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  • Y V E S G I N G R A S

    Titulaire de la Chaire de recherchedu Canada en histoire et sociologiedes sciences lUQAM, lauteur estaussi chroniqueur Radio-Canada, lmission Les Annes lumire.Il a dailleurs publi le printempsdernier ses entretiens avec YanickVilledieu, sous le titre Parlonssciences, chez Boral.

    On assiste depuisplus dune dizainedannes une re-crudescence mar-que des dbatsopposant dun ctles sciences, pla-

    ces lenseigne du progrs et de laraison, et de lautre les religions,sources, selon ses critiques, dobscu-rantisme et mme de fanatisme.Aux tats-Unis, on sest habitu auxluttes incessantes des fondamenta-listes chrtiens contre lenseigne-ment de la thorie de lvolution.

    De faon gnrale, cependant,ces courants religieux anti-science,qui voient dans la Bible la vrit r-vle, nont pas empch le mondeoccidental dinvestir massivementdans le dveloppement scienti-fique et technologique. Aprs tout,les tats-Unis, haut lieu des ba-tailles contre Darwin et contre larecherche sur les cellules sou-ches, sont encore une puissancescientifique ingale. Et dans laplupart des pays de tradition chr-tienne, lglise catholique na plusla force temporelle qui lui a permisde mettre Copernic lindex et decondamner Galile pour hrsie.

    Dans le monde arabo-musulmanaussi, lopposition entre une inter-prtation littrale du Coran et le d-veloppement scientifique pose au-jourdhui problme. Depuis quel-ques annes, de nombreux observa-teurs dplorent le fait que certainspays musulmans soient riches en p-trole mais pauvres en sciences. Ils d-noncent une lecture du Coran selonlaquelle toute la science y serait djinscrite, ce qui empcherait la re-cherche scientifique indpendante.

    Arabit et islamismeComme le notait tout rcem-

    ment encore le directeur de la bi-bliothque dAlexandrie, IsmailSerageldin, dans un ditorial de latrs prestigieuse revue Science(dition du 8 aot), avec plusdun trillion de dollars et une popu-lation de plus dun milliard de per-sonnes, les pays musulmans in-vestissent moins en recherche queles autres pays de taille et de riches-se comparables. Pourquoi un telcart? Aprs bien dautres, il nh-site pas montrer du doigt unmilieu social de plus en plus intol-rant, encourag par des gardiensautoproclams de la rectitude reli-gieuse qui imposent leur interprta-tion troite de la religion dans tousles dbats publics.

    Il est dusage, dans de tels d-bats, de rappeler la grande tradi-tion scientifique arabe ou isla-mique (le choix des termes est iciun enjeu) qui a fleuri dans plu-sieurs pays du Xe au XIVe sicle etIsmail Serageldin ne fait pas ex-ception en rappelant quIbn al-Hay-tham, ds le Xe sicle, a jet lesbases de la recherche empiriquedes sicles avant Galile. Mais au-del de lusage stratgique dunpass glorieux auquel il est fait ap-pel pour fonder un futur plus ra-dieux pour les sciences dans lespays musulmans, certains cher-cheurs veulent appor ter desnuances cet ge dor de lislam.

    Ainsi, dans son ouvrage rcentqui a fait scandale en France, Aris-tote au mont Saint-Michel, lhisto-rien Sylvain Gouguenheim sestoppos une vision rductricequi consiste confondre en parti-culier arabit et islamisme, attri-buant lIslam, civilisation fondesur une religion, ce qui relve de laculture de langue arabe.

    Un dbat enflamm a suivi la pu-blication de ce volume, qui vise enfait minimiser les contributions pourtant avres du mondearabe au dveloppement scienti-fique. Toutefois, peu de commen-tateurs semblent avoir not que cedbat est en bonne partie une re-prise de celui lanc plus dun sicleauparavant par lhistorien franaisErnest Renan (1823-1892), dansune confrence sur LIslamisme etla science prononce la Sorbonnele 29 mars 1883.

    Dans son discours republien 2003 sous le titre modernis deLIslam et la science , Renan pro-posait lui aussi une rponse laquestion de Serageldin: pourquoi

    le monde musulman fait-il si peude place aux sciences? Et commeGouguenheim aprs lui, Renan an-nonce en ouverture vouloir d-brouiller une des plus fortes confu-sions dides que lon commette enentretenant lquivoque contenuedans ces mots: science arabe, phi-losophie arabe, art arabe, scien-

    ce musulmane. Des ides vaguesquon se fait sur ce point rsultentbeaucoup de faux jugements etmme des erreurs pratiques quel-quefois graves.

    Bien sr, 125 ans de distance, lecontexte, les motivations et lesstyles dcriture diffrent, mais laquestion fondamentale demeure,qui intressait autant Renan sonpoque que de nombreux intellec-tuels aujourdhui: une foi rigide en lavrit absolue et littrale du contenudun livre cens contenir les pen-ses divines est-elle compatible avecla recherche scientifique moderne?

    Tout dabord, Gouguenheim etRenan contestent, pour des rai-sons diffrentes cependant, le rlecentral attribu implicitement lareligion musulmane dans le dve-loppement scientifique du mondearabe au Moyen-ge. Le premiercomme le second insistent pourrappeler que de nombreux sa-vants crivant leurs travaux enlangue arabe taient en fait chr-tiens ou juifs, et non pas musul-mans. Et ceux qui contestent lalgitimit dune telle distinctionentre langue, culture et religion,Renan rpondait dj: Tout ce quiest crit en latin nest pas la gloirede Rome; tout ce qui est crit engrec nest pas uvre hellnique; toutce qui est crit en arabe nest pas unproduit arabe; tout ce qui sest faiten pays chrtien nest pas leffet duchristianisme; tout ce qui sest faiten pays musulman nest pas unfruit de lislam.

    On pourrait ajouter: tout ce quiest crit en anglais nest pas amri-cain Il sagit pour lui dune ques-tion fondamentale de mthode etces sortes de distinctions sont nces-saires, si lon ne veut pas que lhistoi-re soit un tissu d peu prs et demalentendus.

    Incarnant le courant rationalisteet positiviste qui voit le salut delhumanit dans la science syno-nyme de raison , Renan soppose

    toute religion qui cherche impo-ser sa loi lensemble de la socit.Celui qui pourrait encore servirdemblme au mouvement laqueconsidre en effet la cause commeentendue: jamais les religions nontt utiles au progrs scientifique etelles nont fait que lentraver.

    La religion musulmane ne faitpas exception, selon lui: Lislamis-me, en ralit, a donc toujours per-scut la science. Il sattaquemme aux libraux qui dfendentlislam [mais] ne le connaissentpas. Car, selon lui, lislam, cestlunion indiscernable du spirituel etdu temporel, cest le rgne dun dog-me, cest la chane la plus lourdeque lhumanit ait jamais porte.

    Il ne faudrait toutefois pas penserque Renan, ancien sminariste, aitt contre toute religion. Il le dit ex-plicitement: Il ne sagit pas pour lechrtien dabandonner le christianis-me ni pour le musulman dabandon-ner lislam. Il sagit pour les partisansclairs du christianisme et de lis-lam, darriver cet tat dindiffren-ce bienveillante o les croyances reli-gieuses deviennent inoffensives. Celaest fait dans une moiti peu prsdes pays chrtiens; esprons que celase fera pour lislam.

    Pour cet historien de la religionchrtienne quia crit en 1864une Vie de Jsusqui a fait scan-dale par sonanalyse positi-viste dnue detoute rfrenceau caractre di-vin que les

    chrtiens reconnaissent au fonda-teur de leur religion scandalequi lui cota dailleurs son posteau Collge de France , il estclair que la religion catholique napas mieux servi ses savants: il esthors de doute, crit-il, que Galilena pas t mieux trait par le ca-tholicisme quAverros na t traitpar lislamisme. Et, selon lui, larenaissance scientifique de lEuro-pe ne sest pas faite avec le catho-licisme, qui lutte encore pour em-pcher la pleine ralisation de cequi rsume le code rationnel delhumanit, ltat neutre, en dehorsdes dogmes censs rvls.

    De mme, il ne croit pas unescience admise par lislam, tolrepar lislam, et affirme au contrai-re que la rgnration des paysmusulmans ne se fera pas par lis-lam: elle se fera par laffaiblissementde lislam. Et Renan ne serait passurpris de voir aujourdhui les fon-damentalistes chrtiens et musul-mans si loigns sur dautresthmes saccorder facilementdans leur croisade communecontre la thorie de lvolution.

    Une dfense de la raison Bien sr, le ton est ferme et re-

    flte une poque rvolue quinavait pas encore connu le langa-ge feutr et euphmis aujour-dhui dominant. Mais au-del de laforme ncessairement marquepar son poque, le fond demeuredactualit: une dfense rsolue dela raison dont on retrouve aujour-dhui lcho dans lditorial du di-recteur de la bibliothquedAlexandrie, cit plus haut.

    Lintervention nergique de Re-nan nest pas passe inaperue.Moins de deux mois pus tard, Ja-mal al-Din Afghani (qui signeGemmal-Eddine Afghan), un intel-lectuel musulman chiite, probable-ment dorigine iranienne, activistepolitique promoteur dune visionmoderne de lislam, rpond Re-

    nan dans les colonnes du Journaldes dbats, qui avait publi le texteoriginal de la confrence.

    Selon Al-Afghani, aucune na-tion son origine nest capable de selaisser guider par la raison pure.Cest lvolution naturelle des so-cits qui leur permet de saffran-chir des religions: Sil est vrai quela religion musulmane soit un obs-tacle au dveloppement des sciences,peut-on affirmer que cet obstacle nedisparatra pas un jour? En quoi lareligion musulmane diffre-t-elle surce point des autres religions? Toutesles religions sont intolrantes, cha-cune sa manire.

    En songeant que la religionchrtienne a prcd de plusieurssicles la religion musulmane, Al-Afghani ne peut sempcher des-prer que la socit mahomtane ar-rivera un jour briser ses liens et

    marcher rsolument dans la voie dela socit occidentale pour laquellela foi chrtienne, malgr ses ri-gueurs et son intolrance, na pointt un obstacle invincible. Non, je nepeux admettre que cette esprancesoit enleve lislam.

    Il dit plaider ainsi la cause nonde la religion musulmane, mais cellede centaines de millions dhommesqui seraient ainsi condamns vivre dans la barbarie et lignoran-ce. Car il admet avec Renan que,comme la religion chrtienne, lareligion musulmane a cherch touffer la science et en arrter leprogrs.

    la question de savoir com-ment expliquer le dclin de la civi-lisation arabe aprs le XVe sicle, ilrpond comme Renan et de nom-breux autres penseurs depuis:Ici, la responsabilit de la religion

    musulmane apparat tout entire.Il est clair que partout o elle sta-blit, cette religion a cherch touf-fer les sciences et elle a t mer-veilleusement servie dans ses des-seins par le despotisme. Cest jus-tement ce genre de despotismereligieux que le directeur de la bi-bliothque dAlexandrie demandeaujourdhui de rsister. Selon lui,le dveloppement des sciences abesoin de plus que de largent; ilrepose en fait sur la libert: Liber-t de chercher, de critiquer, de pen-ser, denvisager limpensable.

    Pour cela, conclut-il, il faut senga-ger combattre pour les valeurs dela science et rejeter lobscurantisme, lefanatisme et la xnophobie. Un telcombat sera difficile, mais il libre-ra les esprits de la tyrannie de lintol-rance, de la bigoterie et de la peur, etouvrira les portes la recherche libre, la tolrance et limagination.Bien que spars par 125 ans dhis-toire, Ernest Renan, Jamal al-Din Af-ghani et Ismail Serageldin portentle mme message.

    La situation de lhommePour Renan, qui semble croire

    que la religion finira un jour pardisparatre ou devenir totalementinoffensive, la science seule peutamliorer la malheureuse situationde lhomme ici-bas. Plus raliste,Al-Afghani af firme plutt que,tant que lhumanit existera, la lut-te ne cessera pas entre le dogme et lelibre examen, entre la religion et laphilosophie, lutte acharne dans la-quelle, je le crains, le triomphe nesera pas pour la libre pense parceque la raison dplat la foule.

    Et sa conclusion sera la ntre:La science, si belle quelle soit, ne sa-tisfait pas compltement lhumanitqui a soif didal et qui aime planerdans des rgions obscures et lointainesque les philosophes et les savants nepeuvent ni apercevoir ni explorer.

    Vous avez un commentaire, des sug-gestions? crivez Antoine Robi-taille: [email protected].

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    Ernest Renan, lislam et les sciencesGalile na pas t mieux trait par le catholicisme que ne la t Averros par lislamisme, disait lcrivain

    PHILOSOPHIE

    Lcrivain-philosophe franais Er-nest Renan (1823-1892) soppose toute religion qui cherche im-poser sa loi lensemble de lasocit.

    UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL

    Yves Gingras: Dans la plupart des pays de tradition chrtienne, lglisecatholique na plus la force temporelle qui lui a permis de mettreCopernic lindex et de condamner Galile pour hrsie.

    Depuis fvrier 2006, Le Devoir propose des professeurs de philosophie, mais aussi dautres auteurs passionns dides, dhistoire des ides, de relever le dfi de dcrypter unequestion dactualit partir des thses dun penseur. Cette semaine, un devoir sur une ten-sion trop peu aborde ici, celle entre science et religion.

    Depuis quelques annes, de nombreuxobservateurs dplorent le fait quecertains pays musulmans soient richesen ptrole mais pauvres en sciences.