogue de design. Ainsi le design de Droog se veut déclencheur de situations inattendues dans le quotidien, suscep-tibles de réveiller quelque chose de profondément enfoui. Les designers se positionnent ici comme des observateurs du social, à travers la relation de l’homme aux objets. Droog Design a par ailleurs abordé la dimension sociale du design de façon beaucoup plus frontale, comme à travers le projet Open House, proposant à des habitants de banlieues

256 Aaron Betsky, cité par Ramia Mazé, ibid.

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• Chest of drawers de Tejo Remy, 1991.

d’arrondir leurs fins de mois en proposant à leur voisinnage un service «maison»: vélos à louer, machine à laver, mini-golf dans l’arrière cour, accès à internet, etc. Projet-manifeste plus que service opérationnel, Open House témoigne encore d’une volonté d’inscrire le design dans une recherche sociologique. Autre aspect spécifique au travail de Droog Design : la référence au champ du design lui même. Dans de nombreux travaux les Droog designers utilisent le collage d’objets de récupération pour créer du sens : c’est le cas des pièces de mobilier assemblées par Maarten Baas et Franck Bragigan (Second-hand #1, #2...), des chaises assemblées par une peau synthétique de Jurgen Bey (Double chair, 1999) ou encore de Chest of drawers de Tejo Remy (1991), ensemble de tiroirs de récupéra-tion maintenus par une sangle. Ce design de collage, qui est aujourd’hui emblématique d’une «nouvelle vague» dans la création néerlandaise est quelque part un pied de nez au passé moderniste du pays (marqué par des maîtres tels que Mondrian, van Doesburg ou Rietveld). Mais c’est aussi une manière de critiquer la façon dont le design met au monde les objets, en utilisant des procédés volontairement latéraux : la peau, la sangle, la combinaison. Droog Design s’intéresse au processus de conception autant qu’à la réception de l’objet dans l’univers de l’usager, comme des facettes indissociables, qui parfois se confondent. Lors de l’exposition Your Choice en 2003, il est demandé à plusieurs designers de créer des gammes d’objets en interrogeant la possibilité de choix qui est donnée à l’usager. Parmi eux, cinquante sacs de facture identiques mais étiquetés à des prix différents (Simon Heijdens), cent vingt-huit mugs aux déclinaisons pantone de la couleur du thé (Onkar Singh Kular) ou encore des broches faites à partir de fragments d’une Mercedes Benz démantelée (Ted Noten). Dans ce projet, les designers questionnent avant tout ce qui fait la préciosité et l’unicité de chaque objet issu de produits standards. Qui, du designer ou du consommateur, donne son statut final à l’objet ? Paradoxalement, la posture de Droog Design est avant tout dans l’exposition celle d’un label - promoteur et revendeur d’objets choisis - laissant au public la définition de leur nature.

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CONCLUSION

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CONCLUSION

Préconisation et critique.

C’est donc sur une ambiguïté entre la réflexion critique et l’incitation à la consommation, à travers un design comme celui de Droog, que nous devons conclure cette étude.Agitateur, observateur, provocateur, le design semble aujourd’hui receler un pouvoir d’interrogation et de mise en abîme de nos modes de vie : il incite au débat, illustre des controverses, propose des visions ou des hypothèses à notre appréciation, ou provoque notre jugement sur la valeur des choses - comme les approches contemporaines du design critique en témoignent. En parallèle, un design «opérationnel» fait de solutions et de diagnostics investit les moindres recoins de l’industrie et des activités humaines : design de services, design organisationnel, user expérience design, design d’interaction, design de communica-tion, design for change... Le design semble s’adapter à tous les terrains où se joue un processus de conception. Face au spectre très large des pratiques contemporaines du design - dans lequel on peut identifier une polarité «effective» ou préconisatrice et une polarité «dubitative» ou critique - on est en droit de se demander si la définition même du design, ne s’est pas étirée jusqu’à un point de rupture ou de crise. Si l’idée de design semble conserver sa richesse conceptuelle (en témoigne la question actuelle posée par le «design thinking» : y aurait-il une intelligence propre à l’activité de design ?), la grande diversité des outils, des méthodes et des approches actuelles du design crée une confusion sur le statut du designer : qui est-il, comment fonctionne-t-il, quelle est sa mission ? La polyvalence du designer, et en même temps l’impossibilité de lui attribuer un rôle et des fonctions précises, seraient-elles le signe d’une crise du design à l’heure actuelle ?

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À notre question de départ - qui était de savoir si le design, souvent représenté comme le reflet d’une prospérité sociale, par sa capacité à inventer des formes et des idées nouvelles, pouvait également receler une sensibilité au changement, et particulièrement aux moments de crise - cette recherche a apporté plusieurs points de réflexion. Nous avons tout d’abord questionné les racines du design dans l’avè-nement de la période moderne, et constaté que le design est à bien des égards - avant d’être une pratique ou une discipline - une idée moderne, qui touche au renouveau général des manières de faire que provoque la Modernité. Mais si le design est ainsi un bourgeon de la Modernité, dans sa dimension de réinvention ou de réforme, nous avons vu qu’il contenait aussi la Modernité dans sa dimension crisique, disruptive et paradoxale : le design, par son existence même, amplifie et incarne des débats modernes, comme le montre la controverse du Deutscher Werkbund sur la standardisation. Loin d’être un concept fermé (ce qui le prédisposerait à devenir une discipline qui produit invariablement des icônes : vision dont on a noté l’insuffisance au début de cette étude), le design nous apparaît alors à travers un ensemble de questions, de propositions et de tentatives qui reflètent à la fois l’élan de la Modernité et les mises en doute qu’elle provoque.

De cette origine moderne, on peut déduire plusieurs choses. La pre-mière, c’est que le design semble exister, dès ses débuts, comme l’idée d’une discipline, autant que comme une discipline réelle. Le design semble manifester une tension vers un certain idéal de la conception, formulé au moment de la Modernité, c’est-à-dire au moment où les moyens et les enjeux de la conception changent (et surtout changent d’échelle). Cette idéal de conception s’appuie également sur la remise en question des activités traditionnelles - beaux arts, artisanat, tech-niques, sciences. Ce qui fait du design une idée à la fois riche (un fan-tasme de discipline totale) et très versatile, adaptable à de nombreuses situations. Cela peut expliquer, dans un premier temps, «l’indisciplina-rité» qui semble encore caractériser le design de nos jours. Aujourd’hui, le design est parfois sollicité pour jouer un rôle volontairement disrup-tif dans les méthodes traditionnelles (notamment dans les entreprises) : bousculer de codes, un activateur du changement. De ce point de vue,

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le design répondrait à un besoin de renouveau, ou de mise en crise des manières de faire, provoqué par l’avènement de la Modernité, et persis-tant encore à l’heure actuelle.

D’autre part, nous constatons que le design hérite de son origine moderne d’une dimension idéologique qui affecte les autres champs d’action (les arts, les techniques, la politique, l’économie) à cette période. Le design naît dans un contexte où l’hypothèse d’un nouveau rapport à la vie est formulée, dans une recherche de convergence entre le progrès matériel et le progrès social. Cette convergence passe notam-ment par la fusion des disciplines, comme on a pu le voir dans le cas des avant-gardes russes. Le design est donc profondément lié aux rappro-chements, aux échanges et aux frictions entre les disciplines, dans une recherche à la fois sociale, politique et esthétique. Ces deux observations nous permettent de comprendre que l’origine moderne qu’on attribue au design n’en fait pas seulement un agent du renouveau et du progrès, mais aussi un champ d’action structurelle-ment incertain, instable, ou propice à un état de crise.

Dans un deuxième temps, nous avons interrogé le comportement du design au moment où les mécanismes mis en place par la Modernité commencent à faillir. Dès lors que le «renouveau moderne» montre son impuissance et ses dérives, le design n’est plus tant un ambassadeur des valeurs et des idéaux de la Modernité que l’un de ses technicien, faisant en sorte de la réparer, de l’évaluer, de la maintenir fonctionnelle. Un patient artisan de sortie de crise, travaillant dans les système de pro-duction, de consommation et de médiatisation inventés par la Moderni-té. C’est dans ce travail d’équilibrage, de ré-invention, et d’amélioration que naissent les premières générations de designers industriels, dont Raymond Loewy est peut-être le meilleur représentant. Ainsi le design participe de l’invention du «beau pour tous» dans les supermarchés à prix unique, de la construction des HLM et des logements d’urgence, de la renaissance de styles régionaux après les années de guerre, de l’essor et du rayonnement d’identités culturelles que nous connaissons aujourd’hui (le Japon, l’Italie...). Le design nous apparaît alors comme un réservoir de propositions pour un monde qui souhaite se rendre

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infaillible (ne plus jamais connaître la crise), mais qui traverse en réalité une remise en cause profonde des valeurs de la Modernité. Nous avons vu alors que ce design «anti-crise», ancré dans le consumérisme des Trente Glorieuses, voyait l’émergence en parallèle d’une posture critique dans le design, notamment au contact avec le monde de l’art.Ce qui nous a amené pour finir à examiner l’évolution du rôle critique du design jusqu’à nos jours. On a constaté que le design était capable d’user de ses codes pour formuler un état de crise : soit sur son propre rôle (avec auto-dérision, dans l’Anti-Design ou le Design Radical, ou de façon plus grinçante dans la «Librairie des Mac Guffins» de Noam Toran) soit sur une situation sociale (le «Design Against Crime», ou les expériences de Krzysztof Wodiczko). L’urgence de ces situations de crise pouvant mener le design à différentes postures : une forme de militantisme radi-cal comme celui de Victor Papanek (allant jusqu’à ébranler les raisons mêmes de l’intervention du design) ; une production avant tout concep-tuelle, pour engager le débat, dont témoigne le travail des anglais Dune & Raby ; ou encore une posture d’expérimentation sociale visant à une prise de conscience chez les usagers, ce que défend le collectif Droog Design. Ces exemples sont loin de résumer intégralement le design à l’époque contemporaine. Ils situent cependant un spectre d’intervention assez large entre un design qui formule des états de crise, et un design qui lutte contre des symptômes de crise. Ces constats nous permettent d’interroger différemment le rôle du design à l’époque actuelle.

Innovation, transversalité, ouverture(s).

Le monde contemporain semble plus que jamais dominé par l’angoisse de la crise. Face à l’émergence de menaces fantomatiques et globales (terrorisme international, épidémies bactériologiques, catastrophes nucléaires, effondrement de l’économie mondiale, épuisement des ressources, réchauffement climatique...) la crise continue de fournir un promontoire commode pour analyser ces phénomènes, à défaut de comprendre précisément leur implication dans le cours de l’Histoire. Adopter le point de vue de la crise, c’est comme on l’a vu accepter qu’on ne saisira pas tout du phénomène, et qu’il y a une part d’aléatoire, d’irra-tionnel et de chaotique dans ce qui est à l’œuvre. La notion de crise

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reflète de ce point de vue là un aveu d’impuissance, et semble maintenir un «flou» sur notre compréhension des problèmes contemporains, et notre capacité à envisager des solutions. Cependant, face à cela, se lève un optimisme tout aussi flou et tout aussi intéressant. Aujourd’hui, les notions de «créativité» et d’ «innovation» semble un contrepoint positif à l’angoisse de la crise. La rapidité des évolutions technologiques (on parle d’un monde en version «bêta» permanente) va de pair avec la nécessité d’une innovation conceptuelle et organisationnelle : d’où la multiplication des start-ups, des incubateurs, des bourses et des concours de projets, et le développement du conseil en stratégie d’inno-vation, qui fait fureur à l’heure actuelle. À une innovation basée sur une estimation rationnelle du développement, se substitue une innovation de rupture, où la valeur de la différence prédomine. De ce point de vue, les modalités d’innovation actuelles reflètent parfaitement la crise qu’elles cherchent à résoudre. L’inattendu, le disruptif, le décalé, sont recherchés par les entreprises pour se jouer de l’économie capitaliste mondiale, ou tenter d’en dominer les mécanismes. On provoque des moments et des espaces pour cette innovation : barcamps, ateliers de créativité et autres brainstormings, travail en open-space, espaces de co-working, concours d’idées sur le format des Pecha Kucha. C’est aussi sur ce critère d’innovation qu’on attend l’intervention du design. La plate-forme Nékoé, fondée en 2011, vise ainsi à connecter des entrepre-neurs et des industriels, avec des professionnels de l’innovation et de la créativité, parmi lesquels on trouvera des managers, des consultants en marketing et communication, des prospectiviste... et des designers. Le mode d’action du design, associant méthode et expérimentation, semble correspondre à un besoin d’innovation à la fois maîtrisée, et propice à l’inattendu : idée que relaie aujourd’hui le «design thinking», posant la question des outils conceptuels et méthodiques propres au design. La question de savoir si le design est réellement pertinent dans le secteur de l’innovation, où s’il s’agit tout au plus d’un effet de mode, ne nous concerne pas ici. En revanche, il est intéressant de voir que le design est attendu, encore une fois, dans un rôle de sortie de crise, que cela outre-passe ses capacités ou pas.

On voit donc que la transversalité du design le place, peut-être de façon

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abusive, dans un rôle d’orchestration de l’innovation. Cela pose une nouvelle question qui est d’envisager le design comme une attitude partagée (partageable). On constate que l’intervention du design dans des structures qui ne possèdent pas de cellule d’innovation se fait en conservant volontairement une position extérieure : sous forme de consultation, de workshops, de résidence, ou encore d’accompagnement de projet. Ce rôle d’intermédiaire, à la fois intégré et extérieur peut être problématique. En Grande Bretagne par exemple, c’est en partie le rôle du Design Council (organisme national) de coordonner les liens entre des agences de design et des clients publics ou privés. Cependant, il semble que si le design doit conserver un degré d’extériorité par rapport à la structure pour fonctionner, la question du transfert des méthodes et des enseignements est cruciale. On parle parfois de changement orga-nisationnel : ce qui signifie que le design aurait pour mission d’inoculer la nouveauté, puis de pérenniser un nouveau mode de fonctionnement. Ce postulat (dont, encore une fois, nous ne cherchons pas à soutenir la pertinence) implique radicalement que le design puisse être pratiqué par d’autres - voire même qu’il soit du ressort du designer de faire en sorte que les outils et les moyens du projet passent dans d’autres mains. Ce rôle d’accompagnement ou de médiation du changement donne lieu à de nombreuses recherches, comme en témoigne le désormais célèbre site internet Service Design Tools, qui recense et illustre les principales étapes du design de services. Pourtant, malgré cet effort de rationalisa-tion du processus de design, les méthodes «prêtes à l’emploi» semblent inefficaces et redondantes : ce qui continue de légitimer, d’une certaine manière, la présence du designer, dans une intervention «sur mesure». La question du partage et de la diffusion des outils du design va de pair avec celle de son ouverture. Aujourd’hui l’accessibilité aux moyens de conception et de production a été démultipliée par plusieurs phéno-mènes : le développement du web contributif, favorisant le partage et la circulation des contenus numériques ; le mouvement de l’open-source et de l’open-hardware, hérité des défenseurs de l’informatique libre, et visant à redonner prise aux utilisateurs sur les technologies ; et enfin le développement de nouveaux moyens de production à destination du grand public, dont Makerbot Industries (imprimantes 3D à bas coût), Google Sketch’Up (logiciel de modélisation gratuit), Sculpteo (service de

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• Un élément «roue» construit sur la grille du projet Open Structures.

fabrication à distance) ou Thingiverse (site de partage d’objets en open-source) sont les meilleurs représentants. Le designer doit donc adapter son positionnement face à un monde où la conception n’est plus l’apa-nage des experts et des industriels. Le projet Open Structures, de Thomas Lommée, illustre une voie possible pour le design, entre préconisation et ouverture. Open Structures est une grille universelle de conception, permettant de construire des objets dont les pièces sont interchan-geables et interopérantes. L’enjeu du projet est d’émanciper le design de spécificités industrielles qui ferment toute possibilité d’interven-tion sur l’objet. Les objets de Open Structures sont ouverts, duplicables, modulaires, et cependant déclinables à l’infini. La rigueur conceptuelle portée à ce projet, à cheval entre les mathématiques et la technique, n’empêche pas une forme de poésie, comme le montre la bouilloire OS montée à partir d’une bouteille en plastique. Reste à franchir le pas le plus important : rendre cette grille opérante pour les utilisateurs-concepteurs, et non seulement pour les designers militants. Indépendamment de son efficacité et de son intelligence, le projet Open Structures montre les contradictions du design confronté à une logique d’ouverture. Dans ce «design de système», peut-être pouvons nous reconnaître les traces d’un modernisme persistant, croyant dans une conception maîtrisée et généralisable à toutes les situations de vie humaine.

Il nous faut donc constater que les utopies, les fantasmes et les contra-dictions qui animent le design à ses origines, et structurent son évolution au fil du 20° siècle, sont plus que jamais actuelles. Face à de nouvelles forces en présence dans la production, mais aussi dans l’invention et dans la conception des choses, le design doit re-évaluer en permanence la justesse de son action. Redéfinir le design : la recherche est peut être vaine, si l’on accepte que le design se refuse à toute fixité. Travailler à son émancipation et à son adaptation aux nouvelles condi-tions de conception semble en revanche un effort nécessaire, dans un monde où la logique d’ouverture est de plus en plus présente, mais se heurte encore à une économie mondiale fermée et en crise. Pour le desi-gner, cela ne peut se passer d’une observation attentive et engagée de son temps, d’un regard critique sur son action et sur son discours.

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Un grand merci...

À Jacques François, pour son attention, sa méthode de recherche, et sa capa-cité à déblayer les horizons et déboucher les impasses : nos conversations ont été un enseignement précieux, pendant et au delà de ce mémoire.

À Sophie, Myriam et Gilles pour leur suivi, leur attention et pour avoir les pieds sur terre.

À Jean Paul et Françoise, pour leurs relectures et leurs commentaires pointus.

À l’ENSCI et l’ensemble des personnes qui la font vivre, pour être un environ-nement inspirant, ouvert et intense.

Et aussi...

Pour les heures de discussion, de débats, de questions et de projections - et pour avoir fait de mon parcours à l’école une expérience humaine, créative et intellectuelle passionnante : Romain, Gaétan, Yoan, Xavier F., Alex, Marie, Julien, Charlotte, Louis-Eric.

Pour leur sourire, leur énergie et leurs bonnes ondes : Arnaud, Aurélien, Xavier A., Marguerite, Elsa, Yuliya, Justine, Fanette, Clément, Béatrice, Clara, Erno, les camarades fanfarons.

Pour leur soutien et leur présence : mon père Jean Paul Pandelle, mes grand-mères, en particulier Marie-Thérèse Cardeilhac, qui s’est penchée sur mes cahiers du haut de ses 99 ans, la famille Terrée, et Montserrat Falgas.

À ma mère.


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