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LA

DIVINE

COMDIE

DE DANTE

ALIGHIERI

(ENFER

PURGATOIRE

PARADIS)

traduite en vers franais PAR J. A. DE MON GIS Procureur de a gnral rslaCourimpriale Dijon, ncien p prsident de de de la Socit Philotechnique Paris, membre es Acadmies Dijon, d de l'Aube,etc.,etc. Onorate l' ltissimo poeta. cant. (INFERNO, IV.)

DIJON 41 PEUTET-POMMEY, DITEUR,RUEDESGODRANS, PARIS J. HACHETTE et Cie, libraires, rue Pierre - Sarrazin, 14 libraire, au Palais-Royal, galerie d'Orlans LEDENTU, 1857

LA

DIVINE

COMEDIE.

LA

DIVINE

COMDIE

DE DANTE

ALIGHIERI

(ENFER

PURGATOIRE

PARADIS)

traduite en vers franais J. A. DE MONGIS de a p i prsident Procureur gnral rsla Courmpriale Dijon, ncien de de Paris,membre esAcadmies Dijon, d Socit de la Philotechnique de l'Aube,etc.,etc. PAR Onorate l' altissimo poeta. cant. (INFERNO, IV.)

DIJON PEUTET-POMMEY, RUEDES LIBRAIRE-DITEUR-PR0PRITAIRE, GODRANS, 41 PARIS J. HACHETTE et Cie, libraires, rue Pierre -Sarrazin, 14 LEDENTU, libraire, au Palais-Royal,galerie d'Orlans 1857

AVERTISSEMENT.

Le l'aide

traducteur d'un travail

ne doit tout

tendre

qu'

s'effacer.

la fois pnible parvenu faire revivre son modle, le faire admirer comme aimer comme il l'aime, sa tche est remplie, il l'admire, son ambition satisfaite. Plus on l'oublie, plus il est heureux dire en le lisant : Dante tait et fier; sa gloire est d'entendre

Quand, il est et charmant,

un grand pote. ne prenant la de commentaires; J'ai donc t trs-sobre notes rejetes la fin du pome, que parole dans quelques beaut cache, claircir quelque pour faire mieux ressortir un passage tueuse. obscur, hasarder parfois une critique respecde ce ma-

La vie de DANTE devait gnifique lments esprit palais

tre comme

lev par son gnie. l'aide des et sans puiss dans son oeuvre mme, simplement mais heureux de repousser d'un mot les de systme,

le pristyle Je l'ai trace

dont on a cherch dans ces derniers temps fltrir outrages sa mmoire. Le gnie est une calamit, quand il n'est pas anim par le souffle de la vertu. tre Des vers ne sauraient mon sens, s'ils expriment ou reclent une pense beaux, et dshonnte. Si DANTE et t hrtique, rvolutionnaire

VI socialiste,

AVERTISSEMENT.

traduit. je ne l'aurais pas aim, je ne l'aurais pas il y a vingt ans, un essai sur Lorsque je laissai paratre, la pense de DANTE avait t dj creuse par de l'Enfer, mais son oeuvre, on peut le dire, savants commentaires; tait encore inconnue : le public tait rduit l'admirer sur mme dire que Dante ne pouvait tre depuis cette poque, bien des tentatives Cependant, ont t faites et de vritables succs ont t obtenus. La Divine Comdie presque tout entire, dgage des bandelettes parole; traduit. on s'accordait mystrieuses enveloppe, Si le peuple donner o les grands prtres du temple la tenaient est apparue tous les yeux dans sa grandeur. de nos villes n'en est pas encore arriv fre-

comme les gondoliers de Venise, tout homme de got l'a lu, du moins, et tous savent aujourd'hui que Dante n'est pas tout entier dans les pisodes d'Ugolin et de Francesca. comme en Depuis dix ans, en France, comme en Allemagne, on comprend Angleterre, le lit, on l'admire. Le moment m'a donc paru bien choisi pour Dante, tirer on de la

les tercets du Paradis

qui, suivant le conseil d'Horace, poussire un manuscrit y sommeillait depuis dix ans : car, dfaut d'autre mrite, il a du moins celui d'offrir le premier une traduction complte et en vers de la Divine Comdie. Ce n'est pas que l'preuve ne ft pour l'auteur bien rude et bien prilleuse..... Ahi ! quanto a dir qual' era cosa dura... Traduire un pome vant notre poque. la littrature l'harmonie en vers, c'est, je le sais, aprs bien un crime de-

des carts, Dj revenue, srieuse et honnte, elle ne l'est pas encore du rhythme et de la cadence. De nos jours, on

AVERTISSEMENT.

VII

ne tolre la posie qu'en prose; et en travaillant vingt ans, j'ai d avoir le courage de me dire chaque matin : Je cours grand risque de n'tre pas lu : ce qui est triste pour un crivain, autant au moins que pour son diteur. un jour qu'elle et malgr tout

Mais la foi m'a soutenu. dire Puiss-je m'a sauv ! Quoi qu'il puisse en advenir,

mon respect pour d'illustres contradicteurs, je ne comprends pas un pome traduit autrement que par un pome. Pour redresser mon erreur ou me confirmer dans ma croyance, et je suis arriv au rsultat j'ai essay des deux systmes, que nos professeurs nous faisaient jadis obtenir au Lyce en nous donnant rduire en prose le rcit de Thramne ou de Julie. les imprcations suis pas rapport mes faibles lumires. J'ai soumis le dbat des juges minents, et dans leur balance, la prose a t trouve lgre. Ceux-l qui, plus haut placs, plus haut anathme contre la rime, m'ont dit au la fin ils m'ont dit : Publiez. dbut : Continuez; Et voil pourquoi mon livre parat aujourd'hui. criaient La grce que je demande aux hommes de got et d'intelligence pour qui j'ai travaill, c'est de lire au hasard, avant de me condamner, deux chants de la Divine Comdie, tels autant qu'il m'a unissant, que j'ai essay de les reproduire; t possible, une rigoureuse exactitude une lgance sobre et svre; laissant toujours sentir sous un vtement empures et les fiers contours du modle; mais sans les effacer, sous les plis de sa robe dissimulant, nouvelle, les couleurs trop tranches qui feraient tache aux prunt m'attachant yeux de notre poque; semble les allures, l'accent, l'esprit, conserver le parfum dans l'ende l'oeuvre, les formes Je ne m'en

VIII

AVERTISSEMENT.

et qui constitue ce je ne sais quoi qui s'appelle la physionomie du visage, mais la ressemblance, qui n'est pas dans les traits des formes ce que la grce est la qui est la rgularit n'oublier enfin et surtout jamais que beaut ; cherchant Dante non pas des Italiens du je devais faire admirer du XIXe, et que, suivant un XIVe sicle, mais des Franais excellent prcepte, Sur le ton des Franais il faut chanter en France. Mais ceux qui, demandent qu'on de respect et de scrupule, sous prtexte leur livre, la place d'un chef-d'oeuvre,

ne tenant aucun compte je ne sais quelle grossire, copie, qui, et mconnaissant des lieux et des temps, de la diffrence nous forcent parler un les gnies divers de deux langues, Dante de nous italien barbare plutt que de permettre parler le franais de Racine et de Corneille ct de ce modeste passer ddaigneux de leur superbe esclavage. la hauteur dans une adoration moins milit , il se croit plus intelligent comme tout le monde servile. Certes, j'ai lu avec admiration et l' Indiffrence en matire de le Gnie du Christianisme mais je ne voudrais pas faire religion; Etaient chrtiens tous ses ennemis. Et moins encore : Tu sauras combien descendre Est-ce prose Dante de l'escalier donc la peine est dur d'autrui. ainsi le degr dire Dante : ; ceux-l devront essai : il n'est pas Fier dans son hu-

du monter allures

et du de la ainsi

de se donner

les libres

pour

comprendre est-ce Alighieri,

l'exactitude? lui faire honneur,

Traduire

ou le profaner?

Onorate l' altissimo poeta. Si j'attache un grand prix me dfendre devant les sa-

AVERTISSEMENT. vants rendre et les hommes favorable de lettres, je tiens plus ce monde de la magistrature encore

IX me et du Palais

auquel toute ma vie j'ai eu l'honneur d'appartenir. L surtout, est svrement l'amour des lettres jug, avec l'tude du droit; et, parce qu'on le croit incompatible d peut-tre, comme Cante pour me rhabiliter, j'aurais de' Gabrielli, condamner Dante au feu; mais les hommes, comme les livres, ont leur destine, et j'accepte celle que l'opinion a pu me faire. Je crois seulement qu'il y a rigueur sinon injustice, rejeter, mme en la couronnant extrme, de fleurs, la littrature du sein de l'empire o ont trn les l'Hospital tour tour les Dmosthnes et les Cicron, : ceux-l, d'admirables et les d'Aguesseau livres, composant o la loi des Douze Tables lgres charmant les ennuis de l'exil ou n'tait pour rien ; ceux-ci, allgeant le fardeau des affaires par des chants et des rimes dont leur mmoire n'a point rougir. voire mme des fables des lettres, que la culture que le ont plus de part qu'on ne le supsecret de la versification, du ministre public. C'est par pose aux succs de l'orateur les vers que l'on apprend faire de la prose ; car on apprend Il me semble mme pour la rendre plus docile; par eux chtier sa pense, la resserrer, pour la faire mieux ressortir. et t choisi pour tenir Et s'il arrivait qu'un magistrat les plus difficiles, tte aux situations que par l'oreille du assembles jury il ft arriv son coeur, que de solennelles lui eussent fait l'honneur de l'couter en grande partie devrait-il peut-tre des penchants tincts qui font sourire, des tudes que l'on condamne. Je n'ai pas, d'ailleurs, bienveillance, ces faveurs des insque l'on critique, une seule minute b avec

donn ce travail

X

AVERTISSEMENT,

Le les devoirs de ma profession. du temps que rclamaient livre que j'ai fait en dehors du Palais, je l'ai recueilli pour en vingt ans, ainsi dire vers par vers, feuille par feuille, dans mes veilles, dans mes promenades, pendant les heures de loisir que je drobais aux distractions du monde et pour en un mot, trop nglig peut-tre; l'humble liane sous l'abri du cdre superbe, j'ai traduit les 18,000 vers de la Divine Comdie dans ces minutes perdues que j'ai placer ici

trouva pour tous, pendant lesquelles Montesquieu moyen d'crire la moiti de l'Esprit des lois. On me pardonnera, ces quelques j'espre, lignes o le moi n'apparat Je m'emque pour s'excuser et se dfendre. de laisser la parole au matre, et de d'ailleurs, presse, comme je l'avais promis, derrire le rideau de m'effacer, ce magnifique thtre o va se jouer la Divine Comdie de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis.

FIN DE L'AVERTISSEMENT.

VIE

DE

DANTE

ALIGHIERI.(

1)

La vie de Dante appartient l'histoire, comme son oeuvre l'immortalit. Il fut grand citoyen et grand pote : on peut mme soutenir qu'il fut l'un par l'autre, et que l'indignation de l'homme politique a fait les vers de la Divine Comdie. S'il est vrai que l'on nat pote, on ne saurait mconnatre que cette grande facult de l'me ne se dveloppe et ne se modifie suivant le milieu o la Providence nous a placs ; et peut-tre Dante ne serait-il aujourd'hui connu que par quelques ples compositions, si son gnie ne se ft rigoureusement tremp au foyer des discordes civiles. Nous ne saurions donc sparer l'histoire du pote de celle du temps o il a crit : tout se lie dans ce double drame. Le XIVesicle, dernier fils de la barbarie, enfantait le sicle de Lon X, alors que Dante, rallumant le flambeau des lettres antiques, le faisait briller le premier sur le chaos du moyen ge. C'tait vers le milieu du XIIIe sicle : Philippe-Auguste rgnait sur la France, Frdric II tait empereur d'Occident, et Innocent III tenait les clefs du Saint-Sige, quand clata dans les murs de Florence cette obscure querelle des Guelfes et des Gibelins, qui devait ensanglanter l'Italie et mettre en moi les plus hautes puissances de l'Europe. Un gentilhomme, nomm Buondelmonte, avait promis d'pouser une fille du sang des Amedei ; puis, manquant sa parole, il avait donn son nom une Donati. La famille outrage se runit, et l'on dlibrait depuis longtemps sur les moyens de se venger, quand le jeune Mosca degli Uberti s'cria brusquement : Cosa fatta capo ha!... (2) Il est

(1)Je me suis attach ici reproduire surtout les vnements et les noms propres que l'on retrouve dans le pome de l'Enfer. J'ai voulu que la vie de Dante servit l'intelligence de son oeuvre, que son oeuvre servt l'explication de sa vie. (2) Enfer, ch. XXVIII,note 11.

ALIGHIERI. DANTE compris. On se spare, et, peu de temps aprs, Buondelmonte prit assassin sur une place publique de la ville. Ses amis, ses parents, ne tardrent pas user de reprsailles. La terrible Vendetta se propagea comme un violent incendie, et bientt non-seulement Florence, mais toute la Toscane, fut divise en deux camps. On ne vit plus que des Guelfes et des Gibelins : ceux-l pour Buondelmonte, et reprsentant le peuple; ceux-ci pour les Amedei, attachs au parti de l'aristocratie. Les coups cependant semblaient s'affaiblir par la perte du sang; mais Frdric II ne pouvait laisser tomber ainsi l'occasion de susciter des entraves au pouvoir temporel du Pape. Il se dclara tout coup pour les Gibelins, alors exils de leur patrie, et rendit ainsi plus acharnes les luttes des deux factions. Les Guelfes, chasss leur tour, obtinrent l'appui du Saint-Sige, par cela mme qu'ils taient ennemis de Frdric. Frdric fut excommuni, et la lutte recommena. En 1250, Mainfroy, fils naturel de Frdric, touffe son pre entre deux matelas, empoisonne son frre Conrad, et, par ce double crime, arrive gouverner l'empire et la Sicile. Au bruit de ces attentats, qui affaiblissent toujours un pouvoir en le dshonorant, les Gibelins rappellent les Guelfes Florence, mais pour les remplacer bientt en exil : il n'y avait pas place sur le sol de la patrie pour ces deux factions la fois. Les Gibelins, d'ailleurs, ne font pas attendre longtemps leur vengeance. Leurs ennemis, malgr les conseils de Tegghiao, se risquent les attaquer dans le Val-d'Arbia, au pied de Monte-Aperto, o ils s'taient runis sous les ordres de Farinata. Pendant le combat, un tratre, nomm Bocca (1), coupe la main du porte tendard de la commune, et les Guelfes prennent la fuite. Telle fut alors l'irritation des vainqueurs , que, sans la magnanime rsistance de Farinata (2), c'en tait fait de Florence. Les Gibelins voulaient la rduire en cendres; ils se contentrent d'y rentrer avec tout l'appareil du triomphe. Les Gibelins, pour plaire au peuple qui ne les aimait pas, et concilier cependant ses exigences avec leur propre sret, drogrent un antique usage. Au lieu de choisir parmi eux un podestat, ils en appelrent deux de Bologne (3) : Catalano Catalani et Loderingo degli Andeli, tous deux, en apparence au moins, trangers aux factions comme ils l'taient au pays. Florence respira. C'est pendant la dure de cette trve que Dante naquit, au mois de mai de l'anne 1265, sous le pontificat de Clment IV. XII VIE DE

(1)Enfer, ch. XXXIV,et notes. (2)Enfer, ch. X, note 3. (3)Enfer, ch. XXIII, note 6

DANTE ALIGHIERI. XIII Il tait d'une famille noble et ancienne, bien qu'attache au parti populaire ; lui-mme fait remonter son origine ces derniers Romains, soldats de Sylla, qui fondrent la ville de Florence (1). Il est certain, au moins, que son trisaeul (2), Cacciaguida, avait combattu glorieusement sous l'empereur Conrad. Ses anctres s'appelaient Alighieri degli Elisei, et lui-mme Durante : l'usage fit de ces deux noms Dante Alighieri, que la postrit a consacrs. La naissance de Dante fut accueillie avec transport par ses parents. S'il fallait mme en croire certaines chroniques, Madonna Bella, sa mre, aurait t, comme la mre de saint Dominique (3), avertie en songe des hautes destines rserves son fils. Il avait un an peine, quand de nouveaux troubles clatrent. Urbain et Clment IV avaient donn Charles d'Anjou, frre de saint Louis, l'investiture du royaume de Sicile. Mainfroy voulut en vain lutter contre la valeur franaise; il fut vaincu partout, et prit la bataille de Ceperano, abandonn par ses allis de la Pouille, dans la plaine mme o Csar et Pompe s'taient disput l'empire du monde (4). Conradin, fils de Conrad et petit-fils de Frdric II, voulut son tour prendre les armes des mains de son tuteur. Il fut dfait comme lui, et finit par tomber entre les mains du prince franais, qui le fit dcapiter sur une place de Rome (5). De tels vnements devaient oprer une raction fatale au parti Gibelin; les Guelfes ne se dcourageaient pas : les deux podestats (6), dj gagns par eux, et jaloux d'ailleurs d'une autorit sans contrle, s'arment tout coup la tte de la multitude, mettent feu et sang le quartier du Gardingo, habit par les Gibelins, et chassent de la ville ceux qu'ils n'ont pas massacrs. Les Guelfes restent, aprs cette trahison, paisibles matres du pouvoir. L'ducation du jeune Dante se ressentit de cette paix si chrement achete. Libres des agitations du dehors, ses parents se donnrent tout entiers dvelopper les tonnantes dispositions qu'il faisait paratre. Des professeurs de toutes sciences furent placs prs de lui Ser Brunetto Latini, le plus illustre de tous, lui tint lieu du pre qu'il avait perdu fort jeune. Il a laiss un livre crit en franais, et intitul : le Trsor. Il s'occupait d'astrologie, et son jeune lve dut ses soins les

VIE

DE

(1)Enfer, ch. XV, note 6. (2)Paradis, ch. XV, note 4, et ch. XVI. (3)Paradis, ch. XII, note 9. (4)Enfer, ch. XVI,ch. XXVIII; Purgatoire, ch. III. (5)Purgatoire, ch. XX 16)Enfer, ch. XXIII.

VIE DE DANTE ALIGHIERI. XIV connaissances astronomiques qu'il a semes si heureusement dans son pome (1). Dante avait dix ans peine, que dj il fixait l'attention de ses concitoyens. Sa prcocit se faisait remarquer en toutes choses. Il semblait que, dj homme par l'esprit, il dut l'tre aussi par le coeur ; car, cet ge, il s'prit trs - srieusement d'une charmante jeune fille qu'il nomme dans ses crits Batrix, et dont le pre s'appelait Folco Portinari (2). Cet amour ne nuisit point ses tudes. Il avait senti que ce qui charme surtout les femmes, c'est la supriorit ; et dans son me comme dans toutes les mes bien faites, s'taient dvelopps, avec le dsir de plaire, les plus nobles moyens d'y parvenir. Il approfondit avec ardeur tout ce qu' cet ge on effleure avec dgot. Il s'appliqua surtout l'tude des profanes grecs et latins, presque oublis ou excommunis de son temps. Il jeta sur les travaux les plus arides le charme de cette sensibilit rveuse que l'on retrouve mme dans ses plus amers souv enirs. Plus tard, sous les sches controverses de la thologie, il se plut poursuivre les mystres de l'infini. Suprieur aux mesquines dvotions de son sicle, il lut au fond des fictions de la mythologie les merveilles d'une civilisation perdue, et les trsors d'une haute philosophie lui apparurent travers ce voile de posie qui couvre les oeuvres de l'antiquit. Dj peut-tre il rvait que si la force des armes est une puissance qui dompte les hommes, la douceur des lettres a un charme qui les civilise ; que le temps tait venu de les clairer au lieu de les asservir, et qu' tout prendre l'homme est le roi de la cration, non comme la plus forte, mais comme la plus intelligente des cratures (3). Les passions n'avaient donc dans cette me nergique rien de ce qui nerve et amollit ; elles participaient de l'lvation de son esprit et de la fermet de son caractre : Si di virt corne d'amore materiate. C'est ainsi qu'il se peint lui-mme. Aussi Dante ne resta-t-il pas longtemps dans l'ombre. Au premier symptme d'agitations renaissantes, il se jeta dans le forum, changea sa plume pour une pe, et ses rveries de la solitude pour le tumulte des camps. Les Vpres siciliennes avaient sonn. Plus de vingt mille Franais, tous, dit-on, moins un, avaient pri (4) ; et le contre-coup de ce grand massacre devait encore se ressentir jusqu'au sein de Florence. Les Gi-

(1)Enfer, ch. XIV. ;2) Purgatoire, ch. XXX; mais surtout la Vita nuova. (3) Enfer, ch. XXXI,page 171,le 1ervers. (4) Enfer, ch. XIX.

VIE DE DANTE ALIGHIERI. XV belins relevrent la tte, et ne cessrent de harceler leurs heureux adversaires que pour se faire exterminer enfin dans deux batailles, Campaldino, sous les murs d'Arezzo. Dante les combattit vaillamment dans ces deux rencontres ; et, la premire motion passe, comme il l'avoue ingnument, il prit grand plaisir ces vicissitudes que la guerre trane aprs elle (1). A dater de cette poque, il est permis de le dire, les Gibelins n'existaient plus, et les Guelfes n'eurent plus d'autres ennemis qu'euxmmes : bientt ils allaient se diviser et s'gorger les uns les autres : c'est l'histoire de toutes les factions. Mais pendant que de nouveaux troubles menaaient sa patrie, et en attendant qu'il en ft la plus noble victime, Dante tait abreuv de chagrins dans sa vie prive. Cette femme, objet d'une si pure affection, celle qui avait inspir ses premiers chants, Batrix, mourait la fleur de l'ge. Les parents du jeune pote, alarms de sa profonde mlancolie, le contraignent chercher des distractions dans un amour plus heureux, et le marient malgr lui une fille de haute naissance nomme Gemma de' Donati. Ce nom semblait porter malheur. Les Donatimirent, avec leur fille, le trouble et le dsordre dans la retraite du sage. Gemma, dit Costa, tait acaritre et mchante. Elle parut telle du moins l'poux qui ne l'aimait pas. Aprs plusieurs annes de patience et de rsignation, il se spara d'elle; et, bien qu'elle lui et donn plusieurs enfants, il ne voulut plus la revoir. C'est alors qu'il se jeta plus passionnment dans les affaires publiques. Les mditations de l'tude ne suffisaient plus, ni comme aliment celte me ardente, ni comme adoucissement ses blessures. Il se fit connatre d'abord dans une mission qu'il remplit prs de Charles II, roi de Naples ; et bientt il acquit tant de prpondrance parmi ses concitoyens, que l'on n'agitait plus une affaire importante sans qu'il et t consult. Tant de divisions cependant dchiraient la cour de Rome, et la tiare devenait si lourde porter, que les cardinaux taient alls l'offrir un bon ermite nomm Pierre de Moron, qui, certes, dit Bossuet, ne s'attendait gure un tel honneur. Il en fut, du reste, peu flatt ; car il abdiqua bientt en faveur du cardinal Bndict Cajelan, qui prit le nom de Boniface VIII. Ce grand refus, comme alors on appela cette soudaine abdication (2), fit grand bruit et fut jug diversement. Mais, pendant que Rome en tait tout mue, Florence, laisse sans tuteur, se livrait

(1) Enfer, ch. XXII; hic, infra, p. XXI, (2)Enfer, ch. IV,et passim.

ALIGHIERI. DE DANTE de nouveau son esprit turbulent. Focaccia, noble de Pistoie (1), ayant s'coup la main son neveu et tu un de ses oncles, deux partis taient forms dans cette ville : les Blancs et les Noirs, l'imitation des Guelfes et des Gibelins. Les Noirs, cirasses les premiers, trouvrent Florence un asile d'abord, puis des amis, puis des partisans, et, par la mme raison, des adversaires. On s'chauffa de part et d'autre : chaLa que membre de chaque famille prit parti pour ou contre les exils. guerre civile se ralluma plus ardente, plus sacrilge que jamais : car, cette fois, ce n'taient plus seulement des citoyens contre des citoyens, des familles contre des familles; c'taient des pres contre des fils, des frres contre des frres. La violence et la perfidie prirent la place des lois. Tous les liens de la nature furent rompus comme ceux de la cit, et Florence baigna ses pieds dans te sang de ses enfants. Au milieu de ces dsordres, Dante fut lu au Prieurat, en l'an 1300, par le libre suffrage de ses concitoyens. Le Prieurat tait une sorte de Snat, ou plutt un conseil des Six lu alors par le peuple, plus tard par le podestat lui-mme, qui en tait le prsident et qui reprsentait le pouvoir excutif. C'est sans doute dans des temps de troubles que le nom d'honneurs a t donn aux charges publiques ; car alors il faut une noble ambition pour y aspirer, un grand courage pour les remplir. Dante en fit l'exprience. Trop clair pour ne pas dominer parmi ses gaux, trop fier pour caresser les factions, trop ferme pour mnager les coupables, il devait s'exposer en butte aux intrigues des envieux et aux perscutions des mchants. Son dbut fut un coup d'clat; et son dbut le perdit. Charles de Valois, qui, en 1283, avait reu du Pape l'investiture de l'Aragon, comme Charles d'Anjou celle de la Sicile, se trouvait Rome prt marcher contre Frdric, quand les Guelfes-Noirs de Florence s'assemblrent dans l'glise de la Sainte-Trinit, et rsolurent de lui livrer la ville. Le complot fut dcouvert ; et les Prieurs, saisissant cette occasion d'anantir deux partis formidables, exilrent les principaux des Noirs et des Blancs : Corso Donati, homme d'une habilet rechefs arquable, la tte de ceux-l, et parmi ceux-ci Corregiano de' Cerchi et Guido Cavalcanti, ami intime de Dante (2); mais, les Blancs ayant t rappels plus tard, on reprocha cet acte de justice Dante comme un acte de partialit dont, au reste, il ne pouvait tre responsable ; car XVI VIE

(1) Enfer, eh. XXVet XXXII. (2) Enfer, ch. X.

VIE DE DANTE ALIGHIERI. XVII il avait alors quitt le Prieural, et s'essayait l'exil par une ambassade prs le Saint-Sige. L, pendant qu'on l'amusait par des ftes et des protestations, le souverain pontife coutait les Noirs et favorisait sous main leurs projets. Il souffrait avec peine l'indpendance de la Rpublique Florentine ; et, pour reconqurir l'influence que ses prdcesseurs avaient acquise dans les querelles des Guelfes, il envoya Charles de Valois avec le titre spcieux de mdiateur. Mais le prince tendit ses pouvoirs, pour prouver sans doute qu'il les avait bien compris. Il abattit les Blancs, releva les Noirs, tira de l'argent de tous. Corso Donati, rentr Florence avec les siens, fait lire podestat une de ses cratures, Cante de' Gabrielli; et pendant qu' l'aide de cet instrument docile, il frappe d'une main ses ennemis les plus redoutables, de l'autre il caresse le peuple et parvient enchaner ce lion qui nagure rugissait contre lui. Il avait surtout se venger de Dante. Il ameute la populace par l'appt du butin, fait piller les maisons de l'ambassadeur, briser ses meubles, dvaster ses champs ; et, pour couronner ces attentats, il le fait condamner l'exil, puis au feu, avec le pre de Ptrarque et trente des plus illustres citoyens de Florence (1). Dante cependant tait Rome, servant de tout son zle l'ingrate patrie qui le condamnait au supplice. Il apprend ce triste retourdes choses d'ici-bas, et part en toute hte ; mais Sienne des amis prudents l'arrtent : on se rassemble Arezzo. Quelques Gibelins rejoignent les mcontents; des hommes puissants de Bologne et de Pistoie les appuient. Le lgat du pape, on ne sait comment , se trouve ml toutes les runions. Puis, aprs plus de deux ans passs en pourparlers striles, en projets avorts, en vaines tentatives, une troupe nombreuse de cavaliers tente enfin la fortune, s'lance dans la campagne de Florence, force les portes, pntre grande course jusqu' la place San-Giovanni. Mais le peuple et les flots sont changeants. Les anciens amis des Guelfes-Blancs s'arment contre eux et les rejettent hors de la ville. Dante alors se rfugia prs d'Albin della Scala (2), sire de Vrone, qui consacrait ses immenses richesses secourir les exils et les malheureux, quelle que ft leur bannire. Mais la magnifique hospitalit de ce baron ne put faire oublier Dante sa patrie. Il crivit des lettres suppliantes pour obtenir son rappel ; une, entre autres, au peuple mme de Florence, commenant par ces mots : Popule mee, quid feci

(1)Paradis, ch. XVII,note 4. (2)Enfer, ch. Ier paradis, ch. XVII.

ALIGHIERI. tibi? Ces tentatives ayant chou, le pote quitta Vrone, et ne cessa d'errer, comme Homre avant lui, comme aprs lui Ptrarque et le Tasse, tranant partout ce regret de la patrie absente, ce mal dont on ne peut gurir, et qu'il faut avoir souffert pour le comprendre. Il parcourut l'Italie, revint Can Grande della Scala, frre et digne hritier de son noble ami, visita la France, se fit recevoir, Paris, docteur en thologie : ce qui alors voulait dire Sage parmi les Sages. Puis, on voit dans un pome latin de Bocace qu'il fit un voyage en Angleterre. L'empereur Albert venait de mourir assassin, et Henry, comte de Luxembourg, avait t mis sa place par les lecteurs de l'Allemagne. Dante, comme Caton d'Utique, allait partout cherchant la libert (1); mais il voyait ce que la Rpublique avait fait de sa chre Florence et de sa belle Italie: Dante, pour qui l'Empire signifiait l'antiquit de l'origine, la gloire des traditions, la lgitimit du pouvoir tabli de Dieu mme ; Dante, qui ne savait plus o se prendre dans ce chaos qui s'appelait tour tour Blanc et Noir, Guelfe et Gibelin, Dante se tourna du ct de l'horizon o semblait se lever une aurore de paix et de gloire pour sa patrie : il se dvoua au prince Henry Allo Arrigo (2). Dante composa en son honneur son ouvrage De Monarchia, accepta sa protection, mais refusa de rentrer dans sa patrie les armes la main. C'est l que devait s'vanouir sa dernire illusion. Henry, ayant mis le sige devant Florence, fut contraint de le lever aprs quarante jours d'une glorieuse rsistance, et mourut empoisonn. Toute esprance tait perdue : le pote, non content de rechercher l'appui d'un empereur, avait crit des lettres injurieuses aux chefs de la Rpublique. De tels griefs ne pouvaient lui tre pardonnes. Il renona donc aux affaires publiques, repassa les Apennins, se retira dans la Romagne, Ravenne, chez Guido da Polenta, et se consacra tout entier l'achvement de son grand pome, au commerce des savants et des artistes les plus distingus de son temps. Huit annes s'taient coules dans celle paisible obscurit, quand le sire de Ravenne confia au pote une importante mission prs de la Rpublique Vnitienne. Dante choua. Il revint, l'me profondment blesse de l'accueil hautain qu'il avait reu, le corps bris par les fatigues qu'il avait endures. Il tomba malade en chemin, et mourut en rentrant Ravenne, le 14 septembre 1321, dans la cinquante-sixime anne de sa vie. Malheureux dans sa vie prive, il perdit la femme qu'il aimait, et vcut spar de la mre de ses enfants. Malheureux dans XVIII VIE

DE

DANTE

(1)Libert va cercando, (Purg., ch. Ier.) (2) Purg., ch. VI . Paradis, ch. XXX, note 9.

VIE DE DANTE ALIGHIERI. XIX sa vie publique, il revtit les honneurs comme la robe de Nessus. Sa premire ambassade le conduisit l'exil, sa dernire au tombeau. Il dut la perscution l'clat de sa vie, et une gloire immortelle son obscurit. Sa mort jeta le deuil parmi tous ceux qui avaient entour ses dernires annes. Il fut pleur par Guido da Polenta qui, sur sa tombe, exalta le gnie et les vertus du pote qu'il appelait son ami. Un riche mausole commenc par ce prince a t achev vers la fin du dernier sicle par le cardinal Valentini, sur les dessins de Camille Morigia ; et, comme si cette grande voix ne pouvait mourir, elle se lait entendre encore du fond de sa tombe sur laquelle ont t gravs ces deux vers composs par le pote lui-mme : Hic claudor Dantes patriis extorris ab oris, Quemgenuit parvi Florentia mater amoris. Ce marbre est aujourd'hui vnr des habitants de Ravenne, envi de toute l'Italie, visit par les voyageurs du monde entier. Les traits et l'extrieur de Dante ont t parfaitement conservs d'aprs un tableau peint par Giotto, dans la chapelle du Podestat, Florence. Il tait de taille moyenne et lgrement courb comme sous le poids de quelque grande pense : sa dmarche tait grave et noble, son air bienveillant et doux. Il avait le nez aquilin, les yeux grands, la figure longue, la lvre infrieure un peu avance, les pommettes des joues saillantes, le menton fortement accus, des traits, en un mot, qui semblaient couls dans le bronze. Il avait le teint trs-brun, la barbe et les cheveux noirs, pais et crpus, recouverts d'une sorte de chaperon collant avec deux pattes rabattues sur les oreilles. Il portait habituellement une longue toge rouge, peut-tre en souvenir de sa chre Beatrix, qu'il avait vue, la premire fois, vtue d'une robe de cette couleur. Sa parole tait lente, rare et sententieuse (1), sa repartie prompte ; il avait l'argumentation claire, incisive, trop empreinte de la couleur dogmatique des coles, qui tait la manie de son sicle. Il aimait, nous l'avons dit, les artistes autant que les savants : lui-mme, il dessinait fort bien, chantait avec got et jouait de plusieurs instruments. Il eut pour amis les hommes les plus illustres de l'Italie ; pour ennemis ses envieux et les hommes de parti trop mdiocres pour le comprendre. Il fut avide de gloire, ardent au bien public, passionn dans la conception de ses desseins et de ses crits, mthodique et rgulier dans leur excution ; dvou dans ses affections, irrconciliable

(1) Parlavan rado, ton vocisoavi. (Infern., cant. IV.)

xx

VIE

dans ses haines; tences. S'il eut le tort grave de diriger contre le Saint-Sige ses plus pres censures, lui si profondment religieux, lui catholique d'une orthodoxie irrprochable (1), qu'on ne l'oublie pas, c'est au pouvoir temporel des papes qu'il s'attaquait, et non leur autorit pontificale. Autant il avait de vnration pour les hritiers de saint Pierre, autant il avait de respect pour les droits imprescriptibles de Constantin et de ses successeurs. C'est l'apanage des grands esprits, de se montrer peu soucieux de ce qui est, pour remonter par la pense ce qui fut et rechercher ce qui devrait tre. Dj, plus haut, nous l'avons fait remarquer : Dante, emport par le vol de sa pense, voyait toujours l'empire d'Italie fond par Ene; l'aigle tait son symbole, sa passion, sa foi politique. A ses yeux, les ailes de l'oiseau imprial pouvaient seules abriter la gloire et l'honneur de l'Italie. Il regardait comme une usurpation l'immixtion de la papaut dans les affaires politiques du temps ; il voulait l'Eglise respecte, mais pauvre ; dominante, mais isole : il a foudroy Constantin pour l'avoir enrichie (2) ; il a trouv la cause de tous les malheurs publics dans cette confusion des pouvoirs (3) qui, depuis, a tant agit les esprits, et a de nos jours servi de prtexte aux rvolutionnaires d'Italie. Aujourd'hui que l'histoire de Dante est plus connue, que ses ouvrages sont mieux compris, on laisse de ct ces accusations banales d'inconstance et de trahison dont on a longtemps fltri sa mmoire. Qu'tait-ce, aprs tout, que les Guelfes et les Gibelins? Moins que deux partis, deux factions brutales dchirant le sein de leur mre, luttant de violence, d'orgueil, d'intolrance et de faiblesse. Il importe donc assez peu de savoir si notre pote a toujours t parmi les uns ou parmi les autres. Ce qui est certain , c'est que son grand coeur tenait en profond mpris les factions qui se le disputaient (4), qu'il se flicitait de former lui seul son parti (5); qu'il tait du ct de ceux qui aiment leur pays par-dessus toute chose, et que, mourant du mal de la patrie absente, il refusait d'y rentrer avec Henry, les armes la main. Il crivit d'amers reproches aux tyrans qui l'avaient injustement perscut ;

DANTE ALIGHIERI. svre, mais presque toujours juste dans ses sen-

DE

(1)Ozanam,Philosophie du XIIIesicle. Paradis, ch. XXIVet suiv. (2)Enfer, ch. XIX, note 12. Purg., ch. XXXIII, note 5. Paradis, ch. VI, note lre ; et passim. (3)Purg., ch. XVI, note 8 importante. Paradis, ch. VI, dise, de Jus tinien. (4)Enfer, ch. XV,vers 66 et suiv. (5) Paradis , ch. XVII, note 6,

DE DANTE ALIGHIERI. XXI mais poux le peuple de Florence, il n'eut que ce cri d'amour : Popule mee, quid feci tibi ? Il a fltri avec nergie les hommes de toute couleur qui ne se parent de l'amour du bien public que comme d'un masque : on doit le reconnatre cependant, il a gard pour les Gibelins les plus cruels supplices de son Enfer et ses apostrophes les plus dchirantes (1). Il a fait sa rponse Mosca (2)... il a frapp du pied le front de Bocca (3) il a stigmatis l'inconstance politique de Pagani Il a eu raison de dire la postrit que la fortune pouvait le frapper au coeur, qu'elle le trouverait toujours pur (4). On reproche encore Dante une excessive vanit. Bocace raconte que, quand il fut nomm ambassadeur prs de Boniface, il s'cria : Si je pars, qui restera? Qui partira, si je reste? Il y a peut-tre dans ce motmoins d'orgueil que de patriotisme. Combien, d'ailleurs, l'orgueil serait excusable s'il ne se rencontrait que dans des hommes si dignes de se placer d'eux-mmes au-dessus du vulgaire ! Mais il existe une lettre de Dante, que je citerai, parce qu'elle renferme la fois sur ce point une justification pour le pote et un document pour l'histoire : Tous mes malheurs, dit-il, sont ns de mon Prieurat. Sans doute je n'tais pas digne de ces hautes fonctions par mon mrite. Mes con citoyens n'ont considr que mon zle et mon ge; car il s'tait coul dj dix ans depuis la bataille de Campaldino, qui fut si fatale aux Gibelins, et dans laquelle j'eus grand'peur d'abord, quoique je ne fusse dj plus un enfant sous la cuirasse Je finis par prendre grand plaisir aux vicissitudes de ces combats. Certes, ce n'est pas l le langage d'un orgueilleux. Sa modestie se rvle d'ailleurs avec une grce charmante chaque pas de sa Divine Comdie. Il se prosterne devant Virgile ; il refuse de dire son nom, trop obscur parmi les hommes ; et quand il le place une seule fois dans la bouche de Batrix, il en demande pardon au lecteur. Dante laissa en mourant plusieurs fils, parmi lesquels Franois et Pierre furent ses premiers commentateurs. Les crits de Dante que l'on a conservs, sont des lettres fort intressantes pour son histoire et pour celle de son temps, son Convito et sa Vita nuova, mls de prose et de vers o l'amour, dit Paul Costa, revtit un caractre si noble et si lev, que la jeunesse n'y peut puiser que de pures jouissances et de chastes motions ; son trait De Monar-

VIE

(1) Paradis, ch. VI, note 12. Ch. XVII, note 6 (2)Enfer, ch. XXVIII,note 10. (3) Enfer, ch. XXXII, note 8. (4)Enfer, ch. XV: Miacoscienzanon mi garra.

ALIGHIERI. DE DANTE chia, o le rpublicain, entran par la logique de l'histoire, de l'exprience et du sens intime, tablit que la monarchie est ncessaire l'homme; un autre De Vulgari Eloquentia, qui fournit de prcieuses lumires sur la nature et le caractre de l'idiome italien. Mais sa prose latine ou italienne est loin de valoir ses vers. Sa paraphrase des psaumes de David est pleine de pompe et de majest. Ses glogues, quoique sont au-dessous de ses stances, qui sont des modles remarquables, de got et de grce : on y retrouve partout cette Batrix, qu'il choisit pour guide dans son voyage au ciel. Era venu ta nella mente mia La gentil donna che per suo valore Fu posta dall' altissimo signore Nel ciel d'umilt dov' Maria. XXII VIE Une autre commence par cette noble pense : Amor, che muovi tua virt dal cielo, Corneil sol lo splendore Mais le livre qui a fait oublier tous les autres, qui a fait la gloire du pote et de sa patrie, l'admiration du monde et de la postrit, c'est la On DIVINECOMDIE. dirait, en le lisant, qu'il est all chercher au ciel le langage et la pense de Dieu mme. Rien de plus neuf et de plus hardi que l'invention, rien de plus majestueux et de plus simple que le plan, rien de plus nergique et de plus original que le style. Dans ce miraculeux voyage, il suffit de quelques heures au pote pour vous plonger avec lui dans les plus profonds abmes de l'enfer, et vous enlever, travers les douloureuses joies du purgatoire, aux plus hautes sphres du ciel. Sombre comme l'enfer, radieux comme le paradis, ailleurs fondant ensemble ces deux teintes extrmes. Aprs avoir cr un monde que nul n'et os rver avant lui, il lui fait une langue que nul aprs lui ne parlera jamais. Le premier, depuis les Grecs et les Latins, il a su revtir sa pense de formes la fois dlies et palpables, tranges et naturelles, nobles et populaires. Sa pense fut un prodige; son style, une rvolution. Il avait d'abord, dit Lonard d'Arrezzo, commenc son pome en vers hroques; mais, ce rhythme s'appropriant mal la varit des scnes qu'il voulait reprsenter, il le changea, prit le style tempr, et donna le modeste nom de Comdie au sujet le plus lev sans doute que l'imagination de l'homme puisse atteindre. Dante offre des modles tous les genres, la tragdie et la comdie, l'pope, l'ode, la satyre. Il peint les choses qu'il invente comme s'il les avait vues, et parmi les muses il invoque sa mmoire. Il n'est difficile comprendre que pour vous obliger rver avec lui sur une pense qui, par la mditation, en enfante nulle autres. Il n'importe pas plus de savoir si l'ide de son chef-d'oeuvre est tire de je ne sais quel

VIE DE DANTE ALIGHIERI. XXIII Meschino d'un frre Albric, que d'approfondir si vraiment les marionnettes d'un saltimbanque ont enfant le Paradis perdu de Milton : ce qui est certain, c'est que Dante a fait cette ide sienne par son gnie, et que son gnie seul pouvait la traduire en 15,000 vers, o les ingalits mmes portent le cachet d'une puissance suprieure. L sont punis par les supplices les plus varis les crimes que les lois sociales fltrissent, et les pchs que la religion condamne. L'esprance prte un charme ineffable aux plus douloureuses preuves ; les batitudes clestes revtent les formes les plus blouissantes et les plus varies. L se rencontrent de dplorables infortunes et se produisent d'admirables enseignements. L'imagination du pote y vient en aide au thologien , et la mthode du thologien y rgle la fougue du pote. La terreur, la piti, l'amour, ces trois grands mobiles du drame, se partagent tour tour l'me du lecteur : au lieu de la fatigue, c'est l'intrt qui grandit mesure que l'on pntre plus avant dans ces profondeurs ou que l'on gravit plus haut vers ces sommets qui se perdent dans le ciel mme. L'historien Shlosser raconte qu'il a lu neuf fois la Divine Comdie, passant successivement de l'embarras l'tonnement, de l'tonnement l'admiration. Ce chef-d'oeuvre a ouvert au monde littraire une re nouvelle : il a fait lever son auteur des statues de la main de ceux qui avaient brl son corps en effigie et voulu jeter ses cendres au vent. Il a excit des cris d'admiration, et glac d'pouvante ceux qui se reconnaissaient dans ses peintures. Des volumes furent remplis pour laver tel ou tel pontife d'une allusion du pote ; on se crut oblig de graver sur le marbre l'apologie des saints qu'il avait damns (1). Des chaires ont t cres dans toute l'Italie, Berlin, Paris, pour expliquer la jeunesse studieuse les mystres de cette conception gigantesque. Les honneurs du commentaire lui ont t dcerns jusqu'au martyre : on a form toute une bibliothque des interprtations que l'tude de ses ouvrages a enfantes, et sous le poids desquelles, il faut bien le dire, Dante lui-mme a failli tre cras (2). De telles ovations ne sont pas seulement le triomphe de l'intelligence;

(1) ClestinV. Enfer, ch. III, note 4. Anastase II, ch. X. Nicolas III, ch. XIX. BonifaceVIII, ch. XIX, note 3. - Montefeltro,ch. XXVII. (2) Sans compter les commentateurs italiens, anglais, allemands, qui sont presque innombrables, MM.Ozanam,Fauriel, Villemain, et beaucoup d'autres savants illustres, ont, en France, pay le tribut de leurs veilles au grand pote florentin. Je ne nomm pas ceux qui ont profan Dante en prtendant le dvoiler, et qui d'un si grand politique, d'un chrtien si pur, ont fait un hrtique et un rvolutionnaire.

XXIV

VIE

DE

DANTE

ALIGHIERI.

elles rvlent aussi l'empire de la vertu : et la postrit, en rehaussant d'un magnifique surnom le titre du livre qu'elle admire, a moins voulu signaler le caractre religieux du pome, que rendre hommage au divin gnie du pote.

FIN DE LA VIE DE DANTE.

L'ENFER.

Non 'mpresa da pigliare a gabbo Descriver fondo a tutto l'universo. cant. XXXII.) (INFERNO,

ANALYSE

DE

L'ENFER

Parvenu au milieu du chemin de la vie, c'est--dire l'ge de trente-cinq ans, Dante Aliglhieri s'est gar dans la sombre fort des vices. Tout coup le soleil se lve devant lui, couronnant de ses rayons le faite d'une haute montagne. Cette montagne, c'est le Calvaire ; et le pote se prpare la gravir : mais les passions humaines lui barrent le passage sous la forme symbolique d'une panthre, d'un lion, d'une louve affame. Virgile apparat au pote, et lui propose de revenir au jour parla nuit, la vie par la mort, au Ciel par l'Enfer. Dante accepte en tremblant ; et les deux potes pntrent dans la Cit dolente par un chemin large , sombre et profond. C'est le vendredi saint de l'an 1300 que commence le mystrieux voyage, sous de tristes et douloureux auspices. C'est le jour de Pques, au chant d'alleluia du Ciel et de la terre, que les deux potes reverront la lumire des toiles. Eux aussi sembleront ressusciter pour glorifier la rsurrection du Seigneur, et pour s'lever jusqu'au pied de son trne travers les preuves du Purgatoire. L'Enfer a la forme d'un entonnoir : il est divis en neuf cercles Les supplices s'agproprement dits, superposs et concentriques. 1

LA DIVINECOMEDIE. se rtrgravent mesure que l'on descend et que les cercles cissent , jusqu'au neuvime et dernier, au centre duquel est enchan Lucifer. Les deux potes ne parcourent pas chaque cercle en entier. Ils vont de droite gauche, dcrivant dans chaque enceinte un arc qui embrasse la 9e partie de son tendue. Arrivs ce point, ils coupent le cercle dans sa largeur pour gagner le centre, o se trouvent toujours, sous des formes varices, le sentier, l'chelle, le puits qui communiquent avec les cercles infrieurs. Par cette manire de procder, quand ils arrivent au dernier cercle, Satan, ils ont rellement parcouru tous les points de la circonfrence. (Voy. Enfer, ch. VI, in fine; ch. XIV, v. 112 et suiv.) Dans la premire enceinte, qui ne figure pas au nombre des neuf cercles, et qui est comme le pristyle du douloureux monument , les potes rencontrent au dessous du Ciel, au dessus de l'Enfer les Ames de ceux qui vcurent sans vices et sans vertus. Ils traversent ensuite l'Achron, et entrent dans le premier cercle, dans les Limbes, o soupirent les Ames innocentes qui n'ont pas reu le baptme. Le second cercle est occup par les Gourmands, qui croupissent dans la fange. Le troisime cercle est rserv aux Luxurieux, qu'un vent violent promne dans les airs et jette contre des pointes de rochers. Dans le quatrime sont tourments les Avares et les Prodigues, qui se heurtent ternellement les uns contre les autres. Dans le cinquime, la Colre, l'Orgueil, la Paresse et l' Envie. Dans le sixime , l''Hrsie, autre forme de l'Orgueil. Ici la machine se complique. Le pote chrtien, aprs av oir puise les classifications de l'Eglise, va diviser les autres rgions du Mal suivant les principes d'Aristote. La Violence et la Fraude remplissent les trois derniers cercles de l'Enfer et les deux tiers du pome. Ainsi la Violence, sous trois aspects divers, envers le prochain, envers soi-mme, envers Dieu , occupe le septime cercle , divis en trois circuits. 2

ANALYSE L'ENFER. DE

3

Dix sortes de Fraudes occupent dix circuits distincts dans le huitime cercle : on y voit figurer les Flatteurs, les Hypocrites, les les Faussaires , les Voleurs. Simoniaques, les Concussionnaires, Le neuvime cercle est divis en quatre circuits appels girons de Gain, d'Antnor, de Ptolme et de Judas, o sont punis successivement les Tratres envers la famille, envers la patrie , envers les amis et les bienfaiteurs, envers le prince et envers Dieu. Arrivs l, on le sent, les potes ont atteint le dernier degr de l'chelle ; ils sont arrivs au plus profond de l'abme, au centre de la terre. Ils franchissent ce point mystrieux o tendent les corps graves, et remontent par un pre sentier la surface du globe. Ils sont l'antipode du Calvaire, qui fut leur point de dpart. Ils ont pos le pied sur la terre du Purgatoire.

FIN DE L'ANALYSE L'ENFER. DE

L'ENFER.

CHANT

PREMIER,

ARGUMENT. Le pote s'gare. Trois btes froces lui barrent le passage. lui apparat, et s'engage le sauver s'il veut traverser les rVirgile gions de l'Enfer.

Un jour, la moiti du chemin de la vie, (1) J'avais quitt la voie o le Ciel nous convie, Et je me retrouvai dans une pre fort, (2) o le pied s'garait. Sauvage, tnbreuse, Rien qu' m'en souvenir ma peur se renouvelle. 0 lecteur, en tracer une image fidle, C'est un labeur amer presque autant que la mort : Mais si l'abme gare, il peut conduire au port : (3) Je redirai mon deuil pour redire ma joie. Comment tais-je entr dans la fatale voie? Je ne sais, tant, hlas ! j'tais plein de sommeil, Quand je quittai la route o luit le vrai soleil. Mais ds que j'eus atteint le pied d'une colline (4) Qui commence au point mme o le val se termine, (Ce val qui dans mon me avait souffl la peur)

6

L'ENFER.

Je regardai la cime, et vis dans la vapeur Son dos dj vtu des rayons de l'toile notre voile. Qui, parmi les cueils, dirige Le trouble alors fit place la tranquillit Dans le lac de mon coeur encor tout agit (5) Par cette longue nuit, source de tant de peine. hors d'haleine, Ainsi le matelot, pantelant, aux flots tumultueux, par miracle Echapp : douteux et leur jette un sourire Se retourne vers la rive tout tremblant, Tel je me retournai, Qui ne laissa jamais passer me qui vive. Quand je Je me remis Que le pied Mais ds les fus repos, vers le bel horizon (7) de faon et marchai en marche, en arrire. le plus bas ft toujours vers la lumire, pas tourns premiers (6) au manteau tachet, Voil qu'une panthre accourt de mon ct, Lgre, bondissante, me barrant le passage.... De, del, toujours Que de fois pour m'enfuir je tournai le visage ! et le soleil, o le jour commence; C'tait l'heure de l'horizon Sorti des profondeurs vermeil, Montait accompagn par les mmes toiles ses voiles escort, Qui l'avaient quand, dchirant Et tir du chaos par le Divin Amour, Sur le premier mortel brilla le premier jour. irrsistible amorce La peau de la panthre, tout ranimait ma force... le printemps, L'aurore, Mais non pas tellement que ma peur ne s'accrt, un lion m'apparut Quand, prs de la panthre, Il marchait contre moi, front haut, gueule bante, en tremblait : Tel que l'air l'entour d'pouvante dont les flancs aplatis Une louve suivait,

CHANT

PREMIER.

7

Semblaient du monde entier porter les apptits... Oh ! que de malheureux elle a faits dans ce monde ! Courb sous le regard de l'animal immonde, Fascin par la peur qui sortait de ses yeux, Je perdis tout espoir de gagner les hauts lieux. Tel celui qu'ici bas la soif de l'or domine : S'il voit venir l'instant marqu pour sa ruine, Il pleure, et tous ses jours ne sont qu'un long tourment Tel je me lamentais, dans ce fatal moment, O, venant droit moi, la bte meurtrire, mais toujours, me chassait en arrire. Lentement, La peur m'avait fait fuir et me prcipitait Au fond de la valle o le soleil se tait.( 8) L je crus entrevoir une humaine apparence Qu'on et dite muette force de silence. (9) Ds que je l'aperus, pauvre dsespr Je lui criai de loin : moi ! Miserere ! (10 ) A moi ! qui que tu sois, Ombre ou vivant peut-tre.

:

"

Je ne suis pas : je fus. Le ciel fit natre Et lui : Mes parents Mantoue, au beau pays lombard : 11) Moi je naquis sous Jule, encor bien qu'un peu tard. Je vcus la cour du grand Auguste, Rome, Lorsque l'homme adorait des dieux crs par l'homme. Vivant, je fus pote, et chantai le hros Fils du pieux Anchise, et qui vint sur les flots " Aux bords du Latium, quand le fer et la flamme Eurent mis au nant l'orgueilleuse Pergame.... Mais pourquoi reviens-tu, toi, vers ces tristes lieux ? Pourquoi ne pas gravir le coteau radieux, Principe de tout bien, source de toute joie? 0 Virgile, est-ce toi, Loi que le Ciel m'envoie? en m'inclinant) toi qui sur l'univers (Repris-je

8

L'ENFER.

Rpands flots si purs le charme de tes vers ! 0 source de clarts ! flambeau des potes ! secrtes Puissent venir en aide mes terreurs amour Et cette longue tude et cet immense ton livre nuit et jour ! Qui m'ont fait rechercher Si tu fus mon seul matre et si tu l'es encore, (t2) Si j'ai pris de toi seul ce style qui m'honore, animal Regarde : par piti, vois l'immonde Qui me fait reculer pour me conduire mal : Grande Ombre, sauve-moi de ses dents inhumaines ; Car elles font trembler mes fibres et mes veines. : Quand il me vit pleurer, Virgile rpondit Si tu veux ce vallon maudit, chapper Il te faudra marcher par des routes nouvelles. La bte sans piti, contre qui tu m'appelles, Ne laisse aller personne travers son chemin : Elle enlace, elle tue, et vit de sang humain ; Et tel est le secret de sa basse nature, Que son avidit jamais ne se sature : Elle s'altre boire ; et ses hideux repas (13) Alimentent sa faim, mais ne l'apaisent pas. Son impudeur vingt brutes ensemble, s'accouple Que vingt autres suivront...mais un jour...qu'elle tremble! Un jour le Lvrier, (14) l'invincible coureur, La fera desscher et mourir de fureur. Celui-l, les honneurs, la richesse, ddaignant Se nourrira de vertu, de sagesse. d'amour, Entre Feltre et Feltro luira son premier jour. Il sera le salut de l'humble et beau sjour (15) Pour qui mourut Turnus si saintement rebelle, Euryale si tendre et Camille si belle. Il chassera le monstre et par vaux et par monts ; Il le fera rentrer dans l'antre des Dmons,

CHANT

PREMIER.

9

D'o l'Envie aux humains l'envoya la premire. Tu dois passer par l pour revoir la lumire : Je le crois, je le sens, moi qui te veux du bien. Suis-moi donc : je serai ton guide, ton soutien ; Je te ramnerai par l'ternel asile Sourd aux clameurs sans fin d'une rage inutile ; Tu verras les damns dont le lugubre accord Invoque le bienfait d'une seconde mort ; (16) Puis ceux-l qui, plus haut, sont contents dans les flammes, Par l'espoir de monter au rang des belles Ames. Si de ces bords heureux, quoique au deuil asservis Il te plat de gravir aux clestes parvis, Nous nous sparerons : un but si haut exige Qu'une autre Ame que moi plus pure te dirige. (17) " Le Roi de l'univers n'a point permis, hlas ! Qu'aux marches de son trne on parvnt sur mes pas. Le monde est tout entier soumis sa puissance ; Mais au Ciel seulement sa prsence. resplendit L, sa cour; l, son trne et ses lus?.. Mais moi !.. Malheureux sa loi : que je suis ! j'ai mconnu Heureux ceux qu'il appelle l'ternelle fte ! De grce, (m'criai-je) Ame de mon pote ! Au nom de ce Dieu saint que tu n'as pas connu, Pour me sauver du mal, fais-le moi voir nu. Aux lieux que tu m'as dits j'irai sous ton escorte : De saint Pierre, avec toi, puisse je voir la porte, Et ces bords dsols d'o l'esprance a fui ! L'Esprit se mit en marche, et moi derrire lui.

CHANT

II

ARGUMENT. Dante hsite : Virgile le rassure en lui racontant comment Batrix l'a envoy pour le sauver.

Le jour allait finir ; et dj l'air plus sombre A tous les yeux versait le repos avec l'ombre. Seul je me prparais profane initi Aux assauts du voyage, ceux de la piti. Que ma Muse du moins soit sincre et fidle ! 0 saint Esprit de Dieu, planez au-dessus d'elle. Et toi qui rediras tout ce qu'ont vu mes yeux, montre-toi Mmoire, digne fille des Cieux. (1) Je parlai le premier : Guide puissant et sage, Avant de me livrer au douloureux passage, Pse bien si j'ai l'me et le coeur assez forts. Ene est descendu vivant parmi les morts ; Ses yeux mortels ont vu des Ames immortelles : Tu l'as dit : mais un Dieu le couvrait de ses ailes, Pouvait-il lui que, dans ses desseins, succomber, Le Seigneur rservait de si hauts destins ? Lui qui devait fonder Rome sainte et guerrire, Et prparer le trne l'hritier de Pierre ? Lui qui, de ce voyage illustr par ta voix, Rapporta le secret de ses futurs exploits, La gloire des Csars et celle de l'Eglise ? (2 Vase d'lection, aprs le fils d'Anchise,

L'ENFER. Paul rapporta du Ciel ainsi Dieu le voulut Un soutien pour la foi qui nous mne au salut. ma destine? Mais moi.... qui donc l haut veille Je ne suis pas saint Paul; je ne suis pas Ene... Accepter un honneur qui n'est pas mrit, C'est montrer moins de foi que de tmrit ; : est sagesse peut-tre Et la peur qui m'arrte Tu le sais mieux que moi, toi si sage, mon matre ! 12 Tel dsire d'abord, puis flotte irrsolu, Et cesse de vouloir tout ce qu'il a voulu : ce voyage Ainsi, par la pense embrassant O je marchais d'abord avec tant de courage, accents mais l'Ame aux gnreux Je m'arrtai... Me dit : De ton discours si j'ai compris le sens, La lchet, mon fils, a souffl sur ton me; Et ce souffle fatal teint souvent la flamme Que le Ciel alluma dans les coeurs courageux : Telle une ombre fait fuir le cheval ombrageux. Mais, pour te rassurer, je consens te dire Qui daigna me parler, qui daigna me sourire, Dans le premier moment o j'eus piti de toi. J'tais chez les Esprits suspendus comme moi : (3) Une dame du Ciel m'appela, mais si belle, Que je la suppliai de m'employer pour elle. ' L'toile du matin brillait moins que ses yeux; Et sa voix anglique, en sons harmonieux, Laissa tomber ces mots : Ame illustre et fconde, Dont le grand nom vivra tant que vivra le monde! Un ami, qui de moi n'aima que ma vertu, y Sur la plage dserte aujourd'hui s'est perdu. (4) Dj, glac de crainte, il regarde en arrire. Pour affermir ses pas dans l'troite carrire,

CHANT

II.

13

Je viens trop tard peut-tre... on le dit dans le Ciel. Va donc! toi dont l'accent est plus doux que le miel; Va ! que ta pit, que surtout ta parole Protge mon ami, le sauve et me console. Va! je suis Batrix, et j'ai, pour t'mouvoir, l'heureux revoir; "Quitt sjour que j'aspire C'est l'amour qui m'amne, et l'amour qui l'implore. Va! souvent, dans le Ciel, au matre que j'adore Je dirai la louange. Elle ne parlait plus. (5) Je repris en ces mots : 0 reine des vertus ! 0 sainte ! par qui l'homme est roi de cette terre Qui dcrit dans les cieux la plus troite sphre, (6; T'obir est si doux, si doux est ton regard, Que, dj revenu, je serais en retard. Il n'est donc pas besoin d'essayer ton empire; Mais, dis-moi : de ce Ciel o ton ardeur aspire, As-tu pu sans effroi descendre aux sombres bords? En deux mots (rpondit la sainte aux doux accords) Je te dirai pourquoi je viens ici sans craindre. On ne craint que le mal: le mal ne peut m' atteindre; Car je suis faite ainsi, par la grce des deux, Que l'Enfer est pour moi sans misre et sans feux. Une dame est l-haut merveilleusement belle 7 Qui gmit de l'obstacle o mon amour t'appelle. Ses pleurs ont de l'arrt dsarm la rigueur ; Elle a pri Lucie, en lui disant : Ma soeur, Ton fidle prit ; je le le recommande. Celle qui toujours donne celui qui demande Se leva, vint moi jusqu'au trne ternel O je sige ct de l'antique Rachel : 0 louange de Dieu. ! Batrix, me dit elle, Vois celui qui pour toi brla d'une amour telle, Que des rangs du vidgaire il est sorti pour loi; pas les cris de son mortel effroi? N'entends-tu

14

L'ENFER. encor

Ne vois-tu pas la mort qu'il combat sur la plage et fconde en naufrage? Plus que les flots perfide Tel, quand il fuit sa perte ou court aprs son or, a le pied lger; telle, et plus prompte L'homme aurole, A ces mois, j'ai quitt l'ternelle Ami, pour faire appel ta sage parole; Elle honore Virgile et ses imitateurs.

Quand je n'entendis plus ces accents enchanteurs, L'Ame leva ses yeux en pleurant ; mais ses larmes (8) charmes. de nouveaux ce divin regard prtaient Elle partit; et je t'ai dlivr je vins... " Du monstre qui dfend l'accs du mont sacr. Est-ce bien l ta place? Qu'est-ce donc? qui t'arrte? As-tu peur? n'es-tu pas plein de force et d'audace, Quand ma voix te promet un sort si glorieux, Quand trois dames du Ciel baissent vers toi les yeux? Comme la fleur, pendant les froides nuits d'automne, Tristement sur sa tige incline sa couronne; aux rayons du soleil, Puis, ds qu'elle blanchit Se redresse et leur ouvre un calice vermeil : Tel je me ranimai; tel, relevant la tte, Je dis d'une voix ferme au gnreux pote : Gloire celle d'en haut qui vient mon secours ! Gloire toi si docile ses pieux discours ! Tel est le saint transport dont ta parole enivre, Que je me sens renatre au dsir de te suivre ; Je veux ce que tu veux : va, marche, guide-moi! Sois mon appui, mon chef, mon seigneur et mon roi. Je dis; et, sur ses pas dlaissant le rivage, J'entrai dans un chemin profond, sombre, sauvage.

CHANT

III.

ARGUMENT. Dante lit l'inscription grave sur la porte de l'Enfer. Il entre, et rencontre d'abord les Ames de ceux qui ont vcu sans vices et sans vertus. Il traverse l'Achron, et tombe frapp d'un lourd sommeil.

"

C'est par moi qu'on descend au royaume des pleurs; C'est par moi qu'on descend aux suprmes douleurs; C'est par moi qu'on descend la race proscrite ; La justice inspira celui qui m'a construite. Par l'Amour, la Sagesse et le Pouvoir divin, Je fus faite d'un mot, et n'aurai pas de fin; Seule l'ternit dans les temps me devance : Vous qui passez mon seuil, laissez toute esprance.

Sur une porte, en noir, ces mots taient crits ; Ou leur sens m'est funeste, ou je l'ai mal compris, et forte, M'criai-je ; mais lui, l'Ame prudente Rpondit : Toute peur ici doit rester morte ; Viens, suis-moi : Lu vas voir la race qui perdit " Le vrai bien, le seul bien, le bien de l'me. (2) Il dit : Et, prenant dans sa main ma main, le bon Virgile Aida par un sourire ma vertu fragile... (3) Au mystre infernal j'tais initi Et d'abord je me pris pleurer de piti. Enfer ! quel sombre aspect mes yeux lu dvoiles ! Quel lugubre concert sous un ciel sans toiles ! (4) Mille confuses voix, mille affreux jurements,

16

L'ENFER.

Des soupirs touffs, d'horribles hurlements, Des cliquetis de mains contre des mains heurtes, Ebranlant d'un long bruit ces rives attristes, en s'levant Dans l'ternel brouillard tournaient Comme le sable impur sous le souffle du vent. Et moi, qui d'pouvante avais la tte ceinte, D'o vient le bruit qui trouble cette enceinte? Je dis : D'o sort ce peuple vil que le deuil a vaincu? Ces tristes exils ont tristement vcu, (Rpondit le Romain) sans blme et sans louanges; Dieu les a confondus avec les mauvais Anges (5) Qui, de la sainte cause incertains dserteurs, Entre Satan et Dieu restrent spectateurs. Le Ciel, pour eux trop pur, de son sein les exile, Et l'Enfer, trop souill, leur refuse un asile. Mais ils souffrent donc bien, qu'ils se plaignent si haut? Un seul mot de rponse, et c'est plus qu'il ne faut : Tant de mpris s'attache leur aveugle vie, Que tout autre destin excite leur envie; Ils n'ont pas mme, hlas ! esprance de mort. Le temps n'a conserv nul souci de leur sort ; Et dans l'ternit, la Justice et la Grce Les ddaignent... Assez sur eux!... regarde et passe. " Et moi qui regardais, je vis au mme instant Un lambeau d'tendard qui volait en flottant, Mais d'un vol si press, que ce maudit insigne D'un moment de repos dut me paratre indigne. Derrire se pressait une foule d'Esprits, Plus nombreux que la mort ne semble en avoir pris. Je vis ce qu'ils taient, en reconnaissant l'homme (6) Qui fit le Grand Refus si mpris de Rome : Une tourbe sans nom, qui vcut demi, Dsagrable Dieu comme son ennemi.

CHANT

III.

17

Des essaims de frelons pressaient sans paix ni trve Ces essaims d'tres vils, errants nus sur la grve; Leurs pleurs mls de sang coulaient en longs ruisseaux, Recueillis leurs pieds par d'impurs vermisseaux. J'avais cherch des yeux une nouvelle preuve, Et je vis une foule au bord d'un large fleuve : Et ceux-l, Matre, fais-moi savoir quels sont-ils? Quel secret aiguillon, autant que j'y puis voir, Semble les presser tant de franchir ce passage? Il n'est le Sage) pas temps encor : (me rpondit A l'Achron bientt nos pas s'arrteront; (7) Alors tu sauras tout. Et moi, baissant le front, la grande Ombre, Craignant qu'un mot de plus n'offenst Je m'abstins de parler jusqu' la rive sombre. Une barque approchait, du sein des flots pesants, Sous la main d'un nocher tout blanchi par les ans. (8) Il s'cria : Malheur ! excrable famille, N'esprez plus revoir le ciel o le jour brille ; Malheur ! l'autre bord ma barque vous conduit. Dans la glace et le feu de l'ternelle nuit. Et toi qui te tiens l, va-t-en ! me vivante, Spare-toi des morts. Malgr mon pouvante donc ! cherche ailleurs.. Je restais ; il reprit : Va-t-en Une nef plus lgre et des abris meilleurs. (9) O l'on (dit le Sage) peut tout, Caron, on le veut; On le veut. Calme donc cette impuissante rage. ( 10) Il dit : et le nocher du livide marais N'agitait dj plus sa barbe aux crins pais : Son regard presque teint ne lanait plus de flammes les criminelles Aines, Mais, lasses de languir, Qui des mots solennels avaient compris le sens, (11) 2

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18

L'ENFER.

des dents. de couleur et grincrent Changrent Dieu, leurs pres, leur naissance, Elles maudissaient leur semence Le temps, le lieu, le fruit des fruits de se pressa sur ces bords Puis leur foule, en pleurant, a pch sans remords. O tombera quiconque Le dmon, l'oeil en feu, les appelle, les presse, Et de son aviron stimule leur paresse. les feuilles de l'ormeau quand vient l'hiver, rameau, une par une, au paternel Manquent, : ce que l terre ait repris la dernire Jusqu' Tels ces mauvais fils d'Eve la fangeuse ornire un par un au cri du nocher noir, Descendaient Faibles oiseaux charms par le fatal miroir. Et tous ils s'en allaient travers l'onde brune ; Telles, encor dans la barque commune, Et tous voguaient sur les bords. Que mille autres dj se pressaient Mon fils, dit le pote aux clestes accords, Ici, de lous les lieux que le soleil claire, Viennent ceux qui sont morts dans la sainte colre. Eux-mmes de la barque ils htent le dpart : les presse de son dard, Car le Grand-Justicier Et par sa volont change en dsir la crainte. Ces bords n'ont jamais vu passer une me sainte. Donc, si le noir Caron s'irrite contre toi, Maintenant, mon fils, tu dois savoir pourquoi. Il dit : et tout coup la funbre campagne ( 13) Trembla si fortement, que le frisson me gagne ce terrible moment. Rien qu' me rappeler : Il s'leva de terre un long gmissement illumina la plaine... Une lueur sanglante Je tombai, comme ceux qu'un lourd sommeil enchane.

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12)

CHANT

IV.

ARGUMENT._ Dante pntre dans les Limbes, o il s'entretient avec d'illustres personnages.

Un bruit majestueux mon front, fit tressaillir Et me tira soudain de ce sommeil profond, Comme un homme en sursaut arrach d'un long rve. Mon regard inquiet tout autour de la grve Se promena en quel lieu longtemps, pour connatre J'avais t conduit par l'envoy de Dieu... J'tais au bord du val d'ternelle infortune (1) D'o cent et cent clameurs se confondant en une, Tonnent brumeux, par le cratre obscur, profond. Je plongeai vainement mes regards jusqu'au fond ; Descendons, Je ne distinguais rien. ( dit mon guide, Dont le front se couvrit d'une pleur livide) Descendons : nous voil sur l'aveugle escalier. Tu viendras le second ; moi j'irai le premier. Mais j'avais trop bien vu qu'il changeait de visage : 0 toi, mon soutien, qui fus toujours (disje au Sage) Si dj tu plis, comment iraije, moi? Ma moi : pleur ne trahit qu'un douloureux L'Enfer tient tant d'Esprits sous sa terrible treinte! Et tu prends, mon fils, la piti pour la crainte. Marchons : le temps est court pour un si long chemin.

20 Il dit, et s'avana,

L'ENFER. me tenant par la main.

cercle ! ternelle structure Voici le premier de sa vaste ceinture. Qui presse tout l'Enfer J'coute... Mais l'air A mon oreille aucun est cri n'est sans cesse sans jet ; par des soupirs C'est un accent plaintif de douleur d'une foule o l'ge mr, Echapp agit. souffrance,

l'enfance,

les vieillards, se pressent Les femmes, par milliers. Mon bon matre me dit : - Ces fronts humilis, Tu ne demandes taches?... pas s'ils portent quelques Eh bien ! ds prsent je veux que tu le saches, Aucun d'eux Mais ce n'est Aucun d'eux n'a pch, tous avaient des vertus. point assez : dans la foi de Jsus entr

par le seuil du baptme. Dans leur nombre, mon fils, je suis compt moi-mme. Nous sommes, il est vrai, venus avant le Christ, Mais sans adorer Dieu comme il tait prescrit. ( 2) Ce tort nous a perdus. Notre seule souffrance Est d'avoir le dsir sans avoir l'esprance. (3)

n'est

Je fus pris, ces mots, d'une grande douleur. Je voyais des Esprits d'une haute valeur dans ces lieux de tristesse Suspendus profonde. Dis-moi, Je m'criai : brillant flambeau du monde, Pour me soumettre mieux au joug de cette loi Qui foule aux pieds l'erreur et qu'on nomme la foi : sa vertu propre ou par celle des autres, Nul, par (4) N'est-il mont d'ici jusqu'au Ciel des aptres? t compris : mon fils ! depuis peu ces Limbes, J'habitais Quand nos yeux charms dans sa gloire apparut Un Puissant couronn d'un signe de victoire, Ce langage couvert avait

CHANT

IV.

21

Il ravit sur ses pas notre premier parent, Son fils Abel, No tous trois au mme rang Mose, de ses lois le plus docile esclave, Le fidle Abraham, David, roi sage et brave, Isral et celui dont il reut le jour, (5) Et ses fils, et Rachel, qui lui dut tant d'amour, Et bien d'autres encor ; mais, avant eux, personne N'avait t sauv par le Dieu qui pardonne. Nous allions cependant, traversant pas pas Cette fort d'Esprits que le Ciel ne hait pas. (6) Bientt je vis de loin, sous les votes funbres, Un feu qui, triomphant du cercle des tnbres, Me permit d'entrevoir, aux lueurs d'un faux jour, Qu'une race d'lite habitait ce sjour : Matre, dont la sagesse et l'art font le cortge. Quels sont ceux que le Ciel mme ici-bas protge? Ce que la terre honore est honor des Cieux. (Me rpondit le cygne aux chants harmonieux) muette ; Une autre voix sortit de l'enceinte l'illustre Elle disait : Honneur pote ! Il nous avait quitts ; il revient parmi nous. Puis la voix fit silence ; et nous vmes vers nous Quatre Ombres s'avancer d'un air plein de noblesse : Leur regard tait pur, sans joie et sans tristesse :

Regarde : (ainsi parla l'honneur du nom romain) un glaive en main, Celui qui le premier s'avance, C'est notre prince tous, c'est le divin Homre. Aprs lui vient Horace la satire amre : et Lucain le dernier. Ovide est le troisime, Chacun d'eux, comme moi, peut se glorifier Du nom que m'a donn cette autre voix que j'aime..... Honorant un rival, on s'honore soi-mme. 2

2

L'ENFER.

Ainsi, mortel heureux, j'ai vu se runir Ces Esprits dont le nom remplira l'avenir, Cette cole sublime o le roi des potes de leurs ttes. Semble un aigle qui plane au-dessus Ils se parlaient entre eux : bientt, de mon ct, Ils firent un salut avec tant de bont Que cet accueil flatteur fit sourire mon matre. C'tait peu : dans leurs rangs ils daignrent m'admeltre Mon nom fut le sixime aprs de si grands noms. Nous allmes ensemble aux lumineux vallons, des secrets inconnus la terre, (7) Echangeant Qui l devaient se dire et qu'ici je dois taire. Un grand palais s'offrit mon oeil tonn, (8) De murs majestueux sept fois environn. D'un limpide ruisseau l'ondoyante ceinture Fut franchie pied sec comme une terre dure. tour tour : Sept portes devant nous s'ouvrirent L de riants gazons ornaient un frais sjour O d'illustres Esprits, au maintien noble et sage, Mesuraient gravement un rare et doux langage : Nous suivmes ensuite un chemin cart, sommet d'un mont rayonnant de clart, Jusqu'au D'o mon oeil, embrassant l'heureuse gmonie, Planait avec orgueil sur ces fils du gnie. tait mle aux hros de son sang (9) Ene, Hector, Csar, tenaient le premier rang, Csar au regard d'aigle o la victoire brille ; Plus loin Penthsile et la fire Camille, Le vieux roi Latinus prs de sa fille assis ; Brutus, qui des Tarquins dlivra son pays ; Et la chaste Lucrce, et l'austre Julie, La simple Marcia, la tendre Cornlie..... Electre

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CHANT

IV.

23

se tenait l'cart. Saladin, seul, rveur, Et comme un peu plus haut j'levais mon regard, Je vis le matre assis, sage parmi les sages de respects et d'hommages. Qui tous l'environnaient Plus prs de lui, plus haut que le docte escadron, Je vis le bon Socrate ct de Platon, Dmocrite qui livre au hasard tous les mondes, Diogne, Thaes aux sentences profondes ; Prs d'Anaxagoras le stocien Znon, et celui dont le nom Hraclite, Empdocle, Dut sa gloire au grand art de classer la substance, en un mot ; puis, quelque distance, Dioscoride, Orphe et Cicron, Live l'historien, Snque le penseur, le sage Galien, et non loin le gomtre Euclide, Ptolome, Prs du docte Avicenne, Hippocrate son guide, Averros enfin, le grand commentateur. Cent autres avaient place la mme hauteur ; Mais pour les nommer tous je manquerais d'haleine Ma carrire est si longue, et si vite m'entrane, Que bien souvent aux faits le rcit manquera. Le groupe o je comptais en deux se spara :( 10) nous marchmes ensemble, Virgile me restait... De ce calme sjour l'air brumeux qui tremble ; Et j'atteignis bientt, par mon matre conduit, Je ne sais quel rivage o jamais rien ne luit.

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CHANT

V

ARGUMENT. Deuxime cercle, o sont punis les Luxurieux. Minos, juge de l'Enfer, cherche retenir les deux potes. Episode de Franoise de Rimini.

du premier cercle au deuxime j'arrive l'troit la douleur est plus vive ; Dj plus mais des cris. Dj ce ne sont plus des soupirs, Minos arrte les proscrits, L, l'horrible (1) Les juge, les condamne, et les jette en pture Au cercle qu'il dsigne en tournant sa ceinture. ' est venu, Donc, sitt qu' ses pieds un pcheur Il confesse sa vie, il la met tout nu. Le grand inquisiteur de la race proscrite Voit du premier regard quel rang chacun mrite. Il se ceint de sa queue, et forme autant d'anneaux de degrs infernaux. Que l'Ame doit franchir foule Ainsi, devant son juge, une innombrable se renouvelle et sans repos s'coule. Toujours Chacun vient tour tour au redoutable arrt; Tour tour chacun parle, coute et disparat.

Ainsi

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laissa son rude office : Minos, en me voyant, Toi qui viens visiter l'infernal difice, Prends garde, (me dit-il) et vois bien o tu vas : Sans peine on entre ici; sans peine on n'en sort pas. Minos, le Sage) ces cris? (interrompit pourquoi Oses-tu faire obstacle son fatal message ?

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26

L'ENFER.

Qu'un seul mot te suffise : il va de par la loi. et tais-toi. O l'on peut tout, Minos, on le veut...

(3)

me glace, grandir un bruit sourd qui Dj j'entends Puis des cris dchirants... enfin, voici la place et qui gronde en tout temps (4) De tout rayon muette Comme la mer livre aux combats des autans. L'infernal tourbillon qui jamais ne s'arrte, Enlve les Esprits, les tourne, les rejette, Les reprend et les brise aux pointes d'un cueil. Quand ils sont venus l, ce sont des cris de deuil, des plaintes.; des grincements, Des lamentations, aux lois saintes C'est le blasphme, enfin, qui s'attaque Dieu punit en Enfer Voil par quel tourment Le pcheur qui soumit sa raison la chair. vont par grandes voles, Comme des tourneaux Dans la froide saison, fendant l'air des valles : Ainsi, jouet lger d'un souffle tout-puissant, de, del, va, vient, monte, descend, L'Esprit, Et, frapp sans piti, souffre sans esprance... Il n'est, hlas ! ni fin ni trve sa souffrance. Vous avez vu dans l'air, en bataillon lger. Avec leur lai plaintif, des hrons s'allonger; Telle, avec des cris sourds, venait ma porte La foule des Esprits par l'orage emporte : Quels sont (disje au pote en plissant d'horreur) Ceux que le vent chtie avec tant de fureur? Le premier, mon vnrable matre) (rpondit Le premier de tous ceux que tu voudrais connatre, Imposa son empire vingt peuples divers. Telle fut l'impudeur de ses instincts pervers, Que, pour se dlivrer d'un blme lgitime, Elle a dit dans sa loi : Ce qui plat n'est pas crime;

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CHANT

V.

27

C'est la Smiramis, veuve du roi Ninus, Et matresse aprs lui de ces bords trop connus O le fier Sarrasin domine sans partage. Celle qui vient aprs fut reine de Carthage : (5) Infidle Syche et trahie son tour, Didon, pour un ingrat, se tua par amour. mule Cloptre la suit d'Aspasie Hlne, qui poussa l'Europe sur l'Asie ; Achille, qui, longtemps sous sa tente endormi, Combattit en amant pour venger un ami. Voici Paris, Tristan. Et mon glorieux matre (6) M'en montra, m'en nomma plus de mille peut-tre ; Tous illustres hros ou clbres beauts, Que l'amour avait tous vers la tombe emports. A ces mots, l'aspect du funbre cortge, La piti me saisit : Je voudrais (m'criai-je) Parler ces deux-l qui s'en vont s'levant, Et semblent si lgers s'abandonner au vent. Ils sont trop loin encor pour une voix humaine Attends, tu les prras par l'amour qui les mne ; Ils viendront. Quand

:

le vent vers nous les eut ploys, (7) Je dis : S'il plat au Ciel qui vous a foudroys, Venez, venez moi. Comme deux tourterelles S'en vont, du haut des airs, ouvrant leurs blanches Au nid o les rclame un cri plaintif et doux :

ailes,

Ainsi les deux Esprits, pour descendre vers nous, Loin de la lgion o Didon est mle, Fendaient l'air malfaisant de la triste valle... D'une voix qui nous plaint tant le charme est puissant

!

L'ENFER. (8) L'un d'eux me dit alors : Mortel compatissant Qui viens nous visiter dans cette nuit profonde ; dont le sang rougit un autre monde, Nous, pcheurs moins irrit ! Que le Ciel contre nous n'est-il Nous le prrions tous deux pour ta flicit ! une piti si tendre, Si notre mal t'inspire Ordonne : te plat-il de parler ou d'entendre? Tant que le vent se tait, nous pouvons tour tour T'couter ou parler d'un trop coupable amour. 28 ( 9) La terre o je naquis touche la mer tranquille un asile. O, contre ses rivaux, le P cherche Amour, qui se prend vite tous les coeurs bien ns, Soumit Paul aux attraits qu'un autre a profans... Et dont la plaie, hlas! n'est pas encor ferme!... Amour (il veut qu'on aime alors qu'on est aime) Fit battre nos deux coeurs, mais dans un tel accord Qu'ici mme, en Enfer, Paul, je t'aime encor ! Amour la lumire avec Paul m'a ravie ; Gain attend celui qui nous ta la vie. (10) ces malheureux Ds que j'eus entendu Esprits touchant d'un mal trop bien compris, Et ce rcit Je dtournai la tte, et je la tins baisse Si longtemps qu' la fin : Quelle est donc ta pense? Oh! (Me demanda Virgile) (lui dis-je tout bas) " Quel invincible attrait, quels dsirs, quels combats Les ont conduits ensemble au douloureux passage ! Puis, vers les deux amants relevant mon visage : Franoise, tes tourments d'un triste et saint moi Ont pntr mes sens... mais dis-moi : je pleure; Au temps des doux soupirs et des timides flammes, Comment se rvla le secret de vos mes?

CHANT

V.

29

Elle alors : Il n'est pas de plus grande douleur (11) Que de se rappeler, au fate du malheur, Les beaux jours disparus... j'en appelle ton matre. Si tel est cependant ton dsir de connatre Comment naquit un feu devenu si brlant, Je ferai comme lui, qui pleure en te parlant. (12) Un jour, tout alanguis par une vie oisive, Nous lisions Lancelot, et comment il arrive Qu'un regard de Ginvre a troubl sa raison. Nous tions ce jour-l seuls, sans peur, sans soupon : Bien des fois il advint, en lisant, qu'un passage Fit rencontrer nos yeux, plir notre visage; Mais un seul mot, hlas ! nous a perdus tous deux ! Arrivs la page o Lancelot heureux " Couvre de ses baisers un caressant sourire, Paul... (qu' mes bras jamais le Ciel ne le retire ! ) 13) Paul osa, tout tremblant, imiter Lancelot... Le livre fut pour nous un autre Gallehot... (14) Et nous ne lmes pas ce jour-l davantage. qu'un des Esprits me tenait ce langage, Le second sanglotait, sur sa soeur appuy. Moi, j'eus le coeur bris d'une telle piti, Qu'il semblait que dj j'eusse un pied dans la tombe Je plis... je tombai... comme un cadavre tombe. Pendant

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CHANT

VI,

ARGUMENT. Troisime cercle, gard par le Dmon Cerbre, et habit _ par les Gourmands. Ciacco prdit Dante l'exil des Guelfes Blancs et le triomphe des Noirs.

Au rveil de mes sens ferms par la douleur Dont Franoise et son frre avaient navr mon coeur, L'Enfer de toutes parts mes yeux ne rvle Que nouveaux torturs et torture nouvelle. C'est le troisime cercle, o tombe flots pais, Et sans misricorde, et sans trve et sans paix, Froide, lourde, maudite une pluie ternelle, Mlange glacial d'eau, de neige et de grle. Le sol qui la reoit exhale un air infect : Cerbre est l qui tient les damns en respect. (1) Dmon impitoyable, aux monstrueuses formes, Il ouvre incessamment ses trois gueules normes, Et, comme un dogue, aboie en s'acharnant contre eux. Un feu sombre et sanglant jaillit de son oeil creux; Son ventre est large et bas, sa barbe noire et dure; Et son ongle tranchant va, dans leur couche impure, torturer les Esprits Secouer, dchirer, en hurlant de lamentables Qui pleurent cris, Et qui, pour moins sentir la grle vengeresse, D'un flanc sur l'autre flanc se retournent sans cesse. Le Grand-Ver, qui nous vit, roula des yeux ardents,

32

L'ENFER.

Ouvrit sa triple gueule et fit grincer ses dents. Tous ses membres tremblaient ; mais le fils de Mantoue Se baissa, dans ses mains ptrit un peu de boue, Et la jeta trois fois au Dmon affam. Tel aboie avec rage, et soudain est calm, Le chien qu'avec un os le matre congdie : Ainsi du noir Dmon la mchoire alourdie Pour un instant fit trve aux triples hurlements les tourments. Qui des supplicis redoublent Et nous foulions aux pieds toutes ces Ombres vaines Qui souffrent cependant sous des formes humaines. gisaient dans le limon ; Toutes confusment Un seul, se soulevant, m'appela par mon nom : la brumeuse " Toi qui vas traversant atmosphre, Arrte! et si tu peux, reconnais-moi, mon frre; Tu naquis, moi vivant. Si je t'ai vu jamais, Mon frre, la souffrance a bien chang tes traits; Mais apprends-nous ton nom, toi dont la voix m'attire, Toi qui, dans cet Enfer, subis un tel martyre, Qu'il parat le plus vil, s'il n'est le plus cruel. L'Ame ajouta ces mots : Dans le monde au doux ciel, Mon berceau fut Florence, o tu reus la vie, Florence, o coule flots le poison de l'envie : On m'appelait Ciacco : regarde quels tourments (2) La froide pluie inflige aux Ames des Gourmands. Je ne suis pas le seul, et le mme supplice Dans tous ceux que tu vois punit le mme vice. " Il cessa de parler; je repris : Tes douleurs M'oppressent d'un tel poids, que j'en verse des pleurs. Mais dis, si tu le sais, Ciacco! je te prie; ma patrie. Dis o les factions traneront Dis s'il lui reste encor quelques citoyens purs.

CHANT

VI.

33

Dis pourquoi la discorde a souffl sur ses murs. Aprs de longs dbats et de sourdes menaces, Un sang pur de Florence inondera les places ; L'une des factions, dont le nom vient des bois, ( 3) Chassera de vos murs sa rivale aux abois. Mais, avant trois hivers, j'en vois Un qui s'lance : (4) Il mettra pour les Noirs son fer dans la balance, Et, dans le sang des Blancs lavant de vieux affronts, Longtemps d'un pied superbe il pressera leurs fronts. Leur rage attestera ce que la paix leur cote... Deux citoyens sont purs, mais nul ne les coute... L'avarice, l'envie et l'orgueil, dans les coeurs Ont allum ce feu fatal mme aux vainqueurs. Le lamentable accent ne se fit plus entendre. Il est d'autres secrets que je brle d'apprendre (M'criai-je) Mosca, Tegghio, dans le Ciel (5) Boivent-ils le nectar, ou parmi vous le fiel? Henri, Farinata, si fltris par l'envie, Tous ceux qui pour le bien ont dvou leur vie,

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leur sort! Il me tarde, Ciacco, de connatre O sont-ils? Tous tombs sur le terrible bord; Tous, au-dessous de moi, sont plongs dans l'abme, A des degrs divers expiant plus d'un crime. Descends, tu les verras; mais coute mes voeux : Si tu revois le jour, rappelle mes neveux, Rappelle mes amis ma mmoire oublie. Ne m'interroge plus, va! ma langue est lie. ces mots, un oeil louche et hagard, Il dtourne, Baisse le front, sur moi jette un dernier regard ; retombe dans la fange : Puis, parmi les damns, Il n'en sortira plus qu'au dernier jour o l'Ange, Au son de la trompette veillant l'univers, 3

34

L'ENFER.

Annoncera le juge implacable aux pervers. Toute Ame alors ira, dans le grand cimetire, Vtir ses os, ses traits et sa forme premire, Pour entendre la voix dont l'accent irrit ternit. Remplira de terreur l'immense Ainsi parlait Virgile; et sur les pas du Sage, Tandis que lentement je m'ouvrais un passage Dans ce chaos impur de boue et de damns, Vers les temps venir nos yeux taient tourns : Aprs l'arrt fatal, et pour qu'il s'accomplisse, Matre, de ces maudits quel sera le supplice? Plus terrible, plus doux, ou tel que je le vois? Retourne au sage auteur que tu lus tant de fois : (6) Plus un tre est parfait, (rpondit le pote) Plus il ressent la joie ou la douleur parfaite. Vers la perfection qui nous ouvre les Cieux, Nul ici, tu le sens, n'ose lever ses yeux; Mais tous savent qu'un jour la fatale sentence Doublera leur supplice avec leur existence. Tels taient les sujets de nos graves discours. Du chemin circulaire abrgeant les dtours, Nous gagnmes au centre une pente escarpe, Par le Grand-Ennemi, Plutus occupe. (7) par

CHANT

VII

ARGUMENT Quatrime cercle : Supplice des Avares et des Prodigues. Les deux potes ctoient un ruisseau, et pntrent dans le cinquime cercle, o sont punis la Colreet l'Orgueil, la Paresse et l'Envie.

Satan!... Satan, Aleffe ! ( 1) Pappe! Pappe (S'cria le Dmon par la rage touff) de la science, Mais le prince des vers, l'honneur : Mon fils, prends confiance. Dit, pour me rassurer Quel que soit son pouvoir, il n'empchera pas Que du haut de ce roc tu n'ailles jusqu'en bas. son visage : (2) abaissant Puis, vers la Lvre-Enfle Paix ! ta rage, en toi-mme Loup maudit ! consume Ce voyage a sa cause : on le veut dans le Ciel O le superbe Viol fut puni par Michel. (3) Comme une grande voile enfle la bourrasque Autour du mt rompu retombe vide et flasque : vaincu le noir Dmon du Mal. Tel retombait val ; voil descendant au quatrime Avanant pas pas sur cette plage immonde tous les pchs du monde. O viennent chouer Justice des Cieux, Qui donc ici rassemble, Tant de tourments nouveaux dvoils mes yeux ? Se peut-il que le crime gale un tel supplice ? Nous

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L'ENFER.

Comme on voit, des deux bords du sombre prcipice, se heurter : Sylla contre Charybde en grondant Tels, plus nombreux cent fois que je n'en pus compter, Diviss en deux camps, les damns, hors d'haleine, la plaine, Sous des fardeaux pesants se partageaient encor. se rencontraient, Hurlaient, frappaient, frappaient de ton or ? Tous criaient la fois : Que fais-tu Toi, qu'as-tu fait du tien ? Tous ensuite, en arrire, leur pnible carrire, lentement Reprenaient Rptant le cri sourd qui les peignait si bien : Que fais-la de ton or? Toi, qu as-tu fait du tien ? Arrive aux deux buts, la foule criminelle Revenait avec rage la lutte ternelle. J'avais le coeur navr : Ceux que je vois ici, Qui sont-ils ? ( demandai-je) ma gauche en voici Qui semblent tonsurs... Ont-ils servi l'Eglise? Tous, bien qu'en deux partis ce cercle les divise, Frapps, quand ils vivaient, du mme aveuglement, Tous des biens de la terre ont us follement. Leurs cris sont assez clairs pour expliquer leur haine, Quand ils vont se heurtant au centre de l'arne, O deux vices rivaux les tiennent spars. Ceux que tu vois gauche et qui sont tonsurs, Papes ou Cardinaux, Princes de l'Avarice, M N'ont que trop mrit l'horreur d'un tel supplice. Je repris : Parmi ceux que ce vice a fltris, Je devrais reconnatre au moins quelques Esprits. Non, mon fils : le pch qui perdit ces infmes A dgrad leurs traits aussi bien que leurs mes. Tu tenterais en vain d'en reconnatre un seul. Tous, au jour solennel, sortiront du linceul, Ceux-l le front ras, ceux-ci les mains fermes. (5) La lutte sera longue entre les deux armes !

CHANT

VII.

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Pour n'avoir su garder ni donner propos, Au lieu du Ciel, au lieu de l'ternel repos, Une lutte ternelle et cet horrible gouffre O je voudrais en vain te dire ce qu'on souffre ! Ces biens que la Fortune son gr fait mouvoir, Dont le monde genoux encense le pouvoir, Tu peux en estimer le prix et la dure : Tout l'or accumul sous la vote azure, Tout l'or dont votre monde a fait son paradis Ne saurait racheter un seul de ces maudits. Quelle est donc cette loi, fatale ou salutaire, Qui gouverne, as-tu dit, tous les biens de la terre? O vaine humanit ! Qu'est-ce que la Fortune ! De la bouche d'une Ombre entends la vrit ! Celui qui fit les cieux par sa Toute-Puissance, Confia chaque sphre au pouvoir d'une Essence Qui reoit tour tour et reflte en tout lieu L'immortelle clart dont la source est en Dieu. Aux splendeurs de la terre une d'elles prside, Qui rit de vos calculs, les renverse ou les guide. Une famille, un nom grandit, tombe en un jour ; Un peuple est clips, l'autre brille son tour. Tout change temps : tout cde cette main superbe Qui se cache vos yeux comme un serpent sous l'herbe. Mortels ! votre savoir contre Elle ne peut rien. Elle pse, elle juge, et juge toujours bien ; Elle va, comme vont ses clestes rivales ; Ses volutions tournent sans intervalles ; C'est la ncessit qui la force courir, Tant il est d'insenss qu'elle aime secourir ! Ceux qui l'ont mise en croix sont souvent ceux-l mme Qui lui devraient l'encens au lieu de l'anathme. Mais, par soi-mme elle ne l'entend heureuse, pas ;

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L'ENFER. ;

Mle au choeur des Dieux, elle rit des ingrats Elle roule sa sphre et savoure sa joie.

Descendons la tnbreuse voie ; maintenant Viens des maux plus grands. Le soleil de la nuit, Qui montait quand je vins, l'occident s'enfuit. S'arrter mon fils, serait un crime. trop longtemps,

(6)

du centre de l'abme, Donc, pour nous rapprocher Nous suivions un ruisseau qui bouillonne et descend (7) Par un foss profond qu'il se creuse en pa