1 Projet Synesthorie
HEURESTHESIE Pour une topologie matricielle et dynamique commune
de lUnivers physique, des sens et de lesprit
VINCENT MIGNEROT
Figure 1 Source : W. BRADFORD PALEY
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Un objet, a nexiste pas.
En tout cas, pas tout seul. Que ferions-nous dun objet seul ? Nous naurions
aucun intrt jouer avec, le manipuler, tenter de le transformer, cela naurait
aucun effet sur rien, puisquil ny aurait rien autour. Quand bien mme, dpits,
nous essaierions de nous en dbarrasser en le jetant, cela ne serait pas dun grand
intrt et ne nous laisserait mme pas le plaisir dun effet lors de la chute, puisquil
ne tomberait dans rien.
Il nest pas plus intressant de penser un objet seul. Le penser par rapport
quoi, quoi dautre ? Et pourquoi au juste, quelles conclusions pourrions-nous
tirer de notre conversation gotique avec un roi-chose sans royaume ?
Pourquoi mme en parler ? Et avec qui ?
Lobjet ne se peut quaccompagn. Mais pas en valse, le couple dansant se
laissant transporter, seul lui aussi, par son amour goste et solipsiste. Lobjet ne se
peut qu plusieurs, en nombre, en myriades, bien attachs les uns aux autres et,
pour ne jamais risquer lennui ou de perdre le lien, toujours en mouvements, en
rythmes, en flux.
Lensemble de tout ce qui existe est une matrice aux dimensions infinies,
naturellement indivisible et en permanente dformation cinmatique, au sein de
laquelle circule linformation attestant de lexistence de tous les objets possibles.
Mais ce grand tout nous est a priori inaccessible. Nous ne savons penser et
communiquer quen objets circonscrits, dlimits, quasi statiques. Ces objets
penss, optimiss notre avantage et toujours extraits de leur appartenance au lien
universel constituent sans doute la plus simple option, la plus conome et la plus
sre pour saisir dans labstraction ces parcelles de cosmos que nous croyons tre
vraies. Comment pourrions-nous changer, par le langage, toute la dynamique et
toute la richesse du monde, comme a, avec les quelques mots que nous pouvons
matriser ? Nous avons d simplifier, forcment. Ne conserver de lensemble que ce
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qui nous paraissait le plus important, le plus crucial pour nos besoins adaptatifs
humains.
Cette pense en objets est artificielle. Nous pouvons par exemple considrer
un objet seul (existant par lui-mme, une forme dasit magique), mais cela
procde dune astuce mentale, certainement opportune pour nos propres illusions
dindpendance et de libre arbitre mais qui ne correspond aucune ralit. Ce que
nous pensons du monde nest pas le monde et nous y avons perdu trop vouloir le
rduire. La quantit de savoirs augmente, mais tous ces objets (et domaines,
disciplines, catgories..) bien peu mallables, borns, dtachs les uns des autres,
au mieux accols mais non relis, ne disent-ils pas moins finalement ?
C'est une erreur facile commettre, et qui consiste attribuer toute la
signification l'objet (le mot) plutt qu'au lien entre l'objet et le monde. C'est comme croire
que la collision entre deux objets produit forcment du bruit : il n'y aura pas le moindre
bruit si les deux objets se heurtent dans un vide. L encore, l'erreur provient de l'attribution
du bruit exclusivement la collision, sans tenir compte du rle du milieu qui vhicule les
sons des objets l'oreille. 1
Cependant, si pense et langage sont incomptents traiter correctement du
monde et nous trompent sur lui parce quils ne tiennent pas compte des liens
externes de lobjet, tmoigner de labsolu ne nous est peut-tre pas tout fait
impossible. Bien que dgags de la contrainte de devoir tout saisir et tout exprimer
en une seule reprsentation fidle au rel, notre esprit et nos mots, autant que
notre corps, ne se sont pour autant pas faits ex nihilo. Il leur a fallu un code, pour
comprendre les rgles universelles de liaison et dchange dinformation et une
trame pour tre sr de bien suivre ces principes organisateurs. Et si nous navons
pas conscience spontanment de ce code ni de cette trame, la vrit du monde doit
avoir laiss son empreinte quelque part dans les silences qui allgent nos paroles,
1 Gdel Escher Bach, Douglas Hofstadter, Dunod, Paris, 2000, p. 93
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entre les lignes de nos crits et dans certaines manifestations incongrues de notre
esprit.
Nous retrouvons ainsi, de-ci de-l dissmins au long de lhistoire des
Sciences, des Arts et de la Philosophie, non seulement des uvres
authentiquement ddies labsolu, outrepassant les contraintes des limites de
lobjet pens, mais aussi des tmoignages nafs de crateurs incrdules devant la
rvlation de la nature de leur source inspiratrice. Certains ont vu les lois de
lUnivers, ont eu accs au code, la matrice, apparaissant sous une forme quils ne
pouvaient pas comprendre, mais quils ont pourtant eu le talent de traduire en
textes, peintures, quations, symphonies sans trop les compromettre ni les
dvoyer.
Ainsi de Mozart par exemple qui explique, sans savoir quil dcrivait une
perception synesthsique (une synesthsie auditive : la capacit involontaire et
automatique de percevoir les sons et la musique en formes colore, dployes en
architectures et toujours dans lespace) comment il pense la musique :
Mme sil sagit dun long morceau, jembrasse le tout dans mon esprit dun seul coup dil, comme si je voyais un beau tableau ou un bel tre humain : dans mon imagination je ne lentends pas en ordre de succession, comme cela doit venir aprs, mais je saisis le tout pour ainsi dire dun seul coup. 2
L. Wittgenstein, dont luvre philosophique a notamment pour objet
lestimation des capacits du langage dcrire correctement le rel, fait une belle
description de la pense image : pour lui les concepts ne sont pas des entits
portes par le verbe, mais des entremlements complexes dinformations
sensorielles :
la couleur de lobjet correspond la couleur de limpression visuelle (ce buvard me
parat rose, et il est rose), la forme de lobjet, la forme de limpression visuelle (il me parat
rectangulaire), mais ce que je perois lors de lapparition soudaine de laspect nest
pas une proprit de lobjet. Cest une relation interne entre lui et dautres objets.
2 Lettre crite en 1789, cite par Jean-Victor Hocquard dans La pense de Mozart, Le Seuil, 1958, p. 319
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Et que dire de ces calculateurs prodiges, tels Paul Lidoreau ou Daniel
Tammet, dont nous ne comprenons pas la raison des talents et qui sont capables
deffectuer des calculs complexes bien plus rapidement que nous parvenons en
obtenir les rsultats avec une calculatrice ?
Pour Paul Lidoreau, la ralit dun calcul se manifesterait comme () une
sorte de disposition de type spatial o les nombres (seraient) les lments dun rseau
liaisons multiples, et o rseaux et liaisons auraient permis une sorte de conscience
immdiate de tous les rapports relatifs possibles.
Daniel Tammet dit aussi, propos dune opration quil fait de tte :
Ainsi, quand jlve 37 la puissance 5 (37 x 37 x 37 x 37 x 37 = 69 343 957), je vois un
grand cercle, compos de petits cercles qui tournent dans le sens des aiguilles dune montre,
depuis son sommet. Quand je divise un nombre par un autre, je vois une spirale qui slargit
vers le bas en cercles toujours plus concentriques et dforms. Chaque division produit des
spirales de tailles et de formes diffrentes.
Figure 2 : Je vois le premier nombre gauche, le second droite, et une troisime forme apparat. Cest le rsultat. Je me contente de lire cette image mentale. Je nai pas besoin de rflchir. Daniel Tammet
Le point commun que nous devinons la lecture des tmoignages de ces
crateurs, penseurs, artistes (et dautres encore) est leur capacit spontane
admettre le rel comme un ensemble, dpasser le mot et la pense volontaire
limits pour laisser leur inspiration tre influence par les relations, habituellement
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invisibles, que les objets tissent entre eux, non plus par les contenus limits quils
fournissent par eux.
Pouvoir accepter et entendre la nature du monde comme un tout, au-del
mme dun vritable choix (comment pourrions-nous choisir notre faon de
percevoir ?), cest avoir la possibilit de saisir, pour soi-mme, sa vrit. Etre
capable de partager ce vcu en musique, en rvlations scientifiques, en
philosophie cest manifester dun authentique talent dheuresthsie :
Lheuresthsie (contraction du grec (eurisko) signifiant je trouve et de
s (aisthesis) la sensation ) dsigne ces moments ou ces permanences de ltre qui,
par lentremission et la coordination de ses sens et, dpassant sa propre volont, atteint
lessence du monde pour en admettre lunivoque et absolue dfinition existentielle. Cette
exprience esthtique, minemment intime, doit trouver confirmation par l'intermdiaire
d'une production structure de donnes rigoureusement vrifiables pour tre qualifie
dheuresthsie.
Les synesthsies sont des combinaisons involontaires et automatiques de
modalits sensorielles diffrentes : voir les sons, goter les mots, sentir le parfum
de ce que lon touche, penser en compositions dimages colores etc Porte par
ces perceptions augmentes , lheuresthsie est la permabilit de la conscience
aux qualits topologiques matricielles et universelles des lois dorganisation du
monde, qui se manifestent lesprit en couleurs, formes, textures, architectures,
mouvements, dans un espace infini et sans faille, sans vacuit, sans limite.
La perception synesthsique est la rgle et, si nous ne nous en apercevons pas, cest
parce que le savoir scientifique dplace lexprience, et que nous avons dsappris de voir,
dentendre, et, en gnral, de sentir, pour dduire de notre organisation corporelle et du
monde tel que le conoit le physicien, ce que nous devons voir, entendre, sentir. Maurice
Merleau-Ponty
Les perceptions transmodales sont linterface entre linformation
provenant du monde rel et la smantique, la symbolique qui nous permettent son
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interprtation. Lheuresthte est celui qui, sans mme comprendre comment il
procde et sans orienter le rsultat pour le bnfice de son adaptation personnelle
(tous les synesthtes subissent leurs perceptions, sans pouvoir les influencer ou
les moduler volontairement), est capable de traduire au mieux ces formes sensibles
primitives et vraies, afin den offrir la puissance heuristique la communaut.
Figure 3 : Si la pense heuresthsique pouvait tre immobilise et reprsente, elle ressemblerait cela. Source.
Le concept dheuresthsie dfinit un nouveau champ de rflexion, rigoureux
parce que rfutable, peut-tre un des plus fertiles pour comprendre non plus
seulement notre nature, qui est encore la manifestation dun besoin de
singularisation par dlimitation, mais en quoi justement il nest rien qui nous
appartienne en propre et que tout ce que nous sommes nest que continuit causale
avec la totalit de lhistoire du cosmos.
Alors que nous ne comprenons rien ou ne voulons rien comprendre aux
manifestations critiques des limites de notre environnement terrestre accepter
notre existence, que les diffrentes propositions politiques se valent dans leurs
prtentions autant que dans leur inefficacit et que la science nest pas unifie, la
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pense heuresthsique se pose en rebelle des dbats infertiles, des chapelles et des
dogmes, ntant oprante que dans le rapport systmique dcloisonn et
transdisciplinaire, dans la dilution jusqu linfinitsimal des intrts individuels
pour le bnfice de lacceptation du processus volutif global.
Si la raison na pas su jusqu aujourdhui atteindre une thorie de tout, cest
quelle nest peut-tre pas la voie suivre. Le chemin vers la vrit est plus
certainement celui de lesthtique, au sens originel du terme : aisthesis, en grec, ne
signifie pas seulement le sens (la perception) et la beaut, mais aussi lintelligence.
Alors quil dcrivait comment il percevait le mot, la chose, le lien, unis et
indissociables, L. Wittgenstein restait perplexe en constatant que son monde
intrieur ntait pas compris. Il appela ccit de laspect le fait de ne voir de
lobjet que lui-mme, lexclusion de la vertigineuse immensit de ses liens
dfinissants externes.
Nous-mmes, sans heuresthsie, resterons-nous toujours aveugles la
vrit ?