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Aimer pour être aimé, c’est de l’homme ; mais aimer pour aimer, c’est presque de l’ange.

ALPHONSE DE LAMARTINE

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Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : Manuel Asín, Fernando Ganzo, Luce Vigo.

En couverture : Fred Dorkel dans Mange tes morts de Jean-Charles Hue (prix Jean-Vigo 2014).

Fondateur : Serge DaneyCofondateur : Jean-Claude BietteComité : Raymond Bellour, Sylvie Pierre Ulmann, Patrice RolletConseil : Jacques Bontemps, Leslie Kaplan, Pierre Léon,

Jacques Rancière, Jonathan Rosenbaum, Jean Louis Schefer, Marcos Uzal

Secrétaire de rédaction : Jean-Luc MengusMaquette : Paul-Raymond CohenDirecteur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens

Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre

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TRAFIC 91

Les dernières vacances par Mathieu Macheret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Trois divertimentos de Jean Paul Civeyrac par Jacques Bontemps . . . . . . . . . . 15À propos de Mon amie Victoria (2011-2014) par Jean Paul Civeyrac . . . . . . . . . 23

Sacrés moteurs (Record du monde, 3) par Emmanuel Burdeau . . . . . . . . . . . . . 31

Politiques de l’amour par Rubén García López . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40Présentation de Rocío y José par Paulino Viota . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50L’ombre d’une évidence par Manuel Asín . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59L’Espagne-temps. Contactos de Paulino Viota par Pierre Léon . . . . . . . . . . . . . . 66

Meurtrière. Une performance de Philippe Grandrieux par Manuela Morgaine . 71

Constellations. Sur Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmánpar Paweł Moscicki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77Problèmes de classification. Quelques traits présents dans quatre filmsd’Ermanno Olmi par Jonathan Rosenbaum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88

Erotic Picnic par Hervé Gauville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

L’enfant acteur dans le cinéma de Roberto Rossellini par Elena Dagrada . . . . . 106Mon volcan / ton volcan par Mark Rappaport . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

Le regard comme point de lumière et de mort. Le Château des Carpathesde Jules Verne par Raymond Bellour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132

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© Chaque auteur pour sa contribution, 2014.© P.O.L éditeur, pour l’ensemble

ISBN : 978-2-8180-2121-7

Traic sur Internet :sommaire des anciens numéros, agenda, bulletin d’abonnement

www.pol-editeur.com

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Les dernièresvacancespar Mathieu Macheret

A u premier jour du festival, la profession s’est engouffrée dans les quelques TGV bondés qui relient Paris à Cannes, dans la transhumance annuelle de tout son « corps ». Drôles de trains où personne n’est inconnu et chacun se prête à la

répétition générale des entrecroisements incessants qui vont rythmer les dix prochains jours, dans les salles de projection, stands, soirées, restaurants, boîtes, rues, plages, bureaux, terrasses et cafés de la Croisette. Drôle d’impression de partir en colonie de vacances, une colonie hystérique et sous pression, avec ses exigences de productivité. La course est pratique : elle dure à peine plus de cinq heures pendant lesquelles chacun grappille un peu d’avance, le nez rivé sur son ordinateur portable, pour ignoler un emploi du temps, boucler sa grille de projections ou écrire déjà quelques textes.

Pourtant, il existe encore quelques oiseaux rares pour faire le voyage en voiture et troquer les cinq heures imbattables du train contre huit à neuf heures de conduite. La légère économie réalisée sur le prix d’un billet aller et retour ne sufit pas à expliquer totalement la hausse de 40 % du temps de voyage et le retard pris sur l’événement. Quand on interroge l’un de ces originaux, adepte du covoiturage, celui-ci fait une réponse surprenante : il ne peut pas se lasser de voir le paysage se transformer insensi-blement sur la route, et la rondeur du décor bourguignon céder doucement le pas à la torsion iévreuse des Cévennes et de l’arrière-pays provençal. La bascule est fascinante. S’il est certain qu’elle se produit quelque part vers Lyon, il n’exclut pas cependant de surprendre un jour son point d’inlexion, cette limite imperceptible où la France change de peau, mue relétée par le miroitement soudain du Rhône, dont la course impertur-bable s’impose massivement. Moment magique où la France traversée se dévoile, se dénude, montre sa pente, ses courbes, et rappelle d’en bas cette majestueuse « vue à vol d’oiseau » de Jules Michelet. Les ilms seraient-ils, cette année, capables de nous donner cette vue-là, au moins une fois : ce moment fugace où le pays chavire et se laisse surprendre, où l’esprit d’un monde apparaît au détour d’un regard, dans l’élan d’une course ou un coude du décor, « entre deux battements de paupières » ?

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Loin de Manhattan

Ce qui ne cesse de surprendre, chaque année, c’est la faible représentation, en compétition comme ailleurs, du cinéma américain. On sait que l’eau de la Croisette, dans laquelle barbote la crème du cinéma d’auteur international, attire peu les distributeurs américains, ceux-ci craignant le sceau d’intellectualité qui risque de frapper irrémédiablement leurs ilms si jamais ils avaient le malheur d’être primés. On sait surtout que le plus grand festival au monde, et le plus exposé, ne leur offre pas une rampe de lancement aussi eficace que Toronto, ou même la Mostra de Venise, en meilleure prise avec la campagne des Oscars. Les quelques productions américaines qui surnagent encore à Cannes semblent s’être égarées en chemin, rebuts d’un cinéma qu’elles ne représentent plus qu’à défaut, ou cobayes d’une stratégie de communication à contretemps.

Passons rapidement sur l’affreux The Homesman de Tommy Lee Jones, western frelaté, pétri d’académisme et de misogynie, qui ne travaille guère qu’à une chose : donner des gages d’américainité. Foxcatcher, troisième long métrage de Bennett Miller (Truman Capote, Le Stratège), qui traite de la relation entre un lutteur gréco-romain sur le retour (Channing Tatum) et un richissime homme d’affaires (Steve Carell), fait preuve d’une mise en scène ininiment plus ine, par moments brillante, notamment lors des séances d’entraînement, où l’agressivité des combattants (deux frères) se confond avec les gestes caressants de l’amour. Mais le ilm est malheureusement victime de sa tentation de complexité, typique d’un certain cinéma trop conscient de son surmoi indépendant, si soucieux de nuancer son propos et sa vision du monde (de l’Amérique) qu’il verse entièrement dans la neutralité grisaillante, l’indistinction idéologique. Dommage, tant Le Stratège faisait preuve d’un pragmatisme qui laissait aussi sa part à l’euphorie et mettait, pour ainsi dire, son intelligence en action. À la Semaine de la critique, un petit bidule théorique it beaucoup de bruit, It Follows, second ilm de David Robert Mitchell. Cette relecture cinéphile du cinéma d’horreur des années 1980 prétendit mettre à jour le sous-texte, pourtant pas si secret, de celui-ci, à savoir que le sexe hante et décime l’adolescence, interrompt sa grâce suspendue.

Le seul à défendre une position frontalement anti-hollywoodienne, tout en resserrant un peu plus son écriture à la racine d’un langage classique, fut le canadien David Cronenberg, le plus lucide des cinéastes en compétition, avec son glaçant Maps to the Stars. Pourtant, au départ, le ilm avait de quoi inquiéter, en ce qu’il s’inscrit à la suite de récentes ictions postmodernes sur le Hollywood contemporain – Road to Nowhere de Monte Hellman (2010), The Canyons de Paul Schrader (2013) – réalisées avec des moyens alternatifs par d’anciennes gloires des années 1970-1980, depuis recrachées par le système. Deux petites choses lisses, minées par l’aigreur (le cinéma est mort), le mépris (il est détenu par des crétins) et une prétention ringarde (l’image s’est diffractée sur une multiplicité de petits écrans et la iction recouvre la réalité), venues de cinéastes qui semblaient plus ruminer leur mise au ban qu’éprouver une

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véritable urgence de ilmer. Cronenberg, de la même génération qu’eux, se serait-il lui aussi laissé aller à la facilité, à la critique par le petit bout de la lorgnette, voire au règlement de comptes ? Si Maps to the Stars transite bien par la satire, elle n’est pas son objet premier, mais l’organe d’une horreur bien réelle, située toujours à deux doigts du trivial et du grotesque (donc du rire), et recouvrant une mutation plus profonde que portent en eux-mêmes les personnages.

Si le ilm, très déroutant, simplement fondé sur une suite de conversations qui se contaminent mutuellement, apparut comme transitoire, c’est qu’il est indissociable d’un projet plus vaste, dont le virage radical fut négocié par A Dangerous Method (2011) et poursuivi avec Cosmopolis (2012). Plus qu’une trilogie, c’est un triangle que forment ces ilms consécutifs, dont le premier occuperait le sommet et les deux suivants la base. Dans A Dangerous Method, Cronenberg décrivait la scission entre Sigmund Freud le « rationaliste » et Carl Jung le « métaphysique » (pour aller vite), écartement de compas qui ouvrait en même temps une drôle de boîte de Pandore : la nouvelle conscience psychanalytique amorçant, par l’interprétation concurrentielle du moindre signe, la séparation du sujet et de son image, de l’événement et de sa projection, du geste et de sa raison, entre lesquels viendraient se loger une foule d’hypothèses, du discours à l’inini, de l’ergotage en roue libre. Cosmopolis nous récupérait de l’autre côté du siècle et de l’Atlantique, à Wall Street, et constatait que la furie interprétative avait dégénéré en un gigantesque codage du monde (le capitalisme inancier), une pluie de chiffres qui traversait à chaque seconde la tête d’un trader en limousine. Maps to the Stars, situé quant à lui sur la côte ouest, dans les rues et villas d’un Los Angeles étrangement phosphoré par la photographie de Peter Suschitzky, suit la pente irrationnelle du triangle et cerne la folie interpré-tative quand celle-ci tourne en rond dans les méandres du Moi, l’ego ayant muté en une excroissance monstrueuse (la surconscience de sa propre image), et achevé la schizophrénie complète du sujet.

Le ilm s’ouvre sur l’arrivée à Los Angeles d’Agatha, une étrange jeune ille (Mia Wasikowska) au corps recouvert de linge et de cuir noir, à l’exception du visage sur le côté gauche duquel on surprend une grande cicatrice, bouillonnement de chair à peine contenu par une coupe au carré. Il nous promène, tout d’abord et l’air de rien, au sein d’une galerie de personnages, petit monde lié de près ou de loin à l’industrie du ilm. Pas tant des personnages, d’ailleurs, avec leur parcours psycho-émotionnel identiicatoire ou incident, que des créatures, des « cas » exposés à notre regard de spectateur, car secoués par différents types de névroses (c’est-à-dire un certain type de déformation), et dont la corporalité affectée, que nous contemplons avec un mélange de curiosité et d’horreur, fait spectacle. En un mot, des monstres. Il y a d’abord l’affreux Benjie (Evan Bird), treize ans, star d’une juteuse franchise comique, enfant vidé de la moindre trace d’enfance, à peine sorti d’une cure de désintoxication et déjà vieux, désabusé et profondément cynique. Havana Segrand (Julianne Moore), actrice vieillissante, outrageusement égocentrique, s’accroche à sa carrière déclinante dans l’ombre d’une mère célèbre mais morte, dont elle n’espère que de reprendre le

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rôle, dans le remake en préparation du ilm qui it sa gloire dans les années 1960. Stafford Weiss (John Cusack), le père de Benjie, est une sorte de gourou-guérisseur aux méthodes fumeuses, qui fait sa publicité dans un show télévisé et vend comme des petits pains ses livres de self-improvement. À eux trois, ils cernent un Hollywood dévoyé par le commerce, la concurrence, la vulgarité et la bêtise, où le cinéma n’a plus qu’une importance périphérique, véhicule sans âme pour célébrités en mal d’exposi-tion et pompe à fric qui se complaît dans un recyclage sans in de ses formules à succès.

Le vecteur entre ces deux « foyers » de iction, c’est Agatha, trimballée en limou-sine par un conducteur dont elle se paie les services (Robert Pattinson, toujours en limousine). Le récit se construit sous des atours quelque peu biettiens (même si la comparaison eût fait tiquer l’intéressé), car il semble d’abord ne pas avoir d’autre centre que le schéma secret qui réunit ses personnages. À mesure que les conversa-tions s’enchaînent – négociation de production, discussion avec un agent, séance de massage thérapeutique, déjeuner en famille, entretien d’embauche –, des signes se mettent à résonner et dressent des passerelles toujours plus nombreuses entre les itinéraires parallèles. Le premier d’entre eux, c’est le fameux poème de Paul Éluard, « Liberté », qu’on entend d’abord dans le (faux) ilm des années 1960 où jouait la mère de Havana, poème qu’Agatha se répète comme un mantra. Au même titre, tous les morts du ilm – une gamine malade, un petit garçon noyé, la propre mère de Havana au temps de sa jeunesse – reviennent visiter les vivants, peut-être moins sous forme littérale de fantômes (ce qui a beaucoup été décrié) que de signes refoulés faisant leur retour dans la réalité, sous la forme épurée du fantasme. Petit à petit, l’écheveau de signes se resserre, entrelace tous les personnages pour les rapprocher, et init par désigner l’origine secrète de leurs rapports : l’inceste, qui, dans une complète circularité, fonde et fait exploser la cellule familiale, cataclysme domestique dans lequel Hollywood est aspiré tout entier. L’inceste, c’est-à-dire, justement, cette contiguïté des signes qui contaminent tout.

L’inceste n’intervient pas tant pour révéler l’envers scandaleux de Hollywood, cliché rebattu, que pour dénoncer sur un plan allégorique l’impasse dans laquelle s’est engouffré l’Empire, incapable de produire autre chose que de l’identique – entre franchises et remakes –, incapable de créer, d’aller puiser à de nouvelles sources ou de prendre le risque de se métisser. Cronenberg en fait surtout une malédiction plus large, en résonance avec la tragédie grecque et le mythe des Atrides (la matrice de toutes les familles criminelles), et réactualise, à cette extrémité de la civilisation occidentale qu’est la Californie contemporaine, les questions antiques de l’hybris, du destin, du despotisme et de la liberté. Ce n’est pas pour rien que le poème d’Éluard est agité à tous crins aux quatre coins du ilm. Il interroge directement la liberté réelle des personnages, pris dans l’entrelacs inextricable de leurs névroses, perversions et passions respectives, au regard des illusions qui sont les leurs. Le culte de soi, le soin excessif de sa propre image, la conscience de soi comme marchandise, laissent-ils une place à autre chose qu’au caprice, cette parodie puérile de la liberté ? Dans

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l’hécatombe qui recueille les personnages à la in du ilm, on pense évidemment à celle par laquelle les héros grecs lavaient leurs fautes et leur aveuglement, comme le prix d’une liberté si longtemps méconnue qu’elle ne se conquiert plus que dans la mort.

Le bout du museau

Aucun ilm en compétition n’était aussi attendu – c’est-à-dire à la fois désiré et attendu au tournant – qu’Adieu au langage, le dernier Godard, tourné en 3D avec un chien et une foule de petites caméras mobiles et amusantes – téléphones portables, appareils photo, GoPros. La bande-annonce du ilm, divulguée quelques semaines auparavant, ainsi que le segment Les Trois Désastres du ilm à sketches 3 × 3D sorti in avril, avant-goûts énigmatiques, n’avaient pas peu contribué à nous mettre l’eau à la bouche. Il faut dire tout de même notre déception devant la relégation du ilm sur une séance unique, qui eut lieu presque en catimini, en plein après-midi, dans le dernier tiers du festival. Il faut dire aussi notre appréhension de le découvrir dans cet environnement-là, dans le voisinage intempestif, dans cette terrible relativité que Cannes établit entre tous les ilms.

Sans surprise, Adieu au langage fut le ilm le plus fort, le plus décapant, le plus sidérant, le plus primitivement bouleversant de cette édition 2014. Une fois la séance inie, l’aplomb pour en parler vient à manquer, car, comme son titre l’indique, la nou-velle composition de Godard décourage plus que jamais toute extension rhétorique et relègue automatiquement tout commentaire au rang de vain babil. En effet, on n’aura pas dit grand-chose quand on aura décrit le ilm, encore une fois, comme un grand collage atomique d’images et de sons, d’extraits et de textes, de citations et de pensées, de phrases musicales et de bruits, s’entrechoquant violemment dans le ressac d’un montage polyphonique. Et, en même temps, il faudrait une capacité extraordinaire pour livrer à chaud une interprétation exhaustive d’un ilm qui fait tout pour ne pas se laisser enserrer dans les rets d’un discours, pour ne pas circonscrire un sens reproductible à une seule de ses images, de ses scènes, de ses phrases, pour ne pas se laisser réduire à des personnages et des situations, mais réserve sa teneur, sa substance, au seul fait de son expérience dans le temps et dans la profondeur, incompressibles.

Comment parler d’un adieu au langage ? La question fait directement état d’un paradoxe, d’une impossibilité, que Godard désamorce lui-même assez vite, en décom-posant son titre en une souple interpellation : « Ah, Dieux ! Oh, Langage ! » Sans doute faut-il en revenir à des choses simples et immédiates, aux sensations qui nous étreignent, à la croyance plutôt qu’à la compréhension. Ce qu’on voit, d’abord, c’est l’évolution du montage godardien vers plus de netteté et de sécheresse : les images ne se présentent plus à nous comme les coulées de lave en fusion, modalité élé-giaque qu’avaient inaugurée ses Histoire(s) du cinéma, mais surviennent en grappes,

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jaillissements ponctuels de couleurs et de formes contenus hermétiquement par des noirs, qui les espacent tels des îlots émergeant tout à coup de l’obscurité – ou la réception intermittente d’un signal lointain. Les sonorités, elles aussi, nous sautent aux oreilles, assaillent nos tympans, comme cette brise souflant sur le micro et provoquant son grésillement, le raclement d’une chaise au sol ou un soudain crissement de pneus. Godard rabote, taille, aiguise, meule une matière brute, frontale, dont il nous renvoie violemment les éclats en un lot d’étincelles. Matière saillante, saisie à la volée ou selon des angles de prise de vues aventureux, grattée sur des matrices de pixels plus ou moins précises, ou passée par le crible d’une saturation qui en brouille les contours et fait baver les couleurs. Il s’agit toujours, depuis Éloge de l’amour et son fauvisme débridé, d’échapper au domaine de performance de l’image numérique (son acuité clinique) pour aller fouiller ses limites, l’attirer dans ses zones d’imprécision et d’inconscience, voire même de ièvre, pour exposer ce fourmillement qu’elle a dans le corps, en jouer comme d’un véritable accélérateur de particules.

L’usage, ou devrait-on dire le contre-emploi, que fait Godard de la 3D est à l’avenant et, comme on pouvait s’y attendre, particulièrement perturbant et novateur. Entre ses mains, elle n’est plus un outil d’immersion, engloutissant le spectateur dans son bain, mais de tension extrême, poussant notre regard à l’« exercice », c’est-à-dire à un effort sportif et musculaire, à des étirements. Godard s’appuie sur le volume et l’effet de profondeur pour étendre ses images excessivement, selon des proportions sidérantes, considérant la substance plasmique de l’image 3D comme une sorte de glaise qu’il malaxe et à laquelle il applique des élans et des dépressions extraordinaires, vertigineux, sur les objets les plus triviaux et quotidiens (une bitte d’amarrage, une baignoire ensanglantée, l’élastique d’une parka). Ce n’est pas tant le pôle haptique de l’image qui semble l’intéresser qu’une façon d’adhérer au volume. Mais il cherche surtout à brutaliser l’impression de volume : cette zone limite de l’illusion où celle-ci ne se donne plus que pour ce qu’elle est. À deux reprises, par une intuition aussi simple que géniale, Godard désolidarise en direct les axes de ses deux caméras et nous rappelle ce qu’est la 3D : littéralement, de la stéréoscopie, c’est-à-dire la convergence organisée de deux objectifs, de deux regards qui, d’un instant à l’autre, peuvent diverger, reprendre leur liberté, redevenir deux, redevenir les deux moments dialectiques d’une même pensée, redevenir, si l’on veut bien cligner alternativement d’un œil sur l’autre, un champ-contrechamp, l’alpha et l’oméga de l’esthétique godardienne. Époustoulant exercice, non pas de cinéma, mais de la vision tout court.

Voilà pour la matière. Qu’en est-il du logos, justement ? Le prophétisme apoca-lyptique du Godard dernière période, et notamment de Film Socialisme, encore manifeste au début du ilm, cède le pas à une sorte d’accalmie, d’apaisement dificile à cerner, du fait de l’écartèlement des images et du sens dont nous avons parlé plus haut, mais qu’on pourrait peut-être comprendre comme une renaissance, voire une réincarnation. Une clé possible, sinon le programme d’ensemble, nous est désignée en ouverture dans le sous-titre énoncé de L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne,

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« Essai d’investigation littéraire ». C’est donc le terme d’investigation qu’il faudra ici retenir, et même prendre au pied de la lettre. Dans une première partie, Godard reprend sa rélexion sur les totalitarismes du XX

e siècle comme laboratoire du présent et de ses images (dont celles qu’on fait glisser par un mouvement du pouce sur les écrans tactiles des téléphones portables), entre archives de la guerre, citations (Seuls les anges ont des ailes de Howard Hawks, Dr. Jekyll & Mr. Hyde de Rouben Mamou-lian et Au bord de la mer bleue de Boris Barnet) et la mise en scène suprématiste d’une bourse aux livres, où s’échangent des pensées, où un vieux savant est assassiné par une police germanophone, mais aussi où un homme (Kamel Abdeli) et une femme (Héloïse Godet) se rencontrent. Par la suite, cette femme et cet homme s’aimeront, nus comme des vers dans un intérieur où ils vont et viennent, et cherche ront ensemble à redéinir un nouveau territoire de pensée (essai d’investigation, toujours), quitte à trouver, lors d’une curieuse scène de cabinet, son équivalence dans la merde.

Enin, quand surgit au sein du couple la question d’avoir ou non des enfants, le ilm s’abîme délicatement dans le regard d’un chien (crédité au générique sous le nom de Roxy Miéville), « seul être à nous aimer plus qu’il ne s’aime lui-même » (de mémoire), dont Godard accompagne les pérégrinations sauvages – lairer ceci, s’ébrouer dans la neige, courir dans une forêt, déféquer dans l’herbe, pointer le museau vers la caméra – et qui nous tend la pureté simple et sans appel d’une image-affection, dénuée enin de toute psychologie, de l’éternel complexe visage-parole du cinéma international. Roxy, alter ego inattendu, formalise la in de beaucoup de choses dont Godard s’est toujours méié : les personnages, le dialogue, la sage répartition entre iction et documentaire ou leur confusion tout aussi académique, et peut-être même du cinéma tel qu’on le pense encore. Il n’y a plus, dès lors, que l’animal, à savoir le corps absolu, la vie même, ce mélange si troublant d’altérité et de familiarité qu’il oppose à la circularité dérisoire des discours humains. Le cinéaste se laisse happer par cette image, en un acte de résistance terminale qu’il conclut, d’une part, par un geste de tendresse inattendu, mêlant aux aboiements du chien les vagissements d’un nouveau-né et, d’autre part, par un violent cri de rage : « Malbrough s’en va-t-en guerre ! » Contre le monde entier.

La horde sauvage

Le festival offre chaque année l’occasion de remettre sur le tapis la question du cinéma français. Cette année, celui-ci parut coincé plus que jamais entre le marteau du naturalisme sociologique et l’enclume de l’auteurisme aristocratique. Présenté en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, Bande de filles de Céline Sciamma se penche sur un phénomène de société : dans les banlieues, pour ne plus subir leur loi, des jeunes illes adoptent les attitudes grégaires des garçons. Malheureusement, Sciamma ne voit dans ce sujet qu’un enjeu de représentativité, schématiquement segmenté dans les quatre temps d’un scénario poussif. De l’autre côté, Bertrand Bonello

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et Olivier Assayas livrent avec Saint Laurent et Sils Maria deux ilms chichiteux et courtisans, chacun entièrement dévoué à une igure de l’élite artistique – un grand couturier et une grande actrice –, exclusivement préoccupés de distinction sociale et de privilèges de caste. D’un côté comme de l’autre, où qu’on regarde, on tombe sur la Fœdora de Le Peau de chagrin : « Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout, c’est, si vous voulez, la Société. » Éternel cancer de la iction française.

À tout cela, il y avait pourtant, en pleine sélection de la Quinzaine, un antidote de taille : l’extraordinaire Mange tes morts, troisième long métrage de Jean-Charles Hue. Le ilm s’inscrit dans la continuité de La BM du Seigneur (2010), au sein de la même communauté des gens du voyage, les Yéniches, où il retrouve les mêmes acteurs. Le premier plan du ilm saisit, par un superbe travelling, deux jeunes garçons roulant à moto dans un champ en jachère : l’un tient le guidon, tandis que l’autre, armé d’un fusil, le pointe sur un lièvre en cavale, qu’il dégomme bientôt. Ce sont deux cousins, dont le plus jeune, Jason, dix-huit ans, se prépare pour son baptême imminent, sous le chapiteau et les tréteaux de l’église évangélique qu’on monte et démonte tous les dimanches. Moïse, cousin responsable, le maintient dans le droit chemin, jusqu’au jour où, dans un grand nuage de poussière, au volant d’un bolide vrombissant, son demi-frère Fred, imposante armoire à glace, fait son grand retour sur le campement, après plusieurs années d’incarcération. Ce Fred, on le connaît, impossible d’oublier sa bouille de Tony Soprano et son regard d’acier : c’est lui qui, dans La BM du Seigneur, rencontrait des scrupules mystiques à voler une voiture et inissait quand même par se faire coffrer. Il revient, donc, et se retrouve en parfait décalage avec ce monde gitan qui est en train de changer, de se « légaliser », dernier dépositaire d’un mode de vie hors la loi qui bientôt n’existera plus. Alors, un soir, dans un élan déses-péré et une ièvre blanche, il embarque Jason, Moïse et son frère Mickaël dans un dernier coup (faucher une cargaison de cuivre), une dernière virée à l’extérieur, dans le monde des autres, jusqu’au bout de la nuit. Jason se retrouve à l’embranchement de deux vies possibles – l’une longue et rangée, l’autre courte et intense – et devra choisir comment devenir un homme.

Jean-Charles Hue est peut-être le seul cinéaste, aujourd’hui, à ilmer le paysage français comme une terre d’aventures et de liberté, un espace de conquête et de perspectives, pas encore tout à fait quadrillé, mais digne d’accueillir une histoire, un destin collectifs. Il y parvient pour une raison simple : il a fait une rencontre, la rencontre d’un monde à part, déjà séculaire mais encore nouveau sur le plan des représentations, une sorte d’Amérique miniature avec ses lieux, ses visages, sa langue, ses coutumes, ses mythes, ses frontières, son organisation, et même sa plouquerie naïve, une société secrète au cœur du territoire français, donnant sur lui un point de vue décentré, soudainement investi, habité, vécu autrement. Cette altérité revendiquée du monde gitan, il la prend au sérieux, il essaie de lui rendre justice, de la respecter. Non pas avec l’œcuménisme du documentaire ordinaire, qui se prévaut d’approcher les marges selon ce dogme timide de la « bonne distance » – pudeur hygiénique qui

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dit bien, en creux, de quel côté on se tient –, mais en lui restituant les codes, l’élan et la sève des grands récits hollywoodiens. Car Mange tes morts carbure évidemment à l’imaginaire du western, en réinvestit les motifs et les thématiques : l’hésitation entre la Loi et la Liberté (le choix de Jason entre religion et délinquance), l’opposition entre l’Individu et la Société (Fred est mal perçu au sein de sa communauté), la frontière entre la Civilisation et la Nature (ici entre le monde des gitans et celui des « gadjos »). Mais l’élan romantique et suicidaire du ilm invoque moins les westerns de l’âge classique qu’une œuvre crépusculaire et extatique comme celle d’un Sam Peckinpah, et plus particulièrement sa célèbre Horde sauvage.

Hue ne se contente pas de plaquer, de parodier ou d’hystériser les codes du genre, comme bon nombre de réalisateurs français qui s’en revendiquent, mais travaille un régime de fabulation en commun avec ses acteurs (la famille Dorkel) – un peu comme l’avait fait Jean Rouch dans Moi, un Noir ou le génial Cocorico ! Monsieur Poulet –, intégrant ainsi à la fabrication du ilm une certaine « ontologie » des personnages, dont l’idiome, les attitudes, les réactions en direct n’auraient jamais pu être écrits, recomposés. Mais ici, le culte du naturel n’a pas cours pour autant : les gitans sont des acteurs-nés, ils jouent, et jouent incroyablement, avec un talent fou, lagrant. Cela faisait longtemps, dans le cinéma français, qu’on n’avait pas éprouvé une telle joie à simplement découvrir un jeu original, à observer des corps particuliers se mouvoir et se frotter, à se laisser couler dans les plis d’une langue coup de fouet (avec ses « pral », son « chtar » et ses « chmidts »), ilant comme un train sur des montagnes russes. Le massif Fred Dorkel, acteur splendide, est capable de passer en une seconde de la bonhomie à une froide agressivité, et ses partenaires sont tous du même tonneau, habiles et réactifs, souples et lucides, jusqu’à la mère du petit Jason, épatante.

Pour transporter ses acteurs à travers la iction, Jean-Charles Hue ne se refuse rien, ni la belle photographie cuivrée du jeune Jonathan Ricquebourg, chef opérateur à peine sorti de Louis-Lumière, ni les prises de vues aventureuses (la majeure partie du ilm se déroulant de nuit, en voiture), ni un montage musclé, ni même de soudaines et splendides illuminations (un relet doré dans une laque d’un noir pétrole, les brumes à contre-jour qui envahissent le plan). Petit à petit, à mesure que les compères s’enfoncent dans la nuit et les embrouilles, le ilm laisse libre cours à son mysticisme latent, d’autant plus émouvant que le cinéaste n’emprunte par rapport à celui-ci aucune distance cynique, mais l’embrasse de toute son âme. Évidemment, cela ne va pas sans quelques passages en force. Mais après tout, peu importe, pas de comptes d’apothicaire. Ce serait considérer le cinéma comme une grammaire et oublier l’audace avec laquelle Jean-Charles Hue prend au sérieux l’imaginaire de ses personnages, l’intègre à leur aventure, un imaginaire qui, par leur propre voix, se décrit à mesure qu’il se mythiie, se grave et s’invente dans un même mouvement. À la in, le grand Fred s’en ira comme il est venu, convaincu désormais de l’inéluc-table extinction de son espèce, disparaissant sous la ligne d’horizon du décor, dans la lumière écrue du petit matin. Le ilm s’achève ensuite sur le baptême de Jason, l’une des plus belles scènes religieuses – au sens fordien du terme – qu’il nous ait été

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donné de voir dans un ilm français, et qui boucle merveilleusement sa morale revivaliste.

Un petit bout d’Amérique dans une plaine de l’Oise, où, par moments, le soleil brille pour tout le monde. Peut-être était-ce là le sursaut, la métamorphose du paysage, le brusque raccord de deux espaces, la soudaine nudité du monde, que nous guettions scrupuleusement, avec nos automobilistes des débuts. Si c’était bien elle, alors, il était temps de reprendre le volant, de faire la route en sens inverse, de caresser la topo-graphie à rebrousse-poil ain de surprendre ce qui nous avait probablement échappé à l’aller. De même, nous retrouverions Mange tes morts à la rentrée, lors de sa sortie réelle, dans l’intimité d’une salle anonyme, pour le regarder droit dans les yeux et lui demander le secret de ce qui nous avait tant ému.

Réponse qui, espérons-le, n’arrivera jamais.

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Trois divertimentosde Jean PaulCiveyracpar Jacques Bontemps

Dans un texte qu’elle a consacré récemment, ici même, au court (et moyen) métrage, Marie Anne Guerin 1 rappelle que si, par la force des choses, les « apprentis cinéastes » sont, dans un premier temps, voués à la forme brève,

il arrive aussi que reviennent à elle ceux des cinéastes qui ont assez de « souplesse » (notamment Renoir, Eustache, Godard et Straub, en France) pour faire ce choix, fréquent en littérature, dès lors qu’il est appelé par l’adéquation recherchée entre une idée, une forme et une durée. Les circonstances y sont aussi, bien sûr, pour quelque chose. Dans le cas de Jean Paul Civeyrac, ce sont trois propositions successives de « Blow up » (le web magazine cinéphile d’Arte qui donne régulièrement « carte blanche » à des cinéastes invités à parler des ilms en en tournant un à cette in) qui l’ont conduit à réaliser, entre Des filles en noir (2010) et Mon amie Victoria (2014) 2, qui sortira prochainement, trois courts métrages conçus pour être vus en ligne sur le site en question où – vertu de ce moyen de diffusion – ils demeurent disponibles. En un clic 3.

1.Le premier d’entre eux est une petite merveille, toute petite, intitulée (à la manière,

à la fois, d’un grand classique et d’un home movie), Louise, le dimanche (4 , couleur).

1. Marie Anne Guerin, « Fraternels, libres et inégaux », Trafic, n° 89, printemps 2014.2. Période pendant laquelle il a également réalisé un moyen métrage en collaboration avec des étudiants

de l’École des Arts décoratifs, Fairy Queen (2012).3. <http://www.arte.tv/fr/blow-up-carte-blanche-jean-paul-civeyrac/3684318,CmC=3682242.html>

(pour Louise, le dimanche, qu’on trouve aussi en supplément du DVD de Des filles en noir édité par Les Films Pelléas) ; <http://www.arte.tv/fr/une-heure-avec-alice-par-jean-paul-civeyrac-carte-blanche-blow-up/6436174,CmC=3982698.html> ; <http://www.arte.tv/fr/francoise-au-printemps-par-jean-paul-civeyrac/ 3482046,CmC=6754470.html>.

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Il est dédié « à MM. Lumière » et visible depuis février 2011. Tandis qu’on entend l’andante de la trentième sonate pour piano de Beethoven (op. 109), une voix d’homme (celle de l’auteur), off, donne posément lecture, sans solennité ni pathos, d’un sobre compte rendu de la première projection publique payante du Cinématographe Lumière au Grand Café publié le 30 décembre 1895, soit le surlendemain de l’événement. La voix évoque les étonnantes apparitions qui se sont succédé : l’ingénieux appareil, l’écran, et « le mouvement pris sur le vif » que recèlent les petits ilms projetés : La Mer, Le Repas de bébé, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon… Mais devant nous, s’il y a bien aussi une « image qui s’anime », c’est celle d’une jeune femme brune qui, de nos jours, un dimanche, donc, lit une partition à sa table, près d’une fenêtre, s’interrompt pour regarder l’heure, puis se lève. La caméra la suit alors, de près, tandis qu’elle prend une douche, s’habille, se maquille, esquisse un sourire devant la glace, murmure, retourne dans la pièce principale, prend une partition sur le piano, envoie un baiser de la main et sort en refermant la porte derrière elle tandis que, dans un miroir ovale, alors que s’achève la première des six variations du dernier mouvement de l’opus 109, on peut apercevoir le contour du visage de celui qu’on devine être le ilmeur.

C’est tout. C’est presque rien. Un chant expressif au piano, une voix d’homme, les mots qui décrivent l’acte de naissance du cinéma et la grâce, enin, des déplacements et des gestes d’une jeune femme qui, une fois, ce matin-là, sous un regard complice, les aura effectués, ainsi. Une fois pour toutes. Pour toutes celles qui renaîtront de la réitération possible (et, désormais, aisée – une adresse électronique et un clic) qui conduisit le rédacteur de l’article lu à hausser tout de même une fois le ton : « Lorsque tous pourront, dit en effet la voix off, photographier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort alors cessera d’être absolue. Ainsi on pourra voir agir les siens longtemps après qu’on les aura perdus. »

Les citations, pas plus que les exemples, n’ont valeur de preuve. Ceux-ci sont, comme on l’a dit, « les béquilles du jugement », et celles-là des boussoles qui aident à s’orienter dans la pensée. Mais quand une citation nous ramène au temps lointain où fut faite une prédiction qui y est formulée et quand, simultanément, l’exemple réalise celle-ci présentement, sous nos yeux, tandis qu’une musique, sereine et profonde, dispose au recueillement, alors, le geste qui met en rapport la parole dite, la mélodie et la singularité irrémédiable de ce qui advient, ce geste suscite ensemble l’émer-veillement de la première fois et l’émotion poignante de la dernière. Et il n’aura pas fallu plus de quatre minutes au cinéaste capable de l’accomplir avec autant de délicatesse que de sûreté pour célébrer, sans ostentation mais non sans ferveur, la naissance de son art et pour mettre en évidence, par l’exemple, ce à quoi tient le génie de celui-ci.

Un peu plus longs (le double ou le triple), les deux exercices auxquels s’est ensuite livré Civeyrac sont de petites ictions. De brèves nouvelles cinématographiques, en somme. Elles aussi se présentent comme un hommage au cinéaste auquel elles sont

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dédiées, qui en a fait naître l’idée ou, peut-on même dire cette fois, en pensant aux variations en musique, qui en a fourni le thème. Mais c’est à la manière du diariste que Civeyrac y note, mêlant l’humour à l’humeur, quelques rélexions et jugements inspirés par l’actualité (cinématographique dans un cas, politique dans l’autre) qu’il charge les deux personnages d’un savoureux dialogue d’exprimer. D’une inspiration toute personnelle, donc, ces saynètes n’en sont pas moins conçues par référence à certains ilms des cinéastes auxquels elles se réfèrent – ce que, dans chaque cas, une réplique indique discrètement au passage. Ainsi l’étudiant d’Une heure avec Alice se dit-il las de ces « petites histoires » entre « les garçons et les filles » du type « Nouvelle Vague », dans un ilm qui, en vertu de la règle que l’auteur s’est prescrite, se situe dans cette lignée, tandis que la jeune comédienne de Françoise au printemps dit vouloir jouer dans des « films d’amour » qui, à l’instar de ceux de Fassbinder, mêleraient « politique et vie intime » – ce qu’elle est précisément en train de faire dans le bref hommage qui leur est rendu.

2.Daté du 21 juin 2011, Une heure avec Alice (13 , noir et blanc) est dédié à Milos

Forman. Mais s’il y est question des ilms du cinéaste tchèque, c’est aussi à Tous les garçons s’appellent Patrick (Godard, 1957, scénario de Rohmer) et à La Punition (Rouch, 1962) que fait penser, par le biais du Quartier latin, de ses squares, des jeunes gens qui s’y rencontrent et du noir et blanc, ce court métrage dans lequel est en outre agitée une question proprement godardienne : peut-on partager la vie de qui l’on ne partage pas les goûts en cinéma ?

Il s’ouvre, à la manière du Conte de printemps de Rohmer, sur une sonate pour violon et piano. Elle est, cette fois, de Mozart (n° 41, mi bémol majeur, K. 481) et c’est la première phrase de son adagio qui introduit la tendresse, les soupirs retenus, la luminosité et le soupçon de gravité dans la légèreté, dont la bagatelle ilmée sera déinitivement empreinte. Cette phrase accompagne le mouvement d’appareil initial qui, partant d’une inscription murale en gros plan (« Sorbonne. Université de Paris »), laisse en dehors du champ la statue de Montaigne par Paul Landowski que Straub ilmera l’année suivante 1, pour aller chercher deux étudiants en train de lire, côte à côte, sur un banc du square Paul-Painlevé et capter le regard que chacun (mais d’abord la ille) pose furtivement sur l’autre, avant que resplendisse, en gros plan, dans une lumière tamisée par le feuillage, le sourire engageant d’Adèle Haenel.

Une première ellipse (quatre autres la suivront, les treize minutes de ilm cou-vrant ainsi l’heure désignée par le titre) permet de retrouver ces deux-là en pleine conversation, qui, tout en marchant, raillent tel philosophe médiatique dont la pose contredit la position hédoniste et que disqualiient tant le niveau de sa critique de Freud que son aversion pour Joyce. Encouragé par cette complicité, le garçon invite la ille à l’accompagner au Collège de France, où il doit assister au séminaire de

1. Jean-Marie Straub, Un conte de Michel de Montaigne (2012).

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François Jullien. Mais elle a malencontreusement prévu de revoir en salle, sur grand écran, trois quarts d’heure plus tard, Les Amours d’une blonde (Forman, 1964). Plutôt que d’y renoncer, elle se dit prête à donner son numéro de portable au garçon qui, ainsi devancé, se ravise : il se fera raconter la séance du séminaire par des camarades et lui tiendra compagnie jusqu’à l’heure de la projection.

Cette situation, très « Nouvelle Vague », Civeyrac la reprend mais aux deux sens de ce terme. Car s’il la reproduit, un demi-siècle plus tard, c’est pour avoir, et faire partager, le plaisir de la réorienter en y introduisant une conversation cinéphilique de son temps et de son cru. On n’a plus affaire en effet à l’un de ces dragueurs désin-voltes qui, chez Godard notamment (toute première période), comptaient, avec plus ou moins de succès, sur leur bagout pour parvenir à leurs ins. Quant à celle qui endossait jadis, sans être dupe, le rôle de l’oie blanche, c’est elle, en l’occurrence, qui mène le jeu. Elle soutient par une argumentation serrée des goûts cinématographiques et, accessoirement, musicaux très afirmés, et donne, chemin faisant, à celui qui lui a tapé dans l’œil une petite leçon qui n’est pas seulement de cinéma. Mais l’irrésistible porte-parole féminin qu’il s’est choisi (Adèle Haenel, donc), Civeyrac a eu l’heureuse idée de le confronter à un contradicteur (Grégoire Leprince-Ringuet), qui distille ses raisons – contestables mais partagées par la majorité des spectateurs de son âge – avec une spontanéité et une retenue qui exercent, elles aussi, un charme certain.

Sitôt qu’après leur rencontre Alice et Paul traversent le square de Cluny, et jusqu’à l’épilogue devant le studio Galande, leur conversation roule sur les ilms, lesquels divisent immédiatement ceux que venaient de rapprocher leurs lectures philosophiques. Tandis que Paul adore Social Network, Alice n’y voit qu’une pub pour Facebook. Il se plaît à retrouver son époque dans des séries américaines (The Wire, Mad Men, 24 heures chrono) auxquelles elle juge n’avoir pas de temps à consacrer et qui, à ses yeux, la révèlent bien, cette époque, mais à la manière du symptôme plutôt que de l’expérience esthétique. Il préfère le Nicholson de Shining à celui de Vol au-dessus d’un nid de coucou alors que ne la touche, chez Kubrick, que le « puritain qui souffre » d’Eyes Wide Shut. De guère lasse, il se replie sur Tarantino, mais elle ne lui reconnaît qu’un certain sens de la B.O. Et quand enin elle tente d’entraîner Paul à la projection du Forman, il résiste, arguant de son inappétence (qu’elle trouve « hyper-tendance ») pour les ilms estampillés « Nouvelle Vague », et risque une contre-proposition (la dernière production Pixar, Cars 2), aussitôt écartée. Car Alice ne baisse pas les bras et plaide éloquemment en faveur des cinéastes apparus au cours des années 1960, en France (Godard, Truffaut) et à l’étranger (Oshima, Skolimowski, Fassbinder, Cassavetes…). Elle vante la liberté et l’audace de ces voix singulières qui l’inter-pellent, l’émeuvent, éclairent sa vie, et qui sont sans équivalent dans une production cinématographique où dominent le cynisme, le « cinéma ilmé » et le pompiérisme. Contre l’indistinction croissante du cinéma et de la publicité, de l’œuvre et du produit, elle en appelle au « goût », ce « truc » dont – leçon de Kant – on ne peut disputer et qui ne saurait donc déboucher sur une traduction chiffrée des jugements (surtout à la décimale près comme sur tel site de critiques cinématographiques épinglé au

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Collectif

Trafic 91

Cette édition électronique du livre

Trafic 91 de COLLECTIF

a été réalisée le 31 mars 2015 par les Éditions P.O.L.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

achevé d’imprimer en mars 2015 par Imprimerie Floch

(ISBN : 9782818021217- Numéro d’édition : 269724)

Code Sodis : N64239-2 - ISBN : 9782818021231

Numéro d’édition : 269726.