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  • Guy de Maupassant

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    Guy de Maupassant

    Pierre et Jean roman

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 356 : version 1.01

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    Du mme auteur, la Bibliothque :

    Mademoiselle Fifi

    Mont-Oriol Contes de la bcasse

    Sur leau La maison Tellier La petite Roque

    Une vie Fort comme la mort

    Clair de lune Miss Harriet

    La main gauche Yvette

    Linutile beaut Monsieur Parent

    Le Horla Les surs Rondoli

    Le docteur Hraclius Gloss et autres contes Les dimanches dun bourgeois de Paris

    Le rosier de Madame Husson Contes du jour et de la nuit

    La vie errante Notre cur

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    Pierre et Jean

    Image de couverture : Terrasse Sainte-Adresse, de Claude Monet.

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    Le roman Je nai point lintention de plaider ici pour le

    petit roman qui suit. Tout au contraire les ides que je vais essayer de faire comprendre entraneraient plutt la critique du genre dtude psychologique que jai entrepris dans Pierre et Jean.

    Je veux moccuper du Roman en gnral. Je ne suis pas le seul qui le mme reproche

    soit adress par les mmes critiques, chaque fois que parat un livre nouveau.

    Au milieu de phrases logieuses, je trouve rgulirement celle-ci, sous les mmes plumes :

    Le plus grand dfaut de cette uvre, cest quelle nest pas un roman proprement parler.

    On pourrait rpondre par le mme argument : Le plus grand dfaut de lcrivain qui me

    fait lhonneur de me juger, cest quil nest pas un

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    critique. Quels sont en effet les caractres essentiels du

    critique ? Il faut que, sans parti pris, sans opinions

    prconues, sans ides dcole, sans attaches avec aucune famille dartistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposes, les tempraments les plus contraires, et admette les recherches dart les plus diverses.

    Or, le critique qui, aprs Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinits lectives, Clarisse Harlowe, mile, Candide, Cinq-Mars, Ren, Les Trois Mousquetaires, Mauprat, Le Pre Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammb, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, LAssommoir, Sapho, etc., ose encore crire : Ceci est un roman et cela nen est pas un , me parat dou dune perspicacit qui ressemble fort de lincomptence.

    Gnralement ce critique entend par roman

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    une aventure plus ou moins vraisemblable, arrange la faon dune pice de thtre en trois actes dont le premier contient lexposition, le second laction et le troisime le dnouement.

    Cette manire de composer est absolument admissible la condition quon acceptera galement toutes les autres.

    Existe-t-il des rgles pour faire un roman, en dehors desquelles une histoire crite devrait porter un autre nom ?

    Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir en est-il un autre ? Si Monte-Cristo est un roman, LAssommoir en est-il un ? Peut-on tablir une comparaison entre Les Affinits lectives de Gthe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert, M. de Camors de M. Feuillet et Germinal de M. Zola ? Laquelle de ces uvres est un roman ? Quelles sont ces fameuses rgles ? Do viennent-elles ? Qui les a tablies ? En vertu de quel principe, de quelle autorit et de quels raisonnements ?

    Il semble cependant que ces critiques savent dune faon certaine, indubitable, ce qui constitue

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    un roman et ce qui le distingue dun autre qui nen est pas un. Cela signifie tout simplement que, sans tre des producteurs, ils sont enrgiments dans une cole, et quils rejettent, la faon des romanciers eux-mmes, toutes les uvres conues et excutes en dehors de leur esthtique.

    Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans dj faits, et pousser autant que possible les jeunes gens tenter des voies nouvelles.

    Tous les crivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont rclam avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, cest--dire dimaginer ou dobserver, suivant leur conception personnelle de lart. Le talent provient de loriginalit, qui est une manire spciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prtend dfinir le Roman suivant lide quil sen fait daprs les romans quil aime, et tablir certaines rgles invariables de composition, luttera toujours contre un temprament dartiste apportant une manire

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    nouvelle. Un critique, qui mriterait absolument ce nom, ne devrait tre quun analyste sans tendances, sans prfrences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, napprcier que la valeur artiste de lobjet dart quon lui soumet. Sa comprhension, ouverte tout, doit absorber assez compltement sa personnalit pour quil puisse dcouvrir et vanter les livres mmes quil naime pas comme homme et quil doit comprendre comme juge.

    Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, do il rsulte quils nous gourmandent presque toujours faux ou quils nous complimentent sans rserve et sans mesure.

    Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande lcrivain de rpondre son got prdominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien crit louvrage ou le passage qui plat son imagination idaliste, gaie, grivoise, triste, rveuse ou positive.

    En somme, le public est compos de groupes

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    nombreux qui nous crient : Consolez-moi. Amusez-moi. Attristez-moi. Attendrissez-moi. Faites-moi rver. Faites-moi rire. Faites-moi frmir. Faites-moi pleurer. Faites-moi penser. Seuls, quelques esprits dlite demandent

    lartiste : Faites-moi quelque chose de beau, dans la

    forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre temprament.

    Lartiste essaie, russit ou choue. Le critique ne doit apprcier le rsultat que

    suivant la nature de leffort ; et il na pas le droit de se proccuper des tendances.

    Cela a t crit dj mille fois. Il faudra

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    toujours le rpter. Donc, aprs les coles littraires qui ont voulu

    nous donner une vision dcorne, surhumaine, potique, attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une cole raliste ou naturaliste qui a prtendu nous montrer la vrit, rien que la vrit et toute la vrit.

    Il faut admettre avec un gal intrt ces thories dart si diffrentes et juger les uvres quelles produisent, uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les ides gnrales do elles sont nes.

    Contester le droit dun crivain de faire une uvre potique ou une uvre raliste, cest vouloir le forcer modifier son temprament, rcuser son originalit, ne pas lui permettre de se servir de lil et de lintelligence que la nature lui a donns.

    Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou piques, gracieuses ou sinistres, cest lui reprocher dtre conform de telle ou telle faon et de ne pas avoir une vision concordant avec la ntre.

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    Laissons-le libre de comprendre, dobserver, de concevoir comme il lui plaira, pourvu quil soit un artiste. Devenons potiquement exalts pour juger un idaliste et prouvons-lui que son rve est mdiocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la vrit dans la vie diffre de la vrit dans son livre.

    Il est vident que des coles si diffrentes ont d employer des procds de composition absolument opposs.

    Le romancier qui transforme la vrit constante, brutale et dplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et sduisante, doit, sans souci exagr de la vraisemblance manipuler les vnements son gr, les prparer et les arranger pour plaire au lecteur, lmouvoir ou lattendrir. Le plan de son roman nest quune srie de combinaisons ingnieuses conduisant avec adresse au dnouement. Les incidents sont disposs et gradus vers le point culminant et leffet de la fin, qui est un vnement capital et dcisif, satisfaisant toutes les curiosits veilles

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    au dbut, mettant une barrire lintrt, et terminant si compltement lhistoire raconte quon ne dsire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.

    Le romancier, au contraire, qui prtend nous donner une image exacte de la vie, doit viter avec soin tout enchanement dvnements qui paratrait exceptionnel. Son but nest point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer penser, comprendre le sens profond et cach des vnements. force davoir vu et mdit il regarde lunivers, les choses, les faits et les hommes dune certaine faon qui lui est propre et qui rsulte de lensemble de ses observations rflchies. Cest cette vision personnelle du monde quil cherche nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous mouvoir, comme il la t lui-mme par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son uvre dune manire si adroite, si dissimule, et dapparence si simple, quil soit impossible den apercevoir et den indiquer le

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    plan, de dcouvrir ses intentions. Au lieu de machiner une aventure et de la

    drouler de faon la rendre intressante jusquau dnouement, il prendra son ou ses personnages une certaine priode de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu la priode suivante. Il montrera de cette faon, tantt comment les esprits se modifient sous linfluence des circonstances environnantes, tantt comment se dveloppent les sentiments et les passions, comment on saime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intrts bourgeois, les intrts dargent, les intrts de famille, les intrts politiques.

    Lhabilet de son plan ne consistera donc point dans lmotion ou dans le charme, dans un dbut attachant ou dans une catastrophe mouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits constants do se dgagera le sens dfinitif de luvre. Sil fait tenir dans trois cents pages dix ans dune vie pour montrer quelle a t,

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    au milieu de tous les tres qui lont entoure, sa signification particulire et bien caractristique, il devra savoir liminer, parmi les menus vnements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumire, dune faon spciale, tous ceux qui seraient demeurs inaperus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa porte, sa valeur densemble.

    On comprend quune semblable manire de composer, si diffrente de lancien procd visible tous les yeux, droute souvent les critiques, et quils ne dcouvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employs par certains artistes modernes la place de la ficelle unique qui avait nom : lIntrigue.

    En somme, si le Romancier dhier choisissait et racontait les crises de la vie, les tats aigus de lme et du cur, le Romancier daujourdhui crit lhistoire du cur, de lme et de lintelligence ltat normal. Pour produire leffet quil poursuit, cest--dire lmotion de la simple ralit, et pour dgager lenseignement

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    artistique quil en veut tirer, cest--dire la rvlation de ce quest vritablement lhomme contemporain devant ses yeux, il devra nemployer que des faits dune vrit irrcusable et constante.

    Mais en se plaant au point de vue mme de ces artistes ralistes, on doit discuter et contester leur thorie qui semble pouvoir tre rsume par ces mots : Rien que la vrit et toute la vrit.

    Leur intention tant de dgager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les vnements au profit de la vraisemblance et au dtriment de la vrit, car

    Le vrai peut quelquefois ntre pas

    vraisemblable.

    Le raliste, sil est un artiste, cherchera, non pas nous montrer la photographie banale de la vie, mais nous en donner la vision plus complte, plus saisissante, plus probante que la ralit mme.

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    Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journe, pour numrer les multitudes dincidents insignifiants qui emplissent notre existence.

    Un choix simpose donc, ce qui est une premire atteinte la thorie de toute la vrit.

    La vie, en outre, est compose des choses les plus diffrentes, les plus imprvues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chane, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent tre classes au chapitre faits divers.

    Voil pourquoi lartiste, ayant choisi son thme, ne prendra dans cette vie encombre de hasards et de futilits que les dtails caractristiques utiles son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l-ct.

    Un exemple entre mille : Le nombre des gens qui meurent chaque jour

    par accident est considrable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tte dun personnage principal, ou le jeter sous les

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    roues dune voiture, au milieu dun rcit, sous prtexte quil faut faire la part de laccident ?

    La vie encore laisse tout au mme plan, prcipite les faits ou les trane indfiniment. Lart, au contraire, consiste user de prcautions et de prparations, mnager des transitions savantes et dissimules, mettre en pleine lumire, par la seule adresse de la composition, les vnements essentiels et donner tous les autres le degr de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vrit spciale quon veut montrer.

    Faire vrai consiste donc donner lillusion complte du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non les transcrire servilement dans le ple-mle de leur succession.

    Jen conclus que les Ralistes de talent devraient sappeler plutt des Illusionnistes.

    Quel enfantillage, dailleurs, de croire la ralit puisque nous portons chacun la ntre dans notre pense et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre got diffrents crent autant de vrits quil y a dhommes sur la terre.

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    Et nos esprits qui reoivent les instructions de ces organes, diversement impressionns, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait une autre race.

    Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion potique, sentimentale, joyeuse, mlancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et lcrivain na dautre mission que de reproduire fidlement cette illusion avec tous les procds dart quil a appris et dont il peut disposer.

    Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusion du laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de lignoble qui attire tant dtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent lhumanit leur illusion particulire.

    Ne nous fchons donc contre aucune thorie puisque chacune delles est simplement lexpression gnralise dun temprament qui sanalyse.

    Il en est deux surtout quon a souvent discutes en les opposant lune lautre au lieu

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    de les admettre lune et lautre : celle du roman danalyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de lanalyse demandent que lcrivain sattache indiquer les moindres volutions dun esprit et tous les mobiles les plus secrets qui dterminent nos actions, en naccordant au fait lui-mme quune importance trs secondaire. Il est le point darrive, une simple borne, le prtexte du roman. Il faudrait donc, daprs eux, crire ces uvres prcises et rves o limagination se confond avec lobservation, la manire dun philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les ractions de lme agissant sous limpulsion des intrts, des passions ou des instincts.

    Les partisans de lobjectivit (quel vilain mot !) prtendant au contraire, nous donner la reprsentation exacte de ce qui a lieu dans la vie, vitent avec soin toute explication complique, toute dissertation sur les motifs, et se bornent faire passer sous nos yeux les personnages et les vnements.

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    Pour eux, la psychologie doit tre cache dans le livre comme elle est cache en ralit sous les faits dans lexistence.

    Le roman conu de cette manire y gagne de lintrt, du mouvement dans le rcit, de la couleur, de la vie remuante.

    Donc, au lieu dexpliquer longuement ltat desprit dun personnage, les crivains objectifs cherchent laction ou le geste que cet tat dme doit faire accomplir fatalement cet homme dans une situation dtermine. Et ils le font se conduire de telle manire, dun bout lautre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses penses, de toutes ses volonts ou de toutes ses hsitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de ltaler, ils en font la carcasse de luvre, comme lossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette.

    Il me semble aussi que le roman excut de cette faon y gagne en sincrit. Il est dabord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons

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    agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obissent.

    Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, force dobserver les hommes, nous pouvons dterminer leur nature assez exactement pour prvoir leur manire dtre dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec prcision : Tel homme de tel temprament, dans tel cas, fera ceci , il ne sensuit point que nous puissions dterminer, une une, toutes les secrtes volutions de sa pense qui nest pas la ntre, toutes les mystrieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux ntres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont diffrents des ntres.

    Quel que soit le gnie dun homme faible, doux, sans passions, aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter assez compltement dans lme et dans le corps dun gaillard exubrant, sensuel, violent, soulev par tous les dsirs et mme par tous les vices, pour comprendre et indiquer les

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    impulsions et les sensations les plus intimes de cet tre si diffrent, alors mme quil peut fort bien prvoir et raconter tous les actes de sa vie.

    En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer tous ses personnages dans les diffrentes situations o il les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont les seuls intermdiaires entre la vie extrieure et nous, qui nous imposent leurs perceptions, dterminent notre sensibilit, crent en nous une me essentiellement diffrente de toutes celles qui nous entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos ides sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie dans tous les personnages dont nous prtendons dvoiler ltre intime et inconnu. Cest donc toujours nous que nous montrons dans le corps dun roi, dun assassin, dun voleur ou dun honnte homme, dune courtisane, dune religieuse, dune jeune fille ou dune marchande aux halles, car nous sommes obligs de nous poser ainsi le problme : Si jtais roi, assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou marchande aux halles,

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    quest-ce que je ferais, quest-ce que je penserais, comment est-ce que jagirais ? Nous ne diversifions donc nos personnages quen changeant lge, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entour dune barrire dorganes infranchissable.

    Ladresse consiste ne pas laisser reconnatre ce moi par le lecteur sous tous les masques divers qui nous servent le cacher.

    Mais si, au seul point de vue de la complte exactitude, la pure analyse psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des uvres dart aussi belles que toutes les autres mthodes de travail.

    Voici, aujourdhui, les symbolistes. Pourquoi pas ? Leur rve dartistes est respectable ; et ils ont cela de particulirement intressant quils savent et quils proclament lextrme difficult de lart.

    Il faut tre, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou bien sot, pour crire encore aujourdhui ! Aprs tant de matres aux natures si

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    varies, au gnie si multiple, que reste-t-il faire qui nait t fait, que reste-t-il dire qui nait t dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, davoir crit une page, une phrase qui ne se trouve dj, peu prs pareille, quelque part ? Quand nous lisons, nous, si saturs dcriture franaise que notre corps entier nous donne limpression dtre une pte faite avec des mots, trouvons-nous jamais une ligne, une pense qui ne nous soit familire, dont nous nayons eu, au moins, le confus pressentiment ?

    Lhomme qui cherche seulement amuser son public par des moyens dj connus, crit avec confiance, dans la candeur de sa mdiocrit, des uvres destines la foule ignorante et dsuvre. Mais ceux sur qui psent tous les sicles de la littrature passe, ceux que rien ne satisfait, que tout dgote, parce quils rvent mieux, qui tout semble dflor dj, qui leur uvre donne toujours limpression dun travail inutile et commun, en arrivent juger lart littraire une chose insaisissable, mystrieuse, que nous dvoilent peine quelques pages des plus grands matres.

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    Vingt vers, vingt phrases, lus tout coup nous font tressaillir jusquau cur comme une rvlation surprenante ; mais les vers suivants ressemblent tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble toutes les proses.

    Les hommes de gnie nont point, sans doute, ces angoisses et ces tourments, parce quils portent en eux une force cratrice irrsistible. Ils ne se jugent pas eux-mmes. Les autres, nous autres qui sommes simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons lutter contre linvincible dcouragement que par la continuit de leffort.

    Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux mont donn cette force de toujours tenter : Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.

    Si je parle ici deux et de moi, cest que leurs conseils, rsums en peu de lignes, seront peut-tre utiles quelques jeunes gens moins confiants en eux-mmes quon ne lest dordinaire quand on dbute dans les lettres.

    Bouilhet, que je connus le premier dune faon

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    un peu intime, deux ans environ avant de gagner lamiti de Flaubert, force de me rpter que cent vers, peut-tre moins, suffisent la rputation dun artiste, sils sont irrprochables et sils contiennent lessence du talent et de loriginalit dun homme mme de second ordre, me fit comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du mtier peuvent, un jour de lucidit, de puissance et dentranement, par la rencontre heureuse dun sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette closion de luvre courte, unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire.

    Je compris ensuite que les crivains les plus connus nont presque jamais laiss plus dun volume et quil faut, avant tout, avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des matires qui se prsentent notre choix, celle qui absorbera toutes nos facults, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.

    Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit daffection pour moi. Josai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bont et me

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    rpondit : Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous mavez apport prouve une certaine intelligence, mais noubliez point ceci, jeune homme, que le talent suivant le mot de Buffon nest quune longue patience. Travaillez.

    Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais, car il stait mis mappeler, en riant, son disciple.

    Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis mme un drame dtestable. Il nen est rien rest. Le matre lisait tout, puis le dimanche suivant, en djeunant, dveloppait ses critiques et enfonait en moi, peu peu, deux ou trois principes qui sont le rsum de ses longs et patients enseignements. Si on a une originalit, disait-il, il faut avant tout la dgager ; si on nen a pas, il faut en acqurir une.

    Le talent est une longue patience. Il sagit de regarder tout ce quon veut exprimer assez longtemps et avec assez dattention pour en dcouvrir un aspect qui nait t vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de linexplor, parce

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    que nous sommes habitus ne nous servir de nos yeux quavec le souvenir de ce quon a pens avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu dinconnu. Trouvons-le. Pour dcrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu ce quils ne ressemblent plus, pour nous, aucun autre arbre et aucun autre feu.

    Cest de cette faon quon devient original. Ayant, en outre, pos cette vrit quil ny a

    pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forait exprimer, en quelques phrases, un tre ou un objet de manire le particulariser nettement, le distinguer de tous les autres tres ou de tous les autres objets de mme race ou de mme espce.

    Quand vous passez, me disait-il, devant un picier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet picier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant

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    aussi, indique par ladresse de limage, toute leur nature morale, de faon ce que je ne les confonde avec aucun autre picier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le prcdent.

    Jai dvelopp ailleurs ses ides sur le style. Elles ont de grands rapports avec la thorie de lobservation que je viens dexposer.

    Quelle que soit la chose quon veut dire, il ny a quun mot pour lexprimer, quun verbe pour lanimer et quun adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu ce quon les ait dcouverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l-peu-prs, ne jamais avoir recours des supercheries, mmes heureuses, des clowneries de langage pour viter la difficult.

    On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce vers de Boileau :

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    Dun mot mis en sa place enseigna le pouvoir. Il nest point besoin du vocabulaire bizarre,

    compliqu, nombreux et chinois quon nous impose aujourdhui sous le nom dcriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pense ; mais il faut discerner avec une extrme lucidit toutes les modifications de la valeur dun mot suivant la place quil occupe. Ayons moins de noms, de verbes et dadjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases diffrentes, diversement construites, ingnieusement coupes, pleines de sonorits et de rythmes savants. Efforons-nous dtre des stylistes excellents plutt que des collectionneurs de termes rares.

    Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase son gr, de lui faire tout dire, mme ce quelle nexprime pas, de lemplir de sous-entendus, dintentions secrtes et non formules, que dinventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu lusage et la signification, et qui sont pour nous comme des

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    verbes morts. La langue franaise, dailleurs, est une eau

    pure que les crivains manirs nont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque sicle a jet dans ce courant limpide ses modes, ses archasmes prtentieux et ses prciosits, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est dtre claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.

    Ceux qui font aujourdhui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grle ou la pluie sur la propret des vitres, peuvent aussi jeter des pierres la simplicit de leurs confrres ! Elles frapperont peut-tre les confrres qui ont un corps, mais natteindront jamais la simplicit qui nen a pas.

    Guy de MAUPASSANT

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    I Zut ! scria tout coup le pre Roland qui

    depuis un quart dheure demeurait immobile, les yeux fixs sur leau, et soulevant par moments, dun mouvement trs lger, sa ligne descendue au fond de la mer.

    Mme Roland, assoupie larrire du bateau, ct de Mme Rosmilly invite cette partie de pche, se rveilla, et tournant la tte vers son mari :

    Eh bien,... eh bien,... Grme ! Le bonhomme, furieux, rpondit : a ne mord plus du tout. Depuis midi je nai

    rien pris. On ne devrait jamais pcher quentre hommes ; les femmes vous font embarquer toujours trop tard.

    Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, lun bbord, lautre tribord, chacun une ligne

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    enroule lindex, se mirent rire en mme temps et Jean rpondit :

    Tu nes pas galant pour notre invite, papa. M. Roland fut confus et sexcusa : Je vous demande pardon, madame

    Rosmilly, je suis comme a. Jinvite les dames parce que jaime me trouver avec elles, et puis, ds que je sens de leau sous moi, je ne pense plus quau poisson.

    Mme Roland stait tout fait rveille et regardait dun air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :

    Vous avez cependant fait une belle pche. Mais son mari remuait la tte pour dire non,

    tout en jetant un coup dil bienveillant sur le panier o le poisson captur par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux dcailles gluantes et de nageoires souleves, defforts impuissants et mous, et de billements dans lair mortel.

    Le pre Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusquau bord le flot

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    dargent des btes pour voir celles du fond, et leur palpitation dagonie saccentua, et lodeur forte de leur corps, une saine puanteur de mare, monta du ventre plein de la corbeille.

    Le vieux pcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et dclara :

    Cristi ! ils sont frais, ceux-l ! Puis il continua : Combien en as-tu pris, toi, docteur ? Son fils an, Pierre, un homme de trente ans

    favoris noirs coups comme ceux des magistrats, moustaches et menton rass, rpondit :

    Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. Le pre se tourna vers le cadet : Et toi, Jean ? Jean, un grand garon blond, trs barbu,

    beaucoup plus jeune que son frre, sourit et murmura :

    peu prs comme Pierre, quatre ou cinq. Ils faisaient, chaque fois, le mme mensonge

    qui ravissait le pre Roland.

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    Il avait enroul son fil au tolet dun aviron, et, croisant ses bras, il annona :

    Je nessayerai plus jamais de pcher laprs-midi. Une fois dix heures passes, cest fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil.

    Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de propritaire.

    Ctait un ancien bijoutier parisien quun amour immodr de la navigation et de la pche avait arrach au comptoir ds quil eut assez daisance pour vivre modestement de ses rentes.

    Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restrent Paris pour continuer leurs tudes et vinrent en cong de temps en temps partager les plaisirs de leur pre.

    la sortie du collge, lan, Pierre, de cinq ans plus g que Jean, stant senti successivement de la vocation pour des professions varies, en avait essay, lune aprs lautre, une demi-douzaine, et, vite dgot de chacune, se lanait aussitt dans de nouvelles

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    esprances. En dernier lieu la mdecine lavait tent, et il

    stait mis au travail avec tant dardeur quil venait dtre reu docteur aprs dassez courtes tudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il tait exalt, intelligent, changeant et tenace, plein dutopies, et dides philosophiques.

    Jean, aussi blond que son frre tait noir, aussi calme que son frre tait emport, aussi doux que son frre tait rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait dobtenir son diplme de licenci en mme temps que Pierre obtenait celui de docteur.

    Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de stablir au Havre sils parvenaient le faire dans des conditions satisfaisantes.

    Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frres ou entre surs jusqu la maturit et qui clatent loccasion dun mariage ou dun bonheur tombant sur lun, les tenait en veil dans une fraternelle et inoffensive inimiti. Certes ils

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    saimaient, mais ils spiaient. Pierre, g de cinq ans la naissance de Jean, avait regard avec une hostilit de petite bte gte cette autre petite bte apparue tout coup dans les bras de son pre et de sa mre, et tant aime, tant caresse par eux.

    Jean, ds son enfance, avait t un modle de douceur, de bont et de caractre gal ; et Pierre stait nerv, peu peu, entendre vanter sans cesse ce gros garon dont la douceur lui semblait tre de la mollesse, la bont de la niaiserie et la bienveillance de laveuglement. Ses parents, gens placides, qui rvaient pour leurs fils des situations honorables et mdiocres, lui reprochaient ses indcisions, ses enthousiasmes, ses tentatives avortes, tous ses lans impuissants vers des ides gnreuses et vers des professions dcoratives.

    Depuis quil tait homme, on ne lui disait plus : Regarde Jean et imite-le ! mais chaque fois quil entendait rpter : Jean a fait ceci, Jean a fait cela , il comprenait bien le sens et lallusion cachs sous ces paroles.

    Leur mre, une femme dordre, une conome

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    bourgeoise un peu sentimentale, doue dune me tendre de caissire, apaisait sans cesse les petites rivalits nes chaque jour entre ses deux grands fils, de tous les menus faits de la vie commune. Un lger vnement, dailleurs, troublait en ce moment sa quitude, et elle craignait une complication, car elle avait fait la connaissance pendant lhiver, pendant que ses enfants achevaient lun et lautre leurs tudes spciales, dune voisine, Mme Rosmilly, veuve dun capitaine au long cours, mort la mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois ans, une matresse femme qui connaissait lexistence dinstinct, comme un animal libre, comme si elle et vu, subi, compris et pes tous les vnements possibles, quelle jugeait avec un esprit sain, troit et bienveillant, avait pris lhabitude de venir faire un bout de tapisserie et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une tasse de th.

    Le pre Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur nouvelle amie sur le dfunt capitaine, et elle parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens rcits, sans

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    embarras, en femme raisonnable et rsigne qui aime la vie et respecte la mort.

    Les deux fils, leur retour, trouvant cette jolie veuve installe dans la maison, avaient aussitt commenc la courtiser, moins par dsir de lui plaire que par envie de se supplanter.

    Leur mre, prudente et pratique, esprait vivement quun des deux triompherait, car la jeune femme tait riche, mais elle aurait aussi bien voulu que lautre nen et point de chagrin.

    Mme Rosmilly tait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets envols la moindre brise et un petit air crne, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage mthode de son esprit.

    Dj elle semblait prfrer Jean, porte vers lui par une similitude de nature. Cette prfrence dailleurs ne se montrait que par une presque insensible diffrence dans la voix et le regard, et en ceci encore quelle prenait quelquefois son avis.

    Elle semblait deviner que lopinion de Jean

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    fortifierait la sienne propre, tandis que lopinion de Pierre devait fatalement tre diffrente. Quand elle parlait des ides du docteur, de ses ides politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par moments : Vos billeveses. Alors, il la regardait dun regard froid de magistrat qui instruit le procs des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres tres !

    Jamais, avant le retour de ses fils, le pre Roland ne lavait invite ses parties de pche o il nemmenait jamais non plus sa femme, car il aimait sembarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier retrait, rencontr aux heures de mare sur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomm Jean-Bart, charg de la garde du bateau.

    Or, un soir de la semaine prcdente, comme Mme Rosmilly qui avait dn chez lui disait : a doit tre trs amusant, la pche ? lancien bijoutier, flatt dans sa passion, et saisi de lenvie de la communiquer, de faire des croyants la faon des prtres, scria :

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    Voulez-vous y venir ? Mais oui. Mardi prochain ? Oui, mardi prochain. tes-vous femme partir cinq heures du

    matin ? Elle poussa un cri de stupeur : Ah ! mais non, par exemple. Il fut dsappoint, refroidi, et il douta tout

    coup de cette vocation. Il demanda cependant : quelle heure pourriez-vous partir ? Mais... neuf heures ! Pas avant ? Non, pas avant, cest dj trs tt ! Le bonhomme hsitait. Assurment on ne

    prendrait rien, car si le soleil chauffe, le poisson ne mord plus ; mais les deux frres staient empresss darranger la partie, de tout organiser et de tout rgler sance tenante.

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    Donc, le mardi suivant, la Perle avait t jeter lancre sous les rochers blancs du cap de la Hve ; et on avait pch jusqu midi, puis sommeill, puis repch, sans rien prendre, et le pre Roland, comprenant un peu tard que Mme Rosmilly naimait et napprciait en vrit que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jet, dans un mouvement dimpatience irraisonne, un zut nergique qui sadressait autant la veuve indiffrente quaux btes insaisissables.

    Maintenant, il regardait le poisson captur, son poisson, avec une joie vibrante davare ; puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait :

    Eh bien ! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu ?

    Tous deux tirrent leurs fils, les roulrent, accrochrent dans les bouchons de lige les hameons nettoys et attendirent.

    Roland stait lev pour interroger lhorizon la faon dun capitaine :

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    Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars ! Et soudain, le bras allong vers le nord, il

    ajouta : Tiens, tiens, le bateau de Southampton. . Sur la mer plate, tendue comme une toffe

    bleue, immense, luisante, aux reflets dor et de feu, slevait l-bas, dans la direction indique, un nuage noirtre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire qui semblait tout petit de si loin.

    Vers le sud, on voyait encore dautres fumes, nombreuses, venant toutes vers la jete du Havre dont on distinguait peine la ligne blanche et le phare, droit comme une corne sur le bout.

    Roland demanda : Nest-ce pas aujourdhui que doit entrer la

    Normandie ? Jean rpondit : Oui, papa. Donne-moi ma longue-vue, je crois que cest

    elle, l-bas.

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    Le pre dploya le tube de cuivre, lajusta contre son il, chercha le point, et soudain, ravi davoir vu :

    Oui, oui, cest elle, je reconnais ses deux chemines. Voulez-vous regarder, madame Rosmilly ?

    Elle prit lobjet quelle dirigea vers le transatlantique lointain, sans parvenir sans doute le mettre en face de lui, car elle ne distinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des espces dclipses, qui lui faisaient tourner le cur. Elle dit en rendant la longue-vue :

    Dailleurs je nai jamais su me servir de cet instrument-l. a mettait mme en colre mon mari qui restait des heures la fentre regarder passer les navires.

    Le pre Roland, vex, reprit : Cela doit tenir un dfaut de votre il, car

    ma lunette est excellente. Puis il loffrit sa femme :

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    Veux-tu voir ? Non, merci, je sais davance que je ne

    pourrais pas. Mme Roland, une femme de quarante-huit ans

    et qui ne les portait pas, semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette fin de jour.

    Ses cheveux chtains commenaient seulement blanchir. Elle avait un air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de largent, ce qui ne lempchait point de goter le charme du rve. Elle aimait les lectures, les romans et les posies, non pour leur valeur dart, mais pour la songerie mlancolique et tendre quils veillaient en elle. Un vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, lui donnait la sensation dun dsir mystrieux presque ralis. Et elle se complaisait ces motions lgres qui troublaient un peu son me bien tenue comme un livre de comptes.

    Elle prenait, depuis son arrive au Havre, un

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    embonpoint assez visible qui alourdissait sa taille autrefois trs souple et trs mince.

    Cette sortie en mer lavait ravie. Son mari, sans tre mchant, la rudoyait comme rudoient sans colre et sans haine les despotes en boutique pour qui commander quivaut jurer. Devant tout tranger il se tenait, mais dans sa famille il sabandonnait et se donnait des airs terribles, bien quil et peur de tout le monde. Elle, par horreur du bruit, des scnes, des explications inutiles, cdait toujours et ne demandait jamais rien ; aussi nosait-elle plus, depuis bien longtemps, prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.

    Depuis le dpart elle sabandonnait tout entire, tout son esprit et toute sa chair, ce doux glissement sur leau. Elle ne pensait point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les esprances, il lui semblait que son cur flottait comme son corps sur quelque chose de mlleux, de fluide, de dlicieux, qui la berait et lengourdissait.

  • 48

    Quand le pre commanda le retour : Allons, en place pour la nage ! elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.

    Pierre, le plus rapproch des deux femmes, prit laviron de tribord, Jean laviron de bbord, et ils attendirent que le patron crit : Avant partout ! car il tenait ce que les manuvres fussent excutes rgulirement.

    Ensemble, dun mme effort, ils laissrent tomber les rames, puis se couchrent en arrire en tirant de toutes leurs forces ; et une lutte commena pour montrer leur vigueur. Ils taient venus la voile tout doucement, mais la brise tait tombe et lorgueil de mles des deux frres sveilla tout coup la perspective de se mesurer lun contre lautre.

    Quand ils allaient pcher seuls avec le pre, ils ramaient ainsi sans que personne gouvernt, car Roland prparait les lignes tout en surveillant la marche de lembarcation, quil dirigeait dun geste ou dun mot : Jean, mollis ! toi,

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    Pierre, souque. Ou bien il disait : Allons le un, allons le deux, un peu dhuile de bras. Celui qui rvassait tirait plus fort, celui qui semballait devenait moins ardent, et le bateau se redressait.

    Aujourdhui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre taient velus, un peu maigres, mais nerveux ; ceux de Jean gras et blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la peau.

    Pierre eut dabord lavantage. Les dents serres, le front pliss, les jambes tendues, les mains crispes sur laviron, quil faisait plier dans toute sa longueur chacun de ses efforts ; et la Perle sen venait vers la cte. Le pre Roland, assis lavant afin de laisser tout le banc darrire aux deux femmes, spoumonait commander : Doucement, le un souque, le deux. Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait rpondre cette nage dsordonne.

    Le patron, enfin, ordonna : Stop ! Les deux rames se levrent ensemble, et Jean, sur lordre de son pre, tira seul quelques instants. Mais partir de ce moment lavantage lui resta ; il

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    sanimait, schauffait, tandis que Pierre, essouffl, puis par sa crise de vigueur, faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le pre Roland fit stopper pour permettre lan de reprendre haleine et de redresser la barque drivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues ples, humili et rageur, balbutiait :

    Je ne sais pas ce qui me prend, jai un spasme au cur. Jtais trs bien parti, et cela ma coup les bras.

    Jean demandait : Veux-tu que je tire seul avec les avirons de

    couple ? Non, merci, cela passera. La mre, ennuye, disait : Voyons, Pierre, quoi cela rime-t-il de se

    mettre dans un tat pareil, tu nes pourtant pas un enfant.

    Il haussait les paules et recommenait ramer.

    Mme Rosmilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. Sa petite tte

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    blonde, chaque mouvement du bateau, faisait en arrire un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins cheveux.

    Mais le pre Roland cria : Tenez, voici le Prince-Albert qui nous rattrape. Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux chemines inclines en arrire et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, le bateau de Southampton arrivait toute vapeur, charg de passagers et dombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant leau qui retombait en cume, lui donnaient un air de hte, un air de courrier press ; et lavant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames minces et transparentes qui plissaient le long des bords.

    Quand il fut tout prs de la Perle, le pre Roland leva son chapeau, les deux femmes agitrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine dombrelles rpondirent ces saluts en se balanant vivement sur le paquebot qui sloigna, laissant derrire lui, sur la surface paisible et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.

    Et on voyait dautres navires, coiffs aussi de

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    fume, accourant de tous les points de lhorizon vers la jete courte et blanche qui les avalait comme une bouche, lun aprs lautre. Et les barques de pche et les grands voiliers aux mtures lgres glissant sur le ciel, trans par dimperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet ogre dvorant, qui, de temps en temps, semblait repu, et rejetait vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de golettes, de trois-mts chargs de ramures emmles. Les steamers htifs senfuyaient droite, gauche, sur le ventre plat de lOcan, tandis que les btiments voile, abandonns par les mouches qui les avaient hals, demeuraient immobiles, tout en shabillant de la grande hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait rouge au soleil couchant.

    Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura : Dieu ! que cest beau, cette mer ! Mme Rosmilly rpondit, avec un soupir

    prolong, qui navait cependant rien de triste : Oui, mais elle fait bien du mal

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    quelquefois. Roland scria : Tenez, voici la Normandie qui se prsente

    lentre. Est-elle grande, hein ? Puis il expliqua la cte en face, l-bas, l-bas,

    de lautre ct de lembouchure de la Seine vingt kilomtres, cette embouchure disait-il. Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivire de Caen et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse jusqu Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la Seine, qui se dplacent chaque mare et mettent en dfaut les pilotes de Quillebuf eux-mmes, sils ne font pas tous les jours le parcours du chenal. Il fit remarquer comment Le Havre sparait la basse de la haute Normandie. En basse Normandie, la cte plate descendait en pturages, en prairies et en champs jusqu la mer. Le rivage de la haute Normandie, au contraire, tait droit, une grande falaise, dcoupe, dentele, superbe, faisant jusqu Dunkerque une immense muraille blanche dont toutes les chancrures cachaient un village ou un

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    port : tretat, Fcamp, Saint-Valry, Le Trport, Dieppe, etc.

    Les deux femmes ne lcoutaient point, engourdies par le bien-tre, mues par la vue de cet Ocan couvert de navires qui couraient comme des btes autour de leur tanire ; et elles se taisaient, un peu crases par ce vaste horizon dair et deau, rendues silencieuses par ce coucher de soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin ; il tait de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit dune voix inutile est irritant comme une grossiret.

    Pierre et Jean, calms, ramaient avec lenteur ; et la Perle sen allait vers le port, toute petite ct des gros navires.

    Quand elle toucha le quai, le matelot Papagris, qui lattendait, prit la main des dames pour les faire descendre ; et on pntra dans la ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetes lheure de la pleine mer, rentrait aussi.

  • 55

    Mmes Roland et Rosmilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En montant la rue de Paris elles sarrtaient parfois devant un magasin de modes ou dorfvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou ; puis elles repartaient aprs avoir chang leurs ides.

    Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il le faisait chaque jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolong par dautres bassins, o les grosses coques, ventre ventre, se touchaient sur quatre ou cinq rangs. Tous les mts innombrables, sur une tendue de plusieurs kilomtres de quais, tous les mts avec les vergues, les flches, les cordages, donnaient cette ouverture au milieu de la ville laspect dun grand bois mort. Au-dessus de cette fort sans feuilles, les golands tournoyaient, piant pour sabattre, comme une pierre qui tombe, tous les dbris jets leau ; et un mousse, qui rattachait une poulie lextrmit dun cacatois, semblait mont l pour chercher des nids.

    Voulez-vous dner avec nous sans crmonie aucune, afin de finir ensemble la journe ?

  • 56

    demanda Mme Roland Mme Rosmilly. Mais oui, avec plaisir ; jaccepte aussi sans

    crmonie. Ce serait triste de rentrer toute seule ce soir.

    Pierre, qui avait entendu et que lindiffrence de la jeune femme commenait froisser, murmura : Bon, voici la veuve qui sincruste, maintenant. Depuis quelques jours il lappelait la veuve . Ce mot, sans rien exprimer, agaait Jean rien que par lintonation, qui lui paraissait mchante et blessante.

    Et les trois hommes ne prononcrent plus un mot jusquau seuil de leur logis. Ctait une maison troite, compose dun rez-de-chausse et de deux petits tages, rue Belle-Normande. La bonne, Josphine, une fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde bon march, qui possdait lexcs lair tonn et bestial des paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta derrire ses matres jusquau salon qui tait au premier, puis elle dit :

    Il est vnu un msieu trois fois.

  • 57

    Le pre Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria :

    Qui a est venu, nom dun chien ? Elle ne se troublait jamais des clats de voix

    de son matre, et elle reprit : Un msieu dchez lnotaire. Quel notaire ? Dchez msieu Canu, donc. Et quest-ce quil a dit, ce monsieur ? Qumsieu Canu y viendrait en personne

    dans la soire. M. Lecanu tait le notaire et un peu lami du

    pre Roland, dont il faisait les affaires. Pour quil et annonc sa visite dans la soire, il fallait quil sagt dune chose urgente et importante ; et les quatre Roland se regardrent, troubls par cette nouvelle comme le sont les gens de fortune modeste toute intervention dun notaire, qui veille une foule dides de contrats, dhritages, de procs, de choses dsirables ou redoutables. Le pre, aprs quelques secondes de silence, murmura :

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    Quest-ce que cela peut vouloir dire ? Mme Rosmilly se mit rire : Allez, cest un hritage. Jen suis sre. Je

    porte bonheur. Mais ils nespraient la mort de personne qui

    pt leur laisser quelque chose. Mme Roland, doue dune excellente mmoire

    pour les parents, se mit aussitt rechercher toutes les alliances du ct de son mari et du sien, remonter les filiations, suivre les branches des cousinages.

    Elle demandait, sans avoir mme t son chapeau :

    Dis donc, pre (elle appelait son mari pre dans la maison, et quelquefois Monsieur Roland devant les trangers), dis donc, pre, te rappelles-tu qui a pous Joseph Lebru, en secondes noces ?

    Oui, une petite Dumnil, la fille dun papetier.

    En a-t-il eu des enfants ?

  • 59

    Je crois bien, quatre ou cinq, au moins. Non. Alors il ny a rien par l. Dj elle sanimait cette recherche, elle

    sattachait cette esprance dun peu daisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait beaucoup sa mre, qui la savait un peu rveuse, et qui craignait une dsillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, au lieu dtre bonne, tait mauvaise, larrta.

    Ne temballe pas, maman, il ny a plus doncle dAmrique ! Moi, je croirais bien plutt quil sagit dun mariage pour Jean.

    Tout le monde fut surpris cette ide, et Jean demeura un peu froiss que son frre et parl de cela devant Mme Rosmilly.

    Pourquoi pour moi plutt que pour toi ? La supposition est trs contestable. Tu es lan ; cest donc toi quon aurait song dabord. Et puis, moi, je ne veux pas me marier.

    Pierre ricana : Tu es donc amoureux ? Lautre, mcontent, rpondit :

  • 60

    Est-il ncessaire dtre amoureux pour dire quon ne veut pas encore se marier ?

    Ah ! bon, le encore corrige tout ; tu attends.

    Admets que jattends, si tu veux. Mais le pre Roland, qui avait cout et

    rflchi, trouva tout coup la solution la plus vraisemblable.

    Parbleu ! nous sommes bien btes de nous creuser la tte. Me Lecanu est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de mdecin, et Jean un cabinet davocat, il a trouv caser lun de vous deux.

    Ctait tellement simple et probable que tout le monde en fut daccord.

    Cest servi , dit la bonne. Et chacun gagna sa chambre afin de se laver

    les mains avant de se mettre table. Dix minutes plus tard, ils dnaient dans la

    petite salle manger, au rez-de-chausse. On ne parla gure tout dabord ; mais, au bout

  • 61

    de quelques instants, Roland stonna de nouveau de cette visite du notaire.

    En somme, pourquoi na-t-il pas crit, pourquoi a-t-il envoy trois fois son clerc, pourquoi vient-il lui-mme ?

    Pierre trouvait cela naturel. Il faut sans doute une rponse immdiate ; et

    il a peut-tre nous communiquer des clauses confidentielles quon naime pas beaucoup crire.

    Mais ils demeuraient proccups et un peu ennuys tous les quatre davoir invit cette trangre qui gnerait leur discussion et les rsolutions prendre.

    Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annonc.

    Roland slana. Bonjour, cher matre. Il donnait comme titre M. Lecanu le

    matre qui prcde le nom de tous les notaires.

  • 62

    Mme Rosmilly se leva : Je men vais, je suis trs fatigue. On tenta faiblement de la retenir ; mais elle

    ny consentit point et elle sen alla sans quun des trois hommes la reconduist, comme on le faisait toujours.

    Mme Roland sempressa prs du nouveau venu :

    Une tasse de caf, Monsieur ? Non, merci, je sors de table. Une tasse de th, alors ? Je ne dis pas non, mais un peu plus tard,

    nous allons dabord parler affaires. Dans le profond silence qui suivit ces mots on

    nentendit plus que le mouvement rythm de la pendule, et ltage au-dessous, le bruit des casseroles laves par la bonne trop bte mme pour couter aux portes.

    Le notaire reprit : Avez-vous connu Paris un certain

    M. Marchal, Lon Marchal ?

  • 63

    M. et Mme Roland poussrent la mme exclamation.

    Je crois bien ! Ctait un de vos amis ? Roland dclara : Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien

    enrag ; il ne quitte pas le boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne lai plus revu depuis mon dpart de la capitale. Et puis nous avons cess de nous crire. Vous savez, quand on vit loin lun de lautre...

    Le notaire reprit gravement : M. Marchal est dcd. Lhomme et la femme eurent ensemble ce

    petit mouvement de surprise triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces nouvelles.

    M. Lecanu continua : Mon confrre de Paris vient de me

    communiquer la principale disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean,

  • 64

    M. Jean Roland, son lgataire universel. Ltonnement fut si grand quon ne trouvait

    pas un mot dire. Mme Roland, la premire, dominant son

    motion, balbutia : Mon Dieu, ce pauvre Lon... notre pauvre

    ami... mon Dieu... mon Dieu... mort !... Des larmes apparurent dans ses yeux, ces

    larmes silencieuses des femmes, gouttes de chagrin venues de lme qui coulent sur les joues et semblent si douloureuses, tant si claires.

    Mais Roland songeait moins la tristesse de cette perte qu lesprance annonce. Il nosait cependant interroger tout de suite sur les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune ; et il demanda, pour arriver la question intressante :

    De quoi est-il mort, ce pauvre Marchal ? M. Lecanu lignorait parfaitement. Je sais seulement, disait-il, que, dcd sans

    hritiers directs, il laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en obligations

  • 65

    trois pour cent, votre second fils, quil a vu natre, grandir, et quil juge digne de ce legs. dfaut dacceptation de la part de M. Jean, lhritage irait aux enfants abandonns.

    Le pre Roland dj ne pouvait plus dissimuler sa joie et il scria :

    Sacristi ! voil une bonne pense du cur. Moi, si je navais pas eu de descendant, je ne laurais certainement point oubli non plus, ce brave ami !

    Le notaire souriait : Jai t bien aise, dit-il, de vous annoncer

    moi-mme la chose. a fait toujours plaisir dapporter aux gens une bonne nouvelle.

    Il navait point du tout song que cette bonne nouvelle tait la mort dun ami, du meilleur ami du pre Roland, qui venait lui-mme doublier subitement cette intimit annonce tout lheure avec conviction.

    Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec un mouchoir quelle

  • 66

    appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.

    Le docteur murmura : Ctait un brave homme, bien affectueux. Il

    nous invitait souvent dner, mon frre et moi. Jean, les yeux grands ouverts et brillants,

    prenait dun geste familier sa belle barbe blonde dans sa main droite, et ly faisait glisser, jusquaux derniers poils, comme pour lallonger et lamincir.

    Il remua deux fois les lvres pour prononcer aussi une phrase convenable, et, aprs avoir longtemps cherch, il ne trouva que ceci :

    Il maimait bien, en effet, il membrassait toujours quand jallais le voir.

    Mais la pense du pre galopait ; elle galopait autour de cet hritage annonc, acquis dj, de cet argent cach derrire la porte et qui allait entrer tout lheure, demain, sur un mot dacceptation.

    Il demanda : Il ny a pas de difficults possibles ?... pas

  • 67

    de procs ?... pas de contestations ?... M. Lecanu semblait tranquille : Non, mon confrre de Paris me signale la

    situation comme trs nette. Il ne nous faut que lacceptation de M. Jean.

    Parfait, alors... et la fortune est bien claire ? Trs claire. Toutes les formalits ont t remplies ? Toutes. Soudain, lancien bijoutier eut un peu honte,

    une honte vague, instinctive et passagre de sa hte se renseigner, et il reprit :

    Vous comprenez bien que si je vous demande immdiatement toutes ces choses, cest pour viter mon fils des dsagrments quil pourrait ne pas prvoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrasse, est-ce que je sais, moi ? et on se fourre dans un roncier inextricable. En somme, ce nest pas moi qui hrite, mais je pense au petit avant tout.

    Dans la famille on appelait toujours Jean le

  • 68

    petit , bien quil ft beaucoup plus grand que Pierre.

    Mme Roland, tout coup, parut sortir dun rve, se rappeler une chose lointaine, presque oublie, quelle avait entendue autrefois, dont elle ntait pas sre dailleurs, et elle balbutia :

    Ne disiez-vous point que notre pauvre Marchal avait laiss sa fortune mon petit Jean ?

    Oui, Madame. Elle reprit alors simplement : Cela me fait grand plaisir, car cela prouve

    quil nous aimait. Roland stait lev : Voulez-vous, cher matre, que mon fils signe

    tout de suite lacceptation ? Non... non... monsieur Roland. Demain,

    demain, mon tude, deux heures, si cela vous convient.

    Mais oui, mais oui, je crois bien ! Alors, Mme Roland qui stait leve aussi, et

  • 69

    qui souriait aprs les larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son fauteuil, et le couvrant dun regard attendri de mre reconnaissante, elle demanda :

    Et cette tasse de th, monsieur Lecanu ? Maintenant, je veux bien, Madame, avec

    plaisir. La bonne appele apporta dabord des gteaux

    secs en de profondes botes de fer-blanc, ces fades et cassantes ptisseries anglaises qui semblent cuites pour des becs de perroquet et soudes en des caisses de mtal pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des serviettes grises, plies en petits carrs, ces serviettes th quon ne lave jamais dans les familles besogneuses. Elle revint une troisime fois avec le sucrier et les tasses ; puis elle ressortit pour faire chauffer leau. Alors on attendit.

    Personne ne pouvait parler ; on avait trop penser, et rien dire. Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie de pche, fit lloge de la Perle et de Mme

  • 70

    Rosmilly. Charmante, charmante , rptait le notaire. Roland, les reins appuys au marbre de la

    chemine, comme en hiver, quand le feu brille, les mains dans ses poches et les lvres remuantes comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, tortur du dsir imprieux de laisser sortir toute sa joie.

    Les deux frres, en deux fauteuils pareils, les jambes croises de la mme faon, droite et gauche du guridon central, regardaient fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines dexpressions diffrentes.

    Le th parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, aprs avoir miett dedans une petite galette trop dure pour tre croque ; puis il se leva, serra les mains et sortit.

    Cest entendu, rptait Roland, demain, chez vous, deux heures.

    Cest entendu, demain, deux heures. Jean navait pas dit un mot. Aprs ce dpart, il y eut encore un silence,

  • 71

    puis le pre Roland vint taper de ses deux mains ouvertes sur les deux paules de son jeune fils en criant :

    Eh bien, sacr veinard, tu ne membrasses pas ?

    Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son pre en disant :

    Cela ne mapparaissait pas comme indispensable.

    Mais le bonhomme ne se possdait plus dallgresse. Il marchait, jouait du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses talons, et rptait :

    Quelle chance ! quelle chance ! En voil une, de chance !

    Pierre demanda : Vous le connaissiez donc beaucoup,

    autrefois, ce Marchal ? Le pre rpondit : Parbleu, il passait toutes ses soires la

    maison ; mais tu te rappelles bien quil allait te

  • 72

    prendre au collge, les jours de sortie, et quil ty reconduisait souvent aprs dner. Tiens, justement, le matin de la naissance de Jean, cest lui qui est all chercher le mdecin ! Il avait djeun chez nous quand ta mre sest trouve souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il sagissait, et il est parti en courant. Dans sa hte il a pris mon chapeau au lieu du sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est mme probable quil sest souvenu de ce dtail au moment de mourir ; et comme il navait aucun hritier il sest dit : Tiens, jai contribu la naissance de ce petit-l, je vais lui laisser ma fortune.

    Mme Roland, enfonce dans une bergre, semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut :

    Ah ! ctait un brave ami, bien dvou, bien fidle, un homme rare, par le temps qui court.

    Jean stait lev : Je vais faire un bout de promenade , dit-il. Son pre stonna, voulut le retenir, car ils

  • 73

    avaient causer, faire des projets, arrter des rsolutions. Mais le jeune homme sobstina, prtextant un rendez-vous. On aurait dailleurs tout le temps de sentendre bien avant dtre en possession de lhritage.

    Et il sen alla, car il dsirait tre seul, pour rflchir. Pierre, son tour, dclara quil sortait, et suivit son frre, aprs quelques minutes.

    Ds quil fut en tte tte avec sa femme, le pre Roland la saisit dans ses bras, lembrassa dix fois sur chaque joue, et, pour rpondre un reproche quelle lui avait souvent adress :

    Tu vois, ma chrie, que cela ne maurait servi rien de rester Paris plus longtemps, de mesquinter pour les enfants, au lieu de venir ici refaire ma sant, puisque la fortune nous tombe du ciel.

    Elle tait devenue toute srieuse : Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais

    Pierre ? Pierre ! mais il est docteur, il en gagnera...

    de largent... et puis son frre fera bien quelque

  • 74

    chose pour lui. Non. Il naccepterait pas. Et puis cet hritage

    est Jean, rien qu Jean. Pierre se trouve ainsi trs dsavantag.

    Le bonhomme semblait perplexe : Alors, nous lui laisserons un peu plus par

    testament, nous. Non. Ce nest pas trs juste non plus. Il scria : Ah ! bien alors, zut ! Quest-ce que tu veux

    que jy fasse, moi ? Tu vas toujours chercher un tas dides dsagrables. Il faut que tu gtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. Cest gal, en voil une veine, une rude veine !

    Et il sen alla, enchant, malgr tout, et sans un mot de regret pour lami mort si gnreusement.

    Mme Roland se remit songer devant la lampe qui charbonnait.

  • 75

    II Ds quil fut dehors, Pierre se dirigea vers la

    rue de Paris, la principale rue du Havre, claire, anime, bruyante. Lair un peu frais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrire le dos.

    Il se sentait mal laise, alourdi, mcontent comme lorsquon a reu quelque fcheuse nouvelle. Aucune pense prcise ne laffligeait et il naurait su dire tout dabord do lui venaient cette pesanteur de lme et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir o ; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui gnent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et lgre, quelque chose comme une graine de chagrin.

  • 76

    Lorsquil arriva place du Thtre, il se sentit attir par les lumires du caf Tortoni, et il sen vint lentement vers la faade illumine ; mais au moment dentrer, il songea quil allait trouver l des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer ; et une rpugnance brusque lenvahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.

    Il se demandait : O irais-je bien ? cherchant un endroit qui lui plt, qui ft agrable son tat desprit. Il nen trouvait pas, car il sirritait dtre seul, et il naurait voulu rencontrer personne.

    En arrivant sur le grand quai, il hsita encore une fois, puis tourna vers la jete ; il avait choisi la solitude.

    Comme il frlait un banc sur le brise-lames, il sassit, dj las de marcher et dgot de sa promenade avant mme de lavoir faite.

    Il se demanda : Quai-je donc ce soir ? Et il se mit chercher dans son souvenir quelle

  • 77

    contrarit avait pu latteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fivre.

    Il avait lesprit excitable et rflchi en mme temps, il semballait, puis raisonnait, approuvait ou blmait ses lans ; mais chez lui la nature premire demeurait en dernier lieu la plus forte, et lhomme sensitif dominait toujours lhomme intelligent.

    Donc il cherchait do lui venait cet nervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce dsir de rencontrer quelquun pour ntre pas du mme avis, et aussi ce dgot pour les gens quil pourrait voir et pour les choses quils pourraient lui dire.

    Et il se posa cette question : Serait-ce lhritage de Jean ?

    Oui, ctait possible aprs tout. Quand le notaire avait annonc cette nouvelle, il avait senti son cur battre un peu plus fort. Certes, on nest pas toujours matre de soi, et on subit des motions spontanes et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.

  • 78

    Il se mit rflchir profondment ce problme physiologique de limpression produite par un fait sur ltre instinctif et crant en lui un courant dides et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires celles que dsire, quappelle, que juge bonnes et saines ltre pensant, devenu suprieur lui-mme par la culture de son intelligence.

    Il cherchait concevoir ltat dme du fils qui hrite dune grosse fortune, qui va goter, grce elle, beaucoup de joies dsires depuis longtemps et interdites par lavarice dun pre, aim pourtant et regrett.

    Il se leva et se remit marcher vers le bout de la jete. Il se sentait mieux, content davoir compris, de stre surpris lui-mme, davoir dvoil lautre qui est en nous.

    Donc jai t jaloux de Jean, pensait-il. Ctait vraiment assez bas, cela ! Jen suis sr maintenant, car la premire ide qui mest venue est celle de son mariage avec Mme Rosmilly. Je naime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien faite pour dgoter du bon sens

  • 79

    et de la sagesse. Cest donc de la jalousie gratuite, lessence mme de la jalousie, celle qui est parce quelle est ! Faut soigner cela !

    Il arrivait devant le mt des signaux qui indique la hauteur de leau dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires signals au large et devant entrer la prochaine mare. On attendait des steamers du Brsil, de La Plata, du Chili et du Japon, deux bricks danois, une golette norvgienne et un vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que sil avait lu un vapeur suisse ; et il aperut dans une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert dhommes en turban, qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.

    Que cest bte, pensait-il ; le peuple turc est pourtant un peuple marin.

    Ayant fait encore quelques pas, il sarrta pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares lectriques du cap de la Hve, semblables deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux foyers

  • 80

    voisins, les deux rayons parallles, pareils aux queues gantes de deux comtes, descendaient, suivant une pente droite et dmesure, du sommet de la cte au fond de lhorizon. Puis sur les deux jetes, deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient lentre du Havre ; et l-bas, de lautre ct de la Seine, on en voyait dautres encore, beaucoup dautres, fixes ou clignotants, clats et clipses, souvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux vivants de la terre hospitalire disant, rien que par le mouvement mcanique invariable et rgulier de leurs paupires : Cest moi. Je suis Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivire de Pont-Audemer. Et dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour une plante, le phare arien dtouville montrait la route de Rouen, travers les bancs de sable de lembouchure du grand fleuve.

    Puis sur leau profonde, sur leau sans limites, plus sombre que le ciel, on croyait voir, et l, des toiles. Elles tremblotaient dans la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches,

  • 81

    vertes ou rouges aussi. Presque toutes taient immobiles, quelques-unes, cependant, semblaient courir ; ctaient les feux des btiments lancre attendant la mare prochaine, ou des btiments en marche venant chercher un mouillage.

    Juste ce moment la lune se leva derrire la ville ; et elle avait lair du phare norme et divin allum dans le firmament pour guider la flotte infinie des vraies toiles.

    Pierre murmura, presque haute voix : Voil, et nous nous faisons de la bile pour

    quatre sous ! Tout prs de lui soudain, dans la tranche

    large et noire ouverte entre les jetes, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. Stant pench sur le parapet de granit, il vit une barque de pche qui rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit daviron, doucement pousse par sa haute voile brune tendue la brise du large.

    Il pensa : Si on pouvait vivre l-dessus, comme on serait tranquille, peut-tre ! Puis

  • 82

    ayant fait encore quelques pas, il aperut un homme assis lextrmit du mle.

    Un rveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste ? Qui tait-ce ? Il sapprocha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire ; et il reconnut son frre.

    Tiens, cest toi, Jean ? Tiens... Pierre... Quest-ce que tu viens faire

    ici ? Mais je prends lair. Et toi ? Jean se mit rire : Je prends lair galement. Et Pierre sassit ct de son frre. Hein, cest rudement beau ? Mais oui. Au son de la voix il comprit que Jean navait

    rien regard ; il reprit : Moi, quand je viens ici, jai des dsirs fous

    de partir, de men aller avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits feux, l-bas, arrivent de tous les coins du monde,

  • 83

    des pays aux grandes fleurs et aux belles filles ples ou cuivres, des pays aux oiseaux-mouches, aux lphants, aux lions libres, aux rois ngres, de tous les pays qui sont nos contes de fes nous qui ne croyons plus la Chatte blanche ni la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic de pouvoir soffrir une promenade par l-bas ; mais voil, il faudrait de largent, beaucoup...

    Il se tut brusquement, songeant que son frre lavait maintenant, cet argent, et que dlivr de tout souci, dlivr du travail quotidien, libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller o bon lui semblerait, vers les blondes Sudoises ou les brunes Havanaises.

    Puis une de ces penses involontaires, frquentes chez lui, si brusques, si rapides, quil ne pouvait ni les prvoir, ni les arrter, ni les modifier, venues, semblait-il, dune seconde me indpendante et violente, le traversa : Bah ! il est trop niais, il pousera la petite Rosmilly.

    Il stait lev. Je te laisse rver davenir ; moi, jai besoin

    de marcher.

  • 84

    Il serra la main de son frre, et reprit avec un accent trs cordial :

    Eh bien, mon petit Jean, te voil riche ! Je suis bien content de tavoir rencontr tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir, combien je te flicite et combien je taime.

    Jean, dune nature douce et tendre, trs mu, balbutiait :

    Merci... merci... mon bon Pierre, merci. Et Pierre sen retourna, de son pas lent, la

    canne sous le bras, les mains derrire le dos. Lorsquil fut rentr dans la ville, il se demanda

    de nouveau ce quil ferait, mcontent de cette promenade courte, davoir t priv de la mer par la prsence de son frre.

    Il eut une inspiration : Je vais boire un verre de liqueur chez le pre Marowsko ; et il remonta vers le quartier dIngouville.

    Il avait connu le pre Marowsko dans les hpitaux Paris. Ctait un vieux Polonais, rfugi politique, disait-on, qui avait eu des histoires terribles l-bas et qui tait venu exercer

  • 85

    en France, aprs nouveaux examens, son mtier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passe ; aussi des lgendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes, et plus tard parmi les voisins. Cette rputation de conspirateur redoutable, de nihiliste, de rgicide, de patriote prt tout, chapp la mort par miracle, avait sduit limagination aventureuse et vive de Pierre Roland ; et il tait devenu lami du vieux Polonais, sans avoir jamais obtenu de lui, dailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. Ctait encore grce au jeune mdecin que le bonhomme tait venu stablir au Havre, comptant sur une belle clientle que le nouveau docteur lui fournirait.

    En attendant, il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant des remdes aux petits-bourgeois et aux ouvriers de son quartier.

    Pierre allait souvent le voir aprs dner et causer une heure avec lui, car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont il jugeait profonds les longs silences.

    Un seul bec de gaz brlait au-dessus du

  • 86

    comptoir charg de fioles. Ceux de la devanture navaient point t allums, par conomie. Derrire ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allonges lune sur lautre, un vieux homme chauve, avec un grand nez doiseau qui, continuant son front dgarni, lui donnait un air triste de perroquet, dormait profondment, le menton sur la poitrine.

    Au bruit du timbre, il sveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, vint au-devant de lui, les mains tendues.

    Sa redingote noire, tigre de taches dacides et de sirops, beaucoup trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect dantique soutane ; et lhomme parlait avec un fort accent polonais qui donnait sa voix fluette quelque chose denfantin, un zzaiement et des intonations de jeune tre qui commence prononcer.

    Pierre sassit et Marowsko demanda : Quoi de neuf, mon cher docteur ? Rien. Toujours la mme chose partout.

  • 87

    Vous navez pas lair gai, ce soir. Je ne le suis pas souvent. Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-

    vous un verre de liqueur ? Oui, je veux bien. Alors je vais vous faire goter une

    prparation nouvelle. Voil deux mois que je cherche tirer quelque chose de la groseille, dont on na fait jusquici que du sirop... eh bien, jai trouv... jai trouv... une bonne liqueur, trs bonne, trs bonne.

    Et ravi, il alla vers une armoire, louvrit et choisit une fiole quil apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, jamais il nallongeait le bras tout fait, nouvrait toutes grandes les jambes, ne faisait un mouvement entier et dfinitif. Ses ides semblaient pareilles ses actes ; il les indiquait, les promettait, les esquissait, les suggrait, mais ne les nonait pas.

    Sa plus grande proccupation dans la vie semblait tre dailleurs la prparation des sirops et des liqueurs. Avec un bon sirop ou une

  • 88

    bonne liqueur, on fait fortune , disait-il souvent. Il avait invent des centaines de prparations

    sucres sans parvenir en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser Marat.

    Deux petits verres furent pris dans larrire-boutique et apports sur la planche aux prparations ; puis les deux hommes examinrent en llevant vers le gaz la coloration du liquide.

    Joli rubis ! dclara Pierre. Nest-ce pas ? La vieille tte de perroquet du Polonais

    semblait ravie. Le docteur gota, savoura, rflchit, gota de

    nouveau, rflchit encore et se pronona : Trs bon, trs bon, et trs neuf comme

    saveur ; une trouvaille, mon cher ! Ah ! vraiment, je suis bien content. Alors Marowsko demanda conseil pour

    baptiser la liqueur nouvelle ; il voulait lappeler essence de groseille , ou bien fine groseille , ou bien groselia , ou bien

  • 89

    grosline . Pierre napprouvait aucun de ces noms. Le vieux eut une ide : Ce que vous avez dit tout lheure est trs

    bon, trs bon : Joli rubis. Le docteur contesta encore la valeur de ce

    nom, bien quil let trouv, et il conseilla simplement groseillette , que Marowsko dclara admirable. Puis ils se turent et demeurrent assis quelques minutes, sans prononcer un mot, sous lunique bec de gaz.

    Pierre, enfin, presque malgr lui : Tiens, il nous est arriv une chose assez

    bizarre, ce soir. Un des amis de mon pre, en mourant, a laiss sa fortune mon frre.

    Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, aprs avoir song, il espra que le docteur hritait par moiti. Quand la chose eut t bien explique, il parut surpris et fch ; et pour exprimer son mcontentement de voir son jeune ami sacrifi, il rpta plusieurs fois :

    a ne fera pas un bon effet.

  • 90

    Pierre, que son nervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko entendait par cette phrase.

    Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon effet ? Quel mauvais effet pouvait rsulter de ce que son frre hritait la fortune dun ami de la famille ?

    Mais le bonhomme, circonspect, ne sexpliqua pas davantage.

    Dans ce cas-l on laisse aux deux frres galement, je vous dis que a ne fera pas un bon effet.

    Et le docteur, impatient, sen alla, rentra dans la maison paternelle et se coucha. Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la chambre voisine, puis il sendormit aprs avoir bu deux verres deau.

  • 91

    III Le docteur se rveilla le lendemain avec la

    rsolution bien arrte de faire fortune. Plusieurs fois dj il avait pris cette

    dtermination sans en poursuivre la ralit. Au dbut de toutes ses tentatives de carrire nouvelle, lespoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa confiance jusquau premier obstacle, jusquau premier chec qui le jetait dans une voie nouvelle.

    Enfonc dans son lit entre les draps chauds, il mditait. Combien de mdecins taient devenus millionnaires en peu de temps ! Il suffisait dun grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses tudes, il avait pu apprcier les plus clbres professeurs, et il les jugeait des nes. Certes il valait autant queux, sinon mieux. Sil parvenait par un moyen quelconque capter la clientle lgante et riche du Havre, il pouvait gagner cent

  • 92

    mille francs par an avec facilit. Et il calculait, dune faon prcise, les gains assurs. Le matin, il sortirait, il irait chez ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, vingt francs lun, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille francs, par an, mme soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades tait infrieur la ralisation certaine. Aprs midi, il recevrait dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs dix francs, soit trente-six mille francs. Voil donc cent vingt mille francs, chiffre rond. Les clients anciens et les amis quil irait voir dix francs et quil recevrait cinq francs feraient peut-tre sur ce total une lgre diminution compense par les consultations avec dautres mdecins et par tous les petits bnfices courants de la profession.

    Rien de plus facile que darriver l avec de la rclame habile, des chos dans Le Figaro indiquant que le corps scientifique parisien avait les yeux sur lui, sintressait des cures surprenantes entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frre, plus riche et clbre, et content de lui-

  • 93

    mme, car il ne devrait sa fortune qu lui ; et il se montrerait gnreux pour ses vieux parents, justement fiers de sa renomme. Il ne se marierait pas, ne voulant point encombrer son existence dune femme unique et gnante, mais il aurait des matresses parmi ses clientes les plus jolies.

    Il se sentait si sr du succs, quil sauta hors du lit comme pour le saisir tout de suite, et il shabilla afin daller chercher par la ville lappartement qui lui convenait.

    Alors, en rdant travers les rues, il songea combien sont lgres les causes dterminantes de nos actions. Depuis trois semaines, il aurait pu, il aurait d prendre cette rsolution ne brusquement en lui, sans aucun doute, la suite de lhritage de son frre.

    Il sarrtait devant les portes o pendait un criteau annonant soit un bel appartement, soit un riche appartement louer, les indications sans adjectif le laissant toujours plein de ddain. Alors il visitait avec des faons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur son calepin le plan pour les communications, la disposition des

  • 94

    issues, annonait quil tait mdecin et quil recevait beaucoup. Il fallait que lescalier ft large et bien tenu ; il ne pouvait monter dailleurs au-dessus du premier tage.

    Aprs avoir not sept ou huit adresses et griffonn deux cents renseignements, il rentra pour djeuner avec un quart dheure de retard.

    Ds le vestibule, il entendit un bruit dassiettes. On mangeait donc sans lui. Pourquoi ? Jamais on ntait aussi exact dans la maison. Il fut froiss, mcontent, car il tait un peu susceptible. Ds quil entra, Roland lui dit :

    Allons, Pierre, dpche-toi, sacrebleu ! Tu sais que nous allons deux heures chez le notaire. Ce nest pas le jour de musarder.

    Le docteur sassit, sans rpondre, aprs avoir embrass sa mre et serr la main de son pre et de son frre ; et il prit dans le plat creux, au milieu de la table, la ctelette rserve pour lui. Elle tait froide et sche. Ce devait tre la plus mauvaise. Il pensa quon aurait pu la laisser dans le fourneau jusqu son arrive, et ne pas perdre la tte au point doublier compltement lautre

  • 95

    fils, le fils an. La conversation, interrompue par son entre, reprit au point o il lavait coupe.

    Moi, disait Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de suite. Je minstallerais richement, de faon frapper lil, je me montrerais dans le monde, je monterais cheval, et je choisirais une ou deux causes intressantes pour les plaider et me bien poser au Palais. Je voudrais tre une sorte davocat amateur trs recherch. Grce Dieu, te voici labri du besoin, et si tu prends une profession, en somme, cest pour ne pas perdre le fruit de tes tudes et parce quun homme ne doit jamais rester rien faire.

    Le pre Roland, qui pelait une poire, dclara : Cristi ! ta place, cest moi qui achterais un

    joli bateau, un cotre sur le modle de nos pilotes. Jirais jusquau Sngal, avec a.

    Pierre, son tour, donna son avis. En somme, ce ntait pas la fortune qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle dun homme. Pour les mdiocres elle ntait quune cause dabaissement, tandis quelle mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils taient

  • 96

    rares dailleurs, ceux-l. Si Jean tait vraiment un homme suprieur, il le pourrait montrer maintenant quil se trouvait labri du besoin. Mais il lui faudrait travailler cent fois plus quil ne laurait fait en dautres circonstances. Il ne sagissait pas de plaider pour ou contre la veuve et lorphelin et dempocher tant dcus pour tout procs gagn ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte minent, une lumire du droit.

    Et il ajouta comme conclusion : Si javais de largent, moi, jen dcouperais,

    des cadavres ! Le pre Roland haussa les paules : Tra la la ! Le plus sage dans la vie cest de

    se la couler douce. Nous ne sommes pas des btes de peine, mais des hommes. Quand on nat pauvre, il faut travailler ; eh bien, tant pis, on travaille ; mais quand on a des rentes, sacristi ! il faudrait tre jobard pour sesquinter le temprament.

    Pierre rpondit avec hauteur : Nos tendances ne sont pas les mmes ! Moi,

  • 97

    je ne respecte au monde que le savoir et lintelligence, tout le reste est mprisable.

    Mme Roland sefforait toujours damortir les heurts incessants entre le pre et le fils ; elle dtourna donc la conversation, et parla dun meurtre qui avait t commis, la semaine prcdente, Bolbec-Nointot. Les esprits aussitt furent occups par les circonstances environnant le forfait, et attirs par lhorreur intressante, par le mystre attrayant des crimes, qui, mme vulgaires, honteux et rpugnants, exercent sur la curiosit humaine une trange et gnrale fascination.

    De temps en temps, cependant, le pre Roland tirait sa montre :

    Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.

    Pierre ricana : Il nest pas encore une heure. Vrai, a ntait

    point la peine de


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