DÉSIR DU SUJET/SUJET DU DÉSIR: "MELMOTH RÉCONCILIÉ"Author(s): Paul PerronSource: Nineteenth-Century French Studies, Vol. 12, No. 1/2 (Fall—Winter 1983—84), pp. 36-53Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/23536490 .
Accessed: 10/06/2014 05:31
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DESIR DU SUJET/SUJET DU DESIR: MELMOTH RÉCONCILIÉ
Paul Perron
"La nature avait créé en moi un être d'a
mour et de tendresse, et le hasard m a
contraint à écrire mes désirs au lieu de les
satisfaire." Lettre à Madame Hanska du
20 mars, 1836.
Le récit premier de Melmoth réconcilié1: "Par une sombre journée d'au
tomne, vers cinq heures du soir, le caissier ..." (347), est précédé d un
bref sommaire, genre de prologue à valeur introductivo et/ou explicative,
qui se situe avant et pour ainsi dire à l'extérieur du temps du déroulement
de la diégèse.2 Il pose, de prime abord, les conditions de lisibilité et de
production de la fable à venir. Commentaire en marge, ce prologue sem
ble à première vue encadrer l'histoire qui ne serait que la simple réalisa
tion du canevas esquissé. Toutefois, il réunit d'ores et déjà les matériaux
originaux et met en place les règles générales dont se servira le locuteur
narrateur pour élaborer et livrer le récit. Ainsi le sommaire instaure-t-il,
d'entrée de jeu, un dispositif de modèles narratifs et discursifs de la
compétence que le conte, dans sa singularité, actualisera et réalisera.
Synoptique, "bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports
avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit progressive,"
sans laquelle "une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invrai
semblable", ce prologue s'adresse avant tout à celui qui aurait "deviné les
véritables plaies de notre civilisation." (347) Le sommaire soulève alors
une série d'énigmes qui suggèrent, tout en les taisant, les solutions seules
connues auparavant du sujet-supposé savoir, et de plus, disqualifie ceux
qui, "à une époque qui se croit progressive", inscrivent le conte sous le
signe de l'invraisemblable. Réponses entrevues, réponses différées, ré
ponses sous-entendues, le sens de "l'aventure arrivée récemment" n'est
offert qu'à l'écoute de ces "esprits assez supérieurs" déjà au courant du
mal, de la blessure, de l'entaille qui rongent, fissurent et entament l'inté
grité du corps social. Organisme vivant, radicalement transformé depuis
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1815, la "Civilisation" contemporaine s'est mutilée lorsqu'elle a choisi de
remplacer un principe fondamental par un autre. Substitution d'un signi
fiant corporel au signifiant de l'état, la métaphore organique du corps
blessé véhicule déjà, sous forme d'énigme non-résolue appelant un dé
nouement, les mécanismes de déplacement qu'assurera la fable. Le som
maire propose dès lors une critique de la lecture ainsi que du texte
puisqu'il met en évidence à la fois les lois de sa production et le mode ou les
conditions de son déchiffrement.3 Le récit s'agence donc selon un double
mouvement hélicoïdal qui enchevêtre une activité de décryptage et de
(re)connaissance d'une série de voiles entr'aperçus, de béances, de non
dits, ou encore, d'inter-dits.
Les remarques ci-dessus demandent néanmoins à être affinées et nuan
cées par une mise en relief des procédés d'écriture gouvernant cette brève
"entrée en matière". On remarquera que le sommaire et la diégèse pro
prement dite participent, pour reprendre les distinctions de E. Ben
veniste, de deux systèmes distincts: celui du discours et celui de l'his
toire.4 Alors que le prologue, qui met en scène un locuteur (narrateur), un
allocutaire (narrataire) et un délocuteur (personnage), emploie principale
ment les temps verbaux du présent et du futur, le récit premier se carac
térise avant tout par la non-intervention du narrateur et l'utilisation de
l'aoriste.5 Le premier énoncé du récit à valeur générale: "Il est une nature
d'hommes" (345), se définit en tant qu'assertion gnomique qui souligne un
état de fait irrécusable de l'organisation sociale ambiante. Par la suite, le
prologue mimera sous forme d'affirmations et d'interrogations successives
un acte de communication verbale, ou encore, un genre de démonstration
logique et réitérera en l'amplifiant ce même postulat (postulatum: "de
mande" qui sollicite l'assentiment de l'autre, du narrataire, pour s'ériger
en principe incontestable): "A-t-on jamais compris les termes de la propo
sition dont l'X connu est un caissier?" (345). Problème à résoudre aux
données incomplètes, le sujet caissier se présente d'abord comme réducti
ble à une structuration symbolique, ensuite comme pouvant se repré
senter en tant qu'équation algébrique dont la valeur des éléments du
membre gauche, séparé par le signe ( = ) posant la relation d'équivalence,
reste inconnue. Cette formule simple, qui appelle une solution tout en
définissant les relations fondamentales et les règles à suivre pour réaliser
les opérations, demeure cependant insoluble puisqu'elle tait le sens des
termes constitutifs du polynôme. Or, se fait jour un système relationnel
symbolique qui assigne au sujet son lieu et le décentre en même temps.'' Si
d'une part, celui-ci se conçoit comme conjonction de signifiants, par contre
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une autre fonction s'introduit à la place des signifiés, qui les ébranle, les
fait jouer et finalement les efface. Disons pour l'instant, que le travail de
gommage se remarque dans le prologue lors de la mise enjeu du dispositif
narratif, qui, par une stratégie de détournements, réarticule par substitu
tion une même proposition en la déplaçant, de sorte que la chaîne des
signifiants ainsi constituée diffère l'accès à la signifiance.7
La nature indéfinissable du sujet énigmatique s'inscrit de fait dans la
matière langagière qui lui prête forme.8 D'abord, les figures de style
dominantes: l'interrogation, la comparaison et l'antithèse qui s'étendent
d'un bout à l'autre du passage, développent le caractère problématique et
incompréhensible de la proposition. Puzzle aux pièces inconnues, inter
rogé, scruté, répété, le texte amasse, dénombre et énumère tout en les
questionnant les indices disjoints, si bien que le facteur de certitude se
révèle inversement proportionnel à la quantité d'informations accumu
lées. Ces premières figures de style, relayées et complétées par l'ellipse et
le paradoxisme: "Trouver un homme qui . . . Un homme qui ait assez de
grandeur pour être petit? Un homme qui puisse se dégoûter de l'argent à
force d'en manier?" (345), instituent le sujet dans un système de con
traires, voire de contradictions. A force de se décrire le sujet se défile, à
force de se redire le texte se dédit.
Dès son enclenchement, le sommaire pose et repose cette même ques
tion: Qu'est-ce qu'un caissier? ou encore: Qu est-ce qu'un caissier sous la
Restauration? et en se déployant n'y apporte que des bribes de solutions
contradictoires. Ce perpétuel glissement du signifié ainsi que le déplace
ment du signifiant se décèlent surtout au niveau du registre des tropes qui
organisent le récit. En effet, un processus métonymique motive le jeu de
substitution projetant le signifiant le long de l'axe syntagmatique: "la
Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans
le Règne Végétal, par l'éducation de la serre, une espèce hybride . . .
Véritable produit anthropomorphe arrosé par les idées religieuses . . .
ébranché par le vice et qui pousse à un troisième étage le caissier est . . .
maintenu par la guillotine." (345).9 Le sujet, pris dans les rets de la
Société, assujetti à la Loi de l'or par "les corsaires que nous décorons du
nom de Banquiers . . . qui l'encadrent dans des logis afin de le garder
comme les gouvernements gardent les animaux curieux" (346), reçoit la
place qu'on lui assigne. "Civilisation ", "Société", "Gouvernement, "Ban
quiers" ne sont que des substituts synecdochiques des forces con
traignantes et "illogiques" qui situent le sujet et le signifient dans l'écono
mie du texte.
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Pourtant, ce premier dispositif de contraintes symboliques garanti par
"les Religions, les Collèges, les Institutions, les Morales, les grandes et
petites Lois Humaines" ne saurait exister qu'en fonction d'un second
réseau avec lequel il entretient des rapports de nécessité et de contradic
tion. . . Produit . . . planté dans Paris, cette ville aux tentations, cette
succursale de l'Enfer ... le caissier s'il a de l'imagination, s il a des
passions ... se dissout. "
(345-46). Constitution, dissolution, le sujet jus
qu'alors cerné, dénoté, se révèle en fin de compte comme iuite insaisissa
ble. A la place du signifié univoque s'insère la symbolisation de deux
systèmes de lois antagoniques et complémentaires: à savoir celui de l'or et
celui du désir. Et, c'est dans "l'entre-jeu", au sein même de cet ensemble
dialectisé qui se manifeste et s'agence en tant que totalité-détotalisée, (pie
s'effectuera le passage du signifiant dans cette symbolisation constitutive.
Si l'engendrement de la signification dépend de la subversion et de
l'éclatement du signifié par l'entremise de la structuration symbolique
dialectisée précitée, il résulte aussi du jeu de redoublement du signifiant
tout au long du sommaire. "Produits . . . rares produits des incubations de
la vertu ... La Vertu . . . talents précoces . . . grands cerveaux . . . cinq
cents têtes chauffées . . . ingénieurs ordinaires . . . capitaines d'artillerie
. . . etc. "
(345-47), autant de substituts, traces des avatars du signifiant qui
marquent les déplacements successifs du sujet. Etudiants, intellectuels,
hommes d'élite, caissiers, tous subissent la Loi de l'or et du désir et sont
reconduits au niveau diégétique à occuper le même lieu, le même topos:
". . . un troisième étage entre une femme estimable et des enfants en
nuyeux . . . quelque second étage, rue Saint-Louis au Marais ... un
second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille
femme accompagnée de ses enfants ... à l'âge de cinquante ans, à un
troisième étage, la femme accompagnée d'enfants et toutes les douceurs
de la médiocrité." (345-37). En outre, la cohésion et l'intégralité du réseau
symbolique, assignant la place du sujet, s'assurent au moyen du déploie
ment d'une métaphore génératrice unique. S'agissant du "caissier" "ar
rosé", "ébranché"; "de jeunes intelligences . . . tri[ées] sur le volet
comme les jardiniers font de leurs graines"; de "ce qu'il y a de plus élevé
dans les grades subalternes . . . ces greffes qui représentent d'énormes
capitaux"; ou encore, des "hommes d'élite engraissés de mathématiques et
bourrés de science; la "Civilisation", la "Société", les "Institutions et le
"Gouvernement" soignent, élèvent et émondent l'Homme scarifié, "pro
duit anthropomorphe" qui sans cesse se dérobe. En somme, la singularité
du sujet soumis à l'économie de la caisse et du désir se dissout et s'efface
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pour laisser place à une problématique du groupe "qui, depuis 1815 a
remplacé le principe Honneur par le principe Argent." (347).
"Dolmancé, has et mystérieusement —
Non; il est de certaines choses qui demandent absolument des voiles."
Sade, La Philosophie dans le Boudoir,
J. J. Pauvert, 1970, p. 288.
Le sommaire, a-t-on dit, réitère sous forme d'énigme une même propo
sition insoluble dont la clef partiellement détenue par le sujet-supposé
savoir devrait normalement se dévoiler au cours de la lecture de la fable.
Or, le récit premier s'amorce par une longue description de la caisse,
"située dans la partie la plus sombre d'un entresol étroit et bas d'étage"
(347), contenant des coiîres-forts enfermés dans une armoire "d'un si grand
poids, que les voleurs n'auraient pu l'emporter." (348). "Scellés dans le
fer", garantis par plusieurs systèmes de fermeture, ces coffres maintien
nent l'inviolabilité du lieu, gardent à l'abri les trésors cachés et défient par
leur masse et leurs mécanismes complexes toute tentative d'effraction. On
ne saurait accéder au contenu, posséder les richesses enfouies par bris de
serrure, ou en forçant l'armoire en fer. L'accès au trésor dépend d'une
lecture, d'une transcription et demeure absolument interdit, même im
possible, à tous ceux ne possédant pas le chiffre de la combinaison. "Cette
porte ne s'ouvrait qu'à la volonté de celui qui savait écrire le mot d'ordre
dont les lettres de la serrure gardent le secret sans se laisser corrompre."
(348) Code rigoureusement chiffré, ensemble formellement ordonné, le
mystère de la lettre exige un décryptage et une écriture ne souffrant
aucune erreur ou anarchie. Seul le détenteur de la lettre, seul le sujet qui
s'y conforme totalement et s'en tient absolument à la règle, est susceptible
de trouver une solution précise au problème posé par cette "belle réalisa
tion du Sésame ouvre-toi? des Mille et Une Nuits." (348) Lecture avisée,
lecture absolue mais lecture irrémissible et dangereuse, car le premier
logogriphe en recèle un second, qui lui, mortel, ne pardonne pas. Gare au
crédule cpii a dérobé la lettre, s'imagine la comprendre, s'y assujettit et
tente de la forcer ou de la contrefaire tout en méconnaissant l'ultime
consigne. "Cette serrurerie lâchait un coup de tromblon à la figure de celui
qui, ayant surpris le mot d'ordre, ignorait un dernier secret, L'ultima ratio
du dragon de la Mécanique." (348) On retiendra que le sujet se constitue d'abord par rapport à la lettre qui
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le définit, qui lui assigne sa place dans le système; ensuite que s'il croit
posséder la lettre, par contre la lettre le possède; et enfin que la contrefa
çon de la lettre piégée entraîne inexorablement des conséquences né
fastes. 10 Cette première description fonctionne comme une mise en abyme
qui annonce déjà le destin de chaque personnage du conte. Castanier,
"ancien militaire", "ancien officier" qui se croit "dans une solitude pro
fonde et loin de tous les regards" (348), afin de mener à bien son projet de
vol, prend une plume et contrefait "au bas de plusieurs lettres de crédit
tirées sur la maison Watschildine à Londres ... la signature Nucingen."
(349-50) Surpris en flagrant délit par un étranger mystérieux dont le regard
venait "reluire sur la fausse signature de la lettre de crédit" (351), le
caissier stupéfié lui présente "la plume dont il venait de se servir pour son
faux" et lui rend cinq cent mille francs, la somme exacte qu il s'apprêtait à
voler. Et, "pendant que Castanier regardait l'écriture de l'inconnu, la
quelle allait de droite à gauche à la manière orientale, Melmoth disparut. "
(351) Ayant prévu les moindres circonstances et muni de deux faux passe
ports le caissier espérait gagner Naples, où il comptait vivre sous un faux
nom, celui du comte Ferraro, mort dans les marais de Zambin, "à la faveur
d'un déguisement si complet qu'il était déterminé à changer son visage en
y simulant à l'aide d'un acide des ravages de la petite vérole." (354)
Persuadé de détenir le secret de la lettre en la simulant (signatures, faux
nom, passeports, déguisements), croyant savoir "écrire le mot d'ordre", il
pense pouvoir déjouer la vigilance de Nucingen. Assuré du succès de
l'entreprise, mais inconscient de "l'ultima ratio du dragon de la Mécani
que" de la lettre — dévoilée plus tard par Melmoth au théâtre du Gymnase — le caissier tire ses plans en toute sécurité. Et, c'est justement lorsque
Perlet jouera Le Comédien d'Etampes que Castanier verra superposée
simultanément l'autre scène "de ce drame intitulé Le Caissier (367)
pendant lequel son sort se trouvera fixé et écrit en toutes lettres. Nucingen
averti par un employé supérieur de la préfecture de police, une plainte est
"aussitôt dressée, signée et transmise au procureur du roi." (366) Appré
hendé malgré ses faux papiers, condamné par la machine judiciaire qui
lâche tel "un coup de tromblon à la figure de celui qui, ayant surpris le mot
d'ordre, ignorait un dernier secret, "
Castanier se voit exposé à la place du
Palais de Justice, et marqué du "fer rouge du bourreau". (367) Enfin, il
attend "son tour pour aller faire river ses fers" et devient, par procédé de
substitution, simple extension synecdochique des "coffres-forts . . .
scellés dans le fer." (348) Serrure doublement déchiffrée, serrure aux
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lettres connues et composées par l'autre, le caissier est condamné au nom
de la Loi pour n'avoir pas su garder "le secret sans se laisser corrompre."
(348) Le récit met en branle un mécanisme de redondance projetant le signi
fiant le long de l'axe syntagmatique tout en déconstruisant l'univocité du
signifié de sorte que le sujet devant la lettre, le sujet de la lettre se
manifeste avant tout comme lieu de production de la Loi. A cet effet deux
systèmes d'appellatifs distincts qualifient le protagoniste et le situent par
rapport à deux moments historiques nettement délimités: à savoir l'Em
pire et la Restauration. Castanier (caste a nié/caste à nier), dont la "bouton
nière était ornée du ruban de la Légion d'Honneur car il avait été chef
d'escadron dans les Dragons sous l'Empereur" (349), est présenté d'entrée
de jeu comme "caissier". Au cours de la diégèse il se trouvera qualifié par
son patronyme et par: "caissier", "ancien officier", "ancien militaire",
"vieux dragon", "ex-dragon", ce qui marque d'un côté une appartenance
actuelle et de l'autre un état révolu. Ce n'est qu'une fois le pacte conclu
avec Melmoth qu'il bénéficiera du substitut "le dragon". (370) Or, ce
même signifiant caractérise la Loi meurtrière de la caisse, ce "dragon de la
mécanique," et la Loi aveugle et mécanique des Dragons sous l'Empereur:
"Ils vont en avant, obéissent passivement à l'âme qui les commande, et
tuent les hommes devant eux ... Ils frappent et boivent, ils frappent et
mangent, ils frappent et dorment pour mieux frapper encore" (379), enfin
la Loi de Satan qui confère à son adepte le "métier de mal faire". (372)
"Mane, thecel, pharès", la Loi du dragon, le dragon de la Loi compte, pèse
et divise. Même tout-puissant, Castanier ne saurait s'en affranchir.
"Comme Balthazar il vit distinctement une main pleine de lumière qui lui
traça son arrêt au milieu de ses joies, non pas sur les murs étroits d'une
salle, mais sur les parois immenses où se dessine l'arc-en-ciel. ' (374) Et ce
n'est qu'après s'être repenti et avoir réalisé l'échange avec Claparon que
Castanier, "l'ancien dragon ... le moribond" (385), pourra trouver la paix
en se conformant à la Loi de Dieu.
Somme toute, Melmoth réconcilié s'organise comme mystère à dé
chiffrer qui pose un problème de lecture pour chaque sujet de la fable.
Aquilina se meut aussi dans ce même jeu de la lettre. Elle prétend être
Piémontaise, se déguise sous un faux patronyme et cache "son véritable
nom, même à Castanier". Elle prend, de plus, pour "nom de guerre celui
d'Aquilina, l'un des personnages de Venise Sauvée. "
(355) Toutefois, bien
qu'elle veuille "se faire considérer comme une bonne bourgeoise", la
Société condamne ce genre de femme et la considère comme "pirate que
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l'on pend faute de lettres ."n (356) D'ailleurs, le jour "où Mme de La Garde
voulut signer Mme Castanier, le caissier se fâcha." (356) Désespéré de
taire la raison de l'interdit, l'ancien militaire est amené à révéler le secret
qui barre l'accès à la lettre. De plus, lorsqu'elle est vue en train de lire un
billet-doux de son amant Léon (conspirateur dont le nom est connu du
procureur-général et qui "travaille en ce moment à préparer les éléments
de l'acte d'accusation" (371)) Aquilina le roule, le prend dans des pincettes
et le brûle afin d'en faire disparaître les moindres traces. Lettre à sur
prendre, lettre surprise, lettre qui se dissimule, lettre qui résiste mais qui
appelle néanmoins une lecture. Le signifiant même élidé ou gommé reste
hanté d'un vestige de signifié, vague soupçon qui se trouvera confirmé par
la suite.
Cependant, qu'est-ce lire si ce n'est voir la lettre ou encore retenir la
trajectoire évanescente de sa trace. Or, dans la fable deux types de regards
se cherchent, s'entrecroisent et se rencontrent. Le premier, apparem
ment innocent, se pose à la surface du monde, reconnaît l'objet de sa quête
mais, illettré, n'arrive pas à en déceler le sens. Ainsi de Castanier, qui,
avant le pacte, surprend la lettre et ne peut la décrypter. Lorsque sa
maîtresse veut prévenir Léon par l'entremise de Jenny elle prend Cast
anier "par le cou pour lui mettre la tête dans son corsage. — Tu
m'étouffes!' cria-t -il, le nez dans le sein d'Aquilina." (363) Littéralement
aveuglé par la passion, le désir lui interdit ou barre l'accès au sens, au
signifié. "Avant d'aller au spectacle, il éprouvait pour Aquilina la passion la
plus insensée ... il aurait fermé les yeux sur ses infidélités, ce sentiment
aveugle s'était dissipé." (373) Par contre, l'autre regard, le regard de l'Autre, traverse la barre de
l'interdit, pénètre le voile du mystère, comprend et transmet le sens de la
lettre. Omnivoyant, ce regard se glisse, passe et découvre à l'autre un
manque, un manque à savoir et par la suite un manque à être. En toute
tranquillité, volets tirés et portes closes, Castanier se prépare à déjouer la
Loi de la caisse en contrefaisant la signature de Nucingen absent. "Si
jamais un homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tous
les regards, cet homme était le caissier. "
(348) Pourtant, au moment où "il
cherchait laquelle de toutes ces fausses signatures était la plus parfaite
ment imitée", il sent posé sur lui un regard perçant qui annonce une
présence inexplicable. L'apparition soudaine de ce personnage mystérieux
et fascinant provoque chez l'ancien militaire "pour la première fois de sa
vie, une peur qui le fit rester bouche béante et les yeux hébétés." (350)
Durant ce face à face initial et les rencontres ultérieures le caissier accu
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sera au tréfonds de son être le pouvoir terrifiant de ce regard envahissant
et pénétrant qui lit "ainsi dans son âme". (353) "Oeil qui perce les mur
ailles, voit les trésors" (365), "regard poignardant" qui cause "une impres
sion poignante", provoquent chez l'accusé une angoisse paralysante. Cette
dialectique de l'oeil et du regard —
"yeux qui luttent de clarté avec le
soleil et qui rendent Melmoth "l'égal de Celui qui porte la lumière" (365);
yeux qui jettent un "éclat insupportable" (350), "regard de fer qui vomi[t] des courants électriques, espèces de pointes métalliques par lesquelles
Castanier se sent[ ] pénétré, traversé de part en part et cloué" (366) —
inscrit le sujet sous la Loi de l'Autre et le maintient comme manque
impossible à combler. De plus, ce regard lumineux et tranchant atteint le
corps même et entraîne des réactions incontrôlables en perçant le secret
de l'écrit contrefait. "Il fut pris par une sorte de tremblement convulsif en
voyant les rayons rouges qui sortaient des yeux de cet homme et qui
venaient reluire sur la fausse signature de la lettre de crédit." (351)
Alors que le voir fait ressentir au sujet un manque à être, d'autres
modalités, le dire et le faire, accentuent et creusent son angoisse. La voix
de Melmoth "se mit en communication avec les fibres du caissier et les
atteignit toutes avec une violence comparable à celle d'une décharge
électrique" (350). "L'anglais sourit, et son sourire terrifia Castanier. "
(351)
Cependant, par un processus métonymique et métaphorique, la plume du
caissier, le corps même du délit, ultime signifiant qui par condensation et
substitution réunira les caractéristiques de l'oeil et du regard, de la voix et
du sourire, provoque les modifications somatiques les plus radicales. Afin
qu'il appose son paraphe au bas de la lettre de change, Castanier présente
à Melmoth la plume dont il venait de se servir pour le faux. Celui-ci signe
son propre nom, remet le papier et la plume au caissier. Melmoth prend
son argent et disparaît pendant que le coupable "regardait l'écriture de
l'inconnu." (351) Le regard de la lettre authentique, et la plume appro
priée, maniée par son détenteur légitime avant d'être rendue à l'usurpa
teur, le coupent au vif et lui font éprouver des douleurs corporelles
insupportables: "La plume dont Melmoth s'était servi lui causait dans les
entrailles une sensation chaude et remuante assez semblable à celle que
donne 1 emétique." (351) Fouillé, pénétré — "la chaleur émétisante que
lui avait communiquée sa plume prenait de l'intensité" (352) — il sent et
reconnaît l'horreur du cautère, instrument de la lettre qui marque la
transgression, le manquement à la Loi. Plume tranchante/regard tran
chant, oeil perçant/rire perçant, autant de signifiants constitutifs de la
chaîne de signifiance qui parlent l'autre-scène, la scène de l'Autre, et, qui
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se trouvent réunis dans cette seule et même suite: . . il rencontra la
figure de Melmoth dont le regard lui causa la fade chaleur d'entrailles, la
terreur qu'il avait déjà ressenties. "
(364)
Qui vole la plume la perd, qui se livre à la lettre la subit. Châtié là et par
où il a fauté, puni par l'instrument même du crime, Castanier hésite à
renoncer à son projet et espère toujours tromper la vigilance de l'Argus qui
lit dans son âme. Malgré son corps qui joue et rejoue cette scène primitive
de la lésion, du trauma, et en dépit des dénonciations successives de
Melmoth, le caissier se refuse à l'évidence, tente de nier les signes irrécu
sables et refoule cette vérité qu'il ne saurait tolérer. Cécité temporaire,
nul ne peut se soustraire au regard incisif, omnivovant. Melmoth au
théâtre ne lui dira-t-il pas "Quand tu irais dans les catacombes ne me
verrais-tu pas?" (365) Et le spectacle sera l'occasion de faire voir, de faire
savoir au caissier sa destinée écrite en toutes lettres.
Voir, sa voir, pounoir absolus, telles sont les modalités qui définissent
Melmoth et qui seront transmises à Castanier à la conclusion de leur
étrange pacte. Transfert, mais transfert secret. Cette scène intime, privée,
suit de près le premier spectacle au Gymnase, mise en acte du savoir de la
Loi. Caché à la vue d'Aquilina, caché à la vue du lecteur, Melmoth prend
Castanier par la main et l'introduit dans un lieu clos, retiré, sombre. "Tous
deux allèrent dans le salon sans lumière, car l'oeil de Melmoth éclairait les
ténèbres les plus épaisses." (370) L'échange du pouvoir, du pacte tu — le
caissier dira en sortant "Je lui ai vendu mon âme" — cet ultime objet non
vu que le Regard pourrait un jour espérer surprendre est maintenu sous
un dernier voile que le récit refuse de lever. Et le même contrat proposé
successivement Place de la Bourse reconfirmera à l'infini le statut inviola
ble de l'objet non-vu. "
'Venez là-bas, à l'endroit où il n'y a personne',
répondit Castanier . . . Claparon et son tentateur échangèrent quelques
paroles, chacun le visage tourné contre le mur. Aucune personne qui les
avait remarqués ne devina l'objet11 de cet a parte." (384) Effet de parole,
effet de la lettre, la présence et la possession de l'objet voilé se remarquent
et se reconnaissent dans le regard de son détenteur. C'est par l'entremise
de l'oeil, signifiant privilégié, que s'effectue le transfert et se transmet le
pouvoir. Lorsque Castanier réapparaît seul "Ses yeux jetaient un feu
sombre" (370) et une identique métamorphose se produit lors du second
échange. Celui-ci a un regard éteint alors que "Claparon . . . reparaissait
au contraire avec des yeux éclatants." (384) Cependant, c'est aussi par
l'entremise de l'oeil, feu ardent, chaleur brûlante qui blesse "par un éclat
insupportable", "regard de fer" vomissant des "pointes métalliques" qui
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pénètrent, traversent, de part en part et clouent, que l'objet non-vu
marque sa présence intolérable et en même temps inaccessible, interdite.
Voir sans voir, lire sans lire, l'oeil châtiant fascine, poignarde et incise. Cet
appel du Regard, cette invite sans appel maintiennent le sujet du récit, le
sujet de la lecture devant le dernier voile qui signifie l'objet d'horreur,
l énigme qui se dit mais qui se tait.
"Et le désir s'accroît quand l'effet
se recule" Corneille, Polyeucte, vers 42.
Le motif de la scène de transfert cachée au Regard, et de l'objet non-vu
caché par le regard se reproduit en s'accélérant par un procédé de conden
sation et substitution jusqu'à ce que "l'énorme puissance conquise par la
découverte de l'Irlandais" (387) semble s'épuiser, se dissoudre. Aveuglé
par le désir qui le mène à la transgression, surpris par Melmoth, le caissier
accepte le pacte, contrat infernal qui le métamorphose instantanément au
physique comme au moral. "Castanier, tour à tour enfant, jeune amour
eux, militaire courageux, trompé, marié, désillusionné, caissier, pas
sionné, criminel par amour n'existait plus." (373) D'ailleurs le scénario du
contrat, la mise en scène de l'obtention de l'objet non-vu "exclut le Hasard
du champ du Réel" comme l'écrit Piera Aulagnier-Spairani.13 Maintenant,
"je vois tout, je sais tout, je peux tout" dira le caissier à Aquilina en lui
révélant le sort inévitable et certain qui attend Léon, son amant. Le
contrat qui fait accéder au voir, au savoir et au pouvoir illimités inscrit en
même temps le signataire sous sa Loi et lui trace "son arrêt au milieu de ses
joies . . . sur les parois immenses où se dessine l'arc-en-ciel. "
(374) La loi
de 1 Absolu, l'absolu de la Loi rature, biffe et interdit tout plaisir, toute
jouissance: "ce qui était tout, ne fut rien." (374) Et s'il la maîtrise, elle le
maîtrise car "la possession tu[a] les plus immenses poèmes du désir, aux
rêves duquel l'objet possédé répond rarement." (374) La demande de
l'autre, seul garant de l'existence de l'objet de désir et seul susceptible de
cautionner l'annulation de l'écart qui l'en sépare, de nier le manque à
combler, reste sans réponse. "Il ressemblait à la suave créature emprison
née par le mauvais vouloir d'un enchanteur dans un corps difforme, et qui,
prise sous la cloche d'un pacte, avait besoin de la volonté d'autrui pour
briser une détestable enveloppe détestée". (377) Sujet du plein, sujet du voir et du savoir infinis, sujet de et à la Loi, seul l'absolu saurait répondre à
l'ultime demande de l'ancien militaire "membre de nos glorieuses et
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terribles armées" redevenu "simple comme un enfant au milieu de la
civilisation." (380) Bien que semblable, le destin des autres contractants qui se solde Place
de la Bourse ne sera pas identique à celui du dragon. Tous, cependant,
subissent des changements physiques prononcés. Castanier, au corps flas
que et mou, au crâne chauve reluisant, à la figure rubiconde ayant l'appar
ence d'une boule, avait "la main potelée de l'homme gras et son teint était
d'un rouge de brique." (349) Le pacte qui lui confère un immense pouvoir
déclenche dans l'instant une métamorphose corporelle. Sec, puissant et
noueux, son corps vibrant se dresse soudain, s'impose à l'autre et lui fait
subir sa dure loi: "son teint rouge avait fait place à la pâleur étrange qui
rendait l'étranger sinistre et froid . . . maigri, le front majestueusement
horrible ... le dragon exhalait une influence épouvantable qui pesait sur
les autres comme une lourde atmosphère." (370) Quand il arrive à la
Bourse "chacun avait remarqué la figure de Claparon et celle de Castanier.
Celui-ci comme l'Irlandais était nerveux et puissant, ses yeux brillaient, sa
carnation avait de la vigueur ". Mais si l'acceptation du pacte provoque un
raidissement, un allongement, sa résiliation entraîne un assouplissement,
une dissolution. Ainsi de Melmoth réconcilié effleuré et touché par la
grâce: "La main de Dieu, visiblement étendue sur lui . . . ses yeux si
rigides se sont adoucis dans les pleurs. Sa voix si vibrante et qui effrayait, a
pris la grâce et la mollesse qui distinguent les paroles des gens humiliés"
(378); et de Castanier son suppléant, qui, une fois "dépouillé de son
pouvoir, apparaissait fané, ridé, vieilli, débile." (384) Si, comme on l'a dit, subir le regard c'est reconnaître dans son corps
même un manque à être par où on a transgressé, si, comme on 1 a vu,
désirer c'est proférer la demande, par contre, regarder c est apparemment
faire lever le dernier voile, c'est détenir l'immense puissance qui permet
de voir, de pénétrer le secret de 1 autre, de lire dans son âme. Au Gym
nase, Melmoth fait voir à Castanier la scène d adieu avec Aquilina qui se
moquait de lui dans ses a parte avec Jenny, tout en lui disant les paroles les
plus douces et les plus caressantes. Elle pleurait d un côté, riait de
l'autre." (367) Posséder le savoir infini c'est éliminer le hasard, mais c est
en même temps éteindre le désir. Au moment où il peut goûter à tous les
plaisirs, à toutes les jouissances, il se trouve "au delà du plaisir . . . et n eut
plus envie ni de manger, ni d'aimer. (375) L objet de désir, autrefois
signifiant qui se profilait à l'horizon sous forme de manque tout en définis
sant le sujet comme béance impossible à combler, cet appel interrompu,
se révèle dorénavant comme plénitude perçue, connue, qui lève la barre
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de 1 interdit et évacue la demande de l'autre. Plénitude illusoire! Bien que
libéré des "lois du temps, de l'espace et des distances", bien que sachant
décrypter le chiffre de la lettre ("les sciences furent pour Castanier ce
qu'est un logogriphe pour celui qui en sait le mot"), l'ultime signifiant qu'il
"sentit en dedans de lui ... ce quelque chose d'immense que la terre ne
satisfaisait plus", lui échappe. "Il haletait après l'Inconnu, car il connaissait
tout". (375-76) Tout voir, ne rien voir; tout connaître, ne rien connaître, la
chose immense, sentie, éprouvée se tait, se dérobe.
Il reste encore à interroger la nature du pacte, ce leurre qui semble
octroyer au contractant l'extraordinaire faculté physique et morale d'ap
préhender le sens fondamental du signifiant. Dans un premier temps le
sujet du désir, celui qui transgresse, croit comprendre le chiffre de la
lettre. Il est ensuite amené à négocier un contract inflexible qui l'affranchit
d'une loi pour mieux l'assujettir. Finalité posée, contrefinalité dra
conienne, c'est à qui gagne perd, car si la loi libère, la lettre tue. Contrat
émancipateur, contrat anéantissant, savoir d'horreur, horreur du savoir
qui donne, qui prend. Afin de trouver la paix, Melmoth omnipuissant,
depuis cent cinquante ans l'unique détenteur des clefs du mystère, cède le
pouvoir à Castanier, qui en contre partie lui vend son âme. Enfin, dépos
sédé, il meurt à Paris ayant échangé son secret contre un salut assuré. Une
mort pour une vie, une vie pour une mort, le caissier pense se libérer en
acquérant le don que confère la lettre à son signataire. Toutefois le legs et
son acceptation amènent obligatoirement une résiliation du contrat qui
autrefois liait le donateur. Et si le pacte comporte un dédit, son bénéfi
ciaire encourt des sanctions inévitables. L'échange de l'immense puis
sance exige une séparation, une coupure, une mutilation que s'inflige
volontairement le sujet. En troquant son pouvoir contre la paix, Melmoth
assume les traits de Castanier. "Il m'a pris mon être, et m'a donné le sien. "
(370) Le regard éteint, l lrlandais accède par violence au sens du signifiant,
la mort désirée, cet indépassable futur qui structurait le champ du désir de
1 aveugle caissier. "Je vois tout, je sais tout, je peux tout", dira le détenteur
du regard flamboyant, tranchant, perçant qui force la barre du signifiant,
mais dont le seul résultat est de lui faire découvrir "le néant que la
suprême puissance apporta pour dot." (374)
Castanier au regard qui blesse, force et mutile, au regard qui lit, dévoile
et désigne, éprouve de nouveau la douloureuse absence comme coupure
brûlante. "Harponné par l'épée flamboyante de laquelle il sentait la pointe
dans ses reins" (377) il cherche à combler la béance. Et c'est encore par le
déchiffrement de la lettre dont le sens lui échappe que le dernier obstacle
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doit se dissoudre. "L'ancien dragon ... se trouvait dans les conditions
voulues pour recevoir fructueusement la semence des paroles divines
commentées par le prêtre." (379) Semence fructifiante, semence divine,
mais, semence brutale et dévorante car "ce mot terrible ... le frappa
d'autant plus violemment qu'il était fatigué de la terre ... Il fut tout à
coup dévoré par l Esprit saint comme le feu dévore la paille." (380-81)
Pour atteindre ce signifié qui sans cesse se dérobe le sujet se fait violence,
s'aveugle, se vide, cherche et se trouve dans la mort. Se dépouiller de la
lettre c'est en même temps s'émanciper, s'anéantir et libérer l'autre en
l'assujettissant. Détenir le pouvoir/détenu du pouvoir, posséder le regard/
possédé du regard, le sujet qui voulait et croyait parvenir au signifié
accède au néant. En somme, tout voir, tout savoir, tout pouvoir, c'est
déboucher sur le vide, la mort.
Or, l'immense puissance qui confère le contrat c'est à la fois l'investiture
et l'aliénation du phallus.14 Mais loin de s'ériger comme signifié qui justi
fierait un décodage univoque, le phallus, source d'ambiguïté, structure les
contradictions insurmontables et représente le glissement incessant de la
signifiance qui interdit la clôture, la fermeture de récit. Regard castrateur/
regard castré, savoir absolu/savoir barré, contrat du pouvoir/pouvoir du
contrat, le phallus, l objet non-vu signifiant ultime barre l'accès au signifié.
D ailleurs, le glissement se reproduit dans la fable au niveau proaïrétique
en s'amplifiant Place de la Bourse lorsque le pouvoir passera d'un sujet à
un autre.
Toutefois, le contrat proposé par Melmoth permet également d'entre
voir le secret de la caisse, "Vultima ratio du dragon", que désire percer
chaque sujet du conte. "D'un seul mot tu restituerais dans la caisse du
baron de Nucingen les cinq cent mille francs que tu y as pris. Puis en
déchirant ta lettre de crédit, toute trace de crime serait anéantie. Enfin, tu
aurais de l'or à flots." (368) La lettre du contrat fantastique assure dans le
récit, pour reprendre la phrase de Françoise Gaillard, "la double fonction
symbolique de signifiant universel de l'échange et de signifiant universel
du désir, en un mot [elle est] à la fois l'or et le phallus.'15
C'est justement à la Bourse de Paris, cet "endroit où l'on juge les
systèmes, où les gouvernements sont rapportés, où tout s'escompte, où
Dieu même emprunte" (382) que se jouera l avant-dernière scène de cette
vérité incompréhensible, mortelle. C'est dans ce lieu de la vérité insou
tenable, mais aussi dans ce lieu de la fétichisation de la valeur qui inscrit
le sujet dans un réseau symbolique en taisant l'autre scène, que "les
boursiers . . . réservent leur foi pour croire qu'un chiffon de papier
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nommé une inscription vaut un domaine. Le Grand-livre est leur Bible."
(385) Pourtant, Claparon n'en est pas dupe et lorsqu'il "eut payé ses effets,
la peur le prit. Il fut convaincu de son pouvoir, revint à la Bourse et offrit
son marché aux gens embarrassés. (385) L'échange du "traité du diable" se
fait en s'accélérant: le spéculateur le vend à un notaire qui le revend à un
entrepreneur en bâtiment qui le cède à un marchand de fer, celui-ci le
recède à un charpentier et le temps nécessaire pour effectuer chaque
transaction se trouve directement proportionnel à la baisse de la valeur
fiduciaire du pacte. "Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à ce singu
lier contrat, et les acquéreurs manquaient faute de foi." (385-86)
Assimilée et par suite réduite à la valeur fétichisée, la chaîne signifiante
semble, de prime abord, se briser, s'immobiliser, s'interrompre. Mais par
un processus métonymique elle glisse, se déplace et se renoue à l'autre
fonction symbolique jusqu'alors partiellement élidée. La rue Feydeau, sur
laquelle donne la Bourse provisoire, sert aussi de cadre à une reprise,
simple substitution de l'avant-dernière scène où se monte le jeu du désir et
de l'or. Cette rue "comme le savent les flâneurs, est une de ces rues
adorées des jeunes gens, qui, faute d'une maîtresse, épousent tout le
sexe." (386) Or et phallus, Euphrasie, "bonne et belle fille" qui "fait le
bonheur à prix fixe" se trouve "l'objet de l'ambition d'un jeune clerc de
notaire démesurément ambitieux. "
Démuni de la somme nécessaire pour
acheter un châle qui lui assurerait ses faveurs il vend sa part de paradis au
détenteur du contrat. "Le pacte consommé, l'enragé clerc alla chercher le
châle, monta chez Mme Euphrasie; et comme il avait le diable au corps il y
resta douze jours sans en sortir." (387) Euphrasie (bonne parole, bonne
élocution) lui communique, à sa honte, une maladie innommable. Le clerc
qui tente sa propre guérison, "se trompa de dose en prenant une drogue
curative due au génie d'un homme bien connu sur les murs de Paris ... Il
creva sous le poids du vif argent et son cadavre devint noir comme le dos
d'une taupe." (387) Trahi par la bonne parole, ignorant le bon mot, le mot
d'ordre, ne sachant pas lire le chiffre de la formule ou la lettre du contrat,
l'enragé clerc confirme et reconduit la préséance du symbolique — la Loi
de l'or et du désir, ces dragons de la mécanique.
Drame de la cécité, drame du sujet moderne astreint aux mêmes impé
ratifs des productions symboliques qui le situent, le conte se boucle en
posant de nouveau une énigme insoluble, invite qui demeure sans ré
ponse. "Un diable avait passé par là, mais lequel? Etait-ce Astaroth?" (387) Dernière spire tangible d'une mise en acte de l'engendrement du texte et
de l'activité de la lecture, mouvement déjà amorcé dans le sommaire, le
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récit se déroule, se dédouble en reproduisant le même scénario de la
demande, du sens appelé, différé. Spirale enragée, déchaînée qui se
détend en s'amplifiant et qui recule sans cesse tout en désignant l'ultime
effet, la mort inévitable. Mais spirale qui reproduit aussi la concaténation
de l'effet du signifiant. Euphrasie, bonne élocution, bonne parole, est
porteuse de vide, de néant. Un démonologue allemand, qui prend des
renseignements sur cette affaire, essaie d'en proposer, au cours d'une
discussion avec les clercs du notaire, une interprétation théologique dé
finitive en citant à l'appui Jacob Boehm: "Dieu a opéré toutes choses par le
FIAT, le FIAT est la secrète matière ..." (388) Le sens du décret et du
verbe, l'esprit du mot qui marquent la place du sujet dans l'ordre symbo
lique donnent lieu à un quiproquo, à un mot d'esprit. "Fiat? ... dit un
clerc, fiat lux\" et ce dernier effet de parole comme par écho élide le
signifié tout en confirmant le jeu du signifiant producteur de (la) fiction. "Il
y a de l'instruction en France, se dit l'Allemand." (388)
Department of French
Victoria College
University of Toronto
Toronto, Canada M5S 1K7
1 Les références à Melmoth réconcilié renvoient au tome X de La Comédie
humaine, (Paris: Gallimard, 1976- ), édition de la Pléiade, publiée sous la direction de P. G. Castex.
2 Voir Gérard Genette, Figures III, (Paris: Seuil, 1972), p. 90. 3 Dans une brillante étude "Turning the Screw of Interpretation", Literature
and Psychoanalysis The Question of Reading: Otherwise, (Yale French Studies, Number 55/56, 1977), Shoshana Felman propose une lecture séminale d inspira tion lacanienne du court roman de Henry James The Turning of the Screw. Elle démontre de façon magistrale comment le texte de James met en scène et actualise une théorie du récit, de l'écriture et de la lecture. (Voir surtout les chapitres IV, V, et VI, pp. 119-161).
1 Les distinctions entre les deux systèmes indépendants et complémentaires qui régissent les temps du verbe français et qui manifestent deux plans dénoncia tion différents, à savoir celui de l'histoire et celui du discours, établies par Emile
Benveniste dans "Les relations de temps dans le verbe français", Problèmes de
linguistique générale, I, (Paris: Gallimard, 1966), sont fondamentales pour l'étude formelle de la situation (positionnelle et non ontologique) du sujet dans la langue. D'un côté, le plan historique de l'énonciation (diégése) réservé à la langue qui caractérise le récit d'événements passés "se reconnaît à ce qu il impose une délimi
tation particulière aux deux catégories verbales du temps et de personne prises
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ensemble", p. 239, exclut toute forme linguistique autobiographique. De l'autre, le plan de l'énonciation du discours (sommaire) suppose "un locuteur et un audi
teur, et chez le premier l intention d influencer lautre en quelque manière" (p. 242).
5 En plus des marques formelles de temps (soulignées plus haut) des marques de personnes ainsi que des déictiques caractérisent les deux plans d énonciation.
Dans l'énonciation historique la troisième personne est une absence de personne
qui ne s'oppose jamais aux personnes Je et Tu. En outre, les déictiques Ici et
Maintenant sont exclus. Par contre, dans l'énonciation du discours la troisième
personne est une non personne qui s'oppose aux personnes Je et Tu et les déic
tiques Ici et Maintenant sont possibles. Voir Guy Laflèche, Histoire des formes du roman québécois, (Montréal: La Librairie de l'Université de Montréal, 1976),
p. 30. 6 Pour Jacques Lacan, "L'instance de la lettre dans l'inconscient", Ecrits,
(Paris: Seuil, 1966), d'une part le système du langage "préexiste à l'entrée qu'y fait
chaque sujet à un moment de son développement mental ; mais de l autre, le sujet est préinscrit par son propre nom dans le discours: "Le sujet aussi bien, s'il peut
paraître serf du langage, l'est plus encore d un discours dans le mouvement univer
sel duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance, ne serait-ce que sous la forme de
son nom propre" (p. 495). 7 Voir Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, "La signifiance", Le Titre
de la lettre, (Paris: Galilée, 1973), pp. 63-79. s II revient de nouveau à Emile Benveniste "Remarques sur la fonction du
langage dans la découverte freudienne", Problèmes de linguistique générale, I,
(Paris: Gallimard, 1966), d'avoir été l'un des premiers à s'interroger sur la mé
thode, les démarches et le projet de la psychanalyse dans le but de les comparer à
ceux des "sciences reconnues". Visant à établir une correspondance entre la
symbolique de l inconscient et certains procédés typiques de la subjectivité mani
festée dans le discours il suggère que l'on trouverait dans les procédés stylistiques du discours "un terme de comparaison avec les propriétés que Freud a décelées
comme signalétiques du langage' onirique . . . L inconscient use d'une véritable
rhétorique' qui, comme le style, a ses 'figures' et le vieux catalogue des tropes fournirait un inventaire approprié aux deux registres de l'expression" (p. 86).
9 Comme le font remarquer Nancy et Lacoue-Labarthe, Le Titre de la lettre,
pp. 73-77, la fonction signifiante du sujet s'analyse dans les deux éléments de la connotation que sont la métonymie et la métaphore. Toutefois, chez Lacan ces deux tropes ne tiennent pas dans une acception rhétorique stricte. Si la métonymie ou combinaison d'un terme à un autre est le trope syntagmatique selon lequel le sens s'appauvrit dans la lettre du discours: "La métonymie est . . . cet effet rendu
possible de ce qu il n'est nulle signification qui ne renvoie à une autre signification, et où se produit leur plus commun dénominateur, à savoir le peu de sens", (Lacan, Ecrits, p. 622), par contre la métaphore, ou figure paradigmatique de la substitu
tion, "se place au point précis où le sens se produit dans le non sens" (Ecrits, p. 508). En somme, la métaphore rassemble en elle la fonction du mot et du sujet; "car le mot n'a pas d'autre patronage que le signifiant de l'esprit, et . . . c'est sa destinée même que l'homme met au défi par la dérision du signifiant" Ecrits, p. 508).
10 "Certes la lettre tue, dit-on, quand l'esprit vivifie. Nous n'en disconvenons
pas, ayant eu à saluer quelque part ici une noble victime de l'erreur de chercher dans la lettre, mais nous demandons aussi comment sans la lettre l'esprit vivrait.
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Paul Perron 53
Les prétentions de l'esprit pourtant demeureraient irréductibles, si la lettre n avait
fait la preuve qu'elle produit tous ses effets de vérité dans l'homme, sans que
l'esprit ait le moins du monde à s'en mêler" Lacan, Ecrits, p. 509. Voir aussi du
même auteur "Le Séminaire sur La Lettre volée," Ecrits, pp. 11-61. 11 C'est nous qui soulignons. 12 C'est nous qui soulignons. 13 Piera Aulagnier Spairani et al, Le Désir et la perversion, (Paris: Seuil, 1967),
p. 122. Voir également l'intervention du même auteur "A propos du secret' "
pp. 123-124.
14 "Le phallus dans la doctrine freudienne n'est pas un fantasme, s'il faut
entendre par là un effet imaginaire. Il n'est pas non plus comme tel un objet
(partiel, interne, bon, mauvais etc. . . . ) pour autant que ce terme tend à apprécier la réalité intéressée dans une relation. Il est encore bien moins l'organe, pénis, ou
clitoris, qu'il symbolise. Et ce n'est pas sans raison que Freud en a pris la référence
au simulacre qu'il était pour les Anciens . . . Car le phallus est un signifiant . . .
destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié, en tant que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant ... il ne peut jouer son rôle que voilé, c'est-à-dire comme signe lui même de la latence dont est frappé tout signifiable, dès lors qu'il est élevé (aufgehoben) à la fonction de signifiant ... Il devient alors la
barre qui . . . frappe le signifié, le marquant comme la progéniture bâtarde de sa
concaténation signifiante." Lacan, op. cit. "La signification du phallus," pp. 690
692. Cité en partie par Shoshana Felman, Yale French Studies, No. 55156 (1977),
p. 172. 13
Françoise Gaillard, "L'Effet Peau de chagrin", in R. Le Huenen/P. Perron, Le Roman de Balzac : recherches critiques, méthodes, lectures, (Montréal/Paris:
Didier, 1980), p. 222.
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