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ERNEST RENAN

L~ISLAM ET LASCIENCE

AVEC LA RÉPONSE D'AL-AFGHÂNÎ

L'ARCHANGE MINOTAURE

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D'ERNEST RENAN CI-lEZ LE MÊME ÉDITEUR

LA POÉSIE DES RACES CELTIQUES

CET ESSAI SUR LES LITTÉRATURES CELTIQUES EST UNE « ŒUVRE DE RÉSIS­

TANCE ET D'AFFIRMATION IDENTITAIRE » COMME LE FAIT OBSERVER

C. COURGEAUD-CAVILLE DANS SA PRÉFACE. CÉLÉBRATION DU GÉNIE

CELTIQUE ET « DISCOURS DES ORIGINES », CE TEXTE CLEF EST UN

HOMMAGE À SA CRETAGNE NATALE - CETTE « PROVINCE DE L'ÂME »­

DONT L'ÉMINENT PHILOLOGUE MAÎTRISAIT ADMIRABLEMENT LA LANGUE.

I5X2I, 80 P. ISBN 2-914453-21-3 -- 14 EUROS.

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UN DÉBAT AUX ACCENTS SI FAMILIERS ...

PREFACE

DE

FRANCOIS ZAB BAL

La conférence que donne Ernest Renan en Sorbonne le

29 mars 1883 exprime l'opinion d'un savant qui a déjàécrit ses œuvres majeures et dont les idées sur la civilisation,la culture et la science ont mûri, sans être pour autantfigées. Publiée ici avec la réponse de Jamâl al-Dîn

al-Afghânî dans le Journal des Débats et l'appendice deRenan en réaction à celle-ci, elle intéressera le lecteurcontemporain à plus d'un titre.

On peut, bien entendu, trouver dans les idéesexprimées par le savant sur llslam une confirmation

supplémentaire des préjugés qui ont marqué son siècle.On peut relever aussi les idées maîtresses de sa conceptionfondée sur les différences raciales, dont lëcho, selon cer­tains auteurs, serait perceptible jusque dans les discours

occidentaux actuels!. Mais, au-delà de la leçon datée

qu'apporterait ce chapitre de l'histoire culturelle, ily a la

1. Voir Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident,p.154-174.

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question très actuelle du devenir des pays arabes et musul­mans et de ce qu'on peut appeler, pourfaire court, l'échecde leur modernisation et de leur développement. Les accentsprémonitoires qui traversent le texte de Renan trouventen effet leur confirmation dans la renaissance avortée queles intellectuels musulmans ne cessent de déplorer depuis plusd'un siècle. Mais ce qui ne manquera pas d'intéresser enco­replus le lecteur, c'est l'acquiescementpartiel d'al-Afghânîaux thèses de Renan, un acquiescement qui dévoile unconsensus sur la manière d'appréhender le rapport entrela religion et la science, entre la religion et la raison.

Tèlle que Renan la résume dans sa conférence, sa visionde l'islam ne peut se comprendre qu'à la lumière de sesthéories linguistiques et raciales. À soixante ans, au termed'une carrière universitaire mouvementée, Ernest Renan(J 823-1892) a une fOi totale dans la science, et plusparticulièrement dans une "science des faits de l'esprit"quïncarnepour lui, commepour tant d'autres savants duXIX e siècle, la philologie. Il s'appuie sur cette disciplinequand, séminariste, il s'éloigne de l'église, et il s'en sertpour construire une approche scientifique des textesreligieux fOndateurs de l'Occident, qui suscitera une viveréaction des milieux catholiques et aura une influencedurable sur la pensée européenne. Rappelons que,titulaire de la chaire d'hébreu au Collège de France en1862, il doit suspendre son enseignement après sa leçoninaugurale intitulée De la part des peuples sémitiques

dans l'histoire de la civilisation, où ilprésenteJésus commeun "homme incomparable" que certains appellent Dieu.Ce n'est qu'en 1870 qu'il est réintégré à son poste. Entre­temps, il aura développé ses vues sur le rapport entrelangue et religion dans plusieurs textes, dont le fameuxVie de Jésus (J863), ou encore dans l'article du Journalasiatique: «Nouvelles considérations sur le caractère géné­ral des peuples sémitiques. »

L'approchephilologique le conduit vers une théorie quioppose langues indo-européennes et langues sémitiques,chacune des deux familles ayant des caractéristiques sin­gulières qui imprègnent les peuples qui les parlent. Carpour Renan, la langue détermine l'esprit qui la pratique.Ainsi, les langues indo-européennes manifestent-elles unecapacité à changer et à se multiplier au cours des siècles, àla différence des langues sémitiques qui resteraientfigées etégales à elles-mêmes l

• D'où la supériorité de l'Aryen sur leSémite, qui n'estpas une supériorité de race anthropologiquecomme on pourrait le croire, car si Renan attribue à unecommunauté les traits positifs ou négatifs de sa race, lemot prend chez lui des significations changeantes quireflètent les tensions politiques de son siècle autour de laquestion de la nation; autre concept central qu'il définitdans une conférencefaite le 11 mars 1882 2

: « La languese substitua ainsi presque complètement à la race dans ladivision des groupes de l'humanité, ou plutôt le mot racechangea de sens. La langue, la religion, les lois, les mœurs

1. Voir Maurice Olender, Les Langues du paradis. Aryens et Sémites: uncouple providentiel, Seuil, 1989, p. 75 et suivantes. 2. «Qu'est-cequ'une nation?»

II

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firent la race bien plus que le sang. » Mais il ajoute aus­sitôt que les liens de sang permettent de perpétuer leshabitudes dëducation.

Il y aurait donc des "races linguistiques'~ bien plustenaces et répandues que les races anthropologiques. Cestce qui explique que «le Turc, dévot musulman, écrit-il,

est de nos jours un bien plus vrai Sémite que 11sraélitedevenu Français, ou pour mieux dire, Européen. » L'Asie

et l'Afrique musulmanes représenteraient parfaitement,selon lui, l'esprit sémitique, même si les Sémites purs y

sont devenus insignifiants. Par conséquent, si les Aryenset les Sémites ne présentent aucune différence essentielle

du point de vuephysique, ils nen forment pas moins deuxraces distinctes du point de vue de leurs aptitudes intel­lectuelles et des instincts moraux. «Du système de la

langue à celui de la religion, ily a donc, pour Renan, plusqu'une sympathie, une réelle coïncidence. »2

Cette approche philologique qui fournit une grille delecture applicable à l'islam, on la retrouve curieusement

dans la manière dont les intellectuels arabes construirontquelques décennies plus tard la notion darabité, qu'ils

tiendrontpour le ciment d'une collectivité dont les diffé­rences ethniques devront être subsumées voire gommées aubesoin par la force. Et, comme chez Renan, ils en dédui­sent une évaluation de IÏJistoire de l'Islam qui obéit à une

logique similaire mais inversée des races linguistiques, lesSémites occupant la première place.

1. cité pat M. Olender, p. 85. 2. lb., p. 80.

La querelle qui oppose Renan à Afghânîprendparfoisdes allures nominalistes. Non qu'il y eût entre les deuxhommes un quiproquo sur l'objet de la discussion, maisparce que le discours tenu sur 11slam depuis plus d'un

siècle s'est souvent trouvépiégépar les mots. Là où Renanuse de lexpression "islamisme': que l'éditeur a remplacée

ici par "islam': nous entendons aujourd'hui les mouve­ments ou les idéologies radicales, alors que le savant du

XIX' siècle lavait simplement construite sur le modèle de"christianisme': voulant désigner la civilisation née de la

religion musulmane.Pour des raisons qui tiennent à l'évolution des disci­

plines scientifiques et à la manière dont elles déterminent

leurs méthodes et leurs objets, tout autant quaux posi­tions qu'elles sont censées occuper dans le champ politique,

on s'est empressé de bannir du lexique scientifique un cer­tain nombre de mots. La critique de lancien orientalisme

qui a tant traumatisé l'Académie estpassée par là, inter­disant parfois le débat sur les nouveaux usages. Ainsi

a-t-on cru bon de remplacer ladjectif "musulman "par"islamique" dans bon nombre d'expressions telles que "cité

musulmane" ou "droit musulman': devenus subitement

péjoratifi. Plus récemment, labsurde a été atteint avec cet"islam "doté d'un "i" tantôt minusculepour religion, tan­

tôt majuscule pour civilisation et culture, en réalité unmême motpour désigner des objets aussi complexes que la

civilisation, l'empire, l'État, la religion, la culture. .. !

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Renan, lui, essayait de réfléchir sur le destin de 11slamsans disposer d'expressions comme la déjà ancienne ''civi­lisation arabo-musulmane': flatteuse pour les Arabes, maisdont le tort principal était d'escamoter les éléments turcetpersan. Du moins avait-elle le mérite de définir la civi­lisation par une langue et une religion à la fois; ce qui

permettait d'accorder uneplace aux non musulmans quijouèrent un rôle majeur dans laformation de l'État et dela culture. Mais les notions de civilisation et d'empire, siprécieuses pour appréhender l'histoire ancienne, se sontquelque peu estompées, et déjà chez Renan, dont la foi

dans ce nouvelobjet qu'est la Nation est immense, les socié­tés sont mesurées à l'aune des langues et des races.

L'Antiquité avait connu des républiques et des royaumes,ou des conglomérats de royaumes; et si «l'Empire romain

fùt bienplusprès d'être unepatrie », seule les Nationspro­cèdentpar ''la fùsion despopulations': alors qu'en Orient«le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien,le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de laconquête. » 1 Dès lors, l'histoire de l'Empire musulman

sera décryptée au travers de ces notions, et si le tableaufinal nous surprend, il n'en reste pas moins fidèle à unevision fondée sur la philologie. Pour Renan, en effet, la

civilisation musulmane devient florissante quand l'élé­ment perse, indo-européen, domine; elle décline quand

l'esprit sémite s'impose qu'il soit arabe ou turc! Ce sché­ma, devenu prégnant en dépit de son simplisme,

1. «Qu'est-ce qu'une nation?», conférence faite en Sorbonne le Il mars1882.

comporte bien sûr quelque vérité, mais il tire sa force dufait qu'il conforte une interprétation de l'histoire "racio­logique" au sens où l'entend Renan. Il trouve d'ailleursun appui inattendu dans l'argument que lui opposent lesauteurs arabes au long du xx' siècle, un argument qui estl'exact contraire de la thèse de Renan: la civilisation arabo­musulmane aurait décliné avec l'intrusion et la domina­tion des Turcs. Quant aux Perses, leur assimilation tota­

le aux Iraniens chiites d'aujourd'hui a été leprélude à unrévisionnisme historique de bon aloi: quels manuelsscolaires arabes évoquent encore la culture persane de

Mésopotamie ou les grands foyers turco-persans d'Asiecentrale?

Ce jeu de miroirs que laissent entrevoir les textes de cerecueil est le début d'une longue série, jalonnée de qui­

proquos et d'imprécations dont le dernier avatar est sansdoute la polémique qui oppose à ses détracteurs arabes un

Bernard Lewis turcophile qui n'a cessé de titiller la vani­té des Arabes en jouant du thème: mais qu'avez-vous doncapporté à la civilisation?

Telle est la question. Quel est l'apport des peuples sémi­tiques à l'histoire de la civilisation? Peu de chose, hormisl'esprit religieux, répond Renan. La philosophie et lessciences n'auraient fait que transiter par les Arabes sans

enrichissement véritable. Par la faute des Byzantins,l'Europe aurait eu besoin de «ce détour étrange qui fitque la science grecque nous arriva au XII' siècle, en passant

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par la Syrie, par Bagdad, par Cordoue, par Tolède. »]

Un détour superflu en quelque sorte...On sait aujourd'hui qu'il n'en est rien. Les recherches

menées au cours des quatre dernières décennies n'ont cesséde mettre au jour les découvertes scientifiques des savantsarabes et musulmans, dont LHistoire des sciences arabes 2

donne un premier aperçu. On y trouvera non seulementdes avancées considérables dans de vénérables disciplines del'Antiquité telles que l'astronomie, les mathématiques oula médecine, mais la fondation de sciences nouvelles tellesque l'algèbre ou l'optique. Il n'est donc pas excessifde sou­tenir que sans ces apports, l'Europe n'auraitpas connu derévolution scientifique. La vision ancienne de l'histoiredes sciences s'en trouvefinalement bouleversée et la pério­disation traditionnelle entièrement remise en cause.

A dire vrai, Ernest Renan admet l'existence de foyersculturels au sein de l'Empire islamique, mais il insiste:"cette science n'estpas arabe': et encore moins islamique.Rares seraient les savants brillants authentiquementarabes,. et leurs travaux, comme ceux de leurs collèguesphilosophes, se sontpoursuivis dans une opposition cons­tante à la religion musulmane. Par conséquent, l'apportde l'islam, bien modeste à ses yeux, n'aurait consisté qu'àrecueillir, conserver puis transférer des théories antérieu­res. Les textes de Platon et d'Aristote auraient suscité descommentaires somme toute inintéressants, et la lecturesingulière à laquelleprocède toute culture confrontée à des

1. Voir p. 32. 2. Ouvrage collectif en trois volumes dirigé par Roshdi

Rashed et Régis Morelon, éd. du Seuil, 1997.

textes anciens n'auraitpas été dictée ici par des questionsd'un grand intérêt pour l'histoire de la philosophie.D'Averroès, auquel il consacre pourtant un ouvrage fortérudit], il n'y aurait rien à garder. Quant à la sciencegrecque, il aura fallu la débarrasser de ses scories aprèsqu'elle eut été ".frelatée"par les savants musulmans.

Aux critiques de Renan, Jamal al-Dîn al-Afghânî(J838-1897) oppose deux arguments. Ce défenseur del'union des musulmansface aux entreprises de l'Occidentcompte parmi les premiers réformistes qui ont appelé àune ouverture sur la science moderne, tout en mettant engarde contre le matérialisme de la pensée européenne. 2

Plus militant quepenseur véritable, il avait tenté de ral­lier à son programme le sultan ottoman puis le vice-roid'Egypte. Il reviendra à son ami, l'Egyptien MuhammedAbdo, d'apporter une réflexion plus ample sur lëtat dessociétés et de la religion musulmanes. Pour commencer,Afghânî admet que la religion musulmane constitue unobstacle à la liberté de pensée, pour aussitôt ajouter que lechristianisme n'y a pas été si favorable non plus dans lepassé, loin s'en faut! Toutes les religions étant semblables,il serait donc faux d'incriminer les origines raciales deshommes. Puis, al-Afghânî se livre à une défense des apti­tudes des Arabes qui ne laisse pas d'être maladroite carelle conforte implicitement le critère racial ou ethniquedont Renan fait usage. Trente ans avant la disparition dudernier empire musulman, l'Empire ottoman, la montée

1. Averroès et l'averroisme, réédition Maisonneuve et Larose, 1997, avecune préface d'Alain de Libéra. 2. Voir son essai de 1880 : La Vérité surles Neeheiri, traduction anglaise: ({ Refutation of the Materialist »s, inNikki Keddie ed., An Islamie Response to Imperialism: Politieal andReligious Writings ofSayyidJamal ad-Din al-Afghani, Berkeley, 1968.

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des nouveaux nationalismes y est pour beaucoup, et lexx' siècle ne fera qu'exacerber la lecture "racialisante" del'histoire, dont la trace demeure encore aujourd'hui dansles manuels scolaires arabes

Le second argument d'al-Afghânî mérite dëtre relevé.Pour lui, le destin de la science et de la philosophie a étéscellé par la décision de «fermer la porte de l'interpréta­tion» (ijtihâd) à un moment donné. Cette interdiction,dont il n'existe aucune trace historique (quelle instancel'a prononcée, quand et où ?), a connu depuis unefirtu­ne stupéfiante, tenant lieu de principale clé d'explicationdu destin de la culture arabe et musulmane. MUS les intel­lectuels musulmans laïcs ou religieux y recourent. Pourrattraper l'immense retard des musulmans, il suffirait seloneux de rouvrir la porte de l'interprétation. Si bien que lapensée sera libérée de la religion, et la religion de la poli­tique; et seront défaits les liens étroits entre le temporel etle spirituel, si caractéristiques de l'islam d'après Renan.

À maints égards, lëchange qu'on lira ici a des accentsactuels. D'aucuns condamneront Ernest Renan pour racis­me, mais le lecteur attentifne manquerapas de constaterque sa manière d'appréhender lïslam quïla voulu scien­tifique a marqué aussi bien ses lecteurs occidentaux que seslecteurs arabes et musulmans. Passons sur les conceptsemployés dans l'analyse des constructionspolitiques et reli­gieuses: ily a bien longtemps qu'ont été désapprises lesnotions d'empire et de civilisation, etpar suite de culture

d'empire, surtoutparmi les intellectuels musulmans qui sedisputent un héritage bien trop riche pour eux seuls. C'estsur la question de la science que les fausses évidences sesont imposées le plus durablement. Bien souvent, on sou­tient en effet que l'activité des savants nécessite pour sedévelopper un terrain neutre à l'abri de la religion, voire,pour certains, du pouvoirpolitique! Il n'estpas excessifdedire que les intellectuels réfOrmistes du siècle dernier ontétéfortement marquéspar le scientisme européen. CommeAfghânî, ils ont admis sans hésiter que la religion étaitun obstacle à la pensée, et que le vrai progrès ne pouvait sefaire qu'en confinant la religion à un espace de plus en plusrestreint, toujours pour la seule satisfaction du peuple.

Mais il est un autre thème, cher à Renan, qui ne cessed'induire un comparatisme souvent inavoué, notammentchez les intellectuels musulmans modernistes. Car, si Renanplace toutes les religions sur le même plan, sans hésiter àdénoncer le.frein qu'a représenté le christianisme pour laliberté de penser, il n'en établitpas moins une hiérarchieentre les religions. À la différence de l'islam, le christia­nisme serait donc la religion de la sortie de la religion, lenoyau d'une civilisation dont la supériorité se serait affir­mée contre la religion mais en s'appuyant sur le potentielqu'elle celait. Depuis Le désenchantement du monde(Gallimard,,1985), Marcel Gauchet est le défenseur leplus résolu de cette théorie.

François ZABBAL

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L'ISLAM ET LA SCIENCE 1

J'ai déjà tant de fois fait l'épreuve de l'attentionbienveillante de cet auditoire, que j'ai osé choisir, pourle traiter aujourd'hui devant vous, un sujet des plussubtils, rempli de ces distinctions délicates où il fautentrer résolument quand ou veut faire sortir l'histoiredu domaine des à peu près. Ce qui cause presque tou­jours les malentendus en histoire, c'est le manque deprécision dans l'emploi des mots qui désignent lesnations et les races. On parle des Grecs, des Romains,des Arabes comme si ces mots désignaient des groupeshumains toujours identiques à eux-mêmes, sans tenircompte des changements produits par les conquêtesmilitaires, religieuses, linguistiques, par la mode et lesgrands courants de toute sorte qui traversent l'histoirede l'humanité. La réalité ne se gouverne pas selon des

1. Conférence faite à la Sorbonne, le 29 mars 1883. Pour éviter uneconfusion fâcheuse et restituer le sens voulu par Renan, nous avonsmodifié l'intitulé original L'islamisme et la science; à cette époquel'islamisme (forgé sur le même schéma que christianisme) n'a pas laconnotation que nous lui attribuons aujourd'hui. NDE.

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catégories aussi simples. Nous autres Français, parexemple, nous sommes romains par la langue, grecspar la civilisation, juifs par la religion. Le fait de la race,capital à l'origine, va toujours perdant de son impor­tance à mesure que le~ grands faits universels quis'appellent civilisation grecque, conquête romaine,conquête germanique, christianisme, islamisme,renaissance, philosophie, révolution, passent commedes rouleaux broyeurs sur les primitives variétés de lafamille humaine et les forcent à se confondre enmasses plus ou moins homogènes. Je voudrais essayerde débrouiller avec vous une des plus fortes confusionsd'idées que l'on commette dans cet ordre, je veuxparler de l'équivoque contenue dans ces mots:science arabe, philosophie arabe, art arabe, sciencemusulmane, civilisation musulmane. Des idées vaguesqu'on se fait sur ce point résultent beaucoup de fauxjugements et même des erreurs pratiques quelquefoisassez graves.

Toute personne un peu instruite des choses denotre temps voit clairement l'infériorité actuelle despays musulmans, la décadence des États gouvernés parl'islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennentuniquement de cette religion leur culture et leuréducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou enAfrique sont frappés de ce qu'a de fatalement bornél'esprit d'un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer

qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à lascience, incapable de rien apprendre ni de s'ouvrir àaucune idée nouvelle. À partir de son initiationreligieuse, vers l'âge de dix ou douze ans, l'enfantmusulman, jusque-là quelquefois assez éveillé,devient tout à coup fanatique, plein d'une sotte fiertéde posséder ce qu'il croit la vérité absolue, heureuxcomme d'un privilège de ce qui fait son infériorité. Cefol orgueil est le vice radical du musulman. Lapparentesimplicité de son culte lui inspire un mépris peu justi­fié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donnela fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenircompte de l'instruction ni du mérite personnel, lemusulman a le plus profond mépris pour l'instruction,pour la science, pour tout ce qui constitue l'esprit euro­péen. Ce pli inculqué par la foi musulmane est si fortque routes les différences de race et de nationalitédisparaissent par le fait de la conversion à l'Islam. LeBerber*, le Soudanien*, le Circassien, le Malais,l'Égyptien, le Nubien, devenus musulmans, ne sont,plus des Berbers*, des Soudaniens*, des Égyptiens,etc. ; ce sont des musulmans. La Perse seule fait iciexception; elle a su garder son génie propre; car la Persea su prendre dans l'islam une place à part; elle est aufond bien plus chiite que musulmane.

Pour atténuer les fâcheuses inductions qu'on estporté à tirer de ce fait si général, contre l'islam,

*. Sic. Les mots dont l'orthographe diffère avec la graphie actuelle ontété maintenus tels qu'ils apparaissent dans le texte original. Nous lesavons signalés par un astérisque. NDE.

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beaucoup de personnes font remarquer que cettedécadence, après tout, peut n'être qu'un fait transitoi­re. Pour rassurer sur l'avenir elles font appel au passé.Cette civilisation musulmane, maintenant si abaissée,a été autrefois très brillante. Elle a eu des savants, desphilosophes. Elle a été, pendant des siècles, lamaîtresse de l'Occident chrétien. Pourquoi ce qui a éténe serait-il pas encore? Voilà le point précis sur lequelje voudrais faire porter le débat. Y a-t-il eu réellementune science musulmane, ou du moins une science admi­se par l'islam, tolérée par l'islam?

Il Ya dans les faits qu'on allègue une très réellepart de vérité. Oui; de l'an 775 à peu près, jusque versle milieu du Xlne siècle, c'est-à-dire pendant cinqcents ans environ, il y a eu dans les pays musulmansdes savants, des penseurs très distingués. On peutmême dire que, pendant ce temps, le monde musul­man a été supérieur, pour la culture intellectuelle, aumonde chrétien. Mais il importe de bien analyser cefait, pour n'en pas tirer des conséquences erronées.Il importe de suivre siècle par siècle l'histoire de lacivilisation en Orient, pour faire la part des élémentsdivers qui ont amené cette supériorité momentanée,laquelle s'est bientôt changée en une infériorité tout àfait caractérisée.

Rien de plus étranger à tout ce qui peuts'appeler philosophie ou science, que le premier siècle

de l'islam. Résultat d'une lutte religieuse qui duraitdepuis plusieurs siècles et tenait la conscience de l'Arabieen suspens entre les diverses formes de monothéismesémitique, l'islam est à mille lieues de tout ce qui peuts'appeler rationalisme ou science. Les cavaliers arabes quis'y rattachèrent comme à un prétexte pour conquérir etpiller furent, à leur heure, les premiers guerriers dumonde; mais c'étaient assurément les moins philosophesdes hommes. Un écrivain oriental du Xlne siècle,Aboulfaradj *, traçant le caractère du peuple arabe,s'exprime ainsi: « La science de ce peuple, celle dont ilse faisait gloire, était la science de la langue, la connais­sance de ses idiotismes, la texture des vers, l'habile com­position de la prose ... Quant à la philosophie, Dieune lui en avait rien appris, et ne l'y avait pas rendupropre. » Rien de plus vrai. LArabe nomade, le pluslittéraire des hommes, est de tous les hommes le moinsmystique, le moins porté à la méditation. L'Arabereligieux se contente, pour l'explication des choses, d'unDieu créateur, gouvernant le monde directement et serévélant à l'homme par des prophètes successifs. Aussi,tant que l'islam fut entre les mains de la race arabe,c'est-à-dire sous les quatre premiers califes et sous lesOmeyyades *, ne se produisit-il dans son sein aucunmouvement intellectuel d'un caractère profane. Omarn'a pas brûlé, comme on le répète souvent, la biblio­thèque d'Alexandrie; cette bibliothèque, de son temps,

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avait à peu près disparu; mais le principe qu'il a faittriompher dans le monde était bien en réalitédestructeur de la recherche savante et du travail variéde l'esprit.

Tout fut changé, quand, vers l'an 750, la Perseprit le dessus et fit triompher la dynastie des enfantsd'Abbas sur celle des Beni-Omeyya*. Le centre deJ'islam se trouva transporté dans la région du Tigre etde l'Euphrate. Or ce pays était plein encore des tracesd'une des plus brillantes civilisations que l'Orientait connues, celles des Perses Sassanides, qui avait étéportée à son comble sous le règne de ChosroèsNouschirvan*. Lart et l'industrie florissaient* en cespays depuis des siècles. Chosroês* y ajouta l'activitéintellectuelle. La philosophie, chassée de Constantinople,vint se réfugier en Perse; Chosroès fit traduire leslivres de l'Inde. Les chrétiens nestoriens, qui formaientl'élément le plus considérable de la population, étaientversés dans la science et la philosophie grecques; lamédecine était tout entière entre leurs mains; leursévêques étaient des logiciens, des géomètres. Dans lesépopées persanes, dont la couleur locale est emprun­tée aux temps sassanides, quand Roustem veut cons­truire un pont, il fait venir un djathalikik (catholicos,nom des patriarches ou évêques nestoriens) en guised'ingénieur.

Le terrible coup de vent de l'islam arrêta net,

pendant une centaine d'années, tout ce beau dévelop­pement iranien. Mais l'avènement des Abbasides *sembla une résurrection de l'éclat des Chosroês. Larévolution qui porta cette dynastie au trône fut faitepar des troupes persanes, ayant des chefs persans. Sesfondateurs, Aboul-Abbas * et surtout Mansour, sonttoujours entourés de Persans. Ce sont, en quelque sorte,des Sassanides ressuscités; les conseillers intimes, lesprécepteurs des princes, les premiers ministres sont lesBarmékides *, famille de l'ancienne Perse, très éclairée,restée fidèle au culte national, au parsisme *, et qui nese convertit à l'islam que tard et sans conviction. Lesnestoriens entourèrent bientôt ces califes peu croyantset devinrent, par une sorte de privilège exclusif, leurspremiers médecins. Une ville qui a eu dans l'histoirede l'esprit humain un rôle tout à fait à part, la ville deHarran, est restée païenne et avait gardé toute latradition scientifique de l'antiquité grecque: ellefournit à la nouvelle école un contingent considérablede savants étrangers aux religions révélées, surtoutd'habiles astronomes.

Bagdad s'éleva comme la capitale de cette Perserenaissante. La langue de la conquête, l'arabe, ne put êtresupplantée, pas plus que la religion tout à fait reniée;mais l'esprit de cette nouvelle civilisation fut essentiel­lement mixte. Les parsis, les chrétiens, l'emportèrent;l'administration, la police en particulier, fut entre les

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mains des chrétiens. Tous ces brillants califes, contem­porains de nos Carlovingiens, Mansour, Harounal-Rachid, Mamoun sont à pe;ine musulmans. Ilspratiquent extérieurement la religion dont ils sont leschefs, les papes, si l'on peut s'exprimer ainsi; mais leuresprit est ailleurs. Ils sont curieux de toute chose,principalement des choses exotiques et païennes; ilsinterrogent l'Inde, la vieille Perse, la Grèce surtout.Parfois, il est vrai, les piétistes musulmans amènent à lacour d'étranges réactions; le calife, à certains moments,se fait dévot et sacrifie ses amis infidèles ou librespenseurs; puis le souffle de l'indépendance reprend ledessus; alors le calife rappelle ses savants et ses compa­gnons de plaisir, et la libre vie recommence, au grandscandale des musulmans puritains.

Telle est l'explication de cette curieuse et atta­chante civilisation de Bagdad, dont les fables desMille et une Nuits ont fixé les traits dans toutes lesimaginations, mélange bizarre de rigorisme officiel etde secret relâchement, âge de jeunesse et d'inconsé­quence, où les arts sérieux et les arts de la vie joyeusefleurissent grâce à la protection des chefs mal pensantsd'une religion fanatique; où le libertin, bien que tou­jours sous la menace des plus cruels châtiments, estflatté, recherché à la cour. Sous le règne de ces califes,parfois tolérants, parfois persécuteurs à regret, la librepensée se développa; les motecallemîn*ou « disputeurs »

* ou mutakallimûn, les discoureurs, en réalité les spécialistes du'ilm al-kaldm, la science de la parole, en d'autres termes lathéologie. NDE.

tenaient des séances où toutes les religions étaientexaminées d'après la raison. Nous avons en quelquesorte le compte rendu d'une de ces séances fait par undévot. Permettez-moi de vous le lire, tel que M. Dozyl'a traduit.

Un docteur de Kairoan * demande à un pieuxthéologien espagnol, qui avait fait le voyage de Bagdad,si, pendant son séjour dans cette ville, il a jamaisassisté aux séances des motecaLlemîn. «J'y ai assisté deuxfois, répond l'Espagnol, mais je me suis bien gardé d'yretourner. - Et pourquoi? lui demanda son interlo­cuteur. -Vous allez en juger, répondit le voyageur. Àla première séance à laquelle j'assistai, se trouvaient nonseulement des musulmans de toute sorte, orthodoxes ethétérodoxes, mais aussi des mécréants, des guèbres, desmatérialistes, des athées, des juifs, des chrétiens; bref,il y avait des incrédules de toute espèce. Chaque secteavait son chef, chargé de défendre les opinions qu'elleprofessait, et, chaque fois qu'un de ces chefs entraitdans la salle, tous se levaient en signe de respect, etpersonne ne reprenait sa place avant que le chef se fûtassis. La salle fut bientôt comble, et, lorsqu'on se vitau complet, un des incrédules prit la parole: « Noussommes réunis pour raisonner, dit-il. Vous connaisseztous les conditions. Vous autres, musulmans, vous nevous alléguerez pas des raisons tirées de votre livre oufondées sur l'autorité, de votre prophète; car nous ne

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croyons ni à l'un ni à l'autre. Chacun doit se borner àdes arguments tirés de la raison. »Tous applaudirent àces paroles. - Vous comprenez, ajoute l'Espagnol,qu'après avoir entendu de telles choses, je ne retournaiplus dans cette assemblée. On me proposa d'en visiterune autre; mais c'était le même scandale. »

Un véritable mouvement philosophique etscientifique fut la conséquence de ce ralentissementmomentané de la rigueur orthodoxe. Les médecinssyriens chrétiens, continuateurs des dernières écolesgrecques, étaient fort versés dans la philosophiepéripatéticienne, dans les mathématiques, dans lamédecine, l'astronomie. Les califes les employèrent àtraduire en arabe l'encyclopédie d'Aristote, Euclide,Galien, Ptolémée, en un mot tout l'ensemble de lascience grecque tel qu'on le possédait alors. Des espritsactifs, tels qu'Alkindi *, commencèrent à spéculer sur lesproblèmes éternels que l'homme se pose sans pouvoirles résoudre. On les appela filsouf (philosophas), et dèslors ce mot exotique fut pris en mauvaise part commedésignant quelque chose d'étranger à l'islam. Filsoufdevint chez les musulmans une appellation redouta­ble, entraînant souvent la mort ou la persécution,comme zendik et plus tard farmaçoun (franc-maçon).C'était, il faut l'avouer, le rationalisme le plus completqui se produisait au sein de l'islam. Une sorte desociété philosophique, qui s'appelait les Ikhwan es-safa,

« les frères de la sincérité », se mit à publier une ency­clopédie philosophique, remarquable par la sagesse etl'élévation des idées. Deux très grands hommes,Alfarabi *et Avicenne, se placent bientôt au rang despenseurs les plus complets qui aient existé. Lastronomieet l'algèbre prennent, en Perse surtout, de remarqua­bles développements. La chimie poursuit son longtravail souterrain, qui se révèle au dehors par d'étonnantsrésultats, tels que la distillation, peut-être la poudre.LEspagne musulmane se met à ces études à la suite del'Orient; les juifs y apportent une collaboration active.Ibn-Badja *, Ibn-Tofaïl *, Averroès élèvent la pensée

philosophique, au xne siècle, à des hauteurs où, depuisl'antiquité, on ne l'avait point vue portée.

Tel est ce grand ensemble philosophique, quel'on a coutume d'appeler arabe, parce qu'il est écrit enarabe, mais qui est en réalité gréco-sassanide. Il seraitplus exact de dire grec; car l'élément vraiment fécondde tout cela venait de la Grèce. On valait, dans cestemps d'abaissement, en proportion de ce qu'on savaitde la vieille Grèce. La Grèce était la source unique dusavoir et de la droite pensée. La supériorité de la Syrieet de Bagdad sur l'Occident latin venait uniquementde ce qu'on y touchait de bien plus près la traditiongrecque. Il était plus facile d'avoir un Euclide, unPtolémée, un Aristote à Harran, à Bagdad qu'à Paris.Ah! si les Byzantins, avaient voulu être gardiens moins

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jaloux des trésors qu'à ce moment ils ne lisaient guère;si, dès le vme ou le IXe siècle, il y ava.it eu des Bessarionet des Lascaris! On n'aurait pas eu besoin de ce détourétrange qui fit que la science grecque nous arriva auxœ siècle, en passant par la Syrie, par Bagdad, parCordoue, par Tolède. Mais cette espèce de providencesecrète qui fait que, quand le flambeau de l'esprithumain va s'éteindre entre les mains d'un peuple, unautre se trouve là pour le relever et le rallumer, donnaune valeur de premier ordre à l'œuvre, sans cela obs­cure, de ces pauvres Syriens, de ces filsoufpersécutés, deces Harraniens que leur incrédulité mettait au ban del'humanité d'alors. Ce fut par ces traductions arabesdes ouvrages de science et de philosophie grecque quel'Europe reçut le ferment de tradition antiquenécessaire à l'éclosion de son génie.

En effet, pendant qu'Averroès, le dernierphilosophe arabe, mourait à* Maroc, dans la tristesseet l'abandon, notre Occident était en plein éveil. Abélarda déjà poussé le cri du rationalisme renaissant. LEuropea trouvé son génie et commence cette évolutionextraordinaire, dont le dernier terme sera la complèteémancipation de l'esprit humain. Ici, sur la montagneSainte-Geneviève, se créait un sensorium nouveau pourle travail de l'esprit. Ce qui manquait, c'étaient leslivres, les sources pures de l'antiquité. Il semble aupremier coup d'œil qu'il eût été plus naturel d'aller les

demander aux bibliothèques de Constantinople, où setrouvaient les originaux, qu'à des traductions souventmédiocres en une langue qui se prêtait peu à rendre lapensée grecque. Mais les discussions religieuses avaientcréé entre le monde latin et le monde grec une déplo­rable antipathie; la funeste croisade de 1204 ne fit quel'exaspérer. Et puis, nous n'avions pas d'hellénistes; ilfallait encore attendre trois cents ans pour que nouseussions un Lefèvre d'Étaples, un Budé.

A défaut de la vraie philosophie grecqueauthentique, qui était dans les bibliothèques byzantines,on alla donc chercher en Espagne une science grecquemal traduite et frelatée. Je ne parlerai pas de Gerbert,dont les voyages parmi les musulmans sont chose forrdouteuse; mais, dès le XIe siècle, Constantin l'Mricainest supérieur en connaissances à son temps et à sonpays, parce qu'il a reçu une éducation musulmane. De1130 à 1150, un collège actif de traducteurs, établi à

Tolède sous le patronage de l'archevêque Raymond,fait passer en latin les ouvrages les plus importants dela science arabe. Dès les premières années du XIW

siècle, l'Aristote arabe fait dans l'Université de Parisson entrée triomphante. LOccident a secoué son infé­riorité de quatre ou cinq cents ans. Jusqu'ici l'Europe aété scientifiquement tributaire des musulmans. Vers lemilieu du XIII" siècle, la balance est incertaine encore.A partir de 1275 à peu près, deux mouvements

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apparaissent avec évidence: d'une part, les paysmusulmans s'abîment dans la plus triste décadenceintellectuelle; de l'autre, l'Europe occidentale entrerésolument pour son compte dans cette grande voie dela recherche scientifique de la vérité, courbe immensedont l'amplitude ne peut pas encore être mesurée.

Malheur à qui devient inutile au progrèshumain! Il est supprimé presque aussitôt. Quand lascience dite arabe a inoculé son germe de vie àl'Occident latin, elle disparaît. Pendant qu'Averroèsarrive dans les écoles latines à une célébrité presqueégale à celle d'Aristote, il est oublié chez ses coreli­gionnaires. Passé l'an 1200 à peu près, il n'y a plus unseul philosophe arabe de renom. La philosophie avaittoujours été persécutée au sein de l'islam, mais d'unefaçon qui n'avait pas réussi à la supprimer. À partir de1200, la réaction théologique l'emporte tout à fait.La philosophie est abolie dans les pays musulmans.Les historiens et les polygraphes n'en parlent quecomme d'un souvenir, et d'un mauvais souvenir. Lesmanuscrits philosophiques sont détruits et deviennentrares. Lastronomie n'est tolérée que pour la partie quisert à déterminer la direction de la prière. Bientôt larace turque prendra l'hégémonie de l'islam, et feraprévaloir partout son manque total d'esprit philoso­phique et scientifique. À partir de ce moment, àquelques rares exceptions près comme Ibn-Khaldoun,

l'islam ne comptera plus aucun esprit large; il a tué lascience et la philosophie dans son sein.

Je n'ai point cherché, Messieurs, à diminuer lerôle de cette grande science dite arabe qui marque uneétape si importante dans l'histoire de l'esprit humain.On en a exagéré l'originalité sur quelques points,notamment en ce qui touche l'astronomie; il ne faut pasverser dans l'autre excès en la dépréciant outre mesure.Entre la disparition de la civilisation antique, au VIe

siècle, et la naissance du génie européen au XIIe et auXIIIe siècle, il y a eu ce qu'on peut appeler la périodearabe, durant laquelle la tradition de l'esprit humains'est faite par les régions conquises à l'islam. Cettescience dite arabe, qu'a-t-elle d'arabe en réalité? Lalangue, rien que la langue. La conquête musulmaneavait porté la langue de l'Hedjaz jusqu'au bout dumonde. Il arriva pour l'arabe ce qui est arrivé pour lelatin, lequel est devenu, en Occident, l'expression desentiments et de pensées qui n'avaient rien à faire avecle vieux Latium. Averroès, Avicenne, Albaténi * sontdes Arabes, comme Albert le Grand, Roger Bacon,François Bacon, Spinoza sont des Latins. Il y a un aussigrand malentendu à mettre la science et la philosophiearabes au compte de l'Arabie qu'à mettre toute lalittérature chrétienne latine, tous les scolastiques, toutela Renaissance, toute la science du XVIe et en partie duXVIIe siècle au compte de la ville de Rome, parce que tout

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cela est écrit en latin. Ce qu'il y a de bien remarqua­ble, en effet, c'est que, parmi les philosophes et lessavants dits arabes, il n'yen a guère qu'un seul, Alkindi,qui soit d'origine arabe; tous les autres sont des Persans,des Transoxiens, des Espagnols, des gens de Bokhara*,de Samarkande, de Co.rdoue, de Séville. Non seule­ment, ce ne sont pas des Arabes de sang; mais ils n'ontrien d'arabe d'esprit. Ils se servent de l'arabe; mais ilsen sont gênés, comme les penseurs du moyen âge sontgênés par le latin et le brisent à leur usage. Larabe, quise prête si bien à la poésie et à une certaine éloquence,est un instrument fort incommode pour la métaphy­sique. Les philosophes et les savants arabes sont engénéral d'assez mauvais écrivains.

Cette science n'est pas arabe. Est-elle du moinsmusulmane? Lislamisme a-t-il offert à ces recherchesrationnelles quelque secours tutélaire? Oh! en aucunefaçon! Ce beau mouvement d'études est tout entierl'œuvre de parsis, de chrétiens, de juifs, de harraniens,d'ismaéliens, de musulmans intérieurement révoltéscontre leur propre religion. Il n'a recueilli des musulmansorthodoxes que des malédictions. Mamoum, celui descalifes qui montra le plus de zèle pour l'introduction dela philosophie grecque, fut damné sans pitié par lesthéologiens; les malheurs qui affligèrent son règnefurent présentés comme des punitions de sa tolérancepour des doctrines étrangères à l'islam. Il n'était pas

*. Sic.

rare que, pour plaire à la multitude ameutée par lesimams, on brûlât sur les places publiques, on jetât dansles puits et les citernes les livres de philosophie,d'astronomie. Ceux qui cultivaient ces études étaientappelés zendiks (mécréants) ; on les frappait dans lesrues, on brûlait leurs maisons, et souvent le pouvoir,quand il voulait se donner de la popularité, les faisaitmettre à mort.

Lislamisme, en réalité, a donc toujours persécutéla science et la philosophie. Il a fini par les étouffer.Seulement il faut distinguer à cet égard deux périodesdans l'histoire de l'islam; l'une, depuis ses commence­ments jusqu'au xne siècle, l'autre, depuis le xrne sièclejusqu'à nos jours. Dans la première période, l'islam,miné par les sectes et tempéré par une espèce deprotestantisme (ce qu'on appelle le motazélisme), estbien moins organisé et moins fanatique qu'il ne l'a étédans le second âge, quand il est tombé entre les mainsdes races barbares et berbères, races lourdes, brutaleset sans esprit. Lislamisme offre cette particularité qu'ila obtenu de ses adeptes une foi toujours de plus en plusforte. Les premiers Arabes qui s'engagèrent dans le mou­vement croyaient à peine en la mission du Prophète.Pendant deux ou trois siècles, l'incrédulité est à peinedissimulée. Puis vient le règne absolu du dogme, sansaucune séparation possible du spirituel et du tempo­rel; le règne avec coercition et châtiments corporels

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pour celui qui ne pratique pas; un système, enfin, quin'a guère été dépassé, en fait de vexations, que parl'Inquisition espagnole. La liberté n'est jamais plusprofondément blessée que par une organisationsociale où la religion domine absolument la vie civile.Dans les temps modernes, nous n'avons vu quedeux exemples d'un tel régime; d'une part, les Étatsmusulmans; de l'autre, l'ancien État pontifical du tempsdu pouvoir temporel. Et il faut dire que la papautétemporelle n'a pesé que sur un bien petit pays, tandisque l'islamisme opprime de vastes portions de notregl?be et y maintient l'idée la plus opposée au progrès:l'Etat fondé sur une prétendue révélation, la théologiegouvernant la société.

Les libéraux qui défendent l'islam ne leconnaissent pas. Lislam, c'est l'union indiscernable duspirituel et du temporel, c'est le règne d'un dogme,c'est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamaisportée. Dans la première moitié du moyen âge, je lerépète, l'islam a supporté la philosophie, parce qu'il n'apas pu l'empêcher; il n'a pas pu l'empêcher, car il étaitsans cohésion, peu outillé pour la terreur. La police,comme je l'ai dit, était entre les mains de chrétiens etoccupée principalement à poursuivre les tentatives desAlides. Une foule de choses passaient à travers les maillesde ce filet assez lâche. Mais, quand l'islam a disposé demasses ardemment croyantes, il a tout détruit. La

terreur religieuse et l'hypocrisie ont été à l'ordre dujour. Lislam a été libéral quand il a été faible, et violentquand il a été fort. Ne lui faisons donc pas honneur dece qu'il n'a pas pu supprimer. Faire honneur à l'islam dela philosophie et de la science qu'il n'a pas tout d'abordanéanties, c'est comme si l'on faisait honneur auxthéologiens des découvertes de la science moderne. Cesdécouvertes se sont faites malgré les théologiens. Lathéologie occidentale n'a pas été moins persécutriceque celle de l'islamisme. Seulement elle n'a pas réussi,elle n'a pas écrasé l'esprit moderne, comme l'islamis­me a écrasé l'esprit des pays qu'il a conquis. Dans notreOccident, la persécution théologique n'a réussi qu'en unseul pays: c'est en Espagne. Là, un terrible systèmed'oppression a étouffé l'esprit scientifique. Hâtons­nous de le dire, ce noble pays prendra sa revanche. Dansles pays musulmans, il s'est passé ce qui serait arrivé enEurope si l'Inquisition, Philippe II et Pie V, avaientréussi dans leur plan d'arrêter l'espri t humain.Franchement, j'ai beaucoup de peine à savoir gré auxgens du mal qu'ils n'ont pas pu faire. Non; les religionsont leurs grandes et belles heures, quand elles consolentet relèvent les parties faibles de notre pauvre humani­té; mais il ne faut pas leur faire compliment de ce quiest né malgré elles, de ce qu'elles ont cherché à suffoquerau berceau. On n'hérite pas des gens qu'on assassine;on ne doit point faire bénéficier les persécuteurs des

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choses qu'ils ont persécutées.C'est pourtant là l'erreur que l'on commet, par

excès de générosité, quand on attribue à l'influence del'islam un mouvement qui s'est produit malgré l'islam,contre l'islam, et que l'islam, heureusement, n'a paspu empêcher. Faire honneur à l'islam d'Avicenne,d'Avenzoar*, d'Averroès, c'est comme si l'on faisaithonneur au catholicisme de Galilée. La théologie agêné Galilée; elle n'a pas été assez forte pour l'entravertout à fait, ce n'est pas une raison pour qu'il faille luiavoir une grande reconnaissance. Loin de moi desparoles d'amertume contre aucun des symboles danslesquels la conscience humaine a cherché le repos aumilieu des insolubles problèmes que lui présententl'univers et sa destinée! Lislamisme a de belles partiescomme religion; je ne suis jamais entré dans une mos­quée sans une vive émotion, le dirai-je? sans un cer­tain regret de n'être pas musulman. Mais, pour laraison humaine, l'islamisme n'a été que nuisible. Lesesprits qu'il a fermés à la lumière y étaient déjà sansdoute fermés par leurs propres bornes intérieures; maisil a persécuté la libre pensée, je ne dirai pas plusviolemment que d'autres systèmes religieux, mais plusefficacement. Il a fait des pays qu'il a conquis un champfermé à la culture rationnelle de l'esprit.

Ce qui distingue, en effet, essentiellement lemusulman, c'est la haine de la science, c'est la

*. Sic.

persuasion que la recherche est inutile, frivole, presqueimpie: la science de la nature, parce qu'elle est uneconcurrence faite à Dieu; la science historique, parceque, s'appliquant à des temps antérieurs à l'islam, ellepourrait raviver d'anciennes erreurs. Un des témoi­gnages les plus curieux à cet égard est celui du cheikRifaa, qui avait résidé plusieurs années à Paris commeaumônier de l'École égyptienne, et qui, après son retouren Égypte, fit un ouvrage plein des observations lesplus curieuses sur la société française. Son idée fixe estque la science européenne, surtout par son principe dela permanence des lois de la nature, est d'un bout àl'autre une hérésie; et, il faut le dire, au point de vue del'islam, il n'a pas tout à fait tort. Un dogme révélé esttoujours opposé à la recherche libre, qui peut le contre­dire. Le résultat de la science est non pas d'expulser,mais d'éloigner toujours le divin, de l'éloigner, dis-je, dumonde des faits particuliers où l'on croyait le voir.Lexpérience fait reculer le surnaturel et restreint sondomaine. Or le surnaturel est la base de toute théolo­gie. Lislam, en traitant la science comme son ennemie,n'est que conséquent; mais il est dangereux d'être tropconséquent. LÏslam a réussi pour son malheur. En tuantla science, il s'est tué lui-même, et s'est condamné dansle monde à une complète infériorité.

Quand on part de cette idée que la rechercheest une chose attentatoire aux droits de Dieu, on

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arrive inévitablement à la paresse d'esprit, au manquede précision, à l'incapacité d'être exact. Allah aalam*,« Dieu sait mieux ce qui en est », est le dernier mot detoute discussion musulmane. Il est bon de croire enDieu, mais pas tant que cela. Dans les premiers tempsde son séjour à Mossoul, M. Layard désira, en espritclair qu'il était, avoir quelques données sur la popula­tion de la ville, sur son commerce, ses traditionshistoriques. Il s'adressa au cadi, qui lui fit la réponsesuivante, dont je dois la traduction à une communica­tion affectueuse:

« 0 mon illustre ami, ô joie des vivants!« Ce que tu me demandes est à la fois inutile et

nuisible. Bien que tous mes jours se soient écoulés dansce pays, je n'ai jamais songé à en compter les maisons,ni à m'informer du nombre de leurs habitants. Et, quantà ce que celui-ci met de marchandises sur ses mulets,celui-là au fond de sa barque, en vérité, c'est là unechose qui ne me regarde nullement. Pour l'histoireantérieure de cette cité, Dieu seul la sait, et seul ilpourrait dire de combien d'erreurs ses habitants se sontabreuvés avant la conquête de l'islamisme. Il seraitdangereux à nous de vouloir les connaître.

« 0 mon ami, ô ma brebis, ne cherche pas àconnaître ce qui ne te concerne pas. Tu es venu parminous et nous t'avons donné le salut de bienvenue;va-t'en en paix! À la vérité, toutes les paroles que tu

m'as dites ne m'ont fait aucun mal; car celui qui parleest un, et celui qui écoute est un autre. Selon la coutumedes hommes de ta nation, tu as parcouru beaucoup decontrées jusqu'à ce que tu n'aies plus trouvé le bonheurnulle part. Nous (Dieu en soit béni 0, nous sommesnés ici, et nous ne désirons point en partir.

« Écoute, ô mon fils, il n'y a point de sagesseégale à celle de croire en Dieu. Il a créé le monde;devons-nous tenter de l'égaler en cherchant à pénétrerles mystères de sa création? Vois cette étoile quitourne là-haut autour de cette étoile, regarde cette autreétoile qui traîne une queue et qui met tant d'années àvenir et tant d'années à s'éloigner; laisse-la, monfils; celui dont les mains la formèrent saura bien laconduire et la diriger.

« Mais tu me diras peut-être: « 0 homme!retire-toi, car je suis plus savant que toi, et j'ai vu deschoses que tu ignores!» Si tu penses que ces chosest'ont rendu meilleur que je ne le suis, sois doublementle bienvenu; mais, moi, je bénis Dieu de ne paschercher ce dont je n'ai pas besoin. Tu es instruit dansdes choses qui ne m'intéressent pas, et ce que tu as vu,je le dédaigne. Une science plus vaste te créera-t-elleun second estomac, et tes yeux, qui vont furetantpartout, te feront-ils trouver un paradis?

« 0 mon ami, si tu veux être heureux écrie-toi:« Dieu seul est Dieu!» Ne fais point de mal, et alors

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tu ne craindras ni les hommes ni la mort, car ton heureviendra. »

Ce cadi est très philosophe à sa manière; maisvoici la différence. Nous trouvons charmante la lettredu cadi, et lui, il trouverait ce que nous disons iciabominable. C'est pour une société, d'ailleurs, que lessuites d'un pareil esprit sont funestes. Des deux consé­quences qu'entraîne le manque d'esprit scientifique, lasuperstition ou le dogmatisme, la seconde est peut-êtrepire que la première. LOrient n'est pas superstitieux;son grand mal, c'est le dogmatisme étroit, quis'impose par la force de la société tout entière. Le butde l'humanité, ce n'est pas le repos dans une ignoran­ce résignée; c'est la guerre implacable contre le faux,la lutte contre le mal.

La science est l'âme d'une société; car lascience, c'est la raison. Elle crée la supériorité militai­re et la supériorité industrielle. Elle créera un jour lasupériorité sociale, je veux dire un état de société où laquantité de justice qui est compatible avec l'essence del'univers sera procurée. La science met la force auservice de la raison. Il y a en Asie des éléments debarbarie analogues à ceux qui ont formé les premièresarmées musulmanes et ces grands cyclones d'Attila, deGengiskhan. Mais la science leur barre le chemin. SiOmar, si Gengiskhan avaient rencontré devant eux unebonne artillerie, ils n'eussent pas dépassé les limites de

leur désert. Il ne faut pas s'arrêter à des aberrationsmomentanées. Que n'a-t-on pas dit, à l'origine,contre les armes à feu, lesquelles pourtant ont biencontribué à la victoire de la civilisation? Pour moi, j'aila conviction que la science est bonne, qu'elle seulefournit des armes contre le mal qu'on peut faire avec elle,qu'en définitive elle ne servira que le progrès, j'entendsle vrai progrès, celui qui est inséparable du respect del'homme et de la liberté.

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RÉPONSE DU CHEIK GEMMAI EDDINE 1

Monsieur 2,

J'ai lu dans votre estimable journal du 29 marsdernier un discours sur «l'islamisme et la Science »3

prononcé en Sorbonne, devant un auditoire distingué,par le grand philosophe de notre temps, l'illustreMonsieur Renan, dont la renommée a rempli toutl'Occident et pénétré dans les pays les plus éloignés del'Orient; et, comme ce discours m'a suggéré quelquesobservations, j'ai pris la liberté de les formuler dans cettelettre que j'ai l'honneur de vous adresser avec prière delui accorder l'hospitalité dans vos colonnes.

M. Renan a voulu éclairer un point de l'histoiredes Arabes jusqu'ici resté obscur etjeter une vive lumièresur leur passé, une lumière peut-être un peu troublantepour ceux qui ont voué un culte particulier à ce peuple

1. Al-Mghânî. NDE. 2. Cette lettre adressée au direc~eur du Journaldes débats parut dans l'édition du 18 mai 1883. 3. A propos de cetintitulé, voir notre note en page 9, NDE.

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dont on ne peut pourtant pas dire qu'il ait usurpé laplace et le rang qu'il a occupés jadis dans le monde.Aussi M. Renan n'a-t-il point cherché, croyons-nous, àdétruire la gloire des Arabes qui est indestructible; il s'estappliqué à découvrir la vérité historique et à la faireconnaître à ceux qui l'ignorent comme à ceux quiétudient dans l'histoire des nations, et en particulierdans celle de la civilisation, les traces des religions.Je m'empresse de reconnaître que M. Renan s'estmerveilleusement acquitté de cette tâche si difficile enalléguant certains faits qui avaient passé inaperçusjusqu'à ce jour. Je trouve dans son discours des observa­tions remarquables, des aperçus nouveaux et un charmeindescriptible. 1Outefois, je n'ai sous les yeux qu'unetraduction plus ou moins fidèle de ce discours. S'ilm'avait été donné de le lire dans le texte français, j'aurais

pu mieux me pénétrer des idées de ce grand philosophe.Qu'il reçoive mon humble salut comme un hommagequi lui est dû, et comme la sincère expression de monadmiration!Je lui dirai enfin dans cette circonstance, ceque AI-Mutenabf, un poète qui a aimé la philosophie,écrivait, il y a quelques siècles, à un haut personnagedont il admirait les actions: "Recevez, lui disait-il leséloges que je puis vous donner; ne me forcez pas à vousdécerner les éloges que vous méritez. "2

Le discours de M. Renan embrasse deux pointsprincipaux. L ëminent philosophe s'est attaché à

1. Al-Moutanabbï (303/915-354/965), né à KoMa, en Irak, l'un destrès grands maîtres de l'arabe classique. Il «erra de gîte en gîte,abonné au long voyage» et mourut assassiné comme il s'en retournaità Bagdad. NDE. 2. Citation ambiguë si l'on se rapporte à la penséesubversive du grand poète contestataire que fut al-Moutanabbî. Piqued'al-Mghânî? NDE.

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démontrer que la religion musulmane était par sonessence même opposée au développement de la science, etque le peuple arabe, par sa nature, n'aime ni les sciencesmétaphysiques, ni la philosophie. Cette plante précieuse,semble dire M. Renan, se dessèche entre ses mains commebrûlée par le soufJle du vent du désert. Mais après lalecture de ce discours on ne peut s'empêcher de se deman­der si ces obstaclesproviennent uniquement de la religionmusulmane elle-même ou de la manière dont elle s'estpropagée dans le monde, du caractère, des mœurs ou desaptitudes des peuples qui ont adopté cette religion ou deceux des nations auxquelles elle a été imposéepar la force.

C'est sans doute le manque de temps qui a empêchéM Renan d'élucider ces points: mais le mal n'en existepas moins et, s'il est malaisé d'en déterminer les causesd'une manièreprécise etpar des œuvres irréfutables, il est

encore plus difficile d'en indiquer le remède.En ce qui concerne le premier point, je dirai

qu'aucune nation à son origine n'est capable de se laisserguider par la raison pure. Hantée par des frayeursauxquelles elle ne peut se soustraire, elle est incapable de

distinguer le bien du mal de connaître ce qui peut faireson bonheur de ce qui peut être la source intarissable deses malheurs et de ses infortunes. Elle ne sait en un mot,ni remonter aux causes, ni discerner les effets.

Cette lacune fait qu'on ne saurait l'amener soitpar la force, soitpar la persuasion, à pratiquer les actions

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qui lui seraient peut-être le plus profitables, ni de ladétourner de ce qui lui est nuisible. Il a donc bien falluque l'humanité cherchât hors d'elle-même un lien derefuge, un coin paisible où sa conscience tourmentée pûttrouver le repos, et c'est alors qu'a surgi un éducateurquelconque qui n'ayant pas, comme je l'ai dit plus haut,le pouvoir nécessaire pour la forcer à suivre les inspira­tions de la raison, l'a jetée dans l'inconnu et lui a ouvertles vastes horizons où l'imagination se complaît, et où ellea trouvé, sinon la satisfaction complète de ses désirs, dumoins un champ illimitépour ses espérances. Et, commel'humanité, à son origine, ignorait les causes desévénements qui se passaient sous ses yeux et les secrets deschoses, elle a étéforcément amenée à suivre les conseils deses précepteurs et les ordres qu'ils lui donnaient. Cetteobéissance lui jùt imposée au nom de l'Être suprêmeauquel ses éducateurs attribuaient tous les événements,sans lui permettre d'en discuter l'utilité ou les inconvé­nients. C'est sans doute, pour l'homme un joug des pluslourds et des plus humiliants, je le reconnais, mais l'onne peut nier que c'est par cette éducation, religieuse,qu'elle soit musulmane, chrétienne ou païenne, quetoutes les nations sont sorties de la barbarie, et qu'ellesont marché vers une civilisation plus avancée.

S'il est vrai que la religion musulmane soit unobstacle au développement des sciences, peut-on affirmerque cet obstacle ne disparaîtra pas un jour? En quoi la

religion musulmane diffère-t-elle sur ce point des autresreligions? TOutes les religions sont intolérantes, chacuneà sa manière. La religion chrétienne, je veux dire lasociété qui suit ses inspirations et ses enseignements etqu'elle a formée à son image, est sortie de la premièrepériode à laquelle je viens de faire allusion,. et, désormaislibre et indépendante, elle semble avancer rapidementdans la voie du progrès et des sciences tandis que lasociété musulmane ne s'est pas encore affranchie de latutelle de la religion. En songeant toutefois que lareligion chrétienne a précédé de plusieurs siècles dans lemonde la religion musulmane, je ne peux pas m'empê­cher d'espérer que la société mahométane arrivera unjour à briser ses liens et à marcher résolument dans lavoie de la civilisation à l'instar de la civilisationoccidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré sesrigueurs et son intolérance n'a point été un obstacleinvincible. Non, je ne peux admettre que cette espérancesoit enlevée à l'Islam. Je plaide ici auprès de M. Renan,non la cause de la religion musulmane, mais celle deplusieurs centaines de millions d'hommes qui seraientainsi condamnés à vivre dans la barbarie et l'ignorance.

À la vérité, la religion musulmane a cherchéà étouffer la science et à en arrêter les progrès. Elle aréussi ainsi à enrayer le mouvement intellectuel ouphilosophique et à détourner les esprits de la recherche dela vérité scientifique. Pareille tentative, si je ne me

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trompe, a été faite par la religion chrétienne, et les chefivénérés de l'Église catholique n'ontpoint encore désarméque je sache. Ils continuent à lutter énergiquementcon.tre ce qu'ils appellent l'esprit de vertige et d'erreur. Jesais toutes les difficultés que les musulmans auront àsurmonter pour atteindre au même degré de civilisation,l'accès de la vérité à l'aide des procédés philoso­phiques et scientifiques leur étant interdit. Un vraicroyant doit, en effet, se détourner de la voie des étudesqui ont pour objet la vérité scientifique, dont toutevérité doit dépendre, suivant une opinion acceptée toutau moinspar quelques-uns en Europe. Attelé, comme unbœufà la charrue, au dogme dont il est l'esclave, il doitmarcher éternellement dans le même sillon qui lui a ététracé d'avance par les interprètes de la loi. Convaincu, enoutre, que sa religion renferme en elle toute la morale ettoutes les sciences, il sy attache résolument et ne faitaucun effort pour aller au-delà. Pourquoi sëpuiserait-ilen vaines tentatives? A quoi lui servirait-il de chercherla vérité quand il croit la posséder tout entière? Serait-ilplus heureux le jour où il aurait perdu sa foi, le jour oùil aurait cessé de croire que toutes les perfections sont dansla religion qu'ilpratique et non dans une autre? Dès lors,il méprise la science. Je sais tout cela,. mais je sais égale­ment que cet enfant musulman et arabe, dont M Renannous retrace le portrait en des termes si vigoureux et qui,à un âge plus avancé, devient «un fanatique, plein

d'une sotte fierté de posséder ce qu'il croit être la véritéabsolue », appartient à une race qui a marqué sonpassage dans le monde, non seulement par le feu et lesang, mais par des œuvres brillantes et fécondes quiprouvent son goût pour la science, pour toutes lessciences, y compris la philosophie avec laquelle, je dois lereconnaître, il n'a pas pu faire longtemps bon ménage.

Je suis amené ici à parler du second point queM. Renan à traité dans sa conférence avec une incontes­table autorité. Personne n'ignore, que le peuple arabe,alors qu'il était dans l'état de barbarie, s'est lancé dans lavoie des progrès intellectuels et scientifiques avec unevitesse qui n'a été égalée que par la rapidité de sesconquêtes,. car, dans l'espace d'un siècle, il a acquis et s'estassimilé presque toutes les sciences grecques et persanesqui s'étaient développées lentement pendant plusieurssiècles sur le sol natal comme il étendit sa domination dela presqu'île arabique jusqu'aux montagnes del'Himalaya et au sommet des Pyrénées.

On peut dire que dans toute cette période lessciences firent des progrès étonnants chez les Arabes etdans tous les pays soumis à leur domination. Rome etByzance étaient alors les sièges des sciences théologiques etphilosophiques, ainsi que le centre lumineux et comme lefoyer ardent de toutes les connaissances humaines.Engagés depuis plusieurs siècles dans la voie de lacivilisation, les Grecs et les Romains parcoururent d'un

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pas sûr le vaste champ de la science et de la philosophie.Il arriva cependant un temps où leurs recherches .fùrentabandonnées et leurs études interrompues.

Les monuments qu'ils avaient élevés à la sciencesëcroulèrent et leurs livres les plusprécieuxfurent reléguésdans l'oubli. Les Arabes tout ignorants et barbares qu'ilsfussent à leur origine reprirent ce qui avait été abandon­

né par des nations civilisées, ranimèrent les scienceséteintes, les développèrent et leur donnèrent un éclat

qu'elles n'avaient jamais eu. N'est-ce pas là l'indice et lapreuve de leur amour naturelpour les sciences? Il est vrai

que les Arabes ontpris aux Grecs leurphilosophie commeils ont dépouillé les Persans de ce qui faisait leur renom

dans l'antiquité. Mais, ces sciences qu'ils ont usurpéespar droit de conquête, ils les ont développées, étendues,éclaircies, perfectionnées, complétées et coordonnées avec

un goût parfait, une précision et une exactitude rares.Du reste, les Français, les Allemands et les Anglais,

nëtaientpas aussi éloignés de Rome et de Byzance que lesArabes dont la capitale était Bagdad Il leur était donc

plus facile d'exploiter les trésors scientifiques qui étaientenfouis dans ces deux grandes villes. Ils n'ont tenté aucun

effort dans ce sens jusqu'au jour où la civilisation arabevint éclairer de ses reflets les sommets des Pyrénées etverser ses lumières et ses richesses sur l'Occident. Les

Européens ont fait bon accueil à Aristote, émigré etdevenu arabe,. mais ils ne songeaient nullement à lui

quand il était grec et leur voisin. N'y a-t-il pas là uneautre preuve non moins évidente de la supériorité intel­

lectuelle des Arabes et de leur attachement naturel à laphilosophie? Il est vrai qu'après la chute du royaumearabe, en Orient comme en Occident, les pays qui

étaient devenus des grands foyers de la science, tels queI1rak et l'Andalousie retombèrent dans l'ignorance et

devinrent le centre du fanatisme religieux,. mais l'on nesaurait conclure de ce triste spectacle que le progrès

scientifique etphilosophique au moyen âge ne soit dû au

peuple arabe qui régnait alors.M. Renan lui rend d'ailleurs cette justice. Il

reconnaît que les Arabes ont conservé et entretenu

pendant des siècles le foyer de la science. Quelle plus

noble mission pour un peuple! Mais tout en reconnais­sant que de l'an 775 à peu près de l'ère chrétiennejusquevers le milieu du treizième siècle, c'est-à-dire pendant

cinq cents ans environ, ily a eu dans les pays musulmans

des savants, des penseurs très distingués et que pendant cetemps-là le monde musulman a été supérieur pour la

culture intellectuelle au monde chrétien, M. Renan a ditque les philosophes des premiers siècles de l'islamisme,ainsi que les hommes d'État qui se sont illustrés à cette

époque étaient pour la plupart de Harran, del'Andalousie et de la Perse. Il y a eu aussi parmi eux des

Transoxiens et des prêtres de Syrie,. je ne veux pas nier lesgrandes qualités des savants persans ni le rôle qu'ils ont

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joué dans le monde arabe; mais qu'il me soit permis dedire que les Harraniens étaient arabes et que les Arabesen occupant l'Espagne et l'Andalousie n'ont pas perduleur nationalité; ils sont restés arabes. Plusieurs sièclesavant 1Islam la langue arabe était bien celle desHarraniens. Le fait qu'ils ont conservé leur anciennereligion, le sabéïsme, ne doit pas les faire considérercomme étrangers à la nationalité arabe. Les prêtressyriens étaient aussi pour la plupart des Arabesghassaniens convertis au christianisme.

Quant à Ibn-Bajah *, Ibn-Rochd {Averroès} etIbn-1àphail *, on ne peut pas dire qu'ils ne sont pasarabes au même titre que AI-Kindi, parce qu'ils ne sontpas nés en Arabie même, surtout si l'on veut bienconsidérer que les races humaines ne se distinguent quepar leurs langues, et que, si cette distinction venait àdisparaître, les nations ne tarderaientpas à oublier leursdiverses origines. Les Arabes qui ont mis leurs armes auservice de la religion mahométane, et qui ont été à la foisguerriers et apôtres, n'ont pas imposé leur langue aux

vaincus etpartout où ils se sont établis ils l'ont conservéepour eux, avec un soin jaloux. Sans doute l'islamisme enpénétrant dans les pays conquis avec la violence que l'onsaity a transplanté sa langue, ses mœurs et sa doctrine etces pays n'ontpu dès lors se soustraire à son influence. LaPerse en est un exemple; mais peut-être qu'en remontantaux siècles qui ont précédé l'apparition de l'islamisme,

trouverait-on que la langue arabe nëtait pas alors toutà fait inconnue des savants persans. L'expansion del'islamisme lui a donné, il est vrai, un nouvel essor et lessavants persans convertis à la foi mahométane sefaisaient un honneur d'écrire leurs livres dans la languedu Coran. Les Arabes ne sauraient sans doute revendi­quer pour eux la gloire qui illustra ces écrivains, maisnous croyons qu'ils n'ont pas besoin de cette revendica­tion; ils ont eu parmi eux assez de savants et dëcrivainscélèbres. Qu'arriverait-il si, remontant aux premierstemps de la domination arabe, on suivait pas à pas lepremier groupe dont se forma ce peuple conquérant quiétendit sa puissance sur le monde, et si, éliminant tout cequi est étranger à ce groupe ou à sa descendance, on netenait compte ni de l'influence qu'il exerça sur les espritsni de l'impulsion qu'il donna aux sciences? Ne serait-on

pas amené, ainsi, à ne plus reconnaître aux peuplesconquérants d'autres mérites ni d'autres vertus que ceuxqui découlent du fait matériel de la conquête? TOus lespeuples vaincus reprendraient ainsi leur autonomie

morale et s'attribuaient toute la gloire dont aucune partne pourrait être légitimement revendiquée par la puis­sance qui a fécondé et développé ces germes. Ainsi, 1Italieviendrait dire à la France que ni Mazarin ni Bonapartene lui ont appartenu; l'Allemagne ou l'Angleterreréclamerait à son tour les savants qui, venus en France,ont illustré ses chaires et rehaussé l'éclat de son renom

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scientifique. Les Français, de leur côté, revendiqueraientpour eux la gloire des rejetons de ces illustres familles qui,après lëdit de Nantes, émigrèrent dans toute l'Europe.Que si tous les Européens appartiennent à la mêmesouche, on peut prétendre, à bon droit, que lesHarraniens et les Syriens, qui sont sémites, appartien­nent également à la grande famille arabe.

1Outefois, il est permis de se demander commentla civilisation arabe, après avoirjeté un si viféclat sur lemonde, s'est éteinte tout à coup; comment ce flambeaune sest pas rallumé depuis, et pourquoi le monde arabereste toujours enseveli dans de profondes ténèbres.

Ici la responsabilité de la religion musulmaneapparaît tout entière. Il est clair que, partout où elle sestétablie, cette religion a cherché à étouffèr les sciences etelle a été merveilleusement servie dans ses desseins par ledespotisme. Al-Siouti raconte que le calife Al-Hadi afait périr à Bagdad 5 000 philosophes pour détruirejusqu'au germe des sciences dans les pays musulmans. Enadmettant que cet historien ait exagéré le nombre desvictimes, il n'en reste pas moins établi que cette persécu­tion a eu lieu, et c'est une tache sanglante pour l'histoired'un peuple. Je pourrais trouver dans le passé de lareligion chrétienne des faits analogues. Les religions, dequelque nom qu'on les désigne, se ressemblent toutes.Aucune entente ni aucune réconciliation ne sontpossiblesentre ces religions et la philosophie. La religion impose à

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l'homme sa foi et sa croyance, tandis que la philosophiel'en affranchit totalement ou en grande partie. Commentveut-on dès lors qu'elles s'entendent entre elles? Lorsquela religion chrétienne, sous les formes les plus modestes ~tles plus séduisantes, est entrée à Athènes et à Alexandrze

qui étaient, comme chacun sait, le~ deux prin~ipa~x

foyers de la science et de la philosophze, son premzer ~Oln

a été, après s'être établie solidement dans ces deux mlles,de mettre de côté et la science proprement dite et laphilosophie, en cherchant à les étouffer l'une et l'autresous les broussailles des discussions théologiques, pourexpliquer les inexplicables mystères de La Trinité, deI1ncarnation et de la Transsubstantiation. Il en seratoujours ainsi. Toutes les fois que la religion aura ,ledessus, elle éliminera la philosophie; et le contrazrearrive quand c'est la philosophie qui règne en souverainemaîtresse. Tant que l'humanité existera, la lutte necessera pas entre le dogme et le libre examen, entre lareligion et la philosophie, lutte acharnée et danslaquelle, je le crains, le triomphe ne sera pas pour lalibre pensée; parce que la raison déplaît à la foule et queses enseignements ne sont compris que par quelques intel­

ligences d'élite et parce que, aussi, la sc~ence, s~ ~ell~qu'elle soit, ne satisfaitpas complètement l'humanzte quza soif d'idéal et qui aime à planer dans des régionsobscures et lointaines que les philosophes et les savants ne

peuvent ni apercevoir ni explorer.

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APPENDICE A LA PRÉCÉDENTE CONFÉRENCE

Un cheik afghan, remarquablement intelligent, depassage à Paris, ayant présenté dans le numéro du 18 mai 1883du Journal des Débats des observations sur la conférenceprécédente, j'y répondis le lendemain, dans le même journal,ainsi qu'il suit.

On a lu hier avec l'intérêt qu'elles méritent lestrès judicieuses réflexions que ma dernière conférenceà la Sorbonne a suggérées au cheik Gemmal-Eddin.Rien de plus instructif que d'étudier ainsi, dans sesmanifestations originales et sincères, la conscience del'Asiatique éclairé. C'est en écoutant les voix les plusdiverses, venant des quatre coins de l'horizon en faveurdu rationalisme, qu'on arrive à se convaincre que, si lesreligions divisent les hommes, la raison les rapproche,

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et qu'au fond, il n'y a qu'une seule raison. Lunité del'esprit humain est le grand et consolant résultat quisort du choc pacifique des idées, quand on met de côtéles opposées des révélations dites surnaturelles. La liguedes bons esprits de la terre entière contre le fanatismeet la superstition est en apparence le fait d'une imper­ceptible minorité; au fond, c'est la seule ligue durable,car elle repose sur la vérité, et elle finira par l'emporter,après que les fables rivales se seront épuisées en desséries séculaires d'impuissantes convulsions.

Il y a deux mois à peu près, je fis la connais­sance du cheik Gemmal-Eddin, grâce à notre chercollaborateur M. Ganem. Peu de personnes ontproduit sur moi une plus vive impression. C'est engrande partie la conversation que j'eus avec lui qui medécida à choisir pour sujet de ma conférence à laSorbonne les rapports de l'esprit scientifique et del'islamisme. Le cheik Gemmal-Eddin est un Afghanentièrement dégagé des préjugés de l'islam; ilappartient à ces races énergiques du haut Iran, voisin del'Inde, où l'esprit aryen vit encore si énergique sous lacouche superficielle de l'islamisme officiel. Il est lameilleure preuve, de ce grand axiome que nous avonssouvent proclamé, savoir que les religions valent ce quevalent les races qui les professent. La liberté de sapensée, son noble et loyal caractère me faisaient croire,pendant que je m'entretenais avec lui, que j'avais devant

moi, à l'état de ressuscité, quelqu'une de mes anciennesconnaissances, Avicenne, Averroès, ou tel autre de cesgrands infidèles qui ont représenté pendant cinqsiècles la tradition de l'esprit humain. Le contraste étaitsurtout sensible pour moi quand je comparais cettefrappante apparition au spectacle que présentent lespays musulmans en deçà de la Perse, pays OÙ la curio­sité scientifique et philosophique est si rare. Le cheikGemmal-Eddin est le plus beau cas de protestationethnique contre la conquête religieuse, que l'on puisseciter. Il confirme ce que les orientalistes intelligents del'Europe ont souvent dit: c'est que l'Mghanistan est detoute l'Asie, le Japon excepté, le pays qui présente leplus d'éléments constitutifs de ce que nous appelons

une nation.Je ne vois guère dans le savant écrit du cheik

qu'un point sur lequel nous soyons réellement endésaccord. Le cheik n'admet pas les distinctions que lacritique historique nous conduit à faire dans ces grandsfaits complexes qui s'appellent empires et conquêtes.Lempire romain, avec lequel la conquête arabe a tantde rapports, a fait de la langue latine l'organe de l'esprithumain dans tout l'Occident, jusqu'au XVIe siècle. Albertle Grand, Roger Bacon, Spinoza ont écrit en latin. Cene sont pas néanmoins pour nous des Latins. Dans unehistoire de la littérature anglaise, on donne une place àBède et Alcuin; dans une histoire de la littérature

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française, nous mettons Grégoire de Tours et Abélard.Ce n'est pas certes que nous méconnaissions l'actionde Rome dans l'histoire de la civilisation, pas plus quenous ne méconnaissons l'action arabe. Mais ces grandscourants humanitaires demandent à être analysés. Toutce qui s'est écrit en latin n'est pas la gloire de Rome; tout., ,. )

ce qUi s est ecrit en grec n est pas œuvre hellénique;tout ce qui s'est écrit en arabe n'est pas un produitarabe; tout ce qui s'est fait en pays chrétien n'est pasl'effet du christianisme; tout ce qui s'est fait en pays

musulman n'est pas un fruit de l'islam. C'est le princi­pe que le profond historien de l'Espagne musulmane,M. Reinhard Dozy, dont l'Europe savante déplore en

ce moment la perte, appliquait avec une rare sagacité.Ces sortes de distinctions sont nécessaires, si l'on neveut pas que l'histoire soit un tissu d'à peu près et demalentendus.

Un côté par lequel j'ai pu paraître injuste aucheik, c'est que je n'ai pas assez développé cette idéeque toute religion révélée est amenée à se montrerhostile à la science positive, et que le christianisme n'asous ce rapport rien à envier à l'islam. Cela est hors dedoute. Galilée, n'a pas été mieux traité par le catholi­cisme qu'Averroès n'a été traité par l'islamisme.Galilée a trouvé la vérité en pays catholique, malgré lecatholicisme, comme Averroès a philosophé noblement

en pays musulman, malgré l'islam. Si je n'ai pas

insisté davantage sur ce point, c'est à vrai dire, que mesopinions à cet égard sont assez connues pour que jen'eusse pas à y revenir devant un public au courant demes travaux. J'ai dit assez souvent, pour que je n'aiepas à le répéter à tout propos, que l'esprit, humain doitêtre dégagé de toute croyance surnaturelle, s'il veut tra­vailler à son œuvre essentielle, qui est la construction dela science positive. Cela n'implique, pas de destructionviolente, ni de rupture brusque. Il ne s'agit pas pour lechrétien d'abandonner le christianisme, ni pour lemusulman d'abandonner l'islam. Il s'agit, pour lesparties éclairées du christianisme et de l'islam, d'arriverà cet état d'indifférence bienveillante où les croyancesreligieuses deviennent inoffensives. Cela est fait dansune moitié à peu près des pays chrétiens; espérons quecela se fera pour l'islam. Naturellement, ce jour-là, lecheik et moi nous serons d'accord pour applaudir desdeux mains.

Je n'ai pas dit que tous les musulmans, sansdistinction de race, sont et seront toujours designorants; j'ai dit que l'islamisme crée de grandesdifficultés à la science, et malheureusement, a réussi,

depuis cinq ou six cents ans, à la supprimer presquedans les pays qu'il détient; ce qui est pour ces pays unecause d'extrême faiblesse. Je crois, en effet, que la régé­nération des pays musulmans ne se fera pas par l'islam:elle se fera par l'affaiblissement de l'islam, comme du

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reste le grand élan des pays dits chrétiens a commencépar la destruction de l'Église tyrannique du moyen âge.Quelques personnes ont vu, dans ma conférence, unepensée malveillante contre les individus professant lareligion musulmane. Il n'en est rien; les musulmanssont les premières victimes de l'islam. Plusieurs fois,j'ai pu observer, dans mes voyages en Orient, que lefanatisme vient d'un petit nombre d'hommesdangereux qui maintiennent les autres dans la pratiquereligieuse par la terreur. Émanciper le musulman de sareligion est le meilleur service qu'on puisse lui rendre.En souhaitant à ces populations, chez lesquelles il y atant de bons éléments, la délivrance du joug qui pèse surelles, je ne crois pas leur faire un mauvais souhait. Et,puisque le cheik GemmaI Eddin veut que je tienne labalance égale entre les cultes divers, je ne croirais pas nonplus faire un mauvais souhait à certains pays européensen désirant que le christianisme ait chez eux uncaractère moins dominateur.

Le désaccord entre les libéraux sur ces différentspoints n'est pas très profond, puisque, favorables ounon à l'islam, tous arrivent à la même conclusionpratique: répandre l'instruction chez les musulmans.Voilà qui est parfait, pourvu qu'il s'agisse de l'instruc­tion sérieuse, de celle qui cultive la raison. Que les chefsreligieux de l'islamisme contribuent à cette œuvre excel­lente, j'en serai ravi. Pour parler franchement, je doute

un peu qu'ils le fassent. Il se formera des individualitésdistinguées (il y en aura peu d'aussi distinguées que lecheik Gemmal-Eddin) qui se sépareront de l'islam,comme nous nous séparons du catholicisme. Certainspays, avec le temps, rompront à peu près avec la religiondu Coran; mais je doute que le mouvement derenaissance se fasse avec l'appui de l'islam officiel. Larenaissance scientifique de l'Europe ne s'est pas faitenon plus avec le catholicisme, et, à l'heure qu'il est,sans qu'il faille beaucoup s'en étonner, le catholicismelutte encore pour empêcher la pleine réalisation d~ cequi résume le code rationnel de l'humanité, l'Etatneutre, en dehors des dogmes censés révélés.

Au-dessus de tout, comme suprême, mettonsla liberté et le respect des hommes. Ne pas détruire, lesreligions, les traiter même avec bienveillance, comme desmanifestations libres de la nature humaine, mais ne pasles garantir, surtout ne pas les défendre contre leurspropres fidèles qui tendent à se séparer d'elles, voilà ledevoir de la société civile. Réduites ainsi à la conditionde choses libres et individuelles, comme littérature, legoût, les religions se transformeront entièrement. Privéesdu lien officiel ou concordataire, elles se désagrégeront,et perdront la plus grande partie de leurs inconvénients.Tout cela est utopie à l'heure présente; tout cela seraréalité dans l'avenir. Comment chaque religion secomportera-t-elle avec le régime de la liberté, qui

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s'imposera, après bien des actions et réactions, auxsociétés humaines? Ce n'est pas en quelques lignesqu'on peut examiner un pareil problème. Dans maconférence, j'ai voulu seulement traiter une questionhistorique. Le cheik Gemmal-Eddin me paraît avoirapporté des arguments considérables à mes deux thèsesfondamentales: - Pendant la première moitié de sonexistence, l'Islamisme, n'empêcha pas le mouvementscientifique de se produire en terre musulmane;- pendant la seconde moitié de son existence, ilétouffa dans son sein le mouvement scientifique, et celapour son malheur!

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PRÉFACE DE FRANÇOIS ZABBAL

- P·9

L'ISLAM ET LA SCIENCE D'ERNEST RENAN

- P.21

RÉPONSE DU CHEIK GEMMAL EDDINE (AL-AFGHÂNî)

- P·47

APPENDICE D'ERNEST RENAN

- p.61

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Vers I~Orient

CETTE NOUVELLE ÉDITION

DE L'ISLAM ET LA SCIENCE

ENRICHIE D'UNE PRÉFACE

DE FRANÇOIS ZABBAL A ÉTÉ

ACHEVÉE DE COMPOSER

DANS LES TOUS DERNIERS

JOURS DE L'ÉTÉ DE L'AN MMV

AN V DE L'ARCHANGE MINOTAURE

ANNO MIRA BILE VII.


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