7/26/2019 Entretien Avec Raoul Vaneigem 2008
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ENTRETIEN AVEC RAOUL VANEIGEM2008
Votre ami Nol Godin nous a rcemment confi ne croire que "dans linsurrection, ledbordement alcoolique et le foutre". Cest une formule qui vous convient ?
Cest un bon dbut. Je me mfierais dun mouvement subversif qui impliquerait lasctisme,
le sacrifice, le militantisme. Je pense aussi quil convient daller plus avant. Il faut tre cur
pour parler damour sans foutre mais si foutre sans amour a le mrite dassouvir un besoin,
ce nest souvent quune forme de prdation ou une variante de ce consumrisme hdoniste
o le dsir, en perdant son authenticit, nous replonge dans un monde de falsification et de
profit, dont nous ne voulons plus. Une passion qui ne saffine pas sinverse en cette pulsion
de mort quest le rflexe de prdation, moteur de la survie et dune conomie fonde sur
lexploitation de lhomme par lhomme.
Vous criviez dans le T ra i t d e sav o i r - v i v r e l u s a ge de s j eu n es g nra t i o n s :
"Survivre nous a jusqu prsent empch de vivre." Votre constat serait-il encore
plus sombre aujourdhui ?
Un constat, cest ce qui sert valuer ladversaire, non se rsigner, quelle que soit la
puissance apparente quil prsente. Pendant des dcennies, on a imagin une arme
sovitique capable de fondre sur lEurope et de lenvahir. On a su trs vite que cette arme
rouge tait ronge par lintrieur et inoprante mais cela arrangeait les dmocraties
occidentales. Exagrer le pril leur permettait docculter leur corruption et leur propre
pourrissement. Limmense empire stalinien est tomb poussire en quelques semaines,
rvlant ce quil tait depuis longtemps : un parpillement de bureaucraties mafieuses.
Aujourdhui, cest lempire des multinationales qui implose sous nos yeux, et la plupart
continuent se lamenter plutt que de mettre en place une socit o la solidarit et lebien commun seraient restaurs. Il sagit de rompre avec un systme qui nous dtruit et de
btir des collectivits et un environnement o il nous sera donn de commencer vivre.
Les annes 60 taient celles du surgissement de la vie, de lemballement militant,
des excs dune gnration pensant sapproprier le monde. Le sicle samorant
semble bien morne, gris et vide en comparaison. Que diriez-vous un jeune
idaliste pour lui remonter le moral ?
Que le monde marchand craque de toutes parts, quil est en train de seffondrer en
entranant tous ceux qui sattachent lui, mme en le combattant. Je veux dire quau lieu
de rabcher les mmes critiques dsespres, il est temps de jeter les bases dune socit
nouvelle, de construire lautogestion en nous emparant des nergies alternatives et en les
mettant au service des collectivits refusant davoir des comptes rendre aux gestionnaires
de la faillite mondiales et aux escrocs dont le pouvoir na dautre soutien que la passivit et
la rsignation des masses. Ce que nous devons redcouvrir cest notre propre inventivit,
cest la conscience de notre richesse crative. Il faut cesser de geindre sur ce qui nous
dconstruit et rebtir notre vie individuellement et collectivement.
Dans En t r e l e d e u i l d u m o n d e e t l a j o ie d e v i v r e , vous citez notamment lexprience
libratrice de la guerre dEspagne. Vous tiez Oaxaca en septembre 2006 : tait-
ce aussi lun de ces moments de grce et de vie ?
En dpit de la rpression meurtrire, des exactions et des tortures, la rsistance na pas
cess Oaxaca. Le feu est entretenu sous la cendre. Le mouvement des barricadiers, des
libertaires et des communauts indiennes sest dbarrass des ordures gauchistes lnino-trotskysto-maostes qui prtendaient rcuprer le mouvement. Les choses sont claires et
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quand le combat reprendra, il sera sans crainte et sans ambigut.
En revanche, en Europe, o lon ne fusille plus personne, ce qui domine cest la peur et la
servitude volontaire. Le systme financier scroule et les gens sont encore prts payer
leurs impts pour renflouer les caisses vides par les escrocs quils ont ports la tte des
Etats. Ici, la diffrence dOaxaca, les citoyens lisent le boucher qui les conduira
labattoir.
Dans le mme esprit, que pensez-vous des textes dHakim Bey, cette ide que la
libert ne se trouve plus que dans des "zones dautonomie temporaires" cres pour
un temps sur internet, dans des manifs ou lors de ftes illgales. Lhomme libre
daujourdhui est-il un pirate occasionnel, surgissant quand loccasion se prsente ?
Je nai jamais confondu rvolte et rvolution, et moins encore mancipation et prdation. Le
dfoulement est un hommage au refoulement. Lmeute est un exutoire, la rvolte est
toujours rcuprable. Les collectivits autogres ne le seront pas. Nous ne sommes ni des
pirates, ni des en-dehors, ni des marginaux, nous sommes au centre dune socit solidaire
crer et, que nous le voulions ou non, il faudra bien que nous apprenions opposer une
dmocratie directe cette dmocratie parlementaire, clientliste et corrompue quiseffondre avec les puissances financires qui la soutenaient et la dvoraient.
A lire votre dernier ouvrage, on comprend que la solution ne peut tre globale, mais
trouve en chaque individu. Nest-ce pas un litisme trompeur, tant les hommes se
rvlent plus souvent dcevant quenthousiasmant ?
Quel homme ? Larriviste, lhomme de pouvoir, le crtin autoritaire, assurment. Mais ceux
qui veulent vivre humainement ne constituent pas une lite, ils ne sont pas des exceptions.
Certes, les informations nen parlent pas, le spectacle les ignore, mais il y a un autre monde
que celui de la publicit et de la propagande journalistique, non ? Partout des collectivits se
forment. Ce qui sesquisse l, parfois avec maladresse et confusion, cest un mode de vie
vritablement humain, en rupture totale avec le monde marchand.
Une relecture du dernier livre vous le confirmera : pour moi, la solution ne peut tre que
globale et locale, collective et individuelle. Le bonheur dun seul est solidaire du bonheur de
tous. Le dsespoir est la meilleure arme de nos oppresseurs.
Vous crivez : "Je ne prophtise pas une brusque dtente du vivant trop longtemps
comprim, je mise sur une chance secrtement apprte, jaiguise par avance
cette conscience qui, en dpit dinterminables rgressions lthargiques, lui
imprimera son sens humain." Est-ce dire quil va nous falloir prendre notre mal en
patience encore longtemps ?
Le dsir dune vie autre est dj cette vie-l. Survivre, cest prendre son mal en patience.
Mais tenter de vivre le plus heureusement possible est ce qui assure le plus srement de
dpasser la survie. Il ne sagit pas consommer du bonheur de supermarch, mais de crerpour soi et pour tous un espace et un temps affranchis de lemprise de la marchandise. Le
bonheur est un combat, non une denre.
Ne jamais adhrer, ne jamais abdiquer, seulement vivre la tte haute et le coeur en
paix, est-ce l le seul mot dordre ?
Donner un mot dordre, cest faire peu de cas de lautonomie et de lintelligence
individuelles. Ce que je souhaite, cest une prise de conscience de nos propres capacits,
cest une volont de miser sur ce quil y a en nous de vivant et dhumain
Le situationnisme a t-il jamais t plus actuel quaujourdhui ?
En guise de rponse, je vous communique un petit tract rdig lors des commmorations
que vous savez :
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Mise au point
Au silence qui, pendant prs de quarante ans, a maintenu lInternationale situationniste dans
lostracisme a succd le vacarme de sa rcupration mondaine. Le situationnisme triomphe. Il a
son march, ses modes, ses thurifraires et ses contempteurs. Son histoire est partout expose,
dans les amphithtres de la culture, comme une dpouille inanime mais, par un piquant
renversement, ce sont des cadavres qui lexaminent et le contemplent.Ds le dbut, les situationnistes ont mis en garde contre le situationnisme, idologie, catgorie
spectaculaire, mensonge du vivant arrach sa radicalit. De sorte que le situationnisme a
russi tre partout dans le spectacle, alors que les situationnistes ny sont nulle part. Cest
toujours aussi clandestinement que la somme des penses mises jour par les situationnistes
commencent se frayer un chemin et effleurer les consciences en brisant peu peu
lobscurantisme dominant.
Quel est ltat du monde ? Le nihilisme est la philosophie des affaires et du profit court terme.
Le vieux capitalisme nentreprend plus rien, mieux, il sacrifie la spculation boursire
lindustrie et les services publics quil se glorifiait hier de promouvoir. Le ftichisme de largent
tablit, plus quune complicit, une communion desprit entre labruti qui agresse les pauvres,
brle une cole, une bibliothque et la brute affairiste qui accrot ses bnfices en dtruisant lebien public. Moins le travail est utile, plus il a daffids. Les dmocraties corrompues sont
obsdes par le despotisme oriental colmatant ses lzardes avec la peur de la femme et les
hantises du patriarcat aux abois. Sous le pressoir oecumnique de la marchandise, les religions
se vident de leur substance dogmatique et rythment de leurs soubresauts une danse macabre
partout rorchestre pour galvaniser les adeptes de la mort. Il ny a plus ni ides ni croyances qui
ne se trouvent dnues de sens, viscres, rduites cet tat de charogne emblmatique, quoi
se rallient si aisment les foules galvanises par la haine, le dsespoir, lultime prdation, la qute
frntique dun emploi desclave sur le march du travail Et si nanmoins la volont de vivre
soudain balayait de sa vague ces ruines o vgte amrement linexistence ?
La pense situationniste nest pas un dfi mais un pari, elle qui a proclam : cen est fini de
lexploitation de la nature, cest est fini du travail, de lchange, de lappropriation, de la
sparation davec soi, du sacrifice, de la culpabilit, du renoncement au bonheur, du ftichisme de
largent, du pouvoir, de lautorit hirarchique, du mpris et de la peur de la femme, de la
subornation de lenfant, de lascendance intellectuelle, du despotisme militaire et policier, des
religions, des idologies, du refoulement et de ses dfoulements mortifres !
La vie a tous les droits, la prdation nen a aucun.